LE RADEAU DE LA MÉDUSE

PREMIÈRE PARTIE. — LE NAUFRAGE

 

CHAPITRE III. — LE BANC D'ARGUIN.

 

 

La nuit tomba. Vers trois heures du matin, l'officier de quart, M. Joseph-Pierre-André Reynaud, aperçut à bâbord, une distance d'environ deux lieues, des feux inattendus. Il reconnut que c'était l'Écho, qui venait de reparaître et allumait un fanal à son mât d'artimon. Qu'est-ce que cela voulait dire ?

La Méduse, en réponse, fit un signal analogue à son mât de misaine.

Aussitôt la corvette brûla des amorces, lança des fusées.

Elle voulait avertir la frégate qu'elle suivait une route dangereuse, et qu'il fallait naviguer beaucoup plus à l'Ouest pour doubler le banc d'Arguin, qui s'étend à trente lieues au large. Ayant bien fixé sa situation, M. Cornet de Venancourt donna l'exemple : à l'aurore on aperçut son navire à tribord ; mais nul n'avertit M. de Chaumareys, on ne comprit pas sa manœuvre, il disparut à l'Occident.

A six heures du matin, le commandant de la Méduse fit jeter la sonde, qui accusa plus de cent brasses. Parfaitement tranquille, une fois de plus, persuadé que tout danger était écarté, il mit le cap au Sud-Sud-Est, dessinant un angle droit avec sa direction précédente ; il croyait ainsi se diriger vers le Sénégal. C'était beaucoup trop tôt. En agissant de cette sorte, il se rangeait à l'opinion de M. Richefort, qui prétendait le faire arriver à Saint-Louis en passant par Portendick, l'ancien port d'Addi, chef des Maures Trarzas.

Cependant une telle manœuvre souleva quelques vives critiques, notamment de la part de M. Picard, futur greffier de l'administration de la colonie, qui huit ans auparavant, avait touché les hauts fonds du Banc d'Arguin, et en avait gardé un terrible souvenir.

— Nous nous jetons aux rochers, ne cessait-il de répéter.

M. Lapeyrère, qui, lui aussi, avait navigué dans ces régions, éprouvait une impression identique : le commandant, pour se débarrasser de leurs jérémiades, fit sonder de nouveau à neuf heures du matin. La profondeur se révélant toujours considérable, le pilote d'occasion proclama que le fameux banc était franchi et que l'on pouvait naviguer hardiment. Fort de cette déclaration, M. de Chaumareys permit que, toute la matinée, on s'amusât aux farces du Tropique.

Les hommes de l'équipage imposaient force brimades aux passagers, afin de les rançonner de leur mieux ; ceux qu'un bain forcé n'amusait guère achetaient largement leur immunité de baptême. On riait. Le capitaine Baignères, du bataillon d'Afrique, pêchait adroitement avec un crochet une vingtaine de morues gadoïdes. Le temps était radieux.

Toutefois, vers midi, M. Joseph-Michel Maudet, enseigne de quart, se distrayant de la gaîté générale, fit son point, installé sur une cage à poules. Très effrayé, il descendit, vint avertir le commandant.

D'après ses repérages, la Méduse se trouvait sur l'accore du banc d'Arguin par 19° 54' de latitude nord et 19° 24' de longitude occidentale. Ce qui le démontrait, d'ailleurs, c'est que la couleur de la mer avait changé ; elle apparaissait blanchâtre et trouble par places, charriant du sable sur les vagues, collant des herbes le long du bord. On était à peine à dix-huit lieues du Sahara.

— Laissez donc, dit M. de Chaumareys. Nous sommes par quatre-vingts brasses.

Cependant, l'inquiétude ne cessait de s'accroître. A deux heures de l'après-midi, les officiers et aspirants de la frégate tentèrent une nouvelle démarche.

— Il est parfaitement inutile de sonder, s'entêta à répondre le commandant. Cette ridicule précaution nous obligerait à mettre en travers et je n'ai nulle envie de retarder encore notre marche.

Devant les affirmations réitérées de son état-major, il finit tout de même par céder.

— Allons, jetez le plomb de sonde ! ordonna-t-il.

La tardive vérification ne fut pas heureuse ; le plomb n'annonça plus que dix-huit brasses.

Ceci devenait très inquiétant. Aussi le commandant, surpris et troublé, ordonna aussitôt de venir un peu plus au vent. On était grand largue, les bonnettes à bâbord. On les amena immédiatement, et on rejeta le plomb.

Dix brasses. Évidemment la situation devenait tragique. Restait-il le temps nécessaire pour éviter l'échouage ?

— Serrez au vent ! criait M. de Chaumareys, affolé. Mettez à la cape ! Serrez au vent le plus possible ! Sondez !

On lui obéit à la hâte. Personne ne songeait plus à rire.

La frégate nageait sur six brasses.

— Serrez au vent ! Serrez au vent ! hurlait une voix désespérée.

Trop tard. Il y eut une secousse formidable, qui fit tout trembler. La Méduse lofa, donna un second coup de talon, courut en raclant le fond avec sa quille, puis elle heurta une troisième fois le banc de rochers et s'arrêta, dans un craquement de sa carène et de toute sa mâture. Il était exactement trois heures un quart de l'après-midi.

Ainsi, en plein jour, par une mer admirablement calme, à dix-huit lieues à peine de la côte du Sénégal, M. de Chaumareys venait de perdre sa frégate. Il en demeurait stupide. Aucun son ne sortit de sa bouche, au milieu du hourvari qui suivit.

— Voyez, monsieur, s'écriait l'enseigne Maudet, voyez où votre entêtement nous a conduits !

D'autres interpellaient violemment M. Richefort, cause peut-être bien involontaire de tout le mal. De l'entrepont sortaient les clameurs des soldats épouvantés, se demandant ce qui avait pu se produire. Seules, Mme et Mlles Schmaltz, la femme et les filles du futur gouverneur, conservaient tout leur sang-froid. Elles ne pouvaient arriver à s'imaginer que le vaisseau qui portait leur fortune nouvelle fût perdu sans retour.

La chose paraissait invraisemblable, étant donné les circonstances qui accompagnaient cet événement inattendu. La Méduse avait touché le fond, mais elle n'avait subi aucune avarie grave. Il serait vraiment extraordinaire qu'on ne réussit pas à la dégager et à la renflouer au moment de quelque forte manne. Une fois qu'on aurait échappé à ce maudit banc, rien ne serait plus facile que d'achever de gagner Saint-Louis.

Si les faits s'accordaient pour démontrer l'impéritie de M. de Chaumareys à conduire son navire, il faut du moins reconnaître qu'une fois sa première stupéfaction passée, il s'employa d'une manière énergique à réparer los conséquences de sa fatale présomption. Il rassura les passagers, encouragea les matelots et commanda les mesures que réclamait la situation. Sans surseoir, chacun se mit à l'œuvre avec beaucoup de bonne volonté.