HISTOIRE DES DUCS DE BOURGOGNE DE LA RACE CAPÉTIENNE

TOME DEUXIÈME

 

CHAPITRE XI. — HUGUES II DIT BOREL (suite) - 1125-1133.

 

 

Lutte des Cisterciens et des Clunisiens. — Saint Bernard et Pierre le Vénérable. — Premières fondations des Templiers. — Le Duc Hugues II va en pèlerinage à Saint-Jacques de Compostelle. — Statuts des Templiers arrêtés à Troyes. — Commanderie de Mormant et son développement. — Fondations de Gui de Til-Châtel, chevalier du Temple. — Lutte entre les religieux de Saint-Seine et de Saint-Etienne de Dijon. — Scandales. — Commencements de l'abbaye des religieuses de Tart. — Donations du templier Payen de Bures, et fondation de la commanderie de Bures.

 

Les meilleures institutions ne sont pas à l'abri des misères et des passions humaines. Entre les riches et puissants religieux de Cluny et les pauvres moines de Cîteaux, dont l'ordre sans cesse grandissant étendait sa réputation dans les plus lointaines contrées, il y avait des sujets d'amour-propre qui pouvaient entraîner des questions de secrète rivalité. Il était difficile que le vieil institut ne vît pas d'un œil jaloux l'ordre nouveau, et celui-ci ne pouvait sans envie observer ceux qu'il trouvait investis de dignités, de richesses, et environnés des faveurs publiques.

Les Cisterciens, vêtus de grossiers vêtements de laine blanche, reprochaient aux Clunistes dégénérés leur opulence, leurs manteaux de fourrures d'un grand prix qui les paraient comme des époux allant à l'autel de l'hyménée.

Les fils de Cluny accusaient les Cisterciens de pousser jusqu'à l'excès les macérations et l'ascétisme, d'introduire dans le monde monastique les usages les plus insolites. Qu'est-ce qu'un ordre religieux, disaient-ils, qui ne consiste qu'à bêcher la terre, essarter les forêts et porter du fumier ?

Saint Bernard, avec son caractère ardent et passionné, son dévouement au triomphe et à l'exaltation de son ordre, était l'homme qui allait commencer la lutte « s'il faut respecter le saint, il faut se défier du Cistercien et je crains que dans cette attaque contre Cluny, l'abbé de Clairvaux n'ait cédé, à son insu, plutôt au désir d'abaisser Cluny et de grandir son ordre, qu'au désir de fortifier la discipline ecclésiastique, plutôt à des mobiles humains qu'à des mobiles religieux[1]. »

Dans une étrange et habile apologie, saint Bernard trouve en effet moyen d'attaquer les Clunistes, tout en paraissant leur décerner des éloges. 11 leur reproche de se faire les juges de leur prochain et, contrairement à leur règle, de médire d'autrui. Il énumère complaisamment les abus qui se sont introduits dans la discipline de Cluny, le luxe des repas, des habits, des bâtiments, la prodigalité des abbés qui favorisent ces désordres au lieu de les réprimer. « On dirait, à les voir passer, que ce sont des seigneurs de châteaux et non les pères des monastères, des chefs de province et non des directeurs d'âmes. Ils font porter à leur suite leur linge de table, leurs coupes, leurs aiguières, leurs candélabres, leurs valises chargées non point de leurs simples couches, mais des ornements de leurs lits. Ils s'éloignent à peine à quatre lieues de leur résidence, qu'ils emportent avec eux tout leur mobilier, comme s'ils allaient à la guerre[2]. »

Ces attaques visaient principalement Ponce de Melgueil, le dernier abbé de Cluny, qui avait déployé un faste et un luxe sans bornes, et que l'on vit un jour sortir du monastère avec une suite de cent mules pour porter ses bagages. Elles ne pouvaient atteindre son successeur Pierre de Montboissier, qui, depuis le 21 août 1122, occupait le siège abbatial, qui, par l'austérité de sa conduite et la sagesse de son administration, a mérité de n'être connu que sous le nom de Pierre le Vénérable.

Si l'attaque de saint Bernard avait été violente et passionnée, la défense de l'abbé de Cluny fut plus prudente et plus mesurée. Elle montrait que les règles Clunisiennes répondaient à l'esprit de la règle Bénédictine, et que les abus ne prouvaient rien contre l'excellence d'une doctrine. Il exposait la supériorité de leur observance tempérée par la charité, qui n'avait rien à gagner à cette intolérance et à cet ascétisme effrayant dont les Cisterciens se faisaient gloire. « Ô vous, disait Pierre le Vénérable, vous les saints, vous les premiers, vous les vrais moines du monde entier, puisque tous les autres, selon vous, ne sont que des moines faux et corrompus, seuls vous vous élevez au-dessus de tous voilà pourquoi vous portez une robe de couleur inusitée ; voilà pourquoi, pour vous distinguer de tous les moines du monde, vous étalez vos habits blancs au milieu de leurs habits noirs. Préférer à la couleur noire choisie par humilité par les Saints Pères, dès les temps les plus anciens, une couleur blanche insolite, n'est-ce pas vous déclarer meilleurs que ces saints personnages ? »

Passant ensuite à l'examen des différents griefs qui leur étaient reprochés, l'abbé de Cluny les réfutait les uns après les autres puis, élargissant le débat, il prouvait que la charité était le principe, la loi souveraine qui dominait l'ordre monastique tout entier, que vouloir surcharger la règle de pratiques, d'austérités et de rigueurs extrêmes, était dépasser le but, en soumettant les religieux à des épreuves que la nature humaine n'était pas faite pour supporter longtemps.

Tel est en substance le premier acte de la grande lutte entre les Cisterciens et les Clunisiens, au sujet de la discipline monastique. Et malgré le respect dont a été entouré le souvenir de saint Bernard, les admirateurs de son génie n'ont pas craint de blâmer son zèle immodéré, et la sévérité farouche de pratiques et d'observances qui ne devaient pas lui survivre plus d'un siècle[3].

Au milieu de ce vaste épanouissement des institutions monastiques, et en dehors du rayon de ces ordres nouveaux qui envoyaient au loin leurs colonies, un nouvel institut venait de naître sous l'impulsion de la foi religieuse, des croisades et des pèlerinages en terre sainte. L'hôpital de Saint-Jean de Jérusalem, bâti par des négociants d'Amalfi[4], qui y avaient construit une église, existait déjà lors de la conquête de cette ville par les chrétiens, en 1099. Cet hôpital devint le berceau de Saint-Jean de Jérusalem, qui, non seulement fournit aux pèlerins le logement, la nourriture et les soins, mais qui prit les armes pour les protéger, et devint avec les Templiers la base des armées chrétiennes en Orient[5].

Hugues de Payns[6], Geoffroy de Saint-Omer et d'autres gentilshommes, qui paraissaient appartenir à la Champagne, touchés des périls auxquels étaient exposés ces pèlerins, résolurent de faire une association pour leur servir d'escorte, et les défendre dans les passages dangereux. Un historien presque contemporain[7] prétend qu'ils étaient d'abord disciples des hospitaliers de Jérusalem, et qu'ils s'étaient primitivement retirés dans une maison près du temple, d'où ils prirent le nom de Chevaliers du Temple ou Templiers.

Cet ordre militaire, dont l'origine date de 1118, ne tarda pas à attirer les seigneurs féodaux, qui établirent des maisons en Champagne puis en Bourgogne, où nous les suivrons bientôt. Hugues, comte de Champagne, abandonna sa puissance et ses richesses pour s'enrôler dans cette milice, en 1125, et saint Bernard, son ami, toujours dévoué à son ordre, à la nouvelle de cette vocation illustre, lui écrivit pour lui exprimer ses regrets de ne pas lui voir prendre le froc Cistercien.

Pendant ce temps, Hugues, duc de Bourgogne, continuait à mériter le surnom de Pacifique, et ne paraît avec sa cour, dans les affaires de la province, que dans des plaids où s'agitent des discussions entre les barons et les monastères. Les titres de Saint-Bénigne nous attestent seuls sa présence à cette époque, dans divers actes non datés, mais qui peuvent être compris entre les années 1125 et 1128.

Dans un de ces actes, le Duc déclare qu'il avait d'abord repoussé les plaintes qui lui avaient été faites au sujet des exactions commises par ses officiers à Prenois, localité dépendant de l'abbaye de Saint-Bénigne, mais que, comme les habitants de ce village avaient été entièrement dépouillés des droits d'usage dont ils jouissaient précédemment jusque sur le territoire de Pâques, il désirait rendre justice, et se laissait toucher par les sollicitations des plaignants. En conséquence, il rend aux habitants de Prenois les privilèges et les droits dont ils étaient jadis investis, et interdit formellement à ses officiers de les molester à l'avenir. Simon de Vergy, Renaud de Grancey, Havin d'Arceaux, Carpin, son maréchal[8], Hugues d'Is, Simon, prévôt de Lanthenay et de Pâques, Anséric de Plombières, y sont témoins[9].

Le duc de Bourgogne et sa femme Mathilde présidèrent, en 1128, au jugement rendu à Dijon entre Havin de Beire-le-Châtel, Havin d'Arceaux, et les chanoines de Saint-Etienne de Dijon, au sujet des pâturages dans les forêts d'Hauteville et d'Ahuy. Les hommes de ce dernier village, qui relevaient de Saint-Étienne, s'offraient de faire par le duel les preuves de leur droit. La question fut tranchée en leur faveur, en présence du Duc et de la Duchesse, de Villencus, évêque de Langres, d'Herbert, abbé de Saint-Etienne, de Thierry de Faverney, etc.[10]

Le duc devait depuis longtemps former le projet de visiter les provinces, où ses ancêtres avaient laissé d'éclatants souvenirs de vaillance, et dont les princes de sa famille occupaient les trônes. Il voulut faire le pèlerinage de Saint-Jacques de Compostelle en Galice.

Avant son départ, il se rendit à Saint-Bénigne, avec plusieurs de ses chevaliers, se recommanda aux prières des religieux et de l'abbé Pierre qu'il emmenait avec lui dans ce voyage. Il renouvela les privilèges que l'abbaye tenait des ducs, avec une menace d'anathème contre les violateurs, et reçut l'absolution de ses fautes, en présence de son connétable, Guillaume de Marrigny, de Joubert et Calo de Grancey, fils de Hugues, son ancien sénéchal, défunt, de Aymon le Roux, de son maréchal Carpin et de Hugues de Bèze[11].

Le 14 avril 1128, jour de la fête de saint Hilaire, se tint à Troyes un concile, sous la présidence de Mathieu, évêque d'Albano, légat du Pape, auquel assistèrent treize évêques et plusieurs abbés, parmi lesquels on comptait Herbert, abbé de Saint-Etienne de Dijon Renaud de Semur, abbé de Vézelay, promu peu après à l'archevêché de Lyon, Etienne Harding, abbé de Cîteaux, saint Bernard, Foucher, abbé de Saint-Père de Chartres, historien de la première croisade. Les comtes de Champagne, de Nevers, et André de Baudement prirent part aux discussions des Pères, relativement aux règles et aux statuts des Templiers, qui furent présentés par Hugues de Payns, premier maître de l'ordre, assisté de cinq chevaliers. C'est dans cette assemblée que fut examinée et approuvée la constitution de cette corporation naissante, qui avait un but aussi militaire que religieux la présence de saint Bernard lui a fait attribuer la rédaction d'une règle, alors qu'il ne fut sans doute appelé qu'à donner son avis. On n'y trouve pas la sévérité extrême des premiers Cisterciens. Les Templiers ne devaient jeûner qu'une fois par semaine pendant le carême et les jeûnes obligatoires, et faisaient trois jours gras par semaine. Ils portaient l'habit blanc pour costume[12].

Dans le diocèse de Langres, la commanderie de Mormant[13], l'une des premières connues, eut pour origine un hôpital, fondé au commencement du XIIe siècle, par les sires de Broyes, et dont Herbert fut le premier aumônier. L'évêque Joceran notifiait, en 1121, un don de Simon, seigneur de Broyes, à la maison-Dieu de Mormant, et ratifiait les concessions faites par son père, en y ajoutant de nouveaux domaines dont il déterminait les limites[14]. Deux ans après, Girard de Millières[15], qui jouissait des droits du comte de Bassigny[16] et de la terre de Leffonds[17], cédait, par un traité passé avec le prieur de la maison-Dieu de Mormant, ce qu'il y possédait, pour faire un moulin, ainsi que divers, droits d'usage. Thierry de Faveroles, Gillebert de la Porte, Barthélémy de Nogent, Raoul d'Orges[18], et leurs familles s'associaient avec le sire de Millières pour cette généreuse libéralité[19].

Un bref du Pape Innocent II mit en possession définitive Guiard, maître du Temple, et les frères de Mormant[20].

D'autres bienfaiteurs ne tardèrent pas à en augmenter les revenus Etienne de Marac son frère Aldon son beau-frère Renier de Chaumont ; Joubert, fils de Renier Gaudri et Raoul de Faveroles et leur père Thierry Geoffroi de Chaumont et ses fils Hugues de Coublanc et Viard fils de feu Ytier, frère de Hugues Guichard, comte de Clermont ; Girard d'Ecot Girard, sire de Coublanc Hugues Morel de Marac Henri de la Rochetaillée, sa femme Ponce, ses quatre fils et ses deux filles Hugues de Giey les sires d'Arc, de Nogent, de Sexfontaines, de Coublanc, de Clermont[21]. Plusieurs s'enrôlèrent dans la nouvelle milice.

L'histoire des premiers fondateurs est peu connue, et difficile à établir, soit que les localités aient disparu, soit que les titres aient été en partie anéantis, et que la portion la moins importante des domaines n'ait été rendue aux hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem, après la destruction des Templiers. Beaucoup de commanderies non citées sont indiquées dans nos titres inédits[22].

Les seigneurs de Til-Châtel témoignèrent toujours une affection particulière à ces ordres militaires.

Un chevalier de cette maison, nommé Gui, et surnommé Cornelly, avait épousé la fille de Sigaud de Châtillon. Elle s'appelait Rezvuide, et eut trois filles de cette alliance ; mais ayant été encore jeune atteinte de la lèpre, il fallut, suivant l'usage, la priver de toute relation avec ses semblables et la faire séquestrer. Gui de Til-Châtel, fort affligé de cet accident, fit vœu de s'enrôler dans la milice du Temple et de terminer ses jours au service de cette chevalerie. Accompagné d'Herbert, abbé de Saint-Etienne de Dijon, de Guillaume de Baudement, maître du Temple[23], de Payen de Bures, que nous verrons plus loin fondateur de la commanderie de ce nom, il alla trouver Pierre, abbé de Saint-Bénigne, lui fit part de ses projets, et offrit de lui remettre en garde sa femme et ses filles, moyennant l'abandon des biens qui lui venaient de son beau-père. Il réclama cependant des religieux une certaine somme d'argent destinée à subvenir à son voyage de Jérusalem. Une telle proposition avait de quoi charmer l'abbé de Saint-Bénigne. Il déclara donc qu'il prenait en considération l'offre du chevalier, mais pour ne pas s'engager à la légère dans une aussi grave responsabilité, et rendre les conventions inattaquables, il lui donna un rendez-vous, où devaient se trouver les parties intéressées, et les seigneurs qui avaient des droits féodaux sur les biens que Gui de Til-Châtel se proposait d'abandonner.

Au jour indiqué, Villencus d'Aigremont, évêque de Langres et Hugues, duc de Bourgogne, vinrent à Saint-Bénigne, suivis d'une foule de seigneurs accourus de toutes parts. En leur présence, Gui remit à l'abbé sa femme et ses enfants. Il fit renonciation solennelle de tous les biens qui venaient de Sigaud, son beau-père, et abandonna ce qu'il possédait à Til-Châtel, à Is, à Marcilly, à Marsannay-le-Bois, à Pichanges, à Flacey, à Messigny, à Savigny-le-Sec et pour ratifier l'exécution totale des conventions arrêtées, l'abbé remit au donateur une somme de mille sous et deux chevaux. Outre le duc de Bourgogne et l'évêque de Langres, on cite encore parmi les témoins Herbert, abbé de Saint-Etienne, Renier, prieur de Saint-Bénigne, Ponce, archidiacre de Langres, Garnier, prévôt de Saint-Etienne Eble, comte de Saulx Aimon de Til-Châtel, Garnier de Sombernon, Havin de Beire, Joubert, vicomte de Dijon, Thierry de Faverney. — Frierius, frère de Rezvuide, et son oncle du même nom approuvèrent ces conventions à Châtillon, en présence de l'évêque de Langres, du comte de Bar, de l'abbé de Pothières, de Joubert, vicomte de Dijon, de Mathieu et Girard de Châtillon, des fils d'Eudes de Maisey[24].

La longue et curieuse charte que nous analysons énumère encore diverses approbations de parents et de témoins[25]. Elle montre avec quel soin l'abbé de Saint-Bénigne voulait se mettre à l'abri de toute réclamation ultérieure.

Mais au moment où les religieux de Saint-Bénigne se croyaient bien en règle, voici une réclamation inattendue qui leur arrive. Havin d'Arceaux vient déclarer que Gui de Til-Châtel a promis l'une de ses filles en mariage à son fils avec tous les biens qu'il possédait. C'est encore une somme de soixante sols qu'il faut lui donner, pour faire cesser sa réclamation et obtenir son assentiment. Malgré l'importance des sommes données, les religieux durent s'estimer heureux d'en être quittes à si bon compte, et de mettre la main sur une si opulente succession.

Les chanoines de Saint-Etienne soutenaient alors une lutte fort vive contre les religieux de Saint-Seine. Il s'agissait d'abord de la possession de l'église de Saint-Martin de Langres, jadis concédée par Robert de Bourgogne, évêque de Langres, aux chanoines de Saint-Etienne, et auxquels elle fut rendue, en 1129, par Villencus, leur évêque[26]. Une contestation plus vive eut lieu au sujet des églises de Darois et d'Etaules qui étaient revendiquées par chacun d'eux. Des débats multipliés n'avaient amené aucun résultat, il fallut porter la contestation au synode réuni à Langres, en 1129. La question fut tranchée au profit de Saint-Etienne de Dijon, par Gauthier, évêque de Chalon-sur-Saône, Girard, abbé de Bèze, Harding, abbé de Cîteaux, et saint Bernard, dont le nom est mêlé à tous les événements de l'époque.

Mais la solution n'étant pas faite pour plaire aux religieux de Saint-Seine, ils en appelèrent à l'archevêque de Lyon, leur métropolitain, qui ne fit que confirmer la sentence. Ils ne se tinrent pas pour battus, et firent un nouvel appel au Pape Innocent II. Saint Bernard, délégué par le pontife, s'efforça de pacifier les esprits en partageant le différend, et en adjugeant une des églises à chacune des parties. Hugues, duc de Bourgogne, qui avait assisté à plusieurs des jugements, et qui favorisait assez ouvertement les religieux de Saint-Seine, les encouragea dans une résistance fatale. Ils ne voulurent pas se soumettre à ce dernier jugement, et restèrent plus d'un an sous le coup d'une bulle d'excommunication lancée contre eux. Pendant quatre ans, il y eut entre les deux communautés une lutte acharnée, qui ne fit que s'envenimer, et dont l'historien de Saint-Etienne[27] a passé sous silence les épisodes les plus dramatiques et les moins avouables.

Des paroles on en était venu aux voies de fait. Les religieux de Saint-Seine n'ont pas le beau rôle en cette affaire, et en étaient arrivés à des excès et à une exaltation qui ne sont admis ni par la religion, ni par les statuts d'aucun ordre monastique. Ils se rendirent le jour de Pâques à Darois, pour tuer l'un des chanoines qui venait percevoir la part de dîmes qui leur était dévolue par les précédents jugements ; le pauvre chanoine put s'échapper de leurs mains assez grièvement blessé.

Six jours après les octaves de l'Epiphanie, les religieux de Saint-Seine réunirent les hommes dont ils pouvaient disposer sur leurs terres, et accoururent en grand nombre attaquer le village d'Ahuy. Ils envahirent les domaines des habitants et des chanoines, pénétrèrent dans l'église et dans le manoir, rompirent les fûts, répandirent les vins dans les caves, pillèrent les greniers, gâtant et enlevant ce qu'ils pouvaient. Des chevaliers de Dijon, mandés en toute hâte, purent arrêter les envahisseurs dans leur fuite, mais ne purent remédier aux dégâts considérables qui venaient de se commettre.

Ces luttes ne se terminèrent qu'en 1133, et les religieux de Saint-Etienne durent accepter la sentence contre laquelle ils s'étaient tant de fois révoltés on les condamna à payer et à réparer les dommages commis on leva l'interdiction qui pesait encore sur eux. Le duc de Bourgogne, dont l'attitude avait été assez inconsidérée, reçut une lettre du pape Innocent, rappelant les scènes déplorables qui venaient de se passer, et fut chargé de veiller à l'exécution et à l'observation des conventions de paix[28].

Au centre de la Bourgogne, à quelques lieues de Dijon et dans la partie la plus sauvage de l'étroite vallée arrosée par l'Ouche, un autre essaim de Cîteaux fondait une nouvelle abbaye. Douze moines, auxquels un treizième nommé Guillaume avait été donné comme supérieur par l'abbé Etienne Harding, s'étaient installés à Aseraules[29], en 1130. Garnier, seigneur de Sombernon, qui avait favorisé l'institution naissante, lui donna en outre le village de Troisvaux (Tres valles) dans le pays de Mémont[30], avec tout son territoire. La concession fut solennellement ratifiée au chapitre général de Cîteaux, en octobre 1131, par Garnier de Sombernon, lui-même, par son fils Hervé et par leurs parents et amis Aubert de Drées, Dodo de Marrigny, Garnier d'Agey, Arnoult d'Eschannay, Dodo et Albert, ses frères. A cette cérémonie assistèrent également Hugues, duc de Bourgogne, la duchesse Mathilde et leurs six fils Eudes, Hugues, Robert, Henri, Raimond et Gauthier, qui donnèrent leur approbation à tous ces actes. C'est par l'intervention du duc que les chanoines de Vergy se dessaisirent, en faveur des nouveaux anachorètes, des terres voisines de l'Ouche, et attenant aux domaines qui leur étaient concédés. Mais pour dédommager le prieur de Vergy et ses chanoines, le duc leur abandonna ce qu'il possédait à Flagey et à Vosne[31], villages plus rapprochés du siège de leur résidence et de leurs possessions.

Pour mettre les religieux à l'abri des revendications possibles des sires de Vergy et des seigneurs féodaux de la contrée, le Duc exigea leur renonciation séance tenante. Simon, sire de Vergy, Valon Motet, Dodo de Vergy, Eudes de Fangy, Simon de Gilly, Hugues d'Is et autres s'y prêtèrent de bonne grâce et souscrivirent à ces arrangements[32].

Mais l'abbaye d'Aseraules ne devait pas survivre longtemps à sa fondation. Un incendie détruisit les cabanes des pauvres religieux et les bâtiments commencés pour leur installation définitive. Il fallut recommencer sur de nouveaux frais. C'est alors que Garnier de Sombernon, prenant en main les intérêts de ses protégés, se donna de grands mouvements pour réparer ce désastre. Il acheta d'Humbert de Malain et des divers possesseurs les terres qui composaient la totalité du- territoire de Troisvaux et y transporta le monastère dans une situation plus agréable sur les bords de l'Ouche. L'abbaye prit le nom de La Bussière, qu'elle a conservé depuis. Outre Albert de Drées et ses frères Arnoult et Dodo d'Eschannay, qui ratifièrent plusieurs de ces arrangements, le sire de Sombernon obtint l'assentiment d'Arnoul le Cornu, l'un des chevaliers notables de l'époque, déjà connu pour sa participation à l'abbaye du Tart, et duquel relevaient quelques-uns des fiefs précités. Le fondateur accorda ensuite des droits de pêche et de pâturage dans ses bois et sur ses terres, à la réserve du droit de chasse[33].

Les seigneurs de la province et les vassaux du duc qui enrichissaient de leurs largesses et de leurs libéralités les monastères Cisterciens ne pouvaient manquer d'attirer sur eux les faveurs du duc, car tous les efforts et tous les actes du règne d'Hugues II marquent la prédilection qu'il portait à cet ordre, et son désir d'en augmenter la grandeur et d'en favoriser le développement.

Sous l'impulsion des fondateurs, l'abbaye de Tart prenait chaque jour une importance plus considérable. Les dames nobles y venaient en grand nombre, Emilienne, femme d'Arnout le Cornu y reçut la sépulture. Le duc prit soin, en 1132, de faire notifier toutes les concessions faites depuis l'origine, en présence de la Duchesse et de ses fils, de Simon de Vergy, Humbert de Faverney et son fils Etienne, Haymon Chayne et son fils Guillaume, Humbert du Fossé, Hugues de la Roche et son fils Gui, du connétable Guillaume de Marrigny, de Hugues Candart son oncle, d'Aimon le Roux de Dijon[34]. Peu après, le duc, la duchesse et ses fils, pour augmenter les revenus des religieuses, ajoutèrent à leur premier bienfait le domaine de Marmot, près de Faverney, en présence de Joubert, vicomte de Dijon, Barthélemy de Fontaines, Joubert de Grancey, Aimon le Roux, Guillaume de Marrigny, Guillaume d'Orgeux[35].

On a déjà remarqué combien les officiers des ducs se mettaient peu en peine de faire observer les chartes et les ordonnances les plus formelles de leur souverain. Les soins que prenaient ces derniers de faire ratifier à leurs femmes et à leurs enfants la plupart de leurs traités, ne donnaient souvent à leurs actes ni l'autorité, ni la valeur qu'ils méritaient. Soit que le duc fermât les yeux sur les abus qui lui étaient profitables, soit que ses ministres fussent plus désireux de faire leurs propres affaires que de mettre fin à des abus plusieurs fois condamnés, les contestations déjà jugées revenaient périodiquement en cause, portées par des communautés ou par des établissements monastiques. Tantôt on levait sur des particuliers des dîmes et des coutumes insolites, tantôt on disputait la possession de fonds sur lesquels on n'avait pas droit, parfois on revendiquait et on levait de nouveaux tributs, malgré les réclamations des plaignants.

Si les victimes appartenaient à la classe des serfs et des vassaux inférieurs, rarement on leur donnait gain de cause, et la force du plus fort étant la meilleure, leurs revendications avaient peu de chance de succès. Mais les communautés religieuses trouvaient toujours auprès de l'autorité ecclésiastique un appui efficace. Les sentences d'excommunication dont celle-ci usait et abusait étaient dans sa main une arme sans cesse suspendue sur la tête des laïcs, et on doit reconnaître qu'à cette époque les seigneurs féodaux avaient besoin de ce frein, pour modérer l'entraînement de leur humeur vagabonde, batailleuse et brouillonne.

Parmi les officiers de second rang que leur charge retenait à Dijon, il y en avait un que l'on appelait thelonearius ou le ministerium thelonei, dont l'emploi n'a pas aujourd'hui d'équivalent exact, et dont le nom n'a pas été conservé. C'était un receveur d'impôts, dont le rôle consistait à toucher les revenus exigés pour les, ventes et les transactions qui se faisaient dans la ville. Comme cet office était assez varié, et exigeait la présence d'un agent dans plusieurs endroits à la fois, il y avait à cette époque plusieurs officiers de cet ordre en exercice. De 1124 à 1132, l'un des titulaires nommé Hugues avait empiété sur les droits des religieux de Saint-Bénigne, avait perçu des impôts illicites et causé un préjudice dont le Duc touchait le profit, et qu'il n'avait, par suite, aucun intérêt à faire cesser. L'abbé de' Saint-Bénigne n'ayant pu se faire rendre justice se plaignit au Saint-Siège. Le pape lança l'excommunication contre Hugues et ses complices, somma le duc de Bourgogne de mettre fin à ces exactions, et lui interdit l'entrée de Saint-Bénigne jusqu'à réparation intégrale du dommage causé. Il fallut casser les officiers, et faire amende honorable. Acte en fut donné, par devant Guillencus, évoque de Langres ; par devant son prédécesseur l'évêque Joceran Pierre, abbé de Saint-Bénigne Eudes, abbé de Pothières ; Herbert, abbé de Saint-Etienne ; le Duc Hugues, Gauthier Mauvalet, Renier et Mathieu de Chatillon et Thierry de Faverney.

Après la mort du receveur Hugues, les religieux de Saint-Bénigne, cédant à la prière de ses parents, donnèrent deux prébendes en dédommagement à sa veuve et à son fils[36].

Dans une bulle donnée à Cluny, le 8 février 1133, le Pape Innocent II rappelant les longs débats et les condamnations auxquelles avaient dû se soumettre les receveurs précités, menaçait d'anathème et d'excommunication tous ceux qui, contrairement à ces sentences, empiéteraient sur les privilèges des religieux de Saint-Bénigne, et seraient tentés de leur causer quelque dommage[37].

La conversion de Gui de Til-Châtel, son départ pour Jérusalem, son enrôlement dans la milice du Temple, l'abandon solennel de ses biens à une communauté religieuse, avaient eu un certain retentissement et cet exemple avait trouvé des imitateurs. Payen de Bures[38], un des chevaliers témoin et ami de Gui, et dont le nom a déjà été cité à cette occasion, l'accompagna en terre sainte, et fit vœu de prendre la croix des Templiers, en abandonnant toute sa terre de Bures à la nouvelle milice. Il fut encouragé dans ce projet par ses parents et ses seigneurs féodaux, par Rainard de Grancey, sa femme et ses enfants ; Gui de Chalenci ; Eble, comte de Saulx, sa femme, ses enfants et son frère Guillaume ; le duc de Bourgogne ; l'évêque de Langres ; Nocher de Grancey, seigneur de Boussenois, sa femme et ses enfants Gui de Vannaire Eudes de Maisy Raymond, frère de Payen de Bures, sa femme et ses enfants.

Avant son départ pour Jérusalem, Payen avait déjà donné aux Templiers, par l'entremise de Robert, sénéchal du Temple[39], une famille d'hommes. Gui du Fossé et son frère Guillaume leur donnèrent un pré à Til-Châtel, avec l'autorisation d'Havin de Beire et d'Aimon de Til-Châtel, leurs seigneurs féodaux. Ces diverses donations ne furent rapportées que deux ou trois ans après la fondation de la commanderie de Bures, dans un acte de 1133[40]. C'est aussi le premier titre qui nous ait été conservé de cet établissement, l'un des plus considérables de la Bourgogne, et qui dut sa prospérité principalement aux libéralités et à la protection des sires de Grancey.

 

 

 



[1] B. Duparay, Pierre le Vénérable, sa vie et ses œuvres, p. 29, excellent travail auquel nous empruntons plus d'un passage.

[2] Sancti Bernardi Apol. ad Willelmum. — Duparay, loco citato, p. 30.

[3] Dom Rivet, Hist. littér. de la France, t. IX, p. 16. — Hist. de l'église gallicane, t. VIII, p. 460. — Saint François de Sales, Introduction à la vie dévote, 3e partie, chap. II.

[4] Ville du royaume de Naples, dans la principauté Citérieure.

[5] Guillaume de Tyr, liv. XVIII, chap. 5. — Jacques de Vitry, ch. 64.

[6] Payns, Aube, arrondissement et canton de Troyes.

[7] Chron. Joan. Brompton, Hist. Angl. scrip., p. 1008, London 1652.

[8] Voir ailleurs ce Carpinus marescallus.

[9] D. Plancher, t. I, pr. CVI.

[10] Arch. de la Côte-d’Or, Cartulaire de Saint-Etienne, Ed. Pérard, p. 99.

[11] Qrig. Arch. de la Côte-d'Or, Titres de Saint-Bénigne, carton 2, Ed. Pérard, p. 222. Nous croyons que c'est vers ce moment que doit être placé ce voyage de Hugues II et de l'abbé Pierre à Saint-Jacques de Compostelle, ces personnages ne paraissant pas au concile de Troyes qui suit, contrairement à l'avis de l'Art de vérifier les dates, t. II, p. 43, qui met ce pèlerinage vers l'an 1140. En tous cas, ce voyage ne peut être antérieur à 1128 ni postérieur à 1132.

[12] Labbe, Concil., t. X, p. 923-936.

[13] Mormant, canton d'Arc-en-Barrois, arrondissement de Chaumont (Haute-Marne).

[14] Cartulaire des Templiers, de notre collection, t. II, commanderie de Mormant.

[15] Millières, canton de Clermont (Haute-Marne).

[16] Ce comte du Bassigny est appelé Wichardus dans une autre pièce. — Cartulaire des Templiers, de notre collection, t. II, commanderie de Mormant.

[17] Leffonds, canton d'Arc-en-Barrois (Haute-Marne).

[18] Orges, canton de Châteauvillain (Haute-Marne).

[19] Cartulaire des Templiers, de notre collection, t. II, commanderie de Mormant.

[20] Cartulaire des Templiers, de notre collection, t. II, commanderie de Mormant.

[21] Cartulaire des Templiers, de notre collection, t. II, commanderie de Mormant.

[22] Nous avons recueilli de toutes parts, et principalement aux Arch. de la Côte-d'Or, des titres déchirés et souvent illisibles, et reconstitué 4 vol. de pièces des XIIe et XIIIe siècles, l'un des recueils les plus curieux de notre collection. Nous donnerons un travail séparé au sujet de ces commanderies.

[23] Quelle parenté ce Guillaume a-t-il avec André de Baudement ? De quelle commanderie était-il maître ?

[24] Original très beau. Arch. de la Côte-d'Or, Titres de Saint-Bénigne, carton 49.

[25] Gauthier avait épousé Adeline, sœur de Frierius de Châtillon. Il donna son approbation ainsi que ses fils Hilduin et Jérémie, ses filles Humbeline et Anne, en présence d'Eudes, abbé de Pothières ; Payen de Flavigny ; Euvrard, chevalier. — Gauthier Mauvallet approuva en présence de l'évêque de Langres, de Thierry de Faverney. Berthe, épouse de Gauthier Mauvallet, de l'avis de ses fils, donne son approbation, en présence de Gui de Chalency, Gui de Grignon, Héliran de Grignon. — Havin de Beire, qui réclamait plusieurs de ces biens comme provenant de son fief, y renonça moyennant sept livres pour lui et dix sols pour sa femme. Aimon de Til-Châtel se désiste de ses prétentions, dans les mains de l'évêque de Langres et du duc de Bourgogne, moyennant une somme de quarante sols. (Orig. Arch. de la Côte-d'Or, H. 49.)

[26] Arch. de la Côte-d'Or, Cartulaire de Saint-Seine, fol. 9.

[27] Fyot, pp. 109, 110.

[28] Pour les pièces relatives à cette affaire, voir Pérard, pp. 102, 103, 105, 106. Fyot, pr. n° 138, 139, 140, 141, 142.

[29] Loizerolles, ferme de la commune de Bussière, canton de Pouilly.

[30] Ce pays de Mémont, sis à la limite des diocèses de Langres et d'Autun, comprenait ce qui forme aujourd'hui le canton de Sombernon, et partie des cantons de Saint-Seine et de Pouilly.

[31] Canton de Nuits-sous-Beaune.

[32] Orig. Arch. de la Côte-d'Or. Fonds La Bussière, H. 626.

[33] Orig. Arch. de la Côte-d'Or. Fonds de la Bussière, H. 526. — Une notice sur l'abbaye de la Bussière a été publiée par M. Marion. Bibl. de l'Ecole des Chartes, t. IV, pp. 549-563. — Les archives de la Bussière sont déposées aux archives de la Côte-d'Or. — Une partie importante de ce fonds, après avoir figuré dans les archives de Joursanvault, devint par achat la propriété du comte de Laubespin. — La Bibl. nat. possède maintenant ce précieux dépôt.

[34] D. Plancher, t. I, pr. LIII.

[35] D. Plancher, t. I, pr. LIII.

[36] Pérard, p. 183.

[37] Pérard, pp. 226, 227.

[38] Bures, canton de Recey, arrondissement de Dijon.

[39] Robertus, de Templo domini senescalcus, paraît encore dans une charte de Guillaume, évêque de Langres, en 1137. Voir notre cartulaire de Jully-les-Nonnains, p. 9.

[40] Orig. Arch. de la Côte-d'Or. Titres de la commanderie de Bures, H. 4156. — Notre cartulaire des Templiers, t. II, commanderie de Bures.