LA GUERRE ENTRE LOUIS XIII ET MARIE DE MÉDICIS

1619-1620

 

CHAPITRE IV. — ENTRÉE EN CAMPAGNE DE L'ARMÉE ROYALE. - RÉDUCTION DE LA NORMANDIE.

 

 

Avant de s'élancer toutefois vers la Normandie, Louis XIII avait à pourvoir au salut de cette capitale qu'on ne pouvait abandonner à elle-même entre une populace à qui il eût fallu dérober la vue d'une arrestation d'Anne de Montafié, et des menaces que, dans sa fuite, elle laissait dangereusement derrière elle. A cet effet, il y fallut pourvoir à l'établissement d'un conseil de gouvernement intérimaire présidé par le chancelier sous l'autorité de la jeune reine, et composé d'une partie des conseillers d'État et des maîtres des requêtes, le reste devant suivre le roi durant sa campagne avec le garde des sceaux Du Vair. En même temps on fit venir de son gouvernement de l'Ile-de-France à Paris le duc de Montbazon avec une compagnie de gens d'armes à pied et à cheval ; et sous cet appareil militaire, et sous l'habile direction du lieutenant civil et du prévôt des marchands, on put assurer vite l'évacuation des suspects. A cet effet notamment deux gardes se présentèrent à l'hôtel de la duchesse de Rohan, à bon droit soupçonnée d'intelligence avec les Soissons, et qui, sans doute, après les avoir, avec l'aide de Chanteloube, poussés vers cet Anjou si proche de l'assemblée de Loudun, ne demandait conjugalement qu'à les suivre. Aussi lui eût-on pu épargner cette sommation de déguerpissement si néfaste à son cœur maternel. Car lorsque ces deux officiers frappèrent au logis où vagissait son dernier enfant encore à la mamelle, son lait tourna dans le sein de la nourrice effarée ; et peu de jours après, avec le souvenir du démantèlement de la citadelle du Dognon et des trahisons de Loudun, s'interposait à jamais sur la route d'Angers un cercueil entre Rohan et Condé.

Si dans cette brutalité d'éliminations on peut, en effet, reconnaître la main de Condé, en revanche à Luynes revient sans doute l'honneur d'un habile soutirage du frère du roi Gaston. Car autant en Anjou, et au gré du président Jeannin, l'arrivée des Soissons compliquait les discussions d'hiérarchie, autant, une fois ce frère légitime de Louis XIII introduit dans l'apanage maternel, ces querelles s'effaçaient devant l'indiscutable prééminence d'un titre opposable à la fois aux Soissons et aux Vendôme. Aussi importait-il souverainement à Luynes que Gaston livrât, l'insurrection à sa dissolvante anarchie en s'enrôlant dans le voyage de Normandie ; et pour l'y mieux attacher aux pas du roi, on l'assujettit de très près à la surveillance de son gouverneur Ornano. Car cette surveillance n'était pas encore suspecte ; et l'heure n'est pas venue où, dans le premier complot ourdi contre Richelieu, Gaston aura dans Ornano son plus mauvais génie entre les Vendôme et Chalais.

Après l'expulsion ou le retrait de ce qui survivait encore aux Soissons d'agitateurs, il restait à contenir derrière eux une populace d'émeutes et de barricades. A cet effet, on dut recourir à l'autorité judiciaire, finalement bien plus favorable à la cause royale qu'on ne l'avait d'abord espéré. Car, lors de l'adoption des mesures financières qu'avait nécessitées au début de l'année 1620 l'imminence d'une guerre civile, nous avons vu éclater par l'organe de l'avocat général Servin les énergiques remontrances du parlement de Paris. Et, à part même le soulèvement des Bourgthroude à Rouen, c'est là ce qui avait encouragé Marie de Médicis à solliciter de Blainville les cautions de la magistrature ; de même qu'il n'en avait pas fallu davantage à Luynes pour récuser des garanties qui lui semblaient présager pour lui-même, et par voie de rigoureuses représailles, le sort tragique des Concini. Mais il en était de ces sûretés judiciaires comme de celles du dehors, que Luynes ne répudiait qu'en les caressant. Et c'est ainsi qu'en vue d'un enregistrement des nouveaux édits burseaux, et aussi d'une condamnation des libellistes du duc de Mayenne et des suppôts de Frésia, il s'assura l'efficace docilité de la magistrature par l'établissement de l'édit de la Paulette, à l'heure même où, consécutivement à sa demande de garanties judiciaires, la reine-mère saisissait de ses plaintes toutes les cours du royaume. C'est dire l'accueil que partout elles y reçurent, il est vrai non sans une préalable et sérieuse délibération sur cette alternative : ou les ouvrir séance tenante, ou les envoyer à la cour sans les décacheter. Les partisans de la première de ces deux mesures alléguaient la gravité possible des communications soumises à leur examen et le respect dû au roi, qui leur rendait à première vue recommandable tout ce qui venait de sa mère. Ils ajoutèrent, par une considération tirée des principes fondamentaux de la procédure judiciaire, que renvoyer les yeux fermés ces lettres à la cour, ou plutôt à Luynes qui y était sans doute inculpé, c'était livrer à un accusé son dossier, et partant abdiquer à son égard toute justice. Plausibles considérations qui l'eussent emporté, si, sur les entrefaites, la fuite des Soissons n'eût mis Marie de Médicis sur le pied d'une ennemie déclarée avec laquelle on rompt tout commerce. Les lettres furent donc renvoyées intactes au souverain légitime ; et le seul respect pour le fils de celle dont elles émanaient empêcha de sévir dans chaque cour contre l'émissaire angevin qui, après leur remise, en attendait la réponse.

C'est parmi d'aussi favorables dispositions de presque toute la magistrature, qu'avant de franchir l'enceinte de sa capitale, le 4 juillet, Louis XIII vint au parlement de Paris tenir solennellement un lit de justice en présence de Gaston, de Condé, des ducs de Guise, de Montbazon, de Luynes, de la Vieilleville, de Courtanvaux, de Sillery et du cardinal de Retz. Par l'organe du chancelier il y exposa la situation, annonça son départ et recommanda aux magistrats dans Paris le maintien de son autorité. A leur tour, et par l'organe du premier avocat général Servin, ceux-ci remercièrent le roi de la gloire qu'ils recevaient de sa démarche. en l'assurant de leur indéfectibilité à toute épreuve. Fidèles néanmoins, jusqu'à travers leurs formules les plus sincères d'obéissance, à leurs prétentions traditionnelles de modérateurs politiques, ils prêchaient au roi la paix, en lui représentant que ceux qu'il allait combattre étaient sa mère et le second prince du sang.

Mais une fois l'entrée en campagne irrévocablement décidée, à travers leurs remontrances officielles leur attitude dominante au regard des cours voisines c'était la condamnation des Bourgthroude. Aussi est-ce avec un redoublement d'assurance que le 7 juillet, une fois qu'on eut assuré derrière lui à la fois dans sa capitale tant de sécurités et d'appuis, et sur les appels réitérés que lui adressait de Rouen par trente courriers secrets le premier président de Ris, Louis XIII, à cinq heures du matin, et en suivant les rives de la Seine, s'élança vers la capitale de la Normandie. A la suite marchaient huit mille fantassins et huit cent cavaliers, en tout près de neuf mille hommes commandés par les maréchaux de Schomberg, de Praslin et de Créquy, et qu'accompagnaient quatre pièces de gros canons et deux pièces de campagne. En avant, et avec la seule escorte de quatre cents hommes de sa garde — car ces premières levées qu'on improvisait derrière lui et qu'on n'avait pas encore armées de pied en cap, ne suivaient qu'à grand'peine — ; en avant, et sous un ciel pluvieux, Louis XIII, entre Gaston et Condé, rayonnait comme un dieu Mars ; et l'ancien compagnon des premiers jeux de Luynes, aujourd'hui lancé par Henri de Bourbon vers des perspectives de victoire, chemin faisant et à travers champs trompait son impatience guerrière en des chasses plus aventureuses que celles de Saint-Germain et du Louvre.

 

Nous avons laissé à Rouen le duc de Longueville en voie d'y amener douze cents hommes pour y renforcer les Bourgthroude. Il y en avait même introduit déjà trois cents, quand, le 8 juillet, à la veille du coup monté contre les royalistes, un matin, les fourriers du roi vinrent à Rouen en son nom marquer les logis. Aussitôt le cœur manque à l'inconsistant duc de Longueville, qui ne songe plus qu'à déguerpir. En vain ses plus énergiques adhérents le pressent de s'assurer de la personne du président de Ris, qu'il faut arrêter dès lors qu'on ne l'a pu séduire. En vain, en lui faisant valoir la solidité et l'assiette dominatrice du poste du Vieux-Palais, un l'exhorte à diriger tout ce qu'il renferme d'artillerie contre la ville. C'était facile à dire. Mais nous venons de voir le parlement de Paris répudier l'insurrection normande qui, dès lors, n'avait plus, comme clans la Fronde, un faux semblant de patriotisme. Aussi la conspiration des Bourgthroude ne pouvait plus produire qu'une émeute impuissante, à moins de tomber aux derniers excès de la rébellion et du crime. Et voilà pourquoi le duc de Longueville manda aussitôt l'un des fourriers, qui arrive pendant son dîner et à qui il demande où il a laissé le roi. A Pontoise, Monseigneur, répondit le maréchal. Mais il est maintenant bien avancé, car il s'en va coucher à Magny. — Et au sortir de Magny où comptez-vous le loger ?Ici-même. — Il est donc juste que je lui cède la place. Et de suite le duc de Longueville éperdu accourut au parlement ; et là, couvrant ses défaillances de ce vernis d'éloquence seigneuriale qui le rendra digne un jour d'aller servir à Munster plus patriotiquement la diplomatie de Mazarin, il protesta de son innocence en se déclarant forcé dans sa disgrâce, par des calomnies de cour, à fuir la vue de son souverain pour assurer la sécurité de sa personne. Puis, trop heureux qu'en cela se dressât pour colorer sa défaite l'indéniable précédent des entreprises ourdies au logis Zameth contre sa belle-mère, et au mépris des ordres du roi qui lui mandait de le venir rejoindre pour l'accompagner clans son voyage à travers la Normandie, il s'adjoignit les deux Bourgthroude avec le lieutenant général de Saint-Albin et environ vingt-cinq gentilshommes, et tous sortirent sans bruit de Rouen par différentes portes.

Si encore le duc de Longueville n'avait quitté son chef-lieu que pour s'acheminer vers l'une des villes centrales de sa province ; si, par exemple, ainsi que l'en sollicitait Marie de Médicis, il était accouru à Caen, dont le gouverneur Prudent, lieutenant du duc de Vendôme, lui vouait une fidélité sans bornes, et aux abords de laquelle se tenait sa jeune et courageuse femme prèle à s'y jeter sous prétexte d'y faire son entrée ; ou encore à Lisieux, ou encore à Falaise, où allait se renfermer avec Beuvron le président Bourgthroude ! Mais les appels du gouverneur de Dieppe, en cela moins soucieux de la considération au moins relative de son maitre que de sa sécurité matérielle, prévalurent ; et eu allant, peut-être avec Leroux de Saint-Albin, s'acculer aux extrémités les plus isolées de la Normandie, le duc de Longueville acheva de discréditer sa cause clans l'apparence d'une fuite.

Une heure après son départ, Ornano, cet ami de Luynes qui, tout en lui assignant un commandement nominal aux rives de la Moselle, l'avait sagement maintenu sous le duc de Longueville dans la lieutenance de la Haute-Normandie, entrait le 8 juillet à Rouen, où le roi l'avait chargé de lui aller préparer les voies. Une fois bien assuré du Parlement et des échevins, qu'il avait vus dès son arrivée, et à qui il avait confirmé l'avis des fourriers, Ornano était allé ensuite au Vieux-Palais, dire captieusement à Banquemare du Mesnil, le seul demeuré encore inébranlable des chefs de l'émeute, que le roi connaissait sa fidélité et le tenait pour son serviteur. Banquemare, à qui sa conscience ne disait que trop haut qu'il n'en devait rien croire, promit nier-veilles. Mais à peine Ornano l'avait-il quitté que, dans cet abandon où le laissaient le duc de Longueville et les Bourgthroude, ne jugeant plus cette fois la citadelle tenable contre les approches du roi, malgré les cent cinquante hommes qu'il y avait introduits outre sa garnison ordinaire, et redoutant de servir aux mains d'un vainqueur d'un redoutable exemple, à son tour, et dès le lendemain 9 juillet, il évacua secrètement son poste avec toute sa garnison. Et aussitôt Condé, arrivé à Rouen deux heures auparavant sur les traces d'Ornano, en son nom s'assura du Vieux-Palais et y coula une escouade du régiment des gardes.

Dès lors on n'attendait plus à Rouen que le jeune Louis XIII, qui arrivait par Magny et Escouys, et qui, apprenant à Escouys le départ du duc de Longueville, y fit son entrée le lendemain 10 juillet, à dix heures du matin, sans coup férir et sans nulle solennité de commande, et réduit par l'envoi à Caen d'une partie de son armée, à la faible escorte de cinq cents hommes. Mais l'empressement et les clameurs des peuples autour de Louis XIII, dont on bénissait l'arrivée, à la fois c'était là pour lui sa pompe et sa force. Aussi à peine le vit-on déboucher à Rouen par le quartier de Saint-Ouen, que les trois cents sbires introduits séditieusement, il y avait à peine trois jours, par le duc de Longueville, sentirent les armes leur tomber des mains et de suite s'absorbèrent dans le cortège royal.

Aux démonstrations du peuple devaient se succéder celles des seules autorités demeurées, à travers l'insurrection, inébranlables dans l'obéissance. Dès le soir de son arrivée, à l'heure de son souper, Louis XIII reçut la visite avec la harangue de bienvenue du premier président de Ris, qui, à la tête de ses fidèles collègues et d'une représentation de la noblesse de la province, rendit grâces au roi de son apparition vengeresse, en le proclamant l'ange tutélaire de la Normandie. Ce n'était là d'ailleurs qu'un prélude de l'audience solennelle que le roi vint tenir le lendemain 11 juillet, dans la chambre dorée de l'échiquier, sous un dais fleurdelisé. A sa droite y figurait le jeune Gaston, à sa gauche les cardinaux de Retz et de La Rochefoucauld, avec l'archevêque de Rouen François du Harlay ; et dans le parquet siégeaient les conseillers d'État avec les maîtres des requêtes, suivis de tout le Parlement siégeant en robes rouges. Du milieu de cet imposant auditoire le jeune roi se leva pour proférer quelques paroles à peine entendues, mais accompagnées d'aisance et de bonne gràce. Ensuite et après s'être incliné de son côté, le garde des sceaux Du Vair entama la justification de toute la conduite observée par Louis XIII envers sa mère depuis la paix d'Angoulême, en énumérant ses avances filiales. Il rappela les défections de Mayenne, des Soissons et des Vendôme ; et en ce qui est du duc de Longueville, au regard des sommations royales datées de Pontoise il dénonça sa contumace. Après le garde des sceaux, le premier président renchérit sur les compliments de la veille, insista sur l'obéissance vouée par sa compagnie au roi qui l'honorait de ses communications. Puis il invita Louis XIII à achever l'œuvre du salut de la province, non sans recommander au fils de Marie de Médicis la générosité dans la victoire. Il la devait d'abord, remontrait-il, à l'ancienne régente dont les sollicitudes avaient plané sur sa minorité. Mais, poursuivait-il, la clémence de Votre Majesté vous convie de tendre encore les bras aux grands qui se sont retirés de votre cour. S'il y en a d'innocents, vous excuserez leur erreur, procédant de révérence et frayeur de comparaître devant Votre Majesté qu'ils estiment indignée. S'ilz sont tous coupables, pardonnez-leur, sire, pour le respect de vous-mesme. Étant tous français, ils ne peuvent périr que pour votre ruine. Si Dieu lançait ses foudres sur les hommes, incontinent après qu'ils ont péché, oh ! qui demeureroit en vie ? La clémence est un don de la divinité. Il y en a peu qui n'en aient décliné, eux ou ceux dont ils sont sortis. Si le feu roy Henry le Grand, votre père, n'a voit pardonné, sur qui eut-il régné ou sur qui régneroit Votre Majesté ? Ce prince, né et nourry dans les armes, a plus estably son Estat en pardonnant qu'en vainquant. Si, Votre Majesté l'imitant en cela, il se trouve des subjetz si ingratz que, par obstination ilz méritent le nom de rebelles, les anges protecteurs de la France et les anges tutélaires de Votre Majesté marcheront devant elle pour faire choir les murailles des villes, et tomber de leur poingt les armes infortunées.

Certes, en la personne du président de Ris il convenait surtout au courage de prédite ainsi et de persuader la clémence. Aussi, dans cette mémorable séance du 11 juillet 1620, les seules rigueurs exercées contre les rebelles furent les plus indispensables. Sur les réquisitions du procureur général Bertinières, qui à son tour félicita le roi d'avoir échangé le repos du trône contre les fatigues de la victoire, et qui lui présenta les ovations du peuple comme une bénédiction et une couronne, le Parlement enregistra des lettres patentes leur interdisant, ainsi qu'aux Bourgthroude, la rentrée à Rouen, jusqu'à ce qu'ils soient venus se justifier devant lui. Mais dès ce jour-là nième, et sans retour, le roi disposait du gouvernement de la province et de celui du Vieux-Palais au profit de son frère Gaston et du maréchal d'Ornano.

Ces mesures nécessaires n'eussent pas encore suffi pour éteindre le feu de l'insurrection dans la province, et le premier président lui-même, dans sa harangue si mesurée, avait demandé au nom de Dieu que le bon ordre que Sa Majesté allait établir pour le présent, elle l'affermit pour l'avenir. Qu'était-ce, en effet, que de consigner aux portes de Rouen les Le Roux de Bourgthroude et le lieutenant général Saint-Albin, si on laissait à l'Hôtel-de-Ville et dans la garde bourgeoise leurs créatures en puissance et en résolution de les servir ? L'Hôtel-de-Ville surtout, dont Leroux de Saint-Albin présidait depuis longtemps les réunions comme maire perpétuel de Rouen, et où la haute main lui appartenait, avait été à la longue, grâce à de telles prérogatives, recruté dans ses vues perverses. De là, entre une municipalité où s'étendaient les levains de sédition et un Parlement où dominait le royalisme, d'incessants conflits, suivis de plaintes émanées de l'Hôtel-de-Ville et remontant jusqu'au Louvre, contre les prétendues atteintes infligées par la magistrature à l'indépendance urbaine. Mais un jour qu'au grand conseil, le 16 mai 1620, on s'entretenait de cet antagonisme, il y eut là pour l'échevinage en voie de rébellion, de quoi réfléchir dans cette réponse du procureur général Bertinières : Si au lieu de procéder à l'élection d'échevins honnêtes et sages, on recourt à des illégalités et à des vilainies pour rallier les suffrages sur des hommes tarés, je vous demande si le Parlement doit là-dessus se croiser les bras sans intervenir. Serait-il incompétent pour appliquer là les remèdes qu'exige le service du roi et, par là, prévenir une conspiration ? Quelques semaines après, comme dans l'imminence de nouvelles élections de nouvelles intrigues s'agitaient de plus belle autour de l'Hôtel-de-Ville pour y introduire des éléments de la cabale insurrectionnelle, le procureur général en exhala encore plus vivement son indignation, mais toujours avec un reste de prudence, et en laissant encore enveloppée sa théorie d'entremise judiciaire sous des formules dubitatives. Mais enfin lorsque, le 2 juillet, on eut vu le duc de Longueville, de concert avec les Bourgthroude et les Banquemare du Mesnil, tout bouleverser à Rouen, en un mot lorsque les nouvelles élections municipales s'annoncèrent de loin comme aboutissant à une nouvelle levée de factieux, à ce moment Bertinières, cette fois rompant tout net avec les ambigüités hypothétiques de ses déclarations antérieures, vint au Parlement, devant toutes les Chambres assemblées, se pourvoir d'avance en nullité contre le dénouement irrégulier des brigues de scrutin, et s'assurer du droit de citer des témoins à l'appui de cette démarche. Puis là-dessus, en vertu d'un ordre d'en haut, l'Hôtel-de-Ville dut surseoir aux élections.

C'est peu de jours après que le roi faisait son entrée à Rouen et à et certes on n'y eût pu trouver une meilleure occasion de s'y reprendre à l'effet de garnir le Conseil d'une représentation sûre. Seulement on y eût dû respecter un peu plus la liberté des votes. Mais, de son côté, la cabale des Bourgthroude ayant, sans en tenir plus de compte, pris dès longtemps ses mesures avec une exceptionnelle vigueur, on y allait se voir débordé par une majorité révolutionnaire. Aussi, à la date définitivement adoptée du 10 juillet, et à l'annonce de l'arrivée du roi, les électeurs, en entrant avec leurs bulletins à l'Hôtel-de-Ville, y virent le premier président de Ris et le colonel d'Ornano qui, arrivés avant eux et transformés en commissaires, allaient, contre l'usage immémorial, assister à l'élection en y exhibant une liste de candidats officiels empruntés à la magistrature, avec des catégories d'exclusion. Justement les hommes ainsi suspectés d'office sont là, qui jettent les hauts cris. Là-dessus Ornano et de Ris s'épuisent en harangues qui de toutes parts sonnent mal, tant cette liberté des suffrages qu'aujourd'hui l'on attaque, en principe est chère même aux hommes d'ordre. A la fin toutefois la gravité des périls de la veille et du lendemain, et surtout l'assurance solennellement réitérée par Ornano et de Ris, que le procédé du jour ne tirera point à conséquence, amène l'assemblée à subir l'indispensable pression royale ; et il sortit de là une municipalité telle qu'au bout de quelques jours Faucon de Ris put déclarer à cieux de ses membres que le roi et la ville se reposaient sur elle. En effet, après avoir prêté serment aux mains du roi avec des quarteniers et capitaines de même date et de même provenance, la municipalité du 10 juillet s'empressait de mériter la confiance dont on l'honorait, en inaugurant une police réactionnaire contre toutes les épaves d'émeute qui s'agitaient encore au nom des Bourgthroude. Et une fois que se fut par là consommée la réduction totale de Rouen, on peut dire que l'insurrection normande avait perdu le bassin de la Seine, alors même qu'Ornano n'eût pas d'avance, en sa qualité de lieutenant général, disposé du Pont-de-l'Arche et de Quillebœuf ; ou que, dans ce premier retentissement et sur ce premier théâtre de victoire, Louis XIII n'eût pas vu coup sur coup tomber à ses pieds les gouverneurs de Pontoise et de Meulan, de Mantes et de Vernon[1].

Mais en dépit des ressources qu'offrait à Louis XIII le bassin de la Seine ail point de vue de la perméabilité de la Normandie, il ne se pouvait flatter de l'avoir toute recouvrée tant que se dresserait contre lui, une fois ce grand fleuve franchi, la citadelle de Caen.

Nous avons vu qu'après en avoir reçu le gouvernement des mains de Luynes, le grand prieur de Vendôme, retournant contre le favori du jour cette arme avec tout le fiel de son ingratitude, au moment de l'évolution insurrectionnelle du duc de Longueville combinée avec sa propre simplicité dans la fuite des Soissons, et après y avoir promu d'abord à la lieutenance générale Thorigny, fils de Matignon et parent du duc de Longueville, y avait expédié, avec le brevet de gouverneur du château, son ancien précepteur et son féal lieutenant Prudent, afin d'y soutenir contre l'armée royale un siège en règle. Aussi, à peine arrivé à Caen, le ler juillet, ce vigilant officier avait introduit clans sa forteresse deux cent cinquante hommes placés sous le commandement de son lieutenant Parisot de Beauregard et du chevalier de l'Épine, capitaine des gardes du grand prieur. Puis, tout en la ravitaillant d'une vaste provision de bœufs et de moutons, avec introduction de deux moulins à blé, il l'avait garnie de canons, dont sept pièces de siège et deux couleuvrines, avec neuf cents balles et environ cinq mille livres de poudre.

Avec de telles ressources en main, il ne manquait plus au lieutenant du grand prieur que d'élargir sa base de résistance en y englobant la ville sise au pied du château. Mais le judicieux gouverneur évitait de se déclarer prématurément hors de son foyer primitif de concentration militaire avant l'arrivée d'une armée auxiliaire que lui devait amener d'Angers le chevalier de Vendôme ; et en attendant, il se bornait comminatoirement à braquer son artillerie sur la ville que son château dominait de toutes parts, et à y pratiquer la populace. De son côté, par une réciprocité de dissimulation sous les armes, et jusqu'à l'introduction chez elle d'une armée royale, la municipalité, obsédée par les ferments subalternes entretenus autour d'elle, et inquiétée clans sa banlieue par l'aristocratie rebelle de la Basse-Normandie, entendait sauver les apparences de bon voisinage avec ce château prêt à foudroyer la ville aux premières velléités de rupture ; mais, en secret, ils se réservaient pour ce roi victorieux dont on leur annonçait l'approche libératrice et dont les séparait seulement, au cas inverse où ils s'aviseraient contre lui d'une résistance insurrectionnelle, de fragiles remparts.

Cependant, dès au sortir de Paris et tout en allant à Rouen subjuguer les Bourgthroude, Louis XIII avait envoyé provoquer les Caennais dans leur neutralité purement officielle, à l'effet de tirer d'eux en sa faveur d'immédiates et de significatives démonstrations. Le 4 juillet, en effet, arrivait à Caen, vers dix heures du matin, l'ancien gouverneur du château Bellefonds, précédant de quelques heures et venant installer d'office au siège de ses pouvoirs le nouveau lieutenant Belleville — car, dès son entrée en campagne, Louis XIII avait pourvu de ce chef au remplacement du gouverneur, vu la déchéance encourue par sa fuite ; et cela en la mime forme qu'il se proposait déjà d'observer à Rouen à l'égard des Longueville et des Bourgthroude —. Et connue préliminaire d'une aussi juste exécution, dans l'après-midi du jour de son arrivée à Caen, Bellefonds vint à l'Hôtel de Ville et au Présidial, aux termes des lettres royales qui constituaient son mandat, offrir à la municipalité en détresse un envoi de renforts en échange et à l'appui d'une déclaration actuelle, ajoutant que, si on lui baillait deux cents hommes, il se chargerait de bloquer le château par la porte extérieure, au point d'intercepter du côté de l'Anjou tout envoi de secours. A l'énoncé de telles ouvertures, le conseil de ville embarrassé protesta de son maintien dans une neutralité stricte, tout en envoyant au château des députés du Présidial qui communiquèrent à Prudent les lettres du roi, en l'invitant à venir assister à leurs délibérations. Mais ils avaient affaire à un gouverneur trop avisé pour n'éluder pas cette captieuse mise en demeure. Assurez le corps de ville, répondit Prudent aux députés en les remerciant de leur démarche et en feignant d'ignorer la substitution officielle de Belleville au grand prieur dans le gouvernement de Caen, assurez le corps de ville que je ne désire rien tant que votre service. Vous ne devez rien craindre de la part du château, M. le grand prieur ne s'est pas retiré de la cour pour combattre le roi, mais pour se soustraire à ses ennemis qui avaient comploté son arrestation. En prenant congé de M. de Vendôme, j'en revus l'ordre exprès de veiller à votre conservation. Il ne tient qu'à vous d'y pourvoir en vivant en bons termes avec le château. Du reste, je ne suis point si novice en ma profession que je ne sache tout ce que risque un gouverneur en abandonnant sa place en un jour de crise. Je suis résolu à la conserver au roi, sous le commandement de mon maitre, jusqu'aux dernières extrémités d'un siège et, au besoin, à m'ensevelir sous ses ruines. Entre une déclaration aussi péremptoire et la soudaineté des exigences royales, la municipalité prit le parti de louvoyer comme entre deux écueils. Elle organisa un conseil formé de tous les corps de la ville, et dont deux députés allèrent prier le gouverneur de leur remettre la garde de leurs portes et les clefs de leur ville. Et pour mieux renforcer à ses yeux leur attitude de neutralité, en retour d'une remise de ces gages d'absolue indépendance dont ils ne se devaient dessaisir vis-à-vis de personne, ils s'engagèrent et réussirent à maintenir loin d'eux en quarantaine Bléville.

Mais pour les Caennais, ce n'était pas tout d'écarter de leurs murs, il leur fallait encore extirper de leur sein tout indice patent d'une compromission royaliste. On ne sait si les propos comminatoires qu'au moment de son entrée à Caen Bellefonds avait proférés contre le château, étaient revenus à l'oreille du gouverneur. Mais la journée du 4 juillet ne s'était pas écoulée que déjà Prudent avait pris ombrage de son séjour en ville. Aussi, dès le soir, arrivait de sa part à la municipalité cet impérieux message : Je ne puis souffrir Bellefonds dans votre ville. Si vous tenez au maintien de notre bonne intelligence, renvoyez-le. Car nous le tenons pour un ennemi capital du grand prieur qui a pris sa place. Vous ne pouvez subsister qu'en vous abstenant vis-à-vis de lui de toute connivence. Si, au contraire, vous le retenez chez vous, si vous prenez par là l'attitude de vous bander contre le château, une fois le grand prieur arrivé je fondrai sur vous avec deux mille hommes l'épée à la main. Réfléchissez bien et rendez-moi là-dessus une prompte réponse. C'était là à l'adresse des représentants de la ville une bien dure mise en demeure, touchant le sort d'un envoyé du roi qui venait leur offrir ses services. Et toutefois l'embarras de leur situation les contraignit à inviter poliment Bellefonds à se retirer, sans lui pouvoir d'ailleurs faire goûter au fond la brutalité d'un tel procédé. Car les deux messagers expédiés vers lui rapportèrent cette réponse : Qu'il avait résolu de périr plutôt que de se retirer, à moins de se voir dans son déguerpissement ou autorisé par un commandement du roi ou justifié par une ordonnance municipale. Cependant, durant ces allées et venues, les esprits s'échauffent au point que, pour prévenir une imminente sédition, le conseil établit d'abord deux corps de garde, l'un au pont Saint-Pierre et l'autre à la halle. Pendant ce temps, l'échevin Victor Bailly s'en va conjurer Bellefonds de s'éloigner pour quelques jours, en l'assurant que, s'il ne s'y porte de lui-même, on va poser devant son logis une escouade pour s'assurer de sa personne et éclairer ses démarches. De son côté, Bellefonds réclama pour sa libre sortie à travers les menaces d'émeute grondant sur son passage, comme une garantie à double face à l'encontre des accaparements ou des répulsions de la populace, l'escorte simultanée de Bailly et de Bléville. Mais une fois muni de cette sûreté nécessaire, il s'exécuta de bonne grâce ; et par là s'écoula toute l'effervescence du jour.

Mais autour de la ville de Caen c'était comme un remous d'influences rivales attaquant à la fois de partout sa neutralité. Dès le lendemain du départ de Bellefonds, arrivait à son tour l'usurpateur insurrectionnel de la lieutenance du roi, Thorigny, à l'effet de réagir au besoin contre les impulsions royalistes de la veille. Mais à peine eut-il réclamé les clefs de la ville et la garde des portes, que la municipalité, persévérant dans l'immutabilité de ses armements d'expectative, mais évitant d'offenser Thorigny à raison de la grande autorité dont son père jouissait dans la province, l'alla saluer en le conjurant d'agréer leur attitude conservatrice, ajoutant qu'à nulle autre époque ils n'eussent discuté ses pouvoirs. Mais ils étaient, disaient-ils, liés par les ordres du roi, et ils envoyaient demander au roi à qui ils devaient définitivement obéir. C'était congédier poliment Thorigny, qui se le tint pour dit, en rétrogradant dès le soir sur les traces encore fraîches de Bellefonds et de Bléville.

C'est qu'en effet, sous cette affectation d'inflexible neutralité se déguisaient les sérieuses démarches du plus pur royalisme. Car, trois jours après la sortie de Bellefonds et de Bléville, le 7 juillet, au cours de la marche du roi de Paris à Rouen et durant son étape de Pontoise, arrivèrent à lui trois députés expédiés de Caen dès le 5, à savoir le conseiller Benneville, le capitaine Surville et le procureur syndic. En assurant Louis XIII de leur fidélité, en s'excusant près de lui de leur neutralité de commande, en l'informant qu'en revanche ils avaient en main les clefs de leurs portes, ils le conjuraient de pourvoir à la sûreté de leur ville menacée, comme à bout portant, par le gouverneur du château d'une entière ruine. Après les avoir cordialement reçus, Louis XIII les renvoya avec les deux officiers Mosny et Arnauld du Fort, suivis d'une escorte d'avant-garde et porteurs d'une lettre qui présentait aux Caennais Mosny comme leur gouverneur, et les annonçait tous deux comme chargés de chauffer et d'entretenir sa cause en attendant sa venue.

C'est en conformité de ce mandat que, le 8 juillet, Mosny vint d'abord annoncer la venue du roi dans six jours. Puis, avec Mosny, Arnauld vint à l'hôtel de ville, où il crut la municipalité assez enhardie par le voisinage du secours qu'ils annonçaient et par les promesses d'une assistance royale, pour les sonder, bien qu'à mots couverts, sur la réception d'une garnison à l'appui de leur démarche. A cette demi-ouverture la municipalité d'abord se récrie. On répond que la ville ne se résigne point à souffrir l'insolence des gens de guerre ; que le roi ne doit point entrer en défiance de leur fidélité, dont le passé lui répond pour l'avenir ; qu'au lieu d'affermir le peuple dans l'obéissance à l'autorité légitime, ce seul mot de garnison les va porter aux extrémités ; qu'ils veulent ménager le château jusqu'à l'approche du roi en personne ; et que, d'ici là, tant que le gouverneur ne faussera pas ses serments, on s'interdira vis à-vis de lui toute ombre d'hostilité. Ceci d'ailleurs n'était que pour sauver les dernières apparences d'une neutralité qui déjà leur pesait. Car au fond ils se réjouissaient de l'entrée de Mosny et d'Arnauld en se voyant dès lors assez soutenus pour tenter, bien que d'abord assez timidement, de s'en affranchir. Aussi quand le gouverneur Prudent, averti des pourparlers de Mosny et d'Arnauld avec le conseil de ville, leur eut envoyé notifier l'exigence de leur départ, ils répondirent nettement que c'étaient des envoyés du roi qu'ils ne pouvaient congédier sans crime, et que partant, sans leur donner d'ailleurs nulle entrée au conseil et nul commandement en ville, ils les honoreraient de toute l'hospitalité due à leur caractère.

Ce n'était là qu'un premier degré d'évolution vers la cause royale. Mais désormais échappera sans retour à l'insurrection tout ce que cette cause a gagné dans l'enceinte d'une ville qui ne s'ouvrait d'un côté que pour se hérisser de l'autre. Dès le 6 juillet, à l'encontre des entreprises du gouverneur et dans son voisinage, on avait redoublé, tant dans la ville qu'aux faubourgs, les gardes, les rondes, les patrouilles. On avait multiplié les postes dans la salle du présidial, au carrefour de l'Épinette, aux Grandes-Écoles. Vers les quais, vers les quartiers de Saint-Julien et de l'Abbaye-aux-Dames, on avait muré les portes, on avait barricadé ou fermé avec des d'aines les avenues donnant sur la citadelle. Vers celle des portes de la citadelle donnant sur la campagne on avait jeté des sentinelles perdues, pour épier dans cette direction toute tentative de secours.

Au surplus, grâce à cette vigilance même de la municipalité caennaise dont s'émerveillaient Arnauld et Mosny, toute tentative de ce genre était comme d'avance condamnée, à en juger par l'échec de celle qu'ils avaient le plus à craindre. Nous avons laissé sur la route de Paris à Angers et sur les traces de la comtesse de Soissons le grand prieur de Vendôme, qui avec elle brusqua son évasion vers onze heures du soir par la porte Saint-Jacques dans un carrosse à relais. Recueillie chemin faisant par Senneterre, par les chevau-légers de Saint-Aignan et par un petit groupe de gentilshommes, notre caravane s'achemina par Dreux jusqu'à Vendôme, où les attendait sur les avenues de sa seigneurie et dans toute l'impatience de sa complicité fraternelle, le maitre de céans. Ce n'est pas que l'ambition aventureuse du duc de Vendôme inspirât une confiance illimitée à Marie de Médicis : nous en attestons cette clause de l'état général où le maréchal de Brissac avait reçu la mission de surveiller en Bretagne les accointances territoriales des Vendôme avec le duc de Montbazon. Et c'est sans doute par suite des mêmes précautions, qu'à peine informée de l'arrivée des voyageurs a Vendôme, la reine-mère, pressée de les séparer d'un hôte aux dispositions jugées encore incertaines, leur dépêcha en poste le duc de Retz qui, tout en maintenant loin de la Bretagne le duc de Vendôme par son assujettissement à la garde des rives du Loir et de l'Huyne, devait à la fois emmener avec lui la comtesse et insister auprès du grand prieur sur la marche du roi vers la Normandie, et partant sur l'urgence d'aller secourir la citadelle de Caen. Mais, en ce qui est du duc de Vendôme, il était trop compromis clans la complicité fraternelle pour rétrograder vers les avances de la Cour. Et une fois isolé des hôtes qu'il avait attirés de Paris, en même temps qu'éloigné du quartier général angevin, adieu cette prépondérance qu'il rêvait de s'assurer dans la hiérarchie insurrectionnelle, avec l'appui de sa coterie et auprès de Marie de Médicis. Aussi le duc de Vendôme était-il fort intéressé à retenir avec lui, pour l'entraîner sur la route d'Angers avec Anne de Montafié, le gouverneur du boulevard si directement menacé de la Basse-Normandie. Et en conséquence, pour toute réponse aux incitations calculées du duc de Retz, à peine arrivés à Vendôme, et sur les traces de leur hôte impatient de s'acheminer avec eux vers l'apanage de la reine-mère, nos émigrés se portèrent tous aussitôt de Vendôme sur le Lucie et du Lude sur Baugé.

Mais entre le Lude et Baugé un estafier du gouverneur Prudent vint relancer le grand prieur en l'informant que Louis XIII a occupé Rouen, et poursuit sa marche sur Caen, où déjà Font devancé Mosny et Arnauld. Dès lors, aux yeux du grand prieur et dans l'élan facile du premier moment, l'urgence de préserver sous les remparts de son gouvernement les avenues de l'Anjou l'emporta sur l'urgence d'assurer au cœur de l'Anjou la domination de sa cabale, qui d'ailleurs ne pouvait s'y implanter plus sûrement que sous le prestige d'un exploit libérateur. C'était bien aussi l'avis qu'émirent en leur conciliabule de Baugé le duc et la comtesse. Aussi, au sortir d'avec eux, le grand prieur n'hésita plus à répondre à l'appel de son lieutenant en détresse. Justement, à la délibération de Bauge siégeait le maréchal de camp de la reine-mère, Marillac, qui, avec une escouade de trois cents cavaliers improvisée à Angers en vingt-quatre heures avec le crédit de Richelieu sur l'annonce de l'arrivée des Soissons, était allé au-devant des voyageurs jusqu'à Château-du-Loir pour rebrousser chemin avec eux vers l'Anjou à titre d'escorte. Après avoir chaudement plaidé en faveur de la citadelle de Caen, Marillac offrit au grand prieur, en vue de l'assister dans sa tentative de secours, une vingtaine d'hommes détachés son escouade, avec des lettres pour trois amis échelonnés sur sa route, à savoir Guerpray, d'Augerville et le gouverneur de Falaise, Beuvron. Avec les subsides et le contingent de cent cinquante hommes recueillis clans ces trois relais, et en compagnie de Senneterre et de quelques guides à cheval, le grand prieur s'élança d'une traite jusqu'à Falaise, d'où il envoya, le 10 juillet, prévenir la municipalité de Caen qu'il venait délivrer leur place opprimée, disait-il, ou peu s'en faut, par des garnisons, et que, partant, il leur demandait le passage pour l'entrée au château. C'était le moment où venaient d'entrer en ville les deux officiers Mosny et Arnauld, qu'on eût dangereusement, par une telle concession, pris à témoin de la plus flagrante complicité insurrectionnelle. Aussi la municipalité renvoya-t-elle l'estafier du grand prieur avec cette réponse significative : Nous regrettons votre mésintelligence avec Sa Majesté, d'autant plus que, comme elle approche de votre ville, ce serait pour vous le moment de revenir à elle, utilement pour vous et pour nous, au lieu de perdre par votre obstination une ville qui vous a toujours eu en affection et en estime. Quant au passage que vous sollicitez, nous ne vous le pouvons octroyer par notre ville. Cherchez-le partout ailleurs.

Sur cette dénégation péremptoire, qui ne laissait d'autre accès au château que par sa porte extérieure, l'estafier de la caravane de Vendôme se retourna vers le gouverneur. Mais Prudent, en voyant se déclarer contre lui si résolument la ville, et en suivant de l'œil les progrès de son investissement par l'armée royale en regard de l'exigüité du secours qui lui arrivait de l'Anjou, avait à la longue désespéré de l'efficacité de cette dernière ressource. Aussi le messager du grand prieur lui revint-il annoncer que son lieutenant, le remerciant de sa démarche jugée dès lors impuissante, et l'estimant plus utile en Anjou, l'invitait à rétrograder en déclarant se charger à lui seul (il est vrai bien présomptueusement !) de sa propre délivrance.

En dépit d'un tel décommandement, tout autre qu'un Vendôme, une fois lancé si avant, eût intrépidement passé outre. C'était bien l'avis de Beuvron et des indéfectibles correspondants de Marillac. Mais il y avait chez le grand prieur plus de turbulence que de vraie audace. Et puis la vaillante initiative de Beuvron le piqua moins d'honneur qu'elle ne le réfrigéra dans une jalousie entretenue en lui par les insinuations de son aide de camp Senneterre, qui semblait avoir adopté pour lui-même avant de l'inoculer aux Soissons, et par là-même aux Vendôme, cette maxime se déroulant avec les obliquités d'un reptile : la sécurité dans la perfidie. Il n'eut que trop beau jeu pour suggérer honteusement à son maitre que c'était assez d'avoir sondé les mauvaises dispositions de la ville ; et qu'un grand prince comme lui dérogerait en s'enfermant dans une citadelle. Avec la crainte de livrer une bataille à l'armée royale il n'était besoin que d'aussi misérables défaites pour déterminer sur l'heure une volte-face ; et dès le soir le fils dégénéré du héros de Coutras et d'Arques rétrogradait piteusement sur l'Anjou. C'est qu'il pouvait là cabaler à son aise avec ses anciens compagnons de voyage loin d'un champ de bataille ; et avec eux c'était pour lui plus sûr de se décharger sur son lieutenant trop vite pris au mot de la responsabilité de son échec.

Certes le jeune roi, dont l'ombre seule avait à Rouen pourchassé les Bourgthroude, avait hérité la plus noble en même temps que la plus légitime part du sang paternel.

Car, en apprenant le départ du grand prieur, Louis XIII demeura stupéfait de ce qu'il s'était tant approché du château de Caen sans s'y enfermer lui-même et sans y jeter le moindre secours ; ajoutant qu'il fallait donc le supposer dénué ou d'un bon conseil ou d'une forte armée. A quoi Luynes répondit que le château étant assez bien munitionné et dans une assez forte assiette, il n'était sans doute venu sans autre but que de tâter de loin la ville. — C'est possible, répliqua vivement Louis XIII, mais ce départ n'en est pas moins fatal à l'insurrection.

Ce triomphant pronostic s'énonçait à Pont-Audemer, sur l'une des étapes les plus avancées de la route de Rouen à Caen. C'est qu'en effet, depuis l'entrée à Caen de Mosny et d'Arnauld, la municipalité si menacée par le gouverneur Prudent avait sans relâche accéléré la venue libératrice de Louis XIII. Et même, à cet égard, à Caen les initiatives ne partaient plus seulement de l'Hôtel-de-Ville. Dans le retentissement de l'entrée à Rouen de Louis XIII, au bruit de l'approche du grand prieur, et concurremment avec les démarches parallèles, ruais non encore divulguées de la municipalité, un groupe ardent d'officiers et de bourgeois, après en avoir conféré avec l'émissaire royal Cauvigny de Beauxonnais, gentilhomme servant de la Cour, le réexpédièrent en poste vers le récent théâtre du désarroi des Bourgthroude. En même temps sortait de Caen, sous la conduite de Victor de Bailly, une seconde députation municipale, chargée de rappeler les instances de celle de Pontoise. La députation de Victor de Bailly fut devancée à Rouen par Cauvigny, qui leur prépara de la part du roi un renchérissement sur le précédent accueil. Je ne vous perds pas de vue, leur dit- il, mais laissez-moi pacifier ma ville de Rouen, et dans deux jours je serai tout à vous.

Il était à peine besoin d'une députation de la ville de Caen pour déterminer Louis XII à aller secourir en personne cette seconde capitale de la Normandie, dès lors que l'ennemi à écarter de ses murs était un Vendôme. Car nous ne nous imaginons pas seulement Louis XIII importuné Clans la légitimité de sa naissance royale par les insubordinations amères de la bâtardise. Il faut aussi se rappeler que toute la haine d'Henri II de Bourbon contre le grand prieur se nourrissait de toute l'intimité des Vendôme avec les Soissons, et que celui qui, au lendemain de la fuite d'Anne de Mon ta fié, avait donné le signal des hostilités n'avait cessé depuis lors, jusqu'à l'occupation de Rouen, d'en diriger la marche. Aussi, lorsqu'au lendemain de l'occupation de Rouen, le 10 juillet, on délibéra devant le roi si, pour s'acheminer vers Caen, on attendrait ou non l'entrée en cette ville d'Arnauld et de Mosny, eu vain ces mêmes conseillers timorés qui avaient voulu retenir à Paris Louis XIII, lui représentèrent le château en état de soutenir un long siège. En vain ils doutaient que les Caennais ouvrissent leurs portes aux troupes de Mosny et d'Arnauld. Le roi s'offensa de ce qu'on augurait si mal de la fortune attachée à sa présence. Si l'on savait à Caen, leur dit-il, que nous marchandons notre départ, c'est alors qu'ils nous fermeraient la porte. Allons-y donc de suite. Il nous sera toujours glorieux d'entreprendre ce voyage, et il n'y aura pour nous à rebrousser chemin qu'autant de péril que de honte. — Il y en aura bien davantage, lui répliqua-t-on, à n'y pouvoir entrer, et trois coups de canon tirés jadis sur Henri III[2] lui firent fermer les portes des meilleures villes de son royaume. — C'est tout un, répliqua le roi. Si cela arrive on plaindra mon malheur. Mais on ne me reprochera pas ma lâcheté, comme on ferait si nous temporisions davantage. A ce moment on lui apprend que le grand prieur est arrivé à Falaise pour s'aller jeter dans le château de Caen. C'est donc, reprit-il en riant, et sans prévoir encore que dès la première étape du voyage en discussion on lui annoncerait sa fuite, c'est donc pour me faire ouvrir la porte. Car certainement, quand ils apprendront que j'arrive en personne, les Caennais aimeront mieux recevoir dans leur ville les armes du roi que celles du grand prieur dont ils ne pourront conjurer l'invasion, une fuis qu'il aura pénétré dans le château. Parlons donc dès demain après la messe, sans laisser aux Vendôme le temps de recruter des renforts. Une dernière fois, le lendemain 12 juillet, on lui représenta le péril où il s'allait engager entre l'armée de secours du grand prieur et un retour offensif du duc de Longueville par l'embouchure de la Seine. On voit d'ici le jeune roi lisant d'avance dans les yeux de Condé l'applaudissement à cette exclamation décisive : Péril de çà, péril de là, péril sur terre, péril sur mer, allons droit à Caen.

Ce n'était pas là plus qu'au sortir du Louvre un élan hasardé, vu l'occupation déjà consommée du Vieux-Palais et l'éloignement du duc de Longueville qui, de Dieppe, ne pouvait plus rentrer sous les murs de Caen que par un long circuit naval. Ajoutons qu'en précipitant sa marche sur Caen, Louis XIII enlevait au grand prieur le temps de pousser jusqu'à Angers, pour tirer de ce quartier-général de la révolte un sérieux contingent de secours. D'autre part, la ville de Caen s'enhardissait à recevoir son libérateur, à la fois par la nouvelle, si vite transmise à Pont-Audemer, de l'éloignement du grand prieur, et par l'approche des troupes royales. Car l'escorte dont Arnauld et Mosny avaient de loin soutenu à Caen leur démarche à l'Hôtel-de-Ville n'était qu'une avant-garde. Avant même d'entrer à Rouen et dès l'étape d'Escouïs, le 9 juillet, Louis XIII, apprenant l'occupation de cette capitale de la Normandie et par là l'affranchissement du bassin de la Seine, avant même l'annonce de la marelle du grand prieur et en ne se réservant pour son entrée à Rouen qu'une escorte d'honneur, Louis XIII, sans attendre qu'une seconde députation le vint relancer lui-même dans l'enceinte du Vieux-Palais, avait envoyé vers Caen, avec la charge de maréchaux de camp, Créquy et Praslin. Ceux-ci, accompagnés du maréchal de Vitry, en passant à Rouen et à la Bouille y reçurent des mains du commandant l)roué dix compagnies de gardes françaises et deux de gardes suisses, en tout quinze cents hommes, pour s'acheminer de là, le 11 juillet à cinq heures du matin, vers le but de leur voyage par La Bouille, Pont-Audemer et le Pont-Saint-Esprit.

Une fois parvenu à cette dernière étape, où il rejoignait l'avant-garde d'Arnauld et de Mosny et que trois lieues seulement séparaient de Caen, Créquy, dès qu'il y sut la neutralité entamée à l'Hôtel .de Ville par l'introduction patente de ses deux collègues, se mit vite en mesure d'élargir cette brèche. Justement, le 12 juillet, jour de son arrivée à l'étape du Pont-Saint-Esprit, où l'avait d'abord confiné la municipalité caennaise en attendant la venue du roi en personne, le trésorier de France Chambrier et de Maze, l'un des capitaines de la ville de Rouen déjà soustraite à la domination des Bourgthroude, en réponse sans doute à la députation de Victor de Bailly, étaient accourus à Caen sur les traces d'Arnauld et de Mosny pour engager de la part de Condé le corps de ville à faire remonter en aval de leurs murs le bac de la Seine jusqu'au faubourg de Colombelle, afin d'assurer par là, dans ce jour-là même, pour les deux heures de l'après-midi, le passage et l'entrée de l'armée royale. Sur la réponse favorable de l'Hôtel de Ville et en conformité de ce message, arriva sur les trois heures, avec une escorte de dix gentilshommes, Créquy en personne, qui fut conduit par l'un des capitaines de la porte Melet à l'Hôtel de Ville, et là : Le roi, dit-il, bride d'impatience de vous délivrer de l'oppression du château. Pour nous, bien loin de songer à molester vos concitoyens, nous venons nous mettre à vos ordres. Indiquez-nous seulement les postes les plus périlleux, nous ne demandons qu'à y verser notre sang pour votre salut. C'est là notre métier, et ce n'est que par là que nous avons conquis l'honneur de nos charges. Sous le coup de cette harangue toute romaine, les Caennais, en abaissant leurs ponts-levis, achevèrent de se déclarer par l'organe du lieutenant général Bléville, déjà rentré en ville à la suite d'Arnauld et de Mosny. Nous nous estimons heureux, répondit-il, de nous acquitter de notre promesse de garder la ville à Sa Majesté. Dès aujourd'hui, ceux qui en avaient assumé la charge vous en abandonnent le soin. Nous nous en reposons sur votre vigilance. La ville vous fournira tout ce qui vous est nécessaire. Et pour soulager votre milice, nous nous chargeons de garder toutes les portes. En même temps, aux cris de : Vive le roi ! tombèrent les barricades des faubourgs et de la ville. Et vers cinq heures arrivèrent par le bac de Colombelle les troupes de Créquy et de Praslin qui, sans introduire dans la ville plus de deux compagnies bien disciplinées, en attendant l'arrivée du roi s'allèrent loger par derrière l'Abbaye-aux-Dames et par les faubourgs de Saint Gilles, de Saint-Callixte et du Vulgueur avec douze cents hommes rangés en bataille vers la porte extérieure du château.

De là ils envoyèrent un nommé Bissé avec un trompette sommer Prudent de rendre la citadelle. Je ne puis, dit le gouverneur, la remettre qu'au grand prieur qui me l'a confiée ou, du moins, sur sa réquisition. — Mais alors, reprit malicieusement Rissé, où peut donc être le grand prieur ?Allez le chercher, répliqua Prudent en accompagnant d'une volée de canon cette déclaration de rupture.

C'était le signal d'un siège en règle, mais compliqué de toute la hauteur d'un château d'une capacité de trente mille hommes, sis sur une ruelle à pic et ceint d'un large fossé. Il est vrai que ce château, défendu seulement par deux cents hommes, tandis qu'il y en eût fallu huit cents, offrait par ses caves une large prise aux attaques de la mine, et du côté de la ville, par une pente plus douce, un plus libre accès. Mais de ce côté-là même une contre-barricade se dressait devant la porte de la citadelle ; et dans le dénuement provisoire de toute artillerie on n'avait à opposer aux fauconneaux du gouverneur que d'impuissantes mousquetades. Aussi, après avoir observé les dehors du château, Créquy et Praslin durent-ils pour l'instant se borner à l'établissement d'un blocus. En concurrence avec celui qu'entreprit la garde municipale contre les portes du château attenantes à la ville, et en reliant ces deux lignes d'investissement par un pont de bateaux sur la Dive, ils campèrent sur le plateau de Saint-Gilles, au tape-cul de la porte ouvrant sur la campagne, afin d'intercepter par là de nouvelles tentatives de secours. Et là, grâce à l'établissement d'un poste de cent hommes 'eu un jardin clôturé nommé le Pâtis du Verger et sis à cent pas du château, grâce à la garde nocturne des compagnies qui ne se relevaient qu'en plein jour, grâce à l'héroïque affluence de la population urbaine, les tranchées ouvertes par les deux maréchaux dès le jour de leur arrivée, sous le commandement de Mosny, se poursuivirent jusqu'à travers la nuit suivante. C'est à savoir : Sous la direction de La Salle, la tranchée dite de La Salle, par le faubourg Saint-Julien ; et sous la direction de Gastellleau, la tranchée dite de Castelneau, par le faubourg du Vulgueur et par la Pigaciere. Et par cette double voie aboutissant à la Roquette, ces tranchées avancèrent si vite qu'au jour de l'arrivée du roi et sous le commandement de Bellemont et de Malissy, ils avaient déjà logé soixante-dix hommes sur la contrescarpe. Sur ce dernier poste appelé le Sépulcre et situé entre la Tour Carrée el la Tour Ronde, on fixa l'installation ultérieure de deux canons de huilerie el de quatre couleuvrines munis d'une provision de mille coups, que Villars devait envoyer du Havre avant l'arrivée de pièces mandées de Paris et du Pont-de-l'Arche. Et en attendant, par un chemin couvert en pente plus douce et sur un sol plus malléable, Créquy, accompagné de Droué le père de la Fosse et d'un sergent-major, alla entamer et acheva en vingt-quatre heures le percement du fossé.

Pour donner au château le coup de grâce, il ne manquait plus que l'arrivée à Rouen de ce prince qui, par la seule annonce aux Caennais de son arrivée, avait violenté leurs murs, et que de Rouen nous avons vu s'élancer si intrépidement vers la Dive entre les deux menaces croisées du duc de Longueville et du grand prieur. Une fois dégarni tout ensemble et du contingent de Créquy et de Praslin et de ce qu'il avait dû laisser à Rouen pour la garde du cours de la Seine, il ne restait plus à Louis XIII que seize à dix-huit cents gendarmes et huit cents chevau-légers de ses gardes françaises, avec une compagnie de suisses. Mais il envoya lever à Paris, sous le commandement du fils de Souvré Rénard, de Zameth et de Benneville, trois régiments, avec assignation de leur rendez-vous à Magny pour marcher de là directement sur Caen. Puis il adressa au grand maitre de l'artillerie Rosny l'ordre de tirer de l'arsenal, pour l'expédier à la suite de ces dernières recrues, quatre canons à joindre à l'artillerie en dépôt dans le magasin du Pont-de-l'Arche. Et pour protéger ce transport contre tout retour offensif du due de Longueville, et après s'être assuré que ce factieux fugitif et découragé n'avait sous la main aucun vaisseau de guerre pour rentrer par l'embouchure de la Seine à Rouen, il fit escorter ce convoi jusqu'à sa destination actuelle par une imposante escorte.

Une fois ces précautions prises, Louis XIII, parti de Rouen le 12 juillet au soir, n'eut plus qu'à se livrer à sa veine de joyeuse intrépidité entretenue, à travers les bandes d'insurgés qui infestaient le pays, par de favorables nouvelles. Car dès Pont-Audemer on l'informait de la retraite du grand prieur et de l'état le plus avancé des logements de Créquy. Et le 11 juillet, à Honfleur, il s'assurait qu'à Dieppe le duc de Longueville renonçait à toute diversion navale. Aussi quand, une fois arrivé à Honfleur, il songea à poursuivre par terre sa route jusqu'à Caen le long du littoral, en vain encore lui objecta-t-on tout ce que cette route lui offrait de périls, au niveau ou au-dessus de la mer, vu les surprises des marées ou l'escarpement des falaises. Pour toute réponse, épris de la multiplicité des dangers, il franchit d'une traite l'intervalle de douze lieues qui le séparait de l'étape d'Escouville, distante à peine de cinq lieues de Caen. Arrivé là le 15 juillet, et s'y émancipant de toutes les contraintes de l'enfance, à son dîner il but un vin clairet un peu moins trempé qu'à l'ordinaire, ainsi qu'il sied, dit-il, à ceux qui vont en guerre. Puis, après la séance du conseil, vers 11 heures, il endossa son armure et étrenna son hausse-col, en manifestant à la fois sa vaillance et sa grâce. A ce moment-là même, en effet, le maréchal de Praslin arrivant au devant de lui, il s'empressa de le caresser en l'interrogeant sur l'assiette du château et sur l'état des tranchées : et des logements, et lui interdit de s'y exposer davantage, afin de se ménager pour de plus graves occasions. Puis, en passant en revue les troupes que Praslin lui amenait, il entretint familièrement les soldats de leurs travaux, en les laissant tous enchantés de lui. Mais ce fut bien autre chose lorsqu'eu continuant sa route vers Caen, au passage de la Dive, ils le virent, en attendant que toute l'armée l'eût franchie devant lui, demeurer sur le rivage trois heures nu-tête à la pluie.

C'est dans cette primeur de magnanimité que devait apparaitre en vue des murs de Caen celui qu'on y acclamait comme un libérateur. Aussi à peine le roi arrivait à Dives, qu'à sa descente de cheval il fut salué par une nouvelle députation de Caen. C'étaient Malherbe Bouillon, procureur du roi au présidial et trois échevins, qui, en assurant le roi de leurs souhaits de bienvenue et de leur impatience de le recevoir, lui demandaient ses ordres pour le cérémonial de la réception, en regrettant que les hostilités actuelles lui interdisent d'y mettre tout l'éclat désirable. Je ne veux point de cérémonie, leur répondit Louis XIII. Continuez à me bien servir, et je vous serai bon roi. Gracieuses dénégations qu'on ne pouvait entièrement prendre au mot. Car peu après la sortie de Dives, vers le plateau de Saint-Gilles, le roi voyait arriver à lui le présidial et la municipalité qui, après lui avoir préparé dans leurs murs chez le trésorier de France La Chapelle Blaye un logis à l'abri des atteintes de la citadelle, lui venaient offrir les clefs de leur ville[3]. En retour de cette démarche, qui lui attestait plus que ne l'avaient fait jusqu'ici toutes ses informations l'unanime confiance que prenaient en lui ses nouveaux hôtes, il leur épargna l'entrée onéreuse de ses gardes en les reléguant dans les cantonnements des faubourgs.

Lui-même ne voulut pas paraitre à la vue de ceux qui l'acclamaient comme leur sauveur, sans avoir pour ainsi dire retrempé dans le feu de l'ennemi son auréole de victoire. Aussi, avant même d'entrer en ville, le 16 juillet, vers trois heures du soir, il tint un conseil de guerre où, d'après ses ordres, Condé lui retraça le plan du château et des deux lieues environnantes. Sur le vu de cette pièce il étudia les côtés de la citadelle les plus accessibles à une armée de secours. Et sur cette zone il établit un poste de cavalerie et lança des éclaireurs répartis sans entente préalable dans des directions distinctes, afin de contrôler plus sûrement leurs avis l'un par l'autre et de prévenir ainsi l'effet démoralisateur des fausses alarmes. Puis, tout en poursuivant dans le pays ses recrutements et conformément aux informations recueillies sur les bandes d'insurgés infestant la campagne, il multiplia et renforça les logis, notamment à la descente déjà entamée du fossé et à la porte extérieure du château.

Ces précautions prises, dès quatre heures Louis XIII envoya à Prudent son premier valet de chambre Cailleteau avec un trompette et un billet de sa main, pour le sommer d'abaisser devant lui son pont-levis. Là-dessus Prudent joua l'incrédulité sur l'arrivée du roi, comme il avait fait sur la destitution officielle du grand prieur. Je ne puis, répéta-t-il, rendre le château sans le commandement du grand prieur qui me l'a confié en garde. — Mais, reprit Cailleteau, n'êtes-vous pas avant tout le serviteur du roi ? Et n'est-ce pas à lui, avant tout, qu'appartient le château ? Si vous le lui rendez de bon gré, on vous offre l'amnistie, et je resterai ici en étage pour la garantie de cette promesse. Mais si vous ne le rendez que de vive force, sachez que vous serez traité en criminel de lèse-majesté. Là-dessus Prudent, élevant fièrement la voix : Je suis bien, en effet, le serviteur du roi, qui m'a mis ici par l'intermédiaire du grand prieur, et pour qui je lui garde la place. Aussi, si l'on m'attaque, je suis fermement résolu à tenir jusqu'au bout et à mourir sur la brèche, et ne rendrai la place que sur le vu d'un ordre émané du grand prieur lui-même. D'ailleurs, si je n'avais le cœur d'en agir ainsi, il y a là trente gentilshommes de mes amis qui ne le souffriront pas. Si vous voulez que j'envoie vers Monsieur de Vendôme pour demander ses ordres, donnez-moi quinze jours pour attendre sa réponse. Sur cette lin de non-recevoir Cailleteau dut battre en retraite. Mais en passant devant le corps de garde il y réitéra sa sommation, ajoutant que si Prudent s'opiniâtrait dans sa désobéissance, ils ne devaient pas se perdre pour lui complaire, et qu'ils se pouvaient encore sauver en disposant sans lui de la citadelle. — Je m'étonne, répartit Prudent qui avait accompagné jusque-là le héros d'armes, je m'étonne du langage que vous leur tenez ; et si vous n'étiez mon ami particulier, je vous jetterais dehors. Pour toute réponse Cailleteau, poursuivant jusqu'aux portes de la citadelle sa propagande de mutinerie avec ses alternatives improvisées d'intimidations et de promesses, exhiba une pièce de monnaie marquée à l'effigie du souverain qui revendiquait la citadelle, en criant à la garnison : On offre cent mille écus d'or à celui qui jettera le gouverneur par-dessus les remparts. Puis, après avoir ainsi secoué ce brandon de discorde sur le théâtre de son ambassade, il revint en rendre compte à Louis XIII.

Là-dessus, sur l'avis de Condé qui juge les travaux d'approche rendus à leur terme, et sous la protection de l'artillerie qui arrive du Havre et du Pont-de-l'Arche, autour du château on ouvre les attaques jusqu'à travers les ravages d'un feu plus meurtrier, car le maréchal Arnauld est blessé d'un coup d'arquebuse à l'épaule. Pendant ce temps Belmont, étant allé visiter les deux Droué père et fils qui l'étaient venu relever de sa garde nocturne avec tout un groupe de gentilshommes parmi lesquels Villeroi, Marais, Belleforêt, Bissay et Equelonne, y eut les deux jambes atteintes d'un boulet, pendant que tombaient autour d'eux dix-sept hommes du régiment des gardes.

Certes, il y avait là assez de péril pour y produire dans toute son aurore, sur ce théâtre s'étendant de Dieppe à Alençon, le fils d'Henri IV. Dès son arrivée dans les tranchées du plateau de Saint-Gilles poussées, ainsi que nous avons vu, jusqu'à la contre-escarpe du château, Louis XIII loua publiquement Créquy de son courage et de l'avancement de ses travaux d'approche, où il s'était assez peu ménagé pour avoir eu lui-même son chapeau percé d'une mousquetade. Ensuite, distinguant le caporal qui, en exécution de son commandement, avait perforé le fossé, il le combla de largesses. Mais quand on lui eut appris les deux graves blessures essuyées par les deux officiers Arnauld et Belmont, renchérissant sur sa munificence, il y envoya Modène les visiter de sa part en leur apportant à chacun un brevet d'une pension de trois mille livres. Puis, tout en cicatrisant par là leurs plaies, à travers une pluie torrentielle, vers dix heures du lendemain matin 17 juillet, il vola sur leurs traces ensanglantées en dépit des supplications des corps de la ville et de son état-major, et sans se souvenir des prohibitions par lui-même adressées la veille au maréchal de Praslin, afin d'explorer lui-même les tranchées et d'y déterminer l'assiette des batteries.

Ces tranchées n'étaient pas encore revêtues d'un épaulement assez haut pour y abriter la circulation. Mais pour un fils du vainqueur d'Ivry, au front orné ce jour-là de l'héréditaire panache blanc, c'était justement le chemin de l'honneur. Aussi, et comme par l'effet d'une aimantation générale, autour de Louis XIII afflua ce jour-là tout son état-major. C'étaient les maréchaux Praslin, Créquy et Trenel, avec Mosny et maints gentilshommes. Mais en première ligne on y voyait, avec le jeune duc d'Anjou, Condé et Luynes ; Condé, qui là enfin respire le vrai élément de sa race, et Luynes qui, lorsqu'il s'agit de partager le péril du souverain à qui il doit tout, renonce pour la première fois depuis l'ouverture de la campagne à s'effacer militairement devant son collègue. Cependant le roi, cheminant toujours en avant dans les galeries à ciel ouvert, y dépasse tout ce qui l'entoure, en se désignant par là comme point de mire, avec son panache blanc et son pourpoint blanc, et sous l'unique préservatif d'un hausse-col. Aussi partout autour de lui les balles pleuvent, sans qu'il se lasse de s'en amuser comme de l'inoffensif éclat d'une fête. Et c'est au point que, dans la conscience d'un privilège qui l'institue invulnérable et se communique à son cortège, tandis qu'une balle en effleurant un soldat voisin le renverse d'épouvante, il éclate de rire en son baptême de feu.

Mais au bout d'un quart d'heure il fallut arracher le jeune roi à la séduction du péril, pour l'entraîner vers une ville où du moins il se pouvait montrer à un peuple altéré de sa venue avec un prestige d'intrépidité qui se renouvela dans leurs murs. Il y entra par la porte des quais, vers quatre heures, au milieu de son régiment des gardes rangé en haie sur son passage. Et par la large rue menant à son hôtel, où des tentures percées à jour ne le dérobaient guère plus que les gabions du plateau de Saint-Gilles à la vue plongeante du château, au milieu d'une arquebusade qui semait sur ses pas les ravages il dressait avec un surcroît d'assurance une tête qui semblait à tous si providentiellement épargnée.

Une aussi manifeste consécration, d'ailleurs, s'imposait. Car, pour en revenir au passage de Louis XIII clans les tranchées de Saint-Gilles, un officier du château, qui l'y avait de suite reconnu, l'ayant, en représaille des incitations comminatoires de Cailleteau, désigné à ses hommes comme point de mire, le premier à qui s'adressa ce commandement refusa de tirer. Mais Prudent, qui, répudiant l'assistance du grand prieur, avait compté sur sa garnison comme sur lui-même, et qui, pour la retenir toute à lui, la voulait compromettre sans retour avec l'autorité légitime, Prudent, furieux d'une telle désobéissance, menaça le délinquant de le passer par les armes. Pour toute réponse, s'élançant du haut des remparts à travers les fossés, il gagna en transfuge tout meurtri de sa chute l'armée royale, en laissant derrière lui, sur un fond déjà travaillé par la démarche de Cailleteau, la contagion de son exemple. Car le même ordre répété sur toute la ligne provoque partout les mêmes dénégations. De proche en proche toutes les mèches s'abaissent. Le nombre des réfractaires s'élève à plus do cent. Une émeute se déclare. On menace de faire sauter le château si Prudent n'en ouvre au roi les portes ; et bientôt le gouverneur aux abois et à grand'peine échappé de leurs mains, s'en va presque solitairement dévorer son dépit et ses alarmes dans le donjon de sa citadelle.

Là encore, et moins d'une heure après, il est relancé par son lieutenant Parisot et les officiers de Verger et de Beauregard : Parisot surtout, qui dès l'origine n'avait qu'il contre-cœur servi l'insurrection ; et Beauregard qui, après s'être refugié contre les poursuites criminelles dans la révolte, y avait vu ensuite un gage d'impunité dans le trafic de sa résipiscence. Appuyés de cent huit soldats, ils insistent tous pour une immédiate capitulation. Et dès lors Prudent, qui voit tout son état-major et plus de la moitié de sa garnison soulevés contre lui, Prudent, déjà presque débordé par l'armée royale qui a enfin franchi les fossés en amenant son artillerie, tandis qu'il a, lui, consommé en pure perte un demi-quintal de poudre, songe enfin à s'exécuter en sauvant vis-à-vis du vainqueur le plus d'apparences possibles.

A cet effet, vers trois heures du soir, l'on battit la chamade, et Parisot, escorté d'un tambour, alla de la part du gouverneur trouver à cinq heures le maréchal de Créquy pour le mander au château. Sur l'ordre du roi et sous l'escorte du même tambour, Créquy arrive ; et Prudent, soutenant jusqu'au bout vis-à-vis de lui sa fiction d'ignorance, lui qui, la veille encore, apercevant le roi dans les tranchées, le désignait à ses hommes comme une cible, demande en grâce qu'on l'assure si Sa Majesté est vraiment en personne dans la ville. Et sur la réponse affirmative du maréchal : Oh bien ! répliqua-t-il en tombant de toute sa hauteur, j'aimerais mieux mourir que m'opposer au premier triomphe de ses armes, et suis prit à lui ouvrir les portes sans capitulation. Et de suite, sous son ordre et sous la conduite de Créquy, Parisot redescendit en ville avec son fils pour aller au nom des assiégés se jeter aux pieds du roi en implorant son pardon. — Vous avez été, répondit le roi, heureusement inspirés de n'attendre pas mon canon. Car la batterie une fois commencée, il n'y avait plus pour vous nul espoir de grâce. En dépit de cette impérieuse déclaration, et sans doute en se conformant au mandat secret du gouverneur soucieux de couvrir sa chute d'un vernis de decorum, les députés du château balbutièrent sous forme d'un débat de conditions quelques suppliques. Ils demandèrent d'abord l'allocation à Prudent, à titre de réparation d'honneur, des cent mille écus d'abord promis par Cailleteau à la garnison au cas où elle eût jeté son gouverneur par-dessus les murailles. Puis ils sollicitèrent, au cas de la conclusion d'une paix générale, le maintien de la ville et du château de Caen en la possession du grand prieur. Ces deux articles écartés, on demanda du moins un délai pour consulter le grand prieur et à tout le moins des lettres d'abolition, avec la sortie de la garnison tambour battant et enseignes déployées, et l'indemnité pour les montres et les munitions du château. Allez, fit le roi impatienté, je ne compose point avec mes sujets.

Il ne voulait d'ailleurs les laisser devoir qu'à la libre inspiration d'une clémence inséparable de sa bravoure l'octroi d'une pleine et générale amnistie avec trois mille livres d'indemnité de guerre, ainsi que la libre sortie de la garnison sans ordre, mais avec l'épée au côté.

Une fois ces faveurs acceptées au titre auquel elles étaient offertes, et après la sortie de la garnison au crépuscule, il ne restait à Créquy qu'à opérer dès le soir, vers dix heures, son entrée au château, avec deux compagnies de gardes françaises et une de suisses. A son tour, le lendemain 18, après l'évacuation de la garnison et vers deux heures du soir, Louis XIII l'y rejoignit avec son frère, Condé et Luynes et le maréchal de Praslin. Il y reçut d'abord la soumission de Parisot qui, sur la présentation du maitre des requêtes Turgot de Saint-Clair, vint se jeter à ses pieds. Et après lui il n'y eut pas jusqu'au malheureux gouverneur, acculé jusqu'ici dans son donjon par la honte et la peur, mais enhardi par l'exemple de Parisot, qui n'ait accouru vers le même asile de miséricorde. Il est vrai que Prudent ne sortit de là que pour aller rejoindre en Anjou le grand prieur et pour s'y justifier des soupçons de trahison émanés de l'homme qui ne l'avait osé secourir. Mais tandis qu'en Anjou prévalait contre lui la calomnie[4] dans l'intrigue, en Basse-Normandie circulaient ces lazzis dont en France on poursuit sans merci la maladresse ou le ridicule dans le crime. En criant bien haut que la garnison du château de Caen, même couchée à plat ventre, eût pu encore arrêter un mois l'armée royale, on renforçait d'autant par là le persiflage de son gouverneur. En perdant de vue l'opiniâtreté et même la présomption finale de sa défense, et par allusion à sa profession originaire de maçon, on le jugeait plus familier au bruit des marteaux qu'à celui du canon. Et en jouant sur son nom on proclamait que la sagesse n'avançait à rien pour la garde des citadelles, depuis que les fous y valaient mieux que les Prudents.

Pendant ce temps, à peine entré au château, le roi y mit en délibéré sa démolition du côté de la ville, afin de récompenser le royalisme des Caennais par cette marque d'affranchissement qui encourageait dans la même voie toutes les autres cités du royaume. Mais on lui objecta que le démantèlement de ce château, à l'envisager comme la plus forte place du bassin de la Manche, ouvrait la Normandie à tout ce que lui amènerait de fléaux parmi nos querelles intestines et vu la proximité d'un littoral ennemi, la descente éventuelle d'une armée anglaise. Il n'en fallut pas davantage pour sauver le monument de la première victoire obtenue par un roi de dix-neuf ans sous le feu d'un champ de bataille. Et dès lors que le château de Caen dut survivre à sa reddition, Louis XIII, après l'avoir remonté en munitions et dégagé des tranchées qui l'avaient serré de si près, y installa Mosny comme gouverneur. Du reste, pour récompenser de la fidélité à sa cause la municipalité caennaise, Louis XIII ne se borna pas à transformer par là pour eux un instrument d'oppression en un instrument de salut. Durant les trois jours qui suivirent la reddition de la citadelle, il combla la ville d'immunités, y versa trois cent mille écus en gratifications, et y prodigua des lettres d'anoblissement à ses plus dévoués serviteurs.

Ce n'était pas trop pour honorer une résistance qui valait au roi la réduction de toute la Basse-Normandie, excepté Dieppe. Durant les trois jours, en effet, qui suivirent la capitulation de Prudent et que le roi passa sur le théâtre de son nouveau triomphe, tous les lieutenants de l'insurrection normande qui, jusqu'ici, s'étaient tenus judicieusement dans l'expectative, à savoir : Montgommery, gouverneur de Pontorson, et Beuvron, gouverneur de Falaise, suivis de Matignon, de La Forêt et de La Luzerne, arrivaient pour assurer le roi de leur soumission ; ce qui valut à Matignon le bâton de maréchal de France, et à Montgommery et à Beuvron des pensions et des promesses. Et à leur suite, une série de députations municipales apportaient les clefs de toutes les villes du littoral de la Manche.

Restait à y soumettre la ville de Dieppe où, à son départ de Rouen, le duc de Longueville était allé s'enfermer avec trois mille hommes pour y tenter un suprême effort de résistance. Mais en apprenant coup sur coup la capitulation de Caen et la démarche de ses lieutenants, en se voyant surtout délaissé par le grand prieur qui, après avoir abandonné à son sort la citadelle de Caen, n'avait eu garde d'aller s'enfermer avec lui dans Dieppe, le duc de Longueville, isolé dans sa mobilité et dans son découragement, à son tour adressa au roi les formules de la plus respectueuse soumission. Il est vrai que rien de ce qui émanait d'un aussi vacillant personnage ne pouvait inspirer une entière confiance. Et, dans son incrédulité sur la portée d'une telle déclaration en plein désarroi de l'insurrection normande, il avait suffi à Louis XIII de se tourner vers Dieppe pour en voir à l'instant les portes tomber devant lui. Mais en Basse-Normandie, l'autorité désormais si consolidée du gouverneur Mosny suffisait à surveiller ou à contenir du côté de la Manche des restes d'agitation stérile. Et dans l'heureux retentissement de ses premiers coups par toute la zone insurgée, le jeune vainqueur des Bourgthroude et du grand prieur de Vendôme brûlait de poursuivre sa marche triomphale par Alençon et le Mans jusqu'aux avenues de l'Anjou[5].

 

 

 



[1] Bassompierre, pp. 136-137. — Pontchartrain, pp. 114-116. — Fontenay-Mareuil, pp. 117-179. — Richelieu, t. XXII, pp. 66,68, 70-72. Arnaud d'Andilly, f° 11, 12, 13, 14. — Le voyage du Roi en Normandie (Société des bibliophiles normands, Rouen. 1859). Introd. d'A. Canel et Annexe au récit précédent. Extrait des véritables relations de ce qui s'est passé jour par jour au voyage du roy, pp. 1820. — Bibliothèque nat., Lb. : 36,1436. Récit véritable de ce qui s'est passé en la ville de Rouen à l'arrivée de Sa Majestée et dans la province de Normandie (Paris, chez Silvestre Moreau, devant le Palais, 1620), p. 6. — Eod., Lb. 36.1454 : Récit véritable de ce qui s'est passé au rayage du Roy depuis le septiesme jour de juillet, que Sa Majesté partit de Paris, avec les prises des villes, combats et particularitez les plus remarquables arrivées durant le voyage jusques au jour des articles accordés par le Roy à la Reyne sa mère et en sa faveur eu ceur qui l'ont assistée (Paris, chez P. Mettayer, imprimeur et libraire ordinaire du Roy, 1620, pp. 3-5, 7. — Journal de Jean Herouard, (Didot, 1868), t. II, pp. 246-247. — Registres secrets du Parlement de Rouen, 16 mai, 2, 9, 11, 15, 18 et 20 juillet 1620. — Merc. fr., pp. 285-296, 322-323. — Witt. Siri, p. 159. — Ludovici Itinerarium, pp. 2-7. Dispace. degl. amb. ven., 7 et 14 juillet. — F. Colbert, 98, passim. — F. Cinq-Cents, p. 72. — Coll. Dupuy, 92, p. 177 r. — Marillac, pp. 26, 27, 31. — Reconveri, pp. 315-318. — Gramond, pp. 292-293. — Malingre, pp. 626-28, 631. — Dupleix, pp. 135-136. — Griffet, pp. 261-262. — Levassor, pp. 577-578. — Bazin, p. 166. — Henri Martin, 160-161. — Dareste, pp. 65-67. — Floquet, Histoire du Parlement de Rouen (Rouen, 1811), pp. 315, 350-360. — Mme d'Arconville, eod., pp. 57-58, 61. — V. Cousin, novembre 1861, p. 718 ; mai 1862, pp. 303-304.

[2] Du haut des remparts de la ligueuse cité de Poitiers, en 1588.

[3] Plusieurs narrations placent cette entrevue à deux lieues de Caen. Mais au musée de Caen un tableau, évidemment contemporain de la campagne de Louis XIII en Normandie, assigne comme horizon à cette scène mémorable la ville et le château de Caen, en une perspective qui ne peut être prise que du plateau de Saint-Gilles.

[4] Nous en trouvons un écho dans Marillac, toujours un peu incliné vers la cabale des Soissons. Mais ses récriminations contre le gouverneur du château de Caen, d'ailleurs presque isolées en regard du tollé général qui s'éleva contre le grand prieur, elles-mêmes s'infirment en se divisant.

D'une part, en effet, on ne saurait accuser le gouverneur plus fortement que Marillac le fait en ces termes : Prudent n'avoit pas voulu recevoir personne à son secours, etc. ... Son attitude était dangereuse... En mesme temps que la Reyne de son costé agissoit de la sorte pour le salut de Prudent, ce misérable du sien travaillait à sa ruine, il rendoit laschement une des meilleures places de France à la seule contenance que l'on faisoit de le vouloir attaquer.

Je ne m'aviseroy point à expliquer s'il est vray qu'il prit de l'argent, et s'il est vray qu'il se laissa tromper ou maistriser par son lieutenant, ou s'il est vray n'avoit poinct d'hommes, tant y a qu'il en refusa du baron de Guerpres et du chevalier d'Augerville qui luy en avoient mesme... [offert] bon nombre quand le grand prieur se retira, et que la place s'est perdue pour la Reyne et pour son maistre, sans luv faire voir seulement le canon et sans faire user ni dedans, ni dehors, un demy quintal de poudre, ce mauvais soldat sortit de Caen.

Mais voici maintenant le tour du grand prieur, ou plutôt de son mauvais génie Senneterre : Ce pauvre prince [le grand prieur] était allé jusqu'à Falaise en intention de deffendre sa place luy mesme, car un bon courage le portoit, il avait recueilli par son chemin le baron de Guerpray et le chevalier d'Augerville, et il avait trouvé Beuvron prêt à le suivre et très bien accompagné, la ville avertye de sa venue lui tendit les bras et tous les voisins desrouilloient leurs armes pour le servir en ce deysein. Mais un lasche conseil ennemy de sa fortune et de sa réputation l'arresta tout court, soustenant que ce n'estoit point à un Prince comme luv de s'enfermer dans une place. Malheureux Senneterre, pourquoy l'aurois tu enserré sy loin a ce dessein ? Mais le mesme conseil le lui fit refuser par défiance, et au très grand préjudice du party qu'il servoit, le ramena à Angers honteusement.

Certes, voilà une flagellation qui ne tombe sur le grand prieur qu'à la grande décharge de son lieutenant, du moins en ce qui est des soupçons de trahison.

Quant aux imputations de couardise plus généralement accréditées et qui s'autorisent du nom de Richelieu, nous renvoyons à l'ensemble de notre récit, qui nous montre surtout la conduite du gouverneur entachée finalement de présomption et d'imprévoyance.

[5] Richelieu, pp. 70-72 et m. n., et 80. — Bassompierre. p. 138. Fontenay-Mareuil, pp. 147-148. — Brienne, p. 342. — Arnauld d'Andilly, f° 11-16. — Lettres de Bentivoglio, pp. 292-296. — Mercure français, pp. 285-291, 296-299, 360-301. 303, 305-306, 308, 311315, 323. — Vitt. Siri, pp. 159-161, 165. — Le voyage du roi en Normandie (Société de bibliophiles normands, Rouen, 1859), introd. d'A. Carrel, pp. 4-13. et Annexe, etc., p. 18-22. — La réduction du château de Caen en l'obéissance du Roy, ensemble tout ce qui s'est faict et passé, etc., pp. 15-18. — Articles accordez par la clémence du Roy à Monsieur Prudent, Lieutenant du chasteau de Caen (Paris, chez Isaac Chouan, 1628. pp. 54-58. — Bibliothèque nle, Lb. 36, 1454, pp. 6-8, 10, 15. Lb. 36, 1431 pp. 10-11. — Dispacc. degl. amb. ven., 20 juillet et 1er août 1620. — Marillac, pp. 32, 35-36, 39-40. — Coll. Dupuy. 92, pp. 77-79. — F. fr.. 3805, 1, 23. — Ludovici XIII Itinerarium, pp. 8-10, 13. — Journal de Jean Herouard, eod., p. 247. — Gramond, pp. 293-294. — Malingre, pp. 633-637. 639-641, 644. — Roncoveri, pp. 317-318. — Dupleix, pp. 135-136. — Levassor, t. III, 2e partie, pp, 578-579, 584. 614 et passim. — Griffet, pp. 262-263. — Mme d'Arconville, t. III, pp. 61. 63. — V. Cousin, mai 1868, p. 305. — Lettres et mém. de messire Philippe de Mornay, pp. 380, 383-384 — Vie d'eod., p. 531. — Vie du cardinal-duc de Richelieu, pp. 77. — Bazin, p. 366. — H. Martin, p. 160. — Dareste, p. 67.