SOUVENIRS ET ANECDOTES DE L'ÎLE D'ELBE

DEUXIÈME PARTIE. — ANECDOTES DE L'ÎLE D'ELBE

 

CHAPITRE IV. — LES PROMENADES ET EXCURSIONS DE NAPOLÉON.

 

 

I. — LA CHASSE ET LA PÊCHE.

 

Avant de terminer la série des projets qui fourmillaient dans l'esprit de l'Empereur, je dois consacrer quelques mots au cap Stella et dire à quel emploi il devait servir. Le cap Stella part de la côte méridionale de l'île d'Elbe, il s'avance environ une demi-lieue en mer, et dans la ligne du sud-ouest un peu sud. C'est ce cap, du côté de l'ouest, et le cap Calamita, du côté de l'est, qui forment l'anse de l'Aconna. Le cap Stella était originairement une île : ce sont les circonstances accidentelles des ensablements qui l'ont uni ou réuni au continent elbois ; c'est du moins l'opinion reçue. Il ne fallait que creuser dans le sable pour rendre au cap Stella son isolement primitif. L'Empereur destina ce cap à un lieu de chasse réservée ; dès lors, il ordonna que l'on séparât le cap Stella de l'île d'Elbe. On mit la main à l'œuvre. Certainement le but de l'Empereur était facile à atteindre quant à l'isolement, mais il n'en était pas de même quant au gibier qu'avant tout il fallait avoir pour chasser. L'Empereur ne croyait pas à l'impossible : il ordonna une espèce de levée en masse de lièvres et de lapins. Puis il eut recours aux maremmes toscans et à la Corse. Il fit même fouiller l'île de Cerboli qu'une vieille tradition couvre de lapins, quoiqu'il n'y en ait pas un seul : j'en ai fait l'expérience plus d'une fois.

Le rivage de l'Aconna est propre aux parties improvisées d'amusement intime. Pendant les séjours fréquents que l'Empereur faisait à Longone dans ses vues d'intérêt comme dans ses vues d'agrément, il allait assez souvent du côté de l'Aconna, et quelquefois il poussait sa course jusqu'à Campo, ce qui pour lui n'était ni long ni pénible. Dans ces excursions rapides, l'Empereur aimait à être accompagné, et il était ordinairement d'une gaieté franche, communicative, et, presque joyeux, il se mêlait à tout ce qui semblait plaire à sa suite. Lorsque la visite à l'Aconna ne devait être qu'une promenade lente, paisible, jaseuse, des dames allaient avec l'Empereur, et sur les bords de la mer l'Empereur s'amusait avec elles aux jeux qu'on appelle innocents, sans que pourtant l'on en ait jamais bien constaté l'innocence.

Qu'on ne pense pas que je sois étonné de ce que l'Empereur se prêtait à de simples divertissements vulgaires ! L'Empereur était un homme, et homme, quoique privilégié du ciel, quoiqu'il eût une nature supérieure, les décrets éternels ne pouvaient pas l'avoir affranchi de toutes les faiblesses. Ainsi l'Empereur aimait la distraction des plaisirs ; seulement, il les aimait à la manière des grands hommes, comme un adoucissement nécessaire aux tourments de la vie : ses plaisirs tenaient leur place dans son emploi du temps. J'aurais peut-être même historiquement eu tort de ne pas en parler, puisque d'autres en avaient parlé avant moi, surtout lorsque nous étions encore à l'île d'Elbe, et qu'ils en avaient parlé mensongèrement, avec l'intention marquée de nuire à l'Empereur. Le capitaine de vaisseau Moncabrié avait écrit à Paris que l'Empereur tombait dans l'enfance, parce qu'il s'amusait à des jeux d'enfant. Et le colonel Campbell écrivait à Londres que la décrépitude de l'Empereur faisait des progrès rapides. Ensuite Paris et Londres inondaient l'Europe de ces niaiseries.

L'Empereur recevait les dames en général, mais il les recevait sur leur demande ou lorsqu'il les avait invitées. Seulement il invitait plus souvent, presque chaque jour, à Porto-Ferrajo l'épouse et la fille d'un chambellan, et à Longone l'épouse et la fille du vice-consul de Naples. La fréquence de ces invitations avait donné à ces dames l'apparence des franches coudées. La dame de Porto-Ferrajo, ni par son âge, ni par sa figure, ni par son esprit, ni par la position ostensible de son cœur, ne pouvait attacher l'Empereur, et la demoiselle, jeune personne charmante, avait sa main promise. La mère et la fille de Longone ne possédaient absolument rien de ce qui pouvait sérieusement fixer l'attention d'un homme tel que l'Empereur, et lorsqu'on avait dit d'elles : Ce sont de bonnes gens, l'on ne trouvait plus rien à dire.

Quel était donc le motif de l'entraînement de l'Empereur pour la dame de Porto-Ferrajo et pour la dame de Longone ? D'abord l'Empereur n'aurait pas trouvé dans l'île d'Elbe deux autres dames qui, sans souci de leur famille, eussent autant de temps à lui consacrer. De plus, l'Empereur, sans être retenu par l'immensité de son génie, aimait les caquetages à l'égal des vieilles commères, et ces deux dames, sans même s'en douter, lui apprenaient tous les contes bleus du pays.

Or, les deux dames et les deux demoiselles de Porto-Ferrajo et de Longone étaient les seules dames que l'Empereur admettait à ses récréations de campagne et avec lesquelles il s'amusait aux jeux innocents. Ainsi il est constaté par des témoins oculaires et auriculaires que l'Empereur avait fait deux parties de palet avec ces dames, et qu'il avait tellement cessé d'être lui-même que ces dames l'avaient facilement gagné. Ce n'est pas la seule preuve de dégénération (sic) morale que l'Empereur donnait au monde moral ; en voici une autre qui a bien plus de gravité : je suis sûr que le colonel Campbell la considéra comme le complément des preuves que l'Empereur donnait de la faiblesse de son esprit. Le bon M. Seno, excellent homme s'il en fut jamais, pria l'Empereur d'assister à la levée de la madrague ainsi qu'à d'autres pêches que l'on ferait en même temps que la pêche du thon, et l'Empereur accepta, à la condition qu'après la pêche ou les pêches, M. Seno lui ferait manger sur le rivage un bouille baïsse (sic) de pêcheur. L'invitation fut nombreuse, la pêche brillante et le bouille baïsse excellent. On mangea, on but, on rit, et puis on se livra à des divertissements, à des divertissements semblables à ceux du commun des hommes. Et, chose étrange, inouïe, incroyable, l'on vit l'Empereur, lui, de sa propre personne, être joyeux de cette gaieté presque populaire ! Qu'on vienne dire ensuite que les Moncabrié, que les Campbell, ainsi que vingt autres observateurs de la même force, avaient tort de penser ou de vouloir faire penser que la raison de l'Empereur s'en allait ! Il y a d'autres preuves de conviction contre la débilitation intellectuelle de l'Empereur : ainsi, au retour de la pêche, en débarquant sur la plage, l'Empereur trouva un amoncellement de beaux poissons parmi lesquels il y avait beaucoup de fretin qui sautillait, et il prit une poignée de ces petits poissons. Les gens sensibles et spirituels comme les Moncabrié et les Campbell pensaient que l'Empereur allait rendre ces pauvres petits poissons à leur élément naturel : pas du tout ! l'Empereur n'eut pas le moins du monde ce sentiment d'humanité, et, le cœur endurci, au lieu de jeter ces petits poissons à la mer, il les mit dextrement dans la poche du général Bertrand. Puis, faisant semblant d'avoir perdu son mouchoir, il demanda au général Bertrand s'il n'en aurait pas un à lui prêter, et le général Bertrand ayant mis avec empressement la main à la poche, la retira avec plus d'empressement encore, car ses doigts avaient été piqués : de quoi l'Empereur se permit de rire tout à son aise, comme si pareille chose n'était pas une chose abominable ! Après le repas, l'Empereur voulut alimenter les divertissements en proposant le jeu de la bague, et comme on manquait du cordon indispensable pour ce jeu, il décida qu'on prendrait les rubans qui étaient à la coiffure des dames. Les dames consentirent ; elles parurent même très satisfaites.

Il n'y avait personne à l'île d'Elbe, absolument personne, dans les hommes comme dans les femmes, qui n'ambitionnât une attention bienveillante de la part de l'Empereur.

Ce qui se passait à Longone avait moins de retentissement dans l'île d'Elbe que ce qui se passait à Porto-Ferrajo. Ainsi l'on avait peu parlé des parties de palet faites presque clandestinement. Les surveillants salariés des faits et gestes de l'Empereur y ajoutèrent ensuite ce qu'ils voulurent pour se faire des droits à une augmentation de salaire. La partie de la madrague fut racontée avec plus de vérité. On aurait pu faire un recueil de toutes les paroles de l'Empereur. Pendant huit jours on ne s'entretint pas d'autre chose ; pas un seul individu qui ne crût avoir été l'objet principal des attentions de l'Empereur. Quelques jours après, j'avais une réunion porto-ferrajaise chez moi, et la conversation générale ne roula que sur ce qui s'y était passé : l'un avait vu que l'Empereur avait fait ceci, l'autre que l'Empereur avait cela, un tel avait été interrogé, un tel consulté ; chaque dame avait eu son aparté, il avait demandé le ruban à celle-ci, il l'avait pris à celle-là ; il s'était promené avec la première, avec la deuxième, avec la troisième ; et enfin si l'on avait additionné le chiffre du temps qu'il avait passé avec toutes les personnes de l'invitation, il en serait certainement résulté que cette matinée avait au moins duré trois mois. L'Empereur me parla de cette réunion : je lui racontai ce qui s'y était passé, et quoique le général Drouot lui en eût déjà rendu compte, il n'en voulut pas moins connaître les plus petites circonstances. Il s'amusa beaucoup de ce qu'on lui faisait faire et de ce qu'on lui faisait dire.

Chose remarquable : l'Empereur, qui apprenait avec indifférence, du moins ostensiblement, tout ce que la réaction antisociale vociférait contre ses injustices, contre ses tyrannies, éprouvait une sensation douloureuse en lisant dans les journaux ce qu'on disait de son affaissement moral, et il ne cachait pas sa peine.

 

II. — DEUX JOURNÉES DE RIO. - MONTE GIOVE.

 

Le général Bertrand était le gouverneur-né du palais impérial de Porto-Ferrajo : son titre de grand maréchal lui donnait également la haute main sur le palais impérial de Longone, et cependant l'Empereur avait nommé quelqu'un de confiance au gouvernement de ce dernier palais : cela ressemblait à quelque chose, mais en réalité ce n'était rien, absolument rien. Tous les ordres étaient l'œuvre du général Bertrand, lorsque l'Empereur n'avait pas lui-même pris directement l'initiative, ce qui arrivait presque toujours. On ne connaissait pas d'autres palais impériaux à l'île d'Elbe, ni rien qui fût destiné à une demeure impériale : néanmoins, tout à coup il surgit de terre un palais impérial. Personne ne s'en doutait, moi encore moins que personne, et ce fut l'Empereur qui me l'apprit. Le général Drouot m'avait averti que l'Empereur voulait me parler ; il avait ajouté avec satisfaction : Nous irons vous voir. Je trouvai l'Empereur dans une apparence de contentement manifeste. Il me demanda de suite si le grand maréchal m'avait prévenu que j'étais nommé gouverneur du palais impérial de Rio. Et comme il me fit cette demande d'un air presque riant, je crus que c'était une plaisanterie, et je lui répondis sur le même ton : C'est-à-dire gouverneur de ma maison. Ma réponse ne fit pas précisément de peine à l'Empereur, puisqu'il la prit par son bon côté, mais il cessa de sourire, et il ajouta : Vous resterez là jusqu'à ce que je vous aie fait préparer un autre logement dans lequel vous serez beaucoup mieux. Lorsque j'aurai un chez-moi, que je ne vous dérangerai plus, j'irai souvent à Rio. Alors je compris que la chose était sérieuse, que ma réponse était presque une balourdise, et je fis observer à l'Empereur que je ne savais rien : Je m'en suis douté, répliqua l'Empereur, et alors il continua à me parler d'un ton de bonne humeur, ce qui me fit plaisir, car j'étais au regret d'avoir laissé échapper des paroles irréfléchies. L'Empereur poursuivit : Mais en attendant que je puisse être chez moi, il faut que vous me receviez encore chez vous, et demain j'irai vous demander l'hospitalité : je coucherai à Rio. — Coucher à Rio ! C'était m'annoncer qu'il n'y viendrait pas seul. Vouloir y aller le lendemain, c'était ne pas me donner le temps nécessaire pour une réception convenable. Je priai l'Empereur de retarder son voyage d'un jour. Il me répondit : C'est comme si vous me demandiez de vous mettre à même de faire beaucoup plus de dépense que je n'ai l'intention de vous en occasionner, et je veux éviter cela. Je me rendrai demain à Rio. Nous irons visiter la forteresse de Monte Giove. Il n'y avait pas à répliquer.

Cette seconde hospitalité devait, comme la première, fourmiller de particularités plus ou moins importantes, et elle pourrait facilement fournir des matériaux pour un chapitre étendu. Alors j'étais dans les bonnes grâces de l'Empereur ; j'avais déjà part à ses confidences.

Depuis le repas que je lui avais donné à son arrivée, l'Empereur n'était venu à Rio-Marine que pour s'y reposer ou pour s'y rafraîchir en passant. Les marins riais désiraient de le voir séjourner au milieu d'eux. L'Empereur dut être satisfait du plaisir que sa présence faisait éprouver.

Monte Giove, qui donne son nom à la seule forêt que l'île d'Elbe possède, est couronné à son faîte par un plateau assez spacieux, au centre duquel on trouve les vestiges d'un monument que les indigènes considèrent comme les débris d'un ancien temple de Jupiter, et qui sont les restes d'une tour de défense que les Riais avaient élevée pour se garantir des irruptions barbaresques du moyen âge. Il est impossible d'avoir une vue plus admirable que celle qu'on a du plateau qui couronne le Monte Giove. L'œil peut promener son regard depuis le mont Argental jusqu'au golfe de la Spezia, distinguant tous les objets qui l'intéressent, et en suivant la crête des Apennins jusqu'à la hauteur de Gênes. On compte facilement les navires qui sont sur la rade de Livourne, plus facilement encore la quantité prodigieuse de barques de pêche qui ressemblent parfaitement à des papillons effleurant la surface des flots. On croit toucher à toutes les îles qui peuplent la mer Tyrrhénienne. Ce qu'on éprouve sur ce plateau, c'est de la contemplation, c'est une ferveur religieuse. Je ne l'ai jamais visité sans me dire qu'un athée y serait mal à son aise, car tout y révèle la divinité.

L'Empereur donna le signal du départ pour le plateau de Monte Giove. Nous suivîmes la route parallèle à la côte. L'Empereur, qui de la mer avait examiné les batteries, voulut les connaître du côté de terre, et il alla les visiter. Il alla visiter aussi les filons du minerai de fer et les antiques usines de fonte ; il fut complètement de mon avis ; il me dit : Vous me reconduirez ici. La route était pittoresque et assez facile jusqu'au pied de Monte Giove. Mais arrivés au pied de Monte Giove, nous ne trouvâmes que des sentiers étroits, scabreux, et, en approchant du sommet, il fallut mettre pied à terre. L'Empereur grimpa comme toute sa suite en s'appuyant sur un bâton qui dès lors devint son bâton, et enfin, un peu fatigué, il atteignit au terme de sa course. Chaque bel arbre qu'il avait vu lui avait fait pousser un cri de joie, et il avait vu beaucoup de beaux arbres. De manière qu'en arrivant au lieu de halte forcée, on pouvait croire que ses cris de joie étaient épuisés et que son contentement deviendrait silencieux. Nous nous trompions ! Dès qu'il eut posé le pied sur le plateau, qu'il plana sur le vaste horizon qui de toutes parts se développait devant lui, ses exclamations nous étonnèrent, et, pendant une demi-heure, elles nous obligèrent à remarquer des beautés qui auraient peut-être échappé à notre attention. Ce premier mouvement passé, l'Empereur alla s'asseoir sur un amoncellement de pierres provenant de la démolition de la tour de Giove, et en s'asseyant, il dit : Même les monuments périssent ! Cette pensée l'amena à philosopher sur le néant des grandeurs humaines, et il termina sa péroraison par ces paroles remarquables : Bien fou celui qui se croit à l'abri des coups du sort

Lorsqu'il fut reposé, l'Empereur examina avec une grande attention s'il existait quelque chose dans les restes du monument détruit qui pût avoir quelques rapports avec un ancien temple, et il se convainquit que ce n'était qu'une tour de sûreté pour se garantir des pirates. Après cet examen, l'Empereur se livra à l'inspection du plateau, et, l'inspection terminée, son imagination ardente, impétueuse, sans bornes, lui fit tracer le plan d'une campagne solitaire, unique, merveilleuse : là, le bâtiment principal ; là, les dépendances ; là, un jardin ; là, une citerne ; là, un bouquet d'arbres, puis un sentier couvert qui irait jusqu'aux bords de la mer, puis un peu de chasse, puis deux ou trois petites fermes, puis des vaches, puis un troupeau, puis... il alla reprendre son siège sur les ruines du prétendu temple de Giove, et là, il revint à des idées philosophiques : Voyez, nous dit-il, quelle est la faiblesse de notre nature ! Je suis plus pauvre que Job, et pourtant je fais travailler mon esprit pour dépenser de l'argent. Ensuite il fit des calculs. Les calculs ne lui sourirent pas. Il se leva en murmurant ces mots : Je ne suis pas assez riche ! et enfin, après un combat entre sa pauvreté et son agrément, sa pauvreté ayant vaincu, il parla de retourner à Rio. Mais il répéta maintes fois : Pourtant ce serait une retraite d'une beauté idéale. Alors ce n'était qu'un rocher presque nu : il aurait fallu bien du temps pour lui redonner une nature végétale.

L'exploration du plateau amena une scène qui passa presque inaperçue. L'Empereur était très mécontent de la conduite de la grande-duchesse de Toscane : tout le monde savait cela. L'œil fixé sur le Piombinais, l'Empereur demanda à quelqu'un de sa suite, homme du pays, ce que faisait la grande-duchesse à Piombino, et cet homme, croyant faire la cour à l'Empereur, lui répondit crûment qu'elle faisait l'amour. L'Empereur cessa de lui parler, il ne le regarda plus. Tourné de mon côté, il me dit : Je l'ai arrêté sur-le-champ pour l'empêcher d'aller trop loin, et il ajouta : Quelle est votre opinion ? Je répondis que, envoyé à l'île d'Elbe pour administrer, je m'étais borné à administrer. L'Empereur continua : Cependant vous devez connaître les changements qui se sont opérés dans la principauté de Piombino ? Je répondis à l'Empereur : Ceci est autre chose ; je n'ai pas à me taire. Le gouvernement de la grande-duchesse a fait beaucoup de bien au peuple piombinais. L'Empereur me témoigna son contentement par un signe de bonté, mais se tournant de suite vers la personne qui lui avait adressé la première parole, il lui dit avec l'accent du blâme : Je suis sûr que vous ne savez rien de cela, et il marcha.

Nous retournâmes à Rio-Marine par le chemin de Rio-Montagne. L'Empereur alla à l'ermitage de sainte Catherine qu'il connaissait déjà. Il alla aussi examiner un terrain où l'on assure qu'il y a des carrières de marbre ; il ne fut pas bien convaincu ; néanmoins il ordonna quelques travaux d'examen.

J'avais évacué le palais impérial. Je m'étais retiré dans ce qu'on appelait l'hôtel des employés, que j'avais fait bâtir et que l'Empereur me destinait. L'Empereur fit une visite à ma femme ; il lui renouvela la promesse de la loger mieux qu'elle ne l'était dans le soi-disant palais qu'elle venait de quitter. Et, comme de juste, il fit lui-même le plan d'un appartement complet. Chose singulière : ce plan tout de la main de l'Empereur, laissé par lui à ma disposition, devenu ma propriété, a été détourné de mon cabinet, et dernièrement à Florence l'on a voulu me le vendre. Mais on le mettait à un prix trop haut pour moi.

Un beau jardin qui était mon ouvrage attenait au nouveau palais impérial, et dans ce beau jardin, devenu aussi propriété impériale, mais dont je conservais la jouissance, il y avait un joli petit réduit où j'avais l'habitude d'aller étudier. À cette époque j'écrivais un ouvrage qui m'obligeait à méditer Télémaque, et cet ouvrage était dans le réduit de mes méditations. Sans doute entraîné par la situation de l'Empereur, par la multiplicité des travaux qui se faisaient sur l'île d'Elbe, j'avais marqué, au crayon noir, les passages suivants, et le livre était resté ouvert à cet endroit :

Le roi ne doit rien avoir au-dessus des autres, excepté ce qui est nécessaire ou pour le soulager dans ses pénibles fonctions, ou pour imprimer aux peuples le respect de celui qui doit soutenir les lois. D'ailleurs, le roi doit être plus sobre, plus ennemi de la mollesse, plus exempt de faste et de hauteur qu'aucun autre, etc.

Minos n'a voulu que ses enfants régnassent après lui qu'à condition qu'ils régneraient d'après ses maximes : il aimait encore plus son peuple que sa famille.

Je fus réduit à me réjouir de posséder avec un petit nombre de soldats et de compagnons qui avaient bien voulu me suivre dans mes malheurs, cette terre sauvage et d'en faire ma patrie, ne pouvant plus jamais espérer de revoir jamais cette île fortunée où les dieux m'avaient fait naître pour y régner, etc. Ainsi tomberont tous les rois qui se livreront à leurs désirs et aux conseils des flatteurs.

L'Empereur était entré dans son appartement. Il faisait chaud, extrêmement chaud, et l'on pensait qu'il s'était renfermé pour avoir de la fraîcheur en se mettant plus à l'aise. Sa suite s'était un peu dispersée ; chacun était allé çà et là chercher de l'ombre. Je me promenais depuis quelque temps avec un chambellan, bon enfant, mais mauvaise tête et surtout mauvaise langue. Nous discutions assez vivement sur la vie politique et religieuse de Pie VII ; le chambellan se servait d'expressions offensantes pour ce Saint Père. Je n'étais pas de son avis ; je le blâmais, et nous en étions presque à des paroles de vivacité. Tout à coup, l'Empereur, que l'on croyait mollement étendu sur un lit de repos, sortit de mon réduit, vint à nous d'un air courroucé et, apostrophant le chambellan avec sévérité, lui dit : Des opinions comme les vôtres, monsieur, exprimées par des personnes qui m'approchaient, ont induit l'Europe en erreur, et ont fini par faire croire que j'avais maltraité Notre Saint Père. Je vous sais mauvais gré de ce que je viens d'entendre. Veuillez bien ne pas récidiver. Cela dit, sans attendre une réponse ou une excuse, l'Empereur tourna le dos au chambellan et il se retira. Le pauvre chambellan était terrifié, se croyant perdu. Un instant après, l'Empereur n'y pensait plus.

Resté seul, j'entrai dans mon petit réduit chéri, je feuilletai le Télémaque, et à mon tour je fus saisi d'étonnement. J'avais laissé le livre ouvert, je le retrouvais fermé et avec une oreille à différentes pages que l'on avait sans doute voulu m'indiquer. Ce ne pouvait être que le fait de l'Empereur. Je me hâtai de regarder. L'Empereur avait accompagné à coups de plume les coups de crayon par lesquels j'avais signalé les passages que j'ai cités avec une scrupuleuse fidélité. Quelle pouvait être l'intention de l'Empereur ? Pourquoi ne m'avait-il pas de suite interrogé sur la précaution que j'avais prise de marquer certains passages ? Mon anxiété ne fut pas de longue durée. En sortant du petit réduit, je vis l'Empereur sur une terrasse : il me regardait en riant, et il m'appela ; j'accourus, je répète son colloque :

Vous commentez donc le poème de Fénelon, car je crois que c'est ainsi qu'il faut appeler son immortel Télémaque ?

— Je l'explique comme je le comprends. Mes explications sont écrites pour que mes enfants puissent en profiter dès qu'ils seront à même de les comprendre.

— Vos coups de crayon me prouvent que vous faites des allusions à ma personne ?

— Ils vous prouvent mal ; mes allusions s'adressent toutes à votre gouvernement.

— En quel sens ?

— Pour l'intérieur, en plus d'un sens, par la raison que tous mes sentiments sont fondés sur le principe éternel de la souveraineté nationale.

— Et pour l'extérieur ?

— Tout à votre avantage : vous étiez l'enfant de la révolution ; malgré vous, vous représentiez la révolution, et, en vous détruisant, on croyait détruire la révolution comme on croyait l'anéantir en anéantissant la république. Voilà la base fondamentale de toutes les guerres que la France a eu à soutenir.

— Ne vous laissez pas trop aller à un entraînement patriotique. Examinez bien les causes, quels qu'en soient les effets : c'est le seul moyen d'être juste.

— C'est à quoi je m'applique.

— Fénelon fabriquait des rois divins. Mais les rois sont des hommes, un assemblage de défauts et de qualités, de vices et de vertus. Les plus grands rois sont ceux qui sont les moins imparfaits. Cette opinion doit vous aller ?

— Elle m'enchante.

— Tant mieux ! Et l'Empereur, vraiment satisfait, changeant la conversation, me loua d'avoir rembarré le chambellan.

Il me serait difficile de rendre avec exacte précision tout le plaisir que ce colloque me fit éprouver, et, après un long enchaînement de vicissitudes, j'en conserve encore l'impression d'un souvenir joyeux. C'est que depuis bien du temps je désirais avec ardeur pouvoir franchement manifester à l'Empereur la plénitude de mes sentiments patriotiques : de là, mon contentement de la circonstance qui semblait être venue tout exprès au-devant de moi. J'avais bien dit à l'Empereur que j'étais l'ami du peuple, l'apôtre de la liberté, mais en passant, et l'Empereur n'avait pas paru m'entendre. L'Empereur n'avait pas froncé les sourcils en m'écoutant.

Il était temps de dîner. Nous attendions que l'Empereur donnât le signal d'aller à table, mais il ne se pressait pas, quoiqu'il eût deux fois regardé sa montre, et j'étais étonné, j'étais surtout étonné que ma femme ne fût pas invitée. L'Empereur perdit patience, il s'approcha de moi, et il me dit sans élever la voix : Mme Pons se fait bien attendre. Je fus forcé de lui répondre que ma femme n'avait pas été invitée. L'Empereur fut très surpris et très fâché de cet oubli ; il avait chargé le général Bertrand de l'invitation, et même de demander à Mme Pons s'il n'y aurait pas une autre dame à inviter, afin qu'elle ne se trouvât pas seule avec des hommes. Le général Bertrand ne connaissait pas les habitudes matinales de ma femme ; avant le départ de Monte Giove, il avait cru qu'il était trop à bonne heure (sic) pour aller chez elle, et ensuite le voyage avait effacé cela de son souvenir. L'Empereur l'envoya de suite chercher Mme Pons ; le général courut pour la prendre, et à peine lui donna-t-il le temps de mettre ses gants. Ma femme était en grande toilette, mais en deuil, et c'est dans l'habillement de deuil qu'elle se présenta à l'Empereur. L'Empereur avait une antipathie profonde pour les habillements noirs : ma femme ne savait pas cela, le général Bertrand ne la prévint pas. L'Empereur, en voyant le deuil, devint sombre, et il ne se dérida pas un moment pendant le temps qu'il resta à table. Ce n'était pas de la mauvaise humeur : c'était une pensée douloureuse qui l'oppressait. Toutefois, il fut parfait pour ma femme. Le général Drouot m'assura que l'Empereur avait dû se faire un grand effort pour rester une heure à côté d'une dame en deuil. Il n'avait permis qu'à Mme Duroc de paraître ainsi à la cour. Le général Drouot n'avait jamais pu connaître ni présumer la cause de cette antipathie.

Cette petite faiblesse d'un grand homme ne se bornait pas seulement à ne pas aimer que les femmes se présentassent à lui habillées de noir : il n'aimait pas non plus qu'elles s'y présentassent habillées de blanc. La reine Caroline de Naples envoya à la princesse Pauline du velours noir, soi-disant des fabriques napolitaines, et la princesse Pauline eut une envie démesurée de s'en faire faire une robe. Toutefois, elle craignait la désapprobation de son frère ; elle hésitait, mais le démon tentateur l'emporta : la robe fut faite. Cependant la princesse prit ses précautions pour que l'Empereur ne se fâchât pas. La robe fut ornée à l'espagnole avec des bouffants en soie rose et avec d'autres ornements de la même couleur. Ainsi pimpante, jolie comme un ange, la princesse arriva à l'heure du dîner, et en la voyant, l'Empereur, inexorable dans sa répulsion pour le noir, lui dit : Quoi, madame, vous venez dîner en domino ! La pauvre princesse s'arrêta, balbutia, et, tout interdite, alla mettre une autre robe. Une autre fois, la princesse Pauline avait fait venir de Paris une robe blanche, richement brodée ; l'Empereur lui dit : Ah madame ! vous voilà habillée à la victime ! Ce qui obligea la princesse à rentrer chez elle pour se vêtir d'une autre manière. Cette fois il y avait un double mécontentement de la part de l'Empereur, la princesse Pauline en convenait. Il n'y avait pas de dames elboises qui eussent une parure en diamants, et par un principe de délicatesse bien entendue l'Empereur avait désiré que la princesse s'abstînt d'en porter. Cependant au péché d'avoir mis la robe blanche la princesse avait ajouté la faute de se parer d'une riche épingle en diamant, et l'Empereur y avait fait attention. La couleur favorite de l'Empereur était la couleur rose.

Revenons au dîner : en se levant de table, l'Empereur prit congé de ma femme et il se retira dans son appartement. Nous restâmes libres, pas pour bien longtemps cependant. Je crois que l'Empereur n'avait cherché qu'à se soustraire à la vue de l'habillement noir. Une heure après il nous fit appeler, et nous le suivîmes à la promenade ; je le priai de me permettre de le diriger, je le conduisis sur les bords de la mer. Un de mes employés avait préparé une pêche de nuit au feu, et j'étais certain que ce serait une curiosité agréable pour l'Empereur. On fait brûler des bois résineux dans une machine en cercles de fer que l'on fixe au bout d'une perche ; le poisson vient à la lumière ; alors on l'entoure avec des filets, on resserre doucement les filets, et, lorsque les filets sont resserrés, que le poisson est ramassé dans un petit espace, qu'il est facile de l'atteindre, on le prend à coups de trident. La nuit était arrivée ; son voile transparent lui donnait l'air d'un crépuscule, et le firmament étalait ses cent peuples d'étoiles ; les vagues s'éteignaient sans murmure en touchant au rivage. L'Empereur s'embarqua. La pêche au feu l'amusa beaucoup, et il y passa une heure de divertissement. Sa tristesse avait entièrement disparu.

En débarquant, l'Empereur dit : Cette campagne qui embaume, ce ciel d'azur qui enchante, engagent à la promenade, et il faut nous promener. Nous le suivîmes, la promenade fut longue ; nous rentrâmes tard. Cependant elle m'avait paru courte et rapide. Elle a une première place dans les plus beaux souvenirs de ma vie. Pendant sa durée, je fus presque toujours tête à tête avec l'Empereur, et, je l'avoue, j'en étais plus fier que je ne l'aurais été aux Tuileries. Nous étions dans le silence des merveilles de la nature ; tout portait aux épanchements. L'Empereur me dit : Voyons, pourquoi aviez-vous écrit contre moi ? Si le respect ne m'avait pas retenu, j'aurais embrassé l'Empereur pour le plaisir qu'il me faisait en prenant l'initiative d'une explication que j'avais le désir ardent d'avoir, et ma réponse fut rapide. J'allai droit au but :

L'armée d'Italie était toujours républicaine ; votre système de gouvernement la froissait beaucoup. J'étais l'un des crieurs républicains contre le système politique que vous aviez adopté. Un conventionnel, mon ami, honnête homme, bon citoyen, avait, quoique extrêmement instruit, fait d'assez mauvais couplets contre votre nationalité, contre votre patriotisme, et le général en chef qui m'était très attaché m'avait engagé à corriger cet amusement satirique, qui ne devait d'ailleurs avoir aucune publicité. Le pamphlet poétique fut dérobé dans le cabinet du général en chef, par un homme qui croyait obtenir par sa déloyauté un avancement qu'il n'avait pas su mériter par ses services. On ne connut pas l'écriture des couplets, mais on connut la mienne qui était dans les interlignes, et je fus mandé à Paris. Votre représentant osa me demander une dénonciation contre l'écrivain qui vous avait attaqué. Cette infamie détruisit ma carrière. Je restai homme d'honneur.

L'Empereur s'était arrêté pour m'écouter. Lorsque j'eus fini, il me dit :

Je vous crois, et vous venez de soulever un voile.

Puis, après un moment de réflexion, il ajouta : J'ai cependant fait beaucoup de bien à ce conventionnel ! et il se tut encore.

Je ne voulais pas laisser l'Empereur sous la triste impression d'avoir obligé un ingrat. Je l'assurai que le conventionnel, auquel il avait en effet rendu un grand service, mais bien des années après, avait été extrêmement reconnaissant, et qu'il était mort en bénissant son nom, ce qui me parut le toucher. L'Empereur reprit la parole pour me demander si, en dehors de ma vie militaire, il n'y avait pas eu quelque autre manifestation antigouvernementale. Je lui avouai que j'étais l'officier qui, la nuit du jugement de Moreau, s'était hautement prononcé en faveur de ce général, et cela ne l'étonna pas. Il me restait une confidence à lui faire, mais la chose me paraissait scabreuse. Néanmoins je m'y décidai :

Il était naturel, lui dis-je, qu'à cette époque je fusse exaspéré contre le gouvernement, car je suis Cettois, et le gouvernement avait fait décimer mes concitoyens.

Ce mot de décimer alla droit à l'âme de l'Empereur. Décimer ! répéta-t-il avec émotion, et, après une minute de silence, il me dit, comme s'il s'agissait d'un événement bien récent :

Vous voulez parler de la malheureuse affaire de collision entre les soldats et les ouvriers, sous le consulat ? Je ne l'ai jamais oubliée : jamais aussi Fouché ne m'a bien satisfait à cet égard. La guerre entre Français est une guerre de désolation : je n'aurais rien valu pour elle. Racontez-moi : je saurai enfin la vérité.

J'ajoutai : La vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Je commençais mon récit lorsque le général Bertrand, s'approchant de l'Empereur, lui fit observer que, s'il n'avait pas l'intention de nous faire coucher à la belle étoile, il était temps de rentrer, et l'Empereur, d'accord avec le général Bertrand, continua en s'adressant à moi : En effet, nous nous sommes oubliés. Il faut que nous allions reposer. Votre récit ne sera pas perdu : je vous le demanderai.

Nous rentrions, un violon frappa l'oreille de l'Empereur, l'Empereur me demanda ce que c'était. Je lui répondis que c'était un bal pour fêter le mariage d'un marin : Allons voir danser les marins, dit tout de suite l'Empereur, et il tourna ses pas vers le lieu de la danse. Ébahi, je lui observai qu'à une heure aussi avancée, les marins devaient avoir la tête échauffée par le plaisir et le vin, et qu'il pourrait bien se faire qu'il s'exposât à un manque de respect : Bah ! me répondit l'Empereur, ces braves gens m'offriront un verre d'aleatico, voilà tout ! Et il continuait à marcher : je le priai encore, le général Bertrand le pria aussi ; chacun fit sa prière (sic). Alors l'Empereur, s'arrêtant, nous dit gravement : C'est en petit comme en grand ! Puisque tout le monde est contre moi, il faut bien que je cède ! Et il alla se coucher.

Nous étions tous debout le lendemain de très bonne heure. Lorsque je fus présenter mes respects à l'Empereur, il me demanda si je n'avais plus rien à lui faire voir. Je lui répondis qu'il y avait une pêche matinale préparée, et des bâtiments du pays prêts à charger du minerai. La pêche était au filet qu'on appelle la seyne ; on pêcha trois fois, toujours abondamment. L'Empereur avait passé un bon moment ; mais la manière de charger le minerai l'intéressa davantage, il témoigna un grand étonnement. Ce jour-là, le chargement était difficile parce que la mer était houleuse, et que les bâtiments que l'on chargeait remuaient beaucoup. Mais les ouvriers chargeurs, stimulés par la présence de l'Empereur, se jouant du balancement de la planche sur laquelle ils devaient passer en portant plusieurs quintaux de minerai sur l'épaule droite, couraient plus vite que jamais, et en courant ils tournaient la tête pour s'assurer que l'Empereur les regardait. L'Empereur m'ordonna de leur accorder une gratification.

Il me restait à faire voir à l'Empereur un figuier remarquable et dont on lui avait parlé. Ce figuier de haute structure a, de son tronc principal, laissé autour de lui tomber ses branchages à terre, et ces branchages enfoncés dans la terre sont allés se reproduire à une certaine distance, former d'autres grands arbres qui, à leur tour, ont encore laissé tomber leurs rameaux, lesquels rameaux, soumis à l'impulsion de leurs prédécesseurs, se sont aussi enterrés pour continuer la reproduction, qui en effet continue ; de manière qu'il y a là plusieurs générations de figuiers qui ont chacun un beau salon à offrir aux voyageurs qui vont leur demander de l'ombrage, et l'Empereur en profita. Je m'emparai de cette circonstance pour lui montrer un abricotier qui, l'année auparavant, avait produit soixante quintaux d'abricots. Je lui fis également visiter les orangeries du pays, assez importantes pour qu'on dût penser sérieusement à les propager. Mais je tenais surtout à le conduire à un arbre vraiment extraordinaire ; c'était un pêcher. Ce pêcher appartenait à un de mes employés ; chaque année, le jour de la Noël, cet employé offrait à ma femme douze pêches cueillies sur ce pêcher quelques minutes auparavant, et il n'en avait pas une seule qui ne fût du poids de douze onces. Je dis cela à l'Empereur ; l'Empereur se mit à rire ; il m'assura que mon employé m'en contait ; je lui protestai que j'avais vu les pêches de mes propres yeux, l'Empereur n'était pas convaincu. C'est même dans ce sentiment d'incrédulité qu'il me suivit au pêcher mystérieux. Il l'examina, il l'examina encore, et, n'y trouvant rien qui pût fixer son attention, il se retira en disant : Nous verrons. Ce nous verrons était un avis, du moins je le regardai comme tel.

La fête de Noël arriva, les pêches l'accompagnèrent. Mon employé porta ses douze pêches à ma femme. Ma femme me chargea de les présenter à la princesse Pauline. La princesse Pauline les fit servir à la table de l'Empereur ; j'avais l'honneur d'être à table. L'Empereur crut tout à coup que c'était un de ces fruits de fabrique italienne dont le perfectionnement peut tromper l'œil le plus exercé : il manifesta son étonnement pour cette exacte imitation de la nature ; la princesse Pauline jouissait de l'erreur de l'Empereur. L'Empereur s'en aperçut ; il se rappela le pêcher de Rio-Marine ; il me regarda, et il prit une pêche. La pêche n'était pas l'œuvre de l'homme, c'était un enfant de la terre. L'Empereur l'admira, la mangea, et convint que j'avais eu raison.

J'ai promis de parler encore de ce commandant Gottmann qui, après avoir désolé les habitants de Longone, porta la perturbation sur la Pianosa, et que l'Empereur avait destitué. L'Empereur allait partir, il était déjà à cheval, lorsque le commandant Gottmann se présenta à lui pour réclamer contre la destitution dont il avait été frappé, et qu'il s'y présenta avec le ton d'un énergumène qui voulait ameuter le public. L'Empereur l'engagea avec dignité à s'adresser au général Drouot, que cela regardait, et il l'assura que justice lui serait rendue s'il y avait eu erreur dans la mesure prise à son égard. Le commandant Gottmann, trompé par le calme de l'Empereur, crut qu'il l'avait intimidé, et il parla plus fort. Ce fut une scène scandaleuse, à tel point que le général Bertrand dut menacer le commandant Gottmann de le faire arrêter s'il continuait ses inconvenantes criailleries. L'Empereur resta impassible, mais, lorsque tout le monde fut prêt à le suivre, il piqua son cheval, se mit en route au grand trot et laissa le commandant Gottmann au milieu de la rue. Le commandant Gottmann s'épuisa en paroles de véhémence, accusa le ciel, s'en prit à la terre, et, resté seul, il quitta le champ de ses tristes prouesses.

L'Empereur m'avait engagé à aller avec lui à Monte Serrato, où il se rendait, et je l'accompagnais. Je montais le cheval de ma femme, joli petit corse, magnifique de beauté, infatigable de marche, et qui plaisait beaucoup à l'Empereur. Le général Bertrand avait une grande monture : l'Empereur croyait que le général Bertrand pouvait aller plus vite que moi, le général Bertrand le croyait aussi. Nous courrûmes (sic) ; je dépassai le général Bertrand avec une facilité étonnante. L'Empereur louait tellement mon petit cheval que je me crus obligé de le lui offrir ; il me répondit qu'il se ferait un cas de conscience d'en priver Mme Pons.

Pendant que l'Empereur était à Rio-Marine, une ancienne religieuse, habitante de Rio-Montagne, avait demandé plusieurs fois à lui parler, et comme elle ne jouissait pas d'une bonne réputation, outre qu'elle avait quitté le voile, on ne l'avait pas présentée. Nous la trouvâmes sur la route de Longone : évidemment elle attendait l'Empereur. Elle portait un costume qui était presque le costume obligé du cloître dont elle s'était volontairement séparée, c'est-à-dire la robe noire, le fichu blanc, le béguin, la croix. L'Empereur la vit de loin ; surpris, il me demanda pourquoi une personne de couvent se trouvait ainsi seule sur un chemin à peu près désert et exposée aux outrages de quiconque voudrait l'insulter. Je lui répondis que je ne croyais pas me tromper en l'assurant que c'était une contribution qui allait l'atteindre, et de suite il mit la main à la poche. Je lui répétai l'opinion du pays, et alors il dit en riant : Il est inutile de donner à une Magdelaine qui n'est ni pénitente ni repentante. La prétendue religieuse s'était mise à genoux, le chapelet à la main, et, ferme au poste, elle attendait que l'Empereur l'avoisinât pour opérer une manœuvre d'éclat. En effet, dès que l'Empereur fut près d'elle, elle se leva comme une folle, comme une furieuse, et elle se jeta dans les jambes du cheval de manière à se faire fouler si le cheval avait pris peur. L'Empereur eut des craintes ; il recula et il demanda à cette femme ce qu'elle voulait. Elle répondit seulement : L'aumône. L'Empereur lui fit l'aumône quoiqu'il n'eût pas l'intention de la lui faire ; puis il dit au général Bertrand : L'opinion publique vient de me faire économiser quelques centaines de francs que j'aurais indubitablement donnés à cette femme.

À partir de la plaine de Rio, le chemin de Longone, toujours montagneux, presque toujours à mi-côte, domine sur des vallons dont la plupart sont bien cultivés. Dans l'un de ces vallons, sur un penchant faisant face au septentrion, l'Empereur aperçut avec un vif intérêt des plantations de châtaigniers ; il demanda le nom du propriétaire. Il voulut s'arrêter en face de la plage de l'Ortanno pour savoir ce que je pensais, quant à l'embarquement des marbres provenant des carrières qu'il faisait exploiter sur ce point. Il avait fait faire des études pour pouvoir ouvrir une bonne route de Longone à Rio, car celle que nous parcourions n'était guère qu'un chemin vicinal sans nivellement.

En approchant du Monte Serrato, nous marchâmes quelques minutes sur un sol d'amiante, et je le fis observer à l'Empereur. L'Empereur voulait des faits. J'appelai un vigneron qui, après quelques coups de pioche, arracha un gros morceau d'amiante d'un blanc un peu jaunâtre, et il alla joyeux le présenter à l'Empereur, ce qui lui valut la récompense d'un napoléon. C'était ce que l'Empereur avait l'habitude de donner dans de pareilles circonstances ; il ne portait pas d'argent blanc sur lui. Le vigneron assura l'Empereur que ce filon d'amiante serpentait dans toute la contrée. L'Empereur le questionna pour savoir si les productions du sol d'amiante valaient mieux ou valaient moins que celles qui venaient sur un fonds tout de terre végétale. Le vigneron parut assez embarrassé ; il réfléchit, porta ses regards autour de lui, sembla interroger les propriétés qu'il voyait, et ensuite il dit à l'Empereur : Le vin blanc du sol d'amiante, qui du reste n'est pas considérable, vaut mieux, mais la terre végétale l'emporte pour le vin rouge. Il lui indiqua plusieurs vignes d'une qualité supérieure. L'Empereur lui demanda si ces vignes ne lui appartenaient pas : c'était à peu près cela.

Nous arrivâmes à Monte Serrato ou plutôt à l'ermitage qui porte ce nom, et que l'on peut considérer comme l'une des plus intéressantes curiosités de l'île d'Elbe.

L'ermitage est assis sur le plateau d'une des hauteurs montagneuses, au milieu de l'agglomération qui forme le Monte Serrato. Il y a là un mont principal couvert d'un schiste qu'on peut tout bonnement appeler pourri. Il n'a que quelques arbustes sauvages qui naissent et qui meurent sans jamais être d'aucune utilité pour les besoins matériels de la société. En se cramponnant à ces arbustes sauvages, on peut, quoique difficilement, grimper jusqu'à la crête de cette montagne, d'où l'on retrouve une vue aussi admirable que des hauteurs de Volterrajo. Mais pour descendre, ce n'est pas seulement difficile, c'est si dangereux qu'on peut rouler du haut en bas sans rien trouver qui arrête sur la pente : j'ai appris cela à mes dépens.

Cependant l'ermitage de Monte Serrato, quoique ainsi entouré, n'a rien d'effrayant, même de lugubre, et le regard est de suite absorbé par une foule de détails importants. Là tout n'est pas inculte, et les ermites titulaires qui depuis des siècles s'y sont succédé, ont trouvé le moyen d'y ramasser un peu de terre, d'y planter quelques arbres, quelques vignes, et de faire un enclos pour la culture des herbages. Puis une chèvre, deux brebis, et un bon petit bidet que l'on garde parce qu'il y a de quoi l'entretenir. L'on y est à l'abri des amertumes de la vie, les jours s'y écoulent presque en dormant. L'église est simple et pauvre, mais elle est bien tenue toujours ; le dimanche un prêtre va y dire la messe ; il y a une fête annuelle. La cellule de l'ermite, maisonnette assez commode, est située sur une terrasse spacieuse entièrement couverte de treillages, et qui dans la belle saison forme un salon extrêmement agréable. La charpente de ce salon est toute en tiges d'aloès.

L'ermite de Monte Serrato vit autant avec les habitants de la terre qu'avec les habitants du ciel, car l'on va à l'ermitage encore plus pour se divertir que pour prier. Jadis les marins avaient une grande confiance dans la vierge de Monte Serrato : ils lui consacraient beaucoup de messes, ce qui faisait de l'ermitage de Monte Serrato une chapelainerie (sic) fort importante. Les temps sont changés ; les messes sont rares. L'ermite me disait : Cela durera jusqu'à ce que la Vierge nous ait fait quelque bon miracle !

Pour arriver à l'ermitage, en quittant la route de Longone on prend un sentier très étroit, bordé par des cyprès d'une grande hauteur, dominant un ravin de haut en bas couvert d'aloès et de figuiers d'Inde (cactus opuntia), et au fond duquel coule un ruisseau qui va se perdre dans la mer à la fontaine de Barberousse. Ce sentier parfois obscur, toujours très onduleux, fait arriver sur la terrasse devant la cellule. C'est surtout en débouchant du sentier que l'on est surpris de l'ensemble vraiment pittoresque de ce lieu, et qu'on est presque forcé de se livrer à un moment de contemplation. Ces montagnes sans vie semblent faire encore partie du chaos, où rien en principe n'avait imprimé les traces de l'homme, dont l'homme s'est pourtant emparé pour y reposer sa tête, peut-être même pour se séparer des hommes. Et par-dessus, un ciel pur qui enivre l'imagination de l'immensité de ses richesses !... Ensuite la nuit, la lune, les étoiles, chaque chose projetant sa lumière ou son obscurité, ajoutant aux horreurs ou aux beautés, idéalisant le regard... et la rosée du matin qui semble couvrir la terre de perles orientales, et la fraîcheur de la soirée que des milliers de plantes odoriférantes parfument, et un air vivifiant qui se lie amoureusement à la brise de la mer... Je veux parler de l'enchantement que j'ai vingt fois éprouvé en entrant dans cette enceinte de solitude et de méditation, sans que j'aie jamais bien pu analyser toutes les causes de mes différentes émotions, et, je l'avoue, je sens que maintenant je ne suis pas plus avancé. Ce ne sont pas là les saintes baumes de la Provence, ni la grotte de saint François d'Assise en Italie. Le caractère m'en paraît moins religieux. Néanmoins, tout y élève la pensée vers la divinité ; on y prie d'instinct.

Qu'on ne pense pas que l'Empereur avec toute sa puissance morale pût à volonté se soustraire à une impression de surprise. Sans doute l'Empereur commandait à sa figure, mais il obéissait à son cœur, et il lui était impossible de taire les vibrations de son âme. Il s'arrêta sur le seuil de l'enceinte : dans une fixité absolue, considérant avec attention tout ce qui l'entourait, il resta dix minutes sans parler : et enfin il rompit son silence par ces paroles : C'est beau, mais ce doit être bien plus imposant que ce n'est beau durant ces tempêtes équinoxiales qui sont sillonnées par les éclairs, labourées par le tonnerre, et qui menacent d'engloutir la terre. Puis il alla s'asseoir, toujours en raisonnant sur les choses qui lui paraissaient les plus remarquables. De sa place il pouvait voir la mer, et cette vue lui fit beaucoup de plaisir ; il se plaignit de ce qu'on n'avait pas apporté sa lunette d'approche, ce qui l'empêchait d'observer la manœuvre de quelques bâtiments qui étaient à la voile.

L'Empereur demanda à l'ermite si la foudre ne faisait pas des ravages sur le Monte Serrato ou autour du Monte Serrato. L'ermite lui répondit qu'elle tombait fréquemment, mais qu'elle n'avait jamais atteint l'ermitage. L'Empereur lui fit observer que la montagne de l'ermitage était garantie parce que les montagnes qui l'entouraient étaient plus hautes et plus aiguës. L'ermite dit à l'Empereur : Il vaut mieux encore que le peuple croie à la protection de la Vierge. — Ce que je n'empêcherai pas forcément, répliqua l'Empereur, et il ajouta en parlant italien, assez mauvais italien : Pourtant, monsieur l'ermite, notre religion est assez riche de vérités pour pouvoir se passer d'assertions qui ne sont pas positivement vraies. L'ermite lui demanda la permission de le conduire à l'église : elle était illuminée ; l'Empereur s'agenouilla un moment. Il donna à l'ermite, je ne vis pas ce qu'il lui donnait. Mais immédiatement l'ermite s'entoura de quelques personnes qui par hasard se trouvaient là, et avec elles il fit des prières ; je crois que ces prières étaient pour l'Empereur.

Par une heureuse précaution, l'Empereur avait fait venir une collation de Longone : nous la dévorâmes, nous avions tous bon appétit. L'Empereur se plut beaucoup à nous voir manger comme des conscrits qui venaient de faire une corvée. Ce fut là son expression de contentement. L'Empereur était gai comme tout le monde ; ces moments furent vraiment des moments heureux. Il y eut pourtant un temps de profond silence : l'Empereur dormit pendant un quart d'heure sur sa chaise.

Au moment du départ, l'Empereur me demanda si je connaissais le caroubier qui était à la campagne de Saint-Joseph appartenant à M. Rebuffat, et si ce caroubier méritait la réputation de beauté qu'on lui faisait. Je répondis à l'Empereur qu'il y avait deux caroubiers, le mâle et la femelle ; que le caroubier mâle, sans être aussi considérable que celui de la reine Jeanne en Sicile, était cependant fort important, puisqu'on pouvait dresser sous son ombrage une table de soixante couverts, ce qui était arrivé à l'occasion du repas nuptial de Mlle Rebuffat auquel j'avais assisté : Allons visiter l'arbre de noces, dit l'Empereur. Nous allâmes ; l'Empereur se promena sous les deux caroubiers ; il nous assura qu'il payerait beaucoup pour avoir deux arbres semblables à son château de Saint-Martin Saint-Cloud.

Il fallait retourner au logis. Je pris congé de l'Empereur : Je suis bien content de ma journée d'hier et de ma journée d'aujourd'hui. Telles furent les dernières paroles de son adieu ; il allait coucher à Longone.