Lutte des Cisterciens
et des Clunisiens. — Saint Bernard et Pierre le Vénérable. — Premières
fondations des Templiers. — Le Duc Hugues II va en pèlerinage à Saint-Jacques
de Compostelle. — Statuts des Templiers arrêtés à Troyes. — Commanderie de
Mormant et son développement. — Fondations de Gui de Til-Châtel, chevalier du
Temple. — Lutte entre les religieux de Saint-Seine et de Saint-Etienne de
Dijon. — Scandales. — Commencements de l'abbaye des religieuses de Tart. —
Donations du templier Payen de Bures, et fondation de la commanderie de
Bures.
Les
meilleures institutions ne sont pas à l'abri des misères et des passions
humaines. Entre les riches et puissants religieux de Cluny et les pauvres
moines de Cîteaux, dont l'ordre sans cesse grandissant étendait sa réputation
dans les plus lointaines contrées, il y avait des sujets d'amour-propre qui
pouvaient entraîner des questions de secrète rivalité. Il était difficile que
le vieil institut ne vît pas d'un œil jaloux l'ordre nouveau, et celui-ci ne
pouvait sans envie observer ceux qu'il trouvait investis de dignités, de
richesses, et environnés des faveurs publiques. Les
Cisterciens, vêtus de grossiers vêtements de laine blanche, reprochaient aux
Clunistes dégénérés leur opulence, leurs manteaux de fourrures d'un grand
prix qui les paraient comme des époux allant à l'autel de l'hyménée. Les
fils de Cluny accusaient les Cisterciens de pousser jusqu'à l'excès les
macérations et l'ascétisme, d'introduire dans le monde monastique les usages
les plus insolites. Qu'est-ce qu'un ordre religieux, disaient-ils, qui ne
consiste qu'à bêcher la terre, essarter les forêts et porter du fumier ? Saint
Bernard, avec son caractère ardent et passionné, son dévouement au triomphe
et à l'exaltation de son ordre, était l'homme qui allait commencer la lutte «
s'il faut respecter le saint, il faut se défier du Cistercien et je crains
que dans cette attaque contre Cluny, l'abbé de Clairvaux n'ait cédé, à son
insu, plutôt au désir d'abaisser Cluny et de grandir son ordre, qu'au désir
de fortifier la discipline ecclésiastique, plutôt à des mobiles humains qu'à
des mobiles religieux[1]. » Dans
une étrange et habile apologie, saint Bernard trouve en effet moyen
d'attaquer les Clunistes, tout en paraissant leur décerner des éloges. 11
leur reproche de se faire les juges de leur prochain et, contrairement à leur
règle, de médire d'autrui. Il énumère complaisamment les abus qui se sont
introduits dans la discipline de Cluny, le luxe des repas, des habits, des
bâtiments, la prodigalité des abbés qui favorisent ces désordres au lieu de
les réprimer. « On dirait, à les voir passer, que ce sont des seigneurs de
châteaux et non les pères des monastères, des chefs de province et non des
directeurs d'âmes. Ils font porter à leur suite leur linge de table, leurs
coupes, leurs aiguières, leurs candélabres, leurs valises chargées non point
de leurs simples couches, mais des ornements de leurs lits. Ils s'éloignent à
peine à quatre lieues de leur résidence, qu'ils emportent avec eux tout leur
mobilier, comme s'ils allaient à la guerre[2]. » Ces
attaques visaient principalement Ponce de Melgueil, le dernier abbé de Cluny,
qui avait déployé un faste et un luxe sans bornes, et que l'on vit un jour
sortir du monastère avec une suite de cent mules pour porter ses bagages.
Elles ne pouvaient atteindre son successeur Pierre de Montboissier, qui,
depuis le 21 août 1122, occupait le siège abbatial, qui, par l'austérité de
sa conduite et la sagesse de son administration, a mérité de n'être connu que
sous le nom de Pierre le Vénérable. Si
l'attaque de saint Bernard avait été violente et passionnée, la défense de
l'abbé de Cluny fut plus prudente et plus mesurée. Elle montrait que les
règles Clunisiennes répondaient à l'esprit de la règle Bénédictine, et que
les abus ne prouvaient rien contre l'excellence d'une doctrine. Il exposait
la supériorité de leur observance tempérée par la charité, qui n'avait rien à
gagner à cette intolérance et à cet ascétisme effrayant dont les Cisterciens
se faisaient gloire. « Ô vous, disait Pierre le Vénérable, vous les
saints, vous les premiers, vous les vrais moines du monde entier, puisque
tous les autres, selon vous, ne sont que des moines faux et corrompus, seuls
vous vous élevez au-dessus de tous voilà pourquoi vous portez une robe de
couleur inusitée ; voilà pourquoi, pour vous distinguer de tous les moines du
monde, vous étalez vos habits blancs au milieu de leurs habits noirs.
Préférer à la couleur noire choisie par humilité par les Saints Pères, dès
les temps les plus anciens, une couleur blanche insolite, n'est-ce pas vous
déclarer meilleurs que ces saints personnages ? » Passant
ensuite à l'examen des différents griefs qui leur étaient reprochés, l'abbé
de Cluny les réfutait les uns après les autres puis, élargissant le débat, il
prouvait que la charité était le principe, la loi souveraine qui dominait
l'ordre monastique tout entier, que vouloir surcharger la règle de pratiques,
d'austérités et de rigueurs extrêmes, était dépasser le but, en soumettant
les religieux à des épreuves que la nature humaine n'était pas faite pour
supporter longtemps. Tel est
en substance le premier acte de la grande lutte entre les Cisterciens et les
Clunisiens, au sujet de la discipline monastique. Et malgré le respect dont a
été entouré le souvenir de saint Bernard, les admirateurs de son génie n'ont
pas craint de blâmer son zèle immodéré, et la sévérité farouche de pratiques
et d'observances qui ne devaient pas lui survivre plus d'un siècle[3]. Au
milieu de ce vaste épanouissement des institutions monastiques, et en dehors
du rayon de ces ordres nouveaux qui envoyaient au loin leurs colonies, un
nouvel institut venait de naître sous l'impulsion de la foi religieuse, des
croisades et des pèlerinages en terre sainte. L'hôpital de Saint-Jean de
Jérusalem, bâti par des négociants d'Amalfi[4], qui y avaient construit une
église, existait déjà lors de la conquête de cette ville par les chrétiens,
en 1099. Cet hôpital devint le berceau de Saint-Jean de Jérusalem, qui, non
seulement fournit aux pèlerins le logement, la nourriture et les soins, mais
qui prit les armes pour les protéger, et devint avec les Templiers la base
des armées chrétiennes en Orient[5]. Hugues
de Payns[6], Geoffroy de Saint-Omer et
d'autres gentilshommes, qui paraissaient appartenir à la Champagne, touchés
des périls auxquels étaient exposés ces pèlerins, résolurent de faire une
association pour leur servir d'escorte, et les défendre dans les passages dangereux.
Un historien presque contemporain[7] prétend qu'ils étaient d'abord
disciples des hospitaliers de Jérusalem, et qu'ils s'étaient primitivement
retirés dans une maison près du temple, d'où ils prirent le nom de Chevaliers
du Temple ou Templiers. Cet
ordre militaire, dont l'origine date de 1118, ne tarda pas à attirer les
seigneurs féodaux, qui établirent des maisons en Champagne puis en Bourgogne,
où nous les suivrons bientôt. Hugues, comte de Champagne, abandonna sa
puissance et ses richesses pour s'enrôler dans cette milice, en 1125, et
saint Bernard, son ami, toujours dévoué à son ordre, à la nouvelle de cette
vocation illustre, lui écrivit pour lui exprimer ses regrets de ne pas lui
voir prendre le froc Cistercien. Pendant
ce temps, Hugues, duc de Bourgogne, continuait à mériter le surnom de
Pacifique, et ne paraît avec sa cour, dans les affaires de la province, que
dans des plaids où s'agitent des discussions entre les barons et les
monastères. Les titres de Saint-Bénigne nous attestent seuls sa présence à
cette époque, dans divers actes non datés, mais qui peuvent être compris
entre les années 1125 et 1128. Dans un
de ces actes, le Duc déclare qu'il avait d'abord repoussé les plaintes qui
lui avaient été faites au sujet des exactions commises par ses officiers à
Prenois, localité dépendant de l'abbaye de Saint-Bénigne, mais que, comme les
habitants de ce village avaient été entièrement dépouillés des droits d'usage
dont ils jouissaient précédemment jusque sur le territoire de Pâques, il
désirait rendre justice, et se laissait toucher par les sollicitations des
plaignants. En conséquence, il rend aux habitants de Prenois les privilèges
et les droits dont ils étaient jadis investis, et interdit formellement à ses
officiers de les molester à l'avenir. Simon de Vergy, Renaud de Grancey,
Havin d'Arceaux, Carpin, son maréchal[8], Hugues d'Is, Simon, prévôt de
Lanthenay et de Pâques, Anséric de Plombières, y sont témoins[9]. Le duc
de Bourgogne et sa femme Mathilde présidèrent, en 1128, au jugement rendu à
Dijon entre Havin de Beire-le-Châtel, Havin d'Arceaux, et les chanoines de
Saint-Etienne de Dijon, au sujet des pâturages dans les forêts d'Hauteville
et d'Ahuy. Les hommes de ce dernier village, qui relevaient de Saint-Étienne,
s'offraient de faire par le duel les preuves de leur droit. La question fut
tranchée en leur faveur, en présence du Duc et de la Duchesse, de Villencus,
évêque de Langres, d'Herbert, abbé de Saint-Etienne, de Thierry de Faverney,
etc.[10] Le duc
devait depuis longtemps former le projet de visiter les provinces, où ses
ancêtres avaient laissé d'éclatants souvenirs de vaillance, et dont les
princes de sa famille occupaient les trônes. Il voulut faire le pèlerinage de
Saint-Jacques de Compostelle en Galice. Avant
son départ, il se rendit à Saint-Bénigne, avec plusieurs de ses chevaliers,
se recommanda aux prières des religieux et de l'abbé Pierre qu'il emmenait
avec lui dans ce voyage. Il renouvela les privilèges que l'abbaye tenait des
ducs, avec une menace d'anathème contre les violateurs, et reçut l'absolution
de ses fautes, en présence de son connétable, Guillaume de Marrigny, de
Joubert et Calo de Grancey, fils de Hugues, son ancien sénéchal, défunt, de
Aymon le Roux, de son maréchal Carpin et de Hugues de Bèze[11]. Le 14
avril 1128, jour de la fête de saint Hilaire, se tint à Troyes un concile,
sous la présidence de Mathieu, évêque d'Albano, légat du Pape, auquel
assistèrent treize évêques et plusieurs abbés, parmi lesquels on comptait
Herbert, abbé de Saint-Etienne de Dijon Renaud de Semur, abbé de Vézelay,
promu peu après à l'archevêché de Lyon, Etienne Harding, abbé de Cîteaux,
saint Bernard, Foucher, abbé de Saint-Père de Chartres, historien de la
première croisade. Les comtes de Champagne, de Nevers, et André de Baudement
prirent part aux discussions des Pères, relativement aux règles et aux
statuts des Templiers, qui furent présentés par Hugues de Payns, premier
maître de l'ordre, assisté de cinq chevaliers. C'est dans cette assemblée que
fut examinée et approuvée la constitution de cette corporation naissante, qui
avait un but aussi militaire que religieux la présence de saint Bernard lui a
fait attribuer la rédaction d'une règle, alors qu'il ne fut sans doute appelé
qu'à donner son avis. On n'y trouve pas la sévérité extrême des premiers
Cisterciens. Les Templiers ne devaient jeûner qu'une fois par semaine pendant
le carême et les jeûnes obligatoires, et faisaient trois jours gras par
semaine. Ils portaient l'habit blanc pour costume[12]. Dans le
diocèse de Langres, la commanderie de Mormant[13], l'une des premières connues,
eut pour origine un hôpital, fondé au commencement du XIIe siècle, par les
sires de Broyes, et dont Herbert fut le premier aumônier. L'évêque Joceran
notifiait, en 1121, un don de Simon, seigneur de Broyes, à la maison-Dieu de
Mormant, et ratifiait les concessions faites par son père, en y ajoutant de
nouveaux domaines dont il déterminait les limites[14]. Deux ans après, Girard de
Millières[15], qui jouissait des droits du
comte de Bassigny[16] et de la terre de Leffonds[17], cédait, par un traité passé
avec le prieur de la maison-Dieu de Mormant, ce qu'il y possédait, pour faire
un moulin, ainsi que divers, droits d'usage. Thierry de Faveroles, Gillebert
de la Porte, Barthélémy de Nogent, Raoul d'Orges[18], et leurs familles
s'associaient avec le sire de Millières pour cette généreuse libéralité[19]. Un bref
du Pape Innocent II mit en possession définitive Guiard, maître du Temple, et
les frères de Mormant[20]. D'autres
bienfaiteurs ne tardèrent pas à en augmenter les revenus Etienne de Marac son
frère Aldon son beau-frère Renier de Chaumont ; Joubert, fils de Renier
Gaudri et Raoul de Faveroles et leur père Thierry Geoffroi de Chaumont et ses
fils Hugues de Coublanc et Viard fils de feu Ytier, frère de Hugues Guichard,
comte de Clermont ; Girard d'Ecot Girard, sire de Coublanc Hugues Morel de
Marac Henri de la Rochetaillée, sa femme Ponce, ses quatre fils et ses deux
filles Hugues de Giey les sires d'Arc, de Nogent, de Sexfontaines, de
Coublanc, de Clermont[21]. Plusieurs s'enrôlèrent dans la
nouvelle milice. L'histoire
des premiers fondateurs est peu connue, et difficile à établir, soit que les
localités aient disparu, soit que les titres aient été en partie anéantis, et
que la portion la moins importante des domaines n'ait été rendue aux
hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem, après la destruction des Templiers.
Beaucoup de commanderies non citées sont indiquées dans nos titres inédits[22]. Les
seigneurs de Til-Châtel témoignèrent toujours une affection particulière à
ces ordres militaires. Un
chevalier de cette maison, nommé Gui, et surnommé Cornelly, avait épousé la
fille de Sigaud de Châtillon. Elle s'appelait Rezvuide, et eut trois filles
de cette alliance ; mais ayant été encore jeune atteinte de la lèpre, il
fallut, suivant l'usage, la priver de toute relation avec ses semblables et
la faire séquestrer. Gui de Til-Châtel, fort affligé de cet accident, fit vœu
de s'enrôler dans la milice du Temple et de terminer ses jours au service de
cette chevalerie. Accompagné d'Herbert, abbé de Saint-Etienne de Dijon, de
Guillaume de Baudement, maître du Temple[23], de Payen de Bures, que nous
verrons plus loin fondateur de la commanderie de ce nom, il alla trouver
Pierre, abbé de Saint-Bénigne, lui fit part de ses projets, et offrit de lui
remettre en garde sa femme et ses filles, moyennant l'abandon des biens qui
lui venaient de son beau-père. Il réclama cependant des religieux une
certaine somme d'argent destinée à subvenir à son voyage de Jérusalem. Une
telle proposition avait de quoi charmer l'abbé de Saint-Bénigne. Il déclara
donc qu'il prenait en considération l'offre du chevalier, mais pour ne pas
s'engager à la légère dans une aussi grave responsabilité, et rendre les
conventions inattaquables, il lui donna un rendez-vous, où devaient se
trouver les parties intéressées, et les seigneurs qui avaient des droits
féodaux sur les biens que Gui de Til-Châtel se proposait d'abandonner. Au jour
indiqué, Villencus d'Aigremont, évêque de Langres et Hugues, duc de
Bourgogne, vinrent à Saint-Bénigne, suivis d'une foule de seigneurs accourus
de toutes parts. En leur présence, Gui remit à l'abbé sa femme et ses
enfants. Il fit renonciation solennelle de tous les biens qui venaient de
Sigaud, son beau-père, et abandonna ce qu'il possédait à Til-Châtel, à Is, à
Marcilly, à Marsannay-le-Bois, à Pichanges, à Flacey, à Messigny, à
Savigny-le-Sec et pour ratifier l'exécution totale des conventions arrêtées,
l'abbé remit au donateur une somme de mille sous et deux chevaux. Outre le
duc de Bourgogne et l'évêque de Langres, on cite encore parmi les témoins
Herbert, abbé de Saint-Etienne, Renier, prieur de Saint-Bénigne, Ponce,
archidiacre de Langres, Garnier, prévôt de Saint-Etienne Eble, comte de Saulx
Aimon de Til-Châtel, Garnier de Sombernon, Havin de Beire, Joubert, vicomte
de Dijon, Thierry de Faverney. — Frierius, frère de Rezvuide, et son oncle du
même nom approuvèrent ces conventions à Châtillon, en présence de l'évêque de
Langres, du comte de Bar, de l'abbé de Pothières, de Joubert, vicomte de
Dijon, de Mathieu et Girard de Châtillon, des fils d'Eudes de Maisey[24]. La
longue et curieuse charte que nous analysons énumère encore diverses
approbations de parents et de témoins[25]. Elle montre avec quel soin
l'abbé de Saint-Bénigne voulait se mettre à l'abri de toute réclamation
ultérieure. Mais au
moment où les religieux de Saint-Bénigne se croyaient bien en règle, voici
une réclamation inattendue qui leur arrive. Havin d'Arceaux vient déclarer
que Gui de Til-Châtel a promis l'une de ses filles en mariage à son fils avec
tous les biens qu'il possédait. C'est encore une somme de soixante sols qu'il
faut lui donner, pour faire cesser sa réclamation et obtenir son assentiment.
Malgré l'importance des sommes données, les religieux durent s'estimer
heureux d'en être quittes à si bon compte, et de mettre la main sur une si
opulente succession. Les
chanoines de Saint-Etienne soutenaient alors une lutte fort vive contre les
religieux de Saint-Seine. Il s'agissait d'abord de la possession de l'église
de Saint-Martin de Langres, jadis concédée par Robert de Bourgogne, évêque de
Langres, aux chanoines de Saint-Etienne, et auxquels elle fut rendue, en
1129, par Villencus, leur évêque[26]. Une contestation plus vive eut
lieu au sujet des églises de Darois et d'Etaules qui étaient revendiquées par
chacun d'eux. Des débats multipliés n'avaient amené aucun résultat, il fallut
porter la contestation au synode réuni à Langres, en 1129. La question fut
tranchée au profit de Saint-Etienne de Dijon, par Gauthier, évêque de
Chalon-sur-Saône, Girard, abbé de Bèze, Harding, abbé de Cîteaux, et saint
Bernard, dont le nom est mêlé à tous les événements de l'époque. Mais la
solution n'étant pas faite pour plaire aux religieux de Saint-Seine, ils en
appelèrent à l'archevêque de Lyon, leur métropolitain, qui ne fit que
confirmer la sentence. Ils ne se tinrent pas pour battus, et firent un nouvel
appel au Pape Innocent II. Saint Bernard, délégué par le pontife, s'efforça
de pacifier les esprits en partageant le différend, et en adjugeant une des
églises à chacune des parties. Hugues, duc de Bourgogne, qui avait assisté à
plusieurs des jugements, et qui favorisait assez ouvertement les religieux de
Saint-Seine, les encouragea dans une résistance fatale. Ils ne voulurent pas
se soumettre à ce dernier jugement, et restèrent plus d'un an sous le coup
d'une bulle d'excommunication lancée contre eux. Pendant quatre ans, il y eut
entre les deux communautés une lutte acharnée, qui ne fit que s'envenimer, et
dont l'historien de Saint-Etienne[27] a passé sous silence les
épisodes les plus dramatiques et les moins avouables. Des
paroles on en était venu aux voies de fait. Les religieux de Saint-Seine
n'ont pas le beau rôle en cette affaire, et en étaient arrivés à des excès et
à une exaltation qui ne sont admis ni par la religion, ni par les statuts
d'aucun ordre monastique. Ils se rendirent le jour de Pâques à Darois, pour
tuer l'un des chanoines qui venait percevoir la part de dîmes qui leur était
dévolue par les précédents jugements ; le pauvre chanoine put s'échapper de
leurs mains assez grièvement blessé. Six
jours après les octaves de l'Epiphanie, les religieux de Saint-Seine
réunirent les hommes dont ils pouvaient disposer sur leurs terres, et
accoururent en grand nombre attaquer le village d'Ahuy. Ils envahirent les
domaines des habitants et des chanoines, pénétrèrent dans l'église et dans le
manoir, rompirent les fûts, répandirent les vins dans les caves, pillèrent
les greniers, gâtant et enlevant ce qu'ils pouvaient. Des chevaliers de
Dijon, mandés en toute hâte, purent arrêter les envahisseurs dans leur fuite,
mais ne purent remédier aux dégâts considérables qui venaient de se
commettre. Ces
luttes ne se terminèrent qu'en 1133, et les religieux de Saint-Etienne durent
accepter la sentence contre laquelle ils s'étaient tant de fois révoltés on
les condamna à payer et à réparer les dommages commis on leva l'interdiction
qui pesait encore sur eux. Le duc de Bourgogne, dont l'attitude avait été
assez inconsidérée, reçut une lettre du pape Innocent, rappelant les scènes
déplorables qui venaient de se passer, et fut chargé de veiller à l'exécution
et à l'observation des conventions de paix[28]. Au
centre de la Bourgogne, à quelques lieues de Dijon et dans la partie la plus
sauvage de l'étroite vallée arrosée par l'Ouche, un autre essaim de Cîteaux
fondait une nouvelle abbaye. Douze moines, auxquels un treizième nommé
Guillaume avait été donné comme supérieur par l'abbé Etienne Harding,
s'étaient installés à Aseraules[29], en 1130. Garnier, seigneur de
Sombernon, qui avait favorisé l'institution naissante, lui donna en outre le
village de Troisvaux (Tres valles) dans le pays de Mémont[30], avec tout son territoire. La
concession fut solennellement ratifiée au chapitre général de Cîteaux, en
octobre 1131, par Garnier de Sombernon, lui-même, par son fils Hervé et par
leurs parents et amis Aubert de Drées, Dodo de Marrigny, Garnier d'Agey, Arnoult
d'Eschannay, Dodo et Albert, ses frères. A cette cérémonie assistèrent
également Hugues, duc de Bourgogne, la duchesse Mathilde et leurs six fils
Eudes, Hugues, Robert, Henri, Raimond et Gauthier, qui donnèrent leur
approbation à tous ces actes. C'est par l'intervention du duc que les
chanoines de Vergy se dessaisirent, en faveur des nouveaux anachorètes, des
terres voisines de l'Ouche, et attenant aux domaines qui leur étaient
concédés. Mais pour dédommager le prieur de Vergy et ses chanoines, le duc
leur abandonna ce qu'il possédait à Flagey et à Vosne[31], villages plus rapprochés du
siège de leur résidence et de leurs possessions. Pour
mettre les religieux à l'abri des revendications possibles des sires de Vergy
et des seigneurs féodaux de la contrée, le Duc exigea leur renonciation
séance tenante. Simon, sire de Vergy, Valon Motet, Dodo de Vergy, Eudes de
Fangy, Simon de Gilly, Hugues d'Is et autres s'y prêtèrent de bonne grâce et
souscrivirent à ces arrangements[32]. Mais
l'abbaye d'Aseraules ne devait pas survivre longtemps à sa fondation. Un
incendie détruisit les cabanes des pauvres religieux et les bâtiments
commencés pour leur installation définitive. Il fallut recommencer sur de
nouveaux frais. C'est alors que Garnier de Sombernon, prenant en main les
intérêts de ses protégés, se donna de grands mouvements pour réparer ce
désastre. Il acheta d'Humbert de Malain et des divers possesseurs les terres
qui composaient la totalité du- territoire de Troisvaux et y transporta le
monastère dans une situation plus agréable sur les bords de l'Ouche. L'abbaye
prit le nom de La Bussière, qu'elle a conservé depuis. Outre Albert de Drées
et ses frères Arnoult et Dodo d'Eschannay, qui ratifièrent plusieurs de ces
arrangements, le sire de Sombernon obtint l'assentiment d'Arnoul le Cornu,
l'un des chevaliers notables de l'époque, déjà connu pour sa participation à
l'abbaye du Tart, et duquel relevaient quelques-uns des fiefs précités. Le
fondateur accorda ensuite des droits de pêche et de pâturage dans ses bois et
sur ses terres, à la réserve du droit de chasse[33]. Les
seigneurs de la province et les vassaux du duc qui enrichissaient de leurs
largesses et de leurs libéralités les monastères Cisterciens ne pouvaient
manquer d'attirer sur eux les faveurs du duc, car tous les efforts et tous
les actes du règne d'Hugues II marquent la prédilection qu'il portait à cet
ordre, et son désir d'en augmenter la grandeur et d'en favoriser le
développement. Sous
l'impulsion des fondateurs, l'abbaye de Tart prenait chaque jour une
importance plus considérable. Les dames nobles y venaient en grand nombre,
Emilienne, femme d'Arnout le Cornu y reçut la sépulture. Le duc prit soin, en
1132, de faire notifier toutes les concessions faites depuis l'origine, en
présence de la Duchesse et de ses fils, de Simon de Vergy, Humbert de
Faverney et son fils Etienne, Haymon Chayne et son fils Guillaume, Humbert du
Fossé, Hugues de la Roche et son fils Gui, du connétable Guillaume de
Marrigny, de Hugues Candart son oncle, d'Aimon le Roux de Dijon[34]. Peu après, le duc, la duchesse
et ses fils, pour augmenter les revenus des religieuses, ajoutèrent à leur
premier bienfait le domaine de Marmot, près de Faverney, en présence de
Joubert, vicomte de Dijon, Barthélemy de Fontaines, Joubert de Grancey, Aimon
le Roux, Guillaume de Marrigny, Guillaume d'Orgeux[35]. On a
déjà remarqué combien les officiers des ducs se mettaient peu en peine de
faire observer les chartes et les ordonnances les plus formelles de leur
souverain. Les soins que prenaient ces derniers de faire ratifier à leurs
femmes et à leurs enfants la plupart de leurs traités, ne donnaient souvent à
leurs actes ni l'autorité, ni la valeur qu'ils méritaient. Soit que le duc
fermât les yeux sur les abus qui lui étaient profitables, soit que ses
ministres fussent plus désireux de faire leurs propres affaires que de mettre
fin à des abus plusieurs fois condamnés, les contestations déjà jugées
revenaient périodiquement en cause, portées par des communautés ou par des
établissements monastiques. Tantôt on levait sur des particuliers des dîmes
et des coutumes insolites, tantôt on disputait la possession de fonds sur
lesquels on n'avait pas droit, parfois on revendiquait et on levait de
nouveaux tributs, malgré les réclamations des plaignants. Si les
victimes appartenaient à la classe des serfs et des vassaux inférieurs,
rarement on leur donnait gain de cause, et la force du plus fort étant la
meilleure, leurs revendications avaient peu de chance de succès. Mais les
communautés religieuses trouvaient toujours auprès de l'autorité
ecclésiastique un appui efficace. Les sentences d'excommunication dont
celle-ci usait et abusait étaient dans sa main une arme sans cesse suspendue
sur la tête des laïcs, et on doit reconnaître qu'à cette époque les seigneurs
féodaux avaient besoin de ce frein, pour modérer l'entraînement de leur
humeur vagabonde, batailleuse et brouillonne. Parmi
les officiers de second rang que leur charge retenait à Dijon, il y en avait
un que l'on appelait thelonearius ou le ministerium thelonei,
dont l'emploi n'a pas aujourd'hui d'équivalent exact, et dont le nom n'a pas
été conservé. C'était un receveur d'impôts, dont le rôle consistait à toucher
les revenus exigés pour les, ventes et les transactions qui se faisaient dans
la ville. Comme cet office était assez varié, et exigeait la présence d'un
agent dans plusieurs endroits à la fois, il y avait à cette époque plusieurs
officiers de cet ordre en exercice. De 1124 à 1132, l'un des titulaires nommé
Hugues avait empiété sur les droits des religieux de Saint-Bénigne, avait
perçu des impôts illicites et causé un préjudice dont le Duc touchait le
profit, et qu'il n'avait, par suite, aucun intérêt à faire cesser. L'abbé de'
Saint-Bénigne n'ayant pu se faire rendre justice se plaignit au Saint-Siège.
Le pape lança l'excommunication contre Hugues et ses complices, somma le duc
de Bourgogne de mettre fin à ces exactions, et lui interdit l'entrée de
Saint-Bénigne jusqu'à réparation intégrale du dommage causé. Il fallut casser
les officiers, et faire amende honorable. Acte en fut donné, par devant
Guillencus, évoque de Langres ; par devant son prédécesseur l'évêque Joceran
Pierre, abbé de Saint-Bénigne Eudes, abbé de Pothières ; Herbert, abbé de
Saint-Etienne ; le Duc Hugues, Gauthier Mauvalet, Renier et Mathieu de
Chatillon et Thierry de Faverney. Après
la mort du receveur Hugues, les religieux de Saint-Bénigne, cédant à la
prière de ses parents, donnèrent deux prébendes en dédommagement à sa veuve
et à son fils[36]. Dans
une bulle donnée à Cluny, le 8 février 1133, le Pape Innocent II rappelant
les longs débats et les condamnations auxquelles avaient dû se soumettre les
receveurs précités, menaçait d'anathème et d'excommunication tous ceux qui,
contrairement à ces sentences, empiéteraient sur les privilèges des religieux
de Saint-Bénigne, et seraient tentés de leur causer quelque dommage[37]. La
conversion de Gui de Til-Châtel, son départ pour Jérusalem, son enrôlement
dans la milice du Temple, l'abandon solennel de ses biens à une communauté
religieuse, avaient eu un certain retentissement et cet exemple avait trouvé
des imitateurs. Payen de Bures[38], un des chevaliers témoin et
ami de Gui, et dont le nom a déjà été cité à cette occasion, l'accompagna en
terre sainte, et fit vœu de prendre la croix des Templiers, en abandonnant
toute sa terre de Bures à la nouvelle milice. Il fut encouragé dans ce projet
par ses parents et ses seigneurs féodaux, par Rainard de Grancey, sa femme et
ses enfants ; Gui de Chalenci ; Eble, comte de Saulx, sa femme, ses
enfants et son frère Guillaume ; le duc de Bourgogne ; l'évêque de
Langres ; Nocher de Grancey, seigneur de Boussenois, sa femme et ses enfants
Gui de Vannaire Eudes de Maisy Raymond, frère de Payen de Bures, sa femme et
ses enfants. Avant son départ pour Jérusalem, Payen avait déjà donné aux Templiers, par l'entremise de Robert, sénéchal du Temple[39], une famille d'hommes. Gui du Fossé et son frère Guillaume leur donnèrent un pré à Til-Châtel, avec l'autorisation d'Havin de Beire et d'Aimon de Til-Châtel, leurs seigneurs féodaux. Ces diverses donations ne furent rapportées que deux ou trois ans après la fondation de la commanderie de Bures, dans un acte de 1133[40]. C'est aussi le premier titre qui nous ait été conservé de cet établissement, l'un des plus considérables de la Bourgogne, et qui dut sa prospérité principalement aux libéralités et à la protection des sires de Grancey. |
[1]
B. Duparay, Pierre le Vénérable, sa vie et ses œuvres, p. 29, excellent
travail auquel nous empruntons plus d'un passage.
[2]
Sancti Bernardi Apol. ad Willelmum. — Duparay, loco citato, p.
30.
[3]
Dom Rivet, Hist. littér. de la France, t. IX, p. 16. — Hist. de
l'église gallicane, t. VIII, p. 460. — Saint François de Sales, Introduction
à la vie dévote, 3e partie, chap. II.
[4]
Ville du royaume de Naples, dans la principauté Citérieure.
[5]
Guillaume de Tyr, liv. XVIII, chap. 5. — Jacques de Vitry, ch. 64.
[6]
Payns, Aube, arrondissement et canton de Troyes.
[7]
Chron. Joan. Brompton, Hist. Angl. scrip., p. 1008, London 1652.
[8]
Voir ailleurs ce Carpinus marescallus.
[9]
D. Plancher, t. I, pr. CVI.
[10]
Arch. de la Côte-d’Or, Cartulaire de Saint-Etienne, Ed. Pérard, p. 99.
[11]
Qrig. Arch. de la Côte-d'Or, Titres de Saint-Bénigne, carton 2, Ed.
Pérard, p. 222. Nous croyons que c'est vers ce moment que doit être placé ce
voyage de Hugues II et de l'abbé Pierre à Saint-Jacques de Compostelle, ces
personnages ne paraissant pas au concile de Troyes qui suit, contrairement à
l'avis de l'Art de vérifier les dates, t. II, p. 43, qui met ce
pèlerinage vers l'an 1140. En tous cas, ce voyage ne peut être antérieur à 1128
ni postérieur à 1132.
[12]
Labbe, Concil., t. X, p. 923-936.
[13]
Mormant, canton d'Arc-en-Barrois, arrondissement de Chaumont (Haute-Marne).
[14]
Cartulaire des Templiers, de notre collection, t. II, commanderie de
Mormant.
[15]
Millières, canton de Clermont (Haute-Marne).
[16]
Ce comte du Bassigny est appelé Wichardus dans une autre pièce. — Cartulaire
des Templiers, de notre collection, t. II, commanderie de Mormant.
[17]
Leffonds, canton d'Arc-en-Barrois (Haute-Marne).
[18]
Orges, canton de Châteauvillain (Haute-Marne).
[19]
Cartulaire des Templiers, de notre collection, t. II, commanderie de
Mormant.
[20]
Cartulaire des Templiers, de notre collection, t. II, commanderie de
Mormant.
[21]
Cartulaire des Templiers, de notre collection, t. II, commanderie de
Mormant.
[22]
Nous avons recueilli de toutes parts, et principalement aux Arch. de la
Côte-d'Or, des titres déchirés et souvent illisibles, et reconstitué 4 vol. de
pièces des XIIe et XIIIe siècles, l'un des recueils les plus curieux de notre
collection. Nous donnerons un travail séparé au sujet de ces commanderies.
[23]
Quelle parenté ce Guillaume a-t-il avec André de Baudement ? De quelle
commanderie était-il maître ?
[24]
Original très beau. Arch. de la Côte-d'Or, Titres de Saint-Bénigne,
carton 49.
[25]
Gauthier avait épousé Adeline, sœur de Frierius de Châtillon. Il donna son
approbation ainsi que ses fils Hilduin et Jérémie, ses filles Humbeline et
Anne, en présence d'Eudes, abbé de Pothières ; Payen de Flavigny ; Euvrard,
chevalier. — Gauthier Mauvallet approuva en présence de l'évêque de Langres, de
Thierry de Faverney. Berthe, épouse de Gauthier Mauvallet, de l'avis de ses
fils, donne son approbation, en présence de Gui de Chalency, Gui de Grignon,
Héliran de Grignon. — Havin de Beire, qui réclamait plusieurs de ces biens
comme provenant de son fief, y renonça moyennant sept livres pour lui et dix
sols pour sa femme. Aimon de Til-Châtel se désiste de ses prétentions, dans les
mains de l'évêque de Langres et du duc de Bourgogne, moyennant une somme de
quarante sols. (Orig. Arch. de la Côte-d'Or, H. 49.)
[26]
Arch. de la Côte-d'Or, Cartulaire de Saint-Seine, fol. 9.
[27]
Fyot, pp. 109, 110.
[28]
Pour les pièces relatives à cette affaire, voir Pérard, pp. 102, 103, 105, 106.
Fyot, pr. n° 138, 139, 140, 141, 142.
[29]
Loizerolles, ferme de la commune de Bussière, canton de Pouilly.
[30]
Ce pays de Mémont, sis à la limite des diocèses de Langres et d'Autun,
comprenait ce qui forme aujourd'hui le canton de Sombernon, et partie des
cantons de Saint-Seine et de Pouilly.
[31]
Canton de Nuits-sous-Beaune.
[32]
Orig. Arch. de la Côte-d'Or. Fonds La Bussière, H. 626.
[33]
Orig. Arch. de la Côte-d'Or. Fonds de la Bussière, H. 526. — Une notice
sur l'abbaye de la Bussière a été publiée par M. Marion. Bibl. de l'Ecole
des Chartes, t. IV, pp. 549-563. — Les archives de la Bussière sont
déposées aux archives de la Côte-d'Or. — Une partie importante de ce fonds,
après avoir figuré dans les archives de Joursanvault, devint par achat la
propriété du comte de Laubespin. — La Bibl. nat. possède maintenant ce précieux
dépôt.
[34]
D. Plancher, t. I, pr. LIII.
[35]
D. Plancher, t. I, pr. LIII.
[36]
Pérard, p. 183.
[37]
Pérard, pp. 226, 227.
[38]
Bures, canton de Recey, arrondissement de Dijon.
[39]
Robertus, de Templo domini senescalcus, paraît encore dans une charte de
Guillaume, évêque de Langres, en 1137. Voir notre cartulaire de
Jully-les-Nonnains, p. 9.
[40]
Orig. Arch. de la Côte-d'Or. Titres de la commanderie de Bures, H. 4156.
— Notre cartulaire des Templiers, t. II, commanderie de Bures.