Impression produite en
France par la victoire d'Hohenlinden. — Message du Premier Consul au Corps
législatif. — Moreau mécontent du Ministre de la Guerre. — Tension des
relations de Moreau avec Bonaparte. — Mécontentement croissant de Moreau. —
Les deux articles du Moniteur. — Réponse de Moreau.
En
quittant Paris le 20 brumaire an IX, pour se rendre à l'armée du Rhin, Moreau
se trouvait dans les meilleures dispositions à l’égard de Bonaparte. Les
dissentiments qui s'étaient élevés entre eux, au commencement de la campagne
de l'an VIII, semblaient définitivement oubliés de part et d'autre. Peu
clairvoyant en politique, et ne discernant pas, comme d'ailleurs la plupart
des contemporains[1], les visées ambitieuses du
Premier Consul, Moreau se déclarait satisfait du gouvernement. L'éloignement
qu'il éprouvait pour les questions de politique intérieure ; son mariage
récent et ses succès militaires, propres à augmenter encore sa bienveillance
naturelle ; les concessions constantes de Bonaparte enfin ; tout faisait
augurer que l'entente persisterait entre les deux capitaines les plus
illustres de la République. Mais la guerre n'était pas terminée, que déjà
plusieurs incidents étaient venus troubler la bonne harmonie. Il est
difficile de se rendre compte de l'impression exacte que produisit sur
Bonaparte la nouvelle de l'éclatante victoire de Hohenlinden. La joie qu'il
en éprouva sans doute, en songeant à la consolidation du gouvernement
consulaire, a la paix prochaine, à la déception de l'Angleterre[2], fut atténuée peut-être par
l'accroissement de la réputation militaire de Moreau qu'il fallait considérer
dès lors, assure Miot de Melito, comme un rival de plus en plus dangereux[3]. Les
rapports de police confirmaient cette opinion : « Les hommes de parti
comblent Moreau d'éloges... Duveyrier et Bailleul (tribuns) ont dit que Moreau devenant,
par ses succès, l'idole de la nation et des soldats, il serait facile de le
mettre en avant sans qu'il s'en doutât. Huon a été de cet avis... Il n'y a
qu'une place qu'on puisse lui offrir en récompense, dit Duveyrier[4]. » Certains officiers
déclaraient « qu'ils aimeraient mieux se retirer que de servir sous tout
autre que Moreau[5] ». Bonaparte
ne sut pas faire un effort sur lui-même et s'abstint d'envoyer des
félicitations à Moreau[6]. Que le vainqueur d'Hohenlinden
ait souffert de ce manque d'égards, et en ait môme conçu quelque dépit, il
n'y a point à s'en étonner. Le 12 nivôse il est vrai, le Premier Consul
adressa un message au Corps législatif : « La victoire d'Hohenlinden a
retenti dans toute l'Europe ; elle sera comptée par l'histoire au nombre des
plus belles journées qui aient illustré la valeur française. L'armée du Rhin
a passé l'Inn ; chaque jour a été un combat et chaque combat un triomphe[7]. » Mais le
général, dont les belles combinaisons avaient déterminé la victoire et en
avaient assuré les conséquences, n'y était pas nommé. De plus, le message
évitant toute distinction, proposait quatre projets de loi déclarant que les
armées du Rhin, gallo-batave, d'Italie, des Grisons avaient bien mérité de la
patrie. Par l'importance de ses succès, par l'armistice qu'elle avait imposé
à l'Autriche, l'armée du Rhin eût été en droit de compter sur une mention
spéciale. Le
Tribunat adopta les quatre projets de loi, à l'unanimité de deux cent
soixante-neuf votants. Sur la proposition de Jean de Bry, il arrêta « qu'une
députation de quinze membres irait témoigner aux Consuls la vive satisfaction
que lui faisait éprouver le prochain retour de la paix, digne prix des
efforts du gouvernement et du dévouement héroïque des braves défenseurs de
l'indépendance nationale ; qu'une commission serait chargée de présenter un
vœu, pour que l'époque à jamais mémorable, où le sang humain avait cessé de
couler sur le continent, fut placée au nombre des fêtes républicaines[8]. » Les
membres de la députation devaient être désignés par le sort. L'assemblée, par
un délicat hommage rendu à Moreau, peut-être aussi en guise de protestation
indirecte, décida par acclamation, que son frère le tribun en ferait partie.
Son nom figura au Moniteur en tête de la liste. Moreau
avait un autre sujet de mécontentement. Il avait réclamé, a plusieurs
reprises, le droit que l'on n'avait jamais contesté jusqu'alors aux généraux
en chef, affirmait-il, de pourvoir par des nominations, aux emplois qui
devenaient vacants à son armée[9]. À son départ de Paris, il
avait renouvelé au Premier Consul ses instances à ce sujet[10]. Néanmoins, le Ministre de la
Guerre avait refusé de lui donner satisfaction sur ce point et modifié même
certaines désignations faites par le général en chef. En même temps, il
s'était montré d'une indulgence excessive pour des officiers de l'armée du Rhin
auxquels des exactions ou des actes de désobéissance avaient valu des
répressions disciplinaires[11]. Moreau
en avait été si irrité, qu'après la bataille de Hohenlinden il avait annoncé,
par un ordre du jour, « qu'il n'avait pas fait de demandes d'avancement
; qu'il ne les adresserait que lorsque les précédentes seraient accordées[12]. » Cette situation était
nuisible au prestige du général en chef, a la confiance qu'il demandait à ses
subordonnés, à l'ordre qu'il entendait maintenir en pays conquis. Une
lettre du Ministre, en date du 13 frimaire an IX, infirmant deux nominations
faites par le général en chef en faveur du général Lacour et du chef de
brigade Huart, provoqua de la part de Moreau une réponse assez vive : « Il
m'en coûte d'avoir à vous faire remarquer toutes les contradictions que
j'éprouve, de lapait du gouvernement, sur l'organisation, l'administration et
la police de l'armée. Les choix que j'ai faits paraissent éprouver autant de
lenteurs et d'obstacles pour leur confirmation, que les actes de rigueur, que
des désordres dangereux pour la République m'avaient forcé de réprimer,
semblent un titre de prédilection en faveur de ceux qui en avaient été
l'objet. Je me plaindrai peu d'avoir perdu le droit d'être sévère ; la guerre
ne doit pas se prolonger assez longtemps pour que le pillage et la
désobéissance entraînent la perle de l'armée, mais j'attache la plus grande
importance à ce que les récompenses que j'ai cru devoir accorder aux talents,
au courage et à d'anciens services ne soient pas improuvés par le
gouvernement. L'armée du Rhin a autant de droits qu'une autre a la
reconnaissance publique et j'ose assurer que les avancements donnés dans la
campagne dernière aux autres armées n'ont pas éprouvé les mômes obstacles. « Si
cela m'est personnel, il serait préférable de m'ôter le commandement de
l'armée, que de m'y faire perdre la considération dont je dois y jouir et de
m'enlever les moyens d'émulation qu'il est nécessaire de faire valoir, quand
on exige des campagnes d'hiver au fond de l'Allemagne. Vous-même, citoyen
Ministre, et le Premier Consul avez commandé assez longtemps des armées pour
savoir que ce n'est pas de Paris qu'on peut déterminer l'avancement et le
placement des officiers d'une armée active qu'on y connaît à peine de nom.
Qu'en temps de paix, l'ancienneté et la faveur soient les seules règles de
l'avancement, je sais que ce sont d'anciens usages qu'il sera difficile de
détruire ; mais, à la guerre, les récompenses ne peuvent appartenir qu'aux
talents et au courage ; et qui peut mieux en être juge que le chef, témoin
des actions qui les méritent ?[13] » Ces
justes revendications restèrent sans effet, car Moreau dut les renouveler à
plusieurs reprises[14], sans obtenir complète
satisfaction[15]. Il avait proposé Lahorie, Walther
et Bonnet pour le grade de général de division ; ceux-ci furent promus, mais
le Premier Consul refusa de nommer Lahorie, bien qu'il fut noté d'une manière
particulièrement élogieuse[16]. Moreau en fut
vraisemblablement très affecté. Sachant
que le Ministre de la Guerre Berthier était entièrement à la dévotion de
Bonaparte et que celui-ci n'ignorait pas les faits, Moreau pouvait, à bon droit,
l'en rendre responsable. Suivant toutes probabilités, le Premier Consul
entendait prouver aux officiers de l'armée du Rhin qu'il était le véritable
arbitre de leurs destinées ; il se proposait aussi peut-être de restreindre
l'autorité du général en chef et de diminuer, vis-à-vis de ses troupes, le
prestige du vainqueur d'Hohenlinden. Pendant plus d'un mois, celui-ci cessa
de correspondre avec Bonaparte, qui agit de môme. Les
lettres que Moreau recevait de sa femme n'étaient pas faites d'ailleurs pour
diminuer son mécontentement. Quelque temps après la bataille de Hohenlinden,
Mme Moreau étant allée à la Malmaison, le Premier Consul ne daigna pas lui
demander des nouvelles de son mari. Une autre fois, s'y étant présentée avec
sa mère pour rendre visite à Mme Bonaparte, elle ne fut pas reçue
sur-le-champ, s'en formalisa et se retira, déclarant que la femme du général
Moreau n'était pas faite pour attendre. Si l'on en croit Deccan, Mme
Bonaparte était à ce moment dans le bain ; elle s'empressa d'en sortir quand
on lui annonça Mme Hulot et Mme Moreau « qui n'eurent pas la patience
d'attendre qu'elle fût habillée pour les recevoir[17] ». D'une
nature très orgueilleuse, ainsi que le constatent certains contemporains[18], Moreau se montra très sensible
à ces blessures faites aux siens et a son amour-propre. Decaen l'entendit, en
Bavière, se plaindre avec amertume du premier de ces deux griefs[19]. Ils contribuèrent à augmenter
son irritation contre le Premier Consul. Moreau
ne se départit de sa réserve épistolaire qu'à la nouvelle de l'attentat de la
rue Saint-Nicaise[20]. Mais dans la lettre qu'il
écrivit à Bonaparte à cette occasion, il parlait en qualité de général en
chef et au nom de l'armée du Rhin, sans mettre sa personnalité en cause : «
Je m'empresse, citoyen Premier Consul, de faire connaître à l'armée que de
nouvelles tentatives ont été faites pour assassiner le premier magistrat de
la République. L'armée du Rhin n'apprendra point ces nouveaux crimes, sans la
plus vive indignation. Je suis certain de prévenir ses désirs en vous
exprimant tout l'intérêt qu'elle prend à votre conservation[21]. » Moreau terminait d'une façon
sèche dont il n'était pas coutumier à l'égard de Bonaparte : « Je vous salue.
» On
retrouve cette formule dans une lettre datée du même jour 12 nivôse (2 janvier
1801), par laquelle
Moreau transmettait au Premier Consul une demande du général Kniaziewicz,
chef de la légion polonaise du Danube, à l'effet d'obtenir le rétablissement
du royaume de Pologne[22]. Trois jours après, faisant
parvenir à Bonaparte une nouvelle requête de Kniaziewicz, relative à la mise
en liberté de Polonais détenus en Autriche, Moreau supprima même toute
formule de politesse[23]. Le
Premier Consul répondit le 15 nivôse à la première lettre de Moreau. Après
l'avoir remercié des sentiments qu'il exprimait, il se décidait en guise de
réciprocité a adressera Moreau des louanges tardives : « Je ne vous dis pas
tout l'intérêt que j'ai pris à vos belles et savantes manœuvres ; vous vous
êtes encore surpassé cette campagne. Ces malheureux Autrichiens sont bien
obstinés ; ils comptaient sur les glaces et les neiges ; ils ne vous
connaissent pas encore assez[24]. » Ces
éloges ne parvinrent pas à modifier la situation ; Moreau ne désarma point.
Le Ministre de la Guerre lui ayant adressé le 14 nivôse une lettre qui lui
témoignait « au nom du gouvernement, sa satisfaction de la conduite de
l'armée » dans la campagne qu'elle venait de faire, Moreau se borna à
répondre : « Je l'ai fait mettre à l'ordre ; chaque militaire y trouvera la
récompense qu'il ambitionne le plus : les témoignages de la satisfaction
publique et la reconnaissance nationale[25]. » C'était déclarer qu'il se
préoccupait peu de l'approbation du gouvernement représente par le Premier
Consul. Mathieu
Dumas, qui vint à Salzbourg à cette époque, constata le mécontentement de
Moreau qui se manifestait, dit-il, « dans tous ses discours » et dont les
causes auraient été « sa jalousie de l'ascendant qu'avait pris le Premier
Consul, (et) son opposition alors toute
républicaine[26] ». D'après Mathieu Dumas,
Moreau, tout en rendant justice aux grands talents qu'avait déployés
Bonaparte, était loin de connaître et d'apprécier son génie, son immense
capacité, sa flexibilité, son esprit de ressources, sa profonde science de
l'art de la guerre. Il se serait comparé à lui en ces termes : « Pour la
conception des plans, pour la conduite des grandes opérations et pour la
politique de la guerre, c'est notre maitre à tous. Mais pour la guerre
méthodique, sur un théâtre déterminé, pour la partie d'échecs, c'est autre
chose ; là je crois valoir mieux que lui[27]. » Mathieu
Dumas, s'il est sincère et bien informé, semble ne pas avoir discerné les
motifs réels du mécontentement de Moreau. Suivant toute apparence, il se
trompe en l'attribuant à la jalousie et à la rivalité. Dans sa campagne
d'été, Moreau avait manœuvré constamment, on l'a vu, pour favoriser les
opérations de Bonaparte, et il avait trop d'éloignement pour la politique
pour songer a lui disputer le pouvoir civil. Par
contre, on peut admettre, comme vraisemblable, « l'opposition toute
républicaine » de Moreau, avec cette remarque qu'elle trouva à l'armée
du Rhin un milieu très favorable à son éclosion et à son développement. Mais,
il ne faut pas l'oublier, peu auparavant, a Nymphenbourg, Moreau s'était
déclaré, d'après Decaen, partisan du gouvernement, et en janvier 1801, il
croyait encore — ou se plaisait à croire — que Bonaparte avait sauvé la
République[28]. Il est donc permis de penser
que les griefs personnels de Moreau avaient accentué son opposition
républicaine. Enfin, on peut considérer comme exacte la comparaison
qu'établissait Moreau entre sa façon de faire la guerre et celle de Bonaparte
; on la trouve formulée dans une lettre qu'il adressait au Consul, quelque
temps avant le début de la campagne d'Allemagne. Dans
les premiers jours de ventôse an IX, Moreau se rendit à Strasbourg, puisa
Lunéville, à la rencontre de sa femme qui l'accompagna ensuite à Salzbourg[29]. Dans ses Mémoires, Napoléon a
déclaré qu'à partir de celle époque, Moreau, dominé et poussé par sa femme et
indirectement par sa belle-mère, » ne fut plus le même bomme ». Il attribue à
leurs seules intrigues l'hostilité de Moreau à son égard[30]. Cette
influence fut réelle sans doute — les témoignages des contemporains sont
unanimes à ce sujet — mais le mécontentement de Moreau est antérieur à
l'arrivée de sa femme à Salzbourg et dérive de causes plus sérieuses que les
blessures faites a la vanité des siens ou leur ambition démesurée. La paix
de Lunéville avait été signée le 9 février 1801, et pourtant le gouvernement
ne s'empressait point de faire rentrer l'armée du Rhin sur le territoire
français. Il semblait que le Premier Consul, qui connaissait son esprit
républicain et son dévouement à Moreau, se défiât d'elle, et préférât la
maintenir le plus longtemps possible en Bavière. Ainsi pouvait s'atténuer, au
moins dans l'opinion publique, le souvenir de ses brillants succès. Dans
l'entourage de Moreau, on jugeait avec raison que ce silence du gouvernement
avait « quelque chose de bien singulier » et permettrait de « faire bien des
réflexions[31] ». Les
ordres d'évacuation, datés du 27 ventôse (18 mars), parvinrent enfin le 3 germinal au quartier
général[32]. Les troupes françaises
devaient avoir quitté les Etats héréditaires le 15 germinal et tous les
territoires de l'Empire du 15 au 20 floréal[33]. Le général en chef leur
recommanda d'observer « la discipline la plus exacte » et de « quitter,
avec tous les ménagements possibles, le pays occupé par les armées de la
République[34] ». Après
avoir séjourné quelque temps à Munich et à Augsbourg, Moreau arriva a
Strasbourg le 15 floréal an IX[35]. Le 21, toute la ville fut
illuminée, et l'on donna une fête en son honneur à la maison commune[36]. Mais la satisfaction qu'il put
éprouver d'avoir procuré la paix à son pays et d'en recevoir le témoignage,
fut mitigée d'une vive contrariété. Deux
articles tendancieux du Moniteur déclarèrent que l'Allemagne avait été
« en général peu imposée » ; que la solde de l'armée du Rhin était
« arriérée de sept à huit mois » ; qu'elle serait « payée en France sur
les fonds provenant des recettes de l'an IX » et que le directeur du trésor
public avait déjà « fait les dispositions en conséquence[37] ». Or, dès cette époque,
le Journal officiel n'admettait, d'après Fauriel, aucun article concernant
les affaires de l'État sans l'ordre positif de Bonaparte ou sans son
autorisation[38]. Moreau sut donc d'où partait
le coup et put prêter au Consul, non sans raison, le dessein de lui nuire. Il
protesta le 29 floréal (19 mai), dans une lettre adressée au Ministre de la Guerre[39]. Les
intérêts de la République, disait-il, n'avaient pas été négligés ; « les pays
conquis ayant été imposés autant qu'ils pouvaient l'être, sans blesser les
lois de l'humanité ». Moreau rappelait la situation précaire dans laquelle il
avait trouvé l'armée au mois de nivôse an VIII : il était dû aux troupes, à
cette époque, dix-huit mois de solde ; aucun des services ne fonctionnait
régulièrement ; l'habillement était « dans un état affreux ». Il
rendait un compte sommaire de l'état des fonds qui avaient servi à
l'entretien de l'armée et de leur origine. Il en résultait qu'avant d'entrer
en campagne, Moreau avait reçu du trésor public dix-huit millions qui avaient
pourvu « au plus pressé », et que les contributions levées en pays ennemi
s'étaient élevées à quarante-quatre millions. Mais l'Allemagne manquant
d'argent, on ne pouvait espérer de promptes rentrées que par des opérations
de banque. Afin de
subvenir aux frais qu'elles nécessitaient, et « à toutes les dépenses
irrégulières » qu'entraînait l'entretien d’une armée, Moreau avait décidé que
le payeur ne se chargerait en recette, vis-à-vis du trésor public, que de
trente-six millions environ ; lui-même se réservant l'emploi de sept
millions. Sur la première somme, vingt-cinq millions avaient servi à payer près
de treize mois de solde, c'est-à-dire qu'ils avaient suffi pour toute la
durée de la campagne ; le surplus avait été affecté aux différents services.
« Ainsi, disait justement Moreau, dans la supposition que l'armée m'eût été
remise au courant, il ne lui eût pas été dû une seule décade en rentrant en
France. » Il faisait observer en outre que les troupes étaient beaucoup mieux
armées, équipées, habillées, approvisionnées, à la fin qu'au début de la
campagne. Les
sept millions avaient été dépensés en » frais de négociations d'environ
vingt-cinq à vingt-six millions ; ... gratifications d'innées à toute l'armée
; ... frais de monuments élevés à des officiers généraux recommandables morts
sur le champ de bataille ; ... secours à quelques corps qui avaient plus
souffert que les autres ; ... rachat de chevaux de prise incorporés dans les
corps de cavalerie de l'armée ; ... paiement d'une foule de créances bien
constatées, mais que quelques défauts de formalités ne permettaient pas de
régulariser. » Moreau ajoutait qu'il donnerait au Ministre toutes les
explications nécessaires, dès qu'il aurait reçu cette partie de comptabilité
ouverte avec lui seul[40]. D'après
Fauriel, il envoya à tous les journaux une copie de cette lettre, mais il
leur fut interdit de la reproduire[41]. Bonaparte voulait-il mettre
fin à l'incident ou, après avoir produit une accusation, laisser l'opinion
publique sous une impression défavorable à Moreau, en l'empêchant de se
justifier ? Quoi qu'il en soit, si l'on en croit Fauriel, en même temps que
cette défense était faite à la presse, les plus intimes confidents de
Bonaparte « allaient répétant, avec un mystère propre à donner plus de crédit
à leur assertion, que Moreau s'était emparé d'un seul coup, à son profit, du
huitième des contributions de l'armée[42] ». Moreau
fit alors imprimer et répandre celte lettre[43]. Avait-il été absolument
intègre et désintéressé dans l'emploi des fonds que le payeur n'avait pas
pris en charge ? Il parait impossible de se prononcer. Miot de Melito, qui
examina ses papiers après son arrestation, déclare, sans être affirmatif
toutefois, que, sur huit millions dont le général en chef s'était réservé
l'emploi, quatre étaient demeurés entre ses mains[44]. Dans une conversation qu'il
eut avec Decaen, Bonaparte parut n'en pas douter et fixa également ce dernier
chiffre[45] qu'il reproduisit à
Sainte-Hélène avec plus d'assurance encore[46]. Au
procès de l’an XII, le rapport du Grand Juge et l'acte d'accusation, restant
dans des termes vagues, mentionnèrent « la fortune immense[47] » de Moreau. Celui-ci répliqua
qu'il avait « une terre et une maison » et que sa fortune ne faisait « aucun
reproche » à sa conscience[48]. Entendait-il parla qu'il
l'avait acquise honnêtement, ou qu'en s'attribuant une fraction des
contributions levées en Allemagne, il n'avait fait que suivre les errements
de l'époque ? Quoi qu'il en soit, innocent ou coupable, Moreau dut éprouver de ce fait une vive irritation contre le Premier Consul, et ce grief, le plus grave de tous, se produisant peu de temps avant son retour à Paris, laissa vraisemblablement dans son esprit des traces profondes. |
[1]
Mme DE STAËL, Dix années
d'exil, édition de 1904, 35.
[2]
Le Premier Consul prescrivit aux Ministres de la guerre et delà marine de faire
tirer à Calais et à Boulogne des salves do toute l'artillerie de ces places,
des batteries de côte et des vaisseaux des ports. (Arch. nat., AFIV, reg 194.)
[3]
MIOT DE MELITO, loc. cit.,
I, 330. — Cf. SÉGUR,
loc. cit., II, 104.
[4]
Arch. nat., AFIV,
1329, Bulletins de la préfecture de police des 10, 19 et 27 frimaire an IX.
[5]
Arch. nat., F7, 3829, rapport de police du 12 frimaire an IX.
[6]
Le Ministre de la Guerre, au contraire, complimenta chaleureusement Moreau. Un
passage de sa lettre disait : « Vous distribuez à tous l'honorable part qui
leur en revient : vous oubliez la vôtre ; mais cet oubli qui ne fait que la
rendre plus belle, la France entière le répare... » (Berthier à Moreau, Paris,
22 frimaire an IX, A. H. G.).
[7]
Gazette nationale des 12 et 13 nivôse an IX.
Ce message fut porté au Corps législatif par les
conseillers d'État Regnier, Thibaudeau, Saint-Cyr.
[8]
Gazette nationale des 14 et 16 nivôse an IX. — Cf. THIBAUDEAU, le
Consulat et l'Empire, 82-83.
[9]
Moreau au Ministre de la Guerre, Munich, 2 thermidor an VIII (deux lettres — A.
H. G.).
[10]
Moreau au Ministre de la Guerre, Frankenmarkt, 29 frimaire an IX (A. H. G.).
[11]
DECAEN, Mémoires
inédits, t. X.
[12]
DECAEN, Mémoires
inédits, t. X.
[13]
Moreau au Ministre de la guerre, Frankenmarkt, 27 frimaire an IX (A. H. G.).
[14]
Moreau au Ministre de la Guerre, Salzbourg, 15 et 23 nivôse, 2 et 12 pluviôse
an IX (A. H. G.).
[15]
Mémoires inédits de DECAEN, t. X.
[16]
Arch. administratives du ministère de la guerre. (Dossiers Lahorie, Walther,
Bonnet.) Le rapport aux Consuls signé par Berthier et la minute d'Arrêté
étaient communs à ces trois généraux. — D'après le général Hugo (loc. cit.,
I, 94), Leclerc mécontent d'une observation que lui avait attirée Lahorie,
pendant la campagne d'été, l'aurait desservi auprès de Bonaparte.
[17]
DECAEN, Mémoires
inédits, X. — Cf. GOURGAUD,
Sainte-Hélène, Journal inédit, 391-392 ; THIBAUDEAU, Mémoires sur le Consulat,
323.
[18]
REMACLE, Bonaparte
et les Bourbons, 276 ; Duc DU ROVIGO,
loc. cit., II, 14.
[19]
DECAEN, Mémoires
inédits, X.
[20]
Moreau en reçut le premier avis, peut-être, par une lettre du tribun Courlay,
son ami. (Courlay à Moreau, Paris, 5 nivôse an IX (A. H. G., Correspondance
particulière de Moreau.)
[21]
Moreau à Bonaparte, Salzbourg, 12 nivôse an IX (A. H. G.).
[22]
Kniaziewicz à Moreau, Kremsmünster, 7 nivôse an IX (A. H. G.) ; Moreau à
Bonaparte, Salzbourg, 12 nivôse an IX (Ibid.).
[23]
Kniaziewicz à Moreau, Kremsmünster, 11 nivôse an IX (A. H. G.) ; Moreau à
Bonaparte, Salzbourg, 15 nivôse an IX (Ibid.).
[24]
Correspondance de Napoléon, n° 5271.
[25]
Moreau au Ministre de la Guerre, Salzbourg, 23 nivôse an IX (A. H. G.).
[26]
Mathieu DUMAS, Souvenirs,
III, 217.
[27]
Mathieu DUMAS, Souvenirs,
III, 218.
[28]
Moreau à Bonaparte, Salzbourg, 12 nivôse an IX (A. H. G.).
[29]
Journal des Débats des 9, 13 et 26 ventôse an IX ; DECAEN, Mémoires
inédits, t. IX. — A son arrivée à Strasbourg, le 4 ventôse an IX, on lui
envoya une garde d'honneur avec le drapeau. Il la refusa. (Journal des
Débats du 9 ventôse an IX.)
[30]
Mémoires de Napoléon (MONTHOLON), 1,49. — Cf. DECAEN, Mémoires inédits, t. X ; GOURGAUD, loc. cit., 392.
[31]
Lahorie à Decaen, 30 ventôse an IX (A. H. G.)
[32]
Le Ministre de la Guerre à Moreau, Paris, 27 ventôse au IX (A. H. G.).
[33]
Correspondance de Napoléon, n° 5470.
[34]
Circulaire du général en chef aux généraux de division, Munich, 17 ventôse an
IX (A. H. G.).
[35]
Journal des Débats du 19 floréal an IX.
[36]
Gazette nationale du 28 floréal an IX ; Journal des Débats du 25
floréal an IX.
[37]
Numéros des 12 et 14 germinal an IX.
[38]
FAURIEL, Les
derniers jours du Consulat, 101.
[39]
CARRION-NISAS, loc. cit.,
pièces justif., 410. — L'auteur a reçu du général Dessolle une copie de cette
lettre certifiée de lui. (Ibid., note 1.)
[40]
Cette comptabilité fut trouvée dans les papiers en l'an II. (Arch. nat., F7,
6402.) Il n'a pas été possible de la retrouver.
[41]
FAURIEL, loc.
cit., 102.
[42]
FAURIEL, loc.
cit., 103.
[43]
Arch. nat., F7, 3829, rapport de police du 7 thermidor an IX.
[44]
MIOT DE MELITO, loc. cit.,
II, 134.
[45]
DECAEN, Mémoires
inédits, t. X.
[46]
GOURGAUD, Sainte-Hélène,
Journal inédit, 392.
[47]
Procès Georges, Pichegru et autres, I, ij et 45.
[48]
Procès Georges, Pichegru et autres, V, 58 ; VII, 380.