Berthier envoyé à Bâle
pour combiner les opérations des armées du Rhin et de réserve. — Moreau tient
à conserver Lecourbe. — Il consent à envoyer vingt mille hommes environ à
Bonaparte après avoir remporté un succès décisif. — Bonaparte persiste dans
la voie des concessions, malgré les sollicitations de Berthier.
Les
instructions adressées par les Consuls à Moreau le 1er germinal[1], contenaient « les bases du
plan général des opérations[2] » pour les trois armées
d'Italie, du Rhin et de réserve. Celle-ci, placée sous le commandement
nominal de Berthier, mais dont Bonaparte se réservait la direction effective,
devait « établir entre elles le concert d'opérations... et former le
centre de la grande ligne dont la droite était à Gênes et la gauche au Danube[3] ». Aussi, le Premier Consul
invita-t-il Berthier, le 19 germinal, à se rendre au quartier général de
Moreau pour se concerter avec lui « sur la série des opérations combinées, le
plus parfait ensemble étant indispensable[4] ». En même
temps, Bonaparte lui énumérait les trois missions qu'il aurait à remplir :
appuyer le mouvement que l'armée du Rhin devait faire en Souabe pour ouvrir
la campagne et lui prêter secours au besoin : pénétrer en Italie avec la
majeure partie de l'armée de réserve, renforcée du corps de Lecourbe ;
laisser en Suisse des forces suffisantes pour la garantir de toute invasion,
par Rheineck et Feldkirch. Berthier devait s'entendre avec Moreau sur ces
divers points et adresser au Premier Consul un Mémoire revêtu de la signature
des deux généraux en chef. Prévenant
Moreau le 11 germinal de l'arrivée prochaine de Berthier à Bâle, Bonaparte
lui faisait observer que l'armée d'Italie était faible et qu'on ne pouvait «
être rassuré sur sa position que par les mouvements vigoureux de l'armée du
Rhin et de l'armée de réserve[5] ». C'était, en d'autres termes,
appeler une fois de plus l'attention de Moreau sar la nécessité d'une
offensive prompte et énergique. Accompagné
de son chef d'état-major, le général Dupont, Berthier partit de Paris le 21
germinal, arriva à Bâle le 25, et entra dès le lendemain en conférence avec
Moreau assisté de Dessolle[6]. Le plan de campagne établi par
Moreau n'était plus en cause ; mais il s'agissait, dans cette entrevue,
d'arriver à une entente complète sur les forces de l'armée de réserve
destinées à garder la Suisse et sur l'effectif des troupes de l'armée du Rhin
qui seraient détachées en Italie. D'après
les instructions du Premier Consul, Berthier insista vivement afin d'obtenir
que cette colonne fût placée sous les ordres de Lecourbe, « qu'une grande
énergie et son talent pour la guerre de montagnes, si bien éprouvés pendant
la campagne précédente, devaient rendre fort utiles sur un terrain où des
connaissances locales et son expérience ne pouvaient être suppléées[7] ». Moreau n'ignorait pas que Berthier
fût, à ce sujet, l'interprète fidèle des désirs de Bonaparte[8]. Mais, appréciant lui aussi la
haute valeur de son lieutenant, il déclara qu'il voulait « absolument avoir
avec lui le général Lecourbe[9] », du moins pour les
premières opérations de la campagne. Satisfaction lui fut donnée sur ce
point. D'autre
part, Moreau manifesta son intention de ne laisser à la garde de l'Helvétie, que
les forces strictement nécessaires pour la garantir contre les entreprises de
l'ennemi. Il jugeait que onze bataillons aux ordres de Moncey, sur les
quarante dont se composait son aile droite, suffiraient à celte tâche. On ne
peut qu'approuver cette décision. Ne s'agissait-il pas, en effet, d'obtenir
sur Kray des succès décisifs que Bonaparte avait reconnus lui-même être la
condition préalable et indispensable des opérations en Italie de l'armée de
réserve ? Il ne fallait dès lors distraire de l'armée du Rhin, pour une
mission d'ordre secondaire, que le minimum de troupes compatible avec la
sécurité de la Suisse, pendant la période qui s'écoulerait entre l'ouverture
de la campagne et la première grande bataille. Moreau
s'engageait d'ailleurs à agir « de manière à écarter l'armée ennemie du
Tyrol, afin de faciliter les opérations du général Berthier[10] ». Il consentait, après avoir «
obtenu sur Kray un avantage assez considérable pour lui donner la supériorité[11] », à détacher en Italie, sous
les ordres de Lecourbe, un corps composé du quart de l'infanterie et du
cinquième de la cavalerie de l'armée du Rhin. De son côté, Berthier devait
porter une partie de ses troupes à Genève, dans le but d'appuyer les onze bataillons
chargés de garder la Suisse. Il fut
décidé enfin que, si Kray ne répondait pas dans les vingt-quatre heures, à la
proposition d'armistice qui lui avait été faite le 23 germinal, sur l'ordre
des Consuls, l'armée française passerait le Rhin sur-le-champ[12]. La
convention passée entre les deux généraux en chef porta la date du 26
germinal (16
avril). Berthier
chargea son chef d'état-major d'expédier au Ministre de la Guerre le texte
des dispositions arrêtées de concert avec Moreau. Il rendit compte lui-même
au Premier Consul, quelques heures avant son départ de Bâle, le 26 germinal,
de quelques-unes d'entre elles[13]. Il lui fit connaître aussi
l'opinion de Lecourbe qui jugeait très difficile de « passer parle
Saint-Gothard et désirerait pénétrer par le Tyrol[14]. » Berthier considérait
l'attaque de Moreau comme « bien combinée », et il lui présageait de grands
succès ; mais il voyait » dans un temps éloigné, le retour du général
Lecourbe avec les forces nécessaires pour exécuter le passage d'Italie[15]. » Toujours
conciliant, Bonaparte répondit à Berthier qu'il avait lu « avec plaisir » ce
qui avait été arrêté entre eux et qui lui avait « paru raisonnable[16] ». Il le
rassurait en même temps, au sujet de la coopération éventuelle de Lecourbe.
Prévoyant le cas où les avantages remportés par Moreau sur le Rhin ne
seraient pas assez décisifs pour que ce dernier put se priver d'un
détachement aussi considérable, le Premier Consul jugeait que l'opération en
Italie serait « peut-être encore possible » avec un renfort de cinq
demi-brigades et de 2.000 hommes de cavalerie envoyés par l'armée du Rhin. «
Qui est-ce qui vous empêcherait, ajoutait-il, même dans le cas où le général
Moreau ne pourrait pas vous fournir de grands secours, d'agir indépendamment ?[17] » Mais
Berthier ne partageait pas cette manière de voir. Apprenant que Masséna avait
été attaqué, il estimait qu'il n'y avait pas un instant à perdre pour le
dégager. Par suite, déclarait-il, il était indispensable de prendre
immédiatement un parti, sans tenir compte « des événements du Rhin et même de
ceux de l'aile droite de l'armée d'Italie »[18]. Le 5
floréal, il proposa à Bonaparte d'envoyer à Moreau « l'ordre impératif »
de réunir le 15 de ce mois, à Lucerne, un corps de 15.000 hommes avec tous
les approvisionnements, le matériel et les équipages de mulets nécessaires
pour franchir le Saint-Gothard. Il demanda également que Moreau fût mis en
demeure de placer ce détachement sous les ordres de Lecourbe qui, disait-il,
est absolument nécessaire « par ses connaissances du pays[19] ». A son avis, il resterait
encore plus de monde à Moreau qu'il n'en fallait pour remporter la victoire. Le même
jour, Dupont écrivit également dans ce sens au Ministre de la Guerre[20], et, dans la soirée, Berthier
renouvela sa demande au Premier Consul[21]. Le 7 floréal, Dupont insista à
ce sujet, en termes pressants, tant en son nom qu'en celui de son chef : « Il
est indispensable... que le général Moreau nous donne sur le champ 15.000
hommes, avec l'artillerie nécessaire à ce corps... Si le général Lecourbe
arrive à temps, quel que soit le sort de la Rivière de Gènes, nous
franchirons avec confiance les Alpes et nous pourrons nous maintenir en
Lombardie... Le général en chef insiste sur la nécessité d'ordonner au
général Lecourbe de se réunir à lui. Sans ce secours, nous ne pouvons rien
tenter avec succès. Moreau sera encore supérieur à son ennemi. Si ce secours
nous était refusé, nous serions inférieurs à l'ennemi... et le sort d'une
bataille dans le Piémont serait très douteux. L'opération par le Gothard avec
le corps de Lecourbe est la plus grande et la plus sûre[22]. » Mais le
Premier Consul, respectueux sans doute de la convention passée à Bâle, ou
craignant de froisser Moreau, refusa de donner satisfaction aux désirs de
Berthier[23], et s'en tint pour le moment
aux onze bataillons laissés en Helvétie sous les ordres de Moncey. Il savait,
d'ailleurs, que les Autrichiens avaient reçu « de puissants renforts[24] » en Allemagne, et pour ce
motif, peut-être, jugeait-il imprudent d'affaiblir l'armée du Rhin. Quoi
qu'il en soit, le 10 floréal, Carnot fit écrire aux généraux Berthier et
Dupont que l'armée du Rhin ayant commencé ses opérations, il n'en fallait pas
compromettre le succès, en lui enlevant sur-le-champ 15.000 hommes ; que
Lecourbe devant passer le Rhin le jour même, « ce serait l'exposer à être
battu partout que de changer sa destination, avant d'avoir assuré la position
de l'armée du Rhin ; qu'il fallait s'en tenir aux clauses conclues entre
Berthier et Moreau[25]. Ainsi, le Premier Consul qui avait déjà fait à Moreau les plus larges concessions, à propos du plan de campagne, lui laissa encore une fois gain de cause. L'effectif des troupes destinées à garder l'Helvétie, la date de l'envoi de renforts à l'armée de réserve, la désignation du général appelé à les commander, étaient laissés par Bonaparte a son entière initiative. |
[1]
Correspondance de Napoléon, n° 4694, 4695.
[2]
Correspondance de Napoléon, n° 4710.
[3]
Correspondance de Napoléon, n° 4710.
[4]
Correspondance de Napoléon, n° 4710. — Cf. n° 4711.
[5]
Correspondance de Napoléon, n° 4713.
[6]
Son arrivée à Bâle fut retardée par « les mauvais chemins » et sa » voiture
brisée plusieurs fois ». (Berthier au Premier Consul, 24 germinal, A. H. G.,
Armée de réserve.)
[7]
Mathieu DUMAS, loc.
cit., III, 89.
[8]
Correspondance de Napoléon, n° 4626.
[9]
Berthier à Bonaparte, Bâle, 26 germinal. (Plan d'opérations arrêté entre les
deux généraux en chef Moreau et Berthier, d'après les instructions du Premier
Consul. (A. H. G.).
[10]
Berthier à Bonaparte, Bâle, 26 germinal (A. H. G.).
[11]
Berthier à Bonaparte, Bâle, 26 germinal (A. H. G.).
[12]
Kray répondit, le 27 germinal, qu'il n'avait pas le pouvoir pour traiter d'un
armistice. (Moreau au Ministre des relations extérieures, Bâle, 27 germinal, A.
H. G.).
[13]
Il annonçait plus de détails à son arrivée à Dijon. Il écrivit en effet le 29
germinal. (Correspondance de Napoléon, n° 4724.)
[14]
Berthier à Bonaparte, Bâle, 26 germinal (A. H. G.).
[15]
Berthier à Bonaparte, Bâle, 26 germinal (A. H. G.).
[16]
Correspondance de Napoléon, n° 4724.
[17]
Correspondance de Napoléon, n° 4724.
[18]
Berthier à Bonaparte, Dijon, 5 floréal (A. G., Année
de réserve).
[19]
Berthier à Bonaparte. Dijon, 5 floréal (A. H. G.,
Armée de réserve).
[20]
A. H. G., Armée de réserve
[21]
Berthier à Bonaparte, Dijon, 5 floréal, 11 heures du
soir, (A. H. G., Armée de réserve).
[22]
Dupont au Ministre de la Guerre, Dijon, 7 floréal (A.
H. G., Armée de réserve).
[23]
En marge de la lettre de Dupont datée du 7 floréal et où il était question à
nouveau du détachement que devait fournir l'armée du Rhin, Carnot écrivit au
crayon : « Le Premier Consul n'a pas approuvé cette distraction de 15.000
hommes. » (A. H. G., Armée de réserve).
[24]
Moreau à Bonaparte, Bâle, 27 germinal (A. H. G.).
[25]
A. H. G., Armée de réserve.