SOUVENIRS ET ANECDOTES DE L'ÎLE D'ELBE

DEUXIÈME PARTIE. — ANECDOTES DE L'ÎLE D'ELBE

 

CHAPITRE V. — LES TRAVAUX DE L'ÎLE D'ELBE.

 

 

I. — LA MAISON DE PONS.

 

Quant à la manière de me loger, l'Empereur avait plutôt sollicité qu'ordonné. Je pouvais donc faire ce que je croirais le plus convenable pour le rôle de représentant impérial qu'à mon corps défendant je devais jouer à Rio-Marine. Mon intention est seulement de faire comprendre que le fardeau était quelquefois un peu lourd, qu'il le devenait davantage du moment où je n'étais plus logé d'une manière digne des hôtes de l'Empereur qui m'arrivaient sous ses auspices.

L'Empereur m'autorisait à prolonger ma demeure dans le palais impérial, mais les maçons allaient s'emparer des appartements, et je ne pouvais pas faire dormir ma famille au milieu des décombres. Je dis dans le pays que je cherchais à me loger : j'eus immédiatement tout le pays pour logement. Deux des propriétaires les plus aisés se hâtèrent de me céder leurs maisons qui étaient contiguës, et je les fis communiquer. Le directeur des travaux des mines vint à la tête de cent ouvriers pour transporter mes meubles ; la chose fut faite comme par enchantement, et, sans le moindre embarras, je me trouvai tout à fait installé.

J'étais à peine installé chez moi que l'Empereur aurait pu désirer que je fusse encore chez lui. L'Empereur reçut la visite de lord Bentinck et de (nom en blanc), et les traita somptueusement. Mais le contre-coup tombait sur moi, pauvre chétif, qui étais aussi à peu près déchu, du moins d'habitation. L'avis qu'on me donna de la visite de ces deux personnages, extrêmement polis selon l'usage, semblait pourtant m'enjoindre de les recevoir avec distinction : le grand maréchal accompagnerait les hôtes de l'Empereur. C'était presque de l'étiquette ; je me le tins pour dit.

En effet, le grand maréchal à la tête du cortège britannique arriva à Rio-Marine, et, par habitude, il alla descendre au palais impérial, où il ne trouva que des travailleurs, ce qui fit rire les Anglais, sans pourtant amuser leur conducteur. La société vint me trouver ; je la reçus de mon mieux. La veille, j'avais aussi une autre compagnie anglaise assez nombreuse. Le grand maréchal croyait que j'aurais dû tenir bon dans le palais impérial ; je n'étais pas de son avis ; il me semblait, au contraire, que j'avais bien fait. La journée ne fut pas sans plaisir : la simplicité de la maison ne changea rien à la bonté des mets, à la qualité des vins, et les illustres (sic) de la Grande-Bretagne mangèrent et burent comme si de rien n'était. Ils furent d'ailleurs très aimables ; je fis pourtant une petite malice à lord Bentinck : je lui parlai contre ceux qui avaient corrompu la grande-duchesse Élisa, et il y était pour sa part. Il me dit que la grande-duchesse Élisa n'avait pas besoin d'être corrompue, ce qui était un peu vrai.

De retour à Porto-Ferrajo, le général Bertrand rendit compte à l'Empereur, et il lui fit connaître l'état de ma demeure. Sur quoi l'Empereur, sans même attendre de m'avoir parlé, m'envoya l'autorisation de reprendre possession du palais impérial, et je dus lui faire observer que la chose n'était plus faisable. Je me hâtai néanmoins d'aller le remercier de sa bonté ; il me dit dès que je l'abordai : Retournez au palais impérial aussitôt que cela vous sera possible ; casez-vous y encore, et alors vous continuerez à me recevoir. Il ajouta : Le jardin n'a pas cessé d'être à Mme Pons, ce qui décida Mme Pons à y retourner. On ne pouvait pas être meilleur que ce que l'Empereur était pour moi dans cette circonstance, mais il oubliait qu'il avait fait disparaître toutes les petites pièces pour n'en avoir que de grandes. Je conservai ma maison bourgeoise, et désormais tous les recommandés de l'Empereur durent descendre dans une demeure passablement plébéienne, ce qui ne veut pas dire que l'hospitalité y fut moins cordiale ou moins généreuse. Ce qu'il y eut d'étonnant à l'égard de ce palais impérial, qui partout ailleurs n'aurait été regardé que comme une petite bicoque, c'est qu'au milieu des préoccupations inséparables de son départ de l'île d'Elbe, l'Empereur lui donna un dernier regard, voulut qu'il fût définitivement mis à la disposition de Mme Pons. L'exécution de cette volonté, même après le départ de l'Empereur, n'éprouva aucune espèce d'obstacle. Ma femme resta dans le palais impérial tant que la bannière impériale put y rester arborée.

 

II. — APPROVISIONNEMENTS ET INDUSTRIES DE L'ÎLE.

 

Dès que l'Empereur eut fixé le logement qu'il destinait à son séjour habituel, il visita les petites cités de son petit empire : Rio, Longone, Marciana, Campo, Capoliveri, et, selon son usage, partout et toujours il examina ce qu'il y avait à examiner. Sa Majesté visita également l'île de la Pianosa, le rocher de Palmajola, deux dépendances de l'île d'Elbe, et, quoique le traité de Paris n'en fît pas mention, Sa Majesté en prit possession.

Le colonel anglais Campbell appelait cela faire des conquêtes, ce qui ne l'amusait pas, quoiqu'il ne se permît aucune observation en présence de l'Empereur.

C'est à l'île de la Pianosa que fut exilé et mourut Agrippa le Posthume. Cette île, jadis assez peuplée, aujourd'hui inhabitée, est propre à la culture ; elle a quatre lieues de tour, la distance de l'île d'Elbe est d'environ six lieues. L'Empereur chargea le capitaine du génie Larabit de la fortifier, et cet officier justifia pleinement la confiance de Sa Majesté. M. Larabit était alors fort jeune : il avait commencé la guerre à la campagne de Saxe, ses premiers pas militaires lui avaient mérité des éloges. C'est lui-même qui avait demandé à l'Empereur la permission de le suivre ; cependant, il ne put arriver à l'île d'Elbe que quinze jours après Sa Majesté ; son arrivée fit plaisir à tous les compagnons du grand homme. L'Empereur disait de lui : C'est une vieille tête sur un jeune corps. Maintenant M. Larabit est un de nos députés les plus consciencieux.

Palmajola est un rocher à quatre milles de l'île d'Elbe, sur le faîte duquel il y a une tour avec deux canons, et qui en temps de guerre sert à observer ce qui se passe dans le canal de Piombino.

Année commune, l'île d'Elbe ne récoltait de blé que pour son besoin de deux mois, et il est facile de penser que ce dénuement de la denrée de première nécessité absorbait la pensée de l'Empereur.

L'Empereur fit un traité avec un négociant génois. Sa Majesté lui concéda une grande étendue de terrain à la Pianosa : le négociant génois s'engagea à établir une colonie lucquoise sur cette île, à faire cultiver la terre qui lui était concédée, et à fournir aux Elbois à un prix avantageux une quantité de grain égale à leur consommation ordinaire de cinq mois. Ce traité, dont l'administration générale des mines fut chargée de discuter et de soutenir les clauses et conditions arrêtées par l'Empereur, ne laissait rien aux chances du hasard ; Sa Majesté avait tout prévu, et les stipulations pour la vente ou l'acquisition d'une grande province n'auraient certainement été ni plus ni mieux étudiées.

Ainsi les Elbois se trouvaient assurés de leurs approvisionnements en blé pour l'espace de sept mois.

Restaient cinq mois à la nécessité desquels il fallait parer.

L'Empereur acheta dans l'île d'Elbe même une vaste plaine appelée l'Aconna, dont le sol couvert des débris d'une antique forêt était totalement abandonné, et Sa Majesté appela de suite des Lucquois pour mettre cette propriété en culture. L'Aconna pouvait, année commune, fournir en céréales un approvisionnement de deux à trois mois.

C'était au moins neuf mois de tranquillité acquise ; disons mieux, il n'y avait plus à craindre, parce que la quantité des vins que l'île d'Elbe récoltait en sus de la consommation de ses habitants lui permettait de faire annuellement des échanges qui, terme moyen, lui procuraient une quantité de graminées pour la nourriture de trois mois.

Cela ne suffisait pas à l'Empereur : il disait que lorsque le pain était cher, tout était cher, et il voulait qu'on le mangeât bon marché. Aussi il s'occupa des champs jusqu'au moment où il crut que l'amélioration de la culture était telle qu'elle pourrait désormais doubler le produit auquel on était habitué.

Les pommes de terre étaient presque inusitées dans les ménages elbois. L'Empereur en prêchait la bonté et l'usage ; il engageait les cultivateurs à leur consacrer une partie du sol qu'ils faisaient fructifier. Sa Majesté se plaisait à donner le nom de parmentières aux pommes de terre ; elle disait que Parmentier avait rendu un service immense à l'humanité.

Sa Majesté ne s'occupait pas seulement du blé et des parmentières. Une vieille erreur faisait croire aux Elbois que le châtaignier et l'olivier ne prospéraient point sur le sol de l'île ; il y avait pourtant beaucoup de preuves du contraire. L'Empereur envoya en Corse pour y acheter une grande quantité de boutures de châtaigniers et d'oliviers, et, dès leur arrivée à Porto-Ferrajo, il les distribua aux propriétaires ruraux. Les châtaigniers furent placés sur les revers des montagnes au septentrion, et les oliviers partout où le soleil donnait en plein. Sa Majesté envoya aussi en Toscane pour faire l'acquisition de pépinières de mûriers : elle pensait que la propagation de cet arbre pouvait être une source de prospérité pour les Elbois.

Les marais salants du golfe de Porto-Ferrajo appartenaient à l'État, mais ils avaient été mal administrés, mal soignés, et l'Empereur, après les avoir fait mettre en bon ordre, les afferma avantageusement à un Milanais fort capable de les bien exploiter.

Les madragues de l'île d'Elbe sont renommées. Le fermier, Génois d'origine, avait fait une grande fortune dans cette entreprise, et il méritait son riche succès, car il faisait beaucoup de bien. L'Empereur désira que cet honorable industriel donnât plus d'extension à la pêche du thon, et le fermier créa une autre madrague. Cette extension donnée à la pêche du thon augmentait un peu, bien peu, les revenus de l'Empereur : mais ce n'est pas ce que Sa Majesté avait en vue, et son but principal était d'occuper fructueusement des bras. D'ailleurs, la pêche du thon favorisait beaucoup la vie animale des Elbois.

Dans des temps peu reculés, les Elbois se livraient à la pêche du corail et des anchois, et l'on trouvait encore des personnes qui pouvaient donner de bons renseignements à cet égard : l'Empereur les consulta. Sa Majesté prit ensuite les dispositions les plus capables de faire renaître et fleurir cette branche de commerce et d'industrie.

 

III. — PORT DE RIO.

 

L'Empereur porta sa pensée sur Rio-Marine ; il m'écrivit directement pour savoir s'il ne serait pas possible de parer aux dangers de la rade riaise en faisant faire un port par une compagnie qui ensuite prélèverait un droit sur tous les bâtiments qui viendraient y mouiller. — J'appelle lettres directes de l'Empereur celles que l'Empereur dictait à son secrétaire intime et dans lesquelles le secrétaire intime parlait au nom de l'Empereur.

Il n'y avait pas à Rio-Marine, ni de loin ni de près, possibilité de trouver un seul actionnaire, et à Rio-Montagne encore moins : Rio-Montagne est sans fortune, celui qui a quelques écus d'économie les emploie de suite à l'achat d'une pièce de terre. Les Riais de Rio-Marine n'ont jamais un denier de disponible ; tout ce qu'ils gagnent est employé à faire construire des bâtiments de cabotage, ce qui les met souvent dans la nécessité de recourir à des emprunts onéreux. Je représentai cela à l'Empereur, je lui rappelai ce qui s'était déjà passé à l'égard de ce port. L'Empereur me répéta tout ce que le grand chancelier de la Légion d'honneur lui avait dit à cet égard. Voici :

Le vent du nord-est est le vent traversier de la rade de Rio-Marine. Dès que ce vent souffle un peu fort, les bâtiments en rade sont obligés de lever l'ancre et d'aller se réfugier à Longone, ce qui leur occasionne une perte d'argent et une perte de temps. Quelquefois même cette nécessité d'abri donne des soucis. Il y a bien, à un mille au sud de la rade, une calanque appelée Porticcioli qui peut recevoir trois bâtiments et dont on profite dans les cas d'urgence, seulement dans la belle saison. Cette calanque n'offre d'ailleurs des garanties de sûreté que lorsqu'on s'y est orienté pendant un temps calme. Encore, il n'est pas très rare que le vent traversier empêche de charger et d'expédier du minerai. Cet empêchement dure souvent plusieurs jours, quelquefois une semaine, un mois (sic). Il n'en faut guère plus pour occasionner la ruine d'un établissement de hauts fourneaux de fonte qui n'a pas eu la précaution de faire ses approvisionnements pour toute la saison des travaux.

En 1812, convaincu que je pouvais par les seules ressources de l'administration des mines, sans une bien grande augmentation de dépense pour la Légion d'honneur, construire un port à Rio-Marine, j'en fis la proposition raisonnée au grand chancelier, et le génie militaire fut consulté au lieu et place du génie des ponts et chaussées qu'on n'avait pas sous la main. Le génie militaire trouva que le ruisseau-torrent qui alimente la fontaine ainsi que les moulins de Rio-Montagne, se perdant dans la mer précisément à l'endroit où le port aurait dû être construit, occasionnerait, par l'entraînement de la pente rapide, des frais incessants de recreusement, et, fondé sur cet inconvénient, il ne fut pas de mon avis. L'inconvénient n'existait pas le moins du monde, puisque le cours du ruisseau pouvait facilement être détourné. Plus tard le génie militaire fut de mon avis, mais alors il n'était plus temps.

L'Empereur voulut aller sur les lieux. Son regard fut un regard de conviction ; il indiqua comment le ruisseau-torrent devait être détourné, et il montra du doigt le point où il devait aller se perdre. Il demanda de suite une embarcation, ainsi que tout ce qui était nécessaire au sondage de l'emplacement désigné. Il sonda lui-même, il se mouilla beaucoup, quoique le temps fût assez froid, et son travail fini, comme si de rien n'était, il retourna à Longone d'où il était venu. Je crois que l'Empereur avait un peu exagéré le nombre de bâtiments que le port aurait pu contenir, d'après le tracé visuel qu'il en avait fait lui-même. Combler par une jetée l'espace de mer qu'il y a entre la tour et l'îlot de la rade, faire une seconde jetée qui, appuyée sur le même îlot, s'avancerait vers la viguerie dans une longueur convenable, et remplacer le pont de bois par un môle en pierre trois fois plus étendu ; les jetées faites des pontons auraient creusé l'enceinte du port pour égaliser le fond, particulièrement à l'ancienne embouchure du ruisseau-torrent, qu'avant tout l'on aurait détourné : tel était le plan de l'Empereur. Il le dessina sur place, complètement, en précisant, proportionnellement à l'œil, la viguerie, la plage riaise, le pont de bois, le ruisseau, la tour et l'îlot qu'on appelle scoglietto. Il marqua même l'emplacement que devrait avoir la maison sanitaire.

Les capitaines de la marine marchande que j'avais de suite fait appeler pour qu'ils préparassent immédiatement l'embarcation que l'Empereur désirait, montèrent, comme matelots, la meilleure de leurs chaloupes et allèrent embarquer l'Empereur, qui fut touché de leur attention. Les capitaines croyaient que l'Empereur les laisserait se charger du soin du sondage, mais il leur évita cette peine.

Ce n'était pas une chose sans intérêt que de voir le grand Napoléon, une longue perche ou une corde plombée dans les mains, se faisant conduire successivement dans toutes les directions et travaillant autant qu'un mercenaire. Je fis une bonne observation morale : l'embarcation était petite ; elle balançait beaucoup, l'Empereur n'était pas toujours ferme sur ses jambes, et quelquefois il chancelait. Ordinairement, les marins rient de ces sortes de choses. Mais les capitaines de la marine marchande ne riaient pas ; loin de là ; ils éprouvaient un frémissement d'émotion chaque fois que l'Empereur ne paraissait pas se tenir solidement, et les deux plus forts d'entre eux s'étaient, sans rien dire, placés à ses côtés pour veiller à sa sûreté.

J'avais fait préparer un rafraîchissement pour l'Empereur. Lorsqu'il débarqua de la chaloupe, je le lui offris, mais il me répondit qu'il était trop mouillé pour s'arrêter chez moi ; et pendant que je donnais des ordres pour qu'on lui apportât quelque chose sur le rivage, un des capitaines qui venaient de lui servir de matelots, le capitaine François Giannoni, lui dit en italien : Majesté, j'ai du vin aleatico qui ressuscite les morts, et je vous prie de le goûter. L'Empereur ne se fit pas prier davantage ; il prit un doigt d'aleatico, trempa un biscuit et monta à cheval.

En montant à cheval il se passa une scène qui avait son côté burlesque, mais dont l'Empereur sourcilla, et ce n'était pas sans raison. Il y avait à Rio-Montagne un sergent-major, Édouard Castelli, frère de l'excellent capitaine Castelli, qui avait une force vraiment herculéenne et dont l'esprit n'était pas transcendant. L'Empereur avait déjà le pied gauche à l'étrier, il prenait son élan pour se mettre en selle, lorsque Édouard Castelli, trouvant sans doute que l'Empereur ne montait pas assez vite, le prit par derrière, l'enleva et le jeta presque sur le cheval. L'Empereur résista en vain ; il dut subir la loi de la force. Dès qu'il fut à cheval, il regarda sérieusement Édouard Castelli et lui dit : Que cela ne vous arrive plus ! Ce pauvre gros garçon d'Edouard Castelli était tout ébahi qu'on le blâmât au lieu de l'admirer. Cette étourderie lui valut pourtant les épaulettes de sous-lieutenant, qu'il eut quelques jours après.

 

IV. — L'INGÉNIEUR BOURRI.

 

Parmi les personnes qui venaient pour le voir, l'Empereur distingua M. Bourri, homme d'une haute capacité industrielle, le premier entrepreneur français des mines de fer de Rio. M. Bourri, je crois, Lyonnais de naissance, était l'ancien directeur de la fonderie militaire de Valence, et, au moment de son arrivée à Porto-Ferrajo, il dirigeait les hauts fourneaux du prince Lucien, avec lequel il paraissait associé. M. Bourri, toujours plein de grands projets, ne reculait devant aucune entreprise ; il aurait pris l'Europe à ferme, si quelqu'un avait eu le droit de la lui affermer. Instruit, expérimenté, insinuant, sa conversation intéressait ; et l'Empereur la mit à contribution. J'étais lié avec lui. Je pouvais croire que j'entrais pour une part dans son voyage à l'île d'Elbe ; mais je n'étais pas à Porto-Ferrajo lorsqu'il y arriva, et il avait déjà eu une audience de l'Empereur alors qu'il vint me trouver à Rio. Il y venait pour me parler de l'Empereur, et les yeux brillants de joie, les bras étendus, sans cependant songer à m'embrasser, il m'aborda avec un élan d'enthousiasme : Je n'ai pas eu besoin de vous attendre ; il m'a fait appeler, il m'a reçu de suite. Il m'a parlé de tout, de la fonderie de Valence, des fourneaux de la Romagne, des mines de Rio, du charbon de terre, des transports, des usines... Quel homme ! Il faut savoir ce qu'il a été, autrement on ne s'en douterait pas, tant il est pénétré des affaires auxquelles on le croyait le plus étranger. Lucien se vante d'en savoir autant que lui ; c'est ridicule. Il dit qu'il l'a fait empereur, c'est plus ridicule encore. L'Empereur a été empereur par la force des choses autant que par la force de son génie... Triste homme que ce Lucien : il fait le républicain à Paris et le despote à Rome. L'Empereur a un grand projet en tête, il vient demain ; il faut que nous lui préparions un rapport. N'allez pas vous opposer à ses désirs, parce que vous me feriez tort... J'ai parlé artillerie avec le général Drouot : il est modeste comme une jeune fille bien élevée. J'ai vu deux de mes canons : j'en ai été bien aise. Il me semble que l'Empereur a été content de moi... Je suis vraiment jaloux de la gloire de ses fidèles...

L'Empereur vient demain pour un grand projet, m'avait dit M. Bourri, et je lui demandai quel était ce projet, L'Empereur, me répondit-il, voudrait, par une digue très forte, arrêter le cours du ruisseau qui va se perdre dans la mer, en ramasser les eaux ainsi que celles des pluies d'hiver, et, au printemps prochain, se servir de ce grand réservoir pour faire marcher un haut fourneau de fonte, que l'on s'empresserait de construire... Cette idée n'était pas une idée nouvelle ; je l'avais eue avant l'Empereur, M. Bourri avant moi. Mais personne ne s'était hasardé à soutenir radicalement ce projet, parce que, quoique sous l'Empire, époque à laquelle l'on ne reculait pas devant les dépenses publiques, la création complète d'un tel établissement devait absorber des sommes considérables, et qu'il était presque démontré que l'emploi de ces sommes n'obtiendrait pas un résultat analogue à leur importance. Puis venait le manque total de bois et de charbon de terre. Il y avait une autre considération qu'il ne fallait pas perdre de vue : c'était la concurrence que cette usine établirait avec toutes les usines semblables du continent. Avant 1815 il y avait un moyen de parer à ce grave inconvénient : c'était de ne fondre que de la gueuse et de ne l'employer exclusivement qu'au lestage de notre marine militaire, tandis qu'aujourd'hui nous ne pourrions vendre la fonte que dans les lieux où les hauts fourneaux trouvent depuis des siècles des débouchés pour la leur. M. Bourri cherchait à combattre ces raisons, devant lesquelles pourtant il avait précédemment reculé. Ce n'était pas même les seules qu'on pouvait mettre dans la balance. Nous raisonnâmes, nous calculâmes, et tous nos calculs et tous nos raisonnements nous ramenèrent au point de départ, c'est-à-dire que cette usine serait trop coûteuse pour son rapport probable, sans compter le mal qu'elle pourrait occasionner.

L'Empereur m'avait bien parlé de ce projet, mais vaguement : j'avais cru à une de ces idées fugitives qui sillonnaient sans cesse son génie.

Le lendemain, l'Empereur ne vint pas à Rio ; nous l'attendîmes en vain. Le soir il me fit appeler à Porto-Ferrajo ; je m'y rendis avec M. Bourri. Il pouvait se faire que M. Bourri n'eût pas bien compris l'Empereur ; du moins l'Empereur ne me parut pas aussi pénétré que M. Bourri des avantages qu'il y aurait à d'aussi grandes constructions. Il me fit expliquer mes doutes et il me dit : Nous irons ensemble vérifier cela sur les lieux ; ensuite il ajouta en riant : Je me tenais en défense contre vous ; car je ne supposais pas que vous reculeriez devant l'emploi du mortier. L'Empereur faisait allusion à ce que j'avais beaucoup fait bâtir à Rio. Il me parla avec avantage de M. Bourri ; il trouva seulement qu'il y avait trop de choses dans sa tête, que ces choses étaient pêle-mêle, et qu'elles s'étouffaient réciproquement. M. Bourri convenait que l'Empereur l'avait jugé comme s'il l'avait connu toute sa vie. L'Empereur le reçut encore ; il le convainquit, et M. Bourri ne compta plus sur l'usine. Toutefois, l'Empereur n'avait pas pris un parti définitif ; quelque temps après, il alla examiner les lieux, son examen fut approfondi. Il fit une foule de calculs ; il voulut savoir d'où l'on tirerait les bois ou les charbons, quel serait leur prix de revient, quelles chances il y avait à courir pendant la guerre, quels écoulements pendant la paix. Enfin, après une grosse matinée de travail, il clôtura son opération par ces paroles : L'avantage pour nous serait douteux, tandis que le désavantage pour les autres serait certain, et le plus sage est de s'abstenir. Il ne faut pas, d'ailleurs, que les gouvernements tentent même de faire perdre ceux qu'ils ont le devoir de faire gagner. Je suis encore gouvernement. L'Empereur appuya sur ces derniers mots, qu'il prononça d'ailleurs avec dignité[1]. Lorsque je racontai à M. Bourri l'emploi de cette matinée, il resta un moment pensif, puis il s'écria avec amertume : Et cet homme est tombé du trône de France au trône de l'île d'Elbe !

M. Bourri avait apporté à l'Empereur une maisonnette en bois qui se montait et se démontait avec une facilité étonnante, et que l'on pouvait par conséquent changer de place à volonté. Cette maisonnette avait plusieurs pièces ; il fallait deux heures pour la monter et une heure pour la démonter. La première pensée de l'Empereur fut de la destiner au plateau de Monte Giove, mais cette pensée ne fit que passer, et, se reprenant, il dit de suite : Bah ! avec cette maison, sur le Monte Giove, privé de voisinage, je serais seul logé, et cela ne doit pas être. Je m'en servirai à l'Aconna. Néanmoins, la maisonnette ne servit jamais. J'ignore même ce qu'elle est devenue.

 

V. — LES PLANTATIONS. - LES LAZARETS.

 

L'on dirait qu'un génie infernal a toujours éloigné de l'île d'Elbe les institutions locales nécessaires pour bien instruire les Elbois et pour les faire concourir aux progrès incessants du monde moral. Que peut une peuplade qui, pauvre par la nature du sol qu'elle habite, n'a que des écoles primaires, et qui, afin de trouver des écoles secondaires, doit vendre jusqu'aux derniers lambeaux de ses vêtements pour aller les chercher sur le continent ?

Le climat de l'île est un climat béni du ciel, la glace et la neige y sont presque inconnues. Néanmoins, les paysans elbois, en général, s'imaginent que leur terrain n'est pas propre à l'olivier ; ils en repoussent la culture. C'est en vain que les hommes les plus instruits ont cherché à les détromper : ils n'ont pas voulu sortir de leur vieille ornière. Depuis vingt-cinq années, plusieurs propriétaires expérimentés ont fait des plantations qui toutes ont réussi ; ce fait matériel n'a pas pourtant pleinement suffi pour convaincre la masse des campagnards. Il y a toujours des objections, particulièrement celle que l'olivier reste trop longtemps pour produire. On dirait que le paysan entêté ne veut songer qu'à lui, que dans son égoïsme il ne porte pas ses regards sur sa progéniture. L'île d'Elbe n'a pas la centième partie des oliviers qu'elle pourrait avoir. Les figuiers encombrent les vignes : cependant le figuier dévore une grande partie de la substance nécessaire à la vigne qui l'entoure : la vigne souffre aussi de l'ombrage du figuier. Le vigneron le sait, il le dit, mais il ne remplace pas le figuier par l'olivier.

Toutefois les Elbois n'osèrent pas méconnaître les conseils paternels de l'Empereur. Il offrit de faire venir à ses frais du continent tous les quantités ainsi que toutes les qualités de pieds d'olivier qu'on lui demanderait, et il alla au-devant de tous les propriétaires qui avaient besoin de recourir à l'accomplissement de cette offre généreuse. L'Empereur manifestait un grand contentement lorsqu'on lui annonçait quelque plantation. Il pressait les retardataires, il visitait leurs domaines, et ses paroles de persuasion finissaient par vaincre les plus obstinés.

Le mûrier manquait totalement à l'île d'Elbe. Cela étonna et affligea l'Empereur : convaincu que le mûrier pouvait devenir une production avantageuse pour les Elbois, il se décida immédiatement à se procurer des pépinières.

Aussitôt que possible les mûriers ornèrent les routes, ainsi que les lieux publics où il pouvait être convenable d'en planter, et les propriétaires en admirent dans leurs propriétés.

L'île d'Elbe manquait aussi presque généralement, surtout dans sa partie orientale, de l'arbre populaire qui ne redoute pas le froid, le châtaignier, et l'Empereur songea à remplir ce vide de la culture elboise. Il n'y avait pas d'objections possibles contre le châtaignier, puisque c'était l'arbre qui faisait la principale propriété rurale du territoire de Marciana. L'Empereur eut recours à la Corse pour l'acquisition d'une grande quantité de plants de châtaigniers.

Des oliviers et des mûriers dans les vallées qui sont pour ainsi dire des foyers de chaleur naturelle, ainsi que sur les montagnes secondaires, du côté qui donne en plein midi, ou au bas des hautes montagnes où le soleil jette son feu ; et la réussite de ces deux arbres sera assurée. Puis les châtaigniers sur les revers des montagnes qui font face au nord.

C'est de cette manière que l'Empereur donnait des leçons d'agriculture aux paysans, avec lesquels il aimait beaucoup à s'entretenir. Ce n'est pas que l'Empereur se bornât à leur parler de ces trois qualités d'arbres ; il leur parlait aussi horticulture, choux, raves, oignons, et l'on aurait pu croire qu'il était l'homme des champs. J'ai toujours pensé que lorsqu'il allait faire ses promenades agricoles, il venait d'étudier la Maison rustique, ou tout autre ouvrage de cette nature, et que c'étaient les lumières de la théorie qu'il dispensait de suite à la pratique. J'ai entendu l'Empereur enseigner à mon jardinier comment il devait s'y prendre pour avoir constamment des bons radis et de la bonne salade. Quand et comment l'Empereur pouvait-il avoir appris cela ?

Je dus faire un voyage en Toscane. L'Empereur m'ordonna d'aller à Lucques pour y traiter avec les propriétaires de pépinières d'olivier et de mûrier. Il m'ordonna aussi de chercher des familles qui voudraient s'établir à l'Aconna, où il avait lui-même fait le tracé d'un village qui devait y être construit. Lorsque je fus prendre congé de lui en m'entretenant de ce qu'il avait l'intention d'exécuter, il me dit : L'île d'Elbe a en elle-même tout ce qu'il faut pour le bien-être matériel de ses habitants, et sans qu'ils s'en aperçoivent, j'espère que je conduirai les Elbois au bonheur possible.

La forêt de Giove, la seule forêt de l'île, avait été maltraitée et presque détruite. L'Empereur alla la visiter : il fut indigné de la négligence de l'autorité compétente. Il réunit l'administration de cette forêt à l'administration des mines. Il me prescrivit de faire rigoureusement exécuter les lois sur les eaux et forêts. Mais la vue de cette forêt reporta sa pensée sur les antiques forêts dont les montagnes de l'île étaient couvertes, et, en regardant toutes ces montagnes actuellement d'une nudité presque absolue, il éprouva le besoin de les rendre à leur splendeur primitive, c'est-à-dire de les envelopper de chênes ; il parla de faire pour l'île d'Elbe ce qu'il voulait faire pour l'île de la Pianosa, une semence générale de glands de la forêt Noire, semence qui aurait lieu en même temps qu'une semence de graines d'acacia. L'Empereur disait : Le chêne vient doucement ; l'acacia, au contraire, vient vite ; et le chêne est à peine enfant que l'acacia arrive à la vieillesse. L'acacia est donc nécessaire pour abriter et sauvegarder le chêne, jusqu'à ce que le chêne n'ait plus besoin d'être abrité et sauvegardé.

J'ai vu entre les mains de M. le comte de Lacépède, alors grand chancelier de la Légion d'honneur, une note qu'il gardait comme une relique précieuse et qui était intitulée : Du repeuplement forestier des montagnes de la France. Cette note était l'œuvre de l'Empereur ; elle ne contenait presque que des chiffres. L'Empereur avait calculé le temps qu'il faudrait pour l'accomplissement de cette opération : c'était quatre-vingt-deux années. Son intention était que cette richesse immense constituât un jour la dotation de la Légion d'honneur et des récompenses nationales. M. le comte de Lacépède ne peut pas avoir perdu ce morceau de papier, il y tenait trop. Mais il est à craindre qu'après lui l'on n'ait pas connu la valeur de ce document.

L'Empereur eut la pensée immense de faire de l'île d'Elbe l'entrepôt du commerce universel. Une île sous un heureux ciel ; deux rades sûres et magnifiques qui pouvaient chacune recevoir et abriter des escadres ; le port de Porto-Ferrajo déjà fait, le port de Longone demandant peu à faire ; une forteresse de premier ordre, une autre forteresse importante ; des côtes bien gardées, ou pouvant facilement l'être ; de bons emplacements pour deux lazarets, un pour la grande quarantaine, l'autre pour la quarantaine ordinaire : c'était vraiment au grand complet. Le génie de l'Empereur était plus complet encore ; mais il n'en était pourtant pas encore venu à la transmutation des métaux, et il n'avait pas la faculté de transformer les mines en mines d'or. Il fallait des montagnes d'or pour exécuter ce projet extraordinaire. Ainsi le génie de l'Empereur, malgré toute sa puissance, devait nécessairement s'arrêter devant le besoin d'or.

Sous l'Empire, la grande-duchesse de Toscane m'avait demandé mon opinion écrite sur l'administration sanitaire des lazarets de Livourne, et plus tard M. le baron Capelle, préfet du département de la Méditerranée, fut chargé de rédiger des règlements à cet égard. L'Empereur m'avait deux fois parlé de cela. Alors il m'en parla encore, et il me communiqua son intention : ainsi son plan était de placer le lazaret de la grande quarantaine au fond de la rade de Longone, le lazaret ordinaire au fond de la rade de Porto-Ferrajo. Je lui fis observer que la communication nécessaire, indispensable entre ces deux lazarets, serait très difficile, même très dangereuse par un chemin commun à tout le monde, et il me répondit : Je ferai creuser un canal qui réunira tout l'établissement. Je lui fis observer encore que des travaux aussi considérables l'obligeraient à des dépenses énormes, et il me répondit : Il faut bien espérer que ces messieurs me rendront le trésor qu'ils m'ont pris. Enfin je lui rappelai que le Directoire exécutif avait eu pour les îles d'Hyères une pensée à peu près égale à la sienne, et il me dit en riant : Est-ce que le Directoire avait des pensées ?

Sans renoncer au grandiose de sa première idée, l'Empereur en réduisit cependant les proportions, et pour le moment il se borna à un lazaret et à un port de quarantaine à Porto-Ferrajo, ce qui paraissait néanmoins être encore bien au-dessus de ce que sa situation du moment lui permettait de faire. Mais l'Empereur n'attachait d'importance à l'argent que de son utilité pour les créations sociales ; son système n'était pas d'enfouir les trésors, encore moins de les jeter hors de l'État.

Le commandant du génie Raoul fut chargé de lever le plan du lazaret et du port de quarantaine qui, tout en attenant au lazaret, devait être construit à l'endroit appelé les Fosses, où par ordre mouillaient les bâtiments qui n'étaient pas admis à la libre pratique. L'Empereur veillait attentivement à ce que le travail de l'ingénieur donnât dans le plan un lazaret spacieux, bien distribué, réunissant l'agréable à l'utile. Lorsque des occupations particulières l'empêchaient d'aller sur le lieu des opérations, le commandant du génie lui en rendait régulièrement compte, et il les modifiait selon ses vues.

Alors l'Empereur organisa une administration sanitaire absolument indépendante de l'administration sanitaire de Livourne. De suite la guerre des pouvoirs sanitaires fut déclarée entre Livourne et Porto-Ferrajo ; on combattit à coups de quarantaines. C'était ridicule ; de part et d'autre, l'on ne s'était jamais mieux porté ; ce qui, réhabilitant mutuellement les patentes de santé, rendit à ces laissez-passer le caractère de libre communication que la discorde leur avait fait perdre. La paix fut signée entre les deux puissances sanitaires. Porto-Ferrajo et Livourne cessèrent tout à coup d'avoir la contagion. Ils ne se considérèrent plus tour à tour comme des pestiférés. Mais cette paix était une paix plâtrée, à double entente, une de ces paix que l'Angleterre fait lorsqu'elle ne peut plus continuer la guerre.

L'administration sanitaire de Livourne a la vieille habitude d'opprimer l'administration sanitaire de Porto-Ferrajo. Fière d'une indépendance sans contrôle, elle se renferme orgueilleusement dans son alter ego (sic), et, presque insouciante du bien public, ne faisant que ce qu'il lui plaît de faire, elle laisse crier ceux qui crient. Mais je ne crois pas qu'aucune administration puisse faire preuve de plus d'ignorance qu'elle. C'est certainement la plus mauvaise de la Toscane, où toutes les administrations devront être régénérées le jour où le ciel rendra ce beau pays à sa dignité originelle.

Je crois que je fus la seule personne que l'Empereur employa, dans cette circonstance, pour la discussion comme pour la correspondance de cette affaire, et je ne le vis qu'une seule fois consulter M. Bigeschi père, duquel, me dit-il, il n'avait pu tirer aucune espèce de renseignement.

 

VI. — RÉSUMÉ DES TRAVAUX.

 

Le tableau de prospérité que l'île d'Elbe, après tant de détresses, offrait depuis l'arrivée de l'Empereur à Porto-Ferrajo, avait quelque chose de quasi miraculeux ; et cet ensemble de travaux en vigueur ou de projets dont on préparait l'exécution, en grandissant la dignité humaine, démontrait et consacrait la puissance suprême du génie.

Une demeure impériale sur chacun des points cardinaux de l'île, à Porto-Ferrajo, à Longone, à Rio-Marine, à Marciana. Demeures à faire ou à refaire.

Un château rural au centre : Saint-Martin. Amélioration complète du bâtiment. Remaniement général de la propriété.

Réforme et perfectionnement des casernes, des hôpitaux, des magasins, et reprise des travaux de fortification à Porto-Ferrajo.

De nouvelles dispositions pour le casernement de Longone.

Réparations importantes à la grande citerne publique.

Travaux d'essai pour parvenir à trouver une source d'eau douce.

Le Fort Anglais ajoutant à sa supériorité.

La dernière main mise au fort de Montebello.

Les greniers d'approvisionnement et de réserve mieux appropriés à leur destination.

Premières opérations pour un lazaret.

Bâtiments d'habitation pour les personnes en quarantaine.

Changements de construction pour de vastes écuries.

Ouvertures, redressements et études de chemins.

Tentatives d'une haute importance en agriculture.

Exploitation de carrières de marbre.

Ouverture d'ateliers de sculpture.

Restauration de la forêt de Giove.

Études pour un port à Rio-Marine.

Des logements militaires et une forte batterie à la Pianosa.

Le logement de Palmajola rendu plus commode ; la batterie plus utile.

Toutes les améliorations abordées et étudiées.

Après l'utile, l'agréable, en rendant l'agréable utile : l'embellissement des promenades publiques par des arbres de production lucrative. L'érection d'un théâtre public.

Si tout cela, marchant de front, malgré la privation presque absolue de ressources, n'était pas dans sa réunion considéré, du moins d'une manière relative, comme un travail gigantesque, je briserais ma plume, et, découragé, je ne me hasarderais plus à dire la vérité aux hommes.

C'était dans l'infortune que l'Empereur devait atteindre au plus haut degré de sa grandeur. Il fut plus grand au fort de l'Étoile qu'au palais des Tuileries ; il fut plus grand à l'île de Sainte-Hélène qu'à l'île d'Elbe. Je le dis avec ma conscience : l'histoire ne m'a pas fait connaître un plus grand homme que Napoléon mourant.

Toutes les opérations partaient de l'Empereur. L'Empereur ne mettait aucun intermédiaire entre lui et les personnes qu'il chargeait d'opérer, de telle sorte qu'il était seul pour satisfaire aux réclamations ou aux besoins de ceux qui, par son ordre direct, avaient la main à l'œuvre. On manquait de quelque chose, on le demandait à l'Empereur ; et, dans son premier mouvement d'autorité suprême, l'Empereur disait : Adressez-vous à un tel. Or, ce tel était constamment l'administrateur général des mines, et cela ne l'amusait pas toujours.

Cette manière expéditive n'était pas du désordre pour l'Empereur, mais elle renouvelait la tour de Babel pour moi, et elle absorbait mes approvisionnements. Celui-là me demandait des hommes, celui-ci me demandait des outils ; l'un voulait des bois de charpente, l'autre voulait des chariots ; le militaire avait besoin d'un corps de garde, l'artiste, d'un lieu pour travailler ; le génie et l'artillerie sollicitaient sans cesse. On parlait au nom de l'Empereur, j'écoutais. Ensuite, je me plaignais : l'Empereur n'était pas blessé de mes plaintes ; au contraire, il m'assurait que cela n'arriverait plus ; néanmoins, un moment après, cela arrivait encore. Il est vrai que l'établissement des mines était le seul dans l'île qui eût des ressources importantes.

L'Empereur n'était propre qu'au commandement ; sa parole était presque toujours un ordre. Il ne concevait pas qu'on pût avoir la pensée de ne pas lui obéir. Aussi il commandait sans distinction de rang ou de grade, le grand comme le petit et le vieux comme le jeune. Au premier qui dans les affaires courantes lui tombait sous la main, il disait : Faites, et c'était sans conséquence. Bien fou celui qui en aurait tiré vanité ou qui aurait cru à une humiliation ; rien de tout cela. L'Empereur ne se servait des hommes que pour faire marcher les choses ; c'est dans ce but unique que sa prépotence planait sur tous. Sa volonté s'arrêtait devant la dignité : un refus digne mettait une barrière à son pouvoir absolu ; il ne s'offensait pas d'une résistance honorable. C'est à la suite d'une longue résistance à ses ordres que l'Empereur m'honora de sa bonté, de sa confiance, et qu'il me confia le secret de sa nouvelle destinée. Un jour viendra où des centaines de faits de cette nature passeront des mémoires particulières (sic) dans l'histoire générale de cette vie immense.

Tous les travaux entrepris ou projetés concouraient à la solution du plan gigantesque que Napoléon avait formé en faveur de la prospérité elboise, et ce plan se serait accompli si la destinée de l'Empereur avait été de passer le reste de sa vie à l'île d'Elbe. Ici, plus que jamais, nous devrons nous borner à citer les faits.

L'île d'Elbe est parfaitement placée pour un commerce universel d'entrepôt et d'échange. Les rades de Porto-Ferrajo et de Porto-Longone sont excellentes, même pour les vaisseaux de haut bord, et elles sont gardées par de bonnes forteresses, celle de Porto-Ferrajo surtout. Porto-Ferrajo a d'ailleurs un port marchand dans lequel les navires de commerce sont en toute sûreté.

Comme forteresse, Porto-Ferrajo est plus fort que Mahon, presque aussi fort que Gibraltar, et bien approvisionné et bien défendu, il faudrait du temps pour le réduire. Mais Porto-Ferrajo, mis en état de profiter pleinement de tous les avantages dont la nature l'a favorisé, attirerait facilement à lui le commerce de Livourne, et alors Livourne, l'unique port de la Toscane continentale, où les bâtiments sont mal abrités, où le lazaret est loin d'offrir tous les avantages désirables, Livourne serait bientôt écrasée. Aussi les souverains de la Toscane n'ont jamais voulu que Porto-Ferrajo fût autre chose qu'un lieu de presidio et d'exil.

L'empereur Napoléon, quant à Porto-Ferrajo, avait un intérêt tout opposé à l'intérêt des princes de l'Étrurie, et il n'était pas dans ses principes de négliger un moyen de gloire et de grandeur. Sa Majesté crut donc qu'elle pouvait et qu'elle devait faire de l'île d'Elbe un lieu cosmopolitain, un point de contact pour toutes les nations, et elle s'occupa de ce projet qui se serait réalisé si l'Empereur était resté à l'île d'Elbe.

L'empereur Napoléon était encore plus grand administrateur que grand capitaine. Il aimait assez à raconter ce qu'il avait fait en administration aux différentes époques de sa carrière dans l'artillerie ; son premier temps occupait sa mémoire : Quand j'étais lieutenant... quand j'étais capitaine. Ces mots-là lui étaient familiers.

 

 

 



[1] Il y avait quelque chose tout à la fois d'admirable et d'incompréhensible dans les discussions que l'Empereur soulevait ; il allait jusqu'aux entrailles des questions les plus opposées et auxquelles on le croyait le plus étranger : il les tournait et les retournait ; il les prenait sous toutes les formes et de toutes les façons ; il ne les quittait que lorsque tous les raisonnements étaient épuisés. L'Empereur souffrait très bien la controverse, il soutenait son opinion, il cherchait à la faire prévaloir ; mais il s'arrêtait dès qu'on l'avait convaincu. Un léger mouvement des épaules était l'indice le plus ordinaire de son mécontentement. Après ce mouvement on pouvait tout dire. Le mécontentement de l'Empereur dans les discussions d'affaires, quand on parlait de bonne foi, n'avait pas d'autre durée que celle d'un instant.