HISTOIRE DES DUCS DE BOURGOGNE DE LA RACE CAPÉTIENNE

TOME PREMIER

 

CHAPITRE PREMIER. — LA BOURGOGNE SOUS LE ROI ROBERT - 1002-1015.

 

 

La Bourgogne après la mort du Duc Henri le Grand. — Othe-Guillaume. — Hugues, comte de Chalon et évêque d'Auxerre. — Brunon de Rouci, évêque de Langres. — Landri, comte de Nevers. — Familles féodales. — Le roi Robert assiège Auxerre. — Ravages en Bourgogne. — Sièges d'Avallon, Dijon, Sens.

 

Au moment où mourait à Pouilly-sur-Loire, le 15 octobre 1002, Henri le Grand, le dernier des Ducs de Bourgogne révocables et aussi le premier des Ducs propriétaires, il y avait déjà quatorze ans et neuf mois que le roi Robert était assis sur le trône de France, et six années qu'il gouvernait seul depuis la mort de son père Hugues Capet.

Henri le Grand, qui ne possédait primitivement le Duché qu'à titre bénéficiaire, l'avait depuis reçu en apanage de son frère Hugues Capet il ne laissait pas d'enfants légitimes, et le roi Robert, son neveu, paraissait avoir seul qualité pour réunir à son héritage ce domaine de Bourgogne, qui avait été détaché de la Couronne.

Mais si le Duc Henri n'avait pas eu d'héritiers légitimes de sa femme Gerberge de Chalon, il avait un fils naturel, Eudes, comte de Beaune, et un beau-fils que Gerberge avait eu d'une première alliance avec Albert, duc de Lombardie. C'est ce beau-fils Othe-Guillaume, surnommé l'Étranger, que le Duc Henri avait adopté et fait reconnaître par les principaux seigneurs bourguignons.

Cette adoption qui déshéritait le roi Robert au profit d'un étranger, paraît assez justifiée par la conduite et les antécédents de Robert, qui, oublieux des bontés et des bienfaits de son père, avait, malgré sa volonté, épousé une de ses cousines, Berthe, fille de Conrad le Pacifique, roi d'Arles, et de Mathilde de France. Berthe était veuve d'Eudes, comte de Blois, de Chartres, de Châteaudun, de Tours et de Beauvais, et en avait eu cinq enfants.

Cette union, qui eut lieu quelques mois seulement après le veuvage de Berthe, trouva plusieurs évoques pour la bénir (année 995), malgré les statuts canoniques de l'époque et malgré la défense du roi et de la reine. Trois ans après, la cour de Rome déclarait suspendus les prélats qui avaient pris part à la célébration du mariage[1], et disait dans l'arrêt du concile : « Il a été jugé que le roi Robert doit quitter sa cousine Berthe, illégalement épousée par lui, et qu'il fera une pénitence de sept ans, suivant les règlements de l'Église s'il ne se soumet point, qu'il soit anathème ! Les mêmes prescriptions et les mêmes peines s'appliqueront à Berthe. » Le roi Robert reçut acte de cette sentence et refusa d'y obéir, au grand scandale de sa famille et de ses sujets. Le royaume fut mis en interdit, les cérémonies du culte suspendues, rien n'y fit ni les reproches de ses parents, ni les suppliques de l'abbé de Fleury, ni l'abandon dans lequel il fut laissé, alors qu'il était devenu un objet de terreur, et que deux domestiques seulement avaient consenti à demeurer à son service[2]. Il n'est pas étonnant que le tranquille et débonnaire Henri le Grand, plus occupé d'œuvres de piété que de toute autre chose, n'ait été sensible à la déconsidération qui pesait sur le roi Robert, et n'ait préféré à un neveu excommunié son beau-fils, qui, quoique étranger, était fort aimé des seigneurs bourguignons, avec lesquels il avait été élevé.

La tombe de Henri le Grand était à peine scellée sous les voûtes de la vieille basilique de Saint-Germain d'Auxerre, à côté de celle de son frère Othon, que déjà les partis se mettaient en campagne. Deux prélats, deux hauts barons entrent en scène, pour jouer un rôle prépondérant dans les événements futurs et maintenir le pouvoir dans les mains des compétiteurs dont ils ont épousé la querelle. Car nous ne sommes plus au temps de la primitive Église, où les abbés et les évêques n'étaient appelés que par l'élection, et en raison de leurs vertus. Depuis longtemps le pouvoir royal dispose de ces hautes fonctions en faveur de la noblesse, qui forme une théocratie militaire, réunissant sur les mêmes têtes la puissance temporelle et spirituelle, et s'en servant parfois contre ceux qui la leur avaient donnée.

Hugues, comte de Chalon-sur-Saône, possesseur d'un des plus opulents comtés de Bourgogne, évêque d'Auxerre, pourvu de riches et nombreux bénéfices, abbé de Flavigny, de Couches, de Saint-Marcel de Chalon, de Notre-Dame de Losne, avoué de Tournus, de Saint-Bénigne de Dijon, chanoine d'Autun, prieur de plusieurs monastères, homme actif,- entreprenant, ambitieux à la fois comte, abbé, évêque l'un des types de ces évêques guerriers qui avait la main partout, qui d'une extrémité à l'autre de la Bourgogne exerçait l'influence la plus considérable, Hugues de Chalon était le plus énergique et le seul défenseur des droits revendiqués par le roi Robert. Leurs relations et leur amitié remontaient plus haut. Lorsque le comte Hugues fut sacré évêque d'Auxerre, le 5 mars 999[3], il le dut à la faveur royale, et peu après nous retrouvons le roi et le prélat à Chalon-sur-Saône, décidant ensemble l'union du prieuré de Paray-le-Monial à l'abbaye de Cluny[4].

Hugues de Chalon était beau-frère de Henri le Grand défunt, lequel avait épousé sa sœur Gersinde ou Gerberge[5]. Le remuant évêque était donc oncle germain d'Othe-Guillaume, ce qui était un motif de plus pour écarter de la première place du royaume un neveu étranger à la province, et qui n'était qu'un cadet de famille en présence de l'oncle jaloux de ses droits et de ses prérogatives. Le suzerain ne voulait pas être le vassal d'un de ses tenanciers.

Outre les droits que lui conférait l'adoption du Duc Henri le Grand, le comte Othe-Guillaume possédait en propre de grands domaines. Il avait épousé Ermentrude, fille du comte de Reims et sœur de l'évêque de Langres, laquelle était alors veuve d'Albéric II, comte de Mâcon. Othe-Guillaume posséda ce comté du vivant de sa femme, et après la mort des enfants qu'elle avait eus de son premier mariage, puis le transmit à ses propres descendants, comme nous le verrons plus tard. Il possédait de plus le comté de Bourgogne, depuis la mort du fils de Letalde II, comte de Bourgogne par le droit de sa mère, petite-fille de Gislebert, Duc et comte de Bourgogne, et non de conquête, comme quelques-uns l'ont cru. Il avait été pourvu du comté de Nevers, l'an 987 au plus tard, par son beau-père Henri le Grand, mais il ne le garda pas longtemps, et le donna en dot à sa fille Mathilde, en la mariant avec Landri, seigneur de Maers et de Monceaux.

Un autre prélat, qui occupait depuis vingt-trois ans déjà le siège de l'évêché de Langres, et dont la sœur avait épousé Othe-Guillaume, allait neutraliser les efforts du comte de Chalon. Brunon, fils de Renaud de Rouci, comte de Reims, proche parent du roi Louis d'Outremer et descendant de Charlemagne, s'intitulait évêque et comte de Langres « par la grâce de Dieu[6] ». Brunon possédait le comté et la ville de Langres, le château de Dijon, les monastères de Saint-Symphorien de Tonnerre, des Saints-Jumeaux de Langres, des franchises sur les châteaux de Grandmont, de Bar et de Châtillon, des droits de monnaie, de marché et de foire. La supériorité de son esprit, la magnificence de ses œuvres, la noblesse de son extraction lui donnaient un grand prestige et lui assuraient le premier rang après le Duc de Bourgogne. Il était tout-puissant dans son vaste diocèse qui comprenait le Dijonnais dans son ressort, et jouissait d'un grand crédit auprès des seigneurs de la province. Plus âgé, moins actif, mais non moins influent que l'évêque d'Auxerre, il devait toute sa vie faire échec à la politique et aux entreprises de ce dernier.

Autour de ces personnages, venaient se grouper d'autres puissants barons, qui devaient peser d'un grand poids dans les événements.

Eudes, comte de Champagne et de Blois, qui avait été élevé à la Cour de France, quand sa mère Berthe épousa le roi Robert en secondes noces, était devenu l'adversaire de ce prince, lorsqu'il eut répudié cette femme. Ils avaient déjà soutenu une guerre acharnée l'un contre l'autre au sujet de la prise de Melun, et Robert avait dû pour triompher faire appel au secours de Richard, duc de Normandie. La lutte nouvelle qui s'ouvrait était une occasion favorable pour les ressentiments du comte Eudes, qui ne pouvait éprouver d'ailleurs qu'un intérêt secondaire pour la défense du prétendant Othe-Guillaume.

Ce dernier avait un allié naturel bien plus énergique dans la personne de son gendre Landry, comte de Nevers, issu d'une race d'hommes de guerre du Poitou, et qui avait lui-même un grand renom de courage et d'habileté sa présence sur les frontières occidentales de la Bourgogne et de l'Auxerrois, en le mettant au premier plan sur le théâtre de la guerre, lui assurait un rôle des plus actifs.

Le comte de Semur-en-Brionnais et le vicomte de Beaune, qui paraissent avoir épousé les intérêts du roi Robert par suite de l'intervention probable de leur parent Hugues de Chalon, étaient trop éloignés pour apporter, en dehors de leur appui moral, un secours efficace dès le début de la guerre.

Un certain nombre de seigneurs de Bourgogne avaient profité de la mort du Duc Henri le Grand pour s'affranchir de toute vassalité, et s'étaient rendus maîtres des places et des châteaux, ne voulant en aucune manière reconnaître la puissance royale ni obéir à ses ordres. Car, en dehors de leur prédilection marquée pour tel ou tel prétendant, chacun d'eux travaillait dans l'intérêt de sa propre cause et de son avantage particulier. Plusieurs étaient si indisciplinés, qu'ils s'emparaient des biens ecclésiastiques. L'évêque Brunon fut même obligé d'intervenir, et, dans une assemblée solennelle, enjoignit aux usurpateurs du diocèse de Langres, d'avoir à restituer les biens enlevés à l'abbaye de Saint-Etienne de Dijon[7].

Les descendants de l'antique famille des Vergy occupaient une partie des places fortes du pays et les principales situations féodales de la contrée. Ses multiples et puissants rameaux s'étendaient depuis le Mâconnais jusqu'aux extrêmes limites de l'Avalonnais. Les comtes d'Auxois, de Duesmois, de Grignon, les sires de Thil, de Mont-Saint-Jean, de Salmaise, de Frolois, de Blaisy, de La Roche-en-Brenil, de Glane, de Pierre-Perthuis en étaient assurément issus mais l'indépendance dans laquelle plusieurs d'entre eux vivaient dans leurs domaines, chacun d'eux opérant dans leur intérêt particulier, ne leur donnait pas une cohésion et une solidarité suffisante pour une action commune[8].

Aucun des membres de cette maison n'avait voulu reconnaître l'autorité royale, et presque tous se tinrent à l'écart, pendant la durée du règne du roi Robert.

Il est tout à fait indispensable, au commencement de cette étude, et pour l'intelligence des faits qui vont suivre d'examiner la part d'autorité temporelle que les évêques exerçaient dans les différents diocèses de Bourgogne. Ici, les évêques sont des seigneurs féodaux qui, comme ceux d'Auxerre et de Langres, disposent de la puissance militaire. Là, les évêques, dépouillés depuis plus ou moins longtemps par de hauts barons, n'exercent qu'une action purement spirituelle, et restent en dehors des événements qui vont suivre. A Langres, l'évêque est sans contestation investi de l'autorité féodale, et les seigneurs du pays sont des vassaux qui relèvent de lui. Les guerres du XIe siècle ne lui feront perdre aucun de ces privilèges, car une curieuse bulle du pape Pascal II, en 1105[9], confirme à l'évêque, outre ses droits sur les abbayes, la possession des châteaux de Gurgy, Châtillon, Til-Châtel, Montsaugeon, Coublanc, Fouvent, Choiseuil, Grancey, Saulx, Bar-sur-Aube, Bar-sur-Seine, Chacenay, Sexfontaines, Tonnerre, Blaisy, Aigremont, Bourbonne, Duesme, Grignon.

Dans les diocèses de Chalon, de Mâcon et d'Autun, rien de semblable. Les évêques ne paraissent pas disposer de la même autorité, et ont été vraisemblablement dépouillés de leurs biens temporels parles comtes du pays, descendants de la puissante maison de Vergy, qui ne pouvaient admettre des évêques suzerains à côté d'eux. Si l'on étudie les cartulaires d'Autun[10] par exemple, on y trouve bien aux XIIe et XIIIe siècles la reconnaissance de droits possédés par l'évêque sur certains châteaux, droits qui ne sont qu'un souvenir affaibli de ceux qu'ils durent posséder plusieurs siècles auparavant, mais qui ne peuvent donner lieu à une énumération aussi circonstanciée que celle des fiefs de l'évêché de Langres.

Le roi Robert comprenant qu'il ne pouvait briser toutes les résistances avec ses seules forces, ni parer à la ligue menaçante des seigneurs Bourguignons, appela à son aide Richard II, duc de Normandie et trente mille hommes qui ne demandaient qu'à suivre ces aventureuses expéditions, pleines de promesses de pillage et de conquêtes, vinrent se joindre à l'armée royale. Mais partout la résistance était préparée, et quand le roi Robert se présenta devant Auxerre dans le courant de 1003, la place était déjà investie par Landry, qui avait installé de bonnes troupes dans la ville et dans le château de l'abbaye de Saint-Germain, après avoir toutefois chassé les adhérents de l'évêque, comte de Chalon. Le siège fut long et n'amena aucun résultat ; les assiégeants usèrent leurs efforts en présence d'une garnison solide et expérimentée. Les premiers assauts qui paraissent avoir été dirigés contre la ville furent sans cesse repousses avec des pertes considérables. De nouvelles tentatives furent faites contre le château fortifié du monastère de Saint-Germain on y installa des machines de guerre et pendant six jours les assauts se succédèrent sans avantage apparent pour le roi. C'est alors que le célèbre Odilon, abbé de Cluny et l'abbé de Saint-Germain Heldric intervinrent auprès de Robert et du comte de Chalon, pour leur remontrer ce qu'il y avait de sacrilège à attaquer un sanctuaire consacré par tant de saints personnages et tant de souvenirs[11]. Le roi irrité de ses insuccès ne voulut rien entendre, et s'avançant la cuirasse sur le corps et le casque en tête, donna l'ordre pour un assaut général, qui fut encore plus désastreux que les précédents on était à la veille de la Saint-Martin, le 10 novembre[12], et la place était tellement entourée de brouillards, que les assiégeants ne pouvaient diriger leurs traits, tandis qu'ils étaient transpercés et accablés par leurs ennemis.

Le lendemain le siège fut levé, et l'armée royale remonta en Bourgogne comme un torrent dévastateur, laissant partout des traces de son passage, sans pouvoir toutefois prendre ni les châteaux, ni les forteresses[13], où les seigneurs pouvaient en sûreté, s'abriter derrière leurs murailles. Car, le roi Robert ne comprenait pas la guerre autrement que les princes de son temps, et n'avait pas d'autre moyen de nuire aux barons, que de les atteindre dans leurs biens, dans leurs serfs et dans leur chose. Il ravagea ainsi le pays jusqu'au-delà de la Saône[14], dans la Haute Bourgogne.

A Beaune seulement, sa présence paraît constatée par une charte[15] donnée peu de temps après par Gauthier, évêque d'Autun, alors que le fils naturel du Duc Henri le Grand, Eudes et sa femme Ingola, relevaient une église ruinée depuis longtemps et voisine du castrum de Beaune. « Nous les exhortons, dit l'évêque, à continuer leur œuvre. Nous permettons que cette église et toutes ses dépendances soient données à l'abbé et aux moines de Dijon nous voulons également qu'ils aient toutes les dîmes de terres situées dans notre diocèse, que les fidèles ont données ou peuvent donner à cette église. Enfin nous approuvons les limites du cimetière, telles qu'elles ont été reconnues par le glorieux roi Robert[16]. »

Nulle part ailleurs, nous ne trouvons dans les chroniques ou dans les chartes trace du passage de Robert, qui revint dans ses États sans avoir rien pu faire[17].

Comprenant toutefois combien il serait difficile de se rendre maître de la Bourgogne, il était déjà parvenu à neutraliser un de ses plus puissants adversaires, le comte de Champagne et de Blois, auquel il avait fait épouser Mahaut, sœur de Richard, duc de Normandie, qui lui avait apporté en dot une partie du comté de Dreux. Mahaut étant morte peu après sans enfants, Eudes ne voulut point rendre la dot il s'ensuivit entre le beau-père et le gendre une guerre qui fit diversion, et les détourna de la participation qu'ils avaient prise aux affaires de Robert.

C'est au retour de cette expédition en Bourgogne, en l'an 1004, que Robert s'allia en secondes noces avec la fille de Guillaume, comte de Toulouse, nommée Constance et surnommée Candide surnom que le caractère difficile et acariâtre de cette femme n'a point justifié dans la suite. Le confident fidèle du roi, Hugues de Chalon, n'était pas étranger à ce mariage, car Constance était sa cousine germaine[18]. Robert revint en Bourgogne l'année suivante. Il était en personne au siège d'Avallon avec son armée, le 25 août 1005. Ce siège dura trois mois, car on était à une époque où un simple château-fort pouvait longtemps arrêter des troupes. Les habitants furent enfin obligés de se rendre, soit qu'ils eussent été surpris par la famine, soit qu'une partie des murailles ait été jetée bas de vétusté. Le chroniqueur Raoul Glaber[19], plus crédule que judicieux, crut voir en cette occasion l'effet d'un miracle, prétendant que le roi faisait le tour de la ville lorsqu'un pan de murailles s'écroula au chant des hymnes. On le compara à un nouveau Josué. La suite ne montra que trop combien Robert, malgré sa dévotion, méritait peu un prodige.

Une charte assez remarquable par son antiquité, par son caractère à la fois politique, civil et religieux, fut donnée à ce siège, apud Avalonem castrum in obsidione. C'est encore le comte Othe et le vicomte de Beaune, qui viennent, avec l'évêque d'Autun, prier le roi de confirmer les dons faits par ce vicomte à l'église Saint-Bénigne et à l'abbé Guillaume, et provenant du patrimoine de sa femme Ingola[20], à Ampilly-le-Sec, à Duesme, ainsi qu'une église sous les murs de Beaune, détruite depuis plusieurs siècles et relevée par le donateur en faveur de Saint-Etienne. « Mais comme la terre et l'église dont il vient d'être fait mention, dit la charte, et où l'abbé Guillaume doit établir l'ordre régulier de ses moines, sont dans une contrée que le comte Othe a reçue de nous en don bénéficiai, à la prière dudit comte, nous les avons fait remettre en nos mains pour les faire passer à Saint-Bénigne, selon les désirs du vicomte Eudes. Or, ayant appris de personnes dignes de foi que cette église de Saint-Etienne a été, dès les temps anciens, un lieu de sépulture, comme le prouvent les tombes de pierre qu'on y découvre dans toute sa surface, nous ne voulons pas en diminuer l'étendue, mais au contraire en augmenter les limites. » Et plus loin : « Pour que l'autorité de cette confirmation reste ferme et inviolable, nous l'avons signée de notre main et fait signer par nos fidèles, en y ajoutant l'empreinte de notre sceau. »

Les autres personnages qui mettent leur signum à ce diplôme sont l'évêque Foulques, Othe, comte [de Beaune], le comte Gui, le comte Hugues [de Chalon], le comte Raoul, le comte Bouchard [de Montmorency], le comte Renaud, l'évêque d'Autun Gauthier, et Eudes, vicomte de Beaune. Il est donc certain que ce dernier ainsi que le comte, son seigneur, étaient depuis longtemps et dès la première expédition de Robert, ralliés à la cause royale.

On pourrait croire, bien que les chroniqueurs ne s'expliquent pas nettement à ce sujet, que le roi n'était pas venu au siège d'Avallon sans d'abord prendre possession de la ville d'Auxerre, qui était sur son passage et qui lui aurait été livrée par l'évêque comte de Chalon, qui figure avec lui dans la charte précédente. Ce qui le fait supposer, c'est qu'à cette époque fut donnée une autre charte[21], sans note chronologique, mais datée d'Auxerre, par laquelle Robert confirme un diplôme de son aïeul Hugues le Grand, qui lui fut présenté par Heldric, abbé de Saint-Germain. Le roi déclare qu'il fait bon accueil à la réclamation des moines, surtout en mémoire de ses oncles Othe et Henri, Ducs de Bourgogne, qui sont inhumés à Saint-Germain il exempte leurs hommes et leurs agents de tout droit de péage, tonlieu et autres, et prend le monastère sous sa protection royale. Après le siège d'Avallon, Robert pour la seconde fois parcourut la Bourgogne avec ses troupes et y commit de grands ravages[22]. Quand il se présenta devant Dijon, il trouva la ville en bon état de défense. Othe-Guillaume qui en avait reçu le gouvernement de son beau-frère Brunon, évêque de Langres, se préparait à la résistance, aidé par les plus braves chevaliers de la province, parmi lesquels Humbert de Mailly et le vicomte Gui le Riche[23]. Guillaume, abbé de Saint-Bénigne, ayant appris que l'armée royale s'approchait, et craignant pour son monastère le pillage et pour ses moines de mauvais traitements, dispersa ceux-ci dans diverses localités, et fit enfermer toutes les choses précieuses dans l'église de Saint-Vincent[24], située dans la ville de Dijon et appartenant aux religieux. Le roi, touché par les prières de l'abbé, se retira sans commettre de nouveaux ravages dans ces pays désolés[25], et crut sans doute plus prudent d'entreprendre, par des négociations futures, la conquête d'une province que la guerre ne pouvait qu'appauvrir et irriter inutilement.

Nous savons cependant que le roi, pour punir l'abbé Guillaume de la fidélité qu'il portait à Othe-Guillaume, son parent, lui enleva l'administration de l'abbaye de Moustier-Saint-Jean, et peut-être la donna-t-il alors à Aganon ou Azelin, fils du vicomte de Beaune, qui était dans ses intérêts.

C'est à cette époque que l'évêque Brunon institua, pour exercer la justice dans son comté de Langres, Willencus, seigneur de Saulx, et probablement aussi de Grancey, dont la famille avait rendu et pouvait rendre d'éminents services dans la guerre engagée contre le roi Robert[26]. Les mêmes motifs qui avaient fait donner le comté de Dijon à Hugues de Beaumont, déterminèrent l'évêque[27] à confier la défense du Langrois aux sires de Saulx et de Grancey. Par suite Hugues de Beaumont et Willencus de Saulx furent les principaux chefs de la défense Bourguignonne, car la charge de comte donnait aux titulaires, non-seulement l'exercice de la justice, mais encore la défense des places et le commandement des troupes. Si certaines prérogatives que nous ne pouvons préciser étaient attachées à ce titre honorifique, les seigneurs qui en étaient revêtus perdaient aussi quelque peu de leur indépendance, en devenant vassaux de l'évêché[28]. Les comtes, avoués ou protecteurs, devaient veiller à la défense des intérêts temporels de l'Église, et rester dans la main de l'évêque, qui avait sur leurs châteaux droit de suzeraineté. Cette suzeraineté limitait les empiétements possibles des seigneurs en leur ôtant la tentation d'abuser des nouvelles prérogatives dont ils jouissaient. L'évêque voulait être défendu, non opprimé.

En 1006, un chevalier nommé Letbalde, ayant donné au monastère de Saint-Bénigne de Dijon divers biens h Palluau, dans le comté de Beaune, à charge d'y entretenir une communauté de moines pour y desservir l'église dédiée à 3aint Pierre, le roi Robert ratifia la donation, à la prière de Gauthier, évêque d'Autun, et d'Othe, comte de Beaune. La charte de confirmation est datée de la Meuse, supra Mosam, où le roi était alors en conférence avec l'empereur Henri, la dix-neuvième année de son règne.

Guillaume Barbe-Sale, qui possédait une partie du comté de Mâcon par son mariage avec Berthe, veuve de Letalde, comte de cette ville, vint en 1013 construire un château-fort en face de l'abbaye de Cluny, afin de faire des courses sur les terres de ce monastère et dans le Chalonnais. Le comte-évêque Hugues de Chalon fit de vains efforts pour le faire renoncer à ce projet, et n'ayant pas mieux réussi en lançant une excommunication contre lui, attaqua le fort avec des troupes et le réduisit[29].

Des guerres privées, des sécheresses suivies de pluies torrentielles, la peste et la famine qui succédèrent à ces fléaux, achevèrent l'œuvre de dévastation de l'armée royale en Bourgogne, et jetèrent le trouble dans les esprits. Le mal devint si grand à Dijon, que Guillaume, abbé de Saint-Bénigne, fut obligé de distribuer les trésors du monastère pour venir en aide à la misère publique[30].

Si les chroniqueurs nous ont laissé peu de détails sur certains événements, ils indiquent mieux le rôle de Robert lors de la prise de Sens. Le comte de cette ville Rainard, fils de Fromond, mort en 1012, était un esprit grossier et sans frein, oppresseur de ses sujets chrétiens et protecteur des riches hébreux aussi se faisait-t-il appeler le roi des Juifs[31]. Il était l'ennemi déclaré de Léotheric, archevêque de Sens, l'accablait d'injures, lui crachait au visage, tuait ses vassaux. Quand Léotheric célébrait la messe et donnait sa bénédiction au peuple. Rainard répondait par un geste des plus inconvenants, in posterioribus suis pacem ei offerebat, et appelait cela offrir sa paix à l'archevêque. On conseilla au roi Robert de ne pas laisser subsister plus longtemps un pareil scandale, et de réunir à la couronne le domaine du comté de Sens. D'accord avec l'archevêque Léotheric, il rassembla une armée, vint assiéger Sens et s'en empara le 22 avril 1015[32]. La plus grande partie des faubourgs fut brûlée par les soldats. Rainard, surpris pendant la nuit, s'enfuit à demi nu. Son frère Fromond et les chevaliers de la garnison se réfugièrent dans une tour, et s'y défendirent vaillamment jusqu'à l'arrivée de Robert, qui fit le siège de cette tour, s'empara de ceux qui la défendaient, et les envoya prisonniers à Orléans, où Fromond ne tarda pas à mourir[33]. Le roi partagea ensuite la seigneurie de Sens avec l'archevêque Léotheric, qui avait suscité cette expédition. Mais Rainard, dépossédé de son patrimoine, était allé chercher asile auprès du terrible Eudes, comte de Chartres, qui ne craignit pas de se brouiller de nouveau avec le roi, en fournissant des forces à son ennemi et en venant bâtir un château-fort à Montreuil-sur-Seine[34]. Ils vinrent ensuite attaquer Sens, et le roi, pour éviter de plus grands maux, fit la paix avec eux et céda à Rainard son comté pour en jouir sa vie durant, à condition que ce domaine reviendrait par moitié à la couronne et à l'église diocésaine après sa mort[35].

 

 

 



[1] Labbe, Concil., IX, 772 ; Dachery, Spicileg., IX, 68 ; D. Bouquet, t. X, p. 535.

[2] D. Bouquet, t. X, p. 493. Une lettre de Pierre Damien ajoute que les gens du roi jetaient les vases dans lesquels le roi avait bu et mangé.

[3] Amplis. coll., t. VI, Necrol. Autissiod.

[4] Pérard, 166 ; Perry, Histoire de Chalon, p. 36.

[5] Labbe, Bibl. manus., p. 449. Le biographe des évêques d'Auxerre déclare que la femme d'Henri le Grand est sœur d'Hugues, comte de Chalon. L'obituaire de Saint-Germain d'Auxerre marque la mort de Gerberge au 11 décembre sans indiquer l'année : tertio idus decembris obiit Gerberga, comitissa, uxor Henrici Ducis. La parenté est bien prouvée par une charte de 1018, souscrite par Othe-Guillaume, fils de Gerberge, et Thibaud, fils de Mathilde, qui se disent tous deux neveux de l'évêque : Otto, nepos Hugonis episcopi, Theobaldus nepos ipsius episcopi.

[6] En 980, le roi Lothaire avait donné cet évêché à Brunon, âgé de vingt-quatre ans, fils de sa sœur Albrade et de Renaud de Rouci.

[7] Pérard, pp. 67-68 ; Fyot, p. 40.

[8] Il semble que l'on comprenne mieux l'esprit de cette organisation du moyen âge, quand on a parcouru les ruines de tous ces châteaux, et étudié l'emplacement choisi par tous ces seigneurs pour y établir leur domination. Si l'on peut, sans sortir du chemin de fer de Paris à Lyon, voir encore les débris qui couronnent les hauteurs de Blaisy, Mâlain, Salmaise, Grignon, Montbard, Rougemont, il n'est pas sans intérêt de visiter ces localités obscures et presque inconnues aujourd'hui qui ont occupé tant de place dans nos annales Grancey, dont l'emplacement ne présente plus qu'une construction moderne : Thil, dont les ruines pittoresque dominent une immense étendue de pays Mont-Saint-Jean, avec ses fortifications bien conservées qui présentent encore l'aspect sévère et la physionomie du XIIIe siècle ; Glane, que recouvrent de hautes forêts. De toutes ces excursions, celle de Vergy ne nous a pas procuré la moins vive impression. La montagne qui supportait la fameuse forteresse est isolée de toutes parts et d'un accès des plus difficiles, de quelque côté qu'on veuille l'aborder. Il faut près d'une demi-heure pour en atteindre le sommet, qui domine une vallée profonde et grandiose lui servant de fossés naturels. On comprend qu'une telle situation l'ait fait choisir comme lieu de repaire par ses premiers possesseurs et la réputation qui lui fut donnée d'être imprenable. Il ne reste rien des constructions, que quelques amorces de murailles et des débris qui accusent l'emplacement du donjon et des bâtiments de service. La plateforme est entourée de rochers qui lui servaient de défense.

[9] Gallia christ., t. IV, p. 153 des preuves.

[10] Dans les excellents textes qui nous ont été donnés par M. de Charmasse, 2 vol, in-4°, Autun.

[11] Pour ce qui précède et ce qui suit, voir surtout Rad. Glaber, liber II, cap. 8.

[12] Labbe, Bibl. mss., t. 1, p. 292 ; D. Bouquet, t. V, p. 270 c.

[13] Rad. Glaber, lib. II, cap. 8.

[14] Lebeuf, Histoire d'Auxerre, t. III, p. 56, nouv. éd. ; Fragm. de dom Viole d'après une ancienne chronique.

[15] Pérard, p. 168.

[16] Cette charte, datée de 1004, fut rédigée à Beaune, dans la cour du comte Othe, et revêtue des signatures de l'évêque Gauthier, du comte, de trois abbés, un archidiacre, un chantre et un chancelier. La charte de Robert, que celle-ci rappelle, n'a pas été conservée et devait avoir été donnée l'année précédente. Nous trouvons encore aux Arch. de la Côte-d'Or, Titres de Saint-Bénigne, carton 23, la simple mention d'une charte par laquelle Robert donne au prieuré de Combertaut droit d'usage dans ses bois, vers 1003.

[17] Rad. Glaber, lib. II, cap. 8.

[18] Chron. Virdunense, Labbe, Bibl. mss., t. I, p. 156.

[19] Rad. Glaber, lib. II, cap. 8.

[20] Ingola, femme du vicomte Eudes ou Odo, appartenait donc à la famille des comtes de Duesme, qui paraissent être issus de l'une des branches cadettes des Vergy.

[21] Bibl. d'Auxerre, cartul. de Saint-Germain, fol. 35 v°, éd. dans D. Bouquet, t. X, p. 579 : Mabillon, Diplom., p. 580 ; cartul. de l'Yonne, t. I, p. 160. — Nous ne pouvons admettre la date fixée par D. Bouquet à 1001 ou 1002, ni celle du cartul. de l'Yonne à 1002. Nous croyons qu'il faut la placer à l'an 1003 au plus tôt et antérieurement à la charte donnée à Avallon.

[22] Analecta Divion., Chronique de Saint-Bénigne, p. 173.

[23] V. la vie de Garnier, abbé de Saint-Etienne de Dijon ; Pérard, pp. 124-134 ; Fyot, pr. p. 58 et suiv.

[24] Analecta Divion., Chronique de Saint-Bénigne, p. 173.

[25] Analecta Divion., Chronique de Saint Bénigne, pp. 173, 174. — Il faut lire tout ce passage. C'est le seul chroniqueur qui donne quelques détails sur ces faits.

[26] « Brunon, évêque de Langres, institua comte de Langres, pour y exercer la justice, Guillenc, seigneur de Saulx. Guy de Grancey, neveu dudit Guillenc, et ses descendants Guy, Ebles, etc., furent successivement, comme membres de cette illustre famille, revêtus de cette dignité. » Chron. de l'Év. de Langres, par Vignier, p. 107, trad. Jolibois. Les sires de Saulx prirent le titre de comte, jusqu'en 1178, qu'ils cédèrent ce comté au duc de Bourgogne.

[27] L'évêque Brunon n'était pas un guerrier, comme l'évêque d'Auxerre. Il défendait le pays non clippeo et lances, sed concilii prudentia. Anal. Div., Chr. de Saint-Bénigne, p. 473.

[28] Dans la bulle du pape Pascal, en 1105, l'église de Langres est confirmée dans la possession des châteaux de Grancey, Saulx, Coublans, Choiseul, Châtillon-sur-Seine, Tilchâtel, etc., Gallia christiana, t. IV, pr. p. 153.

[29] Ademar Caban ; Art de vérifier les dates, t. II, p. 131, pp. 14, 15.

[30] D. Bouquet, t. X, p. 209 B, C ; 210 A, B ; t. XI, p. 151 D., 209 E. Ces faits sont portés à l'an 1010. Cette même année, Heldric, abbé de Flavigny, mourut le 14 décembre, Amédée lui succéda.

[31] D. Bouquet, t. X, p. 32 E ; Raoul Glaber.

[32] D. Bouquet, t. X, 290 A ; Chronica fratris Andreœ, X, 221 C, D ; Chronicon Hugonis Floriacensis, t. X, p. 297 B ; Chronicon brevis S. Dyonisii.

[33] D. Bouquet, t. X, p. 223 D ; Chronicon S. Petri Vivi. Senonensis, t. X, 221, D ; Chronicon Hugonis Floriacensis, t. X, p. 310 E, 311 A ; Chronique de Saint-Denys, t. X, 275 K.

[34] Le comte Rainard bâtit un château fort à Montereau-Fault-Yonne, comme l'affirment D. Bouquet, M. d'Arbois de Jubainville, et non à Montreuil-sur-Seine, ainsi que d'autres l'ont avancé. Cette assertion est confirmée par la chronique de Geoffroy de Courlon récemment publiée, p. 392 : Rainardus comes construxit castrum Monstorolum super Secanam et Yonem.

[35] D. Bouquet, t. X, p. 224 A, B ; Chronicon S. Petri Vivi Senonensis, t. X, p. 452 B ; Radulf. Glaber.