SOUVENIRS ET ANECDOTES DE L'ÎLE D'ELBE

DEUXIÈME PARTIE. — ANECDOTES DE L'ÎLE D'ELBE

 

CHAPITRE VIII. — L'IDÉE DU RETOUR EN FRANCE.

 

 

I. — LES TROIS LETTRES.

 

J'avais reçu trois lettres qui, sans être d'une haute importance, avaient chacune un caractère remarquable et fort piquant pour la position dans laquelle je me trouvais. Le général Drouot était chez moi lorsqu'on me remit mon courrier. Je n'avais rien de mystérieux dans ma conduite ; je lus devant le général Drouot.

La première de ces lettres était une réponse affectueuse du maréchal Masséna. Elle ne contenait qu'une chose qui pût prêter à des commentaires ; le maréchal Masséna me disait : Vous êtes heureux de pouvoir vivre tranquille.

La seconde était une lettre de patriotisme et d'amitié écrite par Cambon, le républicain le plus pur de la Convention nationale.

La troisième était anonyme. Encore brouillé avec l'Empereur, j'avais écrit au général Dalesme pour lui confier mes sujets de plainte, et ma lettre était déjà vieille. Je n'en attendais plus de réponse, cependant j'en reçus une ; elle était timbrée de Paris et faite par un employé de la police générale. J'avais parlé allégoriquement à mon ami, je lui avais dit que le berger ne ménageait pas les vieux moutons, et que les vieux moutons finiraient par quitter le troupeau. Ma fiction n'était pas bien difficile à deviner. M. l'employé de la police me donnait des leçons : c'était un impérial de bon aloi ; il m'engageait dans mon propre intérêt à ne plus me plaindre du héros, et surtout à ne plus confier mes plaintes à la poste. La mercuriale partait du cabinet même du préfet de police ; ce qui prouvait que l'Empereur avait encore des partisans zélés dans cet antre de Cacus.

Le général Drouot avait parlé de mon courrier à l'Empereur. L'Empereur me demanda si je voulais le lui communiquer, et je fus de suite le lui chercher.

L'Empereur allait donc savoir comme quoi je l'avais accusé, mais il y aurait eu de la lâcheté à me désavouer ; et avec la lettre de la police, je pris copie de la mienne au général Dalesme. Je trouvai le général Drouot qui venait m'engager à ne pas mettre de côté la lettre anonyme, et je fus bien aise d'avoir prévenu son conseil.

J'arrivai chez l'Empereur, mon courrier à la main, et l'Empereur prit d'abord la lettre du maréchal Masséna. Cette lettre avait été décachetée : je le fis observer à l'Empereur, cela ne l'étonna pas ; je crus et je crois encore qu'il l'avait lue avant moi. Toutefois, il l'examina avec beaucoup d'attention ; après l'avoir bien examinée, il me la rendit en me disant : Le prince d'Essling n'est pas content, en voilà la preuve, et il m'indiqua du doigt le point d'admiration qui couronnait ces paroles : Vous êtes heureux de pouvoir vivre tranquille ! J'avoue que je n'avais pas eu la pénétration de l'Empereur. L'Empereur me parla beaucoup du maréchal Masséna : aucun mot ne lui échappa à l'égard de leur brouillerie. J'ai retenu ces paroles qu'il prononça d'effusion : Rien n'est plus martial que sa figure dans un moment de danger.

La lettre de Cambon me parut frapper l'Empereur. Il la parcourut d'abord avec rapidité, puis il la lut en la méditant. Cambon s'épanchait dans le sein de l'amitié : il parlait avec son âme de feu. Ses opinions politiques étaient diamétralement opposées au système impérial. Toutefois, il n'insultait pas à la grande chute de l'Empereur, loin de là : Il professait beaucoup de respect pour cette immense infortune. Ce sont ses paroles. Mais après le sentiment venait le pays : Cambon me disait que l'Empereur ne serait pas tombé s'il avait eu autant d'amour pour la liberté qu'il en avait eu pour la patrie... que l'Empereur s'était fait une fausse patrie, une patrie de grandeur monarchique au lieu de se faire une patrie de grandeur plébéienne ; que maintenant il devait bien se repentir d'avoir échangé son faisceau pour un sceptre, qu'il était bien plus grand comme consul que comme empereur. Mais dans cette noble expansion rien ne portait l'empreinte de l'amertume ; Cambon me disait : Je ne suis pas fâché que tu sois auprès de lui, parce que je suis sûr que tu seras toujours toi. Ensuite, il tombait sur les Bourbons : Nous les avions expulsés de notre pays de France ; maintenant ils s'expulsent eux-mêmes du cœur des Français. Ce sont des esclaves de l'Angleterre, ils n'ont de vie que par et pour l'Angleterre. Cela ne peut pas durer.

Je ne cite de cette lettre, type épuré de civisme, que les choses qui peuvent le plus exciter l'attention de mes lecteurs. En ce qui le concernait, l'Empereur se borna à m'observer que Cambon pouvait avoir raison de son point de vue particulier, mais non pas du point de vue général, et que, d'ailleurs, celui qui tenait la queue de la poêle était toujours le plus embarrassé. Je dis à l'Empereur qu'il me semblait, au contraire, que Cambon ne parlait qu'en principe : il me laissa dire sans me répondre. Lorsqu'il en fut aux Bourbons, l'Empereur trouva que Cambon était plein de pénétration, que c'était un homme d'expérience qui avait mis la main à la pâte et dont les paroles devaient être prises en grande considération. Le Cela ne peut pas durer lui parut une prophétie. Il trouva que je devais être fier d'avoir un tel ami.

Puis l'Empereur me dit à propos de Cambon : Avant d'appeler Gaudin au ministère des finances, je l'avais consulté et je lui avais confié mes idées financières. Je fus fort étonné lorsque Gaudin m'assura que Cambon était l'homme qui convenait le plus à mes projets. Je croyais à la loyauté de Gaudin ; je le chargeai d'écrire à Cambon. Il écrivit, Cambon lui répondit : Ton patron ne veut qu'un commis, je ne puis pas lui convenir. Ce qui n'était pas fort poli. L'Empereur fut ébahi lorsque je lui appris que c'était Cambacérès et non pas Gaudin qui avait écrit à Cambon, que Cambon lui avait répondu : Les finances de l'État marchent forcément selon les principes du chef de l'État, les principes du chef de l'État ne sont pas les miens. Nous ne serions pas plus d'accord en finances qu'en politique. Merci donc de ton souvenir et de ta bonne opinion. D'ailleurs, Cambacérès n'avait pas offert positivement le ministère. Il paraît qu'on n'avait pas tout dit au premier consul. Cambon aimait beaucoup Gaudin, il aurait peut-être suivi les conseils que Gaudin lui aurait donnés ; c'étaient deux hommes faits pour s'estimer réciproquement : Cambon avait été la pureté des finances de la République, Gaudin fut la pureté des finances de l'Empire. Tous deux ont bien mérité de la nation française.

Venait la réponse de la police : je priai l'Empereur de lire d'abord ma lettre que je lui remis ; il me sut gré de cela et il me rendit la lettre qui n'était qu'une copie sans même l'avoir regardée. Il ne me dit pas un seul mot de mes plaintes. Il pensa comme moi que cette réponse sortait du cabinet du préfet de police. Il prononça ces mots avec une espèce d'énergie de conviction : J'ai des partisans partout où il y a des gens de bien. Car j'ai toujours été leur protecteur.

Je puis me tromper, — mais si je me trompe, je ne me trompe guère, — et d'ailleurs mon opinion toute personnelle ne peut en aucune manière faire le moindre mal à qui que ce puisse être : c'est du Cela ne peut pas durer de Cambon, que s'échappe la première pensée du départ de l'île d'Elbe.

 

II. — L'OPINION PUBLIQUE.

 

Après ces lettres graves il en arriva une autre adressée à un grenadier de la garde, et qui, malgré son langage un peu burlesque, disait cependant des choses d'une haute gravité. Cette lettre portait le timbre de Verdun. C'était une mère qui répondait à son fils. Je copie littéralement :

Je t'aimons ben plus, depuis que je te savons auprès de not' fidèle empereur. C'est comme ça que les honnêtes gens font. Je te croyons bien qu'on vient des quatre coins du monde pour le voir, car ici l'on est venu des quatre coins de la ville pour lire ta lettre, et qu'un chacun disiont que t'es un homme d'honneur. Les Bourbons ne sont pas au bout et nous n'aimons pas ces messieurs. Le Marmont a été tué en duel par un des nôtres, et la France l'a divorcé. Je n'avons rien à t'apprendre, sinon que je prions Dieu et que je faisons prier ta sœur pour l'Empereur et Roi.

Cette lettre fut lue et relue dans les casernes et hors des casernes : elle eut les honneurs de la renommée. L'Empereur voulut la connaître ; il la fit demander. Lorsqu'on la lui présenta, il était dans son parterre, et plusieurs personnes l'entouraient. Le brave capitaine Raoul lut à haute voix, l'Empereur le fit répéter, tout le monde riait. L'Empereur était le seul qui ne riait pas. Lorsque la seconde lecture fut terminée, l'Empereur prit la parole et dit : Cette lettre n'est pas risible, quoiqu'elle ne soit pas écrite en style d'accadémie (sic), et elle m'en apprend plus que les journaux.

Puis l'Empereur fit appeler le grognard, il le reçut avec affection, et, en lui donnant quelques napoléons, il lui adressa ces paroles : Tu diras à ta mère que je la remercie de ses bons sentiments pour moi.

Je ne crois pas que l'Empereur ait jamais appelé un soldat sans lui donner quelque chose ; il avait souvent la main à la poche, et sa poche était toujours en mesure de parer à l'imprévu. Néanmoins il n'en appelait pas souvent, sans doute pour ne pas les habituer à compter trop facilement sur sa bourse ; il voulait que le soldat pût être fier du motif qui l'avait fait appeler. Ordinairement ce que l'Empereur donnait à l'un devenait à table le partage de tous.

Presque immédiatement après le grognard de la lettre de Verdun, l'Empereur put se procurer quelques nouveaux moments de jouissance en parlant à un autre grognard.

J'ai dit que sur la porte de mer il y avait une grande terrasse qui avait servi à la garde impériale pour donner son banquet. J'ai dit aussi que, pour l'agrément de ma famille, le général Drouot, du consentement de l'Empereur, m'avait permis d'ouvrir une porte qui donnait sur le chemin de ronde, et que je pouvais ainsi faire à volonté le tour des remparts. Nous faisions ordinairement notre promenade de la soirée sur la terrasse de la porte de mer. Il y avait à cette porte un poste de la garde sur lequel nous planions et dont nous pouvions entendre toutes les conversations : je ne m'en faisais pas faute. Rien n'était plus divertissant que les récits de ces braves ; ils faisaient une géographie à leur convenance, mais ils s'égaraient beaucoup moins lorsqu'ils parlaient stratégie. Plus d'une fois ils disaient d'excellentes choses ; ils jugeaient parfaitement les généraux. Leurs biographies auraient été de fort bons matériaux pour l'histoire militaire de l'Empire. Tous voulaient que l'action principale des affaires auxquelles ils avaient pris part se fût passée sur le point où ils se trouvaient. Dès qu'il y avait controverse, un brouhaha assourdissant commençait, et de ces débats de corps de garde s'échappaient des étincelles de vérité que l'on aurait peut-être cherchées en vain dans les discussions des régions sociales les plus élevées. C'était plus particulièrement un caporal marseillais qui pérorait ; lorsqu'il était de garde, je me passais du théâtre et je n'y perdais pas. Un jour il parla du retour en France : c'était la première fois que j'entendais manifester une opinion à cet égard. Je fus fort étonné : j'écoutai avec une grande attention. Il y avait vingt projets en délibération, mais il n'y en avait aucun pour traverser la Provence. La Provence était un pays de répulsion pour la garde, même de la part des Provençaux qui en faisaient partie. C'est que le souvenir des dangers qui avaient menacé l'Empereur faisait encore palpiter tous les cœurs. Le caporal marseillais tenait le haut bout, il avait une réponse prête pour chaque objection. Enfin, il l'emporta. Voici son plan :

L'Empereur fait courir le bruit qu'il veut reprendre l'Égypte. Ceux qui sont aux Tuileries sont contents de notre éloignement ; ils en rient : c'est bon. On donne le signal du départ ; nous mettons à la voile : c'est bon. L'Empereur ne s'est pas endormi ; tout est préparé pour nous recevoir, pour nous seconder : c'est bon. Nous nous ravitaillons à Malte, nous y prenons des galères si nous en avons besoin : c'est bon. Nous débarquons sur les bords du Danube, un peu plus haut ou un peu plus bas : c'est bon. Constantinople est dans le secret, il ferme les yeux, on dirait qu'il ne voit pas, qu'il ne sait rien : c'est bon. Alors nous marchons en avant, drapeau déployé, en colonne serrée : c'est bon. Les Grecs viennent nous joindre, les Moldaves et les Serviens aussi : c'est bon. Nous prenons Belgrade s'il le faut, nous nous y reposons : c'est bon. Les Hongrois nous attendaient pour s'insurger contre les Autrichiens ; ils se sont insurgés, ils marchent sous nos drapeaux, car les Hongrois et les Autrichiens, c'est comme l'eau et le feu : c'est bon. Notre armée a grossi, nous remontons le Danube : c'est bon. Mais ce n'est pas tout. Une armée polonaise s'est mise en route de Varsovie, pour venir à notre rencontre ; cette armée est la sœur de notre armée, vous savez, et au signal, nous nous trouvons ensemble sous les murs de Vienne : c'est bon. Vienne est cernée : elle met le pouce, et voilà qu'elle est encore à nous : c'est bon. De la capitale de l'Autriche à notre capitale nous connaissons la route et nous la faisons les yeux bandés : c'est bon. Nous voilà de retour à Paris, ceux des Tuileries ont filé, et les Parisiens crient : Vive l'Empereur ! C'est bon !

Je pris tant de plaisir à entendre ce caporal que je l'aurais écouté toute la nuit. J'écrivis de suite le résumé de ce qu'il avait dit, et le lendemain bon matin, je portai ce résumé à l'Empereur.

L'Empereur le lut avec avidité. Lorsqu'il eut fini de le lire, il s'écria : C'est bon ! et, m'adressant la parole, il me remercia de cette communication et il me dit : Il n'y a vraiment que des soldats français capables d'une telle imagination. Il ajouta : Je devine l'auteur de ce plan. C'est un Provençal qu'on appelle le lettré. Je l'enverrai chercher. Je parlai à l'Empereur de mes jouissances de la Porte de terre. Il me fit longuement répéter tout ce que j'avais retenu : cela ne m'étonna pas. Ce langage libre de camarade à camarade l'initiait à la pensée de ses braves, et il savait à quoi s'en tenir sur leur compte. Il fit venir le caporal marseillais. Ce Carnot improvisé faisait tinter l'intérieur de son gousset en sortant de chez l'Empereur. Le général Drouot m'assura que cette petite anecdote avait extrêmement amusé l'Empereur. Quelques jours après, l'Empereur, en dînant, parla beaucoup de ce plan, et il n'en oublia pas un seul mot.

 

III. — DÉPART DE L'ÎLE D'ELBE.

 

L'île d'Elbe jouissait de sa félicité présente, des espérances d'une plus grande félicité future : tout lui souriait, et elle touchait au veuvage de son bonheur.

Le fatal congrès de Vienne, tandis qu'il faisait la traite des peuples, avait à l'instigation de l'Angleterre et des agents des Bourbons agité la question d'envoyer l'empereur Napoléon à Sainte-Hélène, et l'Empereur n'avait pas tardé à être instruit de cette infamie.

La nouvelle avait transpiré : les Elbois en étaient bouleversés, on aurait dit qu'ils voulaient de suite marcher à l'ennemi. L'Empereur paraissait calme, mais ce calme était silencieux, et cela seul prouvait qu'il n'était qu'apparent.

Enlever l'Empereur de l'île d'Elbe n'était pas une entreprise sans danger, et la Sainte-Alliance aurait eu peine à y parvenir par la force. La garde impériale était dévouée, le peuple elbois ne le lui cédait point : ils formaient un rempart presque indestructible.

L'administrateur général des mines s'était rendu auprès de l'Empereur, et, avec une profonde émotion, il lui avait demandé si ce qu'on disait des grandes puissances avait quelque fondement. Sa Majesté lui avait répondu en l'interrompant : Elles ne le feront pas. Sainte-Hélène est trop près des Indes. Ensuite, prenant cet air des champs de bataille qui tant de fois avait imposé des lois à la victoire, il avait ajouté : Et d'ailleurs, nous pouvons ici nous défendre pendant deux ans.

À dater de cette époque, la conduite de l'Empereur prit une autre direction, et en l'observant il était permis de penser que Sa Majesté ne se croyait plus liée par le traité de Paris qui le reconnaissait souverain de l'île d'Elbe. Sa Majesté avait raison : en effet, la Restauration n'exécutait du traité de Paris que les clauses et conditions qui lui étaient avantageuses, et elle repoussait celles qui avaient été stipulées en faveur de l'empereur Napoléon.

Ainsi la Restauration refusait de payer les subsides auxquels ce traité donnait un droit incontestable. Dès lors, l'empereur Napoléon ne pouvait pas se maintenir dans l'état social que le traité de Paris avait voulu lui constituer. L'engagement des subsides détruit, tous les engagements étaient détruits, et dans cette position insoutenable il fallait nécessairement en revenir au droit du plus fort.

Mais il y avait encore autre chose : la vie de l'Empereur était ou semblait être sans cesse menacée. C'était en vain que Sa Majesté affectait de ne pas croire aux tentatives d'assassinat ; son incrédulité ne faisait pas des incrédules.

L'Empereur n'était pas seulement tracassé dans la possession souveraine de l'île d'Elbe, mais il l'était encore dans ses proches dont on séquestrait les propriétés, dans ses amis dont on faisait des parias, et dans ses affections les plus chères dont on punissait les sympathies.

L'Empereur était surtout affligé de ce que la Restauration se prêtait complaisamment à ce que la France fût traitée comme une colonie anglaise, russe, autrichienne, prussienne, et dans sa douleur il répétait : Il n'y a plus de sang français dans les Bourbons. Sa Majesté répétait également : On me reproche d'avoir abandonné la patrie. On a peut-être raison.

Dans cet ensemble de choses graves, il y avait plus de motifs qu'il n'en était nécessaire pour en appeler à la décision suprême de la nation française, et c'est à quoi l'Empereur se décida.

L'Empereur ne rompait pas de ban en quittant l'île d'Elbe : il était souverain, et rien ne limitait les droits de sa souveraineté ; il pouvait faire la paix et la guerre ; il pouvait surtout prendre les armes contre ceux qui tentaient de détruire son existence, et, assassinats à part, c'était détruire son existence que de refuser l'exécution du traité de Paris.

En fait, comme en droit, par la non-exécution du traité de Paris, le roi de France rétablissait l'empereur des Français, et en le rétablissant il se mettait en état d'hostilité contre lui.

C'était le roi Louis XVIII qui déclarait la guerre à l'empereur Napoléon. D'un côté était le pouvoir national, de l'autre les baïonnettes étrangères.

L'empereur Napoléon, convaincu que l'on ne lui payerait pas les subsides qui étaient une des conditions expresses de son abdication, convaincu qu'il y avait le projet de le faire assassiner, convaincu qu'à défaut d'assassinat les grandes puissances poussées par les Anglais et par les Bourbons voulaient aggraver son sort, et par-dessus tout convaincu que la France était antipathique à la prétendue Restauration, décida cette marche immortelle qui, dans quelques jours, le fit passer du trône elbois au trône français.

 

 *  *  *  *  *

 

Dès que Sa Majesté fut décidée à cette vaste entreprise, elle se fit un plan de conduite, et, tout en ne paraissant occupée que de se consolider à l'île d'Elbe, elle préparait ce qui était nécessaire pour faire voile vers la terre sacrée.

L'Empereur accordait sa confiance à l'administrateur général des mines ; le moment était venu où Sa Majesté devait lui en donner une grande preuve. Ce fonctionnaire avait été marin : l'Empereur lui adressa directement et confidentiellement une lettre dans laquelle il le chargeait de lui faire un rapport sur les moyens d'organiser une flottille expéditionnaire. L'administrateur général pouvait être étonné de ce que Sa Majesté s'adressait plutôt à lui pour cet objet tout spécial qu'aux officiers de marine qui l'entouraient, et néanmoins il fit le rapport.

Une flottille expéditionnaire ! c'était dire : Je veux partir ! L'administrateur général des mines le comprit ainsi, et, entraîné par cette pensée, il mit dans son rapport cette phrase hasardée : Et si le ciel enfin plus juste conduisait Votre Majesté à de nouvelles destinées, sans doute nous débarquerions sur un rivage ami ; phrase que l'Empereur laissa passer sans faire aucune observation, quoiqu'elle lui fût la preuve caractérisée que l'administrateur général des mines avait pénétré le secret du départ. Seulement Sa Majesté lui recommanda un silence absolu.

Ce premier projet de flottille expéditionnaire resta sans exécution.

On n'avait pas fait cesser les travaux : toutefois, on ne faisait que des travaux lents, surtout peu coûteux, et qui par leur fracas pouvaient occuper les regards inexpérimentés de la multitude. Les étrangers devaient surtout y être trompés.

Ensuite l'Empereur faisait résonner à toutes les oreilles le mot économie, et il prêchait d'exemple. Il avait réduit sa table, la table de la cour, et tout ce qui n'était pas absolument indispensable à son système de représentation auquel il tenait ou semblait tenir.

Jusque-là les journaux français n'étaient pas répandus dans l'île, l'on y connaissait tard les nouvelles publiques ; mais alors les journaux circulèrent, on sut régulièrement ce qui se passait sur le continent. L'Empereur parlait sans gêne de la situation de la France, des fautes que faisait la Restauration, de l'abaissement auquel on réduisait la nation française. Il s'indignait surtout de ce que Louis XVIII avait reconnu tenir sa couronne d'un prince anglais. Sa Majesté Impériale connaissait bien le caractère personnel de tous les princes de la branche aînée des Bourbons, l'esprit sans cœur de Louis XVIII, le cœur sans esprit du comte d'Artois, la bonhomie inoffensive du duc d'Angoulême et les emportements soldatesques du duc de Berry. Elle connaissait aussi la branche cadette...

Toutes les prédictions de l'Empereur se sont accomplies.

L'empereur Napoléon ne parlait des Bourbons que d'une manière digne. Jamais une parole déplacée n'échappait à son langage le plus animé. Pourtant il connaissait tous les propos désordonnés que l'on se permettait aux Tuileries.

Un sot se présenta à Porto-Ferrajo, et ce sot portait à sa boutonnière un lys qu'il paraissait afficher avec une ostentation insultante. L'inconvenance provocatrice était au moins grossière. Ce chevalier du lys fut bientôt appelé au champ d'honneur : il paraîtrait que sa bravoure n'était pas égale à son étourderie, — on le disait du moins. L'Empereur interposa son autorité pour qu'on ne tirât pas l'épée. Sa Majesté blâma les susceptibilités qui s'étaient trop facilement irritées. Cependant, le malencontreux porteur du lys dut partir.

L'Empereur dit à l'occasion de ce petit événement : La France de la Restauration est à la France de l'Empire ce que le Lys est à la croix de la Légion d'honneur. Et cette comparaison fit une grande impression. Alors la croix de la Légion d'honneur était encore vierge de ces distributions honteuses et multipliées qui l'ont ensuite jetée sur des poitrines où elle n'aurait jamais dû se trouver.

Les correspondances particulières occupaient aussi l'esprit de l'Empereur : il témoignait le désir qu'on lui communiquât ce qu'il y avait de relatif aux affaires du temps. Quelquefois il y trouvait des paroles de blâme ; alors il discutait pour se défendre. Mais la correspondance générale lui garantissait les sympathies et les vœux de la France pour son retour. Les lettres aux grognards faisaient souvent rire beaucoup de monde, et c'étaient ces lettres dont Sa Majesté se plaisait à commenter le langage.

Les bâtiments de transport attachés aux mines de Rio étaient aussi un grand moyen de relation intime avec le continent italien, et par l'intermédiaire de l'administrateur général, l'Empereur en profitait. Les mines elboises fournissaient le minerai à toutes les usines qui fabriquent le fer dans les États napolitains, dans la Romagne, dans la Toscane, dans la Ligurie, et des bâtiments riais étaient sans cesse à Naples, à Civita-Vecchia, à Livourne, à Gênes, ainsi que dans les ports intermédiaires entre ces villes maritimes.

Le pavillon elbois était un objet d'extrême curiosité pour tous les peuples. Partout l'on accourait pour le voir, pour parler à des gens qui avaient pu approcher l'Empereur. Les capitaines de navires avaient ordre de tout observer.

Lucien Bonaparte était propriétaire de grands fourneaux. Les capitaines riais rendaient compte que c'était chez lui où l'on trouvait les ennemis les plus implacables de l'empereur Napoléon. Lucien Bonaparte !... républicain démocrate en France, prince despote à Canino, et qui, tour à tour législateur, ministre, ambassadeur, poète, historien, ne put jamais, malgré l'influence de son nom, s'élever en rien au-dessus des médiocrités de son époque.

L'empereur Napoléon serait mort sur le trône s'il n'avait pas eu des frères et des sœurs... Cependant, nous faisons une honorable exception en faveur de la princesse Pauline. Le dévouement de cette princesse fut toujours exemplaire. Nous en disons autant de Madame Mère ; elle se montra digne de son auguste fils.

La princesse Pauline avait opéré un rapprochement entre l'empereur Napoléon et le roi Murat. Il paraîtrait que de ce rapprochement était résulté un traité d'alliance offensive et défensive d'après lequel l'île d'Elbe était cédée aux Deux-Siciles. Nous avons été possesseur d'une lettre du roi de Naples écrite de sa main, dans laquelle ce prince rapportait les clauses et conditions de cette cession.

Les agents allaient et venaient de Porto-Ferrajo à Naples. L'Empereur jetait un voile sur les négociations : le voile était transparent.

L'administrateur général des mines avait été deux fois envoyé en Toscane. Ensuite l'Empereur lui avait dit de se préparer à faire le voyage de Vienne.

Le brick l'Inconstant et l'aviso l'Étoile étaient presque toujours à la voile.

N'oublions pas que l'Empereur avait précédemment chargé l'administrateur général des mines de lui faire un rapport sur l'organisation d'une flottille expéditionnaire, que ce projet n'avait pas eu de suites. Mais tout ce que l'Empereur faisait depuis lors se rattachait plus ou moins à la pensée qui avait voulu préparer les bâtiments légers pour exécuter ce qu'on appela vulgairement un coup de main.

L'administrateur général des mines était prêt à partir dès qu'il lui serait ordonné de se rendre en Autriche, quand l'Empereur, se confiant entièrement à lui, lui dit qu'il était question d'un tout autre voyage, et, sans réticence, il lui demanda s'il ne serait pas possible d'avoir constamment en disponibilité quatre bâtiments riais dont on pourrait se servir à tout moment. L'administrateur général répondit que oui. Après avoir beaucoup étudié, beaucoup médité, rien n'a pu nous donner le moindre indice que, pour les préparatifs matériels de son retour en France, l'Empereur se fût adressé à toute autre personne qu'à l'administrateur général des mines : distinction honorable dont il est permis de se glorifier à tout jamais !

Et tandis que les instructions données par l'Empereur étaient religieusement exécutées, que Sa Majesté touchait au grand événement qui devait étonner le monde, une visite extraordinaire vint pendant quelques moments jeter la confusion dans Porto-Ferrajo.

L'Empereur était depuis deux jours à Marciana. Sa Majesté avait pris peu de suite.

Un bâtiment arriva à Porto-Ferrajo après le soleil couché, et, contre l'usage, il fut admis à libre pratique. Ce bâtiment avait à bord une dame polonaise, mère d'un enfant de l'Empereur, et cette dame débarqua aussitôt. La dame polonaise portait dans ses bras un enfant charmant, et cet enfant, costumé comme le roi de Rome, répétait facilement les paroles que déjà l'opinion avait attribuées au roi de Rome. Bientôt, pour la garde impériale comme pour les habitants de l'île d'Elbe, la mère et l'enfant furent l'impératrice Marie-Louise et le roi de Rome. Personne ne doutait de cela, pas même les personnes qui avaient vécu aux Tuileries.

Le nouvel hôte voulut sur-le-champ se rendre auprès de l'Empereur, il partit de suite. Cette dame avait facilement deviné l'erreur dont elle était l'objet ; elle ne se prêtait pas directement à la nourrir, elle ne faisait rien pour la détruire. Ainsi, elle ne disait pas qu'elle était l'Impératrice, mais, après avoir dit le fils de l'Empereur, elle ajoutait mon fils, et il n'en fallait pas davantage pour faire croire que l'Empereur avait retrouvé sa compagne. La chose était d'autant plus probable que maintes et maintes fois l'on avait annoncé l'arrivée prochaine de Marie-Louise.

La dame polonaise resta trente-six heures avec l'Empereur : pendant ce temps l'Empereur ne voulut recevoir personne, et l'isolement fut absolu. Mais après trente-six heures la dame alla s'embarquer à Longone pour retourner sur le continent, et elle partit par un coup de vent tel que les marins craignaient avec raison qu'il n'y eût danger imminent pour elle. Elle ne voulut écouter aucune représentation : l'Empereur envoya un officier d'ordonnance pour faire retarder le départ de l'intrépide voyageuse ; elle était en pleine mer. On fut dans l'anxiété jusqu'à ce que l'on eut appris son arrivée à bon port.

La beauté de la dame polonaise était allée droit au cœur du colonel Campbell : l'envoyé anglais soupirait et faisait assidûment parler ses soupirs. Ce fait n'est pas aussi futile qu'on pourrait d'abord le penser : il eut beaucoup d'influence sur le relâchement de la surveillance britannique. Nous croyons que l'Empereur lui avait donné une place dans sa combinaison.

À peu près à la même époque, plus tard cependant, l'Empereur eut également la visite de M. Fleury de Chaboulon, qui dans le temps avait été attaché au secrétariat impérial et que Sa Majesté revit avec intérêt. On a cru que M. Fleury de Chaboulon avait décidé le départ de l'île d'Elbe : on s'est trompé, beaucoup trompé. Cet ancien employé impérial était parti de Paris au commencement de novembre, il arrivait à Porto-Ferrajo vers la fin de février : c'était près de quatre mois qu'il avait mis en route. Quatre mois, dans un temps de fièvre politique, quand chaque jour les hommes et les choses recevaient de nouvelles impulsions, équivalaient à quatre siècles, et lorsqu'il aborda l'Empereur, M. Fleury de Chaboulon ne pouvait lui apprendre que des vieilleries, il ne savait rien de ce qui se passait alors en France. L'Empereur était bien mieux instruit que lui. M. Fleury de Chaboulon a écrit longuement à cet égard : ce n'est ici ni le temps ni le lieu de commenter un ouvrage que l'Empereur a blâmé. Peut-être que M. Fleury de Chaboulon ne fut pas le maître de dire toute la vérité ; il l'aurait dite plus tard, nous en sommes convaincu. Mais nous devons assurer que lorsque M. Fleury de Chaboulon arriva à Porto-Ferrajo, l'expédition était prête, et que ce n'est pas lui qui fit hâter la mise en mer.

L'Empereur fit partir M. Fleury de Chaboulon pour Naples : un bâtiment riais fut mis à sa disposition.

Le même jour, Sa Majesté envoyait M. J... en France. M. J... était Corse, mais infiniment moins que ne le sont ordinairement ses compatriotes ; il n'arriva à Paris qu'après l'Empereur, et il était permis de penser que son retard avait été volontaire.

L'heure du départ allait sonner... Et l'Empereur venait d'assigner un terrain inculte à chaque compagnie de la garde pour que la compagnie le cultivât, l'embellît et lui donnât son nom ! Et les grognards rivalisaient de zèle, de goût, allant partout quêter des arbres et des fleurs qu'on se plaisait à leur prodiguer, faisaient des merveilles que Le Nôtre n'aurait pas désavouées ! Et les Elbois qui se pâmaient d'aise en voyant les miracles des soldats agriculteurs ! Et la princesse Pauline qui allait encourager et récompenser les braves ! Les terrains étaient contigus ; leur ensemble devait former un parterre impérial.

Les bâtiments riais destinés à faire partie de l'expédition étaient à Longone où ils chargeaient des munitions et des approvisionnements de guerre, et l'administrateur général des mines avait reçu l'ordre de les faire rentrer à Porto-Ferrajo. Mais au moment où ces bâtiments sortaient du port, la frégate anglaise, sur laquelle était le colonel Campbell, débouchait à l'est du canal de Piombino, ayant le cap sur le mont Argental, et l'Empereur instruit de ce contretemps prescrivait à l'administrateur général des mines de faire retourner les bâtiments riais à Longone, ce qui n'était plus possible sans s'exposer aux soupçons de l'Argus britannique. L'administrateur prit un autre parti : il écrivit au colonel Campbell pour l'inviter à un grand dîner qu'il devait donner la semaine suivante. Une embarcation fut dépêchée pour porter l'invitation confiée à un employé intelligent ; le colonel demanda où allaient les bâtiments qui étaient à la voile. L'administrateur avait prévu cette demande : l'employé répondit que ces bâtiments allaient charger du minerai pour la Romagne. Plus ne fut dit, la frégate anglaise continua sa route, les bâtiments riais suivirent la leur.

La frégate anglaise ne pouvait pas empêcher le départ si elle venait mouiller sur la rade de Porto-Ferrajo (car alors on l'aurait certainement faite prisonnière), mais elle pouvait attendre en pleine mer, et, dans ce cas, malgré que tout le monde fût bien décidé à se sacrifier, l'expédition n'était pas de force à surmonter un pareil obstacle. De toutes les manières possibles, c'eût été une perturbation effroyable, et le sang aurait coulé en abondance.

Le 25 février, l'ordre fut donné de réunir par compagnie les effets de campement, et, cet ordre ayant été mal compris, les effets de campement furent portés à la caserne. Cette disposition ne troubla pas la qui étude des esprits qui comptaient sur un long repos. Les soldats croyaient que l'Empereur voulait seulement les arracher à l'oisiveté, les faire trotter dans l'île ; on le croyait comme eux. Cependant l'on était désireux de savoir ce qui allait se passer.

Mais qui dira la journée qui va suivre ? Quelle plume assez éloquente en reproduira les émotions ? Ah ! nous, témoin de ce qui s'est passé ; nous, honoré de la confiance de l'Empereur, initié dans ses projets ; nous, qui sur les lieux avons éprouvé tous les sentiments qu'un si grand événement inspirait, après vingt années, nous osons à peine prendre le crayon pour en esquisser le souvenir ! Et nous sommes peut-être le seul qui puisse en parler avec certitude.

C'était un dimanche, le 26 février. Le soleil s'était levé pur ; l'horizon était étendu, le ciel était sans nuage ; la brise, prématurément printanière, portait dans la cité le parfum suave des plantes odoriférantes dont le sol de l'île d'Elbe abonde : tout annonçait un beau jour. On avait quitté le foyer avant l'heure ordinaire, on se rapprochait plus facilement, on s'affectionnait davantage. C'était ce  je ne sais quoi qu'il est impossible de définir.

Toutes les personnes qui avaient le droit d'assister au lever de l'Empereur s'y étaient rendues, et il y en avait même de celles que rien n'autorisait à s'y trouver. L'étiquette subissait aussi l'influence du moment.

L'Empereur parut : on aurait cru qu'on le voyait pour la première fois. Sa Majesté avait beaucoup veillé ; ses traits se ressentaient de la fatigue. Son air était grave, mais calme, et sa parole, émue, allait à l'âme. D'abord, l'Empereur, suivant son usage dans ces sortes de cérémonies, commença par des questions oiseuses, et tout à coup, se laissant aller à l'émotion qui le maîtrisait, il annonça son départ. Ce n'était pas la foudre qui venait de tomber ; mais on avait cru l'entendre, et la stupeur était profonde. L'Empereur rentra dans son cabinet ; l'assemblée se sépara ; aussitôt le cri général fut : L'Empereur s'en va ! Mais où allait-il, cet Empereur ? C'est ce que Sa Majesté avait laissé couvert d'un voile mystérieux. Et chacun de faire son plan : l'extravagance avait un air de raison, la raison ressemblait à de l'extravagance. Une armée de 673 hommes marchant à la rencontre de toutes les armées de l'Europe ! Toutefois, l'opinion n'était pas inquiète. La garde impériale faisait éclater sa joie. Une foule d'Elbois se décidaient à suivre l'homme du destin.

Porto-Ferrajo offrait alors un coup d'œil dont l'imagination la plus ardente ne pourrait pas même se faire une idée.

L'Empereur nomma un gouverneur général de l'île d'Elbe. L'élu était Porto-Ferrajais, étranger à l'art militaire, et peu au niveau de la tâche qui lui était imposée. Précédemment il n'avait pas pu parvenir à se faire confirmer dans la sous-préfecture de l'île qu'il avait administrée par intérim. Mais c'était le plus influent des Elbois, et il commandait la garde nationale. C'est ce qui avait déterminé la décision de Sa Majesté.

Sa Majesté nomma aussi une junte gouvernementale pour l'île de Corse. Cette junte dut partir en même temps que l'expédition impériale. Les membres qui la composaient étaient tous Corses.

Les adieux commencèrent. Tous les compagnons de l'Empereur allèrent prendre congé de Madame Mère et de la princesse Pauline. Madame Mère était parfaite de noble résignation.

Les plus rudes moustaches ne pouvaient point retenir leurs larmes en entendant les touchantes recommandations que la princesse Pauline leur adressait en faveur de son auguste frère. Il n'y a qu'une sœur bien aimante et bien-aimée qui puisse parler ainsi : nous aurons à citer une foule de paroles remarquables.

Le mouvement était général.

L'embarquement des troupes, des armes, des chevaux, des munitions, des approvisionnements, tout se faisait en même temps avec rapidité, et l'obéissance prévenait le commandement. Mais à mesure que les heures avançaient, Porto-Ferrajo prenait une teinte douloureuse, et c'est facile à concevoir. L'Empereur allait partir, les jeunes gens des meilleures familles s'embarquaient avec lui.... Les pères, les mères, les parent, les amis ! Il y avait une part pour chacun dans la séparation qui allait s'opérer. Toutes les émotions du cœur et tous les sentiments de l'âme étaient en présence ; on lisait sur toutes les figures, dans tous les yeux ; le stoïcisme était impossible, les natures les plus froides se laissaient aller à une sensibilité d'imitation. On ne pleurait pas ; on ne riait pas.... Ce n'était ni de la peine ni du plaisir, ni de la joie ni de la douleur, ni de la crainte ni de l'espérance ; c'était cette disposition inexplicable de l'esprit qui fait aller au-devant de toutes les impressions, qui donne un empire absolu à chaque impression.

Les rues étaient encombrées. Chaque voyageur partant qui fendait la foule pour se rendre à son poste était moralement brisé par les embrassements, par les adieux, et ces scènes étaient incessantes.

C'est en cet état de choses que l'empereur Napoléon quitta la demeure impériale pour se rendre à bord du brick l'Inconstant.

Il était sept heures du soir : toutes les maisons étaient éclairées ; on ne se doutait pas qu'il faisait nuit. L'Empereur monta en calèche découverte ; le grand maréchal était à côté de lui. Sa Majesté se dirigea vers le port où le canot impérial des marins de la garde l'attendait. À l'approche de l'Empereur, tout le monde se découvrit, et comme si l'on s'était entendu à cet égard, la population resta un moment silencieuse. Il semblait qu'elle venait d'être frappée de stupéfaction. Mais bientôt une voix fit entendre le mot d'adieu, et toutes les voix répétèrent : Adieu ; mais une mère pleura et toutes les mères pleurèrent ; et le charme qui avait enchaîné la parole fut rompu, et tout le monde parla à Napoléon. Sire, mon fils vous accompagne. — Sire, les Elbois sont vos enfants. — Ne nous oubliez pas. — Ici, tout le monde vous aime. — Sire, nous serons toujours prêts à verser notre sang pour vous. — Sire, que le ciel vous accompagne ! Alors l'Empereur était peuple ; il comprenait le peuple, et son langage faisait vibrer son cœur. Personne n'était plus touché que lui.

La voiture atteignit lentement à l'embarcadère. Les autorités y étaient réunies depuis longtemps ; le maire de Porto-Ferrajo voulut haranguer l'Empereur ; les sanglots l'empêchèrent de prononcer un seul mot ; alors les sanglots furent universels. Sa Majesté était troublée ; cependant elle dit : Bons Elbois, adieu ! je vous confie ma mère et ma sœur... Adieu, mes amis, vous êtes les braves de la Toscane ! Et faisant un effort sur elle-même, elle se jeta presque machinalement dans le canot.

Toutes les embarcations du pays suivirent jusqu'au brick. Le brick appareilla immédiatement ; la flottille était déjà sous voile. C'est ainsi que finit le règne impérial de l'île d'Elbe.

Le pinceau historique de M. Baume vient de reproduire d'une manière fort remarquable la scène imposante du départ de l'île d'Elbe, et nous en félicitons bien sincèrement cet artiste.

 

Un compagnon d'infortune de l'empereur Napoléon.

 

FIN DE L'OUVRAGE