Date de l'accord entre
Bonaparte et Moreau. — Opinions de Barras, de Bourrienne, d'Arnault, du roi
Joseph. — Bonaparte et Moreau se font, de la Révolution, une conception toute
différente. — Motifs de leur entente au sujet du coup d'Etat. — Erreur et faiblesse
de Moreau. — Le banquet de Saint-Sulpice. — Bonaparte aux Anciens, le 18
brumaire. — Moreau au Luxembourg, geôlier des Directeurs.
Bonaparte
était revenu d'Egypte avec l'intention de renverser le Directoire à son
profit[1]. Par l'intermédiaire de
Talleyrand, il s'était rapproché de Sieyès. De concert avec Rœderer, Cabanis,
Régnier, Volney, Boulay de la Meurthe, Lucien, les grands traits du coup
d'État avaient été concertés et arrêtés. Quand
et comment fut conclu le pacte avec Moreau ? Vers le
7 brumaire (29 octobre),
le bruit courut qu'il y avait chez Sieyès, deux ou trois fois par décade, des
conciliabules auxquels assistaient « Talleyrand, Bonaparte, Moreau et
quelques représentants », et qui duraient « depuis dix heures du soir jusqu'à
deux heures du matin[2] ». D'après
Barras, les choses auraient été beaucoup moins avancées. Le 6 brumaire,
Moreau, rencontrant Bernadotte, lui dit, en parlant de Bonaparte, et en
présence de plusieurs témoins, parmi lesquels Petiet : « Voilà l'homme
qui a déjà fait plus de mal à la République que les Autrichiens, les Russes
et les Anglais. » Bernadotte répliqua : « Il se prépare à faire plus de mal
qu'il n'en a fait encore. » — « Nous sommes là et nous pourrons l'en empêcher
», déclara Moreau. Les deux généraux se jurèrent alors « de résister au
déserteur de l'armée d'Egypte[3] ». Au dire
de Bourrienne, l'alliance de -Bonaparte et de Moreau fut « longtemps
inespérée » et ne devint sûre que le 18 brumaire même[4]. Peut-être s'cst-il fait l'écho
de certains propos de Bonaparte qui connaissait, comme plusieurs
contemporains, l'irrésolution et même la faiblesse de caractère de Moreau[5], et qui put redouter jusqu'au
dernier moment, un revirement de sa part. Au
contraire, Moreau, si l'on en croit Arnault, se serait rendu chez Bonaparte, « sur
les bruits des changements qui se préparaient », et lui aurait offert
spontanément son concours ; il n'était pas nécessaire de le mettre dans le
secret et il suffirait de l'avertir « une heure d'avance[6] ». Cette
version est, avec quelques variantes, celle des Mémoires du roi
Joseph. « Fatigué », dit Moreau à Bonaparte, « du joug des avocats qui
perdent la République, je viens vous offrir mon appui pour la sauver. »
Bonaparte entrant alors dans des considérations sur la situation politique de
la France et de l'Europe, Moreau l'interrompit « par ces propres mots »
: « Leclerc et votre frère ici présent, doivent vous avoir parlé du désir que
j'ai d'unir mes efforts aux vôtres pour sauver l'Etat ; j'ai la conviction
que vous seul en avez le pouvoir ; disposez de mes aides de camp et des
officiers qui ont servi sous moi et qui se trouvent aujourd'hui dans Paris. »
Bonaparte voulut répliquer, mais Moreau termina l'entretien en se retirant,
accompagné de Joseph[7]. Les
contemporains varient donc sur le moment où Moreau devint l'allié de
Bonaparte. Peut-être, faut-il admettre l'opinion de l'un d'eux et placer
l'entente définitive vers le 15 brumaire. La Gazette nationale annonçait, en
effet, à cette date, que Bonaparte avait fait cadeau à Moreau d'un cimeterre
garni de diamants dont la valeur était de dix mille francs. Arnault a fait
observer, très justement, que « dès qu'un tel présent n'est pas compensé
par un présent pareil entre deux hommes placés dans la position respective où
ceux-ci se trouvaient alors, l'égalité disparait et semble avoir été abdiquée
par celui qui accepte[8] ». Quoiqu'il
en soit, l'accord se fit. Les deux hommes s'entendirent, et, cependant ces
deux hommes étaient différents. Dans cette commune entreprise, ils
apportaient des esprits opposés. On ne manque pas d'être surpris de constater
pour l'exécution du coup d'Etat, l'accord de Bonaparte et de Moreau qui
pourtant se faisaient de la Révolution une conception toute différente. Tous
deux, il est vrai, l'avaient accueillie avec transport. Mais Bonaparte
l'aimait en égoïste, pour les avantages qu'elle pourrait lui procurer. « L'égalité
qui devait m'élever, me séduisait », déclarait-il[9]. Ses instincts de despote
étaient en opposition avec le régime républicain. Dès le 24 juin 1792, Lucien
discernait en lui un penchant à la tyrannie et une ambition surpassant « son
amour pour le bien public[10]. » Il le considérait comme « un
homme dangereux dans un état libre[11]. » D'après
Miot de Melito, Bonaparte tenait ces propos en 1797 : « Croyez-vous que ce
soit pour faire la grandeur des avocats du Directoire... que je triomphe ?...
Croyez-vous enfin que ce soit pour fonder une République ? » Et il ajoutait,
se désignant, suivant toute apparence : « Il faut à la nation un chef, un
chef illustré par la gloire, et non pas des théories de gouvernement, des
phrases, des discours d'idéologues auxquels les Français n'entendent rien...[12] » Moreau
au contraire est désintéressé[13]. Tout naturellement, il aime
les hommes et par conséquent, il aime la Révolution, en altruiste, d'une âme
généreuse, pour les bienfaits qu'elle procurera à la nation et à l'humanité,
il n'a pas hésité à se compromettre pour elle, dès le début. Au printemps de
1788, à la tête des étudiants de l'école de droit de Rennes, il organise une
manifestation en faveur du Parlement qui défendait alors, contre
l'absolutisme royal, les libertés de la province. En janvier 1790, il fonde à
Pontivy la fédération de la jeunesse bretonne et angevine qui, aussitôt
réunie, le proclame président et fait serment, en sa présence, de combattre
les ennemis de la Révolution, de maintenir les Droits de l’homme et du
citoyen, de prendre pour cri de ralliement : « Vivre libre, ou mourir[14]. » Ses convictions sont si
profondes que la condamnation à mort de son père, prononcée par le tribunal
révolutionnaire de Brest, n'a pu réussir à les altérer[15]. Ses débuts
dans la carrière des armes sont caractéristiques de son désintéressement. Le
30 juillet 1789, les compagnies de la milice nationale.de Rennes le nomment,
« par acclamation », chef du deuxième bataillon. Quelque temps après, on juge
nécessaire de former une compagnie de canonniers, et l'on fait appel aux «
gens robustes, sages et de bonne volonté qui accepteraient le nouveau genre
de service ». Mais le recrutement est difficile. Moreau n'hésite pas à
donner l'exemple. Il se démet de ses fonctions, malgré les objurgations de
tous, et redevient simple soldat. Bientôt ses aptitudes le mettent hors de
pair. Il est nommé capitaine, et, sous ses ordres, la compagnie de canonniers
se distingue bientôt par son zèle et son instruction[16]. L'année suivante, il est élu
sans concurrent, lieutenant-colonel du 1er bataillon des volontaires d'Ille-et-Vilaine[17]. Comment
donc comprendre l'entente de ces deux hommes si dissemblables d'idées ? Que
Bonaparte désire en finir avec la République, ou tout au moins aspire à la
dictature, on le conçoit ; mais que Moreau, excellent républicain, participe
à cet attentat contre les lois, c'est un vrai problème. Il semble que
plusieurs causes soient intervenues pour calmer ses scrupules, ou plutôt
l'induire en erreur. De nombreux républicains très sincères réprouvaient la
politique, toute d'arbitraire, que suivait le Directoire depuis Fructidor et
se plaignaient de la situation qu'il avait créée. « J'étais
de ceux qui détestaient son despotisme, dit Jourdan[18] ; j'étais révolté de
l'incapacité des Directeurs, des vexations et des dilapidations de leurs
agents, et je partageais l'opinion de ceux qui croyaient nécessaire
d'éloigner les hommes sans talent et sans moralité, et d'apporter quelques
modifications à la constitution de l’an III. » La
plupart des promoteurs du coup d'État, et Moreau avec eux, croyaient, de très
bonne foi, sauver ainsi la République et les idées de la Révolution, con- :
jurer le péril jacobin et la réaction royaliste, ramener dans le pays
l'ordre, la tolérance, la justice, et mettre un terme à la période de crises
dont, pensaient-ils, souffrait la France. Le coup d'Etat qu'ils projetaient
n'était autre chose, à leur avis, qu'un Neuf Thermidor ou un Dix-huit
Fructidor, avec cette différence qu'ils espéraient bien, cette fois, terminer
la Révolution. Leur erreur fut de croire que le gêné - rai dont ils se
serviraient s'empresserait, après l'opération, de se subordonner au pouvoir
civil. Rares
étaient les esprits avisés qui soupçonnaient l'ambition de Bonaparte. Il se
défendait d'ailleurs de vouloir autre chose qu'une république fondée sur les
principes et déclarait absurde toute autre conception. « Il n'y aurait qu'un
fou, affirmait-il, qui voulût de gaieté de cœur faire perdre la gageure de la
République contre la royauté de l'Europe, après l'avoir soutenue avec quelque
gloire et tant de péril... Ce serait une pensée sacrilège que celle
d'attenter au gouvernement représentatif dans le siècle des lumières et de la
liberté[19]. » N'avait-il pas fait récemment
le serment, assure Gohier, de ne jamais tirer l'épée « que pour la défense de
la République et celle de son gouvernement ?[20] » Tout sera fait pour la
République, avait-il déclaré à Jourdan[21]. L'emploi
de la force ne souleva aucune objection dans l'esprit de Moreau. Cette
pratique funeste, l'intervention de l'armée dans la lutte des partis, était
devenue un système approuvé par le Directoire et un des rouages essentiels du
régime. Les amis les plus sincères de la liberté, eux-mêmes, ne s'étaient
fait, jusqu'à présent, aucun scrupule d'y avoir recours pour établir le
gouvernement de leur choix. Si l'on en croit Barras, deux généraux dont les
convictions républicaines ne peuvent être l'objet d'aucun soupçon, Bernadotte
et Joubert, avaient préconisé ce procédé détestable dès 1797[22]. Moreau avait refusé à Sieyès d’entreprendre
le coup d'Etat[23], non pas par loyalisme, mais
suivant l'opinion fondée d'un contemporain, par suite » d'une abnégation
modeste qui ne se croyait pas à la hauteur du rôle proposé[24] ». On l'a dit très justement :
« Le véritable esprit républicain, l'esprit de légalité avait été corrompu
par les excès de la Terreur... par la faiblesse et les violences du
Directoire[25]. » Telles
paraissent être les causes réelles de la participation de Moreau. On peut y
ajouter son mécontentement personnel contre le Directoire, depuis le 18
fructidor[26] et pendant la campagne de l'an
VII[27]. Enfin, il faut lu dire, son
esprit irrésolu le livrait, presque sans défense, à une volonté ferme et
lucide comme celle de Bonaparte. Quelques
contemporains ont donné une autre explication de la participation de Moreau
au coup d'Etat. Pensant que le pouvoir civil qui devait échoir à Bonaparte
était incompatible avec le commandement des armées, il aurait vu, peut-être,
sans peine u ce qui éloignait des drapeaux le seul homme qui l'éclipsât[28] », espérant « se réserver le
rôle de généralissime qui lui convenait mieux[29] ». Ces
mobiles paraissent inconciliables avec le caractère de Moreau. Sans doute, il
redoutait la politique et s'y jugeait impropre, mais il ne fut jamais jaloux de
Bonaparte, et il n'était pas homme à prévoir ainsi les événements à longue
échéance. Au reste, il n'était pas démontré que Bonaparte entreprît le coup
d'État pour son compte personnel, et Moreau ne pouvait tenir pour certain, au
commencement de brumaire, que Bonaparte deviendrait bientôt le chef du
gouvernement[30]. Le raisonnement qu'on prête à
Moreau eût donc péché par la base. La même
observation rend suspect ce témoignage de Willot : « Il (Moreau) m'a avoué que lorsqu'il a
refusé les propositions de Sieyès pour renverser le Directoire et les
Conseils en 1799, il n'a proposé et secondé Bonaparte dans l'opération que
parce qu'il croyait fermement que cet audacieux aventurier serait culbuté six
semaines après l'événement[31] ». En
réalité, Moreau se trompa ; il fut trompé, on peut le dire à son excuse, mais
aussi il fut faible, lamentablement faible[32]. Le 15
brumaire, un grand repas fut offert à Bonaparte et à Moreau dans l'église Saint-Sulpice,
transformée, depuis la Révolution, en temple de la Victoire[33]. La nef avait été ornée de
belles tapisseries et de drapeaux conquis. Au-dessus du ci-devant
maître-autel, on lisait, au milieu des trophées : « Soyez unis ; vous serez
vainqueurs. » Les représentants du peuple ne se doutaient pas que Bonaparte
et Moreau mettraient en pratique ce sage conseil pour renverser le
gouvernement trois jours plus tard. Le nombre des couverts était d'environ
sept cent cinquante. Le président des Anciens était au haut de la table ; au
milieu, à droite, le président du Directoire ; à gauche Moreau ; ensuite le
président des Cinq Cents ; puis Bonaparte[34]. On remarqua l'absence de
Jourdan et d'Augereau[35]. Le banquet commença, vers six
heures du soir, au son des belles orgues de Saint-Sulpice ; des couplets
furent chantés en l'honneur des deux héros, « le Scipion et le Fabius
français[36] ». La
musique « a fait tous les frais de la conversation », observait un
journal[37]. Un contemporain dit, en effet,
n'avoir jamais vu d'assemblée plus silencieuse. L'angoisse des veilles de
batailles avait saisi tout le monde. À peine parlait-on à son voisin, et ceux
qui étaient dans la confidence du complot préféraient se taire plutôt que de
hasarder un entretien dangereux avec quelqu'un qui pouvait n'être pas dans le
secret[38]. Bonaparte, craignant peut-être
une tentative d'empoisonnement, mangeait peu ; il avait poussé, dit-on, la
défiance jusqu'à faire apporter par Duroc un pain et une demi-bouteille de
vin[39]. Les
toasts furent accueillis sans enthousiasme. Bonaparte but « à l'union de tous
les Français », ce qui permettait d'augurer de ses projets futurs, puis, se
levant le premier, il s'échappa, vers huit heures, « comme un éclair », et
disparut par une porte latérale, emmenant avec lui Moreau[40]. Ce départ simultané est
peut-être un indice de l'entente conclue dès ce moment. Le
lendemain, 1G brumaire, relate Barras, Bonaparte invita à diner Bernadotte,
Jourdan et Moreau. Us se rencontrèrent avec Talleyrand, Volney et Rœderer «
et ce cortège d'hommes civils et de prétendus savants dont il (Bonaparte) avait la tactique de
s'environner pour se faire des appuis contre les militaires qui n'étaient pas
des savants, en même temps qu'il dominait ces savants par le prestige
militaire[41] ». En sortant de table, Jourdan
s'entretint en particulier avec Bonaparte dont il essaya de pénétrer les
desseins. Il rengagea à les lui confier. À cette condition, il se déclarait
prêt, lui et ses amis, à participer à l'entreprise. Mais il se heurta à un refus[42]. Au dire
de Lucien, la journée du 17 et la nuit suivante furent employées par
Bonaparte a faire prévenir individuellement les généraux qui lui étaient
acquis, de se rendre clic/ lui, le lendemain, de bonne heure. Il avait
renvoyé à la même matinée plusieurs visites de corps[43]. Moreau, Macdonald et Beurnonville
qui, d'après Thibaudeau, n'étaient pas initiés au secret, furent également
convoqués[44]. Le 18
brumaire, un décret du Conseil des Anciens transférait le Corps législatif à Saint-Cloud
et plaçait, en même temps, sous le commandement de Bonaparte, les troupes
réunies dans Paris et dans toute l'étendue de la 17e division militaire,
ainsi que dans le rayon constitutionnel. Ce fut pour Moreau, assure Bourrienne,
un motif suffisant d'obéir aux ordres de Bonaparte qu'il jugea légalement
investi par le gouvernement des fonctions de général en chef[45]. A huit heures et demie,
arrivait chez Bonaparte le législateur Cornet, qui s'était chargé de lui
notifier le décret du Conseil des Anciens[46]. « Du haut de son perron, dit
Arnault, comme du haut d'une tribune, le général le lit à haute voix, puis il
invite ses belliqueux auditeurs à s'unir à lui pour sauver la France. Tous
s'y engagent par serment[47]. » Aussitôt, Bonaparte
monte à cheval et prend le chemin des Tuileries, escorté d'officiers de tous
grades parmi lesquels on remarquait Berthier, Beurnonville, Lannes, Lefebvre,
Macdonald, Marmont, Moreau, Murât. Aux
Tuileries, Moreau entendit Bonaparte prononcer, devant les Anciens, ces
paroles qui s'accordaient avec ses propres sentiments : « La
République périssait : vous l'avez su, et votre décret vient de la sauver.
Malheur a ceux qui voudraient le trouble et le désordre ! Je les arrêterai,
aidé du général Lefebvre, du général Berthier et de tous mes compagnons
d'armes. Qu'on ne recherche pas dans le passé des exemples qui pourraient
retarder votre marche ! Rien dans l'histoire ne ressemble à la fin du
dix-huitième siècle ; rien dans la fin du dix-huitième siècle ne ressemble au
moment actuel. Votre sagesse a rendu ce décret ; nos bras sauront l'exécuter.
Nous voulons une république fondée sur la vraie liberté, sur la liberté
civile, sur la représentation nationale ; nous l'aurons... Je le jure ; je le
jure en mon nom et en celui de mes compagnons d'armes[48] ». Bonaparte
chargea ensuite Moreau, avec trois cents hommes de la 96e demi-brigade,
d'occuper le Luxembourg et de séquestrer Gohier et Moulin qui avaient refusé
de donner leur démission[49]. « Opération habile, a dit un
contemporain, par laquelle Bonaparte convertissait Moreau en geôlier et
presque en prisonnier, tout en paraissant lui donner une preuve de confiance,
cette troupe ne lui répondant pas moins du général qu'elle suivait, que des
Directeurs qu'elle allait écrouer[50]. » Moreau
assura plus tard, si l'on en croit Gohier, qu'en acceptant ce commandement «
qui étonna toute l'armée », qu'en se chargeant de la garde des deux
Directeurs, les seuls auxquels il fût attaché, il avait fait le sacrifice de
son amour-propre au désir de les sauver. Leur déportation était résolue, si
leur opposition « s'était manifestée par un seul acte[51] ». Bien
mauvaise excuse pour masquer sa faiblesse. S'il eut vraiment cette idée, il
ne lui fut pas donné, à ce moment, de la faire connaître. Moulin, à qui il
tenta de fournir des explications, le regarda avec mépris, lui tourna le dos
et lui fit signe de passer dans son antichambre. Cet accueil l'empêcha de se
présenter chez Gohier, dans la crainte d'un nouvel affront[52]. Il avait donc conscience de
l'odieux de sa tâche. Les
Directeurs furent étroitement claustrés ; Gohier avait un gardien qui ne le
quittait pas ; « »il n'y a pas de terme pour exprimer jusqu'où allait sa
surveillance », rapporte une contemporaine[53]. Gohier et Moulin rédigèrent, à
l'adresse des Conseils, un message que Moreau refusa de transmettre. Aux
portes du palais, assure Gohier, les soldats exécutaient, avec la dernière
rigueur, la consigne de ne laisser sortir, ni entrer personne ; ils en refusèrent
même l'accès à des députés qui demandaient à s'entretenir avec Moreau. Le rôle
odieux et compromettant que Bonaparte avait fait jouer à Moreau donne une
certaine vraisemblance à ce fait que rapportent les Mémoires de Barras,
d'après le récit de Bernadotte : « Vers la fin de ce jour, Moreau, déjà
mécontent de Bonaparte, rougissant du poste qu'il s'était laissé donner et
songeant déjà à abandonner la cause qui commençait à lui paraître une
trahison nationale, avait envoyé une seconde fois inviter Bernadotte à se
rendre au Luxembourg, pour concerter des mesures capables d'arrêter la
dictature imminente de Bonaparte. » Bernadotte aurait répondu qu'il avait
donné sa parole d'honneur de ne rien entreprendre comme citoyen, mais qu'il
était libre d'agir s'il en était requis par l'autorité publique. Il
suffisait, à cet effet, que Moreau sortit du Luxembourg, à la tête du
détachement qu'il commandait, se présentât à lui, et le sommât, au nom du
bien public, de faire cause commune avec lui pour défendre la liberté et la
Constitution à laquelle ils avaient prêté serment. Bernadotte se mettrait
alors sous ses ordres, parlerait aux troupes, et ferait immédiatement arrêter
et juger Bonaparte, « comme déserteur de l'armée d'Egypte, comme
infracteur de la quarantaine, et comme ayant violé la Constitution par
l'acceptation prétendue d'un commandement qui ne lui était décerné que par
une fraction du Corps législatif ». Mais Moreau jugea que ce serait là
un acte d'indiscipline à l'égard de Bonaparte qu'il considérait comme son
chef, et refusa d'adhérer à cette proposition. De son côté, Bernadotte ne se
crut pas libre d'aller au Luxembourg[54]. Il est
difficile de faire, dans ce récit, la part de la vérité ; il faut y voir,
certainement, une justification de Bernadotte et le désir de dégager sa
responsabilité. Quoi qu'il en soit, ses tergiversations, feintes ou réelles,
et l'inertie de Moreau permettaient désormais à Bonaparte de terminer le coup
d'État, sans obstacles, le lendemain 10 brumaire, « Quel que fût l'événement,
Moreau aurait été sous ses ordres ; il se serait compromis, plus qu'un autre,
auprès des Directeurs indociles, et ce républicain sévère aurait tenu captifs
les premiers chefs de la République[55]. » Moreau
fut-il de ceux, dont parlent Cornet et Fauriel, qui ayant « concouru à
l'événement du matin (18) auraient voulu pouvoir reculer ?[56] » Il était trop tard Le rôle qu'avait tenu Moreau l'attachait aux destinées de Bonaparte et lui faisait presque une obligation de souhaiter une issue favorable à l'entreprise. |
[1]
Il l'a avoué à Sainte-Hélène (Mémoires de Napoléon, GOURGAUD, I, 57).
[2]
HAILLEU, Publicationen
ans dan königlichen preussischen Staatsarchiven, VIII, 345, rapport de
Sandoz-Rollin du 30 octobre 1799. — Cf. Ibid., 346, rapport du 11 novembre
1799.
[3]
BARRAS, Mémoires,
IV, V8. (Ces Mémoires rédigés par Rousselin de Saint-Albin, sur les notes
posthumes de Barras, ne doivent être consultés qu'avec précaution.)
[4]
BOURRIENNE, Mémoires,
III, 78.
[5]
FAURIEL, les
Derniers jours du Consulat, 106 ; MIOT DE
MELITO, loc.
cit., I, 290, note 2 ; Duchesse D'ARRANTÈS,
Mémoires, II, 373 ; Maréchal MACDONALD, Souvenirs, 100 ; BARRAS, loc. cit., V, 180. — « Petiet,
ami intime de Moreau, a prévenu ma femme de me faire savoir que son ami était
excellent et parfaitement intentionné, mais qu’il n'avait pas le caractère qui
fait sortir de la marche régulière, et qu'en un mot, hors un jour de bataille,
il n'était pas propre à une entreprise. » (Mémoires, correspondance et
manuscrite du général LA FAYETTE, 126, A M. de MAUBOURG, Utrecht, 17
octobre 1799.)
[6]
LESCURE, loc.
cit., II. ARNAULT,
Souvenirs d'un sexagénaire, 254. — C'est la version de Napoléon (Mémoires,
GOURGAUD, I, 74
; Ibid., MONTHOLON,
I, 41). — Cf. RŒDERER,
loc. cit., III, 295.
[7]
Mémoires et correspondance politique et militaire du roi Joseph, I,
75-76. — D'après M. Masson, Leclerc, ancien officier d'état-major de l'armée
d'Italie et de l'armée de l'Ouest, est « un négociateur autorisé près des
généraux que Napoléon ne connaît pas personnellement. C'est lui qui recrute
Moreau, allié bon à montrer... » (Napoléon et sa famille, I, 284).
[8]
LESCURE, Mémoires
sur les Journées révolutionnaires, II, Souvenirs d'un sexagénaire,
255.
[9]
Cité par CHUQUET,
la Jeunesse de Napoléon, II, 22.
[10]
Cité par CHUQUET,
la Jeunesse de Napoléon, II, 22. — Cf. RŒDERER, loc. cit., III, 493, 536-537.
[11]
Cité par CHUQUET,
la Jeunesse de Napoléon, III, 2.
[12]
MIOT DE MELITO, loc. cit.,
I, 154. — Cf. Ibid., 184.
[13]
« Je n'allai pas me placer parmi les soldats de la liberté par ambition... » (Procès
Georges, Pichegru, VII, 374). Cf. Moreau et sa dernière campagne,
par un officier de son état-major, 120.
[14]
Archives municipales de Pontivy, carton J, 2.
[15]
Arch. nat., W 1b
542. — Le père de Moreau fut exécuté le 13 thermidor an II. Une lettre de son
fils, qui commandait alors une division à l'armée du Nord, arriva trop tard.
(Moreau à Verteuil, accusateur public, Ardenberg, 19 thermidor an II (Ibid.).
[16]
Archives municipales de Rennes, Registre des délibérations de la milice
nationale, II, 1030. Voir la délibération du 4 mars 1790.
[17]
Archives administr. Guerre.
Bonaparte fut élu, le 1er avril 1792,
lieutenant-colonel en second du 2e bataillon de volontaires corses. Voir à ce
sujet, CHUQUET, loc.
cit., II, 227 et suiv.
[18] JOURDAN, Mémoires, le Dix-huit
brumaire (Carnet historique et littéraire, 1001, 161).
[19]
RŒDERER, Œuvres,
III, 300 ; CAMBACÉRÈS,
Éclaircissements inédits. (Cités par VANDAL, l'Avènement de Bonaparte, 280.)
[20]
GOHIER, loc.
cit., I, 200-201.
[21]
Notice inédite de Jourdan. (Citée par VANDAL, loc. cit., 294.)
[22]
« On perd bien du temps en verbiage, dit Joubert ; moi, quand on le voudra, je
finirai tout cela avec vingt grenadiers. » Bernadotte approuve et renchérissant
en bon gascon, ajoute : « Vingt grenadiers, c'est trop ; un caporal et quatre
hommes, c'est bien assez pour faire déguerpir les avocats. » (BARRAS, loc. cit.,
III, 361.)
[23]
Moreau au Premier Consul, prison du Temple, 17 ventôse an XII (Arch. nat.,
F⁷, 6391).
[24]
HYDE DE NEUVILLE, loc. cit.,
I, 487. — « Il n'imagina pas être celui que la Providence appelait à fixer les
destinées de la France. » (Mémoire justificatif de Moreau, Arch. nat.,
F⁷, 6459).
[25]
AULARD, Hist.
polit. de la Révolution française, 605.
[26]
Moreau avait été réformé le 2 vendémiaire au VI et était resté sans emploi
jusqu'au 15 germinal an VII (Arch. administ. Guerre.)
[27]
Moreau au Directoire, Cornigliano, 7 fructidor an VII (A. H. G., armée
d'Italie) et Cornigliano, 14 fructidor an VII (Ibid.).
[28]
Lucien BONAPARTE,
loc. cit., 41.
[29]
Mathieu DUMAS, loc.
cit., 87.
[30]
« Cette journée du 18 brumaire fut une journée de dupes, en ce sens que le
pouvoir passa dans des mains qu'on n'avait pas assez redoutées. » (CORNET, loc. cit.,
18.)
[31]
Willot à Ratel, Baltimore, 30 octobre 1809 (BOULAY DE LA MEURTHE, Correspondance du duc d'Enghien,
I, 400).
[32]
« Confiant jusqu'à la faiblesse », a dit de lui, à ce propos, le général Foy. (Hist.
des guerres de la Péninsule, I, 34.)
[33]
Voici, d'après Napoléon, comment eut lieu l'organisation de ce banquet : « Un
repas d'apparat lui fut donné par le Directoire. Le corps législatif voulut
suivre cet exemple : lorsque la proposition en fut faite au comité général, il
s'éleva une vive opposition ; la minorité ne voulait tendre aucun hommage au
général Moreau que l'on proposait d'y associer ; clic l'accusait de s'être mal
conduit au 18 fructidor. La majorité eut recours, pour lever toute difficulté,
à l'expédient d'ouvrir une souscription. » (Mémoires de Napoléon, GOURGAUD, I, 66.)
[34]
Gazette nationale et Rédacteur du 17 brumaire.
[35]
Gazette de France du 17 brumaire.
[36]
Cité par VANDAL,
loc. cit., 293.
[37]
Gazette de France du 17 brumaire.
[38]
LAVALETTE, Mémoires
et Souvenirs, I, 345. — Cf. THIBAUDEAU, le Consulat et l'Empire, I, 18.
[39]
LAVALETTE, loc.
cit., I, 345.
[40]
Gazette de France du 17 brumaire ; Gazette nationale des 17 et 19
brumaire ; THIBAUDEAU,
loc. cit., I, 18.
[41]
BARRAS, Mémoires,
IV, 61.
[42]
JOURDAN, Mémoires,
Carnet historique et littéraire, 165.
[43]
Lucien BONAPARTE,
Révolution de brumaire, 71.
[44]
THIBAUDEAU, loc.
cit., I, 23. — Cf. Mémoires de Napoléon, MONTHOLON, I, 51. — Lucien Bonaparte dit
que le 17, Bonaparte « voulut parler confidentiellement à Moreau, qui, dès la
première phrase, l'interrompit en lui disant : « Je n'ai pas besoin d'en savoir
davantage ; comptez sur moi. » (loc. cit., 71.) La version de Thibaudeau
est conforme à celle d'Arnault (LESCURE, loc. cit., II, 253).
[45]
BOURRIENNE, Mémoires,
III, 70.
[46]
CORNET, loc.
cit., 10.
[47]
LESCURE, loc.
cit., II. ARNAULT,
Souvenirs d'un sexagénaire, 234.
[48]
Gazette nationale du 19 brumaire an VIII.
[49]
D'après Napoléon, « au moment de partir, ces troupes refusèrent d'obéir ; elles
n'avaient pas de confiance en Moreau qui, disaient-elles, n'était pas patriote.
Napoléon fut oblige de les haranguer, en les assurant que Moreau marcherait.
Moreau avait acquis cette réputation depuis sa conduite en fructidor » (Mémoires
de Napoléon, GOURGAUD,
I, 79 ; Ibid., MONTHOLON,
I, 42.)
[50]
LESCURE, loc.
cit., II, 255.
[51]
GOHIER, Mémoires,
I, 268, note 1.
[52]
GOHIER, Mémoires,
I, 268, note 1.
[53]
Duchesse D'ABRANTÈS, Mémoires,
II, 374.
[54]
BARRAS, Mémoires,
IV, 84-85.
[55]
BOURRIENNE, loc. cit., III, 79.
[56]
CORNET, loc.
cit., 12. — Cf. FAURIEL,
loc. cit., 6. note marginale, 1.