L'ART DE LA GUERRE CHEZ LES ANCIENS

LIVRE DEUXIÈME. — LES ROMAINS

 

CHAPITRE IV. — ORGANISATION MILITAIRE DES ROMAINS.

 

 

SOMMAIRE.

La légion manipulaire. — Armement des légionnaires. — Troupes alliées. — Enseignes. — Signaux.

 

LA LÉGION MANIPULAIRE.

 

Romulus organisa militairement la cité qu'il avait fondée (753 avant J.-C.).

Il partagea son peuple en tribus, en centuries et en décuries.

De dix-sept à quarante-six ans, tous les Romains devaient le service actif. Au delà, s'ils étaient valides, ils faisaient encore partie de la réserve.

10 citoyens obéissaient à un décurion ;

10 décurions à un centurion ;

10 centurions à 3 tribuns, qui recevaient directement les ordres du roi.

Quand on prenait les armes, 2 centuries, réunies sous une même enseigne (manipulus, poignée de foin au bout d'une perche), formaient un manipule, commandé par l'un des deux centurions.

Les soldats étaient répartis, d'après leur valeur, leur degré d'instruction ou leur ancienneté, en trois classes. Il y avait, en conséquence, trois sortes de manipules : ceux des triaires (vétérans), ceux des princes (soldats de 1re classe) et ceux des hastaires (soldats de 2e classe).

Trois manipules (un de chaque classe), disposés en profondeur, à 300 pieds (88 mètres) de distance, formaient la cohorte, commandée par le premier centurion des triaires (triarius prior).

L'effectif de cette cohorte était de 300 hommes : 120 hastaires, 120 princes, 60 triaires[1].

10 cohortes, placées côte à côte, formaient la légion, c'est-à-dire la réunion tactique de 30 manipules, disposés en échiquier sur trois lignes (hastaires, princes, triaires).

Le chef de la première cohorte (primus centurio ou primipilus) était le premier officier de cette légion de 3.000 fantassins, qui comprenait, en outre, 300 cavaliers patriciens (celeres), répartis en 10 escadrons (turma), de 30 cavaliers.

L'escadron, divisé en 3 décuries, était conduit par le premier de ses trois décurions.

Les trois tribuns de la légion la commandaient, à tour de rôle.

 

Servius Tullius (578-534) porta la légion à 4.000 fantassins, en y ajoutant 1.000 hommes de troupes légères.

Il avait divisé, d'après leur fortune, les plébéiens en six classes.

Les 18 premières centuries de la 1re classe fournissaient la cavalerie légionnaire (justus equitatus) ; le reste et les 4 classes suivantes, l'infanterie pesamment armée (milites) ;

La 5e, l'infanterie légère (levis armatura) ;

La 6e, composée des citoyens les plus pauvres (proletarii, capite censi), était exemptée de la milice, parce qu'elle ne pouvait pas supporter les frais de la guerre.

Pour être soldat légionnaire il fallait donc, à l'origine, être un citoyen aisé, ayant à défendre sa fortune particulière en même temps que la chose publique ; c'était un privilège, une qualité.

Se donner pour soldat quand on n'en a pas le droit, est un délit grave[2].

D'ailleurs on ne devenait légionnaire qu'après un stage dans les troupes légères. Il fallait avoir successivement fait partie des accensi (ou funditores), soldats surnuméraires, qui n'avaient, le plus souvent, d'autres armes que la fronde et qui remplaçaient, au combat, les morts ou les blessés, puis, des rorarii, nus jusqu'à la ceinture, mais protégés par un bouclier rond, ou des ferentarii, sans bouclier.

Les uns et les autres n'avaient que des armes de jet, pour engager le combat et harceler les flancs de l'ennemi[3].

 

ARMEMENT DES LÉGIONNAIRES.

 

Pendant la deuxième guerre punique (542 avant J.-C.), les fantassins légers de la légion reçurent un armement uniforme et prirent le nom de Vélites.

Cet armement se composait d'un casque de cuir sans panache (galea), d'une courte épée espagnole et de plusieurs javelines à bois long et à fer très-aigu, servant de projectiles.

Une petite lanière (amentum), attachée en avant du centre de gravité de la javeline, et dans laquelle le vélite engageait l'index, augmentait de beaucoup la portée et la pénétration du trait.

Après l'apprentissage ou bien à la suite d'une action d'éclat, le vélite était admis parmi les pesamment armés, il devenait Hastaire.

On lui donnait alors un casque de cuivre, surmonte de grandes plumes noires ou rouges, une ceinture de fer, une jambière (ocrea) pour la jambe droite, un grand bouclier quadrangulaire (scutum), en bois léger recouvert de cuir, une longue lance, une épée courte et deux javelots.

Le prince conservait le même armement ; mais le triaire n'avait pour armes offensives que l'épée et le pilum, javelot compose d'une mince tige de fer, longue de 3 pieds (0m,90), tantôt ronde et tantôt carrée, terminée par une petite pyramide quadrangulaire ou par un harpon à quatre crocs. Cette tige était fixée à une hampe de même longueur et de 0m,03 de diamètre, soit par une douille, soit par une soie de 0m,15, traversée par une chevillette en fer.

Suivant la vigueur du soldat qui le maniait, le pilum pesait de 850 à 1.125 grammes. Lancé à 30 mètres, c'est-à-dire à une distance suffisante pour laisser au triaire le temps de mettre l'épée à la main, il avait une tige assez longue pour faire à l'adversaire une profonde blessure, après avoir traverse son bouclier. Dans tous les cas, il restait attaché à ce bouclier, obligeant ainsi l'ennemi à baisser le bras gauche et à présenter sa gorge découverte à la pointe effilée de la courte épée, à lame large et à deux tranchants, qu'on appelait l'épée espagnole[4].

Les cavaliers légionnaires avaient l'armement des fantassins. Le harnachement du cheval était une housse en drap ou en cuir, sans selle et sans étriers.

Les armes des cavaliers, écrit Polybe 150 ans avant J.-C., sont à présent les mêmes que celles des Grecs ; mais anciennement les cavaliers romains n'avaient pas de cuirasses ; ils combattaient avec leurs simples vêtements, ce qui leur donnait beaucoup de facilité pour descendre de cheval et pour y remonter.

Comme ils étaient dépourvus d'armes défensives, ils couraient de grands risques dans la mêlée. D'ailleurs, leurs javelines étaient inutiles, pour deux raisons : la première, c'est qu'étant minces et branlantes, elles ne pouvaient être lancées juste, et qu'avant de frapper l'ennemi, la plupart se brisaient, par le seul élan des chevaux ; la seconde, c'est que les javelines, n'étant pas ferrées par le bout inferieur, ne pouvaient plus servir quand elles s'étaient rompues.

Le bouclier des cavaliers était fait de cuir de bœuf et assez semblable à ces gâteaux ovales, dont on se sert dans les sacrifices. Dans aucun cas il n'était assez ferme pour résister, mais il n'était plus d'aucune défense quand la pluie l'avait amolli et gâté.

Les cavaliers romains préfèrent l'armure des Grecs. En effet, les lances grecques, roides et fermes, portent le premier coup juste, violent, et s'emploient, tout aussi bien, par l'extrémité inférieure, qui est ferrée ; les boucliers rigides sont excellents pour l'attaque et pour la défense.

De tous les peuples, le peuple romain est celui qui abandonne le plus volontiers ses coutumes pour en adopter de meilleures[5].

 

TROUPES ALLIÉES.

 

Quand les rois eurent vaincu les peuples du Latium, de la Sabine et de l'Etrurie, ils leur imposèrent le service militaire.

 

Les alliés (sagittarii), armés d'abord de l'arc, dont les Romains dédaignaient l'usage, faisaient le service de troupes légères et se rangeaient aux ailes de la légion. Bientôt ils reçurent l'armement romain et furent organisés en légions.

La cavalerie alliée, qui formait la plus grande partie de la cavalerie romaine, se composait d'archers (equites sagittarii) et de lanciers (contarii), armés d'un léger bouclier rond et d'une longue pique à fer effilé, portant une croisière près de la douille.

 

ENSEIGNES.

 

La légion avait quatre enseignes générales : l'aigle, le loup, le minotaure et le sanglier, portées par des officiers éprouvés (aquiliferi) et gardées par des soldats d'élite (antesignani, postsignani), qui se plaçaient, avec elles, en avant du manipule des triaires de la 1re cohorte.

La cohorte et l'escadron (turma) avaient le vexillum, fanion carré, de couleur éclatante, suspendu à un bâton fixe en croix au bout d'une lance.

Le manipule avait pour guidon (signum) une pique terminée par une main ouverte ; la hampe supportait les couronnes, gagnées sur le champ de bataille ou dans les assauts.

 

SIGNAUX.

 

Les signaux, de jour ou de nuit, des manœuvres et du combat, étaient donnés par des instruments différents :

 

Le clairon (tuba), cône allongé, à étroite embouchure, en os d'abord, puis en airain, faisait les sonneries du service de jour ; il indiquait le réveil, les distributions, les repas.

Il y avait deux repas pour les vingt-quatre heures : le déjeuner, très-léger, mangé debout (statarium prandium) et le souper (cœna), qui réunissait l'escouade ; les vélites venaient prendre part au souper.

Au combat, le clairon donnait le signal de l'attaque, de la poursuite ou de la retraite.

 

La corne (cornu) était une corne de bœuf à embouchure de métal ; plus tard, elle fut en airain. Elle sonnait aux porte-enseigne, et indiquait le moment de planter ou d'enlever les aigles ; elle sonnait le ralliement.

 

La trompette (buccina) était un instrument recourbé comme un cor de chasse ; une barre transversale, de 0m,50 environ, réunissait ses deux extrémités. Elle faisait les sonneries du service de nuit, et indiquait les veilles[6].

Au combat, elle sonnait la charge.

 

Le lituus, long tube d'airain, un peu recourbé à son extrémité supérieure, avait un son perçant : c'était la trompette de la cavalerie.

 

Chaque cohorte avait des musiciens (tibicines, cornicines, etc.), qui, en route, marchaient en tête. Ceux de la légion campaient à côté du légat ou du tribun qui la commandait.

 

 

 



[1] Ch. Lamarre, De la milice romaine depuis la fondation de Rome jusqu'à Constantin, Dezobry, 1862.

Nous avons beaucoup emprunté à cette thèse de doctorat, dont tous les éléments ont été recueillis dans les auteurs latins, avec une grande érudition.

[2] Dare se militem, cui non licet, grave crimen habetur. (Digeste).

[3] Tela, quæ ferrentur, non quæ tenerentur. (Végèce.)

[4] Général Verchère de Reffye, Notice sur les armes d'Alise. Librairie académique de Didier, 1864.

[5] Polybe, liv. IV.

.... Jamais l'orgueil n'empêcha nos ancêtres d'adopter les institutions étrangères quand ils les trouvaient bonnes ; c'est ainsi qu'ils empruntèrent aux Samnites leurs armes offensives et défensives.

(Salluste, Conjuration de Catilina, ch. 51.)

.... La principale attention des Romains 6tait d'examiner en quoi leur ennemi pouvait avoir de la supériorité sur eux, et d'abord ils y mettaient ordre.... Si quelque nation tint de la nature ou de son institution quelque avantage particulier, ils en firent d'abord usage. Ils n'oublièrent rien pour avoir des chevaux numides, des archers crétois, des frondeurs baléares, des vaisseaux rhodiens....

(Montesquieu, Grandeur et décadence des Romains, ch. 2.)

Nous verrons les rois de France, à l'exemple des Romains, prendre successivement à leur solde les archers gênois, la cavalerie albanaise, hongroise ou écossaise, l'artillerie milanaise, l'infanterie suisse, les lansquenets et les reîtres allemands. Eux aussi adoptaient les institutions étrangères, quand ils les trouvaient bonnes.

[6] Et jam quarta canit venturam buccina lucem. Il y a, au musée de Saint-Germain, une trompette romaine en airain, dans un parfait état de conservation.