SOUVENIRS ET ANECDOTES DE L'ÎLE D'ELBE

PREMIÈRE PARTIE. — SOUVENIRS DE LA VIE DE NAPOLÉON À L'ÎLE D'ELBE

 

CHAPITRE IX.

 

 

Promenades de Napoléon dans l'île d'Elbe. — Pétitions singulières. — Un confrère de l'Empereur. — Opinion sur le colonel Campbell et le général Koller. — Conversation de Napoléon sur la campagne de France. — Révélation du maréchal Bubna sur la paix de Dresde. — Rôle ambigu du capitaine de Moncabrié. — Retour en France des Français de l'île, du général Dalesme et du colonel Vincent. — Arrivée de la garde. — Arrivée de la princesse Pauline. — Organisation des résidences impériales. — San-Martino. — Saisie des meubles du palais de Piombino et du prince Borghèse. — Expédition de vaisseaux chargés de minerais en Toscane. — Reconnaissance du pavillon elbois par le Saint-Siège. — Hostilité du prince de Canino. — Visite détaillée de l'île d'Elbe par Napoléon. — Exploitation des madragues et salines. — Carrières de marbre. — Établissement d'ateliers de sculpture. — Les sculpteurs Bartolini et Bargigli.

 

Il restait à l'Empereur à visiter le front de terre de la place de Porto-Ferrajo ; il fit cette visite avec le colonel Vincent. Ce front est très difficile à parcourir. L'Empereur était visiblement fatigué. C'était une journée de tristesse bien apparente. On le pria de rentrer ; il répondit : qu'il ne fallait jamais reculer devant le premier embarras. Du haut du balcon, il demanda des renseignements sur les montagnes qui l'entouraient, et, lorsqu'on l'eut satisfait, il dit d'un ton pénétré : Notre île d'Elbe est une bien petite bicoque.

Au milieu d'un travail qui paraissait absorber tout son esprit, l'Empereur fut prévenu qu'une frégate anglaise approchait de la rade, et, dans la persuasion que cette frégate amenait sa sœur bien-aimée la princesse Pauline, avec une hâte de jeune homme, il se rendit au port où il prit une embarcation pour aller à la rencontre de la princesse. L'attente de l'Empereur fut trompée, ce qui l'affligea visiblement. Je ne puis pas me rendre compte que les ennemis de l'Empereur aient pu parvenir à faire croire qu'il était absolument dénué de sensibilité.

Ce qui pourrait prouver que le baron Galéazzini n'avait pas tout à fait tort d'ouvrir une route carrossable de Porto-Ferrajo à Marciana, c'est que maintenant l'Empereur met un grand intérêt à ce que cette route soit perfectionnée le plus tôt possible, et que chaque jour il se fait rendre compte de l'état des travaux. Il est vrai de dire que les circonstances ne sont pas les mêmes. La route de Longone est unie comme une glace ; il en est de même de celle qui contourne le golfe. L'Empereur fait faire des études pour continuer jusqu'à Rio le chemin qui va jusqu'à Longone. Ensuite, il voudra aussi aller en voiture jusqu'à Campo. Maintenant, bien des choses le gênent. Il est obligé de monter en voiture au milieu de la place ; il ne peut pas sortir de la ville par la porte de terre, les pétitionnaires le poursuivent, et les malheureux lui présentent des bouquets pour avoir de l'argent. Il disait : Je suis forcé de ne rien donner à ces pauvres gens, car raisonnablement si je leur donne, je ne pourrai plus sortir sans les avoir sur les épaules, ce qui serait lourd. En parlant de pétitions, il faut que j'en cite une qui a son cachet d'originalité, et qui était l'œuvre d'un pharmacien français. Ce pharmacien était marié à Longone ; il avait été destitué, il demandait à être réintégré ; sa famille inspirait beaucoup d'intérêt. J'en avais parlé à l'Empereur. Le pharmacien présenta sa pétition ; elle commençait ainsi : Sire, il m'est arrivé comme à vous. J'ai été destitué sans le savoir et sans le vouloir, vous pouvez m'en croire. L'Empereur ne voulut pas en entendre davantage : Puisqu'il en est à deux de jeu avec moi, il ne faut pas qu'il meure de faim. Et le pétitionnaire excentrique fut placé d'une façon plus appropriée à la faiblesse de son talent. À l'occasion de ce pharmacien, l'Empereur dit : Il ne convient pas à l'honneur de la France qu'un Français marié dans l'île jette sa femme et ses enfants dans la misère. Ce serait un exemple nuisible.

La promenade à pied sur la grande route qui entourait le golfe de Porto-Ferrajo était, pour l'ordinaire, le rendez-vous des étrangers qui n'étaient pas présentés à l'Empereur, des Elbois qui voulaient le voir, et de toutes les personnes qui avaient besoin de l'entretenir. L'Empereur s'arrêtait facilement, causait volontiers, et ce n'était que dans ses moments d'inquiétude qu'il ne se prêtait pas aux désirs des gens qui l'attendaient. L'Empereur n'aimait pas les individus qui, suivant son expression, viennent de suite vous manger dans la main, et avec ces individus, il prenait un air de supériorité qui avait la puissance de tout intimider. Il se plaisait avec les personnes qui parlaient librement des choses qu'elles savaient, et il ne cherchait pas à les interrompre. Il avait des attentions marquées pour ne pas augmenter l'état pénible de ceux qui étaient troublés en lui adressant la parole. Il était extrêmement satisfait lorsqu'il était sûr d'avoir une supériorité marquée dans une conversation.

Le colonel Campbell, commissaire de la coalition, comme représentant de l'Angleterre, resta à l'île d'Elbe pour surveiller l'Empereur. Le général Koller, représentant de l'Autriche, va nous quitter.

Depuis le départ de Fontainebleau, le général Koller a entouré l'Empereur de respect. Lors des périls sans nombre qui marquèrent le passage de l'Empereur dans la Provence, le général Koller fut toujours prêt à lui faire un rempart de son corps, et rien ne manqua aux sentiments d'indignation que lui inspirèrent les sauvages sanguinaires de cette contrée. Le général Koller est à côté de l'Empereur toutes les fois que l'Empereur désire qu'il y soit, et l'Empereur le désire souvent. On a fait parler le général contre l'Empereur : c'est une infamie. Le général Koller ne peut pas avoir été à Vienne en sens inverse de ce qu'il a été à Porto-Ferrajo. On lui prête des invectives contre l'Empereur, un langage d'opposition à l'Empereur dans une conversation de soirée. Ce qu'on lui fait dire est précisément le contraire de ce qu'il a dit. J'ai été témoin oculaire et auriculaire de cette conversation. Voici ce que j'ai écrit à cet égard, il y a plus de trente ans. Je me copie fidèlement :

Jusqu'à cette soirée, l'Empereur avait paru ne pas aimer qu'on l'entretînt de guerre ou de politique, et aussi l'on se gardait bien de lui en parler. Le général Koller et le colonel Campbell étaient invités à dîner. Le dîner fut triste parce que l'Empereur était triste. Les journaux firent cesser l'espèce de monotonie silencieuse qui régnait dans le cercle. Ils parlaient d'un mouvement des troupes alliées. Cela amena une discussion militaire. D'abord l'Empereur laissa dire, puis il jeta quelques paroles, ensuite il se mêla à la conversation dont il devint immédiatement le centre ; il s'anima, et animé, entraîné, il raconta l'immortelle campagne de France. L'Empereur précisait toutes les positions, tous les mouvements, toutes les affaires, tous les combats, toutes les batailles. Il indiquait les jours et les heures. Chaque fois qu'il faisait le récit de ces actions, où, avec une poignée d'hommes, il avait vaincu des divisions entières, il s'adressait plus particulièrement au général Koller : Parlez, Koller, reprenez-moi, si je ne suis pas vrai. Enfin l'Empereur en vint au moment où l'ennemi était sous les murs de la capitale. Votre armée, dit-il, toujours en s'adressant au général Koller, votre armée était perdue, si le maréchal Marmont n'avait pas trahi. Et de suite, entrant dans les détails stratégiques, il continua : Par telle manœuvre, je vous avais séparés de vos parcs, de vos magasins ; par telle autre manœuvre, si Marmont était resté fidèle, je paralysais vos opérations, j'avais le temps de me rendre à Paris, d'en faire barricader les rues, d'y retremper l'esprit public, d'opérer une levée en masse, de me faire joindre par tel et tel corps, et alors, tout combiné, maître des hauteurs, libre de vous attaquer à volonté, je vous livrais bataille dans tel endroit, dans telle situation, je vous écrasais et je vous rejetais au delà de la Vistule... L'Empereur prononça ces dernières paroles avec tant d'énergie, d'animation, de feu ; sa gesticulation était si expressive, que le général Koller et le colonel Campbell semblèrent un moment se croire transportés sur les bords du fleuve lointain.

Tout le monde était ému. Le général Koller ne cachait pas sa sensibilité.

Après un assez long intervalle de méditation, l'Empereur reprit avec plus de calme, mais non pas sans agitation : Si je n'avais été qu'un misérable aventurier plus occupé du soin de conserver ma couronne que du besoin de donner des preuves de mon amour pour la patrie, malgré les trahisons qui m'avaient fait tant et tant de mal, malgré la lassitude des maréchaux qui, depuis nos malheurs, rêvaient les délices de Capoue, — ce qui a aussi influé sur nos destinées, — il me restait assez de moyens pour faire encore pendant deux ans la guerre intérieure, et les ennemis eux-mêmes ne peuvent point en disconvenir. Mais j'ai mieux aimé me sacrifier que d'ajouter aux infortunes de la France. La France est tout pour moi. La postérité, qui seule pourra me juger, me bien juger, dira que tout ce que j'ai fait, je l'ai fait pour la gloire du nom français. Que le peuple français soit heureux, voilà désormais mon vœu le plus cher ! Le général Koller convint que l'Empereur aurait pu longuement faire la guerre.

De la guerre on passa à la politique. Le colonel Campbell dit que ce qui l'avait le plus étonné dans le changement qui s'était opéré, c'était le choix des Bourbons pour régner sur la France, et l'Empereur lui répondit : C'est pourtant votre gouvernement qui l'a voulu ainsi. L'Empereur continua à raisonner sur les Bourbons ; alors il était entièrement calme. Les Bourbons, dit-il, ne convenaient plus à la France où ils n'ont pour eux que quelques vieilles perruques sans influence, et qui bientôt, par le ridicule de leurs vieilles prétentions, leur feront plus de mal que de bien. Mais puisque les intérêts de l'Angleterre exigeaient cette résurrection, Louis XVIII aurait dû prendre la France comme on la lui donnait, avec les institutions et les habitudes nationales, et ne pas chercher à l'affubler de vieux vêtements qui ne vont plus à aucune taille. Il a fait autrement. Eh bien, je le lui prédis, dans vingt-cinq ans, il ne sera pas plus assis sur le trône que ce qu'il l'est maintenant, et si, dans cet intervalle, quelque ouragan révolutionnaire tourbillonne autour de lui, il ira retrouver ses amis les ennemis.

Le lendemain de cette soirée mémorable, le général Koller me fit visite, et il me trouva racontant à l'intendant Balbiani tout ce que je viens de narrer. Nous lui demandâmes son opinion. Le général Koller nous assura que l'Empereur avait été vrai ; il ajouta en riant : Il m'a fait peur lorsqu'il a parlé de jeter les armées au delà de la Vistule, et j'en ai rêvé toute la nuit.

En 1820, lorsque les proscripteurs me permirent de quitter l'Illyrie pour aller m'établir en Suisse, je traversai Milan et j'appris au feld-maréchal Bubna tout ce qui était relatif au général Koller. Le feld-maréchal Bubna me pria de le lui donner par écrit, parce qu'il voulait le faire passer au brave général Koller. Cet entretien, qui dura deux heures, eut une chose qui appartient à l'histoire générale de l'empereur Napoléon. Le feld-maréchal me dit avec abandon en m'autorisant à le répéter : À Dresde, l'empereur Napoléon avait positivement adhéré à l'ultimatum des puissances coalisées, et je puis le crier sur les toits, car je fus chargé de porter cette adhésion à l'empereur d'Autriche. C'est donc nous qui, alors, n'avons pas voulu la paix. Une dame anglaise était présente, je crois que c'était lady Kinair (sic).

Le général Koller savait les fâcheuses discussions qui me brouillaient avec l'Empereur, mais il ne faisait pas comme son collègue, il ne me donnait pas toujours aveuglément raison. Cet honnête homme nous quitta. L'Empereur lui dit les choses les plus honorables ; les amis de l'Empereur l'accompagnèrent de leurs vœux. Cependant il n'avait resté que très peu de temps avec nous ; il était Autrichien et représentait la coalition. Mais sa probité l'avait vieilli dans nos rangs, elle effaçait à nos yeux ce qu'il était et à qui il était.

L'article 16 du traité de Paris portait : Il sera fourni une corvette et les bâtiments nécessaires pour transporter Sa Majesté l'empereur Napoléon et sa maison, et la corvette appartiendra en toute propriété à Sa Majesté l'Empereur.

Le président du gouvernement provisoire de la France, duquel il est permis de tout penser et de tout croire, n'avait pris aucune mesure de prévoyance pour la sûreté de l'Empereur depuis son départ de Fontainebleau jusqu'au moment où il s'embarquerait, et peut-être espérait-il que, dans le déchaînement des passions méridionales, l'Empereur trouverait d'autres assassins auxquels il ne pourrait pas échapper, comme il avait échappé à ceux de la forêt de Fontainebleau. Mais il n'avait pas oublié de prendre les précautions nécessaires pour que l'éloignement de l'Empereur n'éprouvât aucune espèce de retard. En conséquence, la frégate la Dryade, commandée par M. de Moncabrié, capitaine de vaisseau, et le brick l'Inconstant, commandé par M. de Charrier-Moissard, capitaine de frégate, reçurent l'ordre de se rendre à Saint-Tropez, pour y embarquer l'Empereur et sa suite.

Le colonel anglais Campbell s'était séparé de l'Empereur à Lyon et avait pris les devants pour aller faire préparer les moyens de transport nécessaires au cortège impérial. Le colonel Campbell avait envoyé une frégate anglaise à Fréjus. Les deux bâtiments de guerre français exécutant leur mandat s'étaient rendus à Saint-Tropez, et leur but fut manqué. Ce n'était pas là où l'Empereur devait s'embarquer. Néanmoins, MM. de Moncabrié et de Charrier-Moissard appareillèrent pour Fréjus dans l'espérance de pouvoir accomplir leur mission ; mais à leur arrivée à Fréjus, ils trouvèrent que la frégate anglaise embarquait les équipages impériaux.

M. de Moncabrié se rendit auprès de l'Empereur. Rien ne fut changé aux dispositions qui avaient déjà reçu un commencement d'exécution. La Dryade et l'Inconstant retournèrent à Toulon.

Il y a eu bien des versions sur cet événement. Voici ce qu'il y a de plus vrai : l'Empereur ne s'était pas occupé des moyens maritimes de transport ; lorsqu'il sut que ces transports étaient français, il parut affligé de quitter la patrie sur des bâtiments portant la bannière blanche ; cependant il ne les refusa pas. Mais les commissaires des puissances alliées, dans un sentiment de convenance, prévinrent la peine de l'Empereur.

On a publié aussi que l'Empereur avait proposé à M. de Moncabrié et à M. de Charrier-Moissard de continuer leur voyage à la suite de la frégate anglaise : c'est une assertion de toute fausseté. M. de Moncabrié, qui commandait, était fort embarrassé. Il craignait des reproches, et il consulta le général Bertrand, qui lui-même consulta l'Empereur. L'Empereur répondit qu'il ne pouvait jamais convenir au pavillon français de marcher à la traîne du pavillon anglais, ce qui décida la question. Je tiens ce fait de M. de Moncabrié lui-même : il me l'a raconté à l'île d'Elbe ; il me l'a répété à Paris.

Environ un mois après, la frégate la Dryade et le brick l'Inconstant mouillèrent à Porto-Ferrajo. La Dryade devait ramener en France les anciens états-majors, ainsi que les anciens employés supérieurs de l'île, et l'Inconstant y restait comme propriété de l'Empereur.

Un bâtiment marchand de Rio-Marine avait déjà transporté à Toulon les différents débris des anciennes garnisons et tous les bagages officiels dont le gouvernement français avait le droit de réclamer la propriété.

Il y avait sur la rade de Porto-Ferrajo la goélette la Bacchante, commandée par l'enseigne de vaisseau Salvi, parent du maréchal Masséna, et que l'Empereur avait accueilli avec bonté. Il y avait aussi l'aviso la Bacchante (sic), commandé par l'enseigne de vaisseau Taillade.

Le général Drouot représenta l'Empereur pour la prise de possession du brick.

L'île d'Elbe n'avait aucun marin capable de commander le bâtiment amiral du nouveau souverain elbois. L'Empereur en donna le commandement à l'enseigne Taillade. Ce choix pour ainsi dire forcé (M. Taillade avait épousé une Elboise et habitait l'île) ne fut pas heureux. L'enseigne Salvi aurait été nommé, — l'Empereur même le lui offrit en raison de ce qu'il le croyait parent du maréchal Masséna, — mais il craignit de déplaire à son parent : Masséna était le prétexte, le culte du soleil levant était le motif réel. Le maréchal Masséna me le disait dans les Cent-Jours : il était fâché que son parent se fût servi de son nom pour faire ce qu'il appelait une maladresse.

Pendant leur séjour à l'île d'Elbe, M. de Moncabrié et M. de Charrier-Moissard ne laissèrent échapper aucune occasion de faire leur cour à l'Empereur, et, en jugeant ces messieurs sur l'apparence, l'Empereur aurait pu les ranger au nombre de ses amis. Toutefois, M. de Moncabrié était plus empressé que M. de Charrier : il imitait les courtisans à s'y méprendre. L'Empereur était son héros. Néanmoins, à son retour en France, il fut un des détracteurs de celui qu'il venait d'appeler le grand homme, et l'on cita de lui des propos empreints de mensonge. À l'époque des Cent-Jours, il chercha à se justifier et il ne put pas y parvenir.

Le général Dalesme était prêt à rentrer dans sa patrie. Il était sûr d'emporter l'estime de l'Empereur et l'affection des Elbois. Il n'avait fait de mal à personne, il avait fait du bien à beaucoup de monde. Lorsqu'il fut prendre congé de l'Empereur, l'Empereur lui dit avec émotion : Je m'intéresserai toujours à vous, et si en France l'on ne vous place pas, je vous placerai auprès de l'impératrice Marie-Louise. En me répétant ces paroles, le général Dalesme éprouvait un sentiment de respect si douloureux que l'on aurait pu penser que c'était lui qui avait été exilé. Il prononça ces mots qui partirent comme un boulet : Je me ferais cent fois tuer pour cet homme. L'Empereur me fit l'éloge de mon ami, et m'assura qu'il aurait eu du plaisir à le garder, s'il n'avait pas eu le général Cambronne.

Le colonel Vincent partit aussi. Il ne paraissait pas content de son audience de séparation avec l'Empereur. Je lui demandai s'il avait pris congé de l'Empereur ; il me répondit avec humeur : Il m'a dit adieu comme s'il me disait bonjour. Et il ajouta : Il vous prépare du fil à retordre. C'était me dire trop ou pas assez. Il fut beaucoup plus explicite en me parlant du général Bertrand ; il l'aimait encore moins qu'il n'aimait l'Empereur. Il le regardait comme un embarras pour l'Empereur. Il ne pardonnait pas au général Bertrand de n'avoir pas voulu se loger avec l'Empereur. Ce reproche, le colonel Vincent ne le manifestait que pour le faire servir de point de départ à ses fréquentes explosions de mauvaise humeur. L'inoffensif trésorier de la couronne ne trouvait pas non plus grâce devant sa verve satirique : ce fonctionnaire le fatiguait par son rire continuel. Le colonel Vincent ne riait jamais, ou presque jamais. Le colonel Vincent n'était pas un méchant homme, c'était un homme aigri. Il se croyait victime du despotisme impérial ; il criait ; il se plaignait ; de là de nouveaux motifs pour rejeter ses justes réclamations.

Au retour de mon exil, en 1823, je retrouvai à Paris le colonel Vincent, alors plus qu'octogénaire : la tombe de l'Empereur venait à peine de se fermer. Le colonel Vincent n'était plus le même ; il pleurait le grand homme, et il maudissait les Anglais qui l'avaient assassiné. Je le félicitai de ce qu'il était enfin général. Il me répondit d'un ton pénétré : Ne me félicitez pas : les généraux d'aujourd'hui ne valent pas les colonels de notre temps : tout a dégénéré.

Le commandant du génie Flandin et le commandant d'artillerie Benveulot furent sincèrement regrettés.

On croyait, avec raison, que l'Empereur renverrait le commandant de Longone dont tout le monde avait à se plaindre. L'Empereur l'envoya commander à la Pianosa, où il trouva encore moyen de troubler le peu de personnes avec lesquelles il devait y vivre.

La Dryade et la Bacchante appareillèrent. Mais avant de s'embarquer, toutes les autorités civiles et militaires se réunirent, et, réunies, elles demandèrent à faire ensemble leurs derniers adieux à l'Empereur. L'Empereur les reçut immédiatement. C'était au général Dalesme à les présenter : il les présenta, quoiqu'il eût bien voulu pouvoir se dispenser de cette nouvelle épreuve. Il m'engagea à le suivre ; je le suivis avec empressement. L'Empereur avait composé sa figure ; il voulut paraître calme ; il le voulut en vain. Vingt témoins oculaires peuvent le dire comme moi : l'Empereur, oppressé par l'émotion, balbutia sa réponse comme le général Dalesme avait balbutié son discours, et c'est peut-être l'unique fois de sa vie qu'il se trouva dans un pareil embarras, car il parlait avec facilité.

Dès que la frégate et la goélette eurent appareillé, l'Empereur les suivit longtemps des yeux, et lorsqu'il se retira de l'endroit où il était allé pour les voir, il les salua de la main. C'est le fourrier du palais, Baillon, qui me raconta cela et qui, après me l'avoir raconté, me disait avec une bonhomie parfaite : Ce pauvre Empereur s'imagine qu'en souriant il nous empêche de voir ses souffrances.

L'Empereur demanda sa voiture, puis ses chevaux, puis son embarcation. Il ne savait pas trop ce qu'il voulait. Cette versatilité de décision et de commandement expliquait le trouble de son âme. Enfin, il alla courir dans l'intérieur de l'île. Il rentra pour dîner ; son dîner fut triste et silencieux ; il n'y eut pas de soirée. Le lendemain, le général Drouot me dit : L'Empereur a été touché des sentiments que le départ d'hier vous a fait éprouver. On lui rendait compte de tout.

L'Empereur devait être encore sous l'influence de deux grands événements : l'arrivée de sa garde et l'arrivée de sa sœur. L'emménagement de sa garde l'occupait beaucoup. Il veillait lui-même à ce qu'elle ne manquât de rien. L'arrivée de sa sœur l'avait comblé de joie. Je n'ai pas besoin de dire que cette sœur était la princesse Pauline. L'Empereur n'avait vraiment que cette sœur, du moins que cette sœur sur laquelle il pouvait compter. Les princesses Élisa et Caroline ne possédaient que des cœurs d'ingratitude et de trahison, la princesse Caroline surtout. L'Empereur ne pouvait plus rien pour elles, elles n'éprouvaient plus rien pour l'Empereur.

L'Empereur était allé à la rencontre de la princesse Pauline : il avait présidé à son débarquement. Ses soins portaient un caractère touchant de tendresse fraternelle.

Les Porto-Ferrajais, qui se réjouissaient de tout ce qui faisait prendre au séjour de l'Empereur un caractère de stabilité, accueillirent la princesse Pauline avec amour. La population entière accourut sur son passage : la présence de l'Empereur n'intimida personne ; tout le monde voulut voir la sœur bien-aimée du souverain bien-aimé. La princesse fut plusieurs fois arrêtée par les ondulations des masses. L'Empereur semblait se plaire à cette curiosité ; il dit gaiement à la princesse, et de manière à être bien entendu : Ah ! madame, vous pensiez que j'étais dans un pays presque désert et avec des gens à demi sauvages. Eh bien ! regardez, regardez encore ! et jugez si l'on peut être mieux entouré que je ne le suis !

Sans doute, l'Empereur était d'abord pour beaucoup dans la réception improvisée que l'on faisait à sa sœur ; mais lorsque l'on eut vu la princesse, toutes les manifestations furent inspirées par elle. Tête, regard, sourire, corps, démarche, tout dans la princesse Pauline était perfection, et son caractère était plus parfait encore.

Mais la joie populaire de Porto-Ferrajo fut de courte durée. Le lendemain, la princesse Pauline se remit en route pour Naples. Son départ occasionna mille et mille contes plus fantastiques les uns que les autres.

Mais toutes ces distractions ne faisaient pas que l'Empereur perdît de vue son logement. C'était là son point capital. Il était du matin au soir au milieu des ouvriers. Le pavillon des Moulins n'était plus reconnaissable. Les vieux moulins, les maisons d'embarras, tout ce qui pouvait gêner était démoli, et du sein de tant de décombres, il sortait, avec toute l'élégance possible, les deux maisons du génie et de l'artillerie, qui, réunies ou plutôt métamorphosées, formaient le palais impérial. Au fur et à mesure que l'on déblayait le terrain, la pioche et la bêche, d'un sol que tout le monde croyait improductif, faisaient un parterre magnifique. Le colonel Vincent me disait, un jour que nous visitions ensemble les travaux : Si cela continue, il nous fera de l'Étoile une lune ou un soleil, et cette idée me fit bien rire. Le fort de l'Étoile domine le pavillon des Moulins.

Tandis que le palais impérial avançait, l'arrivée de l'impératrice Marie-Louise reculait, et peu à peu il n'en fut plus question. L'appartement qu'on lui avait préparé reçut une autre destination, et il devint titulairement l'appartement de la princesse Pauline. Cette destination ne varia plus.

L'Empereur ne se contenta pas d'un palais principal à Porto-Ferrajo. Il touchait encore au jour de son arrivée : il n'avait pas eu le temps de penser au moment de son départ ; sa pensée était une pensée de stabilité. Il ne songeait qu'à se faire un bon lit de repos, à avoir ses aises, ses jouissances, ses va-et-vient, tout ce qui constitue les douceurs de la vie princière. Pour cela, il lui fallait un pied-à-terre sur les points capitaux de l'île, une campagne ou des campagnes qui pussent le mettre à l'abri des ennuis de la monotonie. Il commença par Longone ; il donna le nom de palais impérial à la maison du commandant de la place.

Jusqu'alors l'on avait dû grimper d'une manière très fatigante pour aller de Longone-Marine à la place de Longone. L'Empereur voulait faire en voiture ce trajet escarpé. La route carrossable, grâce à des zig-zac (sic), permit à l'Empereur de faire une entrée triomphale dans cette forteresse. C'était la première fois que l'on y voyait une voiture. L'Empereur descendit dans son propre palais. Les maçons, les menuisiers, les serruriers y étaient encore. L'idée d'être chez lui séduisit l'Empereur, et il en eut un contentement tant soit peu juvénile ; il aimait beaucoup de pouvoir faire ce qu'on n'avait pas fait avant lui : j'ai eu maintes fois occasion de constater cela.

C'était particulièrement une campagne convenable que l'Empereur désirait trouver. Tous les propriétaires offraient les leurs. L'Empereur fixa son choix sur la campagne de M. Manganaro, située dans la jolie vallée de Saint-Martin, et qui pouvait facilement être agrandie. M. Manganaro était certainement l'une des plus belles notabilités de l'île d'Elbe. Son fils aîné comptait déjà parmi les plus braves officiers de l'armée française ; le plus jeune de ses enfants était cadet dans la marine impériale de l'île d'Elbe. Un troisième étudiait pour suivre la carrière du barreau dans laquelle il s'est fait un nom distingué. L'Empereur pouvait traiter aveuglément avec le père d'une famille si honorable : le marché ne traîna pas en longueur ; on fit estimer, l'Empereur paya le prix de l'estimation, et tout fut fini. Néanmoins, cette propriété devint chère par le développement que l'Empereur lui donna, par la manière dont il la fit orner, et par le chemin qu'il dut faire faire pour pouvoir y aller avec la somptuosité d'un souverain. Saint-Martin coûta 180.000 francs à l'Empereur, tout compris : c'était trop. Saint-Martin reçut un nouveau baptême de nationalité française : les Français lui donnèrent le nom de Saint-Cloud. Saint-Cloud devint le joujou rural de l'Empereur : c'était son lieu de retraite et de méditation.

Saint-Cloud était au centre de l'île d'Elbe. L'Empereur ambitionnait deux autres demeures de retraite et de méditation dans les deux extrémités de l'île, à l'est et à l'ouest. À plusieurs reprises il envoya diverses personnes explorer la partie occidentale pour y trouver un endroit agréable de belle vue et où il y aurait de l'eau. La recherche fut longue et minutieuse. Enfin l'on crut avoir trouvé. L'Empereur se rendit au lieu désigné. Le site lui plut. De suite il y fit élever une toute petite maisonnette. C'était sur les hauteurs de Marciana.

Par-dessus tout, c'était au faîte d'une haute montagne, sur les débris d'un ancien temple de Jupiter que l'Empereur désirait avoir une habitation. C'était d'une beauté à la fois sauvage et admirable. De là l'œil embrassait un horizon immense, la côte depuis le mont Argental jusqu'au golfe de la Spezzia et les îles qui peuplent la mer Tyrrhénienne. Napoléon était en extase devant ce grand spectacle de la nature : son regard de feu le dévorait. Il ne cessait point de dire : C'est merveilleux.

Toutefois Napoléon était effrayé de la dépense. Il répétait souvent : Je ne suis pas assez riche pour me permettre l'accomplissement d'une telle fantaisie. Il aimait même qu'on lui en montrât les inconvénients. Ce projet ne fut pas exécuté.

Dans la partie orientale de l'île, l'Empereur devait forcément construire ou prendre une demeure. La plus belle maison du pays, de la contrée, un beau jardin, des écuries, des dépendances, vue en plein sur la mer, mouvement perpétuel sur le rivage, rien ne manquait à l'agrément de cette habitation, et cette habitation lui appartenait. Mais je l'avais créée, et l'Empereur prenait prétexte de cela pour ne pas m'en priver. Cependant, il y avait une autre raison de délicatesse qui l'arrêtait plus particulièrement encore. L'Empereur avait dit au général Drouot : L'hôtel de l'administration des mines me conviendrait beaucoup, on me conseille de le prendre, mais cela aurait l'air d'une persécution contre M. Pons, et j'aime mieux me priver. C'était le maire de Rio qui lui avait donné ce conseil. Le général Drouot m'engagea beaucoup à ne pas aller au-devant des désirs de l'Empereur en lui offrant de quitter ma demeure, ce que j'aurais fait sans ces conseils. D'ailleurs, l'Empereur pouvait disposer à volonté de mon chez-moi. Je l'avais mis à ses ordres.

Pour des palais, pour des campagnes, il fallait des meubles ; l'Empereur n'en avait pas du tout. Il se tira vite d'embarras. Le palais impérial de Piombino était très bien meublé. L'Empereur y envoya prendre des meubles ; on n'osa pas lui en refuser ; un fourrier du palais alla et revint sans coup férir. Le colonel Campbell riait de cette manière un peu anglaise de se pourvoir, disait-il, pour compte de qui il appartiendrait ; le commissaire autrichien crut devoir faire quelques observations, ce qui ne changea rien aux dispositions prises. Le fourrier du palais signa un état circonstancié des meubles dont il avait fait choix : c'était déjà beaucoup. Le prince Borghèse, forcé de quitter Turin, n'ayant pas l'espérance d'y retourner, fit expédier à Rome une quantité considérable de meubles qui lui appartenaient, et ces meubles, on les embarqua à Gênes sur un bâtiment ligurien. Le mauvais temps fit relâcher le bâtiment à Longone ; l'on en prévint tout de suite l'Empereur ; il ne se donna pas la peine de choisir ce qu'il y avait de bon et de meilleur : il prit tout. Cela ne sort pas de la famille, disait-il en riant. Néanmoins il fit estimer tout ce qu'il prenait.

C'est ainsi que l'Empereur eut un garde-meuble richement monté. Aussi, il nomma un employé pour la surveillance de cette fastueuse réserve.

J'avais expédié des bâtiments de transport pour les côtes romaines. C'était la première fois que le drapeau elbois allait flotter sur ces parages. Les administrations sanitaires ne voulurent pas le reconnaître. Il fallut que ces bâtiments se rendissent à Civita-Vecchia. À Civita-Vecchia, on les mit en quarantaine. Cependant ils étaient chargés de minerai de fer pour le prince Lucien Bonaparte. L'Empereur se mit en colère ; il prétendit qu'on voulait l'humilier ; il se plaignit au Saint-Père. Il me donna ordre de réclamer et de protester. Je chargeai M. Franchetti, de Civita-Vecchia, de mes réclamations et de mes protestations, et M. Franchetti réclama et protesta. La chose n'eut pas de suites. Le Saint-Père reconnut le pavillon de l'île d'Elbe : il voulut même faire indemniser les bâtiments de transport dont on avait retardé le voyage.

Le prince Lucien Bonaparte était propriétaire de la principauté de Canino ; les hauts fourneaux de fonte lui appartenaient ; les bâtiments de transport étaient chargés pour lui. Les capitaines de ces bâtiments avaient cru d'abord pouvoir recourir à la protection de ce prince. Ce prince n'avait pas paru vouloir prendre parti entre l'Empereur et le Saint-Père. Toutefois, il avait accueilli les capitaines avec une extrême bienveillance. On les questionna beaucoup sur l'Empereur, mais ces questions portaient l'empreinte haineuse de mauvais sentiments. La princesse Lucien surtout n'avait que des paroles blessantes pour l'Empereur. Les pauvres capitaines étaient profondément blessés des vilaines choses qu'ils entendaient.

Ma position était toute particulière à l'égard du prince Lucien. Je le croyais sincèrement républicain : ce qui m'avait attaché à lui de telle manière que j'avais exposé ma responsabilité pour favoriser son établissement, car j'avais étendu le crédit officiel que je devais lui faire. J'étais allé plus loin : son établissement était dans la gêne, et de mes propres deniers j'avais converti en prêt les frais de transport qu'il ne pouvait pas payer. En ce moment-là, le prince Lucien Bonaparte était débiteur de l'administration des mines et mon débiteur. Je lui envoyais cependant du minerai. La suspension de mes envois lui aurait porté un grand préjudice, et l'Empereur, instruit de ce qui se passait, pouvait m'ordonner de les cesser. Mon embarras était grand ; j'eus recours au général Drouot : il fut d'avis qu'il ne fallait encore rien dire à l'Empereur, afin de lui éviter une inquiétude ; mais en même temps il me conseilla d'envoyer d'autres capitaines pour bien m'assurer de la vérité. Ces capitaines furent plus indignés encore que ceux qui les avaient précédés, mais il y eut pour eux une compensation : le prince Louis voulut les voir, et autour de ce prince tout leur parla avec éloge de l'Empereur.

Nous décidâmes, le général Drouot et moi, que je devais tout dire à l'Empereur.

L'Empereur m'écouta avec sa figure d'impassibilité factice. Après un gros moment de silence, il me dit : Je savais ce qui se passait chez Louis, et je me doutais de ce qui se passait chez Lucien, parce que personne ne m'en parlait. Cela s'épuisera pour en venir à autre chose. Ainsi va le monde. Et Lucien finira par comprendre qu'il a tort de trop laisser jaser sa femme.

Les capitaines marins de Rio étaient très connus à Civita-Vecchia et à Rome, et depuis que l'Empereur régnait à l'île d'Elbe, tout le monde dans ces deux villes les abordait pour leur demander des renseignements sur le grand homme, et il arrivait souvent que de hauts personnages les faisaient appeler. Les curieux payaient les matelots pour leur faire déployer le pavillon elbois. L'Empereur aimait à savoir ces petites choses.

L'Empereur visita l'île d'Elbe de manière à pouvoir parfaitement la connaître dans tous ses détails. À son retour à Porto-Ferrajo, l'Empereur disait : Je sais mon île d'Elbe par cœur ; et c'était vrai. À Marciana, à Campo, à Poggio, à Saint-Hilaire, à Saint-Pierre, à Capoliveri, il avait tout examiné et tout apprécié.

Cette course fut vraiment triomphale. Partout on voulut que l'Empereur fît une entrée solennelle, partout on chanta le Te Deum, partout les autorités représentèrent et présentèrent. Partout le clergé harangua, partout l'on illumina, et partout, enfin, l'on essaya de surpasser Porto-Ferrajo.

L'Empereur mit de suite à profit les lumières qu'il avait acquises dans son voyage. Il autorisa une troisième madrague que M. Seno fit valoir comme il faisait valoir les deux autres. Tout le monde gagnait à cet accroissement. M. Seno méritait la bienveillance de l'Empereur. Seul artisan de sa fortune, devenu riche à la sueur de son front, n'oubliant jamais les premiers jours de sa vie laborieuse, il occupait sans cesse les pauvres qui voulaient être utilement occupés, et il secourait ceux qui après avoir beaucoup travaillé ne pouvaient plus travailler. Sa philanthropie était permanente. C'était d'ailleurs un bon père et un bon citoyen. L'Empereur désira que j'entretinse (sic) M. Seno sur la pêche des anchois et sur la pêche du corail, qui autrefois étaient familières aux Elbois. Je ne pouvais que m'en rapporter à la sagesse de M. Seno. L'Empereur approuva M. Seno, il lui promit toute sa protection, ainsi qu'à ceux qui suivraient son exemple. On fit de suite des essais. Des mesures bien combinées de prudence et de faveur furent prises afin que les négociants et les pêcheurs, encouragés par des avantages qu'ils n'avaient jamais eus, se livrassent activement à ces opérations.

J'avais demandé que les carrières de marbre de l'île d'Elbe fissent, comme les mines de fer, partie de la dotation de la Légion d'honneur : le grand chancelier avait en vain donné cours à ma demande. L'Empereur vit les carrières ; il dit : Il faut qu'elles soient exploitées, et elles furent exploitées.

Mais l'Empereur ne borna pas sa pensée à la vente du marbre brut. Il demanda au célèbre statuaire de Florence, Bartolini, de lui donner un bon professeur de sculpture, et Bartolini lui donna le professeur Bargigli de Carrare. L'Empereur m'avait chargé d'engager Bartolini à faire le voyage de l'île d'Elbe. Bartolini avait bien envie de répondre à cette honorable invitation, mais cela ne dépendit pas de lui. Le professeur Bargigli arriva à Porto-Ferrajo avec des sculpteurs et avec des marbriers. L'Empereur mit les carrières de marbre à leur disposition. Des ateliers de sculpture furent de suite ouverts ; le principal de ces ateliers était à Rio-Marine ; bientôt une foule d'objets d'utilité ou d'embellissement sortit de ces laboratoires. Tous les voyageurs étrangers cherchaient à s'en procurer, surtout les Anglais. Le professeur Bargigli suivit l'Empereur en France ; la bataille de Waterloo le foudroya ; il se trouva à Paris entièrement isolé ; sa bonne étoile le conduisit à Lyon où j'étais préfet ; je fus assez heureux pour l'aider à rentrer dans sa patrie.

L'Angleterre a acquis presque tout ce qui est sorti de ce laboratoire des beaux-arts. Sa Majesté ne voulait pas qu'on eût recours aux artisans du continent : Faisons d'abord comme nous pouvons, disait-elle, puis nous ferons moins mal, ensuite nous ferons mieux, et enfin nous ferons bien. Ce peu de paroles avaient une grande puissance d'encouragement. Il aurait fallu peu de temps pour rivaliser avec les arts manuels de Livourne et de Florence.

J'ai parlé des salines. Le regard de l'Empereur avait passé par là, les salines étaient vivifiées. Le gouvernement français les avait mal confiées, il y avait eu de l'incurie, l'opinion publique disait de la déprédation. Le fermier de ces salines, M. Rossetti (de Milan), était un très honnête homme ; il aurait bien dirigé s'il avait dirigé lui-même, mais M. Rossetti ne quittait pas son pays ; et son agent y voyait à sa manière. Les salines bien régies pouvaient doubler, peut-être même tripler le prix auquel on les avait affermées, et les Porto-Ferrajais faisaient des calculs positifs à cet égard. L'Empereur voulut les mettre en régie. Il me consulta pour réunir cette régie à mon administration. Je me hâtai de le détourner de ce projet.

Il me dit : Ce ne serait pour vous qu'une surintendance. Alors j'observai à l'Empereur que cette surintendance ferait peser sur moi la responsabilité de l'intendance, et que cette idée pourrait me rendre investigateur, peut-être même tracassier. L'Empereur ne me pressa pas davantage. M. Rossetti, partisan des Français, vint à l'île d'Elbe pour voir l'Empereur, aussi pour veiller à ses intérêts des salines. L'Empereur traita avec lui. Les salines augmentèrent de valeur. J'étais toujours dans la tempête des discussions lorsque l'Empereur eut la bonté de vouloir m'investir de cette régie. Il n'avait pas plus de fiel qu'un poulet. Son cœur était toujours désarmé.