L'ART DE LA GUERRE CHEZ LES ANCIENS

LIVRE PREMIER. — LES GRECS

 

CHAPITRE III. — FASTES DE LA PHALANGE GRECQUE.

 

 

SOMMAIRE.

Phalange lacédémonienne. Bataille de Cunaxa. — Phalange thébaine. Bataille de Leuctres. — Phalange macédonienne. Passage du Granique, Issus, Arbelles. — Conclusions.

 

PHALANGE LACÉDÉMONIENNE.

 

Il n'y a peut-être qu'une seule bataille livrée par les Grecs, qui nous ait été rapportée par un des combattants.

A ce titre, le récit de la journée de Cunaxa par Xénophon est à retenir tout entier.

 

Cyrus[1], deuxième fils de Darius II, roi des Perses, veut, à la mort de son père, disputer la couronne à son frère aîné, Artaxerxès Mnémon.

Il envahit la Perse (401 avant J.-C.) avec une armée composée d'Asiatiques et de 13.000 auxiliaires grecs.

La plupart des soldats grecs n'avaient pas été conduits par la misère, ou par l'attrait de la solde, à s'embarquer avec Cyrus. C'était le bruit de sa générosité qui les avait attirés. Les uns entraînaient à leur suite des dissipateurs ruinés, d'autres se dérobaient à la sévérité paternelle, quelques-uns abandonnaient leurs femmes et leurs enfants, avec la pensée de leur revenir avec une fortune[2].

 

Après quelques jours de marche, l'armée des Grecs rencontra l'ennemi.

 

BATAILLE DE CUNAXA (401 avant J.-C.).

C'était environ l'heure où l'agora (le marché du camp) est remplie. On approchait du lieu où l'on voulait asseoir le camp, lorsqu'un des écuyers de Cyrus arriva à bride abattue, criant, en langue barbare ou en grec, qu'Artaxerxès s'avançait avec une nombreuse armée, pour engager le combat.

 

De là, grand tumulte. Les Grecs et tous les autres craignent d'être chargés, avant de s'être formés.

Cyrus descend de son char, endosse sa cuirasse, monte à cheval, saisit des javelots et ordonne à chacun de s'armer et de prendre son rang.

On se forme à la hâte. Cléarque commande l'aile droite, qui est appuyée à l'Euphrate ; Proxène le rejoint, suivi des autres stratèges. Ménon est à l'aile gauche.

Les cavaliers paphlagoniens, au nombre de mille environ, couvrent la droite de Cléarque.

Ariée, lieutenant de Cyrus, est à l'extrême gauche avec le reste des barbares.

Cyrus se place au centre, avec six cents cavaliers d'élite, couverts de grandes cuirasses ; tous ont le casque en tête, à l'exception de Cyrus. C'est l'usage des princes persans d'affronter, tête nue, les dangers de la guerre.

Tous les chevaux de la troupe de Cyrus ont la tête et le poitrail bardés de fer. Les cavaliers sont armés d'épées grecques.

 

Cependant on est déjà au milieu du jour, et l'ennemi ne s'est pas montré.

Tout à coup, dans l'après-midi, un nuage de poussière s'élève au-dessus de la plaine. L'airain brille, les piques se dressent, les rangs se dessinent ; c'est Artaxerxès, c'est la cavalerie, à cuirasses de fer poli, de son aile gauche.

Derrière cette cavalerie marchent les troupes légères, puis les hoplites égyptiens, avec leurs grands boucliers de bois, qui tombent jusqu'aux pieds.

Après l'avant-garde, de nombreux cavaliers et des bandes d'archers, rangés par nations, en colonnes pleines.

Bien loin, en avant, courent des chars, dont les essieux sont armés de faux, dirigées obliquement à droite et à gauche.

Quelques-unes de ces faux sont placées sous le siège du char et sont inclinées vers la terre, pour tout raser sur leur passage.

 

Artaxerxès dirige le gros de ses forces contre les bataillons grecs.

Cyrus, qui a harangué les Grecs, pour les prévenir de ne pas s'effrayer des cris des barbares, est trompé dans son attente. Les Perses s'avancent dans le plus profond silence, lentement, tranquillement, d'un pas égal.

Alors Cyrus passe sur le front de la ligne, avec son interprète et trois ou quatre officiers. Il crie à Cléarque de conduire l'aile droite contre le centre des ennemis, où doit se trouver Artaxerxès.

C'est là qu'est la victoire, lui dit-il ; le centre forcé, tout est à nous.

 

Mais l'armée des Perses est si nombreuse que son centre dépasse l'aile gauche de Cyrus, et c'est à l'aile droite que se tient le roi.

Cléarque ne veut pas abandonner le point d'appui que lui donne l'Euphrate. Il n'ose pas s'aventurer si loin dans la plaine ; il a peur d'y être enveloppé. Il reste immobile, mais il promet à Cyrus de tenir ferme, jusqu'à la fin.

Cependant l'armée des Perses s'approche en bon ordre. La phalange grecque n'a pas bougé ; les soldats accourent, les rangs se complètent.

Cyrus passe à cheval, examinant les deux armées, tantôt la sienne, tantôt celle de son frère.

Un cavalier volontaire, Xénophon d'Athènes, lui demande alors s'il a des ordres à porter. Cyrus s'arrête, et dit à Xénophon de publier que les entrailles des victimes présagent un heureux succès. Au moment même, une rumeur parcourt les rangs et vient jusqu'à lui.

Qu'est-ce ? dit-il.

C'est le mot d'ordre, répond Xénophon, il passe pour la seconde fois.

Le mot d'ordre ! Qui donc l'a donné ? Quel est-il ?

Jupiter sauveur et Victoire !

Eh bien ! soit, je l'accepte ; puisse-t-il être d'un bon présage !

Cyrus se porte alors au poste qu'il a choisi.

 

Il ne reste que trois ou quatre stades (de 550 à 740 mètres) entre les deux armées, lorsque les Grecs entonnent le péan et s'ébranlent, pour marcher à l'ennemi.

Une partie de la phalange s'avance comme une mer houleuse ; le reste prend le pas de course pour conserver l'alignement, et bientôt tous les Grecs courent en avant, en criant : Héleleu ! et en frappant leurs boucliers de leurs piques, afin d'effrayer les chevaux persans.

Ils ne sont pas à portée de trait que la cavalerie barbare tourne bride et s'enfuit. Les Grecs la poursuivent à toutes jambes. On les entend crier entre eux :

Pas de désordre, gardons nos rangs !

 

Les chars persans, abandonnés par leurs conducteurs, passent au galop, les uns à travers l'ennemi, les autres à travers la ligne des Grecs. Mais les hoplites, en les voyant venir, ouvrent leurs rangs.

Un seul, un étourdi, qui se croit sans doute à l'hippodrome, se laisse heurter par un char ; il en est quitte pour la peur.

Déjà Cyrus se réjouit en voyant les Grecs poursuivre la cavalerie, qui fuit devant eux. Déjà ses commensaux le saluent du titre de roi.

Cependant il ne se laisse pas entraîner à la poursuite, et, gardant compactes ses six cents cavaliers, il parcourt des yeux les rangs ennemis, pour découvrir son frère.

Tous les chefs de ses auxiliaires barbares se tiennent, comme lui, au centre de leurs troupes, parce que c'est la place la plus sûre, celle qui est couverte des deux côtés, et que, s'il y a un ordre à donner, il faut moins de temps pour qu'il parvienne.

Artaxerxès était resté au centre de son armée, avec six mille cavaliers. Il se trouvait encore bien au delà de la gauche de Cyrus.

Ne voyant pas d'ennemis devant lui, il avait ordonné à son centre et à son aile droite une grande conversion, pour envelopper l'armée de son frère.

Dès que Cyrus voit ce mouvement commencer, il craint que ses Grecs soient pris à dos et taillés en pièces, et il se hâte de donner à ses six cents cavaliers l'ordre de charger et de piquer droit sur le roi.

 

Tout cède devant cette charge ; les six mille hommes de la garde d'Artaxerxès s'enfuient en désordre ; Cyrus tue leur chef de sa propre main. Malheureusement, ses six cents cavaliers se dispersent pour la poursuite.

Cyrus, resté seul avec ses commensaux[3], aperçoit à quelque distance le roi et ses gardes.

Enfin, voilà cet homme ! s'écrie-t-il.

Il fond sur lui, le frappe à la poitrine et le blesse à travers sa cuirasse ; mais au même moment il reçoit au-dessus de l'œil un javelot, qui le blesse mortellement. Il tombe, et avec lui, huit de ses principaux officiers. Artapatès, le plus dévoué de ses porte-sceptre, saute à bas de son cheval et couvre Cyrus de son corps. Il est égorgé ; ou bien, comme on l'a dit, il se donne la mort avec son cimeterre à poignée d'or.

Artapatès portait un collier, des bracelets et d'autres ornements ; chez les Perses, c'est la coutume des grands.

Des commensaux de Cyrus il ne survécut qu'Ariée, commandant la cavalerie de l'aile gauche. A la nouvelle de la mort de son maître, il quitta le champ de bataille avec ses barbares et se réfugia dans le camp.

Cette aile gauche poursuivie ne tenta même pas do résister ; elle s'enfuit honteusement jusqu'à la précédente étape, à 4 parasanges du camp (28 kilomètres environ).

 

Les Perses pillent le camp des barbares, mal défendu par les troupes légères ; mais le détachement grec, laissé à la garde des armes, fait une résistance sérieuse.

Entre le roi et la phalange il n'y avait pas plus de 3 stades (555 mètres). Lui, laissait piller ses gens comme s'ils n'avaient plus personne à vaincre ; elle, poursuivait l'ennemi comme si elle était complètement victorieuse.

 

Pourtant, quand le roi apprend que les Grecs ont mis en déroute l'aile gauche de son armée, il rallie ses troupes, pour prendre la phalange à revers. Celle- ci fait volte-face.

Le roi hésite, il essaye de tourner la phalange en se prolongeant sur sa gauche ; mais il lui laisse ainsi le temps de se reconnaître, et quand il veut la faire attaquer de front par sa cavalerie, comme au début de la bataille, les Grecs entonnent le péan et chargent avec une nouvelle ardeur.

 

Les barbares s'enfuient, plus vite encore que la première fois, jusqu'à Cunaxa, village dominé par une colline, au pied de laquelle le roi s'est arrêté avec le reste de sa cavalerie.

A l'approche de la phalange, tout se disperse. Cléarque prend poste au pied de la colline, la fait reconnaître, et quand les éclaireurs lui ont rendu compte que les Perses fuient de toutes parts, il fait poser les armes à terre pour prendre quelque repos, en attendant les ordres de Cyrus, qu'il croit engagé à la poursuite de l'ennemi.

Un seul soldat grec a été blessé dans la bataille.

 

A l'heure du souper, la phalange retourne à son camp, qu'elle trouve pillé, et elle apprend la mort de Cyrus.

La retraite des Dix mille va commencer.

 

La lecture de ce rapport, si net, si précis, nous apprend la tactique de combat de la phalange lacédémonienne, tout en résumant l'art de la guerre, au IVe siècle avant Jésus-Christ.

 

L'armée de Cyrus, formée en avant de son camp, s'appuie à l'Euphrate. La phalange est au poste d'honneur, à l'aile droite ; les barbares à l'aile gauche. Entre ces deux corps, 600 cavaliers d'élite forment le centre. Cyrus se tient à leur tête afin de les porter au point le plus menacé.

L'armée des Perses, beaucoup plus nombreuse, marche à l'attaque sur un front trop étendu. Les chars de guerre précèdent l'avant-garde, composée de cavalerie cuirassée et d'archers, soutenus par de l'infanterie pesamment armée. Ces chars font plus de bruit que de mal.

Le corps de bataille se compose de bandes d'infanterie et de cavalerie, formées en colonnes pleines, par nations. C'est ainsi que nous verrons marcher, huit siècles plus tard, les armées d'invasion venues de l'Orient à la conquête de l'empire romain. Ces peuples ont la même origine et leur tactique est la même.

La cavalerie s'avance au pas ; au lieu de charger la phalange, elle est chargée par elle, et elle s'enfuit, sans attendre le choc irrésistible des sarisses.

 

La phalange poursuit sans désordre. Les chefs veillent à l'alignement ; aussi, quand elle est tournée par l'ennemi vainqueur sur un autre point, il lui suffit de faire face en arrière, pour intimider l'assaillant. Attaquée de nouveau, elle charge avec le même succès, sans perdre un seul homme, et elle met en fuite toute cette armée, qui se croyait victorieuse.

 

PHALANGE THÉBAINE.

 

BATAILLE DE LEUCTRES (372 avant J.-C.).

L'an 372 avant J.-C., la phalange lacédémonienne se fait battre à Leuctres, par la phalange thébaine.

Épaminondas, le général des Thébains, dispose de 6.000 hoplites, de 1.500 peltastes ou psylites et de 500 cavaliers. Les hoplites sont formés sur 12 de profondeur à l'aile droite et au centre, et sur 60, à l'aile gauche.

C'est la première colonne profonde à front étroit ; la première colonne d'attaque.

L'armée Spartiate, quatre fois plus nombreuse ; s'est arrêtée, après une longue marche ; aux environs de Leuctres, petite ville de la Béotie. La cavalerie forme la première ligne et l'infanterie la seconde.

Épaminondas déploie son armée devant les Spartiates, puis il fait poser les armes, comme pour camper.

Les Spartiates, fatigués, se réjouissent de ne pas en venir aux mains ; ils quittent les rangs et se dispersent.

Alors Épaminondas fait prendre les armes en silence et il envoie son aile gauche, renforcée par le bataillon sacré, attaquer l'aile droite des Spartiates.

Leur cavalerie, surprise, tourne bride et jette le désordre dans les rangs de l'infanterie. Celle-ci, profitant de sa supériorité numérique, veut s'étendre et former le croissant pour envelopper les Thébains, mais la colonne de 50 hoplites de profondeur troue la phalange Spartiate, qui n'a que 12 hommes d'épaisseur.

En même temps, Épaminondas fait reculer son aile droite, et la dérobe au choc de l'aile gauche ennemie.

Cette disposition oblique déconcerte les généraux spartiates, qui se sont fait une loi de ne jamais changer leur ordre de bataille en présence de l'ennemi, d'accoutumer leurs soldats à pouvoir, quand le danger devient pressant, se servir les uns aux autres de lochagues, et à se tenir unis et serrés en combattant.

Dans cette occasion, la phalange d'Épaminondas n'ayant chargé que l'aile droite ennemie, sans s'arrêter aux autres troupes, et Pélopidas, de son côté, étant venu, à la tête du bataillon sacré, fondre sur eux avec une audace et une rapidité inexprimables, cette double attaque confondit tellement la science et la fierté des Spartiates, qu'ils essuyèrent une déroute complète, et que les Thébains n'en firent jamais un si grand carnage[4].

Pour ces Spartiates aguerris et toujours victorieux, le courage est la base de la tactique ; ils n'en ont pas prévu les défaillances. Les plus braves se font tuer, car il en reste 400 sur le champ de bataille, mais le plus grand nombre s'enfuit.

Ce qui confirme la maxime de Xénophon : C'est à la guerre surtout que l'on voit la surprise se changer en terreur, même chez les plus forts.

 

PHALANGE MACÉDONIENNE.

 

Alexandre avait vingt-deux ans, lorsqu'il conduisit à la conquête de l'Asie l'armée confédérée des Grecs. Cette armée, composée des contingents de toutes les cités, à l'exception de Sparte, comptait 16.000 hoplites, 8.000 peltastes, 4.000 psylites, 4.500 cavaliers, en tout 32.500 combattants, qui emportaient des vivres pour un mois.

La phalange macédonienne formait le corps de réserve.

Le trésor contenait 70 talents (389.200 francs).

 

PASSAGE DU GRANIQUE (334 avant J.-C.).

L'armée des Perses veut défendre le passage du Granique.

Alexandre s'élance dans le fleuve, suivi de treize îles de cavalerie, et il nage, au milieu d'une grêle de traits, vers le rivage, très-escarpé, qui est défendu par de l'infanterie et de la cavalerie. Il lutte avec effort contre le courant, et il conduit ses troupes plutôt en furieux qu'en général prudent.

A peine Alexandre a-t-il passé le fleuve, qu'il est obligé de combattre corps à corps. L'ennemi charge, avec de grands cris, les cavaliers macédoniens, à mesure qu'ils prennent pied, sans leur laisser le temps de se former.

Les lances rompues, les deux cavaleries s'abordent à l'épée.

Alexandre, que l'éclat de son bouclier et le cimier de son casque, surmonté de deux ailes d'une grandeur et d'une blancheur admirables, signalent de loin aux coups ennemis, est atteint, au défaut de sa cuirasse, par un javelot, qui ne lui fait, d'ailleurs, aucune blessure.

Deux officiers de Darius viennent à la fois l'attaquer. Il évite l'un et porte à l'autre un coup de javeline, qui fait voler sa cuirasse en éclats, puis, mettant l'épée à la main, il charge avec fureur. Mais l'un de ses adversaires le prend en flanc, se dresse sur son cheval, et assène sur la tête du jeune héros un coup de hache, qui abat une aile de son cimier[5].

Le casque est fendu et le tranchant de la hache pénètre jusqu'aux cheveux. Clitus intervient à temps ; il perce un ennemi de sa javeline et Alexandre tue le second d'un coup d'épée.

 

Pendant cette mêlée de cavalerie, la phalange macédonienne a passé le fleuve et a mis en fuite l'infanterie des Perses.

Les mercenaires grecs de Darius, retirés sur une colline, demandent grâce ; mais Alexandre ne veut rien entendre. Il se jette, le premier, au milieu d'eux, et son cheval est tué sous lui.

Ce fut le seul point où il y eut des morts et des blessés, parce qu'on avait eu affaire à des hommes pleins de bravoure et qui se battaient en désespérés[6].

Après le passage du Granique, Alexandre fit graver, sur le monument qui consacrait sa victoire, cette inscription :

Alexandre, fils de Philippe et les Grecs, à l'exception des Lacédémoniens, ont gagné ces dépouilles sur les barbares qui habitent l'Asie[7].

 

BATAILLE D'ISSUS (333 avant J.-C.).

Darius, au lieu d'attendre la petite armée d'Alexandre et de l'écraser, par le nombre, dans les grandes plaines découvertes où il avait rallié plus de 500.000 hommes, s'engagea dans les montagnes de la Cilicie. La rencontre eut lieu dans les défilés d'Issus.

Alexandre prit le commandement de l'aile droite et, pour ne pas être enveloppé, il lui fit déborder la gauche des ennemis.

Il combattit encore au premier rang et, quoique blessé, il mit les barbares en fuite.

 

BATAILLE D'ARBELLES (331 avant J.-C.).

Après avoir conquis l'Egypte et les provinces maritimes des Perses, Alexandre a franchi l'Euphrate, afin de porter les derniers coups à Darius.

Il le rejoint près du village de Gangamèle, sur un affluent du Lycus.

La bataille d'Arbelles, qui livra l'empire des Perses à Alexandre, résume la tactique du vainqueur et celle des Asiatiques.

Plutarque et Arrien nous l'ont racontée d'après les historiens grecs, contemporains d'Alexandre :

L'armée grecque marchait entre le Tigre et les monts Gordiens, lorsque ses coureurs signalèrent un gros de cavaliers persans.

Alexandre chargea cette avant-garde, à la tête des hétères, et il fit des prisonniers, qui lui révélèrent les dispositions de Darius.

 

Près d'un million d'Asiatiques étaient rassemblés dans une vaste plaine. On comptait plus de 40.000 cavaliers, la plupart archers à cheval, 200 chars armés de faux et 15 éléphants[8].

Darius campait en rase campagne, sans avoir pris la peine de fortifier son camp ; cependant, il avait fait aplanir tous les obstacles, qui auraient pu gêner les manœuvres des chars ou de la cavalerie.

 

Alexandre fait halte à 60 stades (11 kilomètres) de Darius, dans un camp retranché, où il donne quelque repos à ses troupes. Puis, vers la seconde veille de la quatrième nuit (9 heures du soir), il se met en marche, en ordre de bataille. Ses soldats laissent au camp les gros bagages et les non-combattants. Ils n'emportent que leurs armes.

A peu de distance du camp de Darius, tout éclairé par les flambeaux, et d'où s'échappe un tumulte semblable au bruit d'une mer agitée, Alexandre déploie silencieusement son armée, dans les ténèbres. Ensuite, à la tête de quelques troupes légères et de ses hétères, il fait, en personne, la reconnaissance de la position ennemie et du terrain où il veut livrer la bataille.

Au retour, il refuse à ses généraux de tenter une attaque de nuit et il s'endort, en disant :

Je ne dérobe pas la victoire.

 

L'armée de Darius reste rangée en bataille, sur deux lignes rapprochées, pendant toute la nuit : Cette longue attente sous les armes développe chez elle la peur, qui se réveille toujours à l'approche d'une bataille[9].

 

Le lendemain, Darius, entouré de sa famille et des grands de son empire, est assis sur un magnifique char très-élevé, au centre d'un immense mélange de cavalerie et d'infanterie, réunies par nations.

Devant le char, des archers ; derrière, les mercenaires grecs, la seule troupe qu'il puisse opposer à la phalange macédonienne.

L'aile gauche, opposée à Alexandre, est couverte par la cavalerie scythe.

Mille Bactriens, cent chars armés de faux et les éléphants couvrent le centre. Le reste des chars, la cavalerie de l'Arménie et de la Cappadoce sont déployés devant l'aile droite.

 

L'armée d'Alexandre est formée aussi sur deux lignes.

La première comprend, à l'extrême droite, les hétères ; puis, de droite à gauche, la compagnie royale, la cavalerie de Philotas, la phalange, l'infanterie légère, la cavalerie alliée et les archers à cheval thessaliens.

Parménion, commandant de l'aile gauche, a près de lui les cavaliers d'élite pharsaliens.

La deuxième ligne, composée des troupes légères, doit faire volte-face, si les Perses tentent d'envelopper l'armée. Des psylites agriens et macédoniens, précédés de cavaliers légers, couvrent le front et lancent leurs traits contre les conducteurs des chars de guerre.

A la pointe de l'aile gauche, sur un front oblique, derrière la cavalerie alliée, l'infanterie thrace couvre les bagages et forme une petite réserve.

L'armée d'Alexandre, plusieurs fois renforcée depuis le commencement de la campagne, compte 40.000 fantassins et 7.000 cavaliers.

 

Le combat s'engage, à l'aile gauche des Grecs, par une charge impétueuse de la cavalerie persane et par une démonstration contre les bagages.

Parménion, forcé de reculer, s'inquiète et demande, une première fois, des renforts à Alexandre.

Celui-ci, posté en face de Darius, appuie à droite.

Darius se conforme à son mouvement, étend son aile gauche et lance, sur le flanc extérieur des Macédoniens, ses cavaliers scythes couverts de mailles, et les nombreux escadrons bactriens,

La cavalerie auxiliaire d'Alexandre repousse cette attaque et dégage l'aile droite.

Alors, les chars armés de faux sont lancés contre la phalange, mais les Agriens et les frondeurs baléares renversent les conducteurs, saisissent les rênes et tuent les chevaux.

Quelques chars parviennent jusqu'au front des hoplites. Les rangs s'ouvrent, comme l'a prescrit Alexandre, puis ils se referment : les chars sont pris.

Darius donne le signal de l'attaque générale ; Alexandre court au-devant lui, à la tête de ses hétères, formés en coin. Derrière eux, la phalange, qui a entonné le péan, charge piques basses.

Tout plie devant cette troupe d'élite.

Les brillants escadrons, qui entourent le char de Darius, prennent peur et se débandent. Quelques braves se font tuer, mais leurs corps entassés empêchent le char de tourner pour fuir. L'attelage, enfoui sous un monceau de cadavres, se cabre et n'obéit plus au frein.

Darius saute sur une jument et s'échappe à grand'peine, pendant qu'Alexandre, sollicité de nouveau de secourir Parménion, court à l'aile gauche avec les hétères.

 

Cependant, une partie de la cavalerie indienne et persane s'était fait jour jusqu'aux bagages et elle avait jeté le désordre parmi les Thraces, qui les gardaient. Ceux- ci, confiants dans les deux lignes qui les séparaient de l'ennemi, avaient été surpris sans armes, et les nombreux prisonniers persans s'étaient tournés contre eux. Mais la seconde ligne de l'armée grecque, faisant volte- face, était promptement accourue ; les Perses, pris à dos au milieu des bagages, avaient été tués ou mis en fuite.

 

Alexandre vint donner dans les fuyards avec ses hétères. Le choc fut terrible ; les barbares, combattant en désespérés, comme des gens qui disputent leur vie, renoncèrent à leurs évolutions ordinaires ; au lieu de se défendre de loin à coups de javelot, ils heurtèrent de front les Macédoniens et s'efforcèrent de les écraser par leur masse.

Soixante hétères périrent, mais la valeur de cette troupe d'élite l'emporta ; Alexandre put passer.

Quand il rejoignit Parménion, la cavalerie thessalienne avait rétabli le combat et les Perses fuyaient sur toute la ligne. La victoire était gagnée.

 

Alexandre fit camper, au delà du Lycus, son armée épuisée de fatigue, et il courut en personne, pendant 600 stades (91 kilomètres), à la poursuite de Darius, avec ses cavaliers les mieux montés.

Parménion s'empara des innombrables richesses que contenait le camp de Darius.

 

CONCLUSIONS.

 

Si, maintenant, nous voulons apprécier exactement ces grandes batailles antiques, il nous suffira de relever le chiffre des pertes relaté par Arrien :

 Du côté des Macédoniens, 100 hommes, la plupart hétères, et 1.000 chevaux tués ou fourbus.

Du côté des Perses, 300.000 morts et plus encore de prisonniers !

En tenant compte de l'exagération de l'historien, nous pouvons tirer cette conclusion : que les troupes serrées, disciplinées et manœuvrières faisaient promptement tourner le dos à la multitude indisciplinée et fougueuse, toujours prête à se débander à la première attaque. Ces masses confuses se mêlaient, s'embarrassaient mutuellement ; elles devenaient des troupeaux effarés, qui se laissaient lâchement égorger.

 

Nous trouverons, dans les fastes des légions romaines, beaucoup d'exemples de ces égorgements, peu dangereux pour le vainqueur.

 

 

 



[1] Qu'il ne faut pas confondre avec le grand Cyrus, fils de Cambyse et vainqueur de Crésus.

[2] Xénophon, idem.

[3] Nous retrouverons chez les Gaulois, chez les Germains et chez les Franks, ces fidèles du chef ou du roi, qui mangent à sa table, combattent à ses côtés et se font tuer sur son corps. Ils s'appelleront Antrustions, Convives du roi, Leudes.

[4] Plutarque, Vie de Pélopidas.

[5] La chevalerie du moyen âge ne combattra pas autrement, et nous retrouverons ces grands cimiers macédoniens sur le haume des bannerets.

[6] Ne croirait-on pas lire le passage du Rhin par l'armée de Louis XIV, en 1672 ? Là aussi, l'infanterie hollandaise demandera quartier aux fougueux gentilshommes, qui viennent de franchir le fleuve à la nage, et, chargée par eux, elle fera une décharge qui tuera le duc de Longueville et blessera le grand Condé.

[7] Plutarque, Vie d'Alexandre le Grand.

[8] Pour donner aux éléphants un aspect plus terrible, on posait les tours qu'ils portaient sur des housses de drap rouge. Comme ces animaux, lorsqu'ils sont irrités, dressent et étalent leurs larges oreilles, on teignait ces oreilles avec des couleurs éclatantes. On bardait de plaques de fer la trompe, la tête, les flancs et le poitrail des éléphants ; on adaptait des pointes d'acier à leurs défenses, et on armait leur poitrine d'un long éperon. On enivrait les éléphants au moment du combat. Aussi devenaient-ils quelquefois plus dangereux pour leurs conducteurs que pour l'ennemi.

Les éléphants jouèrent un grand rôle dans les guerres puniques ; Annibal leur fit passer les Alpes, et les Romains s'en servaient encore au temps de César.

[9] Arrien, Anabase d'Alexandre.