SOUVENIRS ET ANECDOTES DE L'ÎLE D'ELBE

 

INTRODUCTION.

 

 

Il n'est pour ainsi dire pas un témoin du règne de Napoléon à l'île d'Elbe qui n'ait tenu à honneur d'écrire ses souvenirs sur cette mémorable époque. Presque tous, amis ou ennemis, ont écrit des mémoires, ont laissé des correspondances, ont conservé des documents utiles pour son histoire. Son trésorier Peyrusse a sauvegardé tous les registres de la comptabilité impériale[1] ; le fidèle Bertrand et le secrétaire Rathery ont préservé les minutes de ses lettres administratives et son registre d'ordres[2] ; les officiers de sa garde, depuis les plus intelligents, tels que Combe et Mallet, jusqu'aux moins instruits, tels que Monier ou Labadie, ont, sous une forme plus ou moins naïve, rédigé leurs impressions, leurs aventures, tous les incidents de la vie de leur héros. Nous avons les témoignages de ses surveillants, Waldburg-Tuchsess, sir Neil Campbell, de ses espions, — le consul Mariotti, le marchand d'huiles de Livourne[3], les agents toscans, — de ses sujets elbois, Foresi, Rebuffat[4] ; les simples visiteurs de l'Empereur ont relaté le souvenir de leurs conversations, de leurs entrevues, de leurs audiences, tels le comte Litta, lord Ebrington, Fleury de Chaboulon. Tous ces documents sont aujourd'hui imprimés et connus ; mais, si connue que l'on estime que soit la vie de Napoléon Ier à l'île d'Elbe, et si abondants que soient déjà nos renseignements sur cette courte période, la vaste enquête poursuivie sur l'Empereur et l'Empire par l'impartiale histoire ne nous semble point close encore, et les moindres dépositions, si elles contribuent à contrôler, à confirmer les témoignages acquis antérieurement à la plus célèbre des causes, sont dignes qu'on les enregistre et qu'on les signale. À ce bel ensemble d'informations minutieuses manque jusqu'à présent le récit qu'a laissé du règne de Napoléon à l'île d'Elbe un de ses compagnons d'exil, un de ceux que l'on nous montre escortant la petite voiture de l'Empereur que ses chevaux menaient au pas[5] jusqu'au port, le soir mémorable du dimanche 26 février 1815, — un de ses sujets elbois, fonctionnaire de son administration, puis conseiller de son gouvernement, aide de camp naval de son retour, Pons de l'Hérault.

Presque complètement oublié aujourd'hui, André Pons, dit Pons de l'Hérault, né à Cette en 1772, mort en 1858, mérite cependant mieux que les courtes notices où le restreignent avec avarice les dictionnaires biographiques. Je ne veux point esquisser ici de cet original et sympathique personnage une biographie que je donnerai ailleurs avec les pièces originales et tout le détail nécessaire : il suffira de rappeler que, fils d'un pauvre aubergiste espagnol, André Pons était à moins de vingt ans capitaine au cabotage, et qu'entraîné ensuite par les événements, il fut tour à tour officier de marine, commandant d'artillerie, prisonnier d'État, homme d'affaires, homme politique, directeur d'exploitation minière, chargé de missions secrètes, préfet de l'Empire et de la monarchie de Juillet, conseiller d'État de la deuxième République. S'il n'a, du reste, joué qu'un rôle accessoire dans les affaires diverses auxquelles il s'est trouvé mêlé, s'il est, somme toute, resté un comparse dans l'histoire de son temps, la destinée lui a cependant ménagé une heure où il a touché à l'histoire, et à la plus grande. Devenu, par la protection de Lacépède, directeur des mines de l'île d'Elbe[6], Pons se trouvait en résidence à Rio-Marine quand Napoléon débarqua dans son impérial asile. Quoique républicain, ci-devant robespierriste, socialiste de tendances, et ennemi de l'Empereur qu'il avait connu à Toulon simple commandant d'artillerie, Pons fut, après quelque résistance, assez vite dompté par la séduction et le génie du maître. Devenu son fidèle et dévoué serviteur, il revint en France avec Napoléon, fut chargé d'une négociation délicate et dangereuse avec Masséna à Marseille, emprisonné au château d'If sous la pression des royalistes marseillais, et ne fut remis en liberté qu'après la rentrée de l'Empereur à Paris. À la seconde Restauration, Pons, que l'Empereur avait nommé préfet du Rhône, dut abandonner ses fonctions et fuir sa patrie. Sa carrière rentre alors dans la demi-obscurité qu'avait dissipée un moment le reflet de la gloire impériale, et s'y prolonge jusqu'en 1858, tourmentée, aventureuse, victime de la probité et de la raideur de ses convictions autant que des circonstances extérieures.

Dans cette retraite forcée de quarante ans, Pons de l'Hérault, qui déjà s'était signalé sous le Directoire par un retentissant pamphlet[7], se découvrit une vocation littéraire et se donna une mission historique : il voulut préparer, en réunissant ses souvenirs, ses réflexions, les notes et les documents que lui fournissaient ses anciens amis, un grand travail d'histoire et d'apologétique sur Napoléon, et particulièrement sur le règne éphémère de Napoléon à l'île d'Elbe. De ces études n'a été publiée par lui que la moindre partie, de minces et très fragmentaires chapitres de son grand ouvrage, un Essai sur le Congrès de Châtillon, et une étude sur La bataille et la capitulation de Paris[8], qu'il ne pardonnait pas, comme on peut le penser, au maréchal Marmont. Tout le reste est demeuré à l'état de brouillons, de copies maintes fois retranscrites, de notes éparses, de fiches à demi rédigées, dans un incroyable désordre.

Tous ces manuscrits, — ce fatras, si l'on veut, — sont aujourd'hui conservés à la bibliothèque de Carcassonne. Elle les doit à l'un des hommes qui ont le plus contribué à l'enrichir, M. Cornet-Peyrusse[9]. Comment celui-ci sut-il que ces manuscrits prêtés par Pons à diverses personnes, entre autres à M. de Cormenin fils[10], se trouvaient, lors de la mort de leur auteur, entre les mains de M. le conseiller d'État Marbeau ? Je l'ignore, de même que j'ignore pourquoi ces papiers n'ont pas été restitués aux filles de l'auteur, Mlles Herminie et Cécile Pons. Toujours est-il qu'en 1870 M. Marbeau les communiqua à M. Cornet-Peyrusse, de Carcassonne[11]. Celui-ci, gendre et héritier du trésorier Peyrusse, avait hérité aussi son culte pour l'Empereur et voulait écrire, d'après les documents administratifs laissés par Peyrusse, une histoire générale de Napoléon à l'île d'Elbe. Des lettres de Pons à Peyrusse, qui existent encore dans les archives personnelles de celui-ci[12], lui ayant révélé l'existence des souvenirs et des collections de documents du premier, il put, comme je viens de le dire, en retrouver la piste, en recevoir communication, et enfin se faire donner par M. Marbeau l'autorisation de déposer tous ces papiers de Pons de l'Hérault à la bibliothèque de sa propre ville[13]. Il y a bien du mélange dans ce dépôt : à côté de liasses importantes de notes historiques, on y trouve des rêves politiques et militaires, des idées sur le gouvernement de la Toscane, des journaux de voyage en Italie[14], des comédies rimées, des poésies en français et en languedocien, le début d'une étude comparée du Directoire avec le régime impérial : tout ceci n'a réellement qu'une très médiocre valeur.

Telle qu'elle est cependant, la collection des papiers de Pons de l'Hérault forme avec ceux des frères André et Guillaume Peyrusse un fonds important pour l'histoire de Napoléon, fonds longtemps méconnu, mais que l'on commence à mettre en valeur. Les plus importants de ces manuscrits de Pons sont les œuvres relatives au séjour de Napoléon à l'île d'Elbe : le Mémoire aux puissances alliées que je publierai ultérieurement[15], et l'Essai sur le règne de Napoléon à l'île d'Elbe, qui fait l'objet du présent volume.

Le manuscrit de l'Essai sur le règne de Napoléon à l'île d'Elbe se compose de trois grosses liasses de fiches à peine classées, et dont l'aspect suffit à déceler un brouillon déjà retouché et remanié à plusieurs reprises. On y trouve des traces de ratures et de coupures, des espaces préparés pour recevoir des notes qui manquent encore, des répétitions de pages entières, parfois des lacunes dans la suite du manuscrit. Ces défauts sont du reste bien plus sensibles dans la troisième liasse que dans les deux premières. Il était impossible de publier ces documents dans leur état original ; il fallait en quelque sorte constituer ou reconstituer le texte, élaguer des réflexions oiseuses, de fâcheux effets de style, abréger certaines narrations trop complaisamment étendues, choisir entre les diverses variantes.

Il existe en effet de certains passages des souvenirs de Pons des versions différentes qui montrent avec quelle conscience cet honnête homme s'essayait au métier d'historien. Il s'y efforce de serrer de plus en plus près la vérité, et, d'autre part, dans son texte définitif, il retranche certaines affirmations qui, après réflexion, lui semblèrent excessives. Je ne citerai qu'un exemple de ce travail de révision, portant sur le récit des assassinats tentés ou projetés contre l'Empereur : Pons l'avait rédigé d'abord pour le placer dans un article de journal qu'il n'acheva pas, puis l'a rédigé à nouveau pour l'insérer dans son ouvrage. La première rédaction subsiste. On voit que le récit est identique dans les deux versions, mais qu'il y a de légères différences entre les deux. Ainsi, dans la première, Pons, parlant de l'émissaire de Brulart[16], dit que ce brigand avait assassiné trente-deux personnes. Ce brigand est devenu dans la seconde version un assassin redoutable qui a commis plusieurs assassinats, ce qui est moins romanesque que le chiffre précis donné d'abord, et quelque peu suspect. Dans la première version, Pons rapporte que l'Empereur lui prescrivit de ne rien négliger pour opérer l'arrestation du général Brulart ; dans la seconde, avec plus de sagesse, de modestie et de vraisemblance, Pons est seulement chargé de s'entendre avec Masséna pour arrêter Brulart. L'affaire du magistrat est racontée en quelques lignes seulement dans la première version ; l'auteur l'a amplifiée dans la seconde, mais sans en modifier aucun détail caractéristique. L'officier supérieur dénoncé par Suchet est accusé, dans la première version, de vouloir empoisonner l'Empereur : il y a seulement assassiner dans la seconde. Enfin, dans l'histoire du juif de Leipzig, la première version contenait la citation d'un mot de l'Empereur que Pons n'a pas conservé dans la seconde : On ne se venge pas d'un crime par un autre crime, faisait-il dire à l'Empereur, et égorger même un assassin est toujours un crime. La suppression de ce mot généreux indique-t-elle que Pons n'était plus assez sûr de son authenticité ? L'examen de ces variantes prouve en effet que Pons n'a pas toujours rapporté avec une fidélité textuelle les paroles de l'Empereur. La comparaison des deux versions de son dialogue avec lui sur Télémaque est instructive à cet égard[17] : il ne reproduit identiquement que les mots les plus essentiels de Napoléon ; pour l'ensemble de la conversation, il ne donne que le dessin général. Cette constatation n'est pas sans prix, car elle empêchera d'attribuer sans réserves à Napoléon des mots et des paroles peut-être retouchés par Pons de l'Hérault, et qui ont perdu à cette traduction un peu de leur solidité d'airain et de leur imperatoria brevitas. Et, puisqu'il s'agit de l'authenticité des paroles de Napoléon, signalons ici ce que rapporte Pons des dictées de l'Empereur[18]. La façon abrégée dont il dit que Bertrand recueillait les propos et les ordres de son maître, est assez propre à modifier l'opinion reçue sur les talents épistolaires de l'Empereur. — Il n'y a donc pas de détails importants à regretter dans les variantes, ni dans les petits fragments de texte de Pons que j'ai dû laisser tomber. Relevons-y cependant, pour ne rien omettre, un court récit de la tempête essuyée par Napoléon à son premier voyage à la Pianosa[19], lequel a disparu, peut-être par un oubli de Pons, de la version définitive : l'anecdote a son intérêt.

En le dégageant de ces broussailles et de ces broutilles, ce n'est cependant pas le texte intégral du manuscrit de Pons que je donne ici. Ce manuscrit se divise en deux parties : les deux premières liasses beaucoup plus complètement rédigées que la troisième, — et même, hélas ! plus écrites ! — forment un récit continu. Mais Pons, qui avait du loisir et qui aimait à reprendre les choses de longueur, a cru nécessaire, pour expliquer la domination impériale dans l'île, pour replacer l'Empereur dans son milieu, de donner une description géographique et géologique du pays, de décrire en détail les mœurs des habitants, non sans rapporter quelquefois des détails très intimes et non moins pittoresques, et de raconter par le menu les vicissitudes de l'histoire de l'île d'Elbe pendant la Révolution. Cette description géographique, cette chronique minutieuse des révolutions elboises n'offrent vraiment qu'un intérêt tout local ou de pure érudition. On ne pouvait guère les infliger au grand public ; les curieux sauront les retrouver dans les publications spéciales qui les ont accueillies[20]. Je n'ai retenu et ne publie ici que l'introduction générale de Pons de l'Hérault[21] et la portion de son ouvrage relative spécialement au séjour de Napoléon dans l'île d'Elbe : c'est cette suite qui compose ici les Souvenirs sur Napoléon à l'île d'Elbe, la première partie de ce livre. Quant à la troisième liasse du manuscrit, elle se présente au lecteur dans un état assez différent des premières. On y a réuni une série de notes, sans lien entre elles, relatives à divers épisodes du gouvernement, à diverses scènes de la vie privée de Napoléon. Écrites elles aussi sur ces larges fiches rectangulaires qu'affectionnait Pons, elles ont été placées sans classement à la suite les unes des autres, et quelques-unes seulement ont reçu des titres de la main de Pons de l'Hérault[22]. On a joint et confondu avec ces notes qui s'annexaient évidemment à l'essai précédent deux moindres paquets composés de fiches analogues, et intitulés, l'un : Première époque ; l'autre : Troisième article. Le premier contient la division du règne elbois de l'Empereur en quatre périodes ; l'autre, le récit des préparatifs de la rentrée en France ; celui-ci est signé : Un compagnon d'infortune de l'empereur Napoléon. Ces deux fragments se distinguent des autres notes à l'emphase plus grande, à l'abondance encore plus prolixe du style, à la solennité que met Pons à se désigner à la troisième personne, et sous son titre : M. l'administrateur général des mines ; il est probable que Pons destinait ces fragments à quelque journal ; il est même possible qu'ils aient été imprimés. Il m'a semblé naturel et nécessaire de les réintégrer à leur place probable dans la suite de ces fragments, d'où Pons ne les avait peut-être détachés que provisoirement. Tous ces fragments épars[23] sont groupés ici dans la seconde partie du volume sous le titre d'Anecdotes de l'île d'Elbe. Il m'a semblé non moins naturel de modifier le titre quelque peu ambitieux que l'honnête Pons avait donné à son projet d'ouvrage, et puisque son Essai n'a abouti en réalité qu'à être une suite de souvenirs et d'anecdotes, de le dire dès l'abord et de le désigner sous ce nom.

L'authenticité de ces souvenirs est indiscutable. De l'aveu de Pons de l'Hérault lui-même, soit ici, soit dans ses lettres à Peyrusse ou à son frère aîné, nous savons qu'il composait des Mémoires. Le manuscrit que nous possédons est d'ailleurs l'original, où s'étale, sans qu'il soit possible de la méconnaître ou de la confondre avec aucune autre, la large, solennelle et majestueuse écriture de M. l'administrateur général, fertile en inimitables fioritures, en majuscules grandiloquentes, aimant à s'espacer dans la longueur apprêtée des lignes.

Mais quels sont les Souvenirs que nous a conservés cet authentique manuscrit ? Dès les premières lignes de son ouvrage, Pons dit qu'il a été chargé d'abord, puis, sur son refus implicite, invité par Napoléon à prendre des notes historiques, à écrire sommairement sur ce qui se passerait de remarquable à l'île d'Elbe, et il ajoute qu'après quelque résistance il se décida à tenir cette sorte de journal : L'Empereur, dit-il, en a connu plusieurs pages, et le général Drouot en a corrigé quelques-unes[24]. Mais ce journal était encore à l'état de notes informes, sinon de projet, pendant les Cent-Jours, Pons le dit expressément :

La dernière fois que j'eus l'honneur de voir l'empereur Napoléon à l'Élysée Bourbon, le ... juin 1815, je l'assurai que je réunirais en corps d'ouvrage tous les souvenirs que j'avais conservé (sic) de son séjour à l'île d'Elbe, et l'Empereur m'indiqua plusieurs choses que je ne devais pas oublier.

Par ce mot souvenirs, faut-il entendre ce premier journal, ces notes déjà commandées ou demandées à Pons, ou seulement, et d'une manière générale, ses souvenirs non encore écrits ? Peu importe en somme, car Pons n'a pas pu utiliser ses premiers essais, cette narration faite au jour le jour, et il en est de ses mémoires comme de ceux de Mme de Rémusat : nous n'en avons qu'une seconde rédaction, faite après coup, d'après des souvenirs déjà lointains, et non sous le choc direct des événements, le texte original ayant disparu pour une raison quelconque. On sait que Mme de Rémusat brûla son manuscrit pour éviter des ennuis en cas d'une perquisition qu'elle redoutait. Comment disparut le manuscrit de Pons ? Quand Pons commença à tenir sa promesse à l'Empereur, le manuscrit de son journal n'était plus en sa possession. Était-il assez homme de lettres pour avoir emporté ce journal de l'île d'Elbe à son départ, improvisé en une nuit ? Quand, quelques mois plus tard, il dut s'enfuir de Lyon, eut-il le temps, dans le désordre d'une préfecture menacée par les ennemis, de réunir et d'emporter ses manuscrits, s'il en était alors nanti ? S'il avait laissé ses notes à l'île d'Elbe, put-il se les faire restituer ? Plus tard, à Venise, nous le voyons dépouillé de tous ses papiers par la police autrichienne ; il dit qu'on lui en rendit une partie, mais lesquels ? Il est certain et évident que les Souvenirs et anecdotes actuels ne sont que des réminiscences du journal elbois, dans lesquelles Pons a glissé mainte allusion aux faits postérieurs : des accusations et des invectives contre la monarchie de Juillet[25], des détails sur la destinée ultérieure des compagnons de Napoléon à l'île d'Elbe. La rédaction, restée finalement inachevée, de ses souvenirs s'étend donc sur près de quarante années. C'est en exil qu'elle fut commencée. Non seulement Pons y entreprit son Mémoire aux puissances alliées, cette apologie de Napoléon qui est si fâcheusement restée, elle aussi, interrompue ; non seulement il publia son Essai sur le gouvernement de Buonaparte, mais il reprit la composition de son grand ouvrage. Un des fragments que je n'ai pu replacer dans le corps de ce volume, et que je cite dans son état actuel, l'atteste :

... Sur la terre étrangère. Je n'ai donc pas la ressource des matériaux qui me seraient absolument nécessaires pour me livrer à un travail complet. J'écrirai avec ma mémoire. Elle ne me fera pas défaut, parce que je ne lui demanderai que ce qu'elle pourra facilement me garantir.....

Mais cette composition fut de nouveau interrompue, par la rentrée de Pons en France, par ses occupations, par la politique, plus tard par ses voyages en Italie. Ce ne fut que vingt ans après qu'il reprit sérieusement son travail : il touchait alors à l'extrême vieillesse. Nous le voyons en 1847, en 1850, encore occupé à demander des renseignements, des sources à consulter. Le 20 juin 1850, le petit-fils d'un de ses anciens compagnons, de l'adjudant Labadie, lui communiquait la gazette rimée de ce brave officier[26]. Il était alors dans le feu de son travail : dans une lettre de nouvel an adressée à son frère aîné, il dit n'avoir mis qu'une année pour écrire trois gros volumes d'histoire[27]. Dans une lettre à Peyrusse, il dit travailler au quatrième et toucher à la fin de son œuvre. Des malheurs de famille, les événements politiques, les difficultés toujours croissantes de la vie matérielle l'empêchèrent d'en venir à bout. Nous n'avons donc sous les yeux qu'une seconde rédaction des souvenirs de Pons de l'Hérault.

Quelle en est la valeur historique ? L'information originale de Pons était excellente. Il dit lui-même avoir reçu les confidences de Napoléon sur certaines questions, notamment sur les tentatives d'assassinat dirigées contre lui. Drouot, son ami intime, son camarade Peyrusse, lui apprirent bien des détails. À Rio-Marine, où il résidait, il recevait, par ordre de Napoléon, la plupart de ses visiteurs de distinction, qui lui répétaient les conversations de leur hôte impérial. Lord Bentinck, Campbell, le général Koller, Towers, causèrent librement devant lui. Depuis longtemps fixé dans l'île, et étant de tous les Français celui que les Elbois aimèrent le mieux, il avait la confiance de quelques-uns des hommes les plus marquants de l'île, et dont Napoléon fit ses fonctionnaires civils, Balbiani, Lapi, et surtout cette famille Vantini avec qui il conserva toute sa vie d'affectueuses relations[28]. Il tenait à Rio-Marine un cercle où, soit absence du maître, soit confiance en Pons, on causait librement, plus librement qu'à Porto-Ferrajo. Son éloignement du centre de la vie elboise eut, par contre, on ne peut le nier, un mauvais résultat : il fut parfois isolé, et ignora certaines arrivées dans l'île d'étrangers importants. Peut-être son journal quotidien était-il plus circonstancié là-dessus ; il est fâcheux que sur ces menus faits ses souvenirs soient restés muets. Il serait si important de les connaître à fond, pour fixer les relations secrètes de Napoléon avec la France et la préméditation du retour de l'île ! Par bonheur, cet isolement de Pons se trouva compensé par le grand nombre de visites et de confidences qu'il recevait, et par ce qu'il nous dit lui-même[29] : Il y avait entre les personnes qui entouraient plus particulièrement l'Empereur une espèce d'engagement de se dire mutuellement tout ce qu'elles savaient. D'ailleurs, Pons, homme d'une énergie et d'une activité infatigables, d'une incroyable puissance de travail, — il dit avoir parfois passé douze heures de suite dans son cabinet[30], — ne ménageait aucune fatigue pour suivre l'Empereur et apprendre les moindres détails : Là où je n'étais pas avec lui, j'allais de suite après lui, ou je me faisais immédiatement rendre compte par ceux qui sans erreur pouvaient m'instruire. Les souvenirs de Pons sont ceux d'un témoin immédiat et oculaire pour les journées de l'arrivée, du débarquement, de l'installation de Napoléon dans l'île, pour les excursions et les voyages à la Pianosa, à Palmajola, à Monte-Giove, et naturellement à Rio-Marine. Ses querelles avec l'Empereur au sujet des finances de la mine sont aussi racontées d'original ; il a été mêlé en personne à l'aventure du vaisseau napolitain si mal reçu par Cambronne ; il a servi d'interprète au commandant du vaisseau barbaresque ; il a été envoyé en mission auprès du grand-duc Ferdinand. Il était présent au naufrage de l'Inconstant[31]. Il a donc connu par lui-même une bonne partie des faits qu'il raconte.

Ses souvenirs s'étaient certainement un peu effacés et brouillés quand il les rédigea, et ne pouvaient lui suffire. Comment les raviva et les compléta-t-il ? Il ne paraît pas qu'il soit resté entre ses mains, après 1815, beaucoup de ses papiers du temps de l'Empire. Dans la biographie écrite par lui ou sous sa dictée pour la collection des Biographies des hommes du jour[32], nous le voyons citer avec autant d'exactitude que de complaisance des documents officiels datant de la Révolution, qu'il avait sans doute retrouvés dans ses papiers de famille à Cette ; il en cite aussi d'autres qui datent de la Restauration et de la monarchie de Juillet. Pour l'époque de son séjour à l'île d'Elbe, la lacune est presque complète ; sauf quelques lettres à Napoléon au sujet de la mine et de l'affaire des farines, il ne cite que des actes comme la proclamation de Dalesme ou le mandement d'Arrighi, tombés dès lors dans le domaine public. Sa famille, qui conserve encore pieusement quelques rares souvenirs de lui[33], ne possède aucune lettre antérieure à sa rentrée en France en 1825. La police autrichienne à Venise a bien fait son œuvre. Il ne retrouva guère, pour s'en aider à rédiger son grand ouvrage, que le début de son Mémoire aux puissances alliées, où il puisa d'ailleurs largement, et quelques bien rares documents personnels qui, — chose assez étrange, — manquent aujourd'hui à la collection de ses papiers à Carcassonne.

À défaut de documents personnels, Pons contrôla et raffermit ses souvenirs par ceux de ses contemporains et de ses anciens compagnons de l'île. Il consulta, ou tout au moins connut, non seulement le Mémorial, mais les Mémoires du colonel Vincent publiés dans les Mémoires de tous, ceux de Mme Dargy, à qui il refuse toute valeur historique[34] ; les relations de Cadet de Gassicourt, de Fleury de Chaboulon[35] ; le voyage à l'île d'Elbe d'Anselme Thiébaut, qu'il corrige sur bien des points ; les livres de Lambardi et de Ninci sur l'île d'Elbe, qu'il juge avec sévérité[36]. Pour la dernière partie de ses Mémoires, qui sans doute eût raconté le vol de l'Aigle, il recueillit, et il n'eut pas le temps de les mettre à profit, des relations imprimées ou inédites sur le retour de Napoléon : les souvenirs du policier Morin, un rapport du colonel de gendarmerie de Grenoble, Ch. Jubé[37] ; la relation d'un officier en demi-solde qui rejoignit les fidèles à Grenoble[38]. Il interrogea Drouot ; il demanda maintes fois à Peyrusse communication de son mémento[39] ; il renoua des relations avec tous ceux des officiers de la Garde qu'il put retrouver ; s'il ne connut pas les Mémoires de Combe et de Mallet[40], il eut en mains ceux du capitaine Larabit, de Labadie, du sellier Vincent ; il put interroger avec fruit les valets de chambre Saint-Denis et Marchand. De là vient pour une part la sécurité avec laquelle on doit consulter les Souvenirs de Pons de l'Hérault.

En devenant historien de l'Empereur, Pons se formait la plus haute idée de son devoir ; il croyait réellement remplir une mission providentielle, un mandat impérial. Voici comment il s'exprime à ce propos :

Je n'ai pas la vaniteuse prétention de croire que mon travail mérite par lui-même de traverser les siècles, mais, je le dis avec un sentiment de fierté qui n'a rien de semblable à la petitesse de l'orgueil, c'est dans ce travail que les grands écrivains iront puiser, chaque fois qu'ils voudront avec vérité parler de l'Empereur à l'île d'Elbe, et alors, sous leurs auspices, ou, pour mieux m'exprimer, sous leur nom, il m'est permis d'espérer que ce que je dis ira retentir jusque dans la postérité la plus reculée. Je dois donc dire, le mieux qu'il m'est possible de dire, le plus qu'il m'est possible de dire. Je ne dois surtout rien négliger pour mettre mes lecteurs à même de connaître la pensée de l'Empereur.

Mais ce mandat impérial ne l'aveugla pas. Pons offre ce rare et singulier exemple d'un historien à la fois sincèrement républicain et sincèrement napoléoniste, — comme il dit, — capable de préférer encore à la gloire de l'Empereur, malgré son dévouement, la vérité nationale et libérale. Il s'estimait tenu seulement, en vertu même des ordres de l'Empereur, à dire la vérité ; il croyait à bon droit son indépendance absolue vis-à-vis de Napoléon ; il ne se pensait lié à lui par aucun lien personnel de reconnaissance. Aussi son impartialité est-elle réelle. Sa véracité, autant qu'on peut le constater, ne l'est pas moins. À dire vrai, il serait assez difficile, actuellement, de faire ce contrôle par pièces d'archives : l'île d'Elbe n'en a conservé aucune[41]. Les archives de Florence, pour les séries qu'il faudrait consulter, ne sont pas ouvertes[42]. Mais j'ai pu m'assurer que tout ce que Pons raconte de sa jeunesse, dans la biographie que je citais plus haut, est parfaitement exact ; les registres de la Société populaire de Cette en font foi[43]. On peut conclure de sa sincérité dans des récits qui le concernaient personnellement et qui étaient relatifs à la plus trouble des époques, à sa véracité dans le récit d'événements où il n'était en somme que témoin. Et, en effet, tous les épisodes de ses Souvenirs actuels dont on trouve des récits parallèles dans le Mémorial, dans les rapports des agents de Mariotti, dans Foresi et dans les autres sources, se trouvent confirmés dans leur ensemble, sauf quelques détails[44] et quelques divergences d'appréciation. Du reste, Pons, n'étant pas un écrivain de métier, n'a aucun pli professionnel, ne sacrifie à aucune recherche littéraire, et raconte les choses comme il les a vues.

Il les a vues à coup sûr d'un œil favorable ou indulgent. Mais, même dans l'apologie, il reste impartial et modéré, il est un témoin à décharge plutôt qu'un avocat. Cet axiome admis que Napoléon est incomparable et supérieur à tout sauf à la liberté, il raisonne fort librement de tout, de l'Empire et de l'Empereur lui-même. — Bien informé, véridique, impartial, Pons de l'Hérault est donc un témoin qu'il faut qu'on écoute, et son témoignage est toujours intéressant et curieux.

Il y a beaucoup à prendre dans sa déposition. Connaissant mieux que personne, mieux qu'aucun des Français de la suite de l'Empereur, l'île d'Elbe jusque dans ses recoins et les Elbois jusque dans le secret de leurs mœurs encore si primitives, Pons de l'Hérault est riche en descriptions du dernier domaine impérial, en portraits des sujets insulaires de l'Empereur, en anecdotes sur leurs relations avec le maître. Dans ses pages revivent certains types pittoresques de l'île, la religieuse trop libérée de Rio, l'ermite un peu trop voltairien de Monte-Giove, le brave commandant Tavella, et sa bête noire, le méprisable maire-chambellan Gualandi, les plus humbles comparses de cette impériale figuration, le décor rustique et sauvage de cet avant-dernier acte du drame. — Directeur des mines, administrateur de Rio-Marine, paternel à ses ouvriers et par eux chéri, tout un coin peu connu de l'île nous est révélé par lui : le vivant tableau de cette mine aux procédés primitifs, de l'existence grossière et rude de ses ouvriers, tant terriens que maritimes, de ses relations commerciales, de ses conditions financières. On s'intéresse à cette administration patriarcale, à ce directeur, soldat et marin autant qu'ingénieur, qui lève en masse ses ouvriers pour repousser une descente anglaise[45], qui préside au sauvetage des barques en danger et paye toujours de sa personne ; on voit un aspect peu connu de Napoléon, — Napoléon dans ses rapports avec les ouvriers, — et l'Empereur n'apparaît pas ici à son avantage. — Marin, Pons suit et raconte avec un intérêt visible les progrès et l'organisation de la flottille impériale ; il apprécie avec une juste sévérité les deux incapables marins à qui, par la même fatalité qui l'avait poursuivi pendant tout son règne, Napoléon s'était vu obligé de confier sa naissante marine ; il le fait en connaissance de cause, puisque Taillade, fixé et marié dans l'île, était de ses relations dès avant l'arrivée de Napoléon, et puisqu'il avait connu Chautard, personnage assez mystérieux, lors du siège de Toulon. — Officier d'artillerie, ami du brave et grincheux colonel Vincent[46], il décrit en technicien les travaux du génie exécutés dans l'île sous les ordres de celui-ci, et les modifications qu'y apporte le génie de l'Empereur.

Mieux encore revit dans ses Mémoires le groupe intéressant des Fidèles. Pons a consacré tout un chapitre, fertile en jugements et en anecdotes, à ses appréciations sur les officiers de la garde. Avec une teinte générale d'indulgence, il les juge en somme avec tact. Peut-être lui reprocherait-on à bon droit un léger préjugé contre l'aristocratie et les titres nobiliaires ; mais Pons était un enfant du peuple, et il est toujours resté fidèle, même à son détriment[47], à ce préjugé. Des hommes comme Mallet, Combes, Raoul, sont bien décrits ici ; Cambronne y complète, malgré toutes ses prétentions aux qualités d'homme du monde et à la bonne éducation, sa physionomie légendaire, — plus vraie en ce cas que l'histoire, — de dur et fougueux soudard : l'incroyable accès de fureur de ce brave guerrier à l'aspect du vaisseau napolitain, son attitude excessive à l'égard d'un officier débarqué dans l'île, sont des traits de caractère dignes d'être notés[48]. Bertrand apparaît aussi sous un jour moins glorieux que l'auréole de la tradition : c'est surtout le mari d'une Anglaise, s'entourant d'un cercle anglais, vivant à l'écart, n'accordant aucune audience, plus invisible encore que son souverain, ne demandant qu'à avoir la paix, laissant s'accréditer le bruit de son prochain retour en France, dur au surplus pour les ouvriers, peu serviable en somme pour Pons, servant Napoléon plus par correction que par dévouement, avec plus de discipline routinière que d'initiative intelligente, et de qui l'on peut se demander ce qu'il était venu faire dans l'île. De tous les compagnons de l'Empereur, celui qui grandit le plus ici, c'est l'honnête et bon Drouot, ce sage à qui suffisait un coin pour travailler, ce conseiller toujours prêt et toujours prudent, le confident dévoué de Pons, arbitre-né des différends de Napoléon avec lui, conscience vivante, pour ainsi dire, de l'Empereur. Il n'est pas jusqu'à la touchante histoire de sa mésaventure sentimentale avec Enrichetta Vantini, qui n'ajoute, — avec sa candeur de  presque malgré lui et sa tendresse naïve et contenue pour sa vieille maman, — un peu d'humanité attendrie à cette figure austère, grave et jusqu'ici un peu fermée.

Au-dessus de tous, celui qui, à quarante ans de distance, remplit encore la mémoire, presque le cœur de Pons, c'est l'Empereur. Événements, actions, paroles, caractère, Pons s'est efforcé de tout pénétrer, de tout savoir, de tout raconter. Il raconte beaucoup d'anecdotes, dont plusieurs d'original. S'il copie ou abrège ses devanciers dans son récit du voyage de l'Empereur de Fontainebleau à Fréjus, de la pendaison en effigie à Orgon, du déguisement en courrier, — toutes choses qu'il n'a pu connaître que par des récits ou des lectures, — il devient original dès que l'Undaunted arrive en vue de Porto-Ferrajo. Sur la première descente de Napoléon à terre, la présentation des délégués elbois, la réception à l'hôtel de ville et les autres incidents analogues, ses renseignements sont personnels et neufs. Sans souci, malheureusement, de la chronologie, toute l'existence de Napoléon apparaît ici, avec un peu de la précipitation et de l'incohérence qu'eurent à l'île d'Elbe ses faits et gestes : ses installations successives à l'hôtel de ville, aux Mulini, ses constructions de villas dans tous les cantons de l'île, l'inspection détaillée de sa petite bicoque et de ses forts, la prise de possession des îlots voisins, — ses dernières conquêtes ! — puis toute la machine administrative à monter[49], audiences aux fonctionnaires, blâmes, encouragements, enquête sur le commerce et l'industrie, sur l'état de la religion et des beaux-arts, projets de travaux agricoles et de plantations, utopies militaires et pédagogiques, idées plus ou moins pratiques sur la réfection du port de Rio, sur l'établissement des madragues et des compagnies d'exploitation et de commerce : sur tout cela, les lettres de Napoléon et le registre d'ordres trouvent dans ces souvenirs un indispensable commentaire, une glose perpétuelle.

Non moins précieux, non moins nécessaires sont-ils pour la connaissance de la vie privée de l'Empereur. C'est avec des prétentions philosophiques, en effet, que Pons a voulu l'étudier, et pour fonder ses inductions d'apprenti moraliste, immense est le nombre des petits détails minutieux qu'il a recueillis. Il en a de bien amusants sur les petites faiblesses de l'Empereur, ses gourmandises, sa colère contre le bon garçon qui, pour montrer ses talents d'hercule, le met de force à cheval, sur sa toilette et sa physionomie à la première entrevue avec ses sujets elbois ; que dire de ce petit chapeau de marin que Napoléon avait gardé à la main, et qu'il remplace presque aussitôt par le petit chapeau historique, joignant ainsi l'esprit pratique et l'art de la mise en scène ? Que de récits sur ses amusements, ses promenades, les fêtes qu'il préside, — récits d'autant plus précieux que, malgré les efforts de Pons pour démontrer le contraire, on peut voir, comme Campbell, comme Moncabrié et tant d'autres, dans la grande part faite à ces distractions parfois puériles, la preuve d'une réelle décadence dans la faculté de vouloir et d'agir de ce fier génie ! Et comment lou miéjou ne saurait-il pas gré à Pons de nous révéler que Napoléon n'a pas ignoré la bouillabaisse, et que c'est à Pons lui-même qu'il a dû, — les deux seules fois peut-être dans sa vie, — de goûter à ce savoureux régal ?

Les relations de Napoléon avec sa famille se sont aigries à l'île d'Elbe. Sauf sa mère, pour qui il a toujours un profond et tendre respect, sauf sa sœur Pauline[50], il est brouillé presque complètement avec ses parents ; il s'épanche en propos amers sur le compte de ses frères, s'exprime avec une bonhomie mélancolique sur Joseph, avec un dédaigneux mépris sur les intrigues de Lucien et de Louis. Toute la sensibilité de Napoléon semble s'être accumulée sur son fils, sur son pauvre petit chou ; les anecdotes rapportées par Pons sont caractéristiques. Les propos de l'Empereur, même exprimés par à peu près, sont toujours intéressants à recueillir. Pons en a retenu plusieurs, dont quelques-uns étaient inconnus. Il est édifiant d'entendre Napoléon dire de la Marseillaise qu'elle valait une armée, apprécier Fénelon et la monarchie de droit divin décrite dans Télémaque, évoquer ses débuts en rappelant le temps où il était directeur de parcs d'artillerie, regretter les armes d'honneur qu'il avait pourtant supprimées. Certains de ses jugements sur des personnages célèbres sont importants. Pons a noté le tranquille mépris de Napoléon pour Marmont et pour Augereau, son indignation à propos de la demande en naturalisation de Masséna, son amitié pour Dalesme, ses impatiences contre Bertrand et contre le furieux Cambronne.

Était-il assez fin psychologue pour bien saisir toute la complexité du caractère de Napoléon ? Assurément je ne le crois pas, et qui, — fût-il Taine, — peut être tout à fait sûr d'avoir pénétré jusqu'au fond cet homme incomparable ? L'honnête Pons a noté quelques-uns des traits les plus apparents de ce caractère : sa force de concentration, sa mémoire immense, son savoir quasi universel, sa tendance à constamment ordonner[51], sa conviction que rien n'est impossible. D'autres observations sont plus délicates : toujours maître de lui, ce n'est qu'au tout premier mouvement que Napoléon peut se laisser surprendre ; le majestueux héros des fêtes impériales, le metteur en scène du sacre et du royal parterre d'Erfurth, ne veut plus se donner en spectacle ; l'homme au tempérament vif et brutal corrige sa vivacité et en console les victimes par son empressement à leur pardonner ses torts, à oublier les choses dures et amères qu'il leur a dites, par sa totale absence de rancune ; l'ancien despote se révèle à sa défiance générale et systématique à l'égard de ses employés, à son scepticisme quant à la probité et aux scrupules des autres, à l'opinion que la religion est à encourager pour le peuple, à son insouciance des vieilles traditions populaires. L'affaissement de son génie n'apparaît-il pas aussi à ce goût des commérages dont Pons donne encore les preuves, à l'avarice qu'il constate aussi ? Et n'est-ce pas le fond le plus intime de l'humanité qu'il touche en Napoléon en notant chez lui la crédulité aux miracles, la vague religiosité, l'horreur impulsive et irraisonnée du noir, et cette préférence si inattendue pour le rose, toutes survivances de son enfance et de la sauvagerie primitive de notre race ?

Napoléon n'est d'ailleurs pas toujours embelli par les révélations de ce nouveau témoin, tant a été grande la bonne foi de son naïf apologiste. Sans parler de ses relations si brutales d'abord avec Pons lui-même, on peut trouver que son attitude envers Campbell manque un peu de dignité. Les choix d'hommes que cite Pons — d'hommes incapables comme Taillade, Chautard, Gualandi, ou butors comme Roule et Gottmann, — sont assez fréquemment malheureux pour qu'on puisse douter de son impeccable perspicacité[52]. Son omniscience apparaît trop souvent informée de fraîche date pour ne pas sembler un artifice un peu puéril. Et Pons a noté, — avec une franchise à laquelle ses opinions républicaines n'ont sans doute pas été étrangères, — les faiblesses et les affectations nobiliaires, les vanités théâtrales de l'Empereur.

Napoléon politique a été beaucoup moins facile à saisir et à étudier à l'île d'Elbe. Il s'est soigneusement gardé, et son secret n'est pas encore entièrement découvert. Pons n'a pu noter — et cette ignorance tient en partie à son éloignement de Porto-Ferrajo — que des faits de notoriété publique, la courtoisie des relations du nouvel État avec le Saint-Siège, la haine persistante contre l'Angleterre, malgré les bonnes relations personnelles avec Campbell. De tous les problèmes qui se posent à propos de la vie politique de Napoléon à l'île d'Elbe, le plus important, — le seul important, — est d'ailleurs celui de son retour en France. Si Pons n'a pas su, plus que les autres compagnons de Napoléon ou que ses historiens, le résoudre, il nous fournit tout au moins de nouveaux éléments de discussion. Malgré l'affirmation du maître lui-même que dès Fontainebleau il songeait à quitter le domaine qu'il se faisait assurer par traité, rien ne paraît moins sûr ni moins vraisemblable :

Vulcain impunément ne tomba pas des cieux

a dit Sainte-Beuve, et même à un Napoléon il faut quelque temps pour se remettre d'une chute si lourde. C'est ici l'île du repos, dit-il en débarquant à Porto-Ferrajo, et M. Houssaye a cité bien d'autres traits qui semblent prouver qu'à ce moment son intention était de rester tranquille dans son petit État[53] ; c'est l'impression que procure sa correspondance de ce temps, celle qui se dégage de son registre d'ordres ; c'est celle aussi que Pons s'est rappelé avoir eue, quand il a divisé le séjour de l'Empereur en plusieurs périodes d'après ses intentions soupçonnées ou entrevues : la première, — l'époque de la stabilité, — est de beaucoup la plus longue ; celles des incertitudes et des projets sont bien plus courtes. Pons a cru aux intentions impériales de stabilité pour plusieurs motifs, et, avec une subtilité parfois excessive, il en a cherché la preuve jusque dans l'organisation des écuries impériales[54] à l'île d'Elbe et dans la commande de selles riches pour dame ! D'après lui, ce serait quand le Congrès de Vienne songea à le déporter à Sainte-Hélène[55] que Napoléon se considéra comme dégagé des obligations du traité de Fontainebleau. Une lettre de Cambon reçue par Pons, importante lettre politique, tableau réfléchi du mécontentement général, concluant que cela ne pouvait pas durer, fut aussi d'un grand poids dans la détermination de l'Empereur : cette lettre est malheureusement perdue, et Pons n'en a pas donné la date. La correspondance de l'auteur avec son ancien général et ami, Masséna, moins fréquente et surtout moins grotesquement mélodramatique qu'on ne l'a parfois représentée[56], eut aussi sans doute son influence sur l'Empereur. À quel moment forma-t-il le projet ferme de quitter l'île ? Pons ne le dit pas ; il paraît mal renseigné sur les derniers temps du séjour à l'île d'Elbe ; il ne les raconte pas dans ses Souvenirs proprement dits, mais seulement dans l'un de ces articles de journaux que j'ai signalés ; il n'en parle ici peut-être que d'après des informations étrangères ; il ignore la présence de ce mystérieux Marseillais Charles Albert et la mission de Fleury de Chaboulon. Il n'est intéressant et renseigné que sur son rôle personnel dans ces tragiques conjonctures : mais comme ce rôle a été vraiment important, il fournit à l'histoire générale des renseignements intéressants. Napoléon lui demanda une première fois, longtemps avant le départ, un mémoire sur les meilleurs moyens de préparer une flottille expéditionnaire ; il lui donna même l'ordre de la préparer, ordre qui ne reçut aucun commencement d'exécution. Pons crut cette flottille destinée à une descente en Italie, sur un rivage ami, probablement Gênes ou la Toscane. Cet ordre fut porté à Pons par un messager de cabinet ; il n'a pas été inséré au registre de Rathery ; aucun des compagnons de Napoléon ne paraît l'avoir connu : toutes preuves que l'Empereur a voulu le tenir aussi secret que possible. Mais à quelle date le placer ? Pons n'en dit rien ni ici ni dans son Mémoire aux puissances alliées. Plus tard, Napoléon lui ordonna d'avoir toujours à sa disposition quatre bâtiments de transport de la flotte des mines. Pons place cette demande, prodrome évident du retour, avant la visite de Mme Walewska à Napoléon, c'est-à-dire avant le 1er septembre. Cela semble prématuré : Napoléon aurait-il attendu six mois avant de réaliser ce dangereux projet ? C'est d'ailleurs contradictoire avec la division que Pons établit dans les époques du règne elbois et avec la durée de ses démêlés avec l'Empereur. Pons affirme que l'ordre de préparer la flottille lui fut donné le 6 février[57], et que l'expédition était prête à embarquer quand Fleury de Chaboulon arriva : il conteste toute importance au rôle de ce jeune auditeur qui, dit-il, non sans raison, ne pouvait apporter à l'Empereur, après un si long voyage, que de vieilles nouvelles, peu propres à lui faire prendre une si grave détermination. Le témoignage de Pons de l'Hérault sur ce point est donc capital et de nature à modifier les opinions reçues. S'il ne dit rien ici de la traversée, du débarquement et de sa mission auprès de Masséna, son Mémoire aux puissances alliées complète ses récits et n'est pas moins précieux à consulter.

Le portrait de Napoléon que nous donne Pons a été écrit avec une entière bonne foi, remis dans son cadre avec tout le soin possible. L'Empereur, qu'il a connu, tantôt majestueux, tantôt emporté et hors de lui, tour à tour bonhomme et rusé, optimiste ou désenchanté, est très vivant, et a vécu. Ce portrait présente une telle variété d'aspects, une telle richesse de traits précis et sûrs, les dessous en sont si fouillés, qu'on est tenté de croire avec Pons que ce n'est qu'à l'île d'Elbe qu'on a pu réellement étudier et connaître Napoléon : encore fallait-il l'étudier d'aussi près que lui. Dans la mesure de son talent et de sa pénétration, Pons a bien décrit Napoléon, et s'il n'a pas donné du souverain de l'île d'Elbe le portrait définitif, il a du moins esquissé de lui un portrait sincère.

 

Mas de Châteaufort, août 1897.

Léon G. Pélissier.

 

 

 



[1] Aujourd'hui conservés à la bibliothèque de Carcassonne, où ils forment la meilleure part du fonds Peyrusse. Voir le Catalogue général des manuscrits des bibliothèques des départements, tome XIII, Carcassonne, par Léon CADIER. Un volume in-8°, Paris, Plon.

[2] Voir Correspondance de Napoléon Ier, t. XXVII, et ma publication signalée plus haut.

[3] Marcellin PELLET, Napoléon à l'Île d'Elbe, un vol. in-12. Paris, Charpentier, 1889.

[4] Les Souvenirs de Foresi ont été publiés par son petit-fils. J'ai publié les notes de Rebuffat (adressées à Pons) sur Porto-Longone durante il primo imperio dans l'Archivio storico italiano (série IV, tome XVI, 1895).

[5] Henry HOUSSAYE, 1815, p. 193. Pons, dans son Mémoire aux puissances alliées, parle du landau impérial.

[6] En 1809.

[7] Pons à Barras.

[8] De la bataille et de la capitulation de Paris, extrait d'un Essai historique sur le règne de l'empereur Napoléon, suivi de la 2e édition du Congrès de Châtillon, par PONS. Paris, Delaforest, 1828.

[9] Sur M. Cornet Peyrusse on trouvera des renseignements utiles dans un rapport sur la Bibliothèque municipale de Carcassonne, dû au bibliothécaire M. Izard et publié dans les Mémoires de la Société des sciences et arts de cette ville.

[10] On peut supposer qu'il le sut par les Cormenin, alliés à la famille de G. Peyrusse.

[11] La lettre d'envoi est conservée avec les autres papiers de Pons.

[12] Aujourd'hui dans la collection d'autographes de la même bibliothèque.

[13] C'est par une singulière erreur qu'ils ont été classés dans le fonds Mahul, où Cadier les a laissés.

[14] J'en ai publié quelques fragments, les moins dénués d'intérêt, dans diverses revues italiennes.

[15] Dans la collection de la Société d'histoire contemporaine.

[16] Voir ci-dessous, chapitre XI.

[17] Voici la version sacrifiée par Pons : L'Empereur avait l'air riant : — Vous commentez Télémaque ? — Non, Sire, mais je l'explique, et mes explications sont écrites. — Faites-vous allusion à ma personne ? — J'en fais à votre gouvernement. — En quel sens ? — Pour l'intérieur, en plus d'un sens. Et pour l'extérieur ? — Tout à l'avantage de Votre Majesté. — Il vous faut bien étudier les causes et les effets. — C'est à quoi je m'applique. — Fénelon fabriquait des rois divins, mais les rois sont des hommes, et ne sont que des hommes, un assemblage de défauts et de qualités, de vices et de vertus. Les plus grands rois sont ceux qui sont les moins imparfaits ; ils n'échappent point à la loi commune. Ces principes doivent vous aller ? — Oui, Sire, ils m'enchantent. — Tant mieux. Et l'Empereur, visiblement satisfait, rentra dans son appartement.

[18] Voir ci-dessous, deuxième partie, chapitre premier, sous-chapitre V.

[19] Dès qu'il y eut mis pied à terre, le temps devint orageux, si orageux que le brick ne put plus s'approcher de l'embarcadère et qu'il dut rester toute la nuit à la cape entre l'île de la Pianosa et l'île d'Elbe. Heureusement que l'Empereur avait eu la précaution de faire suivre sa tente de campagne et qu'il put, avec toute sa suite, s'abriter du vent qui était violent et de la pluie qui tombait en abondance. Toutefois il était mécontent ; son mécontentement le rendait même un peu injuste : il murmurait contre la marine au lieu de murmurer contre la bourrasque. Le lendemain, l'on profita d'un moment de calme ; le brick s'approcha de la Pianosa, la chaloupe, montée par l'enseigne Sarri, aborda le rivage dans un lieu favorable, et elle ramena l'Empereur à bord de l'Inconstant.

[20] L'île d'Elbe au début du dix-neuvième siècle, dans le Bulletin de la Société languedocienne de géographie, 1896 et 1897 ; et L'île d'Elbe pendant la Révolution et l'Empire, dans la Miscellanea Napoleonica, t. III, 1897.

[21] Outre l'introduction, Pons a donné aussi dans un des fragments supprimés une sorte de plan général de son ouvrage, qui montre bien son dessein, et qu'il me paraît, à ce titre, utile de donner ici ; le morceau est, du reste, fort court : L'histoire générale de l'île d'Elbe n'entre pas et ne peut pas entrer dans le cadre spécial de mon ouvrage. Aussi je n'écrirai pas l'histoire générale de l'île d'Elbe ; ce qui ne doit pas m'empêcher de faire connaître l'île d'Elbe.

Voici donc le plan que je me suis tracé :

Je dirai d'abord l'île d'Elbe telle qu'elle était à l'arrivée de l'empereur Napoléon. Je chercherai à expliquer avec vérité les hommes et les choses du moment. J'ai longtemps habité l'île d'Elbe ; je puis en parler avec connaissance de cause. J'écrirai avec ma mémoire et avec mes notes. Ma mémoire embrassera les généralités de l'île ; elle ne me fera pas défaut, parce que je la débarrasserai de toutes les incertitudes et que je ne lui demanderai que ce qu'elle pourra facilement me garantir. Mes notes sont l'enregistrement abrégé des faits que je puis certifier, elles ne sont susceptibles d'aucune variation, et je n'ai qu'à leur donner une étendue égale à leur importance. Cette partie de mon ouvrage contiendra un travail circonstancié sur les mines de fer qui sont ce que l'île d'Elbe a de plus important.

Cela fait, je remonterai vers les siècles de l'antiquité ; je me placerai au début connu de l'histoire politique de ce rocher célèbre, je franchirai rapidement les époques reculées, je sauterai presque à pieds joints le chaos du moyen âge, et, sans m'appesantir sur les temps plus modernes, j'arriverai au moment où, par suite de la Révolution française, l'île d'Elbe s'est trouvée en contact direct avec la France.

Alors, sûr d'intéresser mon pays, de lui donner des renseignements utiles, je suivrai pas à pas tous les événements qui ont eu lieu dans l'île d'Elbe, jusqu'au grand événement elbois qui résulte du débarquement de l'empereur Napoléon à Porto-Ferrajo.

Là, avec toute la gravité de l'histoire, j'avancerai lentement, je méditerai, je discuterai, et, la main sur la conscience, je dirai tout ce qui sera venu à ma connaissance.

J'ai le désir prononcé de bien faire, mais la bonne volonté ne suffit pas toujours pour remplir avec distinction une belle tache, alors même qu'on se l'est volontairement imposée, et je ne promets que ce qui est (sic) en mon pouvoir de tenir.

Je ne prends pas non plus l'engagement radical d'écrire positivement l'histoire de l'empereur Napoléon à l'île d'Elbe, car il peut y avoir des choses que je n'aie pas connues, et je ne veux pas m'exposer au reproche mérité d'avoir laissé des lacunes. Ce sont des faits remarquables que je raconte, que je transmets à l'histoire universelle du monde social, et dont je lui lègue la propriété. D'ailleurs, un style purement historique m'exposerait à des embarras dans le récit des événements auxquels j'ai pris part ; et comme j'ai pris part à presque tous les événements, ces embarras deviendraient incessants, peut-être même insurmontables.

Un mémoire historique écarte tous les inconvénients. C'est donc à un mémoire historique que je vais consacrer mes veilles. L'empereur Napoléon n'y perdra aucun des hommages de vérité que l'histoire aurait pu lui rendre. Je commence.

[22] Quelques titres et l'arrangement matériel de ces petits cahiers de notes sont dus à M. Cornet-Peyrusse.

[23] J'en ai publié quelques-uns il y a plusieurs années dans la Revue rétrospective de M. Cottin.

[24] Il doit y avoir là un rapprochement forcé ; il est probable que ce n'est qu'après 1815 que Drouot a pu corriger quelques pages des écrits de Pons.

[25] Les fragments ci-dessous, par exemple, donneront une idée de ces invectives dont j'ai coupé la plus grande partie : Sans doute l'Empereur faisait unanimement planer sa prépotence sur tous ceux qui l'entouraient, mais cela ne dit pas que cette prépotence brisait les caractères qu'elle ne parvenait pas à faire plier sous sa volonté, et, à cet égard, je dois à l'honneur de me citer comme preuve du contraire. Si j'avais lutté avec un des personnages du gouvernement anglais de la Restauration, ou avec un des personnages du gouvernement prostitué qui représente la monarchie de 1830, comme j'ai lutté avec l'Empereur, j'aurais été lié et garrotté, puisque, pour avoir fait de justes représentations la loi à la main, j'ai perdu ma carrière. Ailleurs, à propos du général Boinod qui vint retrouver Napoléon à l'île, il dit : Boinod, que la révolution de 1830 ou ceux qui l'ont accaparée ont mis hors de service en lui rognant encore quelques écus de retraite... La révolution de 1830 a, d'ailleurs, fait plusieurs choses semblables.

[26] Voir Revue rétrospective, Documents sur le séjour de Napoléon Ier à l'île d'Elbe.

[27] Qu'entendait-il par trois gros volumes ? Son manuscrit est sur feuilles séparées ; leur masse pouvait à ses yeux représenter la valeur de trois volumes. Et il y a aussi à Carcassonne une copie en quatre gros registres de son manuscrit, mais je la crois postérieure à Pons, et elle est incomplète ; il est possible cependant qu'elle ait été faite sous ses yeux, par une de ses filles peut-être, et que ce soit d'elle que Pons parle ici.

[28] Il raconte avec attendrissement, dans son Voyage en Italie, comment il retrouva à Sienne, en 1841, Mlle Enrichetta Vantini, devenue Mme Patriachi et mère de famille. Il est étonnant qu'il n'ait jamais eu occasion de parler de ce fils aîné du chambellan de l'Empereur, qui fut enlevé enfant par les Barbaresques et qui devint par la suite le général Yusuf.

[29] Voir ci-dessous, deuxième partie, chapitre premier, sous-chapitre III.

[30] Une fois même, soixante-douze heures dans son cabinet, à la préfecture de Lyon, pendant les Cent-Jours.

[31] Sur les divers voyages de l'Inconstant, Pons avait eu des notes de l'enseigne Sarri.

[32] Biographie des hommes du jour, par Germain Sarrut et B. Saint-Edme, Paris, Henri Krabbe, 1836 ; extrait avec le titre Pons de l'Hérault, Paris, imprimerie de Béthune et Plon, 1837 ; troisième édition, continuant jusqu'à ce jour la seconde édition de 1836, imprimerie d'Ad. Blondeau, 1848, in-4° de 106 p.

[33] La famille de Pons de l'Hérault a aujourd'hui pour chef son petit-neveu, M. Masson, employé de la Compagnie P.-L.-M., à Cette. Citons, entre autres souvenirs conservés par lui, un médaillon en cire envoyé à son frère aîné par Pons pendant qu'il combattait à l'armée d'Italie. Ce curieux portrait n'a jamais été reproduit.

[34] Voir ce qu'il en dit ci-dessous, deuxième partie, chapitre premier, sous-chapitre III.

[35] Il critique assez vivement celle-ci dans son Mémoire aux puissances alliées.

[36] Voici ce qu'il dit, dans un fragment inédit, de ses trois devanciers :

Il y a cependant un Voyage à l'île d'Elbe, par Arsenne Thiébaut, publié à Paris en 1808, et ce voyage peut être bon à consulter. Mais M. Arsenne Thiébaut a écrit vite, bien vite, et quoiqu'il n'ait passé que trois jours dans l'île, il tranche sur tout, et son langage n'est pas toujours vrai.

Lambardi, de Porto-Ferrajo, publia, en 1791, un mémoire sur l'île d'Elbe, et les Elbois ont considéré cet ouvrage comme une sornette. Il y a eu quelques autres sornettes.

Ninci, qui, comme Lambardi, est de Porto-Ferrajo, a écrit, en 1815, une Histoire de l'île d'Elbe, et il l'a dédiée à Sa Majesté sacrée l'empereur Napoléon le Grand. Ninci a peut-être été plus hardi dans sa dédicace que savant dans son travail. Cette histoire est d'ailleurs d'une diffusion telle qu'on a souvent peine à comprendre ce que l'auteur a voulu dire. Ninci a autant puisé dans la fable que dans la vérité, dans l'inconnu que dans le connu, et ses opinions ne font pas toujours preuve d'un génie transcendant. Lui-même en convient. Il me l'a dit avec une bonhomie charmante. Toutefois, l'ensemble de son travail est un véritable service rendu à l'île d'Elbe. Un jour l'empereur Napoléon me demanda si je croyais que Ninci était capable d'écrire une histoire, et je dus lui répondre, ce qui était vrai, que je ne savais même pas qu'il fût écrivain. J'appris à l'Empereur que Ninci avait été moine. Alors, l'Empereur ajouta à la demande qu'il m'avait adressée : Moine ! cela nous vaudra une chronique. J'ignorais complètement que Ninci fût auteur. Il peut se faire que j'aie recours à lui, c'est-à-dire que j'aie besoin de son ouvrage, et j'y puiserai sans scrupule, si j'y trouve des choses essentielles qui aient échappé à mes recherches

[37] Publié dans la Revue rétrospective.

[38] Inédite.

[39] Il semble d'ailleurs, à son insistance même, qu'il n'a pas obtenu satisfaction sur ce point. Peyrusse n'avait pas d'ailleurs, à proprement parler, de journal. Pons demandait probablement les livres de comptabilité du trésorier. Mais Peyrusse lui donna d'autres renseignements.

[40] Les uns et les autres n'ont été publiés que tout récemment dans la Revue hebdomadaire et dans la Revue bleue.

[41] M. Marcellin Pellet l'a déjà dit. M. Capelletti a bien voulu s'en assurer de nouveau pour moi.

[42] Mon ami M. Casanova, archiviste à l'Archivio di Stato, de Florence, y a cependant fait pour moi quelques recherches dont le résultat, quant à ce contrôle, a été négatif. À Trieste, mon confrère et ami M. Madelin s'est également assuré que les archives de la police ne conservent aucune trace de Pons.

[43] Cette, Archives municipales. Il ne reste que quelques volumes épars et fragmentaires de ces registres. M. Mouret, archiviste à Cette, a bien voulu m'en extraire de précieux renseignements.

[44] Il y a des différences dans les noms propres. Pons appelle Rohan-Mignac la même dame que Mariotti appelle Renard de Polignac ; il écrit Borri ou Bourri le nom que Mariotti écrit Baury, et Roule celui de l'officier casseur et tapageur Ruhl. La liste des officiers de la garde ne paraît pas exempte d'erreurs et de répétitions. Les noms des gens du service intérieur sont aussi défigurés.

[45] On ne trouvera ici qu'une allusion à ce fait, qui est raconté tout au long dans l'Ile d'Elbe pendant la Révolution et l'Empire.

[46] Quoique ami du colonel Vincent, Pons s'exprime sur lui avec la plus âpre sévérité : L'Empereur eut le malheur de trouver à Porto-Ferrajo un homme que la nature avait fait l'ennemi des hommes, et dont chaque parole était une sorte d'anathème contre l'espèce humaine. C'était le colonel qui, depuis plusieurs années, commandait le génie militaire en Toscane et que les événements de la guerre avait forcé de se réfugier sur l'île où son commandement s'étendait. L'Empereur le connaissait bien. Sa Majesté avait plusieurs fois refusé de lui donner de l'avancement. D'ailleurs, la police ne lui avait pas laissé ignorer que cet officier était son antagoniste décidé. Tout devait donc le lui rendre suspect.

À propos du départ du colonel, il dit encore : Le colonel du génie partit également. Ses adieux furent marqués par une foule de traits satiriques contre l'Empereur ; il blâmait la trop grande dépense de Sa Majesté ; ensuite, il feignait de craindre la circulation d'une monnaie de mauvais aloi.

[47] Il refusa toujours de porter le titre de comte de Rio que Napoléon lui avait donné à Paris en 1815 avant de l'envoyer administrer ses chers Lyonnais.

[48] Le dernier historien de Cambronne, M. Brunschwig, ne les a pas tous connus.

[49] Pons en trace dans le fragment suivant un assez long tableau : L'organisation générale, civile et militaire était accomplie, et tous les Impériaux Elbois devaient s'y soumettre. Mais l'Empereur se moquait des règles qu'il avait établies, des hiérarchies qu'il avait fixées, et il ne prêchait pas d'exemple. Tous les moyens de donner des ordres lui étaient également bons. Il dictait à la première personne de ses alentours qui lui tombait sous la main. N'importe que cette personne fût ou ne fût pas au courant de ce dont il était question, qu'elle eût ou qu'elle n'eût pas autorité sur ceux à qui elle écrivait. Néanmoins tout allait. D'ailleurs, lorsque la chose en valait la peine, les ordres se succédaient, les instructions les suivaient, et il n'y avait jamais sujet de désobéir pour cause d'ignorance. Ce n'étaient que les susceptibilités qui, parfois, se trouvaient blessées.

[50] Pons a fait deux fois le tableau des relations de Napoléon avec ces princesses. On n'a pas à attendre de lui de confidences sur la vie privée de Pauline Borghèse ; il ne croyait pas, du reste, au mauvais état de santé de la princesse.

[51] Mais il fait ici une restriction notable : Napoléon ne demandait jamais deux fois la même chose, lorsque, après une première demande, on s'était mis à même d'obéir sans pourtant pouvoir exécuter. Mais alors qu'on lui répondait de suite que ce qu'il voulait n'était pas faisable, il s'irritait comme si on l'avait accusé de manquer de raison ou de jugement, et cette irritation s'exhalait quelquefois par un mot d'impatience et de mécontentement. (Fragment inédit.)

[52] Pons fait retomber sur le colonel Vincent une partie de ces choix malheureux : Sa Majesté, dit-il, le prit pour son principal conseil ; ce qui le conduisit à quelques choix qui auraient pu être plus dignes... Toutefois, ces quelques choix peu convenables n'appartenaient qu'aux fonctions d'apparat, au servage plus ou moins brodé des affaires privées du palais, et ce n'était que par l'intrigue qu'ils pouvaient influer sur les actes du gouvernement. L'Empereur savait que l'étoffe de la domesticité couvre mal un fonctionnaire public.

[53] Henri HOUSSAYE, 1815, p. 144 et suivantes.

[54] L'idée d'avoir l'Impératrice avec lui à l'île d'Elbe n'était sans doute pas pour l'Empereur une idée de stabilité indéfinie, et il serait ridicule de le penser aveuglément. Mais cette idée de stabilité, sinon indéfinie, du moins prolongée, dans les combinaisons de l'Empereur, aura encore une plus grande probabilité, si l'Empereur traîne à sa suite une quantité d'équipages somptueux qui ne pourraient être qu'un embarras fastidieux et une dépense exagérée pour un établissement précaire. Ces lignes se trouvent dans un chapitre sur les écuries impériales à l'île d'Elbe que j'ai jugé inutile de reproduire, Pons s'étant borné à y transcrire les mémoires du sellier Vincent que j'ai publiés dans la Revue rétrospective.

[55] Je m'empare de tout ce qui peut tendre à prouver moralement que les méfaits de la Sainte-Alliance ont fait partir l'Empereur de l'île d'Elbe bien plus tôt qu'il ne voulait en partir, si tant est qu'il voulût d'abord en partir. (Même chapitre.)

[56] Rien ne confirme la fameuse invention des fromages évidés dans l'intérieur desquels auraient circulé, de Marseille à Porto-Ferrajo, des lettres de Masséna à Pons ou autres. Je n'ai trouvé la preuve de cette imagination saugrenue nulle part, pas même dans l'enquête de police dirigée contre Masséna en 1816 par Decazes et le commissaire Caire, lesquels pourtant ont accueilli nombre d'inepties passionnées.

[57] Il faut cependant observer qu'il dit le dimanche 6 février, et que le 6 février de l'année 1815 n'était pas un dimanche, mais un lundi. Y a-t-il erreur sur le jour ou sur le quantième ? Cette date, dimanche 6 février, ne peut-elle pas être fausse tout entière ? N'a-t-elle pas été suggérée à Pons par la date vraie du dimanche 26 février ? Et alors comment conclure, et que croire ?