HISTOIRE DES DUCS DE BOURGOGNE DE LA RACE CAPÉTIENNE

TOME DEUXIÈME

 

CHAPITRE XVI. — RÉGENCE DE MARIE DE CHAMPAGNE - Septembre 1162 à avril 1165.

 

 

Minorité du duc Hugues III. — Tutelle de sa mère Marie de Champagne. — Premiers actes de la duchesse. — Godefroi, évêque de Langres, se retire à l'abbaye de Clairvaux. — Gauthier de Bourgogne, oncle du duc, est nommé évêque de Langres. — Troubles pendant la minorité ; Hugues de Broyes Henri le Libéral conflit avec les chanoines de Langres. — Meurtre de Renaud de Montsaugeon. — Troubles dans l'Auxerrois. — Violences de Guillaume comte de Nevers, contre les religieux de Vézelay, qui réclament l'intervention de la cour de Bourgogne. — La duchesse prie Louis le Jeune de demander pour Hugues III la main d'Eléonore de Vermandois. — Brouille entre le duc et sa mère. — La duchesse, privée de son douaire et chassée de la cour, réclame l'intervention royale. — Hugues III, menacé de guerre par Louis le Jeune, fait alliance avec l'empereur Frédéric Barberousse. — Démarches de ce dernier auprès du comte de Champagne. — La paix rétablie entre le duc et sa mère. — L'Empereur marie Hugues III avec sa nièce Alix de Lorraine. — Fin de la régence.

 

Le fils unique d'Eudes II était mineur à la mort de son père. C'était presque un enfant, comme le dit la chronique de Hugues de Poitiers. Il était né vers 1148 ; son nom est cité pour la première fois en 1157, dans une lettre adressée par son père aux habitants de Flavigny[1], et à la date du décès d'Eudes II, à peine avait-il dépassé la majorité féodale, c'est-à-dire sa quatorzième année. Nous avons déjà signalé la jeunesse de plusieurs de nos ducs lors de leur avènement, et ce fait suffit pour expliquer le rôle secondaire qui leur est assigné dans les faits généraux de l'histoire pendant certaines périodes des XIe et XIIe siècles. La duchesse Marie de Champagne prit la direction des affaires du duché avec la tutelle de son fils. Son premier acte fut de faire une donation à Saint-Bénigne pour le repos de l'âme de son mari. Elle céda aux religieux un droit sur le marché de Dijon pour servir à l'entretien d'une lampe qui devait brûler perpétuellement devant le corps du saint patron[2]. Les témoins avec le jeune Hugues III, son fils, sont le chapelain Humbert, Aimon de Dijon, Joubert de Grancey, Etienne de Pouilly, Guillaume d'Orgeux, etc. Elle déclara que son mari, pendant sa dernière maladie, avait fait abandon à l'église de Saint-Etienne de tous les droits injustes qu'elle avait pu revendiquer, que s'étant soigneusement fait renseigner à Argilly et ailleurs des droits que les religieux y possédaient soit dans les forêts, soit pour le parcours, soit pour d'autres rentes et usages, elle y mettait ordre. La reconnaissance qu'elle en donne est datée 1162, quo anno dominus Odo dux obiit, et fut d'abord délivrée à Argilly, puis ratifiée à Dijon par devant Gilbert de Grancey, abbé de Saint-Etienne Joubert de Grancey, son frère Henri de Châtillon, et autres[3]. On doit rapprocher de cette date plusieurs actes passés par la duchesse, et notamment le traité fait avec les religieux de Notre-Dame de Châtillon-sur-Seine, au sujet de l'incommunication ou pariage d'une famille du pays[4].

Godefroi de la Roche, évêque de Langres, était alors âgé et avait, dès l'année 1161, demandé au Pape la permission d'aller finir ses jours à Clairvaux, mais Alexandre III, dont il avait défendu les intérêts à l'encontre du duc de Bourgogne Eudes II, ne lui en donna pas de suite l'autorisation et il dut provisoirement conserver ses fonctions. Ce prélat, qui avait été mêlé à tous les événements du temps, l'ami intime et le parent de saint Bernard, successivement moine de Cîteaux, troisième prieur de Clairvaux, premier abbé de Fontenay, premier prieur de Clairvaux, évêque de Langres dès 1138, avait, à la suite d'un voyage à Rome, tenu un synode et tracé d'utiles règlements pour son diocèse. Avant son départ pour la croisade, il avait souffert de la famine qui s'étendit sur le Langrois et les provinces voisines, et s'était vu contraint de vendre les vases d'or et d'argent de la cathédrale pour subvenir aux frais de son voyage. Sa prudence et son autorité lui valurent les titres de conseiller du roi et de légat du Saint-Siège ; il se déclara le premier pour le siège de Constantinople, afin de se mettre à couvert contre la perfidie des Grecs. Avant même d'avoir quitté son épiscopat, il commença à Clairvaux de faire convertir en chapelle la cellule mortuaire de saint Bernard ; c'est là qu'il passa le reste de ses jours et c'est là qu'il mourut le 26 novembre 1165[5].

Gauthier de Bourgogne, le sixième et le dernier des enfants mâles du duc Hugues II, avait été appelé, dès 1163, à lui succéder à l'évêché de Langres. C'était le troisième fils du duc élevé à l'épiscopat. Il avait été primitivement chanoine et archidiacre de Langres, puis doyen de Besançon. Il fut même promu à l'archevêché de cette ville, mais se vit dans la nécessité de résilier ses fonctions, par suite des persécutions de l'empereur Frédéric Barberousse contre le Pape Alexandre, que soutenait le prélat.

Le jeune duc Hugues III avait ainsi deux de ses oncles à la tête de l'épiscopat d'Autun et de Langres, c'est-à-dire dans les diocèses qui comprenaient la plus grande partie du domaine ducal.

La nomination de Gauthier de Bourgogne avait été faite vers la fin de l'année 1163 ou au commencement de 1164, et la notification royale lui avait été apportée par l'abbé de Sainte-Colombe de Sens. Le nouvel élu écrivit aussitôt une lettre de remerciements au roi Louis le Jeune ; il déclare qu'il est un fidèle sujet du roi, qu'il compte sur son appui et qu'il part pour desservir son église[6]. Toutefois Gauthier, qui est qualifié de clerc dans les documents antérieurs, ne fut installé officiellement que quelque temps après, bien qu'il ait rempli ses fonctions avant cette installation. On sait, en effet, par une lettre des chanoines du chapitre de Langres, que le nouvel élu devait être promu au diaconat par son frère Henri, évêque d'Autun, et que la cérémonie devant avoir lieu le dimanche de la Passion, le 10 mars 1164, les chanoines tenus d'y assister ne pouvaient se rendre au mandement royal qui les convoquait à Sens pour témoigner dans l'affaire d'Hugues de Broyes[7].

L'affaire d'Hugues de Broyes était une de celles qui se présentaient si fréquemment pendant les minorités du seigneur suzerain ou pendant les vacances de l'évêché, alors que l'absence d'une main puissante et de tout contrepoids laissait aux vassaux libre carrière de faire des incursions sur les terres du voisin et même sur les domaines ecclésiastiques. Pendant la régence de Marie de Champagne, chaque jour des plaintes de ce genre venaient retentir à la cour royale. Hugues de Broyes qui vingt ans auparavant, comme nous l'avons dit plus haut, avait été excommunié à la suite d'une guerre contre le sire de Grancey et de dégâts commis au préjudice des religieux de Molème, s'était signalé par de nouveaux méfaits dont sa plaignait le chapitre de Langres[8].

Henri le Libéral, comte de Champagne, ne se conduisait pas mieux, et le nouvel évêque Gauthier de Bourgogne écrivait au roi Louis VII : « Tout le monde dans nos environs sait comment, du temps de notre prédécesseur, le comte Henri s'est conduit envers l'église de Langres, et nous croyons que vous avez dû en être informé. Aujourd'hui ses sentiments sont les mêmes il ne cesse d'inquiéter nous et notre église, usurpant par la violence nos terres et nos possessions. Il vient de piller notre village de Gevrolles et a reçu l'hommage de Renaud de Montsaugeon pour le village de Condes, fief qui relève de notre évêché. Vous devez comprendre combien cet acte est préjudiciable pour notre église. Vous pourrez donner pleine confiance au porteur des présentes, qui vous fera un complet exposé de notre affaire[9]. »

Deux ans après, le débat entre Gauthier de Bourgogne et Henri le Libéral n'était pas terminé, et le roi Louis VII, qui avait sommé les parties de comparaître devant lui à Gisors, reçut une lettre du comte de Champagne qui refusait de s'y rendre sous prétexte qu'il n'avait pas eu le temps de consulter ses barons dans une question aussi importante[10]. L'affaire se dénoua d'une manière beaucoup plus tragique pour Renaud de Montsaugeon, qui fut traîtreusement occis par les fils d'un chevalier de ce même château, ce qui produisit de nouveaux troubles dans cette partie du Langrois. L'évêque se vit en butte à des revendications incessantes de la part des héritiers et notamment de Hugues d'Arceau, qui réclamait moitié de l'héritage. Les parents, alliés et amis du défunt, firent grand bruit et ne cessèrent de proférer les plus inquiétantes menaces. Dans la lettre écrite à ce sujet au roi[11] par l'évêque de Langres, on voit que ce dernier avait été en outre assigné pour un autre démêlé relatif à Coublant et dont les détails ne nous sont pas connus. Ce document curieux nous apprend que Gauthier ne put s'y rendre et réclama un nouveau rendez-vous, non sans y manifester un certain dépit d'avoir à comparaître devant l'évêque d'Auxerre, qu'il regardait sans doute comme son inférieur ou tout au plus son égal hiérarchique : « J'ai contremandé, dit-il, le jour qui m'a été assigné par l'évêque d'Auxerre, jugeant et estimant que je ne devais pas comparaître en sa présence sans votre exprès commandement, puisque je tiens la terre de Coublant de votre souveraineté[12]. »

Dans l'Auxerrois, l'agitation n'était pas moins profonde. Guillaume IV, comte de Nevers, qui venait de succéder à son père, annonçait les mêmes dispositions brouillonnes et batailleuses les guerres qu'il soutint presque aussitôt contre les comtes de Joigny et de Sancerre et dont il sortit victorieux, occasionnèrent des dégâts considérables sur les domaines de Saint-Étienne d'Auxerre[13]. Le chapitre et l'évêque Alain s'en plaignirent au roi Louis VII[14] et le supplièrent d'en faire obtenir réparation, principalement pour les terres de Varzy et d'Appoigny qui avaient le plus souffert. Ils représentaient Guillaume IV comme un tyran disposant à sa volonté des biens de l'église et menaçant de tout soumettre à sa domination. Quelques gentilshommes, comme celui de la Ferté Loupière, s'étaient également jetés sur Appoigny et lieux circonvoisins. Il fallut l'autorité du pape Alexandre III, qui résidait toujours à Sens, et celle du roi qui était venu le visiter, pour mettre fin à ces querelles[15].

Ces dissensions étaient à peine étouffées, que des faits plus graves et d'une nature plus scandaleuse se passaient dans l'Autunois, à Vézelay, qui avait été si longtemps déjà le théâtre des violences féodales et des insurrections de la commune. Moins scrupuleux encore que son père, Guillaume IV, comte de Nevers, cédant aux instigations haineuses de sa mère Ida de Carinthie, que le chroniqueur Hugues de Poitiers appelle « la vieille Hérodiade, la fille de Jésabel, de la race d'Amalech, » ne reculait devant aucun moyen pour livrer au pillage les possessions de l'abbaye. Il détournait les marchands et les pèlerins qui s'y rendaient, et soumit la ville à un blocus tellement rigoureux que les habitants ne pouvaient descendre à la rivière pour faire abreuver leurs bestiaux. Il avait institué des prévôts qu'il lançait contre les moines comme des chiens à la curée. On le vit lui-même bravant l'excommunication dont il était frappé, enfoncer les portes. du monastère, et pénétrer dans l'église à la tête d'une troupe de seigneurs et d'hommes d'armes avides de rapine et de sang. Les religieux contraints de s'enfuir abandonnèrent tous l'abbaye, ce qui ne s'était pas vu même dans les plus mauvais jours de 1155, dont nous avons précédemment parlé. Nous ne suivrons pas tous les épisodes de ces scènes étranges et sauvages, qu'il faut lire, non dans le Spicilège, car D. Luc Dachery, par un scrupule malentendu, a cru devoir tronquer de nombreux passages, mais dans le manuscrit original de la Bibliothèque d'Auxerre[16]. Disons seulement que les moines de Vézelay, ne sachant de quel côté trouver leur salut, imaginèrent de s'adresser à la Cour du jeune duc de Bourgogne Hugues III. Cet expédient désespéré ne leur réussit pas. Guillaume IV, craignant l'ingérence des troupes bourguignonnes qui auraient pu menacer son comté, négocia avec les seigneurs du duché et fit avorter ces projets d'intervention. Les religieux abandonnés à eux-mêmes furent obligés d'attendre que le roi de France jugeât le moment opportun d'arracher l'abbaye à une destruction complète et mît fin à une lutte qui ne se termina qu'en 1166.

Revenons un peu en arrière pour nous occuper de la duchesse et de son fils. Pendant les années 1163 et 1164, c'est Marie de Champagne qui eut seule la direction des affaires seule elle donne les actes c'est en sa présence et à sa cour que se débattent les questions litigieuses ; son fils y paraît quelquefois, mais aucun acte n'est donné en son nom.

Quelque temps après la mort de son mari, elle avait songé à procurer à Hugues III une alliance digne de son rang et avait jeté les yeux sur les grandes familles alliées et parentes de la Maison de France. Les comtes de Vermandois comptaient parmi les puissants barons du royaume, et le dernier titulaire Raoul le Vaillant, fils de Hugues le Grand, était à la fois comte de Vermandois, de Valois, d'Amiens, de Crépy, et avait occupé les fonctions de sénéchal de France et de régent. Il avait laissé ses enfants sous la tutelle d'Ives de Nesles, comte de Soissons. L'un de ses fils Raoul, dit le Jeune et le lépreux, était encore jeune à l'époque qui nous occupe ; sa fille aînée Elisabeth avait été mariée quelque temps avant à Philippe d'Alsace, comte de Flandre, et sa seconde fille Eléonore était d'un âge qui pouvait convenir au jeune duc de Bourgogne C'est celle-là que Marie de Champagne résolut de faire demander par l'entremise du roi elle écrivit en conséquence la lettre suivante à Louis le Jeune son beau-frère :

« A Louis, par la grâce de Dieu très excellent roi de France, Marie duchesse de Bourgogne envoie salut et hommage. Votre Majesté sait que mon fils est votre homme lige, votre parent, et qu'il vous est « entièrement dévoué. C'est pourquoi je m'adresse en toute sûreté à l'amitié que vous lui portez. J'ai appris que le comte Raoul de Péronne avait une sœur nubile, et l'on m'a rapporté qu'elle conviendrait pour être mariée avec mon fils. En conséquence, très cher seigneur, moi et lui nous vous prions d'y pourvoir, d'en parler avec le comte de Soissons et d'arrêter les conditions de cette alliance. Sachez que bien que mon fils puisse se marier dans un autre royaume, je préfère de beaucoup le voir marié dans le vôtre que partout ailleurs. Plus il approchera de votre personne, plus il sera vôtre et vous sera dévoué[17]. »

Ce document curieux est le seul qui nous ait été conservé au sujet de ce projet d'alliance. Il est probable que le roi soucieux de la mission qui lui était confiée y donna suite et que les conventions en furent arrêtées, mais que des causes qui nous sont inconnues n'en permirent pas la réalisation. Ce qui est certain, c'est que cette Eléonore de Vermandois, qui fut mariée quatre fois, épousa peu après Godefroi de Hainaut, qu'elle perdit au bout de quelques mois[18] et épousa en secondes noces le terrible Guillaume IV, comte de Nevers, dont on connaît les tristes démêlés avec les religieux de Vézelay.

A mesure que le duc Hugues III avançait en âge, il ne manquait pas dans l'entourage de la cour ducale de seigneurs qui lui donnaient de mauvais conseils et l'engageaient à secouer le joug de tutelle dans lequel il était retenu. Ces suggestions perfides avaient beaucoup aigri le duc contre sa mère, et il faut chercher les coupables parmi les chevaliers et les jeunes barons qui figurent le plus souvent dans les actes du temps et faisaient partie de son intimité, comme Eudes, sire de Grancey Gui, sire de Vergy Jobert de Grancey, fils du sénéchal Viard ou Guiard de Faverney Gui, sire de Salives Aimon de Dijon Guillaume d'Orgeux Etienne de Pouilly Calo le Jeune ; de Grancey Ponce Chanlart, sire de Duesme, etc.

Ces seigneurs ne tardèrent pas à mettre une brouille complète entre la mère et le fils, à tel point que Marie de Champagne, chassée de la cour et privée de son douaire, se vit dans la nécessité d'implorer le secours du roi. Louis le Jeune manda l'un et l'autre pour venir comparaître devant lui. Le duc ne se rendit pas à l'invitation et envoya un ambassadeur pour réclamer un autre rendez-vous. A ce propos la duchesse écrivit à Louis VII « Comme je me rendais en votre présence au plaid que vous m'avez assigné afin que, par votre justice, je puisse rentrer dans mes droits, j'ai reçu un envoyé du duc qui contremandait cette entrevue. Cela ne m'empêchait pas d'aller vous trouver. Mais cependant mon avis a été d'aller d'abord voir le pape, en tant que mon affaire puisse le toucher, ce que je n'avais pas encore fait. Je me rends donc en sa présence. C'est pourquoi j'expédie à votre Altesse un courrier afin que vous fixiez un jour et décidiez d'une manière quelconque sur l'affaire de mon très méchant fils. On m'a chassée et je suis en exil. Autrefois riche, maintenant presque mendiante autrefois duchesse et maintenant conservant à peine un débris de pouvoir, je me prosterne suppliante et humiliée au pied de votre royale Majesté plongée dans le malheur et les larmes, je vous supplie d'avoir pitié de moi, et de daigner me faire rendre mon douaire, dont aucune autre duchesse n'avait encore été privée jusqu'ici. Après Dieu, je n'ai plus espoir qu'en vous[19]. »

On connaissait trop la lenteur ordinaire delà justice, même de la justice royale, pour obéir immédiatement aux ordres du roi. Il est probable que le duc reçut plusieurs avertissements et plusieurs rendez-vous auxquels il ne se rendit pas, sachant d'avance que le jugement ne lui serait pas favorable. Louis VII irrité lui fit des menaces et commença des préparatifs de guerre. Les chevaliers bourguignons conseillèrent au duc de recourir à l'alliance de l'empereur Frédéric Barberousse. Ce dernier avait eu assez de causes de mésintelligence avec la France à propos du schisme pour n'avoir pas à intervenir dans une querelle qui ne lui était pas personnelle il pria Henri le Libéral, comte de Champagne, de servir de médiateur et lui écrivit « Frédéric, par la grâce de Dieu, empereur des Romains et toujours auguste, à son cher vassal Henri, comte illustre de Troyes, qu'il assure de ses bonnes grâces et auquel il souhaite toute sorte de prospérité. Nous avons entendu dire, avec beaucoup de peine et de regret, que le roi de France compte à la Saint-Jean prochaine entrer en ennemi et porter la destruction dans la terre du duc de Dijon notre ami et notre allié. Or nous ne pouvons ni ne devons le souffrir pour aucun motif. Mettant pleine confiance dans ton amitié, nous te sollicitons affectueusement et nous te prions vivement de t'interposer par amour pour nous auprès du roi pour le faire renoncer à ce projet. Fais en sorte de ne causer, ni par toi ni par les tiens, aucun préjudice au duc, et plutôt que de nuire au duc, retire au roi ton conseil et ton aide. Si le roi ne veut pas renoncer à ses intentions hostiles, ou surseoir à leur réalisation, sache et tiens pour certain que nous ne le souffrirons pas ni ne le supporterons et pour lui résister, pour soutenir et défendre notre ami le duc, nous ferons agir toutes les forces de notre empire. En effet, si entre le duc et sa mère il s'est présenté ou se présente à l'avenir quelque sujet de discorde, nous suffirons parfaitement et au-delà, nous et toi, pour arranger l'affaire[20]. »

Les menaces contenues dans cette lettre pouvaient faire craindre une conflagration générale qui dépassait de beaucoup en importance la querelle privée qui en était la cause. Il est probable que le comte de Champagne, oncle du duc, s'interposa et rétablit la bonne harmonie entre la duchesse et son fils, car ils parurent dans la suite vivre en meilleure intelligence, sans que le roi ait eu besoin d'user de son intervention armée.

Quant à la date de ces événements que le Recueil des historiens de France fixe à l'an 1163, ou 1164[21], nous croyons qu'il faut les rapporter à l'an 1165. Une note de D. Brial[22] s'appuie sur ce la duchesse allant trouver le pape à Sens, ces faits devaient avoir lieu vers 1163-1164, mais la raison n'est pas déterminante car Alexandre III habita Sens depuis le 30 octobre 1163 jusqu'au 4 avril 1165[23]. Que les seigneurs bourguignons aient dès la première date cherché à écarter Marie de Champagne pour prendre la direction des affaires sous le jeune duc, cela est supposable, mais ce n'est qu'au commencement de 1165 que la duchesse dut écrire au roi ; c'est à cette époque que l'empereur Frédéric envoya au comte de Champagne la lettre que nous venons de donner, et c'est à la Saint-Jean de 1165 que Louis le Jeune se proposait d'envahir la Bourgogne. D'ailleurs jusqu'à ce moment la duchesse donne seule les actes la première charte, parfaitement datée donnée par Hugues III sans la participation de sa mère, est du 8 avril 1165 (VI Idus Aprilis)[24]. Nous croyons donc que la régence de Marie de Champagne dura du mois de septembre 1162 à avril 1165, c'est-à-dire deux ans et six mois environ.

Louis le Jeune commettait une grande faute politique en ne conservant pas avec le duc de Bourgogne, son allié naturel, les bons rapports qui avaient existé entre les ducs et les rois ses prédécesseurs, et en ne le rattachant pas à sa famille par des liens plus étroits ainsi que la duchesse le lui avait proposé. Il lui eût été facile, sans en venir aux menaces et à une déclaration de guerre, de rétablir par sa seule autorité la bonne intelligence entre la mère et le fils, au lieu de laisser intervenir des étrangers dans leurs affaires personnelles. Le règne de Louis VII nous offre trop d'exemples de ces inconséquences et de ces maladresses, depuis la dissolution de son mariage avec la reine Eléonore de Guyenne, qui livrait au duc de Normandie trois des plus belles provinces de France. Il n'avait ni les qualités de son père ni celles de son fils, et il faut croire Hugues de Poitiers sur ce qu'il dit de son caractère[25].

L'empereur Frédéric Barberousse, beaucoup plus adroit, sut habilement profiter de son rôle de médiateur depuis qu'il était possesseur du comté de Bourgogne par son alliance avec Béatrix, fille du comte Renaud III, il avait tout intérêt à ménager les intérêts du duché et la cour brillante du magnifique château qu'il avait fait construire à Dôle était trop près de la cour de Dijon. Il se fit du duc de Bourgogne un parent et un allié, se vengeant ainsi du roi qu'il n'aimait pas et qui protégeait ouvertement Thomas Becket, archevêque de Cantorbéry, alors retiré à Pontigny, dont l'empereur réclamait l'expulsion. Frédéric fit offrir à Hugues III sa propre nièce Alix de Lorraine, fille de Mathieu Ier, duc de Lorraine et de Berthe, sa sœur. Le mariage fut conclu et les fiançailles eurent lieu vers les années 1164-1165, le duc étant dans sa dix-septième ou dix-huitième année.

 

 

 



[1] D. Plancher, t. I, pr. 74.

[2] Pérard, pp. 242, 243.

[3] Arch. de la Côte-d'Or, Cartulaire de Saint-Etienne, n° 22, fol. 41, v° et 42 r°.

[4] Arch. de la Côte-d'Or, Cartulaire d'Hochmelle.

[5] On peut voir dans D. Bouquet, Epist. Ludovici, t. XVI, p. 31, C. D. p. 94, note p. 119, C. D, des lettres des années 1162, 1164, 1165, qui désignent Godefroy quondam Lingonensis Episcopus. Il y en a même une que D. Bouquet, t. XVI, p. 140 D. E, porte à l'année 1167, ce qui est une erreur, Godefroy étant mort deux ans avant. D'après le t. IX des manuscrits de l'abbé Mathieu, le tombeau de Godefroy, évêque de Langres, qui se trouvait dans l'église de Clairvaux, croisée du côté du septentrion du cimetière des religieux, au-devant de la chapelle de tous les saints, fut ouvert, ainsi que celui de cinq autres évêques, au milieu desquels il était placé. On trouva dans ce tombeau une plaque de plomb avec cette inscription : VI Idus novembris, pie memorie Dominus Godefridus, Episcopus Lingonensis, hoc in loco sancto fine quievit, ubi et inunctus fuerat, et divinis sacramentis munitus per ministerium domini Alani Autissiodorensis, et ablutus in conventu per manum Episcoporum... et Autissiodorensis et abbatum honorifice tumulatus (Migne, t. IV, p. 1782).

[6] Epist. Ludov., D. Bouquet, t. XVI, p. 46 C. D.

[7] D. Bouquet, Epist. Ludov., t. XVI, p. 47 A. B.

[8] D. Bouquet, Epist, Ludov., t. XVI, p. 46, C. D ; p. 47 A. B.

[9] Duchesne, Histoire Franc., t. IV, pp. 669, 670 et D. Bouquet, Epist. Ludov., t. XVI, p. 119 C. D.

[10] D. Bouquet, Epist. Ludov., t. XVI, p. 119, n° 336.

[11] A. Duchesne, Histoire Franc., t. IV, pp. 643, 644.

[12] A. Duchesne, Histoire Franc., t. IV, pp. 643, 644.

[13] Voir Lebeuf, Histoire d'Auxerre, nouv. éd., t. III, pp. 92, 93.

[14] A. Duchesne, Histoire Franc., t. IV et D. Bouquet, t. XVI, p. 93 A. B.

[15] Voir D. Bouquet, t. XVI. p. 92, C. D., une lettre de l'évêque d'Auxerre Alain à Louis le Jeune pour lui demander de lui assigner jour à Sens. Nous pensons que ceci se passait vers le mois de mai 1164, époque à laquelle avait lieu la dédicace de Sainte-Colombe. Anno incarnati verbi M.C.LX.IIII, regnante Ludovico, rege Fran« corum Hugone Senonensium pontifice, Odone venerabili abbate presidento, Alexander papa dedicavit ecclesiam Sancte Colombe Senonensis, vt kal. maii, quam prefatus abbas a fundamentis renovavit (Bibl. du Vatican, mss. n° 755, fol. 20, r°, relatif à la ville de Sens et à Sainte-Colombe, mss. du XIIe s., in-f°, en veau rouge).

[16] Cette partie du récit est comprise dans le livre IV de Hugues de Poitiers, dont la publication intégrale serait curieuse. Il faut voir aussi l'Etude sur Vézelay de mon regrettable ami Aimé Cherest, t. II, pp. 22, 61 et les preuves de son t. III.

[17] A. Duchesne, Histoire Francor., t. IV, p. 722.

[18] Gisleb. du Mont dit dans D. Bouquet, t. XIII,. p. 556 : Godefridus cum annorum esset circiter XVI et instaret tempus militiœ ejus, Montibus usque ad mortem ægrotavit, ibi que defunctus est. Il se pourrait que le mariage de Godefroy avec Eléonore n'ait pas été réalisé vu la jeunesse du fiancé. On se mariait jeune mais guère avant dix-huit ans.

[19] A Duchesne, Histoire Franc., t. IV, p. 726.

[20] D. Bouquet, t. XVI. 691 ; D, 692 A.

[21] D. Bouquet, t. XVI, p. 68.

[22] Voir la note du t. XVI, p. 68.

[23] Jaffé, Regesta pontificum romanorum, 695, 703.

[24] Orig. Arch. de l'Aube. Edité par M. d'Arbois de Jubainville, Abbayes cisterciennes, p. 392.

[25] Hugues de Poitiers dit qu'il était d'un caractère timide, qu'il préférait les douceurs du repos aux dangers de la guerre cui grata quies, exosum semper extitit bellum. Spicilège, p. 639.