BONAPARTE ET MOREAU

L'ENTENTE INITIALE - LES PREMIERS DISSENTIMENTS - LA RUPTURE

 

CHAPITRE XVI. — GRIEFS DE MOREAU.

 

 

Impression produite en France par la victoire d'Hohenlinden. — Message du Premier Consul au Corps législatif. — Moreau mécontent du Ministre de la Guerre. — Tension des relations de Moreau avec Bonaparte. — Mécontentement croissant de Moreau. — Les deux articles du Moniteur. — Réponse de Moreau.

 

En quittant Paris le 20 brumaire an IX, pour se rendre à l'armée du Rhin, Moreau se trouvait dans les meilleures dispositions à l’égard de Bonaparte. Les dissentiments qui s'étaient élevés entre eux, au commencement de la campagne de l'an VIII, semblaient définitivement oubliés de part et d'autre. Peu clairvoyant en politique, et ne discernant pas, comme d'ailleurs la plupart des contemporains[1], les visées ambitieuses du Premier Consul, Moreau se déclarait satisfait du gouvernement.

L'éloignement qu'il éprouvait pour les questions de politique intérieure ; son mariage récent et ses succès militaires, propres à augmenter encore sa bienveillance naturelle ; les concessions constantes de Bonaparte enfin ; tout faisait augurer que l'entente persisterait entre les deux capitaines les plus illustres de la République. Mais la guerre n'était pas terminée, que déjà plusieurs incidents étaient venus troubler la bonne harmonie. Il est difficile de se rendre compte de l'impression exacte que produisit sur Bonaparte la nouvelle de l'éclatante victoire de Hohenlinden. La joie qu'il en éprouva sans doute, en songeant à la consolidation du gouvernement consulaire, a la paix prochaine, à la déception de l'Angleterre[2], fut atténuée peut-être par l'accroissement de la réputation militaire de Moreau qu'il fallait considérer dès lors, assure Miot de Melito, comme un rival de plus en plus dangereux[3].

Les rapports de police confirmaient cette opinion : « Les hommes de parti comblent Moreau d'éloges... Duveyrier et Bailleul (tribuns) ont dit que Moreau devenant, par ses succès, l'idole de la nation et des soldats, il serait facile de le mettre en avant sans qu'il s'en doutât. Huon a été de cet avis... Il n'y a qu'une place qu'on puisse lui offrir en récompense, dit Duveyrier[4]. » Certains officiers déclaraient « qu'ils aimeraient mieux se retirer que de servir sous tout autre que Moreau[5] ».

Bonaparte ne sut pas faire un effort sur lui-même et s'abstint d'envoyer des félicitations à Moreau[6]. Que le vainqueur d'Hohenlinden ait souffert de ce manque d'égards, et en ait môme conçu quelque dépit, il n'y a point à s'en étonner. Le 12 nivôse il est vrai, le Premier Consul adressa un message au Corps législatif : « La victoire d'Hohenlinden a retenti dans toute l'Europe ; elle sera comptée par l'histoire au nombre des plus belles journées qui aient illustré la valeur française. L'armée du Rhin a passé l'Inn ; chaque jour a été un combat et chaque combat un triomphe[7]. »

Mais le général, dont les belles combinaisons avaient déterminé la victoire et en avaient assuré les conséquences, n'y était pas nommé. De plus, le message évitant toute distinction, proposait quatre projets de loi déclarant que les armées du Rhin, gallo-batave, d'Italie, des Grisons avaient bien mérité de la patrie. Par l'importance de ses succès, par l'armistice qu'elle avait imposé à l'Autriche, l'armée du Rhin eût été en droit de compter sur une mention spéciale.

Le Tribunat adopta les quatre projets de loi, à l'unanimité de deux cent soixante-neuf votants. Sur la proposition de Jean de Bry, il arrêta « qu'une députation de quinze membres irait témoigner aux Consuls la vive satisfaction que lui faisait éprouver le prochain retour de la paix, digne prix des efforts du gouvernement et du dévouement héroïque des braves défenseurs de l'indépendance nationale ; qu'une commission serait chargée de présenter un vœu, pour que l'époque à jamais mémorable, où le sang humain avait cessé de couler sur le continent, fut placée au nombre des fêtes républicaines[8]. »

Les membres de la députation devaient être désignés par le sort. L'assemblée, par un délicat hommage rendu à Moreau, peut-être aussi en guise de protestation indirecte, décida par acclamation, que son frère le tribun en ferait partie. Son nom figura au Moniteur en tête de la liste.

Moreau avait un autre sujet de mécontentement. Il avait réclamé, a plusieurs reprises, le droit que l'on n'avait jamais contesté jusqu'alors aux généraux en chef, affirmait-il, de pourvoir par des nominations, aux emplois qui devenaient vacants à son armée[9]. À son départ de Paris, il avait renouvelé au Premier Consul ses instances à ce sujet[10]. Néanmoins, le Ministre de la Guerre avait refusé de lui donner satisfaction sur ce point et modifié même certaines désignations faites par le général en chef. En même temps, il s'était montré d'une indulgence excessive pour des officiers de l'armée du Rhin auxquels des exactions ou des actes de désobéissance avaient valu des répressions disciplinaires[11].

Moreau en avait été si irrité, qu'après la bataille de Hohenlinden il avait annoncé, par un ordre du jour, « qu'il n'avait pas fait de demandes d'avancement ; qu'il ne les adresserait que lorsque les précédentes seraient accordées[12]. » Cette situation était nuisible au prestige du général en chef, a la confiance qu'il demandait à ses subordonnés, à l'ordre qu'il entendait maintenir en pays conquis.

Une lettre du Ministre, en date du 13 frimaire an IX, infirmant deux nominations faites par le général en chef en faveur du général Lacour et du chef de brigade Huart, provoqua de la part de Moreau une réponse assez vive : « Il m'en coûte d'avoir à vous faire remarquer toutes les contradictions que j'éprouve, de lapait du gouvernement, sur l'organisation, l'administration et la police de l'armée. Les choix que j'ai faits paraissent éprouver autant de lenteurs et d'obstacles pour leur confirmation, que les actes de rigueur, que des désordres dangereux pour la République m'avaient forcé de réprimer, semblent un titre de prédilection en faveur de ceux qui en avaient été l'objet. Je me plaindrai peu d'avoir perdu le droit d'être sévère ; la guerre ne doit pas se prolonger assez longtemps pour que le pillage et la désobéissance entraînent la perle de l'armée, mais j'attache la plus grande importance à ce que les récompenses que j'ai cru devoir accorder aux talents, au courage et à d'anciens services ne soient pas improuvés par le gouvernement. L'armée du Rhin a autant de droits qu'une autre a la reconnaissance publique et j'ose assurer que les avancements donnés dans la campagne dernière aux autres armées n'ont pas éprouvé les mômes obstacles.

« Si cela m'est personnel, il serait préférable de m'ôter le commandement de l'armée, que de m'y faire perdre la considération dont je dois y jouir et de m'enlever les moyens d'émulation qu'il est nécessaire de faire valoir, quand on exige des campagnes d'hiver au fond de l'Allemagne. Vous-même, citoyen Ministre, et le Premier Consul avez commandé assez longtemps des armées pour savoir que ce n'est pas de Paris qu'on peut déterminer l'avancement et le placement des officiers d'une armée active qu'on y connaît à peine de nom. Qu'en temps de paix, l'ancienneté et la faveur soient les seules règles de l'avancement, je sais que ce sont d'anciens usages qu'il sera difficile de détruire ; mais, à la guerre, les récompenses ne peuvent appartenir qu'aux talents et au courage ; et qui peut mieux en être juge que le chef, témoin des actions qui les méritent ?[13] »

Ces justes revendications restèrent sans effet, car Moreau dut les renouveler à plusieurs reprises[14], sans obtenir complète satisfaction[15]. Il avait proposé Lahorie, Walther et Bonnet pour le grade de général de division ; ceux-ci furent promus, mais le Premier Consul refusa de nommer Lahorie, bien qu'il fut noté d'une manière particulièrement élogieuse[16]. Moreau en fut vraisemblablement très affecté.

Sachant que le Ministre de la Guerre Berthier était entièrement à la dévotion de Bonaparte et que celui-ci n'ignorait pas les faits, Moreau pouvait, à bon droit, l'en rendre responsable. Suivant toutes probabilités, le Premier Consul entendait prouver aux officiers de l'armée du Rhin qu'il était le véritable arbitre de leurs destinées ; il se proposait aussi peut-être de restreindre l'autorité du général en chef et de diminuer, vis-à-vis de ses troupes, le prestige du vainqueur d'Hohenlinden. Pendant plus d'un mois, celui-ci cessa de correspondre avec Bonaparte, qui agit de môme.

Les lettres que Moreau recevait de sa femme n'étaient pas faites d'ailleurs pour diminuer son mécontentement. Quelque temps après la bataille de Hohenlinden, Mme Moreau étant allée à la Malmaison, le Premier Consul ne daigna pas lui demander des nouvelles de son mari. Une autre fois, s'y étant présentée avec sa mère pour rendre visite à Mme Bonaparte, elle ne fut pas reçue sur-le-champ, s'en formalisa et se retira, déclarant que la femme du général Moreau n'était pas faite pour attendre. Si l'on en croit Deccan, Mme Bonaparte était à ce moment dans le bain ; elle s'empressa d'en sortir quand on lui annonça Mme Hulot et Mme Moreau « qui n'eurent pas la patience d'attendre qu'elle fût habillée pour les recevoir[17] ».

D'une nature très orgueilleuse, ainsi que le constatent certains contemporains[18], Moreau se montra très sensible à ces blessures faites aux siens et a son amour-propre. Decaen l'entendit, en Bavière, se plaindre avec amertume du premier de ces deux griefs[19]. Ils contribuèrent à augmenter son irritation contre le Premier Consul.

Moreau ne se départit de sa réserve épistolaire qu'à la nouvelle de l'attentat de la rue Saint-Nicaise[20]. Mais dans la lettre qu'il écrivit à Bonaparte à cette occasion, il parlait en qualité de général en chef et au nom de l'armée du Rhin, sans mettre sa personnalité en cause : « Je m'empresse, citoyen Premier Consul, de faire connaître à l'armée que de nouvelles tentatives ont été faites pour assassiner le premier magistrat de la République. L'armée du Rhin n'apprendra point ces nouveaux crimes, sans la plus vive indignation. Je suis certain de prévenir ses désirs en vous exprimant tout l'intérêt qu'elle prend à votre conservation[21]. » Moreau terminait d'une façon sèche dont il n'était pas coutumier à l'égard de Bonaparte : « Je vous salue. »

On retrouve cette formule dans une lettre datée du même jour 12 nivôse (2 janvier 1801), par laquelle Moreau transmettait au Premier Consul une demande du général Kniaziewicz, chef de la légion polonaise du Danube, à l'effet d'obtenir le rétablissement du royaume de Pologne[22]. Trois jours après, faisant parvenir à Bonaparte une nouvelle requête de Kniaziewicz, relative à la mise en liberté de Polonais détenus en Autriche, Moreau supprima même toute formule de politesse[23].

Le Premier Consul répondit le 15 nivôse à la première lettre de Moreau. Après l'avoir remercié des sentiments qu'il exprimait, il se décidait en guise de réciprocité a adressera Moreau des louanges tardives : « Je ne vous dis pas tout l'intérêt que j'ai pris à vos belles et savantes manœuvres ; vous vous êtes encore surpassé cette campagne. Ces malheureux Autrichiens sont bien obstinés ; ils comptaient sur les glaces et les neiges ; ils ne vous connaissent pas encore assez[24]. »

Ces éloges ne parvinrent pas à modifier la situation ; Moreau ne désarma point. Le Ministre de la Guerre lui ayant adressé le 14 nivôse une lettre qui lui témoignait « au nom du gouvernement, sa satisfaction de la conduite de l'armée » dans la campagne qu'elle venait de faire, Moreau se borna à répondre : « Je l'ai fait mettre à l'ordre ; chaque militaire y trouvera la récompense qu'il ambitionne le plus : les témoignages de la satisfaction publique et la reconnaissance nationale[25]. » C'était déclarer qu'il se préoccupait peu de l'approbation du gouvernement représente par le Premier Consul.

Mathieu Dumas, qui vint à Salzbourg à cette époque, constata le mécontentement de Moreau qui se manifestait, dit-il, « dans tous ses discours » et dont les causes auraient été « sa jalousie de l'ascendant qu'avait pris le Premier Consul, (et) son opposition alors toute républicaine[26] ». D'après Mathieu Dumas, Moreau, tout en rendant justice aux grands talents qu'avait déployés Bonaparte, était loin de connaître et d'apprécier son génie, son immense capacité, sa flexibilité, son esprit de ressources, sa profonde science de l'art de la guerre. Il se serait comparé à lui en ces termes : « Pour la conception des plans, pour la conduite des grandes opérations et pour la politique de la guerre, c'est notre maitre à tous. Mais pour la guerre méthodique, sur un théâtre déterminé, pour la partie d'échecs, c'est autre chose ; là je crois valoir mieux que lui[27]. »

Mathieu Dumas, s'il est sincère et bien informé, semble ne pas avoir discerné les motifs réels du mécontentement de Moreau. Suivant toute apparence, il se trompe en l'attribuant à la jalousie et à la rivalité. Dans sa campagne d'été, Moreau avait manœuvré constamment, on l'a vu, pour favoriser les opérations de Bonaparte, et il avait trop d'éloignement pour la politique pour songer a lui disputer le pouvoir civil.

Par contre, on peut admettre, comme vraisemblable, « l'opposition toute républicaine » de Moreau, avec cette remarque qu'elle trouva à l'armée du Rhin un milieu très favorable à son éclosion et à son développement. Mais, il ne faut pas l'oublier, peu auparavant, a Nymphenbourg, Moreau s'était déclaré, d'après Decaen, partisan du gouvernement, et en janvier 1801, il croyait encore — ou se plaisait à croire — que Bonaparte avait sauvé la République[28]. Il est donc permis de penser que les griefs personnels de Moreau avaient accentué son opposition républicaine. Enfin, on peut considérer comme exacte la comparaison qu'établissait Moreau entre sa façon de faire la guerre et celle de Bonaparte ; on la trouve formulée dans une lettre qu'il adressait au Consul, quelque temps avant le début de la campagne d'Allemagne.

Dans les premiers jours de ventôse an IX, Moreau se rendit à Strasbourg, puisa Lunéville, à la rencontre de sa femme qui l'accompagna ensuite à Salzbourg[29]. Dans ses Mémoires, Napoléon a déclaré qu'à partir de celle époque, Moreau, dominé et poussé par sa femme et indirectement par sa belle-mère, » ne fut plus le même bomme ». Il attribue à leurs seules intrigues l'hostilité de Moreau à son égard[30].

Cette influence fut réelle sans doute — les témoignages des contemporains sont unanimes à ce sujet — mais le mécontentement de Moreau est antérieur à l'arrivée de sa femme à Salzbourg et dérive de causes plus sérieuses que les blessures faites a la vanité des siens ou leur ambition démesurée.

La paix de Lunéville avait été signée le 9 février 1801, et pourtant le gouvernement ne s'empressait point de faire rentrer l'armée du Rhin sur le territoire français. Il semblait que le Premier Consul, qui connaissait son esprit républicain et son dévouement à Moreau, se défiât d'elle, et préférât la maintenir le plus longtemps possible en Bavière. Ainsi pouvait s'atténuer, au moins dans l'opinion publique, le souvenir de ses brillants succès. Dans l'entourage de Moreau, on jugeait avec raison que ce silence du gouvernement avait « quelque chose de bien singulier » et permettrait de « faire bien des réflexions[31] ».

Les ordres d'évacuation, datés du 27 ventôse (18 mars), parvinrent enfin le 3 germinal au quartier général[32]. Les troupes françaises devaient avoir quitté les Etats héréditaires le 15 germinal et tous les territoires de l'Empire du 15 au 20 floréal[33]. Le général en chef leur recommanda d'observer « la discipline la plus exacte » et de « quitter, avec tous les ménagements possibles, le pays occupé par les armées de la République[34] ».

Après avoir séjourné quelque temps à Munich et à Augsbourg, Moreau arriva a Strasbourg le 15 floréal an IX[35]. Le 21, toute la ville fut illuminée, et l'on donna une fête en son honneur à la maison commune[36]. Mais la satisfaction qu'il put éprouver d'avoir procuré la paix à son pays et d'en recevoir le témoignage, fut mitigée d'une vive contrariété.

Deux articles tendancieux du Moniteur déclarèrent que l'Allemagne avait été « en général peu imposée » ; que la solde de l'armée du Rhin était « arriérée de sept à huit mois » ; qu'elle serait « payée en France sur les fonds provenant des recettes de l'an IX » et que le directeur du trésor public avait déjà « fait les dispositions en conséquence[37] ». Or, dès cette époque, le Journal officiel n'admettait, d'après Fauriel, aucun article concernant les affaires de l'État sans l'ordre positif de Bonaparte ou sans son autorisation[38]. Moreau sut donc d'où partait le coup et put prêter au Consul, non sans raison, le dessein de lui nuire. Il protesta le 29 floréal (19 mai), dans une lettre adressée au Ministre de la Guerre[39].

Les intérêts de la République, disait-il, n'avaient pas été négligés ; « les pays conquis ayant été imposés autant qu'ils pouvaient l'être, sans blesser les lois de l'humanité ». Moreau rappelait la situation précaire dans laquelle il avait trouvé l'armée au mois de nivôse an VIII : il était dû aux troupes, à cette époque, dix-huit mois de solde ; aucun des services ne fonctionnait régulièrement ; l'habillement était « dans un état affreux ».

Il rendait un compte sommaire de l'état des fonds qui avaient servi à l'entretien de l'armée et de leur origine. Il en résultait qu'avant d'entrer en campagne, Moreau avait reçu du trésor public dix-huit millions qui avaient pourvu « au plus pressé », et que les contributions levées en pays ennemi s'étaient élevées à quarante-quatre millions. Mais l'Allemagne manquant d'argent, on ne pouvait espérer de promptes rentrées que par des opérations de banque.

Afin de subvenir aux frais qu'elles nécessitaient, et « à toutes les dépenses irrégulières » qu'entraînait l'entretien d’une armée, Moreau avait décidé que le payeur ne se chargerait en recette, vis-à-vis du trésor public, que de trente-six millions environ ; lui-même se réservant l'emploi de sept millions. Sur la première somme, vingt-cinq millions avaient servi à payer près de treize mois de solde, c'est-à-dire qu'ils avaient suffi pour toute la durée de la campagne ; le surplus avait été affecté aux différents services. « Ainsi, disait justement Moreau, dans la supposition que l'armée m'eût été remise au courant, il ne lui eût pas été dû une seule décade en rentrant en France. » Il faisait observer en outre que les troupes étaient beaucoup mieux armées, équipées, habillées, approvisionnées, à la fin qu'au début de la campagne.

Les sept millions avaient été dépensés en » frais de négociations d'environ vingt-cinq à vingt-six millions ; ... gratifications d'innées à toute l'armée ; ... frais de monuments élevés à des officiers généraux recommandables morts sur le champ de bataille ; ... secours à quelques corps qui avaient plus souffert que les autres ; ... rachat de chevaux de prise incorporés dans les corps de cavalerie de l'armée ; ... paiement d'une foule de créances bien constatées, mais que quelques défauts de formalités ne permettaient pas de régulariser. » Moreau ajoutait qu'il donnerait au Ministre toutes les explications nécessaires, dès qu'il aurait reçu cette partie de comptabilité ouverte avec lui seul[40].

D'après Fauriel, il envoya à tous les journaux une copie de cette lettre, mais il leur fut interdit de la reproduire[41]. Bonaparte voulait-il mettre fin à l'incident ou, après avoir produit une accusation, laisser l'opinion publique sous une impression défavorable à Moreau, en l'empêchant de se justifier ? Quoi qu'il en soit, si l'on en croit Fauriel, en même temps que cette défense était faite à la presse, les plus intimes confidents de Bonaparte « allaient répétant, avec un mystère propre à donner plus de crédit à leur assertion, que Moreau s'était emparé d'un seul coup, à son profit, du huitième des contributions de l'armée[42] ».

Moreau fit alors imprimer et répandre celte lettre[43]. Avait-il été absolument intègre et désintéressé dans l'emploi des fonds que le payeur n'avait pas pris en charge ? Il parait impossible de se prononcer. Miot de Melito, qui examina ses papiers après son arrestation, déclare, sans être affirmatif toutefois, que, sur huit millions dont le général en chef s'était réservé l'emploi, quatre étaient demeurés entre ses mains[44]. Dans une conversation qu'il eut avec Decaen, Bonaparte parut n'en pas douter et fixa également ce dernier chiffre[45] qu'il reproduisit à Sainte-Hélène avec plus d'assurance encore[46].

Au procès de l’an XII, le rapport du Grand Juge et l'acte d'accusation, restant dans des termes vagues, mentionnèrent « la fortune immense[47] » de Moreau. Celui-ci répliqua qu'il avait « une terre et une maison » et que sa fortune ne faisait « aucun reproche » à sa conscience[48]. Entendait-il parla qu'il l'avait acquise honnêtement, ou qu'en s'attribuant une fraction des contributions levées en Allemagne, il n'avait fait que suivre les errements de l'époque ?

Quoi qu'il en soit, innocent ou coupable, Moreau dut éprouver de ce fait une vive irritation contre le Premier Consul, et ce grief, le plus grave de tous, se produisant peu de temps avant son retour à Paris, laissa vraisemblablement dans son esprit des traces profondes.

 

 

 



[1] Mme DE STAËL, Dix années d'exil, édition de 1904, 35.

[2] Le Premier Consul prescrivit aux Ministres de la guerre et delà marine de faire tirer à Calais et à Boulogne des salves do toute l'artillerie de ces places, des batteries de côte et des vaisseaux des ports. (Arch. nat., AFIV, reg 194.)

[3] MIOT DE MELITO, loc. cit., I, 330. — Cf. SÉGUR, loc. cit., II, 104.

[4] Arch. nat., AFIV, 1329, Bulletins de la préfecture de police des 10, 19 et 27 frimaire an IX.

[5] Arch. nat., F7, 3829, rapport de police du 12 frimaire an IX.

[6] Le Ministre de la Guerre, au contraire, complimenta chaleureusement Moreau. Un passage de sa lettre disait : « Vous distribuez à tous l'honorable part qui leur en revient : vous oubliez la vôtre ; mais cet oubli qui ne fait que la rendre plus belle, la France entière le répare... » (Berthier à Moreau, Paris, 22 frimaire an IX, A. H. G.).

[7] Gazette nationale des 12 et 13 nivôse an IX.

Ce message fut porté au Corps législatif par les conseillers d'État Regnier, Thibaudeau, Saint-Cyr.

[8] Gazette nationale des 14 et 16 nivôse an IX. — Cf. THIBAUDEAU, le Consulat et l'Empire, 82-83.

[9] Moreau au Ministre de la Guerre, Munich, 2 thermidor an VIII (deux lettres — A. H. G.).

[10] Moreau au Ministre de la Guerre, Frankenmarkt, 29 frimaire an IX (A. H. G.).

[11] DECAEN, Mémoires inédits, t. X.

[12] DECAEN, Mémoires inédits, t. X.

[13] Moreau au Ministre de la guerre, Frankenmarkt, 27 frimaire an IX (A. H. G.).

[14] Moreau au Ministre de la Guerre, Salzbourg, 15 et 23 nivôse, 2 et 12 pluviôse an IX (A. H. G.).

[15] Mémoires inédits de DECAEN, t. X.

[16] Arch. administratives du ministère de la guerre. (Dossiers Lahorie, Walther, Bonnet.) Le rapport aux Consuls signé par Berthier et la minute d'Arrêté étaient communs à ces trois généraux. — D'après le général Hugo (loc. cit., I, 94), Leclerc mécontent d'une observation que lui avait attirée Lahorie, pendant la campagne d'été, l'aurait desservi auprès de Bonaparte.

[17] DECAEN, Mémoires inédits, X. — Cf. GOURGAUD, Sainte-Hélène, Journal inédit, 391-392 ; THIBAUDEAU, Mémoires sur le Consulat, 323.

[18] REMACLE, Bonaparte et les Bourbons, 276 ; Duc DU ROVIGO, loc. cit., II, 14.

[19] DECAEN, Mémoires inédits, X.

[20] Moreau en reçut le premier avis, peut-être, par une lettre du tribun Courlay, son ami. (Courlay à Moreau, Paris, 5 nivôse an IX (A. H. G., Correspondance particulière de Moreau.)

[21] Moreau à Bonaparte, Salzbourg, 12 nivôse an IX (A. H. G.).

[22] Kniaziewicz à Moreau, Kremsmünster, 7 nivôse an IX (A. H. G.) ; Moreau à Bonaparte, Salzbourg, 12 nivôse an IX (Ibid.).

[23] Kniaziewicz à Moreau, Kremsmünster, 11 nivôse an IX (A. H. G.) ; Moreau à Bonaparte, Salzbourg, 15 nivôse an IX (Ibid.).

[24] Correspondance de Napoléon, n° 5271.

[25] Moreau au Ministre de la Guerre, Salzbourg, 23 nivôse an IX (A. H. G.).

[26] Mathieu DUMAS, Souvenirs, III, 217.

[27] Mathieu DUMAS, Souvenirs, III, 218.

[28] Moreau à Bonaparte, Salzbourg, 12 nivôse an IX (A. H. G.).

[29] Journal des Débats des 9, 13 et 26 ventôse an IX ; DECAEN, Mémoires inédits, t. IX. — A son arrivée à Strasbourg, le 4 ventôse an IX, on lui envoya une garde d'honneur avec le drapeau. Il la refusa. (Journal des Débats du 9 ventôse an IX.)

[30] Mémoires de Napoléon (MONTHOLON), 1,49. — Cf. DECAEN, Mémoires inédits, t. X ; GOURGAUD, loc. cit., 392.

[31] Lahorie à Decaen, 30 ventôse an IX (A. H. G.)

[32] Le Ministre de la Guerre à Moreau, Paris, 27 ventôse au IX (A. H. G.).

[33] Correspondance de Napoléon, n° 5470.

[34] Circulaire du général en chef aux généraux de division, Munich, 17 ventôse an IX (A. H. G.).

[35] Journal des Débats du 19 floréal an IX.

[36] Gazette nationale du 28 floréal an IX ; Journal des Débats du 25 floréal an IX.

[37] Numéros des 12 et 14 germinal an IX.

[38] FAURIEL, Les derniers jours du Consulat, 101.

[39] CARRION-NISAS, loc. cit., pièces justif., 410. — L'auteur a reçu du général Dessolle une copie de cette lettre certifiée de lui. (Ibid., note 1.)

[40] Cette comptabilité fut trouvée dans les papiers en l'an II. (Arch. nat., F7, 6402.) Il n'a pas été possible de la retrouver.

[41] FAURIEL, loc. cit., 102.

[42] FAURIEL, loc. cit., 103.

[43] Arch. nat., F7, 3829, rapport de police du 7 thermidor an IX.

[44] MIOT DE MELITO, loc. cit., II, 134.

[45] DECAEN, Mémoires inédits, t. X.

[46] GOURGAUD, Sainte-Hélène, Journal inédit, 392.

[47] Procès Georges, Pichegru et autres, I, ij et 45.

[48] Procès Georges, Pichegru et autres, V, 58 ; VII, 380.