LE RADEAU DE LA MÉDUSE

PREMIÈRE PARTIE. — LE NAUFRAGE

 

CHAPITRE PREMIER. — L'APPAREILLAGE.

 

 

Les traités de 1814 et de 1815 venaient de rendre à la France les établissements qu'elle avait possédés naguère sur la côte occidentale d'Afrique. Sous Louis XV, à la faveur de nos échecs, les Anglais s'y étaient solidement installés, et ce n'est ni la Révolution ni l'Empire qui eussent pu les en déloger.

La Restauration y parvint ; gardant la liberté du commerce de la gomme, depuis la rivière Saint-Jean jusqu'à la rade de Portendick, conservant la propriété du comptoir d'Albreda, à l'embouchure de la Gambie et celle du fort Saint-James, le Foreign Office nous rétrocédait notre colonie du Sénégal entre 19° 30' et 19° 9' de longitude, comme entre 20° 55' 30'' et 13° de latitude.

Le bouleversement des Cent-Jours, les difficultés intérieures et extérieures du retour de Gand avaient longtemps retardé l'exécution de ces conventions diplomatiques. Le ministre de la Marine lança des expéditions à la Martinique et à la Guadeloupe ; quant à la côte d'Afrique, il ne put s'en occuper qu'au printemps de 1816.

L'expédition revêtait une grande importance, puisqu'elle devait aller hisser le drapeau français sur une terre lointaine dont il avait été chassé depuis 1758.

Elle comprenait la future organisation administrative et militaire de ce pays lointain : le colonel Julien Schmaltz, commandant supérieur de toutes les dépendances du Sénégal et de l'île de Gorée, le lieutenant Courreau, son aide de camp, MM. Alexandre Corréard, ingénieur géographe, Kummer, naturaliste, C.-M. Brédif, ingénieur désigné pour l'exploitation des mines de Galant, un commissaire supérieur de marine, chef des services, un préfet apostolique, deux instituteurs, deux greffiers, deux directeurs d'hôpitaux, cinq chirurgiens, deux pharmaciens, six commis, quatre gardes-magasins, quatre guetteurs, quatre boulangers, deux capitaines de port, deux cultivateurs, vingt ouvriers, et puis encore des pilotes, des médecins, des femmes et des enfants : tout l'embryon d'une colonie. Cette petite population serait appuyée par une force armée sous les ordres du commandant Poincignon, et formant l'effectif d'un bataillon, à trois compagnies de cent hommes chacune.

Pour transporter ce corps d'occupation, qui serait réparti entre Saint-Louis, Gorée et la presqu'île du Cap-Vert — ou du Cap-Verd, comme on écrivait alors —, quatre navires : la frégate la Méduse, armée en flûte, avec quatorze canons ; la gabare la Loire de 550 tonneaux, armée de même, toutes deux du port de Rochefort ; le brick l'Argus, du port de Brest, et la corvette l'Echo, du port de Lorient, vinrent les rejoindre.

Les deux premiers navires emporteraient cinq mois et demi de vivres pour leur équipage, et quarante-cinq jours pour les passagers ; les deux derniers, cinq mois ; l'Argus, devant demeurer en station au Sénégal, à la disposition du gouverneur, recevrait pour un an de rechange.

Au début de juin 1816, tout fut prêt pour le départ.

Pourquoi le commandement d'une telle expédition fut-il confié à M. Duroys de Chaumareys, capitaine de frégate ? Il faut voir là une des mesures regrettables prises par la Restauration en faveur des anciens officiers de la marine royale, des rentrants comme on les appelait.

La monarchie de Louis XVIII, a écrit l'amiral Jurien, officier de la République et de l'Empire, acquittait envers eux une dette d'honneur et de reconnaissance... C'était transporter la politique sur le terrain militaire et maritime. On n'allait pas tarder à se rendre compte que ces rentrants étaient ou bien trop âgés ou bien tout à fait inexpérimentés. Au moment où il avait émigré, M. de Chaumareys comptait à peine vingt-cinq ans. Éloigné du service sur mer pendant de longues années, il ne possédait aucune des qualités nécessaires pour mener à bien une entreprise dans laquelle le prestige et la puissance de la France se trouvaient engagés.

Il semble que son incompétence se révéla dès le début du voyage. Le 17 juin, à huit heures du matin, il donna l'ordre d'appareiller, de la rade de l'île d'Aix, où se trouvait réunie la flottille. Les vents de la partie du nord, jolie brise. La Méduse s'élança gracieusement et rapidement sous toutes ses voiles : mais à peine avait-elle gagné le large, qu'elle hésita dans sa manœuvre. Elle courut de nombreuses bordées pour arriver à doubler la tour de Chassiron, à l'extrémité de l'île d'Oléron. A cinq heures du soir, on était encore dans ces parages ; le commandant de la Loire, M. Gisquel-Destouches, lieutenant de vaisseau, déclarait qu'il ne pouvait franchir les passes et demandait à mouiller. Toute la division stoppa à une demi-lieue de l'île de Ré, dans le pertuis d'Antioche. Deux heures après, le temps paraissant plus favorable, on repartit, on passa tant bien que mal entre les îles, on évita le banc de roche des Antiochats, et l'on gagna la haute mer. Mais bientôt l'indécision recommença. Le ciel se couvrit, des rafales, soufflant de l'Ouest, menaçaient de ramener les navires à la côte. Vers dix heures, on s'aperçut que la route suivie en louvoyant menait droit sur les Roches-Bonnes, à huit ou neuf lieues au large de l'île de Ré. On s'empressa de virer de bord. Enfin, entre onze heures et minuit, un gros grain ayant amené des vents du nord, on put mettre le cap en route et s'éloigner des rives de France. A Dieu vat ! Le sort était jeté.

Dans cette première journée, le rôle de M. de Chaumareys apparut comme très difficile à soutenir. Il n'exerçait aucune autorité sur ses officiers, qui s'étaient vite aperçus de son incapacité. Prendre leur avis, les consulter, s'en remettre à leur expérience eût constitué pour lui une sorte d'abdication. Aussi s'était-il avisé d'un moyen terme. Un certain M. Richefort[1], ancien officier auxiliaire de marine, faisait partie du personnel embarqué ; il avait causé avec le commandant, lui avait conté qu'il connaissait à merveille l'itinéraire du Sénégal. Aussitôt devint-il son confident, son pilote. Les conseils de ce militaire, qui était demeuré pendant dix ans prisonnier sur les pontons anglais, ne pouvaient être guère au courant des choses de la mer mais ils permettaient au capitaine de frégate de s'isoler de ses subalternes et d'éviter de pénibles discussions.

Cette volonté allait bientôt s'affirmer de façon éclatante. Dès la rade des Basques, la Méduse, toutes voiles dehors, abandonna délibérément le reste de la division. A partir du cap Finistère, elle distança largement la Loire et l'Argus ; seul, l'Écho, fin voilier, que commandait M. Cornet de Venancourt, capitaine de frégate, s'efforça de ne pas la perdre de vue, et la suivit longtemps à travers l'Atlantique.

Que signifiait cette marche désordonnée ? Au cours de l'instruction, l'accusé avait expliqué que son navire, habitué à filer jusqu'à neuf nœuds, ne pouvait s'attarder à attendre les autres ; pour cela, il eût été obligé d'amener ses perroquets et ses bonnettes. Tandis qu'il avait cru de son devoir d'abréger la traversée, en profitant des vents alizés du Nord-Est, qui le laissaient libre de sa manœuvre. Ce faisant, il avait cédé aux désirs de M. Schmaltz, très pressé d'arriver au Sénégal avant la mauvaise saison. Motif qui, d'ailleurs, au point le vue maritime, n'aurait jamais dû être invoqué.

Au vrai, cette course trop rapide, circonstance aggravante du désastre, avait eu pour but principal d'alléger le commandement de M. de Chaumareys : elle restreignait le souci de ses ordres à sa seule frégate, laissant le reste de la flottille naviguer à sa guise et sous la responsabilité des autres capitaines. La face paraissait sauvée ; car, en prenant ainsi la tête, l'inculpé d'aujourd'hui croyait avoir déguisé son impéritie en se donnant la gloriole de mépriser toute crainte et de sillonner hardiment les flots.

Jeu téméraire et habile en somme ; mais des marins expérimentés ne s'y tromperaient pas.

 

 

 



[1] Il appartenait, ainsi que l'ingénieur Corréard, à la Société philanthropique du Cap-Vert, qui avait obtenu du gouvernement l'autorisation d'aller coloniser là-bas.