BONAPARTE ET MOREAU

L'ENTENTE INITIALE - LES PREMIERS DISSENTIMENTS - LA RUPTURE

 

CHAPITRE XIV. — LE MARIAGE DE MOREAU.

 

 

Arrivée de Moreau à Paris. — Augmentation de la popularité du Premier Consul. — Cordialité des rapports de Moreau avec Bonaparte. — Projet de mariage de Moreau avec Hortense de Beauharnais. — Moreau épouse Mlle Hulot. — Son intervention à propos du Parallèle. — Son départ pour l'armée.

 

Moreau arriva à Paris le 26 vendémiaire (18 octobre) a dix heures du matin. Accompagné du général Lahorie, il se rendit sur-le-champ aux Tuileries afin de conférer avec le Premier Consul[1].

Bonaparte, qui assistait à une séance du Conseil d'État, le reçut aussitôt et lui témoigna les marques les plus vives de son affection[2]. L'entretien fut long et n'était pas terminé, quand le Ministre de l'intérieur Lucien Bonaparte entra, porteur d'une paire de pistolets d'un très beau travail et enrichis de diamants. Le Directoire les avait fait fabriquer pour les offrir à un prince étranger[3]. Bonaparte les présentant à Moreau déclara qu'ils ne pouvaient arriver plus à propos, puis il pria le Ministre d'y faire graver les noms de quelques-unes des batailles qu'avait gagnées Moreau, sans les mettre toutes, ajouta-t-il, parce qu'il faudrait enlever tous les diamants et déranger le dessin de l'artiste[4].

Si l'on en croit le Bulletin de police au 1er brumaire, l'arrivée de Moreau à Paris aurait « fait redoubler d'activité tous les partis[5] ». Si les orléanistes le voyaient « de mauvais œil », « les constitutionnels de l'an III et les partisans de 93 se flattaient de gagner quelque chose sur son esprit[6] ». Un certain nombre de tribuns de l'opposition auraient cherché à le voir, et lui auraient fait un tableau effrayant de la situation de la République. Ils l'auraient même pressé de s'expliquer à cet égard et de faire connaître ses intentions. Mais ils n'en purent rien obtenir, déclare le môme Bulletin ; Moreau leur prouva au contraire, « de la manière la plus positive, son attachement au gouvernement et au Premier Consul[7] ».

Si ces faits sont exacts, ils ne sont point en faveur de la clairvoyance politique de Moreau. Après Marengo en effet le prestige de Bonaparte avait considérablement augmenté. Dans la masse rurale et ouvrière, il y avait eu un élan d'enthousiasme pour le vainqueur ; l'on commençait à croire à son étoile et à sa mission providentielle. Dans l'armée, l'institution des armes d'honneur le servait à merveille, observe Miot de Melito. « Gomme le Premier Consul les décernait sans le concours de ses deux collègues, et que lui seul signait les brevets, les soldats s'habituèrent aisément à ne reconnaître que lui comme chef et distributeur de toutes les grâces auxquelles ils pouvaient prétendre[8]... »

Fort de ces deux soutiens, Bonaparte comprit qu'il pouvait oser davantage, et peut-être son rêve ambitieux se précisa-t-il à cette époque. D'après Mollien, le conseil des trois Consuls et des Ministres « ressemblait à celui d'un roi ; il était en effet tout entier dans un seul homme[9] ». Rœderer constatait avec tristesse les actes qui, depuis Marengo, avaient diminué la considération du Conseil d'État[10].

Malgré les indices que fournissait la Constitution de l'an VIII, malgré les avertissements qui paraissent lui avoir été donnés pendant l'armistice de Parsdorf, Moreau ne sut pas discerner alors, dans ses débuts, l'évolution du Consulat vers la monarchie. Fut-il séduit par les témoignages d'amitié que lui prodigua Bonaparte ; ou, dans sa droiture, refusa-t-il d'admettre que le Consul se proposait de détruire le régime républicain ? Fut-ce seulement de sa part manque de clairvoyance ? Peut-être toutes ces causes intervinrent-elles simultanément.

S'il est difficile de se rendre compte exactement de l'état d'âme de Moreau et de pénétrer les mobiles de son attitude à celte époque, du- moins peut-on constater la sincérité de ses déclarations aux tribuns de l'opposition et l'extrême cordialité de ses rapports avec le Premier Consul. Le 1er brumaire (23 octobre), celui-ci donna en son honneur, à la Malmaison, une fête à laquelle furent invités les Consuls, les Ministres et les principaux membres du Conseil d'État. Mathieu Dumas fut témoin « des bonnes façons réciproques et des a parte des deux généralissimes[11] ». Le 11 brumaire, Moreau dîna à la Malmaison avec le second et le troisième consul[12].

Un dernier fait atteste la cordialité des rapports qui existait entre Bonaparte et Moreau au commencement de l'an IX, ainsi que les égards témoignés par le Premier Consul au général en chef de l'armée du Rhin.

Le 18 vendémiaire, Aréna, Ceracchi et leurs complices avaient résolu de tuer Bonaparte à la sortie de l'Opéra. Le complot fut déjoué, mais il donna lieu à une très vive agitation en faveur du Premier Consul[13]. Son entourage chercha à tirer parti des sentiments d'indignation qui se manifestaient, pour lui faire donner le titre et les attributions de Consul à vie. C'est dans ce but que parut, vers le 10 brumaire, le fameux Parallèle entre César, Cromwell, Monk et Bonaparte[14]. D'après Fauriel et Rœderer, celte brochure avait été rédigée par Fontanes, mais directement inspirée par Lucien Bonaparte[15]. Celui-ci l’avait-il commentée avec le Consul ou l'avait-il lancée dans le public à son insu ? Rœderer se prononce pour la première hypothèse[16].

Bonaparte y était adulé de la façon la plus plate ; on prouvait que son génie le rendait supérieur aux trois hommes célèbres auxquels on le comparait ; on faisait ressortir combien sa présence au pouvoir était un gage de prospérité et de tranquillité pour la France[17]. Le Ministre de l'intérieur fit expédier des paquets de ce que Fouché devait appeler « un dangereux pamphlet[18], » à chaque préfet et à tous les fonctionnaires publics[19]. La tentative était prématurée. Elle fut, pour tous les partis, l'occasion a de calomnier le gouvernement et le Premier Consul[20] ». Fouché se rendit compte de l'impression défavorable que produisait la brochure. Il prescrivit la saisie des ballots qu'on put encore trouver à Paris ; il fit comprendre à Bonaparte, assurent Thibaudeau et Fauriel, les dangers de réaction que le pamphlet pouvait susciter, et obtint qu'il le désavouât[21]. En sortant des Tuileries le 12 brumaire, il croisa Lucien dans l'antichambre et l'informa de ce qui venait de se passer. Leur entretien dégénéra bientôt en une scène violente, en présence du Premier Consul. Quelques jours après, Fouché écrivit aux préfets de cesser la distribution de la brochure ; la mesure eut surtout pour effet de discréditer Lucien[22].

Afin de l'achever, Fouché, si l’on en croit Miot de Melito, fit jouer un ressort nouveau. Il manda Moreau et lui persuada que « c'était à lui, général aussi illustre par ses victoires qu'honoré par sa probité, qu'il était réservé de dire au Premier Consul la vérité tout entière et de le déterminer à sacrifier son frère[23] ». Moreau se laissa convaincre et consentit à faire cette démarche. Il représenta à Bonaparte le mécontentement de l'armée et la crainte qu'il éprouvait de ne pouvoir la maîtriser. Le Premier Consul se compromettait, affirma-t-il, en paraissant donner à ce pamphlet une approbation tacite et en ne punissant pas le Ministre qui l'avait inspiré et répandu.

L'intervention de Moreau fut décisive ; dès le lendemain, Lucien quittait le ministère pour l'ambassade de Madrid[24], et le 16 brumaire, Chaptal était nommé Ministre de l'intérieur par intérim.

Bonaparte persévérant dans son dessein de s'attacher définitivement Moreau, reprit à cette époque le projet, qu'il avait déjà formé après le 18 brumaire, de le faire entrer dans sa famille. Convié un soir à la Malmaison, Moreau trouva un journal sur la cheminée du salon, et voulant le parcourir, y lut : « On dit que le général Moreau doit épouser Mlle Hortense Beauharnais. » Il s'empressa de glisser le journal sous la pendule, mais peu de temps après, Bonaparte, qui avait tourné dans le salon, s'approcha de la cheminée, retira le journal et, à peine y eut-il jeté les yeux, qu'il dit à Moreau à haute voix qu'il y était question de lui. Un des assistants ayant interrogé le Consul à ce sujet, celui-ci lut la nouvelle. Moreau déclara qu'il ne voulait pas se marier ; que cela portait malheur à un général en chef, et il cita le cas de Joubert[25].

Celte réponse brusque et à peine polie n'avait même pas, si l'on en croit Decaen, le mérite de la franchise. Moreau avait à ce moment d'autres projets auxquels il eût pu faire une allusion discrète, afin d'éluder la proposition indirecte de Bonaparte. Adroitement circonvenu par les intrigues de Mme Hulot, veuve d'un trésorier-général de l'Ile-de-France, influencé d'ailleurs par ses amis qui lui conseillaient de se marier, Moreau demanda la main de Mlle Hulot, après l'avoir vue quelques fois seulement[26]. L'union était un peu disproportionnée, car Mlle Hulot n'était âgée que de dix-neuf ans et Moreau en avait près du double[27]. Mais le général en chef avait été conquis par la beauté, les manières distinguées et gracieuses, l'esprit, les talents musicaux de la jeune fille[28]. Bien que l'armistice touchât à son terme, le mariage eut lieu à Paris le 18 brumaire an IX[29].

Bonaparte sut-il mauvais gré à Moreau de s'être marié quelques jours à peine après la scène de la Malmaison ? On ne saurait l'affirmer, bien qu'il dût en concevoir quelque dépit, causé surtout par la réponse peu sincère de Moreau. Celui-ci manqua d'ailleurs, plus tard, de tact et de réserve en répétant publiquement a plusieurs reprises, si l'on en croit Deccan, « qu'on avait voulu le faire entrer dans cette f... famille, mais qu'il avait bien su s'en débarrasser ». Deccan est persuadé du reste que Bonaparte eut connaissance du propos en raison de sa grande publicité, et qu'il en fut très mécontent[30].

Le 26 brumaire, après une dernière conférence avec Bonaparte, Moreau partit pour rejoindre l'armée du Rhin[31]. Arrivé le 28 à Lunéville, il passa quelques heures chez Joseph Bonaparte[32]. Le 2 frimaire (23 novembre), il était de retour à son quartier général à Nymphenbourg[33].

Decaen le trouva dans d'excellentes dispositions a l'égard du Premier Consul : « ... Il me vint à l'idée, dit-il, de lui demander comment allait le gouvernement... Il me répondit : « Decaen, cela va très bien ; on ne peut pas mieux ! Il n'y avait que Bonaparte qui pouvait tirer la France de la position difficile dans laquelle elle se trouvait, lorsqu'il a pris les rênes du gouvernement. » Et pendant tout le temps de sa résidence à Nymphenbourg, lorsqu'il était question de Bonaparte, il ne m'en parlait jamais qu'avec admiration[34]. »

 

 

 



[1] Gazette nationale du 30 vendémiaire an IX.

[2] Journal des Défenseurs de la Patrie et Journal de Paris du 27 vendémiaire an IX.

[3] Gazette nationale du 30 vendémiaire ; Journal des Débats du 27 vendémiaire. — D'après la duchesse d'Abrantès, ces pistolets étaient destinés au roi d'Espagne (Mémoires, IV, 55). Napoléon dit, au contraire, qu'ils devaient lui être remis ; c'est Carnot qui les aurait apportés (Mémoires de Napoléon [MONTHOLON], I, 49).

[4] Gazette nationale du 30 vendémiaire ; Journal des Débats du 27 vendémiaire. — D'après Thibaudeau, Moreau aurait accepté les pistolets « avec une indifférence marquée et sans dire une parole ». (Le Consulat et l'Empire, II, 67.)

[5] AULARD, Paris sous le Consulat, I, 745.

[6] AULARD, Paris sous le Consulat, I, 745.

[7] AULARD, Paris sous le Consulat, I, 745. — On voit combien la duchesse d'Abrantès est dans l'erreur quand elle dit, à propos de la scène des pistolets : « Il me semble qu'après de semblables paroles, Moreau aurait pu ajouter quelque foi à l'amitié que lui offrait Bonaparte. » (Mémoires, IV, 56).

[8] MIOT DE MELITO, loc. cit., I, 291.

[9] Mémoires d'un ministre du Trésor public, I, 285.

[10] Œuvres, III, 354.

« Au retour de Marengo, un tout autre système fut adopté... » (Mémoires secrets sur la vie... de Lucien Bonaparte, I, 117).

[11] Mathieu Dumas à Macdonald, Paris, 3 brumaire an IX (A. H. G., Armée des Grisons).

[12] Journal des Débats du 13 brumaire.

[13] AULARD, Paris sous le Consulat, I, 717, 719, 721, 732.

[14] AULARD, Paris sous le Consulat, I, 770, 783.

[15] FAURIEL, Les derniers jours du Consulat, 10-11 ; RŒDERER, loc. cit., III, 342.

[16] RŒDERER, loc. cit., III, 348-349 : « Lucien dit, en partant, que la brochure avait été connue de son frère et approuvée par lui, si bien qu'il en emportait l'original où se trouvaient quatre corrections de la main du Premier Consul. »

[17] AULARD, Paris sous le Consulat, I, 770.

[18] MADELIN, Fouché, I, 332.

[19] AULARD, Paris sous le Consulat, I, 772. — Fauriel croit même qu'on en envoya aux armées (loc. cit., 10). — Les Archives de la Guerre n'en contiennent pas.

[20] AULARD, Paris sous le Consulat, I, 779. — Cf. Mme de STAËL, Dix années d'exil, ed. 1904, 33.

[21] THIBAUDEAU, Le Consulat et l'Empire, II, 32 ; FAURIEL, loc. cit., 12.

[22] RŒDERER, loc. cit., III, 349 ; MADELIN, Fouché, I, 332-333.

[23] MIOT DE MELITO, loc. cit., I, 319.

[24] MADELIN, Fouché, I, 333. (D'après BOURRIENNE, loc. cit., IV, 216, 218 ; Mémoires secrets de LUCIEN BONAPARTE ; GAILLARD, Mémoires inédits ; MASSON, Napoléon et sa famille, I, 354 ; Mémoires de FOUCHÉ, I, 201-204.) — Lucien reçut l'avis officiel de la nomination à l'ambassade d'Espagne le 15 brumaire 1800 ; il partit le 18.

[25] DECAEN, Mémoires inédits, t. IX.

On sait que Joubert fut tué à Novi, le 15 août 1799, peu de temps après son mariage. Thibaudeau place cette scène à une époque antérieure et la rattache à l'intention qu'avait eue Bonaparte, après le 18 brumaire, de marier Moreau avec Caroline (Voir supra). (Le Consulat et l'Empire, II, 68).

[26] DECAEN, Mémoires inédits, t. X (d'après le récit de Moreau à Decaen).

[27] Registre des mariages du IIIe arrondissement de Paris.

[28] REICHARDT, loc. cit., 259-260, 466 ; Rapport d'un agent envoyé en Amérique par le gouvernement impérial (Arch. nat., F7, 6571) ; Miniature de Mme Moreau ; Passeport délivré à Mme Moreau, le 18 juin 1812, par le Consul de France en Amérique (Arch. nat., F7, 6402.)

[29] Registre des mariages du IIIe arrondissement de Paris. — Napoléon a dit plus tard que ce fut Joséphine qui maria Moreau avec Mlle Hulot (Mémoires, [MONTHOLON], I, 49). Les amis de Moreau niaient le fait, rapporte Thibaudeau (loc. cit., II, 68). Il est, en effet, assez invraisemblable.

[30] DECAEN, Mémoires inédits, t. X.

[31] Journal des Débats et Journal des Défenseurs de la Patrie du 26 brumaire an IX.

[32] Journal des Défenseurs de la Patrie du 4 frimaire an IX ; Moreau à Bonaparte, 28 brumaire (sans indication de lieu) (A. H. G.).

[33] Ordre du jour du 3 frimaire (A. H. G., Armée du Rhin).

[34] DECAEN, Mémoires inédits, t. X.