LES ARMÉES FÉODALES

 

CHAPITRE II. — ORGANISATION MILITAIRE DE LA FÉODALITÉ.

 

 

SOMMAIRE.

Hiérarchie féodale. — L'homme d'armes et le piéton. — Education du chevalier. — Joutes et tournois.

 

HIÉRARCHIE FÉODALE.

 

Sous Charles le Chauve, les possesseurs des fiefs temporaires sont arrivés, d'empiétements en empiétements, à l'hérédité de leurs terres ou de leurs dignités (877).

Les milices, qui avaient fondé l'empire de Charlemagne, ont disparu. Devant le pouvoir royal désarmé, se dresse la féodalité toute-puissante, avec son organisation militaire, copiée sur l'organisation romaine.

Les petits propriétaires, les hommes libres sans terres, se réunissent, au moment du danger, autour d'un plus riche et d'un plus fort, qui les protège contre les incursions des voisins. Lui-même demande assistance à plus puissant que lui. Ce puissant, à son tour, a un protecteur, et, de l'homme libre, la hiérarchie militaire remonte jusqu'au Roi.

En ces temps de force brutale, les guerres sont fréquentes ; la paix n'est qu'une trêve. Aussi l'association, créée par le danger, devient-elle une loi sociale.

Des droits et des devoirs réciproques relient entre eux tous les propriétaires du sol, et le service militaire, pendant 40 jours, reste la base du système féodal.

 

Ce système porte en lui de grandes imperfections. Les terres changent souvent de maître et les vassaux de suzerain ; si bien qu'un grand feudataire, possesseur de plusieurs fiefs, peut devoir son épée à trois suzerains à la fois.

Quand ces suzerains sont en guerre, leur commun vassal est bien obligé de devenir traître et félon envers l'un d'eux.

Dans ces conditions, les grandes armées ne se rassemblent qu'à l'appel d'un prince puissant.

Cependant, il suffira quelquefois, pour grouper les bannières de tant de suzerains, d'un grand élan religieux comme les croisades, ou d'un entraînement patriotique, provoqué par l'invasion.

 

L'HOMME D'ARMES ET LE PIÉTON[1].

 

La célèbre tapisserie de Bayeux nous montre les cavaliers normands de 1066 lançant un javelot, terminé par un fer barbelé, ou bien chargeant avec une lance de trois mètres de longueur, terminée par un fer en losange et portant une flamme.

Cette lance, semblable à la lance moderne, se manœuvrait de la même façon.

 

Au temps de saint Louis, le chevalier est couvert de mailles, de la tête aux pieds. Un bourrelet rembourré (cervelière), placé sur le capuchon, sert d'assiette au heaume cylindrique, lacé en arrière par une courroie, et souvent surmonté d'un cimier. Sur le haubert, une cotte de soie épaisse, aux armoiries du chevalier, flotte par-dessus ses armes. Elle le protège contre le soleil et la pluie, en même temps que contre les traits d'arbalète.

La longue épée franque est conservée. Une croisière en travers de la garde en a fait un pieux symbole, consacré à la défense des Lieux saints.

Une dague est suspendue au baudrier, emblème noble, qui soutient l'épée et se porte sur les hanches.

 

Vers 1250, l'homme d'armes adopte les ailettes[2], plaques de fer quadrangulaires, attachées sous les aisselles et qui, joignant le heaume, garantissent les épaules contre les coups de masse et de hache.

Le surnom de Charles Martel, nous prouve que l'usage de la masse remonte aux origines franques ; c'est pour s'en garantir que le heaume est adopté. Joinville parle souvent de cette masse ; et même il nous la montre aux mains des Sarrasins.

La masse est aussi une arme de piéton ; c'est celle des sergents d'armes, l'infanterie d'élite de Philippe-Auguste.

 

Les manants, qui suivent à pied l'homme d'armes, sont armés de bâtons, d'arcs ou d'arbalètes.

On appela bâton, jusqu'au XVe siècle, toute arme offensive autre que l'épée. C'étaient la lance, la masse plombée, la hache à fer carré ou à manche court, le fauchart, sorte de faux, ou le vouge, lame droite ou recourbée, avec ou sans crochet, emmanché au bout d'une longue perche.

 

Les archers normands, à Hastings, ont un arc de 0m,50 de longueur ; à leur ceinture ou à leur cou est attachée la trousse. Ils sont vêtus à la légère, de braies et de justaucorps d'étoffe.

Leurs sagettes, lancées de bas en haut, décrivent une parabole et retombent de tout leur poids, pour atteindre l'ennemi aux épaules, au visage, au bras.

La main droite de l'archer est couverte d'un gant de cuir et son avant-bras gauche d'une plaque de fer courbée, destinée à préserver le poignet des atteintes de la corde.

Depuis Louis le Gros (1108), les communes affranchies fournirent au roi de France des bandes d'archers et de bidaux, armés de bâtons, ou des compagnies d'arbalétriers.

 

L'arbalète fut interdite aux armées chrétiennes, comme trop meurtrière, par le concile de Latran (1123) ; elle ne servit d'abord que contre les Infidèles ; elle se composait d'un arc d'acier flexible, fixé en son milieu sur un arbrier, de 0m,65 à 0m,95 de longueur, contenant une rainure dans laquelle on mettait le carreau. L'arbrier se terminait par une sorte de crosse, qu'on appuyait à l'épaule. La corde tendue était arrêtée par un crochet de fer à détente, qui permettait de faire partir le trait quand on avait visé.

 

Dès le XIIe siècle, l'arbrier de l'arbalète était muni à son extrémité d'un étrier, pour passer le pied et faciliter le bandage de l'arc. L'arbalétrier logeait la corde dans un crochet, suspendu par une forte courroie à sa ceinture et, en redressant les reins, il amenait cette corde dans l'encoche de la noix.

Archers et arbalétriers portent un grand pavois en osier ou en bois léger, de forme ovale ou quadrangulaire et de 0m,40 à 0m,60 de largeur.

Dans les sièges, les arbalétriers s'avancent à portée de trait, fixent leurs pavois devant eux et tirent aux créneaux ou aux meurtrières pour en éloigner les défenseurs. Si les couronnements des tours et courtines sont bien munis, les machines de jet commencent par écrêter les défenses, puis les arbalétriers et les archers, couvrant de leurs flèches ou de leurs carreaux ces couronnements à peu près détruits, empêchent les assiégés de réparer les brèches.

Ces pavois servent encore à former la tortue quand on marche à l'assaut[3].

 

ÉDUCATION DU CHEVALIER.

 

Au moyen âge, la bravoure, l'adresse, la force, l'habileté du cavalier, jouent le premier rôle. Au lieu de faire apprendre à son fils la tactique savante des pédagogues de la Grèce ou du Bas-Empire, le noble baron ne veut même pas qu'il sache lire.

De bonne heure, il le met à cheval, il lui apprend à rompre une lance, à manier légèrement un lourd destrier, bardé de fer. Pendant les longues veillées de l'hiver, le chapelain raconte les exploits des aïeux, pour faire entrer dans l'âme du page ou de l'écuyer les sentiments de foi, d'honneur, de vaillance, que doit avoir un chevalier.

 

Fay ce que doiz et aveingne que peut !

S'écrie le parrain d'armes, en donnant l'accolade à l'écuyer qui a gagné ses éperons et le nouveau chevalier prête, entre les mains de son parrain, le serment d'être toujours :

Courtois sans villenie, débonnaire sans folie, piteux vers les souffreteux, large et appareillé de secourir les indigents, prêt et entabulé de détruire les voleurs et les meurtriers, de juger sans amour et sans haine.

Il sait que :

Chevalier ne doit, pour paour de mort, faire chose où l'on puisse honte cognoistre, et qu'il doit plus redouter honteuse vie que la mort.

C'est le bon temps du courage personnel, de l'ardeur guerrière, de l'émulation généreuse, du mépris du danger.

C'est la grande époque chevaleresque ; mais c'est aussi l'époque de l'affranchissement des communes et leurs milices combattent à côté des chevaliers.

Ces Gaulois aventureux, ces Kymris tenaces, ces Franks si fiers se sont peu à peu mélangés, en échangeant leurs qualités et leurs défauts[4]. Menacés par l'étranger, ils ont oublié les différences d'origine et, rangés sous l'oriflamme royale, symbole de la patrie, nobles et petites gens ont scellé, dans le sang versé en commun à Bouvines, l'avènement de la nation française.

 

JOUTES ET TOURNOIS.

 

Pour manier l'épée, la masse d'armes et la lourde lance qui, à la fin du XIVe siècle, avait jusqu'à 15 pieds (5 mètres) de longueur, pour dresser le cheval de guerre, pour habituer les chevaliers à se former en escadrons sous les bannières, à se déployer en haie pour charger, à recevoir le choc de l'adversaire en présentant l'écu au fer do la lance, enfin, pour le combat d'ensemble comme pour la lutte corps à corps, il fallait de fréquents exercices.

Ces exercices étaient le jeu, le passe-temps favori de la noblesse française. C'était d'ailleurs une tradition germaine.

Dans toutes les assemblées, dit Tacite, des jeunes gens sautent nus au milieu des épées et des framées menaçantes ; pour eux, c'est un jeu, dont l'habitude a fait un art.

Les leudes de Louis le Germanique et de Charles le Chauve se livraient des combats simulés, pendant lesquels les deux princes, survenant avec une troupe d'élite, chargeaient les uns ou les autres, sans que jamais le jeu tournât à la rixe[5].

 

Voilà bien l'origine du tournoi, simulacre du combat d'ensemble. Quant à la joute, c'est le combat singulier, le duel à la lance ou à l'épée.

Dès le XIe siècle, des règles précises sont établies pour empêcher ce plaisir de devenir trop dangereux ; les bannières opposées luttent à armes courtoises, c'est-à-dire avec des lances dont le fer est émoussé, des épées sans pointe ni tranchant et des masses de bois.

Le prince appelant convoque ses chevaliers et ses écuyers ; puis il envoie, par son roi d'armes, au seigneur qu'il a choisi pour défendant, une épée rabattue, en signifiance du tournoy et bahourt, pour lequel il le défie devant dames et damoiselles.

Huit juges diseurs sont choisis pour arbitres, mais les dames au tournoi ont le droit de haute justice sur les chevaliers accusés de félonie, de mésalliance et surtout de médisance envers elles.

Un baron, désigné pour être leur chevalier d'honneur, porte au bout de sa lance l'écharpe de la Reine du Champ ; il suffit que, sur un signe de cette Reine, il touche un tournoyeur avec l'écharpe, pour qu'aussitôt tous les autres aient le droit de fondre sur le réprouvé. On le frappe jusqu'à ce que les vengeances féminines aient trouvé satisfaction.

Quelquefois on oblige la victime à descendre de cheval pour rester, à califourchon, sur la barrière pendant toute la durée du tournoi.

Après cette épreuve, le chevalier est réhabilité, et nul n'a plus le droit de lui reprocher le meschief, pour lequel il a été recommandé.

Le champ clos est un vaste rectangle, fermé par une double barrière, qui permet aux valets de se garer des coups et d'éloigner la foule de l'enceinte.

Deux cordes parallèles séparent la lice en deux parties ; chaque troupe opposée a son côté et son entrée particulière.

 

La veille du tournoi, les deux troupes de tournoyeurs viennent successivement faire la montre devant les tribunes. Les chevaliers, n'ayant pour arme qu'un bâton, sont suivis de leurs porte-bannières, l'enseigne roulée. Seuls, les deux chefs ont leurs pennons au vent.

 

Tous jurent, en levant la main droite, par la foi et serment de leur corps et sur leur honneur, de ne pas frapper d'estoc ni plus bas que la ceinture, et de se conformer, en tous points, aux règles imposées par les juges.

Le lendemain, une demi-heure avant l'ouverture des lices, les dames se rendent aux tribunes avec le chevalier d'honneur, les juges et le roi d'armes ; puis, l'appelant et le défendant entrent dans la lice à la tête des tournoyeurs, chevauchant deux par deux et suivis de leurs porte-bannières. Chaque troupe se forme contre les cordes, sur une ou deux lignes, pendant que les écuyers à cheval et les valets à pied vont se ranger sur les côtés, derrière les porte-bannières.

Après le salut aux dames, les deux batailles reculent pour prendre champ. Les trompettes sonnent ; le roi d'armes crie trois fois :

Coupez cordes ! hurtez batailles, quand vous voudrez !

Les cordes tombent et le tournoi commence.

 

Dès le premier choc, c'est une mêlée confuse ; les tournoyeurs s'animent, s'acharnent, quelquefois les armures sont faussées et le sang coule.

En 1240, dans un grand tournoi, près de Cologne, 60 chevaliers périrent suffoqués par la poussière ou écrasés par leurs chevaux.

Le rôle des écuyers est de donner à leurs maîtres des armes de rechange et, avec l'aide des valets, de les remettre à cheval quand ils sont désarçonnés.

Aussitôt que les juges font sonner la retraite, les écuyers, portant pennons ou bannières, sortent les premiers et les tournoyeurs doivent les suivre dans l'ordre où ils sont entrés.

Mais les vaillants consentent rarement à se séparer ainsi. Souvent, il faut que les chefs se jettent, la tête découverte et l'épée au poing, au milieu des combattants pour les départir.

Le soir, la plus noble dame remet au vainqueur un joyau pour prix du tournoi.

 

D'ordinaire, la fête commence par des joutes. Des barrières sont plantées au milieu du champ clos et deux chevaliers viennent rompre, jusqu'à trois lances, en l'honneur de la dame dont ils portent les couleurs. C'est dans une joute qu'Henri II fut mortellement atteint par Montgomery, son capitaine des gardes (1559).

 

Un autre exercice de la chevalerie est le pas d'armes. Une bataille défend un passage ou un pont contre une autre bataille qui veut le franchir. Quelquefois on dresse, au milieu de l'enceinte, une tour de charpente qu'il faut défendre ou attaquer : c'est le béhourt.

Pour amuser l'assistance, on fait courir la quintaine aux pages et aux écuyers. Un mannequin, armé de toutes pièces, est monté sur un pivot au milieu de l'arène. Le jouteur, lancé au galop, essaye de le frapper en plein écu. S'il réussit, le mannequin tourne et lui livre passage, sinon les pièces de l'armure se disloquent et tombent sur la tête du maladroit, au grand plaisir de la noble assemblée.

 

 

 



[1] D'après Viollet-le-Duc, Dictionnaire du mobilier. Volumes V et VI.

[2] Les ailettes sont les premières pièces d'armure de fer ou d'acier qui apparaissent sur la maille, indépendamment du heaume ; elles conduisent peu à peu l'homme d'armes à plaquer un grand nombre de pièces de fer détachées sur la cotte de mailles, jusqu'au moment où celle-ci disparaît complètement pour faire place à l'armure de plates....

Les ailettes sont peintes, comme les écus, aux armes du chevalier. A dater de 1325 elles sont remplacées par des rondelles de fer attachées aux épaules. (Viollet-le-Duc, Mobilier. Volume V, page 15).

[3] Viollet-le-Duc, Mobilier. Volume VI, page 215.

[4] Du sein de la plus épouvantable confusion, où se choquent pêle-mêle les débris d'une civilisation détruite, les mœurs sauvages des hordes germaniques, les enseignements d'une religion nouvelle, nous voyons sortir un ordre inattendu, une organisation puissante et belle, la féodalité, couronnée de la chevalerie, son idéal. (Demogeot, Idem, préface de 1851).

[5] Viollet-le-Duc, Mobilier. Volume III (V partie. Jeux, passe-temps).