HISTOIRE DES DUCS DE BOURGOGNE DE LA RACE CAPÉTIENNE

TOME DEUXIÈME

 

CHAPITRE XV. — EUDES II (suite et fin) - 1153-1162.

 

 

Discussions entre le duc Eudes II et l'évêque de Langres. — Jugement rendu à Moret par le roi Louis le Jeune. — Sentences des cours de justices épiscopales. — Le duc au concile de Soissons. — Raymond de Bourgogne mêlé aux luttes de l'abbaye de Vézelay ; sa mort. — Mathilde de Bourgogne épouse Guillaume de Montpellier. — Contestations de l'abbé de Flavigny avec le duc Eudes Il. — Jugement du roi dans l'affaire du duc et de l'évêque d'Autun. — Donations aux monastères. — Actes d'incommunication ou de pariage. — Débats entre Alexandre III et l'antipape Victor IV. — Le château de Vergy offert comme asile au Pape. — Conférence de Saint-Jean-de-Losne. — Le roi Louis le Jeune et le comte de Champagne à Dijon, chez le duc, leur beau-frère. — Fin des négociations. — Mort d'Eudes II.

 

Au moment où les lettres et les bulles pontificales recommandaient au duc de Bourgogne et aux seigneurs de la province d'apporter une intervention efficace dans les luttes multiples que l'abbaye de Vézelay avait à soutenir, Eudes II était lui-même en discussion avec Godefroy, évêque de Langres, au sujet des fiefs qu'il ne servait pas loyalement, et à la suite de faits graves relatés dans une enquête trop curieuse pour que nous nous abstenions de la rapporter.

Depuis un certain temps déjà, l'affaire était pendante devant la cour des pairs de France. Le roi Louis le Jeune avait convoqué les parties à Moret en Gatinais, pour comparaître devant une assemblée de barons et d'évêques. Le duc et Godefroy s'y trouvèrent au jour indiqué, et exposèrent leurs griefs.

L'évêque invité à parler le premier, dit : « Je demande au duc comment, étant notre homme et notre feudataire pour le fief de Saint-Mametz, il n'a pas daigné nous faire hommage et nous rendre les honneurs de ce fief ? Pourquoi a-t-il enlevé nos hommes de Châtillon, prêtres et autres ? Pourquoi a-t-il mis le feu au village d'Occey ? Je demande que, conformément à ses promesses, il répare les dommages causés par Hugues d'Arceaux, qui, avec ses complices, a mis le feu à ce village et à plusieurs autres, après avoir maltraité et tué les habitants, et commis beaucoup de violences. Je n'ai relâché ses complices que j'avais fait mettre en prison que sur la promesse faite par le duc, et la parole donnée en son nom par l'abbé de Clairvaux, qui s'était porté pour caution, en m'assurant que satisfaction me serait rendue. »

« Je réclame la moitié du péage de Châtillon que prend le duc et qui m'appartient. Je réclame les moulins construits contre toute justice sur nos terres de Saint-Mametz. Je réclame Varenne et les droits que le duc et ses officiers prélèvent sur ce château. Je réclame Brazey et le village de Bonjean (Bons Johannes ?) qui sont de mon fief, et que le duc retient en gage sans mon assentiment. Je demande qu'il fasse détruire les anciennes murailles de Dijon, construites sur notre fonds, et qui ferment l'entrée de nos abbayes du côté de nos châteaux de Saulx et de Til-Châtel. Qu'il abatte la tour élevée à Velars, qui nous est incommode et nuisible, principalement à notre forteresse de Gurgi. Qu'il répare les torts causés à nos chanoines du Dijonnais, en leur fermant les portes, et qu'il mette fin aux violences exercées contre nos abbayes. » A ces réclamations nettement formulées par l'évêque de Langres, le duc donna une réponse qui nous paraît fort évasive, et insuffisante en tous cas pour réfuter les faits qui étaient mis à sa charge.

« Je ne veux pas, dit-il, répondre à tout ce qui vient de m'être reproché. D'abord on met à ma charge des actes commis avant que je n'aie été homme et vassal de l'évêque, puis quand je suis devenu son homme et vassal, il a refusé de me rendre justice, c'est ce qui m'a porté à lui refuser hommage et à ne plus le reconnaître pour seigneur. Je réclame en outre qu'il détruise les fortifications et les fossés qu'il a faits à Mussy. »

L'évêque, reprenant les raisons alléguées par le duc, dit : « Je l'ai reçu en bonne foi sur les promesses qu'il m'a faites, et que j'ai cru sincères, de réparer tout le mal qu'il avait causé précédemment. Il ne peut objecter que je n'aie pas exigé ce que je réclame aujourd'hui, car quand je l'ai reçu, j'ai ajouté formellement cette clause, sauf mes droits et sans préjudice de mes justes prétentions. Quant à la seconde objection du duc, que je ne lui aurais pas rendu justice, je ne sais. Lorsqu'il m'a demandé d'écouter ses plaintes, je lui ai assigné un jour pour comparaître à la Cour épiscopale. Je m'y suis trouvé. Le duc n'est pas venu, et s'est contenté d'envoyer quelques-uns de ses officiers. Je l'ai de nouveau invité à venir dans la maison de son seigneur ; il a refusé, et j'ai renvoyé ses gens sans vouloir les entendre. Quant aux fortifications et aux fossés de Mussy, je ne dois point les détruire, c'est mon frère qui les a fait faire peu de temps avant son voyage de Jérusalem avec l'approbation et même le secours du duc, et de plus ces constructions sont faites sur le fonds de Saint-Mametz, où le duc n'a aucun droit. »

Eudes II répliqua que ni lui ni ses ancêtres n'avaient jamais comparu en personne à la Cour épiscopale de Langres, sinon par des procureurs, et que c'était à eux et à eux seuls que l'on devait répondre.

« Cela n'est pas exact, dit l'évêque, ni moi ni mes prédécesseurs n'avons jamais répondu aux envoyés du duc, mais aux ducs eux-mêmes, et d'ailleurs votre aïeul et votre grand'père ont plusieurs fois plaidé devant l'évêque, à Langres, à Châtillon, où ailleurs. Vous avez vous-même plaidé jusqu'à deux fois dans la maison de l'évêque. »

« Ce n'était que par bonne amitié, interrompit le duc.

« Moins par amitié, répliqua l'évêque, que pour la déférence due à votre suzerain, et pour l'hommage que vous lui devez. »

Nous ne savons si le chancelier de la Cour de France, qui relate les paroles prononcées à l'assemblée de Moret, n'a pas écourté un peu les allégations produites par Eudes II. Il est certain que le beau rôle reste à l'évêque de Langres, et que les arguments fournis par son adversaire n'ont pas dû agir favorablement sur l'assemblée.

La suite de l'affaire nous offre un curieux exemple des habitudes de lenteur de la justice féodale. Après la discussion de l'affaire en litige, on alla aux voix mais les arbitres réclamèrent ajournement de la sentence. Le roi fixa en effet un autre rendez-vous. L'évoque s'y rendit. Le duc, qui avait des raisons de retarder autant que possible le moment d'une condamnation probable, évita de comparaître. Autre rendez-vous fut indiqué. L'évêque y fut seul. A une troisième assignation, l'évêque se rendit encore, le duc refusa de comparaître. On tint conseil. Le roi se décida à envoyer en Bourgogne un ambassadeur, qui trouva le duc en train de monter à cheval, et parfaitement bien portant, incolumem et equitantem. Quatrième sommation. L'évêque comparut encore le duc se fit représenter par un de ses officiers chargé de l'excuser et d'expliquer, que, si son maître n'était pas venu, c'est qu'il ne pouvait assister à tant de réunions !

La cause était entendue, et l'arrêt fut rendu en faveur de l'évêque de Langres par les membres présents les archevêques de Sens et de Paris Alain, évêque d'Auxerre le bouteiller, le connétable, le grand chambrier de France et plusieurs autres, l'an 1153[1].

A voir tant de lenteurs, de remises et de démarches inutiles, on croirait que les juges touchaient des émoluments, et avaient intérêt à prolonger les débats, mais ces lenteurs étaient dans les habitudes de l’époque, et les justices ecclésiastiques, comme nous l'avons vu plus d'une fois, n'apportaient pas plus de célérité dans leurs jugements que les justices féodales.

Toutefois les sentences rendues par les Cours épiscopales, quand il s'agissait de décisions entre les abbayes et les seigneurs de moins haute volée, étaient plus expéditives. En 1154, quand Godefroy, évêque de Langres, fait un arrangement entré les religieux de Theuley et les frères de la commanderie du temple de la Romagne, il arrête les limites respectives des domaines appartenant à ces monastères, et fixe les points du débat avec les dignitaires présents à l'évêché[2]. Henri de Bourgogne, évêque d'Autun, étant à Autun, dicte un arrangement entre les moines de Fontenay et Renier de Frolois, qui contestait des redevances à Flacey et ailleurs il rend son jugement après audition des allégations respectives des parties et nouvelles enquêtes contradictoires[3]. Vers la même époque, les religieux de Fontenay s'adressent encore à leur évêque pour les contestations qu'ils avaient avec Jean et Renier de Sainte-Colombe au sujet des droits, à Saigny, Eringes, Grignon l'évêque n'eut qu'à relater les conventions arrêtées par les arbitres, menaçant d'anathème ceux qui viendraient à violer les clauses du traité[4]. En 1153, l'évêque de Langres, pour éviter de nouvelles contestations entre les abbayes de Molème et de Clairvaux, notifie la cession d'une rente sur Beaumont, faite par Gui, abbé de Molème à celui de Clairvaux[5].

Le 10 juin 1155[6], le duc de Bourgogne se rendit au concile de Soissons près du roi Louis le Jeune. Il y assista avec les archevêques de Reims et de Sens, en présence d'une nombreuse assemblée on voulut aviser aux violences et aux exactions commises par les seigneurs et une paix de dix années y fat solennellement jurée[7] : « En présence de tous les prélats et de tous les barons présents à la réunion, dit le diplôme de Louis VII[8], le roi donna sa parole d'observer cette paix, et de faire justice des infractions, si elle était violée. Le même engagement fut pris par le duc de Bourgogne, le comte de Champagne, le comte de Nevers, le comte de Soissons et les autres seigneurs présents. »

Dans la chronique originale de Hugues de Poitiers[9], à propos des luttes sanglantes qui ont lieu entre les bourgeois de Vézelay et Ponce de Montboisier, abbé du monastère, on voit figurer Raimond de Bourgogne, frère d'Eudes II ; il prend part à une action de guerre dont la lacération des feuillets du manuscrit[10] ne permet de préciser exactement ni le lieu ni les circonstances. Un fait digne de remarque, c'est que la mort de Raimond suit d'assez près l'époque de cette lutte, soit qu'il ait reçu de graves blessures, soit pour d'autres causes qui ne nous sont pas connues. En tous cas, son intervention dans les affaires de Vézelay est curieuse, et montre qu'il dut servir les intérêts de son frère l'évêque d'Autun. Il mourut le 28 juin 1156, veille de Saint-Pierre et Saint-Paul. Et ce même jour, le duc était à Beaune avec sa mère l'a duchesse douairière Mathilde, en même temps que son frère Henri, qui fonde à l'occasion de cette mort un anniversaire dans l'abbaye de Sainte-Marguerite, et donne pour cette fondation l'église de Grosbois et ses dépendances, avec l'approbation de leur autre frère Gauthier, alors archidiacre, et plus tard évêque de Langres[11]. Henri fonda également l'anniversaire de son frère Raimond dans l'abbaye de Flavigny[12]. Agnès, comtesse de Montpensier et de Grignon, veuve du défunt, lui rendit le même honneur à Notre-Dame de Beaune, en assurant à l'église une rente sur les coutumes de Vitteaux, en présence de Hugues le Roux, autre frère du Duc[13]. Le cartulaire de Cîteaux porte le souvenir d'une semblable libéralité et d'une rente sur Vitteaux cédée pour pareille cause par la même comtesse[14].

Dans ces deux derniers actes, Agnès de Montpensier associe le souvenir de son fils Hugues, qui avait précédé son père dans la tombe, à celui de Raimond de Bourgogne, dont l'obit était célébré à Cîteaux, le 28 juin[15]. De cette alliance, il restait une fille alors fort jeune, la comtesse Mathilde qui eut quatre alliances, et dont les libéralités ont surtout conservé la mémoire. Cette Mathilde dont il sera plus d'une fois fait mention, avait reçu son nom, selon toute apparence, de la duchesse Mathilde, sa grand'mère, ou de sa tante Mathilde, sœur d'Eudes II, que nous voyons, en février 1157, épouser Guillaume de Montpellier. Le texte du contrat de ce mariage, en donnant le détail de la dot, porte ce préambule que nous traduisons « comme Dieu au commencement « du monde, en créant toutes choses termina par la « création de l'homme, et prit une de ses côtes en « disant Il n'est pas bon que l'homme soit seul sur « la terre, c'est pourquoi nous faisons une compagne « pour l'aider et quand il eut créé la femme, il dit « croissez et multipliez, et peuplez la terre, etc.[16] » Eudes II était alors (1157) en contestation avec l'abbé de Flavigny, au sujet des fortifications qu'il avait fait élever autour de la ville, fortifications que les habitants de Flavigny ne voyaient pas s'élever à leur satisfaction, et pour lesquelles ils avaient porté plainte au duc de Bourgogne. Dans une lettre que ce dernier écrivit aux habitants qu'il traite d'amis[17], il leur déclare renoncer à ses prétentions et avoir fait la paix avec l'abbé Renaud. Il se décharge sur eux du tort qu'il peut avoir commis en cette affaire, et ce avec l'approbation de la duchesse Marie et de son fils Hugues : « J'accorde aux moines la permission de faire autour de la ville de Flavigny toutes les fortifications qu'ils croiront devoir faire, sans qu'on puisse apporter aucun obstacle à leurs travaux. Et comme je n'ignore pas votre mauvais vouloir à ce sujet, je vous demande de laisser faire à l'abbé ce qu'il désirera, et de vous soumettre en tout à sa volonté. Adieu. »

Cet abbé Renaud paraît avoir été assez jaloux de son autorité abbatiale, et avoir énergiquement défendu les privilèges du monastère de Flavigny contre les prétentions des puissances laïques ou ecclésiastiques. Il semblerait qu'il y eut là comme à Vézelay, mais avec une moindre intensité, une revendication des privilèges de l'abbaye. Henri de Bourgogne, évêque d'Autun, venait de céder aux religieux, lors de la fondation d'anniversaire de son frère Raymond, la moitié des oblations de l'église paroissiale de Saint-Genest de Flavigny, dans laquelle il n'y avait alors que deux chapelains[18]. L'abbé Renaud n'en contestait pas moins à l'évêque, en 1160, ses prétentions sur la ville et sur l'abbaye, et lui refusait foi et hommage. Il appuyait sa résistance sur les anciens privilèges du monastère, et prétendait n'être tenu qu'envers le roi, son suzerain immédiat, aux devoirs de fief. Henri de Bourgogne, ne pouvant en avoir raison, fit citer l'abbé devant Louis le Jeune, qui après avoir entendu les dires de l'un et de l'autre, confirma les droits de l'évêque, et ordonna à l'abbé de Flavigny de rendre hommage de son abbaye, de même que l'évêque rendait au roi ses devoirs de vassalité pour son église. Pour mettre fin à de nouveaux débats, le roi déclare que quand même la confirmation de ces droits n'aurait pas été faite par les rois ses prédécesseurs, il la lui octroyait, et que désormais Flavigny reconnaîtrait l'autorité diocésaine.

Ce jugement, prononcé en 1160[19], mit pour le moment un terme à ces contestations. Dans les siècles suivants, les successeurs de Renaud, fidèles à ces devoirs de vassalité, offrirent toujours les clefs de la ville et de l'abbaye, lorsque l'évêque se présentait à Flavigny. Le jugement de Louis VII fut d'ailleurs confirmé par un diplôme de Philippe-Auguste, donné à Fontainebleau, en 1192. Le roi se réserve de plus un droit de gîte à Flavigny pour un jour de chaque année[20].

Eudes II assistait, en 1157, à Châtillon-sur-Seine, avec Godefroy, évêque de Langres, à une importante donation de la terre de Semond[21], faite aux religieux de Molosmes, près Tonnerre, par Gaudin, seigneur de Bremur, avec la participation de toute sa famille. L'abbé Adelard, en faveur de cette cession, remit à chacun des donateurs une certaine somme aux filles, il donne une vache, à une autre un manteau, à l'un des fils une tunique, etc.[22]

Peu après[23], le duc pacifie une contestation entre les religieux de Saint-Etienne de Dijon et plusieurs seigneurs Hugues d'Arceaux, Guillaume et Aymon de Beire, relativement à des droits de pâturage à Ahuy, contestation qui avait déjà été trente ans auparavant l'objet d'un débat et d'un jugement rendu à la cour de Hugues II. Les habitants d'Ahuy furent de nouveau investis du droit qu'ils réclamaient, avec l'assentiment du connétable Guillaume de Marigny, probablement seigneur féodal de ce fief. Alix, femme du connétable, et leurs fils Eudes et Aymon donnèrent aussi leur consentement à Jaugey[24], apud Juxe.

Les chevaliers du temple de la commanderie d'Uncey[25] protégés par la faveur ducale, reçurent à cette époque les libéralités des barons du voisinage. Gui de Sombernon leur concéda ce qu'il possédait à Avosnes[26], conjointement avec Barnuin et Aimon de Drées. Le duc Eudes étant à Saint-Seine avec sa cour, Jean de Mont-Saint-Jean, Jean de Chaudenay, Aimon le Roux, Garnier d'Agey, etc., ratifia la donation. Garnier d'Agey fit aussi abandon de ce qu'il avait à Avosnes et en fit dresser l'acte à Sombernon par l'évêque Henri de Bourgogne[27].

Godefroy, évêque de Langres, sans vivre ouvertement en mauvaise intelligence avec le duc de Bourgogne, avait souvent avec lui des questions d'intérêt qui menaçaient de troubler l'accord, que le jugement de Moret n'avait pas réussi à rendre parfait, bien que le duc ait dû s'incliner devant la décision du roi de France. Pour éviter le retour de ces revendications qui amenaient des débats incessants, l'évêque de Langres obtint, en mars 1158 (1159) une bulle du Pape Adrien qui ratifiait la décision royale, et assurait à l'évêque la moitié du château de Montsaugeon et de ses dépendances[28]. Lorsque Eudes II, la duchesse Marie de Champagne et leur fils Hugues donnent à l'abbaye d'Auberive une famille d'hommes à Pierre-Fontaine[29] pour la fondation d'un service religieux, Godefroy ne manque pas de faire valoir sa suzeraineté c'est lui qui dicte la charte et la scelle de son sceau[30].

Le duc cède encore aux religieux de Saint-Bénigne, vers 1160, ce qu'il possédait à Velars-sur-Ouche, en y établissant les droits de justice qui lui reviennent ainsi qu'à l'abbé. Il avoue que dans ce village, il a outrepassé ses pouvoirs, en usant de violence et en percevant ce qui ne lui était pas dû. La duchesse Marie approuve ainsi que son fils Hugues, en présence de Gauthier, archidiacre de Langres, frère du duc ; Euvrard, chapelain de la duchesse ; Aimon le Roux, Etienne de Pouilly, chevaliers, le prévôt Bon ami[31].

A la même date, fut passé entre le duc et les mêmes religieux un traité d'incommunication ou de pariage, relativement à la terre de Mémont[32], ancien domaine important qui avait eu des comtes particuliers pendant la première époque de la féodalité. L'acte d'incommunication ou de pariage s'appliquait à des biens indivis, qui exigeaient des possesseurs une entente, une administration commune pour en toucher les revenus et en régir les intérêts au profit de chacun des propriétaires. C'est encore avec la médiation de l'évêque Godefroy que ce traité fut passé. On peut en voir le texte dans D. Plancher, qui s'étend toujours longuement sur les faits qui intéressent l'abbaye et en rapporte le texte dans ses preuves[33]. Un des prieurés dépendant de Saint-Bénigne s'associa également avec Eudes II par une semblable incommunication pour une terre sise à Bellenod, près de Pouilly, afin de construire en cet endroit un village, dont le monastère devait comme le duc prendre sa part de charges et de revenus. Les constructions à élever devaient, comme les acquisitions futures, être à frais communs[34].

Eudes II et la duchesse Marie résidaient alors souvent à Châtillon-sur-Seine, et l'abbaye de Notre-Dame de cette ville fut pendant leurs dernières années l'objet de leurs libéralités. Nous donnons aux preuves divers actes passés dans ce château en présence des principaux officiers de la cour ducale[35].

De plus graves événements durent en ce moment nécessiter l'intervention du duc de Bourgogne dans les affaires générales, bien que les chroniques restent muettes sur le rôle qu'il y prit, alors que la Bourgogne était le théâtre de ces démêlés les préparatifs de guerre de Louis le Jeune et de Henri le Libéral contre le roi d'Angleterre, et la lutte du Pape Alexandre III contre l'empereur Frédéric Barberousse.

La reine Constance étant morte, le 4 octobre 1160[36], le roi Louis VII avait attendu quinze jours à peine pour prendre en troisièmes noces la dernière sœur d'Henri, comte de Champagne et de Thibaud, comte de Blois, et devenait ainsi le beau-frère du duc de Bourgogne. Cette parenté expliquerait un séjour assez prolongé que fit le roi à Dijon, en 1162, si de plus sérieux motifs n'y avaient nécessité sa présence.

Le Pape Adrien IV était décédé en septembre 1159, et la majorité des cardinaux lui avait donné pour successeur Roland, cardinal de Saint-Marc, qui prit, le nom d'Alexandre III, pendant que l'empereur Frédéric Barberousse soutenait le cardinal de Sainte-Cécile, qui s'intitulait Victor IV. C'était toujours la vieille lutte du schisme allemand opposé au Pape légitime, appuyé par la France et l'Italie. Victor IV était, au dire de Hugues de Poitiers[37], parent de Henri le Libéral : soutenu et excité par l'empereur, il ne tarda pas à forcer son rival à sortir de ses états et à chercher asile en France, où Alexandre débarqua aux fêtes de Pâques 1162[38].

Par l'entremise de Manassès, évêque d'Orléans, le roi de France chargea Henri le Libéral de négocier une entrevue avec l'empereur pour décider la querelle entre les compétiteurs. Si Louis VII protégeait Alexandre, il choisissait bien mal ses négociateurs, qui penchaient secrètement pour Victor. Au mois de mai, le comte de Champagne arriva en Lombardie et convint avec l'empereur d'une conférence qui devait s'ouvrir à Saint-Jean-de-Losne, le 29 août 1162[39]. Dans cette entrevue préliminaire, il fut arrêté que celui des deux compétiteurs dont l'élection serait déclarée régulière, serait proclamé pape, avec obligation pour le roi comme pour l'empereur de se soumettre à la décision qui serait solennellement prise dans la réunion[40]. Le comte de Champagne rapporta de plus à Louis VII une lettre de l'empereur datée de Pavie, le 2 des calendes de juin[41], dans laquelle il lui prodiguait les témoignages de la plus sincère amitié, et le désir de vivre avec lui en bonne intelligence. Au reçu de toutes ces dépêches, le roi annonça son projet de se rendre à Saint-Jean-de-Losne au jour convenu, et en attendant se rendit à l'abbaye de Souvigny, près Moulins, où se trouvait Alexandre III avec lequel il passa deux jours. Louis VII espérait faire venir son protégé au rendez-vous, mais ce dernier qui avait des motifs de se défier des négociateurs de ces conventions, n'accepta pas dans la crainte de tomber dans les mains de ses ennemis : « Si vous n'osez pas aller à Saint-Jean-de-Losne, disait le roi à Alexandre, accompagnez-moi jusqu'à Vergy, où vous pourrez en toute sécurité attendre mon arrivée, vous y serez dans une forteresse inexpugnable. Je prendrai pour votre sûreté et celle de votre entourage les mêmes précautions et les mêmes garanties que pour ma propre personne. Je vous en donne ma parole[42]. »

Cette offre du château de Vergy ne fut pas davantage acceptée par Alexandre, qui, ayant chargé quatre cardinaux d'accompagner le roi, s'en remit à eux du soin de défendre ses intérêts, sans les autoriser toutefois à accepter un jugement contraire à son élection dont la validité était inattaquable.

Louis VII se retira à Dijon, à la cour du duc de Bourgogne, où le comte de Champagne vint le rejoindre[43]. Le Duc Eudes II, alors atteint de la maladie, ultima egritudine[44], qui devait le conduire peu après au tombeau, prit très peu de part aux événements ultérieurs.

Le 29 août, le roi, Henri le Libéral, l'archevêque de Tours, l'évêque de Paris, Ponce de Montboisier, abbé de Vézelay, les cardinaux, et un cortège de nombreux personnages se rendirent à Saint-Jean-de-Losne. Louis VII, qui était en simple costume de chasse, en s'approchant de la ville, envoya d'avance plusieurs émissaires pour savoir si Frédéric était arrivé. Les ambassadeurs apprirent avec étonnement que l'empereur et l'antipape Victor s'étaient présentés avant le jour sur le pont de Saint-Jean-de-Losne, et que n'ayant trouvé personne, comme ils pouvaient s'y attendre à pareille heure, ils s'étaient retirés pensant avoir rempli leur engagement. Aux délégués que l'empereur avait laissés à sa place, les ambassadeurs du roi réclamèrent un nouveau rendez-vous, que les premiers prétendirent ne pouvoir accepter, n'ayant pas qualité pour le faire. La conférence était rompue ; les cardinaux reprirent le chemin de Vézelay et le roi rentra à Dijon.

Le comte de Champagne, qui n'avait pas trop servi les intentions du roi dans les premiers pourparlers, se rendit immédiatement au palais impérial de Dôle, où il trouva l'empereur, en obtint la promesse d'une nouvelle conférence, et revint en toute hâte à Dijon, dans le palais ducal, où il arriva de grand matin. Il exposa au roi que trois semaines plus tard une réunion aurait lieu, et que cette fois la question serait définitivement tranchée. Louis VII accepta ces propositions, promit de s'y soumettre, et donna pour caution les comtes de Flandre et de Nevers, et le duc de Bourgogne[45].

Le 22 septembre, à neuf heures du matin, le roi arrivait sur le pont de Saint-Jean-de-Losne, et attendit vainement à cheval jusqu'à midi l'arrivée de l'empereur, qui ne parut pas, mais se fit représenter par son chancelier, porteur d'excuses assez mauvaises, relativement au retard de son maître. Après un échange d'explications, le roi, pensant sa parole dégagée, jugea de sa dignité de faire faire volte-face à son cheval et de se retirer. Le soir seulement l'empereur arriva, et joua l'étonnement de ne trouver personne sur le pont. Des envoyés furent députés au roi à Dijon, mais il refusa de les entendre. Le comte de Champagne, négociateur de la réunion, dut payer de sa personne en se livrant prisonnier et en faisant hommage à l'empereur de neuf de ses châteaux[46].

Outre la maladie du duc de Bourgogne qui ne lui permettait pas de prendre part à ces démêlés, il semble que la répulsion manifestée par le pape de s'approcher de ses états, et d'accepter l'hospitalité qui lui avait été offerte au château de Vergy, cachait ce pressentiment, que le duc partageait, comme son beau-frère le comte de Champagne, un secret penchant pour la cause de l'antipape Victor. On est d'autant plus porté à le croire, qu'Alexandre III avait été obligé d'intervenir d'une manière fâcheuse dans les intérêts d'Eudes II, et les jugements rendus relativement à ses contestations avec l'abbé de Flavigny ne lui avaient pas été plus favorables que l'arrêt de Moret.

Le duc de Bourgogne, sans tenir compte du dernier jugement rendu contre lui en 1160, avait mis la main sur Flavigny, dont ses officiers s'étaient emparés violemment, et le retenait malgré les vives réclamations de l'évêque d'Autun, son frère. Henri de Bourgogne, oubliant ses liens de parenté, ne voulut tolérer cette usurpation, lança une sentence d'excommunication contre Eudes II et la notifia au pape[47]. Alexandre était alors à Déols ou Bourg-Dieu[48]. Le 22 septembre, le jour même où le roi se rendit à la seconde entrevue de Saint-Jean-de-Losne, le pape lui écrivait de prier le duc de Bourgogne de faire rendre Flavigny, soit au roi lui-même, soit à l'évêque d'Autun. Il ajoutait qu'il venait de donner sa sanction à la sentence lancée contre lui, et qu'il mandait aux évêques de Langres et de Chalon de tenir la main à son exécution[49].

Nous ne savons si cette excommunication pesait encore sur Eudes II, lorsqu'il mourut en septembre 1162[50]. Le dernier acte du duc avait été rédigé en faveur de l'abbaye de Cîteaux, où, comme ses prédécesseurs, il devait recevoir la sépulture. Il donna aux religieux une maison à Dijon, dite de la duchesse, dont la duchesse douairière Mathilde avait eu l'usufruit. Marie de Champagne ratifia la dernière volonté de son mari ainsi que son fils Hugues[51]. Telle fut à Dijon l'origine du clos et de l'enceinte que l'on nommait le Petit-Cîteaux[52].

La duchesse douairière Mathilde avait précédé son fils dans la tombe et était décédée, soit à Beaune, où elle fut enterrée sous le maître-autel de l'église qu'elle avait contribué à édifier, soit au château de Méduan, près de Magny-les-Villers[53].

Marie de Champagne survécut longtemps à son mari et existait encore en 1190[54] : elle termina ses jours à l'abbaye de Fontevrault.

Eudes II et Marie laissaient trois enfants ; deux filles qui paraissent les aînées et un fils unique :

1° Mahaut, femme de Robert IV, comte d'Auvergne et de Clermont ;

2° Alix, femme d'Archambaud, sire de Bourbon ;

3° Hugues III qui continue la lignée.

 

 

 



[1] Spicilège, de d'Achery, t. III, pp. 802, 603. — D. Plancher, t. I, pr. 72, pp. 48, 49.

[2] Orig. Arch. de la Côte-d'Or, Fonds de la Romagne, H. 1230. — Nos Cartulaires des Templiers.

[3] Arch. de la Côte-d'Or, Cartulaire de Fontenay, n° 201 fol. 41, 42.

[4] Arch. de la Côte-d'Or, Cartulaire de Fontenay, n° 201 fol. 101, 102.

[5] Orig. Arch. de la Côte-d'Or, Fonds Clairvaux, cart. 542.

[6] A. Duchesne, Hist. Fr., IV, 583.

[7] Ann. Benedici. ad annum 1155, n° 59. — Art de vérifier les dates, t. III, p. 149.

[8] D. Bouquet, t. XIV, p. 387, 388, d'après Duchesne.

[9] Bibl. d'Auxerre, MSS. n° 106.

[10] Manuscrit n° 106, fol. 109 v°.

[11] Orig. Arch. de la Côte-d'Or, Titres de Sainte-Marguerite, carton 677.

[12] Bibl. de Châtillon-sur-Seine, Cartulaire de Flavigny, p. 186. Ed. D. Plancher, t. I, pr. n° LXXIV.

[13] Orig. Arch. de la Côte-d'Or, Cartulaire de N.-D. de Beaune, n° 94, fol. 79.

[14] Arch. de la Côte-d'Or, Cartulaire de Cîteaux, n° 167, fol. 73.

[15] L'obituaire de Cîteaux (de notre cabinet), fol. 22, porte : IV Kal. julii obiit Raymundus, frater ducis Burgundie. L'Obituarium ecclesie beate Mariœ Belnensis, de nos manuscrits, fol. 157, porte : XV Kal. Maii, pro Hugone, puero, filio Raymundi, fratris Ducis Burgundie, et pro ipso Raymundo XIII solidos et IV denarios super furnum Vietelli.

[16] Spicilegium, de d'Achery, t. III, p. 526.

[17] Bibl. de Châtillon-sur-Seine, Cartulaire de Flavigny, p. 180 ; Ed. D. Plancher, t. I, pr. 75.

[18] Bibl. de Châtillon-sur-Seine, Cartulaire de Flavigny, p. 186 ; Ed. D. Plancher, t. I, pr. 74.

[19] D. Plancher, 1. 1, pr. 78. Orig. Arch. de Saône-et-Loire.

[20] D. Plancher, t. I, pp. 338, 339.

[21] Semond, commune du canton de Baigneux, arrondissement de Châtillon-sur-Seine.

[22] Orig. Arch. de la Côte-d'Or, H. 620, Fonds de Quincy.

[23] Pérard, p. 437 ; Fyot, pr. p. 107.

[24] Jaugey, hameau de la commune de Barbirey, canton de Sombernon.

[25] Uncey-le-Franc, commune du canton de Vitteaux.

[26] Avosnes, commune du canton de Vitteaux.

[27] Orig. Arch. de la Côte-d'Or, Titres de la commanderie du Temple de Dijon, H. 1169.

[28] D. Plancher, t. I, pr. 76 ; Gall. Christ., t. IV. Instr. coll. 178.

[29] Pierre-Fontaine, commune du canton de Longeau, Haute-Marne.

[30] Arch. de la Haute-Marne, Cartulaire d'Auberive, t. I, pp. 257, 258.

[31] Orig. Arch. de la Côte-d'Or, Fonds Saint-Bénigne, carton 2 ; Ed. D. Plancher, t. I, pr. 79 ; Duchesne, Ducs de Bourg., pr., pp. 38, 39.

[32] Canton de Sombernon.

[33] D. Plancher, t. I. pr. 77. — Gall. Christ., t. IV, Instr. coll. 180. — Orig. Arch. de la Côte-d'Or, Titres de Saint-Bénigne, carton 70.

[34] Orig. Arch. de la Côte-d'Or, Fonds Saint-Bénigne, cart. 22 bis. La Duchesse Marie approuve cet arrangement ainsi que son fils Hugues, en présence de Jean de Mont-Saint-Jean, Aymon de Dijon, Etienne de Pouilly, etc.

[35] D'après le Cartulaire de Notre-Dame de Châtillon.

[36] D. Bouquet, t. XIII, 517 E.

[37] Historia Vizeliacensis monasterii, D. Bouquet, t. XII, 330 E.

[38] D. Bouquet, t. XIII, 665 D.

[39] Lettre de l'empereur Frédéric à l'archevêque de Lyon, D. Bouquet, t. XVI, 690 E.

[40] D. Bouquet, t. XII, 330 B.-C.

[41] D. Bouquet, t. XVI, 30 A. B.

[42] Historia monasterii Vizeliacensis, D. Bouquet, t. XII, 35 A ; Acta Pontificatus Alexandri III, D. Bouquet, t. XIII, 667 B. C.

[43] Acta Pontificatus Alexandri III, D. Bouquet, t. XIII, 667 C.

[44] Arch. de la Côte-d'Or, Cartulaire de Saint-Etienne, n° 22, fol. 41, v°.

[45] Hist. Vizeliacencis monasterii, D. Bouquet, t. XII, pp. 330, 331 et t. XIII, 67 D. E. Voir aussi l'Hist. des ducs et comtes de Champagne, de M. d'Arbois de Jubainville, auquel nous empruntons plusieurs détails, t. III, pp. 48 et suiv. et principalement une étude de Cl. Xav. Girault : Conférence de Laône entre l'empereur Frédéric Barberousse et Louis le Jeune, Paris, J. B. Sajou, 1811, 28 pp. extr. du Magasin Encyclopédique de juillet 1811.

[46] Voir l'Hist. de Champ., de M. d'Arbois de Jubainville, loco citato, et Xavier Girault dans la brochure précitée.

[47] D. Bouquet, t. XV, pp. Ï88, 786.

[48] Abbaye de l'ordre de Saint-Benoît, arrondissement de Châteauroux (Indre).

[49] D. Bouquet, t. XV, pp. 785, 786. Epist. Alexand. III.

[50] D. Plancher, t. I, p. 342. — Art. de vérifier les dates, t. II, p. 46.

[51] Arch. de la Côte-d'Or, Cartulaire de Cîteaux, t. III, fol. 468 r°.

[52] D. Plancher, t. I, pp. 341, 342.

[53] Voir ce que nous disons précédemment de Méduan, lieu détruit.

[54] Cartulaire de Châtillon-sur-Seine, fol. 145.