LES FRANÇAIS EN ITALIE DE 1494 A 1559

 

CHAPITRE PREMIER. — LA CONQUÊTE DE NAPLES.

 

 

SOMMAIRE.

Madame de Beaujeu. — Progrès de l'artillerie française. — L'Italie en 1494. — Le voyage de Naples. — L'armée de Charles VIII. — Parallèle entre les deux milices. — Le retour. — Passage de l'Apennin. — Condottieri et Estradiots. — Artillerie italienne. — Combat d'avant-garde. — Pourparlers. — La journée de Fornoue. — Conclusions tactiques. — La fin du voyage.

 

MADAME DE BEAUJEU.

 

Quand Louis XI mourut, le 30 août 1483, sa fille Anne de France se servit de la belle armée qu'il avait formée, pour faire respecter par Maximilien d'Autriche et par les grands vassaux la jeune royauté de Charles VIII[1].

Maximilien, devenu roi des Romains[2], avait envahi l'Artois, au printemps de 1486, et s'était emparé de Thérouanne et de Lens.

La vigoureuse résistance des bandes de Picardie et l'habileté de leurs chefs, les maréchaux d'Esquerdes et de Gié, donnèrent le temps à Madame de Beaujeu de soulever les Flandres contre leur souverain allemand[3]. A la faveur de cette diversion, d'Esquerdes s'empara de Saint-Omer (27 mai 1487) et reprit Thérouanne.

 

Restait la coalition féodale[4].

 

En 1488, la Bretagne, qui se prétendait indépendante[5], donna le signal d'une nouvelle Guerre du bien public.

L'artillerie royale, habilement dirigée par le chevalier Jacques Galiot de Genoilhac, réduisit, l'une après l'autre, les places fortes[6] du duc François, et, le 27 juillet, la victoire de Saint-Aubin-du-Cormier livra d'un seul coup à la Régente tous les chefs de la rébellion[7].

Dans cette campagne, que les contemporains ont appelée la Guerre folle, les Suisses combattirent pour la première fois sous les enseignes françaises et le chef de l'armée royale, Louis de la Trémoïlle, inaugura par d'heureuses dispositions tactiques la belle carrière qu'il devait parcourir.

A Saint-Aubin, pendant qu'il attaquait avec son infanterie le corps de bataille des rebelles, il envoya 100 lances d'élite prendre les Bretons en queue. Ce mouvement décida du succès de la journée.

 

PROGRÈS DE L'ARTILLERIE FRANÇAISE.

 

Le chevalier Galiot était malheureusement parmi les morts.

Depuis 1479, ce digne émule des frères Bureau avait fait faire à l'artillerie royale[8] des progrès remarquables.

En 1488, les bombardes et leurs boules de pierre avaient à peu près disparu[9]. Elles étaient remplacées par des canons en bronze, lançant des boulets de fonte ou de plomb (plombées) ; la poudre, renfermée dans des barils, était mise, pendant l'action, dans des sacs en peau de mouton.

Le mode d'attelage était devenu plus mobile ; quelques canons avaient des avant-trains qui différaient bien peu de ceux qui sont encore en usage.

Les faucons, considérés plus particulièrement comme pièces de campagne, avaient des coffrets sur leurs affûts. Tout porte à croire qu'ils étaient déjà montés sur des tourillons.

Il fallait deux chevaux pour conduire les grands faucons ; un seul suffisait pour les petits[10].

Quant au matériel roulant, aux chariots qui portaient les tonneaux de poudre, les projectiles, les forges à boulets rouges, les gabions des batteries, Guy de Lauzières, le premier grand-maître de l'artillerie, en réunit un tel amas au siège de Rennes[11], au mois d'août 1491, que 3.000 chevaux ne les pouvaient traîner.

La conséquence naturelle de l'emploi des armes à feu fut l'alourdissement progressif de la gendarmerie.

A la fin du XVe siècle, les hommes d'armes français se décidèrent à adopter pour leurs chevaux les plates d'encolure et de poitrail, ainsi que la croupière et les flançois des destriers allemands[12].

 

L'homme d'armes devint alors une lourde machine de guerre moins maniable que jamais et les premières campagnes d'Italie marquèrent les dernières prouesses de la lance chevaleresque.

 

L'ITALIE EN 1494.

 

Comme la Grèce antique, l'Italie était partagée en petits états rivaux[13], riches et corrompus, qui cachaient mal leur décadence sous les merveilles des lettres et des arts.

 

On faisait souvent la guerre en Italie, mais on s'y battait rarement.

Pour vider les querelles de voisinage, il y avait des batailleurs à gages, des condottieri, qui escarmouchaient entre eux à grand fracas, sans se faire de mal, et qui gagnaient, à tour de rôle, de chaudes journées où personne n'était blessé.

 

C'est un signe fatal pour un peuple que la perte des vertus militaires, et les descendants des anciens Romains tremblaient devant une épée[14].

 

L'Italie était une proie magnifique qui paraissait facile à saisir ; Charles VIII le tenta[15].

Il ne voulut pas entendre les sages remontrances de Madame de Beaujeu, qui songeait à diriger vers les Flandres l'activité conquérante de la noblesse française, longtemps comprimée par la main de fer de Louis XI.

Ce fut en vain que le vieux maréchal d'Esquerdes essaya de démontrer que la grandeur et le repos du royaume dépendaient de la possession des Pays-Bas ; que c'était de ce côté qu'il fallait porter tous les efforts des armes françaises, plutôt que contre un état dont la possession, loin de nous être avantageuse, ne pourrait que nous affaiblir.

Le jeune roi avait résolu de revendiquer, l'épée à la main, ses droits sur le royaume de Naples[16] et de renouveler, au delà des monts, les fabuleuses prouesses de Charlemagne et de ses paladins.

De Naples, il voulait passer en Grèce. Il rêvait de chasser les Ottomans de Constantinople et de reconstituer, pour la garde du saint Sépulcre, le royaume chrétien de Jérusalem[17].

En digne petit-fils de saint Louis, Charles VIII entreprenait une neuvième croisade, où le soudan d'Égypte était remplacé par le roi de Naples.

 

La France entrait ainsi dans une longue série de sanglantes aventures[18], et l'œuvre d'unification et d'agrandissement entreprise par Louis XI était retardée jusqu'à Henri IV.

 

LE VOYAGE DE NAPLES.

 

Le roi quitta Grenoble, le 22 août 1494.

Le duc d'Orléans s'était déjà rendu de Lyon à Gênes, pour empêcher les entreprises des Napolitains contre cette place.

 

L'avant-garde française, commandée par Robert Stuart d'Aubigny[19], franchit les Alpes au mont Genèvre et opéra sa jonction avec les troupes du duc de Milan, afin d'ouvrir la route à l'armée du roi, et de tenir tête aux troupes napolitaines que le duc de Calabre, fils de Ferdinand II, avait rassemblées dans les Romagnes.

 

L'armée de Charles VIII comptait près de 50.000 hommes :

3.600 lances (21.600 chevaux) ;

10.000 archers ou arbalétriers bretons ;

8.000 hacquebutiers gascons ;

8.000 piquiers suisses et allemands.

 

L'artillerie, composée de 140 grosses pièces, de 200 canons légers et de 100 hacquebutes à croc, était partie de Lyon.

Le grand-maître, Guy de Lauzières, l'avait partagée en deux convois, sous l'escorte des pionniers chargés de préparer les chemins et d'aider au transport du matériel.

Icelle artillerie fut mise et chargée en bateaux audit lieu de Lyon, partie pour aller sur mer et l'autre pour être menée par voyages[20], jusqu'aux lieux et places où le roi et son conseil avaient ordonné[21].

 

Le roi passa le mont Genèvre, le 2 septembre, et alla coucher à Oulx en Piémont, d'où il gagna Turin.

Là, il apprit que le duc d'Orléans avait déjà dispersé à Rapallo, les troupes napolitaines[22].

C'était d'un bon augure pour l'expédition.

La terreur qu'inspiraient l'artillerie française et la mauvaise guerre[23] que faisaient les Suisses, transformèrent le voyage de Naples en une marche triomphale.

Cependant cette marche fut lente et confuse, parce que le jeune roi faisait séjourner son armée partout où il trouvait des fêtes pour lui et du pillage pour elle.

On se dirigea sur Florence par le pas de Suze, Turin, Asti — où une maladie du roi fit perdre 15 jours —, par Casal, Pavie, Plaisance, Parme et le défilé de Pontremoli.

A Sarzane, le parc d'artillerie s'augmenta de 40 grosses pièces venues par mer. On suivit la côte jusqu'à Pise ; de là, on remonta l'Arno jusqu'à Florence, dont le moine Savonarole ouvrit les portes aux Français, le 17 novembre.

Le 28, l'armée se dirigea vers les États de l'Église, par Sienne et Viterbe. A Signa, d'Aubigny fit sa jonction avec le roi, après avoir chassé Ferdinand d'Aragon des Romagnes.

 

Charles VIII arriva sous les murs de Rome, sans avoir eu à livrer bataille. Il y fit son entrée par la Porte du Peuple, dans la soirée du 31 décembre, à la lueur des torches.

 

L'ARMÉE DE CHARLES VIII.

 

Le défilé aux flambeaux dura 6 heures.

L'historien Paolo Giovio y assistait et en a laissé la description suivante :

Les premiers bataillons étaient suisses et allemands ; ils marchaient en cadence, au son des instruments, dans un ordre admirable. Les hommes portaient une veste courte qui dessinait les membres ; les plus braves avaient à leurs bonnets de longues plumes.

 

Leurs armes étaient de courtes épées et des piques de 10 pieds[24].

Un quart de ces mercenaires portaient de lourdes hallebardes, surmontées d'une large dague à lame quadrangulaire, qui leur permettait de frapper d'estoc et de taille.

Chaque bande de 1.000 fantassins comptait 100 escopetiers.

 

Lorsque les bataillons se serraient pour charger, les soldats qui portaient des armes défensives se débarrassaient du plastron, du casque et de l'écu qu'ils suspendaient à leurs ceinturons. Les chefs seuls les conservaient comme insignes du commandement.

 

Les Gascons, arbalétriers ou frondeurs, lançaient des flèches, des javelines ou des pierres ; ils étaient petits et de moins bonne apparence que les Suisses et que les Lansquenets.

 

Les gendarmes de France étaient couverts de sayons de soie, de colliers et de bracelets d'or ; ils montaient des chevaux grands et vigoureux, qui avaient la queue et les oreilles coupées. Leurs armes étaient une forte et roide lance, solidement ferrée par le haut, et une masse d'armes également ferrée. Chaque chevalier était accompagné d'un page et de deux écuyers.

 

Les archers à cheval, qui leur servaient de flanqueurs, étaient armés de grands arcs ou de longs javelots[25] ; ils avaient le casque et le plastron, et portaient sur leurs écus les armoiries de leurs seigneurs.

400 archers de la garde, dont 100 Écossais, entouraient le roi et portaient ses couleurs. 200 gentilshommes, la fleur de la noblesse, montés sur d'admirables chevaux bardés, brillent d'or et de pourpre et précédaient immédiatement le roi, qui s'avançait, armé de toutes pièces, la lance sur la cuisse, trompettes sonnant et tambourins battant.

 

Mais ce qui inspirait surtout l'épouvante, c'étaient plus de 36 charrettes portant canons de gros calibre et traînées à la suite de cette armée.

 

La longueur des canons était d'environ 8 pieds, leur poids de 6 milliers, et leur calibre à peu près comme la tête d'un homme. Les coulevrines, de moitié plus longues, venaient ensuite, puis les fauconneaux, dont les plus petits lançaient des plombées grosses comme des oranges.

Toutes ces pièces étaient enclavées entre deux épaisses solives, assemblées par des chevilles. Suspendues sur leurs anses, elles tournaient autour d'un axe qui permettait de diriger les coups[26].

Les affûts n'étaient soutenus que par deux roues ; mais, pour marcher, on les attachait à un avant-train, qu'on séparait de la pièce avant de la mettre en batterie.

 

Guicciardini a complété ces précieux renseignements sur l'artillerie de Charles VIII.

Les Français, dit-il, faisaient usage de pièces de bronze, qu'ils appelaient canons, et de boulets de fer. Ils menaient les pièces sur des charrettes tirées, non par des bœufs comme en Italie, mais par des chevaux. L'adresse des hommes affectés à ce service, comme la perfection des instruments, étaient telles que l'artillerie pouvait presque toujours marcher aussi vite que l'armée.

Ils disposaient les batteries avec une promptitude si incroyable, les coups se succédaient si rapidement, que leurs canons faisaient, en quelques heures, ce que l'artillerie italienne n'aurait pu faire qu'en plusieurs jours.

Ce matériel, infernal plutôt qu'humain, servait les Français autant en rase campagne que dans les sièges.

Suivant les circonstances, les Français se servaient de ces gros canons ou d'autres pièces plus petites, que l'on conduisait avec d'autant plus de dextérité et de vitesse qu'elles étaient plus légères.

L'artillerie faisait, à elle seule, de l'armée française un objet de terreur ; or, cette armée était plus redoutable encore par son courage que par le nombre de ses soldats[27].

 

Cette terreur était telle, que l'escarmouche de Rapallo et la courte campagne de d'Aubigny dans les Romagnes mirent fin à la résistance de l'Italie.

Les condottieri s'enfuirent ; les villes ouvrirent leurs portes ; les populations acclamèrent joyeusement le jeune roi et sa brillante armée.

Le seul capitaine qui aurait pu défendre le royaume de Naples, le lombard Jean-Jacques Trivulce, trahit Ferdinand d'Aragon et passa à l'ennemi.

 

Selon l'expression d'Alexandre VI :

Les Français conquirent l'Italie avec des éperons de bois et avec la craie en la main des fourriers pour marquer leurs logis, sans autre peine.

 

Le pape parlait d'éperons de bois, dit Commines, parce que, quand les jeunes gentilshommes de France vont par la ville, les pages leur mettent une petite broche dedans le soulier ou la pantoufle, et ils s'en vont sur leurs mules, branlant les jambes.

Peu de fois, nos gens d'armes ont pris le harnais en faisant ce voyage.

 

Le voyage s'arrêta à Naples.

Le roi, depuis Asti, avait, pendant 4 mois et 10 jours, pris ses logements où il lui plaisait, planté ses justices et potences en cinq ou six endroits dans chaque ville, et fait crier à son de trompe ses ordonnances et édits comme en plein Paris[28].

 

PARALLÈLE ENTRE LES DEUX MILICES.

 

Guicciardini a recherché les causes de cette rapide conquête en comparant l'organisation militaire et le recrutement des deux milices qui se trouvaient en présence.

Les hommes d'armes français, écrit-il, étaient presque tous sujets du roi et gentilshommes[29] ; il ne dépendait pas des capitaines de les recevoir dans leurs compagnies ou de les en exclure ; ce n'étaient pas eux qui les payaient, c'était le roi.

Aussi les compagnies étaient-elles toujours au complet et composées d'hommes d'élite, qui s'équipaient à leurs frais et qui étaient bien pourvus d'armes et de chevaux. Tous s'efforçaient à l'envi de bien servir, autant par un sentiment d'honneur naturel à la noblesse, que par l'espoir des récompenses qu'ils pouvaient recueillir pour leurs belles actions.

Une hiérarchie régulière permettait aux hommes d'armes de parvenir, par degrés, au commandement de la compagnie.

Tous les capitaines avaient un rang distingué dans l'État, ou du moins ils étaient d'un sang plus illustre que leurs subordonnés ; aucun n'avait d'autre ambition que de mériter l'estime du prince.

Il n'y avait pas entre eux de rivalité au sujet du commandement et de la préséance, car, suivant la coutume de France, aucun ne devait avoir plus de 100 lances sous ses ordres. Cette égalité empêchait les capitaines français de changer de maître par ambition ou par cupidité.

 

Dans la milice italienne, au contraire, la plupart des hommes d'armes étaient des paysans, ou sortaient delà lie du peuple ; presque tous étaient sujets d'un autre prince que celui qu'ils servaient, et ils dépendaient absolument de leurs capitaines pour la solde aussi bien que pour l'entrée et le maintien au service.

Ils n'étaient encouragés à bien faire, ni par le sentiment de la gloire, ni par quelque autre noble motif. Leurs capitaines étaient rarement les sujets de ceux qui les payaient ; ils avaient souvent d'autres intérêts que ceux de leurs princes et ils étaient divisés entré eux par des jalousies et des haines mutuelles.

D'ailleurs, comme ils ne touchaient pas de solde régulière et qu'ils étaient absolument les maîtres de leurs compagnies, ces capitaines ne tenaient pas leurs troupes au complet, bien qu'ils eussent reçu pour cela le nécessaire. Ils n'avaient d'autre pensée que de tirer de l'argent des gouvernements qui les employaient, et ils passaient sans scrupule d'un parti et d'un camp dans un autre. L'ambition, l'avarice, d'autres motifs encore, les rendaient prompts à la perfidie et à la trahison.

 

Il y avait la même différence entre l'infanterie italienne et l'infanterie française.

La première ne savait pas combattre de pied ferme et prendre une formation régulière ; elle se dispersait dans la campagne ; le plus souvent elle s'embusquait derrière des fossés et des retranchements[30].

Les Suisses, au contraire, nation très-belliqueuse ; qui avait fait revivre par des actions éclatantes la gloire de ses ancêtres, se présentaient au combat dans le plus grand ordre.

Leurs bataillons étaient échelonnés sur plusieurs lignes ; leurs rangs étaient pour l'ennemi un mur impénétrable. Sur un terrain où ils avaient pu se déployer, il était presque impossible de les rompre.

L'infanterie française ou gasconne avait autant d'ordre et de discipline, mais moins de valeur et de solidité.

 

LE RETOUR DE CHARLES VIII.

 

Pendant que Charles VIII rêvait, dans son palais de Naples, à la conquête de Constantinople, les Vénitiens, le duc de Milan et le roi d'Espagne armaient une grosse flotte et réunissaient une armée de 34.000 chevaux et de 20.000 fantassins, pour chasser de l'Italie les Français endormis dans les délices.

 

Le danger était grand : l'émule de Charlemagne n'attendit pas l'attaque de la coalition.

 

Il ordonna, sous le commandement de Gilbert de Montpensier, 500 hommes d'armes français, 2.500 Suisses et quelque peu de gens de pied français pour la garde du royaume de Naples[31], et, avec le reste, il délibéra de s'en retourner en France par le chemin qu'il était venu.

 

Charles VIII quitta Naples, le 20 mai 1495, emmenant i.000 lances françaises, 300 lances italiennes, 3.000 Suisses, 2.000 Bretons ou Gascons et 42 bouches à feu, dont 14 grosses, qui seules offrirent de grandes difficultés pour le passage.

L'armée marchait sur trois colonnes : avant-garde, corps de bataille et arrière-garde, suivant l'habitude.

 

PASSAGE DE L'APENNIN.

 

C'est le pas qui depuis Pise va jusqu'à Pontremoli que je craignais le plus, dit Commines.

Près de Pietra Santa, entre le roc taillé et les marais de mer bien profonds, la route ressemblait à la chaussée d'un étang. Une charrette jetée au travers et deux bonnes pièces d'artillerie, avec des gens en bien petit nombre, nous eussent empêchés de passer sans remède ; mais nos ennemis n'étaient pas encore ensemble.

On arriva sans encombre à Sarzane.

Le roi détacha, sous Philibert de Savoie, 120 hommes d'armes, 500 arbalétriers arrivés tout frais de France par mer, pour attaquer Gênes par terre et le faire rebeller, pendant que huit galères, venant de Naples, l'attaqueraient par mer.

 

Les galères furent battues et prises dans le golfe de Rappallo ; quant au détachement de Monseigneur de Savoie, il eut grand'peine à venir jusqu'à Asti, et il ne fut pas à la bataille, où il eût été bienséant.

 

La ville et le château de Pontremoli, qui fermaient l'entrée des montagnes, étaient assez bons et en fort pays ; il y avait dedans 3 ou 400 hommes de pied. Le roi envoya à Pontremoli son avant-garde, que menait le maréchal de Gié et avec lui Jean-Jacques Trivulce, réfugié milanais, bien apparenté, bon capitaine et grand homme de bien[32].

Trivulce obtint la capitulation de Pontremoli, et les Italiens qui étaient dedans s'en allèrent ; mais il y eut débat entre les bourgeois de la ville et les Suisses, desquels furent tués quarante.

 

Pour revanche, malgré la composition, les Alémans tuèrent tous les hommes, pillèrent la ville, y mirent le feu, brûlèrent les vivres et tout autres choses avec plus de dix des leurs, qui étaient ivres.

Le maréchal de Gié ne sut pas y mettre remède.

 

Le Roy dépassa Pontremoli et alla loger dans la petite vallée de Tappico, où il n'y avait pas 10 maisons. Il y resta 5 jours en très-grande famine, à 30 milles de son avant-garde, qui était devant, et entouré de montagnes très-hautes et très-aspres, où jamais on n'avait passé artillerie aussi grosse que les canons et coulevrines qui y passèrent.

Les Suisses qui avaient brûlé Pontremoli, ayant peur que le Roy ne les en haït à jamais, vinrent s'offrir d'eux-mêmes à passer l'artillerie à travers ces montagnes hautes et droites, où il n'y avait pas de chemins, à la condition que le Roy leur pardonnerait ; ce qu'il fit.

 

Il y avait 14 pièces de grosse et puissante artillerie, et, au sortir de la vallée, se dressait un sentier fort droit où les mulets montaient à très-grand'peine.

Les Alémans couplèrent, deux à deux, de bonnes cordes et s'y mirent à 100 ou 200 à la fois ; quand ceux-là furent las, il s'en mit d'autres. Malgré cela, on y attela aussi les chevaux de l'artillerie.

Tous les gens de la maison du Roy qui avaient train prêtèrent chacun un cheval, croyant aider ; mais, sans ces Alémans, les chevaux n'auraient jamais pu à eux seuls passer l'artillerie.

Après les canons, les hommes suivirent et toute la compagnie. Sans les Suisses, âme ne fût passée.

 

Chacun les aida. La Trémoïlle, en chausse et en pourpoint, mit lui-même la main à l'œuvre, portant les grosses boules de fonte, de plomb et de fer, qui étaient un très-grand faix, parce qu'il fallait les tenir entre les mains ou dans le chapeau[33]. Tous les gentilshommes l'imitèrent[34].

Le plus fort n'était pas de monter, car incontinent après, on trouvait une vallée où le chemin était tel que la nature l'avait fait. Il fallait mettre chevaux et hommes à tirer contremont ; ce qui était plus difficile que de monter. A toute heure, il y fallait les charpentiers et les maréchaux, car, s'il tombait quelque pièce, on avait grand'peine à la redresser. Plusieurs voulaient briser la grosse artillerie pour passer plus tôt ; le Roy pour rien n'y voulut consentir.

 

Le maréchal de Gié, qui était à 30 milles de nous, pressait le Roy de se hâter ; mais nous mîmes trois jours à le rejoindre[35].

Les ennemis étaient logés à une demi-lieue devant le maréchal, en un beau camp, et ils auraient eu bon marché de l'avant-garde s'ils l'eussent assaillie.

 

CONDOTTIERI ET ESTRADIOTS.

 

L'armée italienne, commandée par le marquis de Mantoue, comptait 30.000 Milanais ou Vénitiens, bien pourvus et approvisionnés.

C'étaient, pour la plupart, ces fameux condottieri à la mine farouche et à l'aspect redoutable, prétoriens nomades de l'Italie, qui avaient fait duc de Milan un de leurs chefs, François-Alexandre Sforza, en 1450.

La cavalerie se composait : 1° de 2.600 lances, comptant chacune un arbalétrier à cheval ou un autre cavalier, plus le page portant les couleurs du maître — ce qui faisait, par homme d'armes, 4 chevaux, dont un était couvert d'une carapace de cuir ;

2° De 5.000 chevau-légers, italiens ou estradiots.

Les estradiots, levés par Venise en Albanie et en Morée, étaient vêtus à la turque, avec un bonnet albanais ou une salade à vue coupée sur la tête ; ils étaient armés d'une épée large, d'une massue et d'une zagaie — javeline de 3 à 4 mètres, ferrée aux deux bouts.

Ce sont de rudes gens, dit Commines, qui les avait vus de près pendant son ambassade à Venise ; ils couchent dehors toute l'année, avec leurs chevaux qui sont bons et tous de Turquie. Les Vénitiens se servent des estradiots et s'y fient. Je les avais vus descendre à Venise et faire leur montre dans l'île où est l'abbaye de Saint-Nicolas. Ces vaillants hommes travaillent fort en un ost, quand ils s'y mettent.

Les piétons italiens étaient armés de l'épée et de la pique ou de la hallebarde en forme de hache ; aucun n'avait la tête garantie ; quelques-uns avaient le dos et les bras couverts de mailles. Quelques escopettiers remplaçaient, par les armes à feu, l'effet des frondes et des arbalètes.

Contre la cavalerie, cette infanterie se formait en un triangle fraisé de piques et de pertuisanes, et faisait front de tous côtés[36].

 

ARTILLERIE ITALIENNE.

 

L'Italie avait depuis longtemps surpassé les autres pays par la beauté et par les ornements de ses bouches à feu.

Les pièces étaient, le plus souvent, coulées en alliage de cuivre ; mais l'alliage n'était pas solide, et les pièces éclataient de temps à autre.

D'après Georgio Martini, l'artillerie italienne se composait à la fin du XVe siècle :

1° De bombardes (bombarda), de 4m056 à 6m760 de longueur, tirant une boule de pierre de 102 kilogrammes environ ;

2° De mortiers droits, en forme de cloche, de 1m,690 à 2m,028 de longueur et d'un seul morceau ; la pierre pesait de 200,à 300 livres ;

3° De gros canons appelés selon leur longueur, cortana (courte) ou mezzana (moyenne), et lançant des pierres pesant de 34 à 47 kilogrammes ;

4° De canons moins lourds, passe-volants ou basilics, de 6 à 8 mètres de longueur, lançant des projectiles de bronze, de fer ou de plomb ;

5° De pièces légères, spingarda et cerbottana, tirant des pierres pesant de 3 à 4 kilogrammes, ou des plombées de moins d'un kilogramme.

 

Guicciardini nous apprend que tout ce matériel était traîné par des bœufs.

Quant aux affûts, sans être encore à tourillons, comme ceux de l'armée française, ils avaient fait de notables progrès, puisqu'un manuscrit florentin, de J 500, nous montre une couleuvrine encastrée dans un fût, dont l'inclinaison peut varier au moyen d'une vis. Au côté droit de la flèche, une mèche à canon sert à y mettre le feu.

 

Cette idée d'employer une vis pour le pointage ne put se réaliser efficacement que deux siècles plus tard[37].

 

La tactique navale et ses engins ne se rattachent qu'indirectement à cette étude. Nous ne pouvons pas cependant parler de l'artillerie italienne à la fin du XVe siècle, sans signaler les mitrailleuses de l'arsenal de Venise, qui passent pour être de cette époque et justifient, mieux qu'aucune autre machine de guerre, notre aphorisme :

Nihil novi sub sole.

 

Sur un pied, soutenu par un plateau rectangulaire, est articulé un fût en bois, supportant un système de 20 canons de fer, qui tournent autour d'une crosse fixe.

Dix de ces canons sont de moitié moins longs que les dix autres.

La masse compacte de la culasse commune présente 20 trous correspondant au tonnerre de chaque canon ; un levier articulé, muni d'une mèche, est fixé sur le fût et sert de chien.

Pour obtenir un tir continu, il suffit de mettre le feu successivement à chaque canon, en agissant avec la main gauche sur l'arrêtoir d'une ficelle (maintenue à la crosse par un piton), qui communique avec la mèche du levier, pendant que la main droite fait tourner la culasse commune.

L'articulation du pied sur le fût permet d'élever ou d'abaisser l'engin et de le diriger à droite ou à gauche, comme un télescope.

Nous avons trouvé à Florence[38], dans une fresque du XVIe siècle représentant un combat naval, la reproduction de ces mitrailleuses et nous nous sommes expliqué leur usage.

Placées à l'avant des galères, et braquées sur les deux bancs de rameurs, elles servaient à tenir les rameurs en respect pendant l'action, quand le fouet des surveillants n'y suffisait pas. Les canons courts étaient destinés aux galériens les plus proches ; les longs, aux plus éloignés.

 

Une petite couleuvrine revolver paraît avoir été employée de la même façon.

La culasse, mobile, autour d'un canon unique, est percée de cinq chambres que l'on charge par la bouche et auxquelles on met successivement le feu par les lumières correspondant à chaque canon.

La poignée, sert à faire tourner le barillet, et, grâce au système de suspension, on peut élever ou abaisser le canon.

 

Sur les galères italiennes, l'avant était le poste de combat des arquebusiers ; aussi y plaçait-on un porte-mèches en bronze.

Le merveilleux spécimen que nous avons vu à Venise ressemble à un baptistère[39]. En soulevant le dôme du couvercle, on trouve, rangées circulairement sur deux ou trois rangs autour d'un foyer central, une grande quantité de mèches à feu, qui étaient indispensables pendant le combat.

 

COMBAT D'AVANT-GARDE.

 

Le maréchal de Gié alla se loger à Fornoue, avec 160 hommes d'armes, 800 Suisses et quelques pièces légères.

 

Ce bon village, situé, dit Commines, sur la rive droite du Taro, au pied de la montagne et à l'entrée de la plaine, ne permettait pas qu'on vînt nous attaquer dans la montagne. Nos ennemis n'y songèrent pas ; Dieu mit une autre pensée dans leur cœur. Leur avarice était si grande qu'ils nous voulaient attendre en plaine, afin que rien n'échappât. Tant que nous étions au delà de l'Apennin, ils craignaient de nous voir fuir vers Pise et vers les places florentines.

Ils se trompaient, car nous en étions trop loin. Si on ne les avait pas attendus de pied ferme, et si on avait fui, ils auraient eu tout l'avantage dans la poursuite, attendu qu'ils savaient les chemins mieux que nous.

 

Le maréchal de Gié envoya 40 chevaux courir devant l'ost des ennemis pour savoir nouvelles. Ces coureurs furent bien accueillis par les estradiots, qui tuèrent un gentilhomme, lui coupèrent la tête et la pendirent à la banderole d'une lance, pour la porter à leur provéditeur et en avoir un ducat.

Puis, ils chassèrent jusqu'au logis des Suisses, en tuèrent trois ou quatre et emportèrent leurs têtes.

Mais ils se trouvèrent bien épouvantés aussi de notre artillerie ; un faucon tira un coup qui tua un de leurs chevaux et les fit incontinent retirer, car ils n'avaient pas l'habitude de l'artillerie.

En se retirant, les estradiots prirent un capitaine de nos Suisses, qui était monté à cheval, désarmé, pour voir s'ils se retiraient, et qui reçut un coup de lance à travers le corps.

Ce capitaine fut mené devant le marquis de Mantoue, sur le coteau boisé qui domine Fornoue au levant.

C'est là que les Italiens s'assemblaient, depuis huit jours seulement ; le Roy aurait pu se retirer en France sans péril, s'il n'avait pas fait de grands séjours en chemin mal à propos.

 

POURPARLERS.

 

Le prisonnier, interrogé, tripla les forces de l'avant-garde française ; les capitaines italiens le crurent sur parole et ajournèrent la bataille. Ce qui permit au Roi d'opérer librement sa jonction avec le maréchal de Gié, le dimanche 5 juillet.

 

Au descendu de la montagne, on vit le plat pays de la Lombardie, qui est des plus beaux et des plus abondants du monde ; cependant, bien qu'il se dise plat, il est malaisé à chevaucher, car il est tout fossoyé comme les Flandres, et plus encore. Il est bien meilleur et plus fertile, tant en bons froments et fruits qu'en bons vins ; et nous faisait grand bien de le voir, pour la grande faim et peine que nous avions endurées depuis notre départ de Lucques[40].

 

Le Roi envoya Commines demander libre passage ; mais les provéditeurs vénitiens, qui jouaient auprès du marquis de Mantoue le rôle que remplirent plus tard les commissaires de la Convention auprès des généraux républicains, répondirent :

Il est trop tard.

 

La journée de Fornoue (6 juillet 1495).

Le lendemain, à six heures du matin, après une nuit d'orage, troublée sans cesse par les attaques des estradiots, Charles VIII entendit la messe, communia et, monté sur Savoye, son cheval de bataille, il présida au passage de l'armée entière sur la rive gauche du Taro, par le pont de Fornoue.

Quand le dernier sommier du convoi fut passé, les Italiens sortirent de leur camp.

 

Leur plan d'attaque était bien conçu.

Pour cerner la petite armée française, deux corps italiens devaient franchir le Taro, en avant et en arrière de cette armée.

Le premier, sous le comte de Caiazzo, attaquerait l'avant-garde.

Le second, sous le marquis de Mantoue, formé de l'élite de la gendarmerie de Venise et de Milan et de la plus grande partie des estradiots, prendrait en queue l'arrière-garde française, que commandaient le vicomte de Narbonne et la Trémoïlle.

Deux gros détachements d'estradiots, d'hommes d'armes et d'arbalétriers, passant le Taro à gué, devaient assaillir, l'un les flancs du corps de bataille français conduit par le Roi en personne, l'autre, le riche convoi de 6.000 bêtes de somme qui suivait l'armée.

Une réserve importante était conservée sur la rive gauche, à la garde du camp italien.

Ces divers passages du Taro furent exécutés vers le milieu du jour.

 

Déjà, raconte Commines, les escarmouches commençaient de tous côtés, comme nous passions la rivière pour la mettre entre nous et eux.

Les Italiens étaient rangés dans leur ost ; car c'est leur coutume de faire le camp assez grand pour que toutes les troupes puissent être en bataille et en ordre.

Ils envoyèrent une partie de leurs estradiots et de leurs arbalétriers à cheval, avec quelques hommes d'armes, le long du chemin assez couvert de Fornoue, dont nous partions. Ces gens passèrent la petite rivière pour assaillir notre charriage.

 

Ils avaient ordonné leurs batailles mieux qu'on ne saurait le dire, et ils se fiaient en leur grand nombre.

Ils assaillaient le Roy et son armée tout à l'environ, de manière qu'un seul homme n'aurait pu échapper si nous avions été rompus, vu le pays où nous étions.

 

Pendant que ceux que j'ai nommés attaquaient notre bagage du côté gauche, le marquis de Mantoue vint avec toute la fleur de son ost, au nombre de 600 hommes d'armes, se jeter en la grève, droit à notre queue. Ses gens étaient bardés, empanachés et très-bien accompagnés d'arbalétriers à cheval, d'estradiots et de piétons.

 

Vis-à-vis du maréchal de Gié et de notre avant-garde, se vint mettre le comte de Caiazzo avec 400 hommes d'armes, accompagnés comme dessus, et suivis de grand nombre de gens de pied. Derrière, venait une compagnie de 200 hommes d'armes, qui devait donner, contre l'avant-garde française, après Caiazzo.

Il y avait une pareille compagnie, et pour semblable occasion, derrière le marquis de Mantoue.

 

Dans l'ost, demeurèrent deux grosses compagnies (je les ai vues de mes yeux), car les Vénitiens ne voulurent pas estrader tout à un seul coup, ni dégarnir leur camp. Toutefois, puisqu'ils commençaient, il eût mieux valu mettre tout aux champs.

 

Le roi avait mis son effort en son avant-garde, qui comptait 350 hommes d'armes, 3.000 Suisses, qui étaient l'espérance de l'ost, et 300 archers de la garde, que le roi avait fait mettre à pied. Avec ces archers étaient quelques arbalétriers à cheval des 200 de sa garde, et le reste des gens de pied de l'armée, c'est-à-dire les lansquenets allemands, commandés par Antoine de Bessey, bailli de Dijon.

Devant le front des gens de pied était l'artillerie.

L'avant-garde s'était avancée jusqu'à la hauteur de l'ost ennemi, mais nos deux autres batailles n'étaient pas si près ni aussi bien pour s'aider qu'elles l'avaient été le jour précédent.

 

Le marquis de Mantoue, après avoir passé la rivière, se trouvait à environ un quart de lieue derrière l'arrière-garde française ; il venait à petits pas, bien ferré, tant qu'à merveille le faisait beau voir.

Le roi fut forcé de tourner le dos au maréchal de Gié et le visage vers les ennemis, pour se rapprocher de son arrière-garde.

 

La bataille commença au bagage ; les estradiots l'attaquèrent, ainsi que le logis du roi, où il y avait trois ou quatre maisons ; ils tuèrent une centaine de varlets de sommiers et mirent le charriage en grand désordre.

Le roi passa devant sa bataille et devant son enseigne. Il n'y avait que le bâtard de Bourbon entre lui et les ennemis, qui étaient à 400 pas. Il était aussi mal gardé et conduit que fut jamais grand seigneur ; mais est bien gardé ce que Dieu garde !

 

L'arrière-garde. sous les ordres du comte Odet de Foix, était à la droite et un peu en arrière du roi. Elle se composait de 80 lances appartenant au duc d'Orléans, des 40 lances du sire de la Trémoïlle, de 100 archers écossais, qui se mirent en la presse comme hommes d'armes, et des Gentilshommes des 20 écus, avec les autres de la maison du roi et les pensionnaires.

 

Les ennemis jetèrent leurs lances en l'arrêt et se mirent un peu au galop. Deux de leurs compagnies chargèrent, à la droite de notre ligne, contre les compagnies d'Orléans et de la Trémoille et contre les Ecossais.

Français et Italiens choquèrent presque aussitôt les uns contre les autres, et le roi comme eux. L'aile gauche, où j'étais, prit l'ennemi en flanc. Il n'est possible au monde de plus hardiement donner que l'on donna des deux côtés[41].

 

Heureusement, les estradiots qui étaient à la queue virent que mulets et coffres fuyaient2[42] vers l'avant-garde française, et que leurs compagnons de la tête gagnaient tout. Ils coururent alors au pillage, sans suivre leurs hommes d'armes, qui ainsi ne se trouvèrent plus accompagnés.

 

Si ces 5.000 chevau-légers fussent tombés sur nous, le cimeterre au poing, nous étions, vu notre petit nombre, déconfits sans remède. Dieu nous donna cet aide !

 

Après que les coups de lance furent passés, les Italiens prirent tous la fuite, et leurs gens de pied, pour la plupart, se jetèrent de côté.

 

Au même moment, le comte de Caiazzo donna sur notre avant-garde, mais, de ce côté, on ne se heurta pas d'aussi près. Quand vint l'heure de coucher les lances, ses gens eurent peur et se rompirent d'eux-mêmes. Les lansquenets en prirent une quinzaine ; les autres furent mal poursuivis, car le maréchal de Gié s'efforçait de tenir sa compagnie ensemble, parce qu'il voyait, à peu de distance, d'autres troupes italiennes en assez grand nombre.

 

De tous les fuyards, les uns prirent le chemin de Fornoue dont ils étaient partis, les autres regagnèrent leur camp en toute hâte.

L'entourage du roi[43] les poursuivit merveilleusement et vivement, en le laissant presque seul ; ce qui le mit en grand péril.

 

Nous eûmes beaucoup de peine à tirer les hommes d'armes italiens des mains de nos varlets et serviteurs, qui, s'acharnant après eux, en tuèrent grand nombre avec les haches à couper le bois, qui leur servaient à préparer nos logis. Avec ces haches, ils rompaient les armets des Italiens et leur donnaient de grands coups sur la tête ; mais ils avaient de la peine à les tuer, tant était bonne leur armure[44]. Ils n'y réussissaient qu'en se mettant à trois ou quatre à la fois ; les longues épées de nos archers et serviteurs firent alors grand exploit.

 

Le roi était resté à sa place de bataille, entouré de 7 ou 8 jeunes gentilshommes, qui ne tardèrent pas à se disperser et à le laisser seul avec un valet de chambre[45]. Le bâtard de Bourbon fut pris à moins de 20 pas de lui et emmené en l'ost des ennemis. Quelques hommes d'armes italiens, qui fuyaient le long de la rive gauche, assaillirent, en les voyant seuls, le roi et son valet de chambre, lequel était petit et mal armé. Grâce à son cheval Savoye, le roi se remua et se défendit, jusqu'à ce qu'il fût dégagé par l'arrivée de quelques-uns de ses gentilshommes.

Il se dirigea alors vers l'avant-garde, qui n'avait pas avancé d'un pas.

 

Notre bande[46] poursuivit l'ennemi jusqu'auprès de Fornoue et ne perdit qu'un seul homme (encore était-il mal armé) d'un coup que lui donna un Italien en passant. Là, elle s'arrêta et dit :

Allons, au roi !

On donna haleine aux chevaux, qui étaient bien las, parce qu'ils avaient longuement couru par mauvais chemins et par pays de cailloux.

Quand les chevaux furent reposés, nous allâmes au roi qu'on voyait de loin. En chemin, nous fîmes descendre les varlets pour ramasser les lances et surtout les bourdonnasses[47], qui étaient bien peintes mais qui ne valaient pas grand'chose, car elles étaient creuses et ne pesaient pas plus que javelines.

En chemin, nous rencontrâmes des gens de pied du marquis de Mantoue. On en tua quelques-uns ; mais on ne s'amusa pas à les poursuivre au delà de la rivière, parce que, plusieurs fois, nos chevaliers avaient crié, en combattant :

Souvenez-vous de Guinegatte !

(C'était une bataille qui avait été perdue, au temps du roi Louis le onzième, en la Picardie, contre le roi des Romains, parce qu'on s'était mis à piller le bagage).

 

Aussi il n'y eut rien de pris ni de pillé.

Les estradiots n'avaient emmené que 55 bêtes de somme, les meilleures et les mieux couvertes ; beaucoup de coffres furent perdus, jetés ou volés par nos valets eux-mêmes.

 

Nous avions perdu Julien Bourgneuf, capitaine de la Porte du Roi, un gentilhomme des 20 écus, 9 archers écossais, 20 hommes à cheval de l'avant-garde et 60 ou 80 varlets de sommiers. Pas un des nôtres n'était prisonnier[48] ; ce qui ne s'était jamais vu encore dans aucune bataille.

 

L'ennemi laissa sur la place 3.500 morts.

L'artillerie des deux côtés ne tua pas dix hommes ; elle ne tira pas plus d'un quart d'heure[49], car dès que les Italiens eurent été rompus, ils jetèrent leurs lances et s'enfuirent.

La poursuite dura environ trois quarts d'heure.

Ce n'est pas ainsi d'ordinaire que se passent les batailles en Italie, car on y combat escadron par escadron, et l'affaire dure quelquefois toute la journée sans que personne l'ait gagnée.

Quand tout fut rassemblé auprès du Roi, on vit encore, en avant du camp italien, grand nombre d'hommes d'armes et de gens de pied. C'était plus loin qu'il ne semblait et il aurait fallu repasser la rivière, qui grossissait de moment en moment, car il avait plu et tonné toute la journée.

Les conseillers du roi le dissuadèrent d'attaquer le camp vénitien. Ce fut grand dommage, car on serait entré à Parme sans coup férir et, huit jours après, le duc Ludovic n'aurait plus eu d'autre possession que son château de Milan.

L'honneur nous restait ; or, vu le peu de sens et d'ordre qu'il y avait parmi nous, tant de bien ne nous était pas dû.

 

La nuit venue, les Vénitiens évacuèrent leur camp du Taro et nous allâmes loger à un quart de lieue du champ de bataille[50]. Le roi descendit dans une pauvre métairie, où l'on trouva grande quantité de blé en gerbes ; toute l'armée en profita.

On se servit peu de quelques maisonnettes voisines, et chacun s'installa comme il put, à la belle étoile.

Pour mon compte, je couchai dans une vigne, sans autre avantage et sans manteau, parce que, le matin, j'avais prêté le mien au roi ; mes sommiers étaient trop loin, et il était trop tard pour les envoyer chercher.

Qui eut de quoi, fit collation ; la plupart n'eurent qu'un peu de pain, pris au sac d'un valet.

Ce furent les lansquenets qui firent le guet pendant la nuit ; ils le firent bon ; le roi leur donna 300 écus et sonnaient bien leurs tambourins[51].

 

CONCLUSIONS TACTIQUES.

 

En résumé, les estradiots, chargés de soutenir l'attaque principale, avaient quitté le champ de bataille pour piller. La lourde gendarmerie italienne, découverte sur ses flancs et livrée à elle-même, avait été rompue et poursuivie jusqu'au Taro, sans que les provéditeurs vénitiens eussent songé à conduire la réserve à son secours.

En une heure la bataille était gagnée. Les Italiens avaient perdu 3.500 hommes, et les Français 300 à peine.

 

Pour le vainqueur, la proportion des pertes est celle, des batailles antiques, car c'est à l'antique que l'action s'est engagée. Les plus braves des chevaliers italiens se sont fait tuer ; tout le reste a tourné le dos sans attendre le choc, comme la cavalerie italienne à Cannes.

Le canon n'a presque pas servi. L'avant-garde française, devenue l'aile gauche et constituée de manière à faire une résistance désespérée, n'a pas même été engagée.

Les vaincus ont été épargnés : l'égorgement en masse n'est plus dans les mœurs. C'est par exception que les gens de pied s'amusent à assommer quelques hommes d'armes, pour éprouver la trempe des armures de Milan.

 

Cependant les condottieri n'étaient pas contents ; ils trouvaient barbare cette nouvelle manière de combattre, et maudissaient la furia francese.

Charles VIII, tout surpris de cette victoire où sa vaillante attitude avait raffermi les courages, ne songea pas à profiter de ce retour de fortune.

 

LA FIN DU VOYAGE.

 

Il alla, sans être inquiété[52], camper sous Asti, où-il resta jusqu'à l'automne, plus occupé de ses plaisirs que des garnisons qu'il avait laissées dans les places conquises.

Les vaincus rejoignirent Ludovic le More devant Novare, que le duc d'Orléans défendait vaillamment avec quelques enseignes suisses, contre plus de 20.000 Italiens ou lansquenets.

Le roi aima mieux traiter que de secourir son cousin. Il signa la paix avec Ludovic au prix de Novare et rentra en France par Briançon, le 23 octobre 1495.

 

Gilbert de Montpensier n'avait pas pu se maintenir dans Naples. Au lendemain même de Fornoue, les Napolitains, le peuple le plus inconstant de l'Italie, avaient acclamé Ferdinand d'Aragon et son lieutenant espagnol Gonsalve de Cordoue.

Cependant Montpensier défendit une année encore son éphémère vice-royauté, pendant que Stuart d'Aubigny se maintenait en Calabre. Sans argent, sans secours, presque sans soldats, ces deux nobles capitaines firent d'héroïques efforts pour maintenir en Italie les bannières françaises.

 

A la fin de 1496, il ne restait au peuple de France, du voyage de Naples, qu'un pénible souvenir. Charles VIII, malade, semblait avoir renoncé aux aventures orientales.

Mais la noblesse ne l'entendait pas ainsi. Après la mort du vainqueur de Fornoue (7 avril 1498), elle déclara Louis XII, duc de Milan, roi de Naples et de Jérusalem, afin de reprendre avec lui le chemin de cette voluptueuse Italie, qui conservait pour les Français du XVIe siècle l'attrait qu'elle avait eu pour les Gaulois et pour les Franks.

 

 

 



[1] Charles VIII avait 13 ans : il était donc majeur aux termes de la loi. Mais cet enfant maladif et de pauvre intelligence, livré aux ambitions féodales, aurait compromis l'œuvre de son père, si la dame de Beaujeu, aussi ferme, aussi prudente et plus habile encore que Louis XI, ne s'était emparée du pouvoir pour continuer la politique d'unité nationale du règne précédent.

[2] C'est-à-dire héritier présomptif de l'empire germanique.

[3] Maximilien, fait prisonnier par les bourgeois de Bruges (5 février 1488), ne fut délivré que par l'intervention du pape Innocent VIII et par la réunion d'une grande armée impériale qui, comme celle de Neuss, se dispersa après une courte et inutile campagne (novembre 1488).

[4] Un traité secret avait été signé, le 13 décembre 1486, entre le roi des Romains, les ducs d'Orléans, de Bretagne, de Bourbon, le roi de Navarre Jean d'Albret, la reine de Navarre Catherine de Foix, le duc de Lorraine, les comtes d'Angoulême, de Nevers, de Dunois (fils du défenseur d'Orléans), le prince d'Orange, neveu du duc de Bretagne, le sire Alain d'Albret, père du roi de Navarre, et les principaux seigneurs du Royaume, dans le but de faire entretenir les ordonnances des Trois-Etats, violées par l'ambition et la convoitise de ceux qui entouraient le roi et qui avaient débouté d'auprès de lui les princes et seigneurs de son sang, pour émettre la guerre entre lui et le roi des Romains.

[5] Les rois, princes et ducs de Bretagne n'ont jamais reconnu, créateur, instituteur ni souverain fors Dieu tout-puissant. (Édit du duc François II, en septembre 1485).

[6] Châteaubriand, Ancenis, Fougères.

[7] L'armée royale commença à marcher en francisque fureur, sans désordre, contre les ennemis qu'elle rencontra près d'une petite futaie voisine du village d'Orange. L'artillerie fut tirée de part et d'autre et elle endommagea fort les deux armées. L'avant-garde des Français donna sur l'avant garde des Bretons, qui soutinrent assez bien le choc ; puis, les Français marchèrent contre la bataille des Bretons, dont les gens de cheval reculèrent. Ainsi lit leur arrière-garde : ils se prirent à fuir, et, après eux, leur avant-garde. En voyant ce désordre, les Français, que conduisait le seigneur de la Trémoïlle, avec lequel était messire Jacques Galiot, hardi et vaillant chevalier, chargèrent sur les adversaires.

Ils occirent tous les gens de pied qu'ils trouvèrent devant eux et, entre autres, ceux qui avaient la croix rouge, les prenant pour des Anglais.

Le duc d'Orléans et le prince d'Orange, qui étaient entre les gens de pied allemands, furent pris et amenés prisonniers à Saint-Aubin. Le maréchal de Rieux se sauva comme il put vers Dinan. Les seigneurs de Léon, de Pont-l'Abbé, de Montfort et plusieurs nobles de Bretagne y furent occis, avec 6.000 autres gens de toute sorte.

Les Français perdirent environ douze cents hommes et, entre autres, messire Jacques Galiot, ce qui fut gros dommage, car c'était un chevalier et capitaine aussi prudent en guerre et aussi plein de cœur et hardiesse qu'on eût pu trouver. (Chronique de Jean de Troyes).

[8] Le matériel roulant que Louis XI laissa à son fils était de 200 pièces de campagne de tout calibre.

[9] On conserve encore au mont Saint-Michel deux énormes bombardes faites de barres de fer soudées et cerclées, qui ont été placées sur ce rocher en 1423 ; elles ont 3m,575 de longueur et un diamètre de 0,054 ; les boulets sont en pierre.

[10] Jehan Moynes, charretier suivant l'ost et armée de Charles VIII, emploie seize de ses chevaux à mener du château de Saint-Aubin-du-Cormier, les douze faucons de ladite armée, 4 grands et 8, petits, qui étaient dedans ledit château avec leur suite de poudre et plomb. (Comptes de l'artillerie de Charles VIII en 1489).

[11] François II étant mort en septembre 1488, la Bretagne devenait la dot de sa fille aînée la duchesse Anne. Le mariage d'Anne de Bretagne avec Charles VIII pouvait rattacher au domaine royal le dernier grand fief de la couronne, fermer aux Anglais l'accès du littoral et doter la France d'une population de soldats aguerris et de marins intrépides : Madame de Beaujeu y employa toute son habileté.

Pendant que l'armée royale assiégeait dans Rennes les auxiliaires anglais, allemands ou espagnols que Maximilien avait donnés pour défenseurs à la riche héritière dont il convoitait la main, de sages conseillers préparaient les fiançailles d'Anne de Bretagne avec Charles VIII. Le mariage, célébré au château de Langeais, le 16 décembre 1491, mit fin à cette longue querelle féodale. Grâce à Madame de Beaujeu, la Bretagne devenait française : ce fut le dernier et le plus éclatant service rendu à la France par la digne fille de Louis XI.

[12] C'est le harnachement qu'on voit aux chevaux d'armes dans les bas-reliefs des belles portes de bronze de l'arc de triomphe d'Alphonse le Magnanime, au château de Naples.

Ces bas reliefs, représentant les victoires du roi Ferdinand Ier (d'Aragon), ont été moulés, en 1470, par Guglielmo Monaco. L'artillerie y est représentée par de grossières bombardes encastrées dans des augets de bois. Les piétons ont l'épée au côté, un grand bouclier en forme d'écu au bras gauche et la pique à la main ; quelques-uns ont des arbalètes. Des piquiers, marchant à l'assaut d'une brèche, sont couverts par leurs boucliers et forment la tortue.

[13] Six Etats principaux : le Piémont, le duché de Milan, les républiques de Venise et de Florence, les États du Saint-Siège elle royaume de Naples.

Le Piémont était gouverné par Blanche de Montferrat, mère de duc de Savoie Charles-Jean-Amédée, âgé de 6 ans ; à Milan, le régent Ludovic Sforza, dit le More, gouvernait au nom de son neveu Jean-Galeas Marie qu'il avait relégué à Pavie. Le doge de Venise-Augustin Barbarigo était soumis à la volonté souveraine du conseil des Dix ; à Florence, Pierre II de Médicis ; à Rome, Alexandre VI Borgia ; à Naples, Alphonse II d'Aragon.

[14] Duruy, Histoire de France, tome 1er. Paris, Hachette, 1866.

[15] Charles VIII avait envoyé Pierre d'Urfé, son grand écuyer, à Gênes pour y faire équiper une nombreuse flotte de galères et de vaisseaux de transport. On préparait encore, par son ordre, d'autres bâtiments dans les ports de Villefranche et de Marseille. Ces divers armements firent croire que le roi se rendrait par mer dans le royaume de Naples. (Guicciardini).

[16] Charles d'Anjou, comte du Maine, héritier des droits de sa maison sur le royaume des Deux-Siciles, était mort sans postérité, au mois de décembre 1481, en désignant pour son héritier le Roi très-chrétien.

Louis XI avait occupé sans retard la Provence et le comté du Maine, mais il avait envoyé au diable la souveraineté de Naples, comme il avait fait déjà pour la seigneurie de Gênes.

[17] Le roi se propose de faire valoir, par les armes, ses droits évidents sur le royaume de Naples, qu'occupe je ne sais quel usurpateur, bâtard de la maison d'Aragon.

Il ne considère d'ailleurs la conquête de Naples que comme un pont jeté devant lui pour le conduire dans la Grèce. Il est résolu d'y prodiguer son sang et ses trésors, quand il devrait mettre sa couronne en gage et épuiser son royaume pour renverser la tyrannie des Ottomans et s'ouvrir, par cette voie, le royaume des Cieux. (Discours de l'ambassadeur français à Henry VIII d'Angleterre, en 1489 ; Guizot, l'Histoire de France, depuis les temps les plus reculés jusqu'en 1789. Paris, Hachette, 1873).

[18] Il n'est mémoire des Français en Italie que par les sépultures qu'ils y ont laissées. (Commines).

[19] D'origine écossaise.

[20] Par étapes.

[21] Commines.

[22] La flotte napolitaine, composée de 35 galères légères, de 18 navires et de plusieurs autres moindres vaisseaux, portait une nombreuse artillerie, 3.000 hommes de débarquement et les bannis génois qui promettaient une victoire complète au frère du roi de Naples, l'amiral don Frédéric, prince de Tarente. Mais avant que cette flotte arrivât en vue de Gênes, le bailly de Dijon, Antoine de Bessey, y était entré avec 2.000 Suisses à la solde du roi de France, et Ludovic Sforza y avait envoyé quelques compagnies d'infanterie, commandées par Gaspard et Antoine de San-Sévérino.

L'arrivée du duc d'Orléans, à la fin d'août, avec la flotte de Marseille et de Villefranche, retint Gênes dans le devoir. Don Frédéric n'osa pas attaquer les Français. ; il alla lever à Livourne quelques renforts d'infanterie, débarqua, à 20 milles de Gênes, Objetto de Fiesque avec 3.000 piétons, puis il s'éloigna à toutes voiles, pour ne pas affronter la flotte française.

Fiesque s'était emparé du bourg de Rapallo et courait le pays. Pour en avoir raison, le duc d'Orléans, s'étant embarqué avec un millier de Suisses sur la flotte française (18 galères, 6 galions et 9 gros vaisseaux), bombarda Rapallo du côté de la mer, pendant que l'infanterie italienne, venue de Gênes par la grand'route, lui donnait J'assaut au nord-ouest.

L'action s'engagea dans la soirée du 8 septembre. Les Aragonais avaient pris position près du pont de Rapallo, entre le bourg et la mer, en un lieu escarpé, comme l'est toute cette côte. La première attaque des Suisses échoua ; troublés de combattre sur un terrain où ils ne pouvaient pas déployer leurs bataillons, ils commençaient déjà à se retirer, lorsque quelques paysans italiens, habitués à combattre dans les rochers, vinrent assaillir de toute part les Aragonais. Ceux-ci, battus en flanc par l'artillerie de la flotte française, qui s'était approchée du rivage le plus qu'elle avait pu, s'enfuirent dans la montagne en laissant sur le champ de bataille une centaine de morts. C'était une perte énorme et sans précédent, depuis quatre siècles, dans les annales de la guerre en Italie. (Guicciardini).

[23] La mauvaise guerre, c'était le droit de tuer indistinctement tous les prisonniers. Martin du Bellay nous l'apprend dans ses mémoires : En 1524, 200 prisonniers suisses ayant été égorgés par l'ordre de Jean de Médicis, leurs concitoyens demandèrent qu'on leur permît de faire la mauvaise guerre, ce qui leur fut accordé ; de sorte que, durant trois semaines, aucun des ennemis ne tomba entre les mains desdits Suisses qu'il ne fût massacré ; si l'on amenait quelques prisonniers à notre camp, il leur était permis de les tuer.

[24] Paolo Giovo, évêque de Nocéra, mort en 1552, a écrit en latin l'histoire de son temps ; le pied dont il parle est sans doute la mesure romaine, 0m,2978, ce qui donnerait aux piques des mercenaires 3 mètres environ.

[25] Ce sont les demi-lances que nous avons vues dans l'armée de Bourgogne.

[26] Ea omnia binis crassis asseribus super induatis fibulis erant inserta, suisque suspensa ansis, ad dirigendos ictus medio in axe librabantur.

C'est d'après ce texte latin de Paolo Giovio, qu'on a fait remonter à Charles VIII l'emploi si important des tourillons (ansœ) dans l'artillerie française.

[27] Guicciardini, Histoire d'Italie de 1490 à 1534. Florence, 1561.

[28] Paolo Giovo.

[29] Le Loyal Serviteur, dans sa très joyeuse, plaisante et récréative histoire du Bon Chevalier sans paour et sans reprouche, a donné, à propos de l'enfance de Bavard, les renseignements les plus intéressants sur l'éducation de la noblesse française à la fin du XVe siècle. L'admission de son héros dans la compagnie d'ordonnance du comte de Ligny est une peinture curieuse des mœurs militaires de cette époque.

Pierre du Terrail, d'ancienne et noble maison dauphinoise, est nourri par son père de toutes les vertus, et tenu aux écoles de Grenoble par son oncle, évêque dudit lieu, jusqu'à l'âge de 12 ans.

L'évêque le présente au duc de Savoie, qui l'admet parmi ses pages. Alors, Bayard apprend à sauter, à lutter, à jeter la barre selon sa grandeur, et à chevaucher le mieux possible.

Dans un voyage à Lyon, où Charles VIII tient sa cour, le duc de, Savoie donne son page à Louis de Luxembourg, comte de Saint-Pol et de Ligny. Celui-ci appoincte Bayard, à 17 ans, comme homme d'armes de sa compagnie d'ordonnance, tout en lui conservant sa placé parmi les gentilshommes de sa maison.

La façon dont le jeune écuyer, de concert avec son ami de Bellabre, extorque au gros abbé d'Esnay, son cousin, les ducats nécessaires à sa remonte et à son équipement, n'est pas très-régulière, mais elle a dû inspirer à Alexandre Dumas plus d'un chapitre amusant.

Ce qu'on dérobe à un moine est pain béni, dit Bellabre ; et l'abbé, (sans s'en douter), a si bien fait les choses, que Bayard se dirige vers la ville d'Aire en Picardie, où il doit tenir sa première garnison, avec 12 chevaux. Six, grands par excellence, cheminent avec son bagage ; les autres, beaux et triomphants courtauds, accompagnent le jeune homme d'armes, qui voyage à petites journées pour ménager sa cavalerie.

Plus de 140 gentilshommes de la compagnie Luxembourg viennent à cheval au devant de leur nouveau compagnon. Celui-ci, pour payer sa bienvenue et pour acquérir la grâce des dames de la contré, fait publier au dehors de la ville et joignant les murailles, à tout venant, un tournoi de trois coups de lance sans lice, à fer émoulu, en harnois de guerre, et de douze coups d'épée, le tout à cheval. Au mieux faisant il donnera un bracelet d'or émaillé, de la livrée de Bavard et du poids de 30 écus. Le lendemain sera combattu à pied, à poux de lance, à une barrière de la hauteur du nombril, et, après la lance rompue, à coups de hache, jusques à la discrétion des juges et de ceux qui garderont le camp. Au mieux faisant de cette deuxième journée sera donné un diamant de 40 écus.

Les deux juges du tournoi étaient le capitaine Louis d'Ars et le sire de Saint-Quentin, capitaine de la compagnie écossaise.

46 gentilshommes, élus parmi les 7 ou 800 hommes d'armes des garnisons de Picardie, prirent part au tournoi. Ils furent par sort et sans tromperie partagés en deux troupes de 23 chevaux, puis, deux par deux, les combattants joutèrent à la lance, à la hache et à l'épée.

Les juges déclarèrent solennellement, au nom des assistants, vertueux gentilshommes ou nobles dames, que chacun des combattants avait fait très-bien et très-honnêtement son devoir, mais que, d'après la commune voix, c'était le seigneur de Bayard qui, sans blâmer les autres, avait été le mieux faisant pendant les deux journées.

[30] Il faut retenir que l'infanterie italienne employait, en 1494, l'ordre dispersé et la fortification passagère.

[31] On laissa dans le royaume de Naples pauvre provision, plus en chefs qu'en nombre de soldats. Pour chef y demeura monseigneur de Montpensier ; de la maison de Bourbon, bon chevalier et hardy, mais peu sage : il ne se levait qu'il fût midi. En Calabre, le roi laissa monseigneur d'Aubigny, de la nation d'Ecosse, bon chevalier et sage, bon et honorable, qui fut le grand connétable du royaume de Naples ; le roi lui avait donné le comté d'Acri et le marquisat de Squillazzo. Le grand chambellan était Étienne de Vers, sénéchal de Beaucaire, nommé capitaine de Gaëte, duc de Nola et autres seigneuries. Tous les deniers du royaume passaient par ses mains et il avait plus grand faix qu'il ne pouvait et ne sut porter. Monseigneur Julien de Lorraine fut fait duc en la ville de Santo-Angelo, où il a fait merveille de se bien gouverner. A Manfredonia, fut laissé messire Gabriel de Monfaucon, homme que le roi estimait fort, mais qui s'y conduisit très-mal, car il la rendit, après 4 jours de siège, par faute de vivres ; or, il l'avait trouvée bien garnie, et il était dans un lieu abondant de blés. A Tarente, le roi laissa Georges de Sully, qui s'y gouverna très-bien et y mourut de la peste. A Aquila, demeura le bailli de Vitry, qui bien s'y conduisit, et dans les Abruzzes messire Gratien des Guerres, qui fort bien le servit. (Commines, liv. VIII, chap. I.)

[32] Commines.

[33] Robert Gaguin (moine trinitaire, mort en 1501). Compendium supra Francorum gesta, à Pharamundo usque ad annum 1499.

[34] La Tremoïlle, ses vêtements laissés, fors chausses et pourpoint, se mit à pousser aux charrois et à porter grands boulets de fer, en si grands labeur et diligence, qu'à son exemple la plupart de ceux de l'armée, mêmement les Alémans de son grant et bon vouloir esbaïs, se rangèrent à cette œuvre. Et, par ce moyen, fut toute l'artillerie passée par les montagnes et vallées, avec les munitions, par la prudente conduite dudit sieur de la Trémoïlle, qui toujours croissait les courages des Alémans et autres, par belles paroles, choses excitatives à œuvre difficile, et qui réveillait leurs esprits par trompettes, clairons, flûtes, tambours, bon vin, promesses de récompense et autres semblables choses que bien entendent les expérimentés capitaines.

L'œuvre mise à louable fin, le seigneur de la Trémoïlle, noir comme un more pour l'exténuante chaleur qu'il avait supportée, en fit rapport au roy, qui lui dit :

— Par le jour Dieu ! mon cousin, vous avez fait plus que purent oncques faire Hannibal de Carthage, ni Jules César, au dangier de votre personne, que ne voulutes oncques épargner à me servir ! (Panégyrique de Louis de la Trémoïlle, par Jean Bouchet.)

[35] L'avant-garde française étant surtout composée de compagnies d'ordonnance, c'est là un exemple intéressant à retenir d'un corps de cavalerie couvrant, à 3 journées de marche, les opérations de l'armée.

[36] Machiavel.

[37] Favé, page 209, planche 31.

[38] Galerie des Uffizi. Les fresques, qui décorent le plafond de la première salle de l'Ecole flamande, ont été peintes au temps de Ferdinand Ier de Médicis (1587-1609), afin de retracer les campagnes des Florentins sous le règne de ce prince.

[39] Il a été exécuté, en 1621, par Jean-Baptiste Cominus.

[40] Commines.

[41] Après qu'on eut rompu les lances, dont le choc joncha en un instant la terre d'hommes et de chevaux, on s'attaqua, de part et d'antre, à grands coups de haches d'armes, d'épées et de dagues. (Guicciardini, Livre II, ch. 27).

[42] Le capitaine Odet qui commandait le charroi était chevalier de bonne conduite, prudent et hardi capitaine, mais il ne put faire marcher à son désir les gens dudit bagage qui étaient en grand nombre ; ils furent défaits par leur défaut ; et la plupart du bagage fut pillé par les estradiots. (Jean Bouchet, Panégyrique de La Trémouille).

[43] Neuf Preux, choisis par le roi, et armés chevaliers le matin même : Mathieu de Bourbon, le comte du Ligny, Piennes, Bonneval, Archiac, Genoilhac, Fraxinelle, Barase et Bourdillon.

[44] On conserve plusieurs de ces armures italiennes, légères et élégantes, à l'Armeria reale de Turin.

[45] Antoine des Ambus.

[46] L'aile gauche du corps de bataille.

[47] Lances de tournoi, dont la poignée avait la forme d'une grosse poire allongée. Celles de l'Armeria reale de Turin ne sont pas creuses, comme le dit Commines, mais profondément entaillées, dans le sens de la longueur, par des cannelures qui, en diminuant le poids de l'arme, lui enlèvent toute solidité.

[48] Commines oublie Mathieu de Bourbon, dont il a raconté, deux pages plus haut, la capture.

[49] L'armée des ennemis qui était en frontière commença à tirer une grosse pièce d'artillerie contre l'avant-garde française, qui ne s'émut pas et passa outre. Puis, l'artillerie des Français tira en si bonne sorte qu'elle brisa la pièce qui avait tiré contre l'avant-garde et occit le principal des canonniers et d'autres gens des ennemis ; ce qui les fit un peu reculer. (Jean Bouchet, Panégyrique de La Trémoïlle).

[50] Les Français gagnèrent le village de Medesano sur la hauteur, à un mille environ du champ de bataille, et s'y retranchèrent sans aucun ordre et avec assez d'incommodité, la plus grande partie du bagage ayant été enlevée par les estradiots. (Guicciardini).

[51] Connu en Orient depuis la plus haute antiquité, le tambour, introduit en Europe par les Sarrazins, remplaça la trompette pour les troupes à pied. La flûte, d'origine grecque, alternait d'ordinaire avec le tambourin pour donner la cadence de la marche.

[52] Notre queue était défendue par 300 Allemans, qui avaient moult largement de coulevrines, et qui étaient soutenus par beaucoup d'hacquebutiers à cheval ; ceux-là faisaient bien retirer les estradiots, qui n'étaient point grand nombre. Le grand ost, qui nous avait combattu, venait tant comme il pouvait ; mais comme il était parti un jour après nous et comme ses chevaux étaient bardés, ils ne sut pas nous rejoindre. Nous ne perdîmes pas un homme en chemin ; le roi ne fut jamais à moins d'un mille de nous. (Commines.)