BONAPARTE ET MOREAU

L'ENTENTE INITIALE - LES PREMIERS DISSENTIMENTS - LA RUPTURE

 

CHAPITRE II. — LE DIX-HUIT BRUMAIRE.

 

 

Date de l'accord entre Bonaparte et Moreau. — Opinions de Barras, de Bourrienne, d'Arnault, du roi Joseph. — Bonaparte et Moreau se font, de la Révolution, une conception toute différente. — Motifs de leur entente au sujet du coup d'Etat. — Erreur et faiblesse de Moreau. — Le banquet de Saint-Sulpice. — Bonaparte aux Anciens, le 18 brumaire. — Moreau au Luxembourg, geôlier des Directeurs.

 

Bonaparte était revenu d'Egypte avec l'intention de renverser le Directoire à son profit[1]. Par l'intermédiaire de Talleyrand, il s'était rapproché de Sieyès. De concert avec Rœderer, Cabanis, Régnier, Volney, Boulay de la Meurthe, Lucien, les grands traits du coup d'État avaient été concertés et arrêtés.

Quand et comment fut conclu le pacte avec Moreau ?

Vers le 7 brumaire (29 octobre), le bruit courut qu'il y avait chez Sieyès, deux ou trois fois par décade, des conciliabules auxquels assistaient « Talleyrand, Bonaparte, Moreau et quelques représentants », et qui duraient « depuis dix heures du soir jusqu'à deux heures du matin[2] ».

D'après Barras, les choses auraient été beaucoup moins avancées. Le 6 brumaire, Moreau, rencontrant Bernadotte, lui dit, en parlant de Bonaparte, et en présence de plusieurs témoins, parmi lesquels Petiet : « Voilà l'homme qui a déjà fait plus de mal à la République que les Autrichiens, les Russes et les Anglais. » Bernadotte répliqua : « Il se prépare à faire plus de mal qu'il n'en a fait encore. » — « Nous sommes là et nous pourrons l'en empêcher », déclara Moreau. Les deux généraux se jurèrent alors « de résister au déserteur de l'armée d'Egypte[3] ».

Au dire de Bourrienne, l'alliance de -Bonaparte et de Moreau fut « longtemps inespérée » et ne devint sûre que le 18 brumaire même[4]. Peut-être s'cst-il fait l'écho de certains propos de Bonaparte qui connaissait, comme plusieurs contemporains, l'irrésolution et même la faiblesse de caractère de Moreau[5], et qui put redouter jusqu'au dernier moment, un revirement de sa part.

Au contraire, Moreau, si l'on en croit Arnault, se serait rendu chez Bonaparte, « sur les bruits des changements qui se préparaient », et lui aurait offert spontanément son concours ; il n'était pas nécessaire de le mettre dans le secret et il suffirait de l'avertir « une heure d'avance[6] ».

Cette version est, avec quelques variantes, celle des Mémoires du roi Joseph. « Fatigué », dit Moreau à Bonaparte, « du joug des avocats qui perdent la République, je viens vous offrir mon appui pour la sauver. » Bonaparte entrant alors dans des considérations sur la situation politique de la France et de l'Europe, Moreau l'interrompit « par ces propres mots » : « Leclerc et votre frère ici présent, doivent vous avoir parlé du désir que j'ai d'unir mes efforts aux vôtres pour sauver l'Etat ; j'ai la conviction que vous seul en avez le pouvoir ; disposez de mes aides de camp et des officiers qui ont servi sous moi et qui se trouvent aujourd'hui dans Paris. » Bonaparte voulut répliquer, mais Moreau termina l'entretien en se retirant, accompagné de Joseph[7].

Les contemporains varient donc sur le moment où Moreau devint l'allié de Bonaparte. Peut-être, faut-il admettre l'opinion de l'un d'eux et placer l'entente définitive vers le 15 brumaire. La Gazette nationale annonçait, en effet, à cette date, que Bonaparte avait fait cadeau à Moreau d'un cimeterre garni de diamants dont la valeur était de dix mille francs. Arnault a fait observer, très justement, que « dès qu'un tel présent n'est pas compensé par un présent pareil entre deux hommes placés dans la position respective où ceux-ci se trouvaient alors, l'égalité disparait et semble avoir été abdiquée par celui qui accepte[8] ».

Quoiqu'il en soit, l'accord se fit. Les deux hommes s'entendirent, et, cependant ces deux hommes étaient différents. Dans cette commune entreprise, ils apportaient des esprits opposés. On ne manque pas d'être surpris de constater pour l'exécution du coup d'Etat, l'accord de Bonaparte et de Moreau qui pourtant se faisaient de la Révolution une conception toute différente.

Tous deux, il est vrai, l'avaient accueillie avec transport. Mais Bonaparte l'aimait en égoïste, pour les avantages qu'elle pourrait lui procurer. « L'égalité qui devait m'élever, me séduisait », déclarait-il[9]. Ses instincts de despote étaient en opposition avec le régime républicain. Dès le 24 juin 1792, Lucien discernait en lui un penchant à la tyrannie et une ambition surpassant « son amour pour le bien public[10]. » Il le considérait comme « un homme dangereux dans un état libre[11]. »

D'après Miot de Melito, Bonaparte tenait ces propos en 1797 : « Croyez-vous que ce soit pour faire la grandeur des avocats du Directoire... que je triomphe ?... Croyez-vous enfin que ce soit pour fonder une République ? » Et il ajoutait, se désignant, suivant toute apparence : « Il faut à la nation un chef, un chef illustré par la gloire, et non pas des théories de gouvernement, des phrases, des discours d'idéologues auxquels les Français n'entendent rien...[12] »

Moreau au contraire est désintéressé[13]. Tout naturellement, il aime les hommes et par conséquent, il aime la Révolution, en altruiste, d'une âme généreuse, pour les bienfaits qu'elle procurera à la nation et à l'humanité, il n'a pas hésité à se compromettre pour elle, dès le début. Au printemps de 1788, à la tête des étudiants de l'école de droit de Rennes, il organise une manifestation en faveur du Parlement qui défendait alors, contre l'absolutisme royal, les libertés de la province. En janvier 1790, il fonde à Pontivy la fédération de la jeunesse bretonne et angevine qui, aussitôt réunie, le proclame président et fait serment, en sa présence, de combattre les ennemis de la Révolution, de maintenir les Droits de l’homme et du citoyen, de prendre pour cri de ralliement : « Vivre libre, ou mourir[14]. » Ses convictions sont si profondes que la condamnation à mort de son père, prononcée par le tribunal révolutionnaire de Brest, n'a pu réussir à les altérer[15].

Ses débuts dans la carrière des armes sont caractéristiques de son désintéressement. Le 30 juillet 1789, les compagnies de la milice nationale.de Rennes le nomment, « par acclamation », chef du deuxième bataillon. Quelque temps après, on juge nécessaire de former une compagnie de canonniers, et l'on fait appel aux « gens robustes, sages et de bonne volonté qui accepteraient le nouveau genre de service ». Mais le recrutement est difficile. Moreau n'hésite pas à donner l'exemple. Il se démet de ses fonctions, malgré les objurgations de tous, et redevient simple soldat. Bientôt ses aptitudes le mettent hors de pair. Il est nommé capitaine, et, sous ses ordres, la compagnie de canonniers se distingue bientôt par son zèle et son instruction[16]. L'année suivante, il est élu sans concurrent, lieutenant-colonel du 1er bataillon des volontaires d'Ille-et-Vilaine[17].

Comment donc comprendre l'entente de ces deux hommes si dissemblables d'idées ? Que Bonaparte désire en finir avec la République, ou tout au moins aspire à la dictature, on le conçoit ; mais que Moreau, excellent républicain, participe à cet attentat contre les lois, c'est un vrai problème. Il semble que plusieurs causes soient intervenues pour calmer ses scrupules, ou plutôt l'induire en erreur. De nombreux républicains très sincères réprouvaient la politique, toute d'arbitraire, que suivait le Directoire depuis Fructidor et se plaignaient de la situation qu'il avait créée.

« J'étais de ceux qui détestaient son despotisme, dit Jourdan[18] ; j'étais révolté de l'incapacité des Directeurs, des vexations et des dilapidations de leurs agents, et je partageais l'opinion de ceux qui croyaient nécessaire d'éloigner les hommes sans talent et sans moralité, et d'apporter quelques modifications à la constitution de l’an III. »

La plupart des promoteurs du coup d'État, et Moreau avec eux, croyaient, de très bonne foi, sauver ainsi la République et les idées de la Révolution, con- : jurer le péril jacobin et la réaction royaliste, ramener dans le pays l'ordre, la tolérance, la justice, et mettre un terme à la période de crises dont, pensaient-ils, souffrait la France. Le coup d'Etat qu'ils projetaient n'était autre chose, à leur avis, qu'un Neuf Thermidor ou un Dix-huit Fructidor, avec cette différence qu'ils espéraient bien, cette fois, terminer la Révolution. Leur erreur fut de croire que le gêné - rai dont ils se serviraient s'empresserait, après l'opération, de se subordonner au pouvoir civil.

Rares étaient les esprits avisés qui soupçonnaient l'ambition de Bonaparte. Il se défendait d'ailleurs de vouloir autre chose qu'une république fondée sur les principes et déclarait absurde toute autre conception. « Il n'y aurait qu'un fou, affirmait-il, qui voulût de gaieté de cœur faire perdre la gageure de la République contre la royauté de l'Europe, après l'avoir soutenue avec quelque gloire et tant de péril... Ce serait une pensée sacrilège que celle d'attenter au gouvernement représentatif dans le siècle des lumières et de la liberté[19]. » N'avait-il pas fait récemment le serment, assure Gohier, de ne jamais tirer l'épée « que pour la défense de la République et celle de son gouvernement ?[20] » Tout sera fait pour la République, avait-il déclaré à Jourdan[21].

L'emploi de la force ne souleva aucune objection dans l'esprit de Moreau. Cette pratique funeste, l'intervention de l'armée dans la lutte des partis, était devenue un système approuvé par le Directoire et un des rouages essentiels du régime. Les amis les plus sincères de la liberté, eux-mêmes, ne s'étaient fait, jusqu'à présent, aucun scrupule d'y avoir recours pour établir le gouvernement de leur choix. Si l'on en croit Barras, deux généraux dont les convictions républicaines ne peuvent être l'objet d'aucun soupçon, Bernadotte et Joubert, avaient préconisé ce procédé détestable dès 1797[22]. Moreau avait refusé à Sieyès d’entreprendre le coup d'Etat[23], non pas par loyalisme, mais suivant l'opinion fondée d'un contemporain, par suite » d'une abnégation modeste qui ne se croyait pas à la hauteur du rôle proposé[24] ». On l'a dit très justement : « Le véritable esprit républicain, l'esprit de légalité avait été corrompu par les excès de la Terreur... par la faiblesse et les violences du Directoire[25]. »

Telles paraissent être les causes réelles de la participation de Moreau. On peut y ajouter son mécontentement personnel contre le Directoire, depuis le 18 fructidor[26] et pendant la campagne de l'an VII[27]. Enfin, il faut lu dire, son esprit irrésolu le livrait, presque sans défense, à une volonté ferme et lucide comme celle de Bonaparte.

Quelques contemporains ont donné une autre explication de la participation de Moreau au coup d'Etat. Pensant que le pouvoir civil qui devait échoir à Bonaparte était incompatible avec le commandement des armées, il aurait vu, peut-être, sans peine u ce qui éloignait des drapeaux le seul homme qui l'éclipsât[28] », espérant « se réserver le rôle de généralissime qui lui convenait mieux[29] ».

Ces mobiles paraissent inconciliables avec le caractère de Moreau. Sans doute, il redoutait la politique et s'y jugeait impropre, mais il ne fut jamais jaloux de Bonaparte, et il n'était pas homme à prévoir ainsi les événements à longue échéance. Au reste, il n'était pas démontré que Bonaparte entreprît le coup d'État pour son compte personnel, et Moreau ne pouvait tenir pour certain, au commencement de brumaire, que Bonaparte deviendrait bientôt le chef du gouvernement[30]. Le raisonnement qu'on prête à Moreau eût donc péché par la base.

La même observation rend suspect ce témoignage de Willot : « Il (Moreau) m'a avoué que lorsqu'il a refusé les propositions de Sieyès pour renverser le Directoire et les Conseils en 1799, il n'a proposé et secondé Bonaparte dans l'opération que parce qu'il croyait fermement que cet audacieux aventurier serait culbuté six semaines après l'événement[31] ».

En réalité, Moreau se trompa ; il fut trompé, on peut le dire à son excuse, mais aussi il fut faible, lamentablement faible[32].

Le 15 brumaire, un grand repas fut offert à Bonaparte et à Moreau dans l'église Saint-Sulpice, transformée, depuis la Révolution, en temple de la Victoire[33]. La nef avait été ornée de belles tapisseries et de drapeaux conquis. Au-dessus du ci-devant maître-autel, on lisait, au milieu des trophées : « Soyez unis ; vous serez vainqueurs. » Les représentants du peuple ne se doutaient pas que Bonaparte et Moreau mettraient en pratique ce sage conseil pour renverser le gouvernement trois jours plus tard. Le nombre des couverts était d'environ sept cent cinquante. Le président des Anciens était au haut de la table ; au milieu, à droite, le président du Directoire ; à gauche Moreau ; ensuite le président des Cinq Cents ; puis Bonaparte[34]. On remarqua l'absence de Jourdan et d'Augereau[35]. Le banquet commença, vers six heures du soir, au son des belles orgues de Saint-Sulpice ; des couplets furent chantés en l'honneur des deux héros, « le Scipion et le Fabius français[36] ».

La musique « a fait tous les frais de la conversation », observait un journal[37]. Un contemporain dit, en effet, n'avoir jamais vu d'assemblée plus silencieuse. L'angoisse des veilles de batailles avait saisi tout le monde. À peine parlait-on à son voisin, et ceux qui étaient dans la confidence du complot préféraient se taire plutôt que de hasarder un entretien dangereux avec quelqu'un qui pouvait n'être pas dans le secret[38]. Bonaparte, craignant peut-être une tentative d'empoisonnement, mangeait peu ; il avait poussé, dit-on, la défiance jusqu'à faire apporter par Duroc un pain et une demi-bouteille de vin[39].

Les toasts furent accueillis sans enthousiasme. Bonaparte but « à l'union de tous les Français », ce qui permettait d'augurer de ses projets futurs, puis, se levant le premier, il s'échappa, vers huit heures, « comme un éclair », et disparut par une porte latérale, emmenant avec lui Moreau[40]. Ce départ simultané est peut-être un indice de l'entente conclue dès ce moment.

Le lendemain, 1G brumaire, relate Barras, Bonaparte invita à diner Bernadotte, Jourdan et Moreau. Us se rencontrèrent avec Talleyrand, Volney et Rœderer « et ce cortège d'hommes civils et de prétendus savants dont il (Bonaparte) avait la tactique de s'environner pour se faire des appuis contre les militaires qui n'étaient pas des savants, en même temps qu'il dominait ces savants par le prestige militaire[41] ». En sortant de table, Jourdan s'entretint en particulier avec Bonaparte dont il essaya de pénétrer les desseins. Il rengagea à les lui confier. À cette condition, il se déclarait prêt, lui et ses amis, à participer à l'entreprise. Mais il se heurta à un refus[42].

Au dire de Lucien, la journée du 17 et la nuit suivante furent employées par Bonaparte a faire prévenir individuellement les généraux qui lui étaient acquis, de se rendre clic/ lui, le lendemain, de bonne heure. Il avait renvoyé à la même matinée plusieurs visites de corps[43]. Moreau, Macdonald et Beurnonville qui, d'après Thibaudeau, n'étaient pas initiés au secret, furent également convoqués[44].

Le 18 brumaire, un décret du Conseil des Anciens transférait le Corps législatif à Saint-Cloud et plaçait, en même temps, sous le commandement de Bonaparte, les troupes réunies dans Paris et dans toute l'étendue de la 17e division militaire, ainsi que dans le rayon constitutionnel. Ce fut pour Moreau, assure Bourrienne, un motif suffisant d'obéir aux ordres de Bonaparte qu'il jugea légalement investi par le gouvernement des fonctions de général en chef[45]. A huit heures et demie, arrivait chez Bonaparte le législateur Cornet, qui s'était chargé de lui notifier le décret du Conseil des Anciens[46]. « Du haut de son perron, dit Arnault, comme du haut d'une tribune, le général le lit à haute voix, puis il invite ses belliqueux auditeurs à s'unir à lui pour sauver la France. Tous s'y engagent par serment[47]. » Aussitôt, Bonaparte monte à cheval et prend le chemin des Tuileries, escorté d'officiers de tous grades parmi lesquels on remarquait Berthier, Beurnonville, Lannes, Lefebvre, Macdonald, Marmont, Moreau, Murât.

Aux Tuileries, Moreau entendit Bonaparte prononcer, devant les Anciens, ces paroles qui s'accordaient avec ses propres sentiments :

« La République périssait : vous l'avez su, et votre décret vient de la sauver. Malheur a ceux qui voudraient le trouble et le désordre ! Je les arrêterai, aidé du général Lefebvre, du général Berthier et de tous mes compagnons d'armes. Qu'on ne recherche pas dans le passé des exemples qui pourraient retarder votre marche ! Rien dans l'histoire ne ressemble à la fin du dix-huitième siècle ; rien dans la fin du dix-huitième siècle ne ressemble au moment actuel. Votre sagesse a rendu ce décret ; nos bras sauront l'exécuter. Nous voulons une république fondée sur la vraie liberté, sur la liberté civile, sur la représentation nationale ; nous l'aurons... Je le jure ; je le jure en mon nom et en celui de mes compagnons d'armes[48] ».

Bonaparte chargea ensuite Moreau, avec trois cents hommes de la 96e demi-brigade, d'occuper le Luxembourg et de séquestrer Gohier et Moulin qui avaient refusé de donner leur démission[49]. « Opération habile, a dit un contemporain, par laquelle Bonaparte convertissait Moreau en geôlier et presque en prisonnier, tout en paraissant lui donner une preuve de confiance, cette troupe ne lui répondant pas moins du général qu'elle suivait, que des Directeurs qu'elle allait écrouer[50]. »

Moreau assura plus tard, si l'on en croit Gohier, qu'en acceptant ce commandement « qui étonna toute l'armée », qu'en se chargeant de la garde des deux Directeurs, les seuls auxquels il fût attaché, il avait fait le sacrifice de son amour-propre au désir de les sauver. Leur déportation était résolue, si leur opposition « s'était manifestée par un seul acte[51] ».

Bien mauvaise excuse pour masquer sa faiblesse. S'il eut vraiment cette idée, il ne lui fut pas donné, à ce moment, de la faire connaître. Moulin, à qui il tenta de fournir des explications, le regarda avec mépris, lui tourna le dos et lui fit signe de passer dans son antichambre. Cet accueil l'empêcha de se présenter chez Gohier, dans la crainte d'un nouvel affront[52]. Il avait donc conscience de l'odieux de sa tâche.

Les Directeurs furent étroitement claustrés ; Gohier avait un gardien qui ne le quittait pas ; « »il n'y a pas de terme pour exprimer jusqu'où allait sa surveillance », rapporte une contemporaine[53]. Gohier et Moulin rédigèrent, à l'adresse des Conseils, un message que Moreau refusa de transmettre. Aux portes du palais, assure Gohier, les soldats exécutaient, avec la dernière rigueur, la consigne de ne laisser sortir, ni entrer personne ; ils en refusèrent même l'accès à des députés qui demandaient à s'entretenir avec Moreau.

Le rôle odieux et compromettant que Bonaparte avait fait jouer à Moreau donne une certaine vraisemblance à ce fait que rapportent les Mémoires de Barras, d'après le récit de Bernadotte : « Vers la fin de ce jour, Moreau, déjà mécontent de Bonaparte, rougissant du poste qu'il s'était laissé donner et songeant déjà à abandonner la cause qui commençait à lui paraître une trahison nationale, avait envoyé une seconde fois inviter Bernadotte à se rendre au Luxembourg, pour concerter des mesures capables d'arrêter la dictature imminente de Bonaparte. » Bernadotte aurait répondu qu'il avait donné sa parole d'honneur de ne rien entreprendre comme citoyen, mais qu'il était libre d'agir s'il en était requis par l'autorité publique. Il suffisait, à cet effet, que Moreau sortit du Luxembourg, à la tête du détachement qu'il commandait, se présentât à lui, et le sommât, au nom du bien public, de faire cause commune avec lui pour défendre la liberté et la Constitution à laquelle ils avaient prêté serment. Bernadotte se mettrait alors sous ses ordres, parlerait aux troupes, et ferait immédiatement arrêter et juger Bonaparte, « comme déserteur de l'armée d'Egypte, comme infracteur de la quarantaine, et comme ayant violé la Constitution par l'acceptation prétendue d'un commandement qui ne lui était décerné que par une fraction du Corps législatif ». Mais Moreau jugea que ce serait là un acte d'indiscipline à l'égard de Bonaparte qu'il considérait comme son chef, et refusa d'adhérer à cette proposition. De son côté, Bernadotte ne se crut pas libre d'aller au Luxembourg[54].

Il est difficile de faire, dans ce récit, la part de la vérité ; il faut y voir, certainement, une justification de Bernadotte et le désir de dégager sa responsabilité. Quoi qu'il en soit, ses tergiversations, feintes ou réelles, et l'inertie de Moreau permettaient désormais à Bonaparte de terminer le coup d'État, sans obstacles, le lendemain 10 brumaire, « Quel que fût l'événement, Moreau aurait été sous ses ordres ; il se serait compromis, plus qu'un autre, auprès des Directeurs indociles, et ce républicain sévère aurait tenu captifs les premiers chefs de la République[55]. »

Moreau fut-il de ceux, dont parlent Cornet et Fauriel, qui ayant « concouru à l'événement du matin (18) auraient voulu pouvoir reculer ?[56] »

Il était trop tard Le rôle qu'avait tenu Moreau l'attachait aux destinées de Bonaparte et lui faisait presque une obligation de souhaiter une issue favorable à l'entreprise.

 

 

 



[1] Il l'a avoué à Sainte-Hélène (Mémoires de Napoléon, GOURGAUD, I, 57).

[2] HAILLEU, Publicationen ans dan königlichen preussischen Staatsarchiven, VIII, 345, rapport de Sandoz-Rollin du 30 octobre 1799. — Cf. Ibid., 346, rapport du 11 novembre 1799.

[3] BARRAS, Mémoires, IV, V8. (Ces Mémoires rédigés par Rousselin de Saint-Albin, sur les notes posthumes de Barras, ne doivent être consultés qu'avec précaution.)

[4] BOURRIENNE, Mémoires, III, 78.

[5] FAURIEL, les Derniers jours du Consulat, 106 ; MIOT DE MELITO, loc. cit., I, 290, note 2 ; Duchesse D'ARRANTÈS, Mémoires, II, 373 ; Maréchal MACDONALD, Souvenirs, 100 ; BARRAS, loc. cit., V, 180. — « Petiet, ami intime de Moreau, a prévenu ma femme de me faire savoir que son ami était excellent et parfaitement intentionné, mais qu’il n'avait pas le caractère qui fait sortir de la marche régulière, et qu'en un mot, hors un jour de bataille, il n'était pas propre à une entreprise. » (Mémoires, correspondance et manuscrite du général LA FAYETTE, 126, A M. de MAUBOURG, Utrecht, 17 octobre 1799.)

[6] LESCURE, loc. cit., II. ARNAULT, Souvenirs d'un sexagénaire, 254. — C'est la version de Napoléon (Mémoires, GOURGAUD, I, 74 ; Ibid., MONTHOLON, I, 41). — Cf. RŒDERER, loc. cit., III, 295.

[7] Mémoires et correspondance politique et militaire du roi Joseph, I, 75-76. — D'après M. Masson, Leclerc, ancien officier d'état-major de l'armée d'Italie et de l'armée de l'Ouest, est « un négociateur autorisé près des généraux que Napoléon ne connaît pas personnellement. C'est lui qui recrute Moreau, allié bon à montrer... » (Napoléon et sa famille, I, 284).

[8] LESCURE, Mémoires sur les Journées révolutionnaires, II, Souvenirs d'un sexagénaire, 255.

[9] Cité par CHUQUET, la Jeunesse de Napoléon, II, 22.

[10] Cité par CHUQUET, la Jeunesse de Napoléon, II, 22. — Cf. RŒDERER, loc. cit., III, 493, 536-537.

[11] Cité par CHUQUET, la Jeunesse de Napoléon, III, 2.

[12] MIOT DE MELITO, loc. cit., I, 154. — Cf. Ibid., 184.

[13] « Je n'allai pas me placer parmi les soldats de la liberté par ambition... » (Procès Georges, Pichegru, VII, 374). Cf. Moreau et sa dernière campagne, par un officier de son état-major, 120.

[14] Archives municipales de Pontivy, carton J, 2.

[15] Arch. nat., W 1b 542. — Le père de Moreau fut exécuté le 13 thermidor an II. Une lettre de son fils, qui commandait alors une division à l'armée du Nord, arriva trop tard. (Moreau à Verteuil, accusateur public, Ardenberg, 19 thermidor an II (Ibid.).

[16] Archives municipales de Rennes, Registre des délibérations de la milice nationale, II, 1030. Voir la délibération du 4 mars 1790.

[17] Archives administr. Guerre.

Bonaparte fut élu, le 1er avril 1792, lieutenant-colonel en second du 2e bataillon de volontaires corses. Voir à ce sujet, CHUQUET, loc. cit., II, 227 et suiv.

[18] JOURDAN, Mémoires, le Dix-huit brumaire (Carnet historique et littéraire, 1001, 161).

[19] RŒDERER, Œuvres, III, 300 ; CAMBACÉRÈS, Éclaircissements inédits. (Cités par VANDAL, l'Avènement de Bonaparte, 280.)

[20] GOHIER, loc. cit., I, 200-201.

[21] Notice inédite de Jourdan. (Citée par VANDAL, loc. cit., 294.)

[22] « On perd bien du temps en verbiage, dit Joubert ; moi, quand on le voudra, je finirai tout cela avec vingt grenadiers. » Bernadotte approuve et renchérissant en bon gascon, ajoute : « Vingt grenadiers, c'est trop ; un caporal et quatre hommes, c'est bien assez pour faire déguerpir les avocats. » (BARRAS, loc. cit., III, 361.)

[23] Moreau au Premier Consul, prison du Temple, 17 ventôse an XII (Arch. nat., F⁷, 6391).

[24] HYDE DE NEUVILLE, loc. cit., I, 487. — « Il n'imagina pas être celui que la Providence appelait à fixer les destinées de la France. » (Mémoire justificatif de Moreau, Arch. nat., F⁷, 6459).

[25] AULARD, Hist. polit. de la Révolution française, 605.

[26] Moreau avait été réformé le 2 vendémiaire au VI et était resté sans emploi jusqu'au 15 germinal an VII (Arch. administ. Guerre.)

[27] Moreau au Directoire, Cornigliano, 7 fructidor an VII (A. H. G., armée d'Italie) et Cornigliano, 14 fructidor an VII (Ibid.).

[28] Lucien BONAPARTE, loc. cit., 41.

[29] Mathieu DUMAS, loc. cit., 87.

[30] « Cette journée du 18 brumaire fut une journée de dupes, en ce sens que le pouvoir passa dans des mains qu'on n'avait pas assez redoutées. » (CORNET, loc. cit., 18.)

[31] Willot à Ratel, Baltimore, 30 octobre 1809 (BOULAY DE LA MEURTHE, Correspondance du duc d'Enghien, I, 400).

[32] « Confiant jusqu'à la faiblesse », a dit de lui, à ce propos, le général Foy. (Hist. des guerres de la Péninsule, I, 34.)

[33] Voici, d'après Napoléon, comment eut lieu l'organisation de ce banquet : « Un repas d'apparat lui fut donné par le Directoire. Le corps législatif voulut suivre cet exemple : lorsque la proposition en fut faite au comité général, il s'éleva une vive opposition ; la minorité ne voulait tendre aucun hommage au général Moreau que l'on proposait d'y associer ; clic l'accusait de s'être mal conduit au 18 fructidor. La majorité eut recours, pour lever toute difficulté, à l'expédient d'ouvrir une souscription. » (Mémoires de Napoléon, GOURGAUD, I, 66.)

[34] Gazette nationale et Rédacteur du 17 brumaire.

[35] Gazette de France du 17 brumaire.

[36] Cité par VANDAL, loc. cit., 293.

[37] Gazette de France du 17 brumaire.

[38] LAVALETTE, Mémoires et Souvenirs, I, 345. — Cf. THIBAUDEAU, le Consulat et l'Empire, I, 18.

[39] LAVALETTE, loc. cit., I, 345.

[40] Gazette de France du 17 brumaire ; Gazette nationale des 17 et 19 brumaire ; THIBAUDEAU, loc. cit., I, 18.

[41] BARRAS, Mémoires, IV, 61.

[42] JOURDAN, Mémoires, Carnet historique et littéraire, 165.

[43] Lucien BONAPARTE, Révolution de brumaire, 71.

[44] THIBAUDEAU, loc. cit., I, 23. — Cf. Mémoires de Napoléon, MONTHOLON, I, 51. — Lucien Bonaparte dit que le 17, Bonaparte « voulut parler confidentiellement à Moreau, qui, dès la première phrase, l'interrompit en lui disant : « Je n'ai pas besoin d'en savoir davantage ; comptez sur moi. » (loc. cit., 71.) La version de Thibaudeau est conforme à celle d'Arnault (LESCURE, loc. cit., II, 253).

[45] BOURRIENNE, Mémoires, III, 70.

[46] CORNET, loc. cit., 10.

[47] LESCURE, loc. cit., II. ARNAULT, Souvenirs d'un sexagénaire, 234.

[48] Gazette nationale du 19 brumaire an VIII.

[49] D'après Napoléon, « au moment de partir, ces troupes refusèrent d'obéir ; elles n'avaient pas de confiance en Moreau qui, disaient-elles, n'était pas patriote. Napoléon fut oblige de les haranguer, en les assurant que Moreau marcherait. Moreau avait acquis cette réputation depuis sa conduite en fructidor » (Mémoires de Napoléon, GOURGAUD, I, 79 ; Ibid., MONTHOLON, I, 42.)

[50] LESCURE, loc. cit., II, 255.

[51] GOHIER, Mémoires, I, 268, note 1.

[52] GOHIER, Mémoires, I, 268, note 1.

[53] Duchesse D'ABRANTÈS, Mémoires, II, 374.

[54] BARRAS, Mémoires, IV, 84-85.

[55] BOURRIENNE, loc. cit., III, 79.

[56] CORNET, loc. cit., 12. — Cf. FAURIEL, loc. cit., 6. note marginale, 1.