BONAPARTE ET MOREAU

L'ENTENTE INITIALE - LES PREMIERS DISSENTIMENTS - LA RUPTURE

 

CHAPITRE XII. — ULM.

 

 

L'armée autrichienne à Ulm. — Les opérations de Moreau subordonnées à celles de Bonaparte. — L'armée du Rhin franchit le Danube en amont d'Ulm. — Elle revient sur la rive droite. — Lecourbe occupe Augsbourg. — Moreau le rappelle vers l'ouest. — Les succès de l'armée de réserve décident Moreau à manœuvrer en aval d'Ulm. — Victoire d'Höchstädt. — Retraite de Kray. — Armistice de Parsdorf. — Discussion des jugements portés par Napoléon à Sainte-Hélène.

 

Les opérations de Moreau dans la région d'Ulm ayant été critiquées par Napoléon à Sainte-Hélène, il est nécessaire de les examiner avec quelque détail, afin de pouvoir apprécier la valeur de ce jugement.

Après les échecs répétés qu'elle avait subis à Engen, à Stockach, à Messkirch et à Biberach, l'armée autrichienne, à part le corps du prince de Reuss maintenu dans le Vorarlberg, avait cherché un refuge dans le camp retranché d'Ulm[1]. Cette place avait été notablement améliorée depuis la paix de Campo-Formio[2] ; constituant une double tète de ponts, elle permettait de manœuvrer à la fois sur les deux rives du Danube. Kray se proposait d'y rallier le corps de Sztaray[3], de donner en même temps quelque repos à ses troupes épuisées de fatigue, de les réorganiser, de les ravitailler, de combler enfin les vides produits par le feu et les maladies[4].

Affaibli par le détachement qu'il avait envoyé à l'armée de réserve, manquant de bouches à feu de gros calibre et d'équipage de pont, Moreau ne pouvait espérer emporter de vive force les positions fortifiées qu'occupait l'adversaire. L'effectif insuffisant de l'armée du Rhin faisait écarter d'ailleurs l'idée d'un investissement[5].

Moreau entreprit alors, autour d’Ulm, une série de mouvements destinés à obliger Kray à abandonner la place. L'exécution en était particulièrement délicate. Les instructions des Consuls en date du 1er germinal recommandaient, en effet, à Moreau « de pousser l'ennemi en Bavière, de manière à lui intercepter la communication directe avec Milan par le lac de Constance et les Grisons[6]. » Il fallait donc satisfaire constamment à cette condition, tout en manœuvrant afin d'amener Kray, soit à livrer bataille en rase campagne, soit à se replier en Bohême ou sur l'Inn. En d'autres termes, les opérations de l'armée du Rhin étaient subordonnées à celles de l'armée de réserve. Moreau en était à peu près réduit à ne plus agir que pour favoriser Bonaparte. Rôle ingrat, qu'il remplit avec la plus grande abnégation, et sans jamais perdre de vue que tous ses mouvements devaient être régis par le principe de maintenir la séparation entre Kray et Mêlas, jusqu'à ce que les événements eussent pris en Italie une tournure décisive[7]. « Nous ne devons rien tenter de sérieux, écrivait-il, tant que l'armée d'Italie pourra avoir besoin de nous[8]. »

Le 20 floréal (16 mai)[9], Moreau résolut de franchir le Danube en amont d'Ulm, avec la majeure partie de ses forces, et de chercher ensuite à déborder l'armée autrichienne par le nord[10]. Lecourbe devait rester au sud d'Ulm pour empêcher Kray d'en déboucher et de se porter sur le Tyrol, par Memmingen. Les divisions de la réserve établies sur la rive droite, dans une position intermédiaire entre les deux fractions de l'armée, avaient pour mission de les renforcer l'une ou l'autre, suivant les événements. Le même jour, Sainte-Suzanne isolé sur la rive gauche, fut assailli à Erbach par des forces supérieures et ne dut son salut qu'à ses manœuvres habiles et surtout à l'intervention de Saint-Cyr[11].

Le 29, les mouvements ordonnés par Moreau avaient reçu leur exécution. Les corps de Saint-Cyr et de Sainte-Suzanne se trouvaient sur la Blau, tandis que l'armée autrichienne pivotant autour de sa gauche appuyée à Ulm et refusant sa droite, prenait position, vers Langenau et Elchingen, « suivant des hauteurs couvertes d'une formidable artillerie[12] ». Kray paraissait décidé à accepter la bataille dans ces conditions si avantageuses pour lui. Mais son centre et sa gauche étant presque inattaquables, on ne pouvait guère diriger un effort que sur sa droite. Un mouvement d’une telle amplitude exigeait deux jours de marche au moins[13], pendant lesquels la distance entre les deux fractions de l'armée croissant constamment, Kray eût pu écraser Lecourbe et s'ouvrir la route du Tyrol[14]. Après mûr examen, Moreau prit le parti de renoncer à cette manœuvre[15].

« Votre position me détermine à changer de système, écrivait-il au Premier Consul. En m'élevant trop sur ma gauche, j'avais à craindre que l'ennemi forme sa garnison d'Ulm, passe le Danube à Günzbourg et gagne le pied des montagnes avant moi, ce qui lui donnait la facilité de communiquer promptement avec le Tyrol et les Grisons... Je me décide donc à m'élever par ma droite vers le haut Lech ; si l'ennemi veut s'y opposer, il quittera son camp d'Ulm et nous le combattrons ; c'est ce qui peut nous arriver de plus heureux[16]. »

En conséquence, le 30 floréal et le 1er prairial, les corps de Saint-Cyr et de Sainte-Suzanne passèrent sur la rive droite du Danube, tandis que celui de Lecourbe et les divisions de la réserve appuyaient vers l'est. Le 2 prairial, Lecourbe se porta sur la Kamlach ; la réserve entre la Mindel et la Gunz ; Saint-Cyr entre la Gunz et la Leibe, avec un corps d'observation devant Ulm ; Sainte-Suzanne entre l'Iller et le Danube, étendant sa gauche vers Biberach[17]. Molitor, établi à Kempten avec le corps des flanqueurs de droite, surveillait les débouchés du Vorarlberg[18]. Le même jour, l'archiduc Ferdinand, un des lieutenants de Kray, franchit le Danube en amont d'Ulm, avec environ 12.000 hommes, et attaqua Sainte-Suzanne à Dellmensingen, mais fut repoussé, après un long et vigoureux combat[19].

Le 3 prairial (23 mai), l'armée conserva ses positions, sauf une partie du corps de Lecourbe qui marcha sur la Wertach. Du 3 au 5, le temps fut si pluvieux qu'il ne permit aucun mouvement. Le 6, Lecourbe atteignit le Lech et occupa Landsberg ; le 8, il entra à Augsbourg[20].

A ce moment, l'armée du Rhin faisant face au nord s'interposait entre l'armée autrichienne et le Tyrol, et menaçait Munich par sa droite. Si Kray débouchait d'Ulm pour livrer bataille, Moreau se proposait de reculer jusqu'à Memmingen, afin de donner le temps à Lecourbe de le rejoindre. Si au contraire, il se portait sur Augsbourg, Moreau faisait exécuter à Saint-Cyr, à Sainte-Suzanne et à la réserve un mouvement parallèle[21]. « Puis nous verrons, mandait-il au Premier Consul, ce qui restera à faire pour vous couvrir et vivre, car la disette se fait déjà sentir. Nous aurions plus d'avantages à guerroyer sur la rive gauche du Danube et faire contribuer le Wurtemberg et la Franconie, mais cela ne vous arrangerait pas, puisque l'ennemi pourrait faire descendre ses détachements en Italie, en nous laissant ravager les provinces d'Empire[22]. » Ainsi, la préoccupation constante de Moreau était de combiner ses opérations avec celles de Bonaparte. « Je traîne les mouvements de l'armée, écrivait-il à Lecourbe, pour attendre les événements d'Italie[23]. »

Toujours soucieux de venir en aide au Premier Consul, Moreau lui disait : « Vous pouvez compter sur mon empressement à vous envoyer tout ce qui ne me sera pas strictement nécessaire[24]. »

Les 9 et 10 prairial, Moreau concentra ses forces en prévision d'une attaque que des renseignements annonçaient. Le gros de l'armée s'établit sur la ligne Balzheim, Illeraichheim, Pfaffenhausen ; Lecourbe demeurant à Augsbourg et Landsberg[25].

« Il n'était pas possible d'en faire davantage, sans se compromettre, pour obliger l'ennemi à se déplacer[26]. » A s'étendre encore vers l'est, Moreau risquait en effet de ne plus pouvoir réunir ses forces, en temps utile, pour une bataille, et de livrer à l'adversaire sa ligne de communications sur laquelle se portaient déjà les coureurs autrichiens[27]. D'autre part, la nécessité d'intercepter constamment les routes directes d'Ulm avec les Grisons empêchait que le mouvement offensif de Lecourbe se poursuivît et prit, aux yeux de l'adversaire, un caractère autre que celui d'une démonstration. Aussi Kray ne s'y trompa-t-il nullement et conserva-t-il sa position d'Ulm[28].

Dans ces conditions, Moreau jugeant le front de l'armée trop étendu, sans qu'il en résultât aucun avantage, rappela Lecourbe vers l'ouest[29]. Ce mouvement n'était pas terminé quand, le 16 prairial, Kray attaqua avec 40.000 hommes[30], sur la rive gauche de l'Iller, le corps des flanqueurs de gauche commandé par Richepance[31]. Celui-ci, qui ne disposait que de 10.000 hommes environ, manœuvra avec la plus grande habileté et parvint à contenir l'ennemi jusqu'à l'arrivée de la division Ney. Kray fut alors refoulé sur Ulm, sans qu'il fût nécessaire de faire intervenir d'autres troupes[32].

Le 20 prairial (9 juin), Moreau reçut la nouvelle de l'entrée de l'armée de réserve à Milan[33]. Bien qu'il fût toujours nécessaire d'empêcher Kray de secourir Mêlas, la bonne tournure que prenaient les événements en Italie et la supériorité du moral des troupes françaises, qui s'était affirmée dans les dernières rencontres, autorisaient Moreau à entreprendre une manœuvre plus hardie que les précédentes[34]. Au reste, le paysan sud d'Ulm s'épuisait et l'on savait, au quartier général français, que Kray allait recevoir des renforts.

Moreau résolut de franchir le Danube en aval d'Ulm, de couper l'armée autrichienne de ses magasins de Donauwörth et de Ratisbonne, et de la forcer ainsi à abandonner son poste ou à combattre en rase campagne[35]. C'était, suivant l'expression du Ministre de la Guerre, une opération d'une « savante audace[36] ».

Lecourbe fit d'abord une démonstration vers l'est, sur le Lech, avec mission de se rabattre ensuite vers le nord et de s'emparer d'un pont sur le Danube, entre Dillingen et Donauwörth[37]. Les 22 et 23 prairial, il réoccupa Landsberg et Augsbourg où il laissa les troupes nécessaires pour assurer ses derrières contre le prince de Reuss. Le 25, il franchit la Zuzam et s'établit à Zusmarshausen, tandis que Grenier, qui avait succédé à Saint-Cyr[38], se porta sur Burgau où il fut renforcé par une partie de la réserve. Richepance, avec le corps de flanqueurs de gauche, restait au sud-ouest d'Ulm pour observer Kray. Le 27, Grenier s'empara de Günzbourg et refoula les Autrichiens sur la rive gauche du Danube. Le 28 fut employé à reconnaître les bords du fleuve et à rassembler les matériaux nécessaires au rétablissement des ponts qui avaient tous été rompus par l'ennemi jusqu'à Donauwörth. On constata que ceux de Blindheim et de Gremheim étaient les plus faciles a réparer. Cette considération décida Moreau à les choisir comme points de passage[39].

Le 29, Lecourbe fit une fausse attaque sur Dillingen et Lauingen, afin de donner le change à Sztaray qui, avec un corps de 15.000 hommes environ, était chargé de couvrir le bas Danube[40]. De son côté, Grenier fit, sans les dissimuler, des préparatifs pour rétablir le pont de Günzbourg et attirer l'attention des forces adverses d'Ulm.

Le 30 (19 juin) au matin, les divisions Gudin et Montrichard surprirent le passage à Blindheim et Gremheim. Lecourbe fit aussitôt occuper Schwenningen pour intercepter toute communication entre les corps ennemis qui occupaient Donauwörth et Dillingen. Après une série de combats qui durèrent toute la journée dans les plaines d'Höchstädt, les Autrichiens furent refoulés sur Donauwörth d'une part, et au-delà de la Brenz, sur Ulm, de l'autre[41]. C'est avec modestie que Moreau annonçait à Bonaparte la réussite de cette manœuvre si hardie et la brillante victoire qui en avait été la conséquence[42].

« Enfin, citoyen Consul, nous forcerons M. de Kray à quitter son appui d'Ulm. Un succès bien prononcé vient de nous donner le double avantage de décider à peu près du sort de l'Allemagne, et de venger l'honneur français d'une défaite du commencement du siècle[43]. J'espère qu'il aura quelque influence dans les négociations que vos victoires d'Italie vont occasionner[44]. »

Le 4 messidor (23 juin), Moreau apprit que Kray, craignant de perdre ses communications avec Vienne, avait laissé une garnison à Ulm et abandonné la place, pour se replier sur Nercsheim et Nordlingen. Il se mit aussitôt à sa poursuite, tandis que Richepance investissait Ulm, mais le mauvais temps ne permit pas de rejoindre l'armée autrichienne, même par une marche forcée. Le 5, Kray envoya à Moreau un parlementaire chargé de lui annoncer la conclusion d'un armistice entre les deux armées d'Italie et de lui proposer une suspension d'armes en Allemagne.

Moreau, pressentant que des événements importants s'étaient accomplis en Lombardie, se refusa à toute négociation avant de les connaître et avant d'avoir occupé de meilleurs cantonnements pour son armée[45]. Il résolut, en conséquence, de repasser le Danube, de se porter sur le Lech, d'occuper Augsbourg et Munich, de s'assurer ainsi une partie de la Bavière pour vivre, de s'emparer des ponts de l'Isar et d'obliger l'armée autrichienne à se rejeter sur l’Inn[46].

Le 15 messidor, après un sanglant combat à Neubourg, toutes ces opérations étaient exécutées. Quelques jours après, Lecourbe vint renforcer Molitor cl chassa le prince de Reuss de Fussen, Reuti, Immenstadt, Feldkirch, ce qui enleva toute inquiétude à Moreau pour son aile droite[47].

Kray s'était porté derrière l'Inn, occupant, sur la rive gauche de cette rivière, le camp d'Ampfing et les têtes de pont de Wasserbourg et de Mühldorf. Il renouvela le 23 messidor ses propositions d'armistice.

Le Ministre de la Guerre avait fait observer à Moreau, sur ces entrefaites, qu'il ne pourrait désormais continuer sa marche en avant sans s'affaiblir, sans compromettre ses communications et sans étendre ses ailes. L'Helvétie était dégarnie et ouverte à l'ennemi ; les Autrichiens, restant sur la défensive en Italie, avec peu de troupes appuyées aux places du Mincio et de l'Adige, étaient en mesure de se porter en forces sur l'aile droite de l'armée du Rhin et de l'écraser. A son avis, il suffisait, pour le moment, de se maintenir dans les positions actuelles[48]. Telle était également, pensait-il, l'opinion du Premier Consul[49].

Moreau partageait d'ailleurs cette manière de voir, avant même de connaître les arguments de Carnot[50]. En outre, l'armée était « excédée de fatigues » et le pays épuisé[51]. Aussi accueillit-il favorablement les ouvertures que lui fit Kray et consentit-il, le 26 messidor (15 juillet), à signer, à Parsdorf, une suspension d'armes[52].

Les deux armées devaient se retirer chacune derrière une ligne de démarcation qui, partant de Balzers, dans les Grisons, gagnait l'Engadine et la vallée de l'Inn, puis les sources du Lech, courait ensuite entre l'Isar et l'Inn, à égale distance de ces deux rivières, atteignait le Danube à Wilshofen, remontait ce fleuve jusqu'au confluent de l'Altmühl, suivait l'Altmühl, la Rednitz, le Mein jusqu'à Mayence. Les places de Philippsbourg, Ulm, Ingolstadt, restaient bloquées et pouvaient s'approvisionner tous les dix jours. La reprise des hostilités devait être annoncée douze jours d'avance. Telles étaient les clauses de la convention conclue par les généraux Lahorie et Dietrichstein, munis de pouvoirs spéciaux de leurs chefs[53]. Lahorie était chargé d'en porter le texte à Paris[54].

La connaissance des opérations de Moreau autour d'Ulm permet actuellement d'apprécier le jugement que Napoléon a émis a Sainte-Hélène.

Tout d'abord, l'exposé sommaire qu'il en a fait n'est pas conforme à la réalité. Pour déposter Kray d'Ulm, dit-il, « Moreau résolut de marcher en avant la droite en tête[55] » ; il ordonna « la marche sur le Lech[56] ». Or, il ressort de la correspondance de Moreau avec Bonaparte, que ce ne fut nullement la première manœuvre exécutée, ni même conçue par le général en chef de l'armée du Rhin, Au contraire, dès qu'il eut acquis le 20 floréal la certitude que Kray avait réuni toutes ses forces à Ulm, il fit appuyer l'armée vers l'ouest[57]. On peut lui reprocher toutefois, avec Napoléon, d'avoir laissé le corps de Sainte-Suzanne isolé sur la rive gauche du Danube et de l'avoir exposé ainsi à se faire écraser, si Kray l'avait attaqué avec toutes ses forces[58].

Napoléon déclare que Moreau fut surpris par la nouvelle du combat d'Erbach livré le 2G floréal par Sainte-Suzanne[59]. Moreau affirme qu'il s'y attendait et Dessolle dit « qu'on ne pouvait pas mieux pénétrer le projet du général Kray[60] ». Mais on ne saurait admettre leur sincérité comme absolue, en raison de la nécessité de justifier la faute commise. Par contre, ce ne fut pas, contrairement à l'assertion de Napoléon, cet événement qui décida Moreau à contremander sa marche sur le Lech[61], car il ne l'avait point encore entamée.

Napoléon passe sous silence les raisons qui décidèrent Moreau à ne pas attaquer Kray dans ses positions au nord-est d'Ulm et à repasser sur la rive droite du Danube, raisons dont il eut connaissance d'ailleurs. Moreau, assure-t-il, suspendit le mouvement de Lecourbe sur le Lech, à la nouvelle du combat de Dellmensingen livré par Sainte-Suzanne le 2 prairial[62]. Or, ce fut le 11 seulement que Moreau, trouvant sa ligne trop étendue, prescrivit a Lecourbe de se rapprocher du gros de l'armée[63].

Il n'est pas exact enfin que Moreau, « après avoir séjourné plusieurs jours dans cette position... reprit, pour la troisième fois, son projet d'attaque sur la Bavière[64] ». Lecourbe devait, il est vrai, se porter sur le Lech, mais c'était une feinte, et sa véritable mission consistait à « se rabattre sur le bas Danube pour se saisir d'un ou deux ponts sur ce fleuve[65] ».

Napoléon avait oublié, à Sainte-Hélène, que Moreau lui avait écrit le 20 prairial : « Je vais marcher par ma droite, vers le has Danube, entre Donauwörth et Laningen ; si je puis surprendre un pont, il faudra bien que l'ennemi quitte Ulm[66]. »

Ainsi, les opérations de l'armée du Rhin ont été inexactement relatées par Napoléon qui a dénaturé les faits en disant : « Moreau a trois fois, en quarante jours, réitéré les mêmes démonstrations ; mais, toutes les trois fois, sans leur donner un caractère de vérité...[67] ». Pourtant, il est vrai que Moreau offrit à Kray « des occasions de battre ses divisions isolées » ; l'armée du Rhin se dissémina trop, vers le 11 prairial, au moment où Lecourbe occupait Augsbourg et Landsberg ; c'était, en effet, « défier l'armée ennemie et la fortune[68] ».

Napoléon a indiqué, à Sainte-Hélène, la manœuvre qui, à son avis, s'imposait à Moreau, après le combat de Memmingen.

« Que devait faire le général français pour déposter le feld-maréchal Kray de son camp retranché ? Une seule chose, avoir une volonté, suivre un plan ; car l'initiative était à lui : il était vainqueur, plus nombreux, et avait une meilleure armée. Le 14 mai, il eût dû passer Tiller, se mettre en marche sur trois colonnes, ne pas occuper plus de six lieues de terrain, passer le Lech et arriver, en deux ou trois jours au plus, à Augsbourg. Le général autrichien eût aussitôt suivi le mouvement par la rive gauche du Danube, se fût porté, par Neubourg, derrière le Lech, pour couvrir la Bavière et les états héréditaires ; il ne se fût pas exposé à suivre l'armée française sur la rive droite, puisqu'il aurait fallu qu'il s'avançât sous les murs d'Augsbourg pour l'attendre et que, faisant volte-face, elle l'aurait battu, coupé d'Ulm, et rejeté dans les montagnes Noires... Les Français devaient être le 18 mai à Munich et maîtres de la Bavière. Kray se serait estimé fort heureux de regagner l'Inn à temps...[69] »

Si téméraire qu'il soit de s'élever contre un jugement de Napoléon, dans le domaine de la stratégie, il semble qu'on puisse faire a celui-ci une objection fondée. Le mouvement de Moreau sur Augsbourg, exécuté dans ces conditions, eût présenté, en effet, le grave inconvénient de découvrir la ligne de communication de l'armée du Rhin, sans qu'il lui fut possible d'en prendre une autre. Rien n'obligeait Kray à manœuvrer comme l'indique Napoléon. Le général autrichien pouvait déboucher au sud d'Ulm, se joindre au prince de Reuss, arrêter net la marche de l'année française sur Augsbourg, l'obliger à faire face à l'ouest et à livrer bataille, sans ligne de retraite assurée, tandis que Kray aurait eu, en cas d'échec, la ressource de se replier sur Ulm.

Dans ses Mémoires, Napoléon a critiqué les manœuvres de Moreau qui aboutirent à la bataille d'Höchstädt.

« Si Kray et le prince de Reuss réunis eussent manœuvré la gauche au Danube, la droite au Tyrol, l'armée française pouvait être prise en flagrant délit et fort compromise. Mais, puisque le général français était résolu à cette opération inutile et téméraire, il fallait que, le passage ayant été surpris le 19 juin, le 20 toute l'armée se trouvât sur la rive gauche, laissant seulement quelques colonnes mobiles en observation sur la rive droite... De cette manière, le général Moreau n'avait rien à redouter ; son armée, supérieure comme elle l'était en forces et en moral, si elle perdait la rive droite, s'établissait sur la rive gauche... Qu'eut pu faire le général Richepance qui était le plus près d'Ulm, si Kray et le prince de Reuss l'eussent attaqué avec 60.000 hommes ; et que fût devenue l'armée, si le corps de Richepance eût été défait, qu'elle eût perdu sa ligne d'opération sur la rive droite, en y éprouvant un si grand échec, lorsqu'elle n'avait pas encore pris pied sur la rive gauche ?[70] »

Ces reproches sont empreints peut-être d'une certaine partialité. En manœuvrant ainsi, Moreau eût ouvert en effet, à Kray, la route d'Augsbourg et ses communications avec le Tyrol, ce qui était en opposition avec les instructions générales qu'il avait reçues. Il est permis de s'étonner que Napoléon les ait oubliées, quand Moreau y revenait sans cesse dans sa correspondance avec lui. On doit dire d'ailleurs à la justification de Moreau, qu'il serra sa gauche assez près du gros de l'armée pour pouvoir réunir en vingt-quatre heures toutes ses forces sur la rive droite du Danube, et empêcher Richepance d'être écrasé. Dernière remarque enfin, la jonction de Kray avec le prince de Reuss n'aurait pu s'effectuer sans que Moreau en fût averti[71].

Par contre, on ne peut qu'approuver Napoléon critiquant Moreau d'avoir fait rétrograder Lecourbe sur le Vorarlberg, au lieu de le diriger sur Innsbruck où « il serait arrivé dix jours plus tôt, avec moins de difficultés, et en perdant moins de monde qu'il en a perdu à tous ces débouchés du Tyrol...[72] » Il est probable en effet, que la prise d'Innsbrück eût déterminé le prince de Heuss à se jeter sur Sterzing ou Meran, pour sauver sa communication avec les États héréditaires. Ses positions de Reuti et de Feldkirch fussent ainsi tombées d'elles-mêmes.

En somme, d'une manière générale, Napoléon n'a fait, à Sainte-Hélène, aucune allusion à la nécessité où se trouvait Moreau de barrer constamment à Kray les rouies des Alpes, afin de le séparer de l'armée autrichienne d'Italie. Cette obligation, dont Moreau ne s'est jamais départi, subordonnait ses opérations à celles de l'armée de réserve et permet, seule, de les expliquer. Sans doute, on peut reprocher à Moreau une certaine lenteur dans ses mouvements, bien qu'il faille tenir compte du mauvais temps et de la difficulté des approvisionnements[73]. Il est probable d'autre part, que Bonaparte, placé a la tête de l'armée du Rhin, eût manœuvré avec une décision et une rapidité plus grandes et trouvé plus tôt la solution qui consistait, pour déposter Kray, à franchir le Danube en aval d'Ulm. Mais les critiques qu'a formulées Napoléon sur les opérations de Moreau autour de cette place, sans faire intervenir des circonstances importantes qui lui étaient d'ailleurs bien connues, n'en paraissent pas moins en partie injustifiées.

 

 

 



[1] Kray à Nanendorf, Memmingen, 10 mai (K. K. Arch., 1800, Deutschland, V, 218) ; Kray à Mélas, Ulm, 12 mai (Ibid., V, 234 1/2).

[2] Rapport de Dessolle du 27 floréal au 2 prairial an Vil F (A. H. G.) ; Rapport sur les trois places d'Ingoldstadt, Ulm et Philippsbourg, fait à Moreau par l'adjudant-général Lamarque et le chef du bataillon du génie de Caux (Ibid.)

[3] Sztaray à Schmidt, quartier-maître général de l'année, Urrach, 10 mai (K. K. Arch., 1800, Deutschland, V, 212).

[4] Kray au comte Tige, Sigmaringen, 6 mai (K. K. Arch., Hofkriegsrath, V, 36) ; Krav à Sztaray, Ulm, 11 mai (K. K. Arch., 1800, Deutschland, V, 232).

[5] Effectif de l'armée du Rhin au 30 floréal an VIII : 103 officiers généraux, 2.021 officiers, 90.460 sous-officiers et soldats, présents sous les armes et prêts à combattre (A. H. G.). Une autre situation trouvée aux Archives nationales (AFIV 1224) n'indique même que 84.856 hommes, à la date du 1er prairial.

L’effectif de l'armée autrichienne, à la fin de mai, est de 146.774. Si l'on en déduit 30.000 hommes du prince de Reuss, il reste à Ulm et environs 146.000 combattants. (K. K. Arch., 1800, Deutschland, V, 202).

[6] Correspondance de Napoléon, n° 4695. — Le Ministre de la Guerre renouvela plusieurs fois cette recommandation en d'autres tenues. (Le Ministre de la Guerre à Moreau, 15 prairial et 1er messidor, A. H. G.).

[7] Rapport de Dessolle du 27 floréal au 2 prairial (A. H. G.) ; Proclamation du 9 prairial (Ibid.)

[8] Moreau au Ministre de la Guerre, Memmingen, 21 prairial (A. H. G.).

[9] Emplacements de l'armée du Rhin le 20 floréal au soir :

I. Aile droite. — 1re Division Vandamme : une brigade à Kempten, les deux autres le long de l'Ostl. Gunz, entre Enkheim et Sontheim ; 2e division Montrichard, aux environs d'Egg ; 3e division Nansouty, aux environs de Meininingcn.

II. Corps de réserve. — 1re Division Delmas, aux environs de Babenhausen ; 2° division Leclerc, à Kettershausen ; 3e division Richepance, échelonnée sur la route de Weissenhorn à Ulm ; 4° division de cavalerie d'Hautpoul, à Donaustetten.

III. Centre. — 1re Division Ney, environs d'Unterkirchberg ; 2e division Baraguay d'Hilliers, à Gögglingen ; 3° division Tharreau, entre Donaustetten et Erbach.

IV. Aile gauche. — 1re Division Souham, sur la Blau ; 2e division Legrand, entre Erbach et Pappelau ; 3e division Colaud, à l'est d'Ehingen.

Quartier général de l'armée à Illertissen.

[10] Rapport de Dessolle du 27 floréal au 2 prairial an VIII (A. H. G.).

[11] Rapport de Dessolle du 20 au 26 floréal an VIII (A. H. G.).

[12] Rapport de Dessolle du 27 floréal au 2 prairial (A. H. G.).

[13] Moreau à Bonaparte, Dillingen, 30 floréal (A. H. G.). — Cf. Rapport de Lamarque et de Caux (Ibid.).

[14] Moreau à Bonaparte, Dillingen, 3 messidor (A. H. G.).

[15] Rapport de Dessolle du 27 floréal au 2 prairial an VIII (A. H. G.).

[16] Moreau à Bonaparte, Wiblingen, 30 floréal (A. H. G.).

[17] Rapport de Dessolle du 27 floréal au 2 prairial (A. H. G.).

[18] Rapport sur les opérations du corps des flanqueurs de droite (A. H. G.).

[19] Rapport de Dessolle du 27 floréal au 2 prairial (A. H. G.).

[20] Rapport de Dessolle du 2 au 12 prairial (A. H. G.).

[21] Moreau à Bonaparte, Babenhausen, 7 prairial (A. H. G.).

[22] Moreau à Bonaparte, Babenhausen, 7 prairial (A. H. G.).

[23] Moreau à Lecourbe, Babenhausen, 7 prairial (Fiches de la maison Charavay).

[24] Moreau à Bonaparte, Wiblingen, 30 floréal (A. H. G.).

[25] Rapport de Dessolle du 2 au 12 prairial (A. H. G.).

[26] Rapport de Dessolle du 2 au 12 prairial (A. H. G.).

[27] Moreau à Bonaparte, Babenhausen, 7 prairial (A. H. G.).

[28] Oesterr. milit. Zeitschift, 1836, II, 6e Heft, 307.

[29] Rapport de Dessolle du 13 au 15 prairial (A. H. G.).

[30] Chiffre donné par Dessolle (Rapport du 10 prairial). Les troupes de Kray se composaient de 43 bataillons et de 62 escadrons.

[31] Oesterr. milit. Zeitschift, 1836, II, 309.

[32] Moreau à Bonaparte, Memmingen, 20 prairial (A. H. G.).

[33] Leclerc à Bonaparte, Buch, 20 prairial (A. H. G.).

[34] Rapport de Dessolle du 24 nu 30 prairial (A. H. G.).

[35] Moreau à Bonaparte, Dillingen, 3 messidor (A. H. G.).

[36] Le Ministre de la Guerre à Moreau, Paris, 17 messidor (A. H. G.).

[37] Rapport de Dessolle du 24 au 30 prairial an VIII (A. H. G.).

[38] Ordre de l'armée daté de Memmingen, 10 prairial (A. H. G.).

[39] Moreau à Bonaparte, Dillingen, 3 messidor (A. H. G.) ; Rapport de Dessolle du 24 au 30 prairial an VIII (Ibid.).

[40] Effectif du corps de Sztaray au 1er avril 1800 : 11.844 fusils, 4.446 chevaux (K. K. Arch., 1800, Deutschland, IV, 5).

[41] Rapport de Dessolle du 24 au 30 prairial an VIII (A. H. G.).

[42] 5.000 prisonniers, 5 drapeaux, 20 pièces de canon.

[43] Bataille d'Höchstädt du 13 août 1704.

[44] Moreau à Bonaparte, Dillingen, 3 messidor (A. H. G.).

[45] Moreau au Ministre de la Guerre, Augsbourg, 10 et 11 messidor (A. H. G.) ; Moreau à Bonaparte, Augsbourg, 10 messidor (Ibid.).

[46] Rapport de Dessolle du 1er au 9 messidor an VIII (A. H. G.) ; Moreau au Ministre de la Guerre, Augsbourg, 11 messidor (Ibid.)

[47] Rapports de Dessolle du 1er au 9 messidor et du 10 au 18 messidor an VIII (A. H. G.).

[48] Le Ministre de la Guerre à Moreau, Paris, 6 messidor (A. H. G.) ; Rapport au Premier Consul par le Ministre de la Guerre, Caris, 20 messidor (Ibid.).

[49] Le Ministre de la guerre au Premier Consul, Paris, 6 messidor (A. H. G.).

[50] Moreau au Ministre de la Guerre, Augsbourg, 10 et 11 messidor (A. H. G.).

[51] Moreau au Ministre de la Guerre, Munich 23 messidor (A. H. G.) ; au Premier Consul, Munich, 29 messidor (Ibid.).

[52] Moreau au Ministre de la Guerre, Munich, 26 messidor (A. H. G.).

[53] Copie de la convention entre les généraux des armées françaises et impériales en Allemagne concernant un armistice entre ces deux armées (A. H. G.).

[54] Moreau au Ministre de la Guerre, Munich, 29 messidor (A. H. G.). — Moreau écrivait, à cette occasion, à Lahorie : « En remettant votre armistice, il vous sera facile de voir comment on l'aura pris ; quelle que soit l'opinion, les bonnes raisons que vous aurez à donner en sa faveur ne doivent point éprouver de réplique. » Munich, 29 messidor (A. H. G.).

[55] Mémoires de Napoléon (GOURGAUD), I, 172.

[56] Mémoires de Napoléon (GOURGAUD), I, 174.

[57] Moreau à Bonaparte, Wiblingen, 30 floréal (A. H. G.) ; Rapport de Dessolle du 20 au 26 floréal (Ibid.).

[58] Mémoires de Napoléon (GOURGAUD), I, 194.

[59] Mémoires de Napoléon (GOURGAUD), I, 174.

[60] Moreau à Bonaparte, Wiblingen, 30 floréal (A. H. G.) ; Rapport de Dessolle du 20 au 26 floréal (Ibid.).

[61] Mémoires de Napoléon (GOURGAUD), I, 174.

[62] Mémoires de Napoléon (GOURGAUD), I, 175.

[63] Rapport de Dessolle du 13 au 15 prairial (A. H. G.).

[64] Mémoires de Napoléon (GOURGAUD), I, 175-176.

[65] Rapport de Dessolle du 24 au 30 prairial (A. H. G.).

[66] Moreau à Bonaparte, Memmingen, 20 prairial (A. H. G.).

[67] Mémoires de Napoléon (GOURGAUD), I, 190.

[68] Mémoires de Napoléon (GOURGAUD), I, 190-191.

[69] Mémoires de Napoléon (GOURGAUD), I, 191-192.

[70] Mémoires de Napoléon (GOURGAUD), I, 191-192.

[71] Voici comment Jomini apprécie la manœuvre de Moreau : « C'eût été, dans le fait, une entreprise voisine de la témérité, d'abandonner entièrement sa ligne de communication pour se jeter à tout hasard sur les derrières d'une armée ennemie, ayant un fleuve comme le Danube à franchir et pas le moindre équipage de pont ou embarcation propre à assurer le passage. Moreau préféra exposer le corps de Richepance à une marche hasardée, et laisser Grenier dans une position intermédiaire, parce qu'il regardait ces mesures comme un inconvénient momentané, et balancé d'ailleurs, par l'avantage de pouvoir regagner sa base primitive dans le cas où le passage ne réussirait pas. C'était de la prudence et non de la pusillanimité ; et, s'il est vrai que Kray, en jetant 60.000 hommes sur Richepance ou Grenier, eût pu mettre cette précaution en défaut, on ne saurait contester qu'il était sage de la prendre et qu'il aurait fallu une précision bien rare dans les contre-manœuvres des Autrichiens pour qu'elle eût de fâcheux résultats. » (Histoire des guerres de la Révolution, XIII, 345.)

[72] Mémoires de Napoléon (GOURGAUD), I, 193.

[73] Moreau à Bonaparte, Babenhausen, 7 prairial, et Memmingen, 20 prairial (A. H. G.) ; Leclerc à Bonaparte, Memmingen, 20 prairial (Ibid.) ; Moreau au Ministre de la Guerre, Memmingen, 21 prairial (Ibid.) ; Rapport de Dessolle du 1er au 9 messidor an VIII (Ibid.).