OBSERVATIONS SUR LE RÉGIME MATRIMONIAL AU TEMPS D’HOMÈRE

 

H. OUVRÉ

Étudiant de la Faculté des Lettres de Bordeaux

 

 

Aux temps homériques le mariage est régi par le système patriarcal. Ce mot désigne tout un ensemble de coutumes qu’on rencontre dans la Grèce héroïque, dans l’Inde et ailleurs, surtout en Palestine. Les patriarches bibliques qui donnent leur nom à l’institution, achètent leur femme, peuvent en avoir plusieurs, et gouvernent leur famille à titre de propriétaires. Leurs épouses pourtant sont honorées. C’est ainsi qu’Abraham vit avec Sara, et en somme, Hector agit à peu près de même avec Andromaque, Ulysse avec Pénélope ; le pays diffère, mais les coutumes sont analogues. Quoique un peu altéré, le régime patriarcal est tout-puissant.

 

I

Son influence apparaît d’abord dans les unions irrégulières. Le concubinage est très fréquent à l’époque homérique, et tout à fait avoué. Chryséis vit avec Agamemnon, Briséis avec Achille ; et quand elle est enlevée à son maître, Diomède la remplace immédiatement[1]. L’homme se regardant comme supérieur, impose son amour à sa concubine (παλλακίς) et la traite comme un objet de trafic. Achille énumère sans distinction : l’or, le rouge airain, les femmes à la belle ceinture et le fer blanchâtre[2]. On achète des captives[3], on les offre comme pris d’une lutte[4], comme gage d’une réconciliation[5]. C’est un cadeau qu’on fait à un ami, et Achille ne souffre pas que Patrocle reste sans maîtresse[6]. Nous connaissons leur valeur qui varie suivant leurs mérites et le nombre de leurs enfants. Euryclée a été payée vingt bœufs[7] ; une femme, en ajoutant au lot un trépied de vingt-deux mesures, vaut un peu plus qu’une jument indomptée de six ans[8] ; et parmi les esclaves que mentionnent les deux poèmes, les hommes sont en minorité, probablement parce qu’on les massacrait dans le sac des villes.

Les femmes, au contraire, étaient conservées pour la servitude. Hector fait à Andromaque un tableau de sa condition future qui convient à presque toutes les concubines[9] ; traînées par les cheveux après le massacre de toute leur famille, elles sont enfermées dans la maison de leur maître, servent à ses plaisirs, travaillent pour lui, puisent l’eau et tissent la toile.

Elles peuvent pourtant s’élever au-dessus de cet état misérable. Agamemnon dit qu’il préfère Chryséis à Clytemnestre, attendu qu’elle ne lui est inférieure ni en beauté, ni en grâce, ni en esprit, ni en adresse dans les travaux[10]. L’exemple de Briséis et d’Achille est peut-être encore plus frappant. Le héros donne à sa maîtresse le nom d’épouse (άλοχος) et il déplore sa perte en termes émus : Parmi les hommes à la voix articulée, les Atrides sont-ils les seuls à chérir leurs femmes ? Non, tout homme bon et sensé aime la sienne et en prend soin, aussi j’aimais de tout mon cœur cette jeune fille, bien que je l’eusse acquise à la pointe de l’épée[11].

Il existe encore dans la société homérique d’autres unions irrégulières. Il s’en produit, par exemple, quand une jeune fille de bonne famille et libre s’abandonne volontairement à un homme Mais ces amours ne sont pas considérées comme légitimes. Elles s’accomplissent en secret (λάθρη) et paraissent d’ailleurs assez rares. D’habitude le séducteur est un dieu, Neptune, Mars, ou surtout Jupiter ; mais sans doute ils n’avaient pas le privilège de ces sortes d’aventures, et notamment une courte histoire que nous raconte le vieux poète, présente un caractère de réalisme assez piquant, bien que le rôle principal appartienne ici encore à un dieu[12]. Polymélé, la jeune fille, est enfermée dans son gynécée, on pourrait presque dire dans son harem. Mercure l’aperçoit pendant une fête, une des rares occasions où il était possible de la voir : Le puissant meurtrier d’Argus s’en éprit, l’ayant vue parmi ses compagnes, dans le chœur de la bruyante Artémis aux flèches d’or. Pour joindre Polymélé, le dieu est obligé d’escalader la muraille et de pénétrer dans l’appartement des femmes. C’est là qu’ils se livrent à leurs amours et que la jeune fille met au monde un fils, Eudore.

A propos du concubinage et des séductions, il faut dire un mot des enfants naturels. Ici se marque nettement la différence que nous notions tout à l’heure entre l’amour d’une jeune fille libre et celui d’une concubine. Le fils de l’une est un enfant né d’une femme sans mari (παρθένιος)[13]. Celui de l’autre est simplement illégitime (νόθος)[14]. Le premier nom ne lui est pas appliqué ; on le juge donc issu d’une union reconnue et presque d’un mariage.

A cette différence près, tous les enfants naturels ont un sort analogue et fort acceptable. La bâtardise est sans doute une tache : Tu as été honoré, dit Agamemnon à Temer, quoique bâtard[15]. Mais l’infériorité n’est pas bien grande. L’enfant est élevé par le père de sa mère s’il est παρθένιος[16], s’il est νόθος il est fréquemment recueilli dans la maison paternelle[17] et quelquefois adopté par la femme légitime[18]. Il est souvent fort bien traité[19]. Ménélas marie en même temps qu’Hermione et avec beaucoup de pompe Mégapenthès qu’il a eu d’une concubine[20]. Enfin la position du bâtard est assez bien marquée par un texte de l’Iliade. Deux fils de Priam, l’un naturel, l’autre légitime sont montés sur le même char ; le premier dirige l’attelage, le second combat dans la mêlée[21]. La différence est sensible, mais elle n’est pas profonde.

 

II

Ces coutumes si favorables aux amours irrégulières ne portent cependant pas atteinte à l’existence du mariage. Agamemnon, Ménélas, Ulysse, Hector et bien d’autres ont une femme légitime (κουριδίη άλοχος). Achille et Diomède n’en ont point, mais c’est à cause de leur jeunesse. L’union conjugale conserve en effet, malgré tout, son utilité particulière et son but spécial. On se marie pour avoir des enfants légitimes, pour ne pas abandonner l’autel des dieux domestiques ; on se marie pour resserrer encore les liens de la parenté. C’est pourquoi, dans la Grèce classique, l’union était permise entre parents très rapprochés, même entre frère et sœur consanguins[22]. Cette coutume existait dès les temps homériques et sans doute pour les mêmes motifs. Je ne parle pas ici de Junon épousant Jupiter, d’Eole donnant ses filles à ses fils. C’est là de la mythologie et on ne peut guère s’appuyer sur de telles légendes (pourtant, si elles ont été acceptées, c’est qu’elles ne choquaient pas trop les habitudes de la nation). Ce qui est plus précis, c’est le mariage d’Iphidamas avec sa tante[23]. Quel est le motif de cette union bizarre ? Le poète nous le dit. Cissée, aïeul maternel du jeune homme, l’a recueilli et élevé, et finalement il lui donne sa fille pour le retenir chez lui (αύτοΰ μιν κατέρυκεν).

On peut encore se marier pour sceller l’alliance de deux familles. Quand Agamemnon veut se réconcilier avec Achille, il lui propose au choix une de ses trois filles. — Que deviennent, dans ces diverses combinaisons diplomatiques, les sympathies du jeune homme et surtout de la mariée ? On n’en tient pas compte, et, avec des institutions pareilles, le cas doit se reproduire assez fréquemment.

N’exagérons pas pourtant. Même aux temps homériques l’amour tient dans le mariage une assez large place. Les héros n’ont pas nos susceptibilités modernes. Ils épousent sans aucun scrupules une jeune fille qui a eu un amant et même un fils[24], mais du moins ils la recherchent souvent à cause de sa beauté (διά κάλλος). Patrocle, parait-il, voulait donner Briséis pour femme à Achille. Si son projet avait réussi, c’est été l’union du roi et de la captive, c’est-à-dire au premier chef, un mariage d’amour[25].

Les institutions, d’ailleurs, ont fait un grand progrès dans ce sens ; la polygamie a presque complètement disparu. Elle existe pourtant encore chez les Troyens ou du moins chez leur roi Priam. Outre Hécube il a, en effet, au moins deux femmes légitimes. C’est d’abord Castyaneira qui est mentionnée à propos de son fils[26] : Il perce le sein de Gorgythion, fils de Priam et de la belle Castyaneira que ce roi amena d’Asymèhe après l’avoir épousée. C’est ensuite Laothoé[27], que son père Altès a donnée à Priam avec une dot. Le mot όπυίειν dans la première hypothèse, la présence d’une dot dans la seconde indiquent bien qu’il s’agit d’épouses et non de concubines. Cependant celte polygamie n’est pas absolue. Chez les patriarches bibliques, une femme a le pas sur toutes les autres ; cette position privilégiée est précisément celle d’Hécube dans l’Iliade. Elle soutient le roi de ses conseils, et Priam distingue parmi ses cinquante fils les dix-neuf qu’elle lui a donnés[28].

En outre, son exemple n’est pas, semble-t-il, suivi par les Troyens. Hector n’a et ne peut avoir qu’une femme, Andromaque. La monogamie parait être, sinon dans les institutions, du moins dans les mœurs du pays. Nous serions donc ici en présence d’un état de civilisation qui se rencontre assez fréquemment dans l’histoire des sociétés. Le roi ou le chef est polygame parmi des sujets qui ne le sont pas. Il peut, en effet, entretenir plus aisément un harem nombreux ; de plus, son alliance est recherchée et le mariage est pour lui un moyen de se concilier certaines familles. Notons à ce point de vue que le père de Laothoé est un vieillard illustre, et de plus, fort riche.

Chez les Grecs, il est probable que la polygamie a disparu. Achille songe bien à se marier, alors qu’il a déjà un fils, Néoptolème[29]. Mais cet enfant doit être naturel. Circé et Calypso[30] veulent épouser Ulysse qui a pour femme Pénélope. Mais le passage relatif à Calypso est contesté, et Circé ignore sans doute le mariage de son amant. L’une et l’autre d’ailleurs sont déesses et peuvent se conduire autrement que des mortelles. Enfin, chose importante, jamais nous ne voyons un Grec avoir simultanément et dans le même lieu deux femmes légitimes. Ainsi nous ne retrouvons pas le caractère essentiel de la polygamie ; et les passages cités s’expliquent par les lois d’une monogamie encore indécise, comme elle doit l’être à l’origine. Dans toute société mal réglée, l’absence ou la disparition d’un des époux fournit à l’autre un prétexte suffisant pour convoler. Livingstone raconte que les Africains de son escorte trouvèrent au retour leurs femmes en puissance de mari. Les héros et les héroïnes homériques ne se comportent pas autrement. Ulysse, séparé de Pénélope, peut épouser Calypso ; Pénélope, vu la mort prématurée d’Ulysse, peut se donner à un des prétendants. De même, nous verrons bientôt que Pâris est considéré comme l’époux légitime d’Hélène. Y a-t-il polygamie dans le premier cas ? A ce compte il y aurait polyandrie dans les deux autres. Mieux vaut ne voir ici que de la barbarie.

 

III

Tels sont les caractères principaux du mariage ; cherchons maintenant comment il se conclut. Lorsqu’un jeune homme songe (μνάται) à une jeune fille, il se rend d’abord chez elle et, là, il observe les anciennes coutumes des prétendants[31], c’est-à-dire qu’il fait beaucoup de cadeaux pour se concilier les sympathies de tout le monde. Au père, il donne des bœufs et de grasses brebis qu’il amène lui-même et qu’on mange dans les festins nuptiaux. A la fille, il offre des objets de parure. Quand il y a plusieurs concurrents, chacun veut éclipser les autres et c’est une lutte de générosité. Les prétendants de Pénélope entassent les peplos aux agrafes d’or, les colliers d’émaux, et maints autres objets précieux que le poète énumère avec complaisance[32].

Après ces divers cadeaux vient une contribution bien plus importante, l’έδνον (de έδανόν, agréable). C’est le beau-père qui la reçoit. Il est, en effet, propriétaire de sa fille qui, par le mariage, va appartenir au jeune homme, Entre les deux possesseurs successifs il faut donc une vente, et l’έδνον est le prix d’achat. L’usage peut sembler barbare, mais il est logique et on le retrouve dans toutes les sociétés patriarcales. La Genèse le mentionne. Les lois de Manou, en l’abrogeant, indiquent son existence, et le mariage par coemption ou vente chez les Romains est une trace de la législation primitive. Dans les poèmes homériques, l’institution est en pleine vigueur. Marier sa fille c’est percevoir l’έδνον[33], le beau père est un έεδνωτής[34]. Pour une femme il est glorieux d’avoir été payée cher, d’être une γύνη πολύδωρος[35] ; et, quand on veut louer la grâce d’une jeune fille, on dit qu’elle vaut beaucoup de bœufs, qu’elle est άλφεσίβοια[36]. La valeur de l’έδνον est une considération décisive pour les parents, et quand il y a lutte entre plusieurs épouseurs, la main de la jeune fille est presque mise aux enchères et adjugée au plus offrant[37].

Il serait curieux maintenant de connaître la valeur moyenne d’un έδνον. Naturellement elle n’est pas fixe, mais le poète nous dit sans cesse qu’elle est considérable. Sans cesse il nous parle de dons immenses (μυρία έδνα)[38] ou infinis (άπερείσι έδνα)[39]. Enfin il nous indique la composition d’un έδνον[40] : D’abord il donna cent bœufs, puis, parmi ses nombreux troupeaux de brebis et de chèvres il promit d’en choisir mille. Cette somme est très forte, puisque cent bœufs équivalent à une armure très richement dorée. On n’en est plus à l’origine du régime patriarcal oit la femme valait un peu plus qu’une esclave.

Le passage précité nous montre que la contribution peut être non pas donnée mais promise ; et dans l’Iliade nous rencontrons un έδνον encore plus immatériel. Othryonée demande la main de Cassandre, et en échange il promet, dit le poète, un travail gigantesque, chasser les Grecs de Troie[41]. En termes moins poétiques, il s’engage à combattre avec ses troupes et sans rémunération pendant toute la durée de la guerre. Quelquefois la jeune fille est épousée άνάεδνος. Elle est donnée et non pas vendue par son père. Mais le cas est rare et l’exemple qu’on en cite est tout à fait exceptionnel. C’est Agamemnon qui propose lui-même sa fille à Achille et qui fait des conditions toutes spéciales afin de hâter une réconciliation nécessaire[42].

Telles sont les contributions du fiancé. Il en est d’autres qui viennent du père. On ne comprend pas bien l’origine de cet usage, il semble presque contradictoire avec les principes que nous énoncions à l’instant. Il est probable que le père abandonnait à sa fille une partie de l’έδνον et que de là vint la coutume des dotations. Ce qui fortifie cette hypothèse c’est que le mot έδνον est employé pour désigner la dot[43]. Elle aurait donc été prélevée, au moins à l’origine, sur les apports du fiancé. Quoiqu’il en soit, son existence est indiscutable. Agamemnon en offre une à Achille[44], et le tour de sa phrase indique bien que c’était un usage général : Jamais, dit-il, père ne dota pareillement sa fille. Il est certain, en effet, qu’il promet monts et merveilles. Il s’engage à céder à son gendre sept villes avec leurs habitants. On songe vraiment aux rois de Perse qui offraient une ou deux provinces à leurs amis. Les pères autres qu’Agamemnon sont plus modestes. Altès a donné à sa fille de l’airain et de l’or[45]. Alcinoos promet à Ulysse, s’il épouse Nausicaa, une maison et des richesses[46]. Les dons sont plus restreints, mais le principe est le même.

Pourtant la dotation semble à l’époque homérique être d’origine assez récente, car elle n’a pas de nom particulier. Comme nous l’avons vu, on la désigne fréquemment par le mot d’έδνον et quant à l’expression μείλια employée par Agamemnon, c’est un άπαξ qui désigne seulement une chose agréable (μέλι, miel) car, s’il y avait là un terme précis et juridique, il se rencontrerait sans doute ailleurs[47].

Ces dons réciproques étant réglés, un accord intervient entre les deux parties ; le père contracte (συντίθησι) avec le prétendant et lui promet sa fille (ύπιοσχεΐται καί κατανεύει)[48]. Les jeunes gens sont fiancés. Cet état peut se prolonger longtemps, tel est le cas pour Othryonée et Cassandre, mais en général on passe outre à la célébration du mariage.

Quels sont alors les rites employés ? M. Fustel de Coulanges, dans son livre si remarquable, croit que cette cérémonie était essentiellement grave et religieuse. Comme il voit dans la famille antique une communauté exclusive avec un culte absolument distinct, il conclut que la jeune fille devait renier les dieux de son père et jurer fidélité à ceux de son mari, L’union se serait donc conclue par des formules solennelles d’hommage et de renonciation que le poète nous désignerait sous le nom de τέλος γάμοιο[49]. La chose est possible, mais n’est-ce pas attribuer trop de valeur au mot τέλος qui désigne toute espèce de cérémonies ? N’est-il pas permis de croire que si ces formules avaient eu une telle importance, le poète en aurait fait mention ? et ne vaut-il pas mieux penser que chez les Grecs, moins formalistes que les Romains, ces rites tolet en se maintenant encore avaient, dès les temps homériques, perdu de leur signification ?

Quoi qu’il en soit, pour nous en tenir au strict témoignage de l’Iliade et de l’Odyssée, nous y voyons mentionnées seulement deux cérémonies essentielles. La première est un repas de noces. Donner le festin nuptial et célébrer le mariage sont termes absolument synonymes. L’union des deux mots δαινύναι γάμον est bien significative[50]. D’ailleurs, dans la société homérique le repas consacre presque toutes les circonstances de la vie, non seulement le mariage, mais encore les funérailles. De nos jours, dans le peuple, il en est de même. Mais chez les Grecs, le caractère grossier et brutal de l’acte était adouci. Le festin était souvent chose religieuse, car il était précédé de l’immolation des victimes dont on offrait une part aux dieux ; et il est bien probable que dans le festin nuptial on n’oubliait pas ces convives célestes qui étaient souvent les plus difficiles à satisfaire. On devait invoquer Vénus et conjurer Diane.

Avouons pourtant que sur ces divers points le poète ne nous dit rien de précis. Il est plus explicite quand il parle du repas lui-même. Il décrit celui de Thétis où tous les dieux ont pris part et où Apollon a joué de la cithare[51] ; et il nous dépeint assez longuement la fête donnée par Ménélas pour le double mariage de sa fille Hermione et de son fils Mégapenthès[52]. Cet exemple nous montre que le festin pouvait être offert par les parents du mari et ceux de la femme. En outre le mariage de la jeune princesse doit, semble-t-il, être ultérieurement célébré par des réjouissances en Phtiotide, attendu que son prétendant Néoptolème n’assiste pas à celles-ci. Quant au repas de Ménélas, il se prolonge pendant plusieurs jours (deux au moins)[53]. Les convives ou δαιτομόνες sont nombreux, bien que les femmes soient exclues de la fête, à l’exception peut-être des jeunes épouses. Le roi a réuni de nombreux citoyens, c’est-à-dire ses voisins et ses amis. Les invités contribuent au festin ; on les voit arriver avec des animaux vivants, du pain et du vin. Le repas enfin est égayé par les chants d’un aède et les pirouettes de deux danseurs.

Au festin succède une cérémonie plus importante. On conduit solennellement l’épousée au domicile de son mari. Cet usage poétique et gracieux est fort logique aussi ; le mariage étant un contrat de vente, il est naturel qu’il soit parfait lorsque la jeune fille est rendue au domicile conjugal. De là l’importance donnée à ce rite qui se maintint toujours, à Rome comme à Athènes. Quelques détails furent sans doute modifiés ou introduits dans la suite des temps, ainsi le flammeum qui, à Rome, couvrait le visage de la fiancée, ou à Athènes, l’orge qu’on lui offrait dans un crible ; mais le fond de la cérémonie est toujours le même et nous allons le retrouver dans les poèmes homériques.

Tout d’abord, il n’y a plus de trace dans l’Iliade et l’Odyssée d’une forme antérieure de mariage qui se maintint pourtant à Lacédémone. Je veux parler du rapt simulé qui symbolisait avec plus d’énergie encore la prise de possession de la femme par son époux. Dès l’époque héroïque le rite s’est adouci, le rapt est devenu la procession nuptiale. Cette cérémonie est fréquemment mentionnée par le poète, et quand il nous montre les maris emmenant leurs femmes dans leurs demeures[54], il ne fait pas seulement allusion au fait matériel, mais encore à la tradition symbolique. En outre, un des bas-reliefs[55] ciselés sur le bouclier d’Achille représente la pompe nuptiale, et ce sujet se retrouve sur le bouclier d’Héraclès dans le poème attribué à Hésiode. Ce dernier passage, inspiré par le texte de l’Iliade, peut lui servir de commentaire, bien qu’il appartienne à une époque déjà postérieure.

Nous voyons d’abord que la procession avait lieu le soir. Cela se comprend puisqu’elle prélude à la nuit de noces. Les témoignages grecs et romains sont unanimes à ce sujet ; Homère nous dit lui-même que la cérémonie a lieu à la lueur des flambeaux. Hésiode nous confirme ce témoignage[56]. Chez lui, des suivantes d’une beauté accomplie[57], ouvrent la marche avec des torches. Cet appareil se retrouve à l’époque classique, c’est un détail obligé des noces et des funérailles.

Après les porteuses de flambeaux vient la mariée. Le poète béotien nous dit qu’elle est sur un char, et il est fort possible qu’il en fût de même aux temps homériques. Son futur époux est-il placé près d’elle, ou attend-il chez lui ? La première hypothèse a pour elle l’usage des Athéniens à l’époque classique, la seconde semble confirmée par l’auteur du Bouclier d’Héraclès (275), et elle est plus conforme à l’esprit de la cérémonie.

Autour de la mariée se pressent les invités. Ce sont presque exclusivement des hommes. Hésiode ne mentionne qu’eus et le récit de l’Iliade nous montre les femmes debout sur leurs portes et simples spectatrices de la procession. Les assistants sont naturellement en habits de fête ; et même, quand la mariée veut acquérir une bonne renommée, c’est pour elle un devoir de convenance d’offrir un beau vêtement à chacun de ses invités[58].

Mêlés au cortège, sont des musiciens et des danseurs. Ceux-ci dessinent leurs pas soit pendant la marche, soit plutôt pendant les arrêts. Des flûtistes et des citharistes les accompagnent et les soutiennent. Ils sont placés au milieu d’eux suivant l’habitude grecque. Dans le poème béotien les musiciens se partagent en joueurs de flûte et joueurs de cithare ; mais cette distinction parait étrangère à l’Iliade. Enfin, dans le cortège résonne : Un bruyant hyménée. Ce chant nuptial persiste pendant toute l’antiquité. Plus tard, il prit une forme littéraire ; mais au temps héroïque il devait être encore bien grossier. Le fond en était probablement le refrain ύμέν ώ ύμέν ύμέναιε répété par toute la troupe joyeuse ; peut-être y ajoutait-on des soli comme nous le voyons dans les thrènes.

Le but de cette procession est la chambre nuptiale ou θάλαμος qui, à cette époque primitive, a une importance et pour ainsi dire une signification toute particulière. C’est le symbole de l’union conjugale. Les femmes jurent par leur lit nuptial[59]. La connaissance du θάλαμος est un signe auquel les époux se reconnaissent après une longue absence[60]. On lui réserve une place à part dans la maison antique. Distinct de l’appartement des femmes, il est construit en appareil cyclopéen avec des pierres bien polies[61]. Celui de Priam est couvert en cèdre[62], celui de Junon fermé par un verrou dont elle tonnait seule le secret[63]. C’est là que sont souvent enfermés les trésors ; on l’entretient avec le plus grand soin, et quelquefois même les époux prennent part à sa construction. Ulysse a bâti les murs de sa chambre nuptiale et il a établi son lit sur un olivier coupé à la racine[64]. Arété, femme d’Alcinos, a tissé sa couche de ses propres mains[65]. Quelquefois les époux sont seuls à connaître leur chambre nuptiale. Ulysse ne partage ce secret qu’avec sa servante Actoris et sa femme Pénélope[66].

 

IV

Une fois la jeune fille entrée dans le θάλαμος l’union conjugale est accomplie et un nouvel état de choses commence. Quels en sont les caractères principaux, quelle est la vie des époux dans le mariage, telle est la question qui se pose à nous et que nous devons effleurer sans l’épuiser pourtant, car elle a trait aux mœurs plutôt qu’aux institutions.

Le but de l’union conjugale est avant tout de procréer des enfants légitimes, παιδποιεΐσθαι γνησίως, dira-t-on plus tard. Aussi pour la femme la fécondité est une vertu. Donner des enfants à son mari est le premier devoir d’une épouse.

Ce n’est pas le seul. Elle doit partager avec lui l’administration du ménage, et comme dit le poète, gouverner sous son autorité[67]. Tandis que l’homme vit dehors, tandis qu’il combat, navigue, juge les procès ou cultive sa terre, la femme, enfermée dans un appartement spécial, surveille les nombreuses servantes de la maison[68]. Elle élève les enfants[69], quelquefois même elle les nourrit ; mais son domaine, c’est surtout le travail de la laine, le tissage des étoffes, la broderie et le lavage des habits auquel elle se livre avec l’aide des servantes. Quand le poète nous représente une femme mariée, fut-elle extrêmement riche comme Hélène, elle a presque toujours un métier devant elle ou un fuseau entre les mains[70] ; ces instruments semblent même n’être que des insignes et des symboles.

Quant aux opérations culinaires, elles sont œuvre virile. Dans les repas les femmes fournissent le pain, le vin[71], et râpent du fromage dans les boissons, mais les hommes sont chargés de tuer les bœufs et les moutons, de les dépecer, et de les faire cuire séance tenante[72].

L’épouse est également exclue des sacrifices. Sa part se borne à pousser de grands cris, un you you analogue à celui des femmes arabes[73]. Crier et gémir est d’ailleurs une de ses fonctions principales et, dans les cérémonies funèbres, elle chante avec les femmes une sorte de vocero, le thrène[74].

Quels sont maintenant les rapports des époux entre eux ? A ce point de vue l’infériorité de la femme est évidente. Le mariage l’affranchit un peu[75], et les convenances sont moins rigoureuses pour elle que pour une jeune fille ; mais elle n’en est pas moins en puissance du mari qui l’a achetée. Le mot Πόσις signifie à la fois époux et maître. Toutefois, par une contradiction caractéristique à l’époque patriarcale, la mère de famille est universellement révérée. Rien de plus noble que l’amour d’Hector pour Andromaque, d’Ulysse pour Pénélope. Celle-ci arrive même par la supériorité de son intelligence à tenir en échec les passions brutales des prétendants. Plus curieux encore est l’exemple d’Arété dont le poète parle en ces termes : De toutes les femmes qui, sous les lois d’un époux, gouvernent leur famille, nulle n’est plus honorée que ne l’est Arêté, de ses enfants, d’Alcinoos lui-même, du peuple entier qui la regarde comme une divinité et la salue à haute voix lorsqu’elle paraît dans la ville. Jamais elle ne manque de bonnes pensées et, pleine de bienveillance, elle apaise les discordes entre citoyens. Si son âme t’est favorable, tu peux espérer de revoir les tiens, ta superbe demeure et les champs de ta patrie[76]. Il ne faut naturellement pas prendre tout ceci au pied de la lettre. Dans l’épisode de Nausicaa, le poète s’abandonne à son imagination, et son île des Phéaciens est située dans les régions de l’idéal. Mais cet idéal est fort élevé et on ne s’attendrait guère à trouver chez un auteur aussi primitif ce passage si beau et si pur : Rien n’est meilleur et plus heureux qu’une famille gouvernée par l’esprit uni de l’homme et de la femme ; c’est le désespoir des envieux et la joie des cœurs bienveillants, et eux-mêmes surtout jouissent de leur félicité[77].

 

V

Mais cette union si bien dépeinte par le poète n’est pas éternelle ; divers événements peuvent l’altérer ou la détruire.

Nous avons vu d’abord combien il est facile à un mari de tromper et de délaisser sa femme. L’adultère de l’homme n’est pas puni ; il n’est pas même blâmable. Laërte, dit le poète, acheta Euryclée, et, de peur d’exciter la colère de la reine, jamais il ne l’admit dans sa couche. La chose est, parait-il, assez rare pour qu’on la remarque, et sans doute bien des maris étaient moins vertueux que Laërte, bien des femmes moins susceptibles que la reine. D’ailleurs, le fussent-elles, quels recours avaient-elles contre leur mari t Abandonnée par le sien, la mère de Phénix n’a qu’une ressource ; elle supplie son propre fils d’aller séduire sa rivale[78].

L’adultère de la femme est plus grave et produit des conséquences plus considérables. C’est une action honteuse[79] et pourtant assez fréquente. Aux temps héroïques, les passions sont vives et peu de femmes résistent aux cadeaux d’un séducteur[80]. Aussi Pratos et Bellérophon reproduisent-ils l’histoire biblique de Joseph et de Putiphar[81]. Agamemnon partant pour Troie n’a que peu de confiance en Clytemnestre puisqu’il charge un poète du soin de la surveiller[82]. Peine perdue : Egisthe fait mourir le gardien et Clytemnestre succombe. Plus audacieuse, Hélène suit son amant jusqu’à Troie. Dans cette nouvelle patrie, sa position est assez bizarre. L’épouse adultère est très dure pour elle ; elle se traite de femme haïssable, de chienne funeste, elle souhaite d’avoir été emportée par un tourbillon[83] ; mais pourtant son union avec Pâris semble considérée comme régulière. Elle est la femme[84] de son amant qui porte le nom d’époux[85]. Hector par suite est le beau frère d’Hélène[86].

Cependant le premier mari n’est pas tenu d’accepter cette situation. Il a le droit de réclamer sa femelle avec sa dot dans l’hypothèse où elle l’a emportée. Tel est le cas notamment pour Ménélas. Aussi voyons-nous les Grecs stipuler et les Troyens promettre dans les conventions le retour de l’infidèle et la restitution de ses trésors[87]. Une fois le mari en possession de sa femme, il ne semble pas avoir pu lui infliger de châtiment. Ménélas montre même une longanimité qui serait invraisemblable, n’était le caractère spécial du personnage d’Hélène. Ramenée de Troie, la victime d’Aphrodite reprend sa place au foyer conjugal. Si on parle de son aventure, c’est qu’elle même en rappelle le souvenir ; et son mari intervient toujours pour l’excuser et rejeter la faute sur les destins[88]. Ajoutons d’ailleurs que jamais il n’a paru ridicule à personne. Tous les maris ne sont pas pourtant aussi patients que lui. Quand Vulcain reconnaît la trahison de Vénus il a le cœur dévoré de rage, une colère sauvage le transporte, et c’est d’une voix terrible qu’il convoque tous les dieux[89]. Il sent vivement l’outrage et il en demande réparation.

La loi lui en fournit une, mais elle est d’une nature toute spéciale. Dans la société homérique, tout s’apprécie en argent, la vie d’un homme et l’honneur d’une femme. C’est le règne du Wehrgeld que nous retrouvons dans l’ancienne Germanie. Ainsi un mari trompé a droit à des compensations pécuniaires. Le séducteur lui doit payer une amende[90] dont le paiement peut être garanti par une caution[91] et poursuivi devant les tribunaux. Le beau-père indemnise aussi son gendre ; la chose peut paraître curieuse, mais elle est toute naturelle, puisque le mari a acheté et payé sa femme. Si elle le trompe il a fait un mauvais marché dont il peut exiger la résiliation en réclamant son έδνον[92].

L’infidélité des époux relâche le lien matrimonial. D’autres causes le détruisent. Parmi elles faut-il compter la répudiation ? Il est difficile de répondre, l’institution n’est mentionnée ni dans l’Odyssée ni dans l’Iliade ; et cependant il faudrait plutôt croire à son existence, car elle se rencontre à l’époque classique chez les Athéniens et les Romains, et en outre elle est bien dans l’esprit d’un système qui accorde à l’homme une telle suprématie.

Le mariage est aussi détruit, je n’ai pas besoin de le dire, par la mort d’un des conjoints. Celle de la femme n’a pas une grande importance juridique. L’homme est si libre au sein de l’union conjugale, sa personnalité est si distincte, que le veuvage n’ajoute pas beaucoup à son indépendance. Aussi le poète omet-il de nous dire si ses héros sont oui ou non dans cet état.

Au contraire il nous montre toujours les veuves plongées dans le plus profond désespoir, se déchirant les joues, s’évanouissant comme Andromaque, ou se répandant en lamentations près du lit funéraire[93]. Et on le comprend bien, car elles pleurent non seulement leur mari mais elles-mêmes. Hector prédit à Andromaque un triste sort chez les Grecs, mais, chez les Troyens elle eut été à peine moins malheureuse. Aux temps homériques une famille sans protecteur est une proie offerte à tout le monde. Les étrangers lui ravissent ses biens[94], et pendant la moitié de l’Odyssée nous ne voyons pas autre chose. Installés chez Pénélope sous un prétexte frivole, les prétendants mangent ses bœufs, habitent sa maison et séduisent ses captives. La veuve est dépouillée, le fils traité en paria : Le jour où il devient orphelin, un enfant n’a plus de jeunes amis. Le visage abattu, les yeux baignés de larmes, pauvre, il va trouver les compagnons de son père, retient l’un par son manteau, l’autre par sa tunique, et si l’un d’eux, enfin ému de pitié, lui présente un instant sa coupe, à peine lui est-il permis d’en humecter ses lèvres, jamais il ne s’abreuve à loisir. L’enfant fier de ses deux parents le chasse du festin avec outrage, et le frappe en s’écriant : Sors honteusement d’ici, ton père ne s’assied point à notre table[95].

Ces excès sont interdits sans doute. Tumée s’étonne que les prétendants ne veuillent point observer les règles de la justice ; mais que peut une protestation isolée[96] ? Protéger la veuve et l’orphelin est un problème presque insoluble pour les gouvernements primitifs. Il faudrait pour le résoudre une autorité régulière et c’est ce qui existe le moins à cette époque. Télémaque voulant défendre son bien traduit les prétendants devant l’assemblée générale d’Ithaque que président les gérontes. Il supplie les assistants de faire éclater une juste indignation et de venir à son secours. Qu’en résulte-t-il ? Beaucoup de menaces, d’injures, et aucun résultat sérieux[97]. En somme à cette famille mutilée il faudrait, non pas des droits qu’on méprise, mais un protecteur qu’on craindrait.

Or elle n’en a point. Ulysse, en prévision de son absence et de sa mort possible, a bien commis Mentor à la garde de sa fortune, mais ce protecteur ne peut pas grand’chose si on en juge par l’état où le héros retrouve sa maison. En droit romain il en eut été autrement, la veuve eut été loco flliæ sous l’autorité de son beau-père, mais nous n’avons pas ici l’institution compliquée de l’agnatio. L’autorité du père sur son fils s’éteint très vite, elle ne peut donc s’étendre à la bru. C’est pourquoi Laërte, d’ailleurs très vieux, vit retiré à la campagne sans prendre soin de Pénélope et de Télémaque. On songe un instant à lui demander un conseil, mais on y renonce pour ne pas augmenter son affliction[98].

Les parents de la veuve ont vis-à-vis d’elle plus de devoirs et de droits. Elle peut leur demander asile[99], et alors ils la remarient suivant leurs convenances et perçoivent une seconde fois l’έδνον[100] à condition de fournir une autre dot[101]. Mais cette autorité est vaine si la femme ne l’accepte pas. Pénélope hésitant à se remarier ne songe pas à consulter Icare[102] et nous savons qu’elle demeure veuve malgré les sollicitations de sa famille[103].

Pourquoi agit-elle ainsi ? Pourquoi reste-t-elle en butte aux entreprises des prétendants ? C’est que le remède serait pire que le mal. La femme se résigne difficilement à abandonner son domicile et la fortune de son mari. Or, c’est la conséquence nécessaire d’une seconde union. Le fils et les biens du mort ne suivent pas la veuve dans sa condition nouvelle[104]. Ils restent probablement sous la garde du grand-père paternel et, si l’enfant est jeune, il court risque d’être abandonné. D’ailleurs pour une femme il n’est guère honorable de convoler. Mieux vaut respecter la couche de son époux et les jugements du peuple[105]. Mieux vaut rester au domicile conjugal en défendant sa fortune et en élevant son fils.

Là est l’espoir de cette famille éprouvée. Quand le jeune homme aura grandi, elle retrouvera le chef qui lui manque. C’est justement ce que nous voyons dans l’Odyssée. Télémaque arrive à l’âge viril[106], car il venait de naître au temps où Ulysse quittait Ithaque, et il y a de cela vingt ans. Longtemps dominé par sa mère et terrorisé par les prétendants, il commence à élever la voix. Il gourmande Antinoos, traduit ses spoliateurs devant le peuple et traite Pénélope presque avec hauteur. Il est, dit-il, maître chez lui. Et c’est la vérité, son autorité s’étend jusqu’à sa mère. Il peut lui enlever l’administration des biens et la confier à celle de ses captives qui lui semble la plus fidèle[107]. Quelquefois en effet, une opposition d’intérêts s’élève entre la mère et le fils, celle-ci cherchant à grossir sa fortune au détriment des biens héréditaires[108]. Télémaque aurait même un droit plus exorbitant encore, celui de renvoyer Pénélope à Icare qui alors songerait à la marier[109]. Mais il faudrait rendre au beau-père une forte somme, c’est-à-dire la dot[110] qu’il a jadis constituée. En outre, l’exercice de ce droit est honteux pour le fils. Télémaque[111] refusé de chasser celle qui l’a nourri ; il craint, dit-il, la colère des dieux infernaux que Pénélope ne manquerait pas d’exciter contre lui. Enfin le fils peut donner la veuve en mariage à qui il veut[112], pourvu qu’il la dote[113]. Sa mère est donc vis-à-vis de lui loco flliæ, il en est propriétaire comme l’était le mari. Son autorité parait pourtant moins étendue, car Pénélope persiste à rester veuve malgré les supplications de Télémaque[114] ; mais le jeune homme semble retenu plutôt par l’affection que par l’insuffisance de ses droits.

Quoi qu’il en soit, la famille est reconstituée, elle a traversé victorieusement cette crise ; et elle peut désormais, par de nouveaux mariages et de nouvelles générations, poursuivre sa marche régulière.

Ici doit s’arrêter notre étude. Quelles en sont les conclusions, comme je le disais au début, la société homérique pratique le régime patriarcal un peu modifié. Les deux idées maîtresses du système, supériorité de l’homme, dignité de la femme, se retrouvent jusque dans le concubinage. Le guerrier impose son amour à sa captive, mais il finit par s’y attacher. L’union irrégulière devient un faux mariage et reconstitue sous une forme ordonnée la polygamie primitive. Celle-ci d’ailleurs, a presque disparu, surtout en Grèce, mais l’achat de la femme persiste toujours ; le rite essentiel du mariage consiste à la remettre entre les mains de son époux. Pourtant l’union conjugale est sacrée, la mère entourée de respect. Ces coutumes barbares produisent de bons résultats, et en somme, avec tous ses défauts, le régime matrimonial des temps homériques est acceptable, il a ses beaux côtés ; et c’est à la peinture de ces institutions que le poète a dû quelques-uns de ses vers les plus admirables, et les deux personnages si touchants de Pénélope et d’Andromaque.

 

Annales de la Facultés des Lettres de Bordeaux — 1885

 

 

 



[1] Iliade, IX, 665.

[2] Iliade, 363, cf. Iliade, XXIII, 260.

[3] Odyssée, I, 430.

[4] Iliade, XXIII, 263.

[5] Iliade, IX, 128.

[6] Iliade, IX, 667.

[7] Odyssée, I, loc. cit.

[8] Iliade, XXIII, 263.

[9] Iliade, VI, 456.

[10] Iliade, I, 113.

[11] Iliade, IX, 340.

[12] Iliade, XVI, 181.

[13] Iliade, XVI, 180.

[14] Iliade, XV, 333.

[15] Iliade, VIII, 284.

[16] Iliade, XVI, 191.

[17] Iliade, VIII, 283.

[18] Iliade, V, 71.

[19] Odyssée, XIV, 203.

[20] Odyssée, IV, 11.

[21] Iliade, XI, 101.

[22] Plutarque, Vie de Thémistocle, XXXVIII.

[23] Iliade, XI, 222.

[24] Iliade, XVI, 190.

[25] Iliade, XIX, 299.

[26] Iliade, VIII, 304.

[27] Iliade, XXII, 51.

[28] Iliade, XXIV, 495.

[29] Iliade, XIX, 326.

[30] Odyssée, LX, 30 et sq.

[31] Odyssée, XVIII, 215.

[32] Odyssée, XVIII, 291.

[33] Odyssée, II, 53.

[34] Iliade, XIII, 382.

[35] Iliade, XXII, 171 et VI, 394.

[36] Iliade, XVIII, 593.

[37] Odyssée, XVI, 77, XX, 335 ; XXI, 162.

[38] Iliade, XXII, 472 ; Odyssée, XI, 282.

[39] Iliade, XVI, 178 ; Odyssée, XIX, 629.

[40] Iliade, XI, 244.

[41] Iliade, XIII, 366.

[42] Iliade, IX, 146.

[43] Odyssée, II, 196.

[44] Iliade, IX, 147.

[45] Iliade, XXII, 50.

[46] Odyssée, VII, 314.

[47] Iliade, IX, 147.

[48] Iliade, XIII, 368 ; Odyssée, IV, 6.

[49] Odyssée, XX, 74.

[50] Iliade, XIX, 299 ; Odyssée, IV. 3.

[51] Iliade, XXIV, 62.

[52] Odyssée, IV, 3.

[53] Odyssée, IV, 3 et 621.

[54] Odyssée, VI, 159.

[55] Iliade, XVIII, 492.

[56] Le texte pourtant fait difficulté. Le poète semble dire que les jeunes filles sont conduites hors de la chambre nuptiale (έκ θαλάμων) ce qui serait absurde et ne correspondrait à aucun rite connu. Zénodote proposait la correction είς θαλάμους beaucoup plus claire. On ne l’a pas admise et on suppose que le θάλαμος est la chambre des jeunes filles, d’où elles sortent pour aller chez leur mari. En somme les deux explications reviennent au même et le texte évidemment se rapporte à la procession nuptiale.

[57] Bouclier d’Héraclès, 277.

[58] Odyssée, VI, 28.

[59] Iliade, XV, 40.

[60] Odyssée, XXIII, 190 et sq.

[61] Iliade, VI, 244.

[62] Iliade, XXIV, 192.

[63] Iliade, XIV, 168.

[64] Odyssée, XXIII, 190.

[65] Odyssée, VII, 347.

[66] Odyssée, XXIII, 228.

[67] Odyssée, VII, 68.

[68] Odyssée, VI, 53.

[69] Iliade, XVIII, 438.

[70] Odyssée, IV, 135 ; VI, 53.

[71] Odyssée, IV, 623.

[72] Odyssée, III, 460.

[73] Odyssée, III, 450.

[74] Iliade, XXIV, 725.

[75] Odyssée, VI, 288.

[76] Odyssée, VII, 68.

[77] Odyssée, VI, 182.

[78] Iliade, IX, 450.

[79] Odyssée, III, 265.

[80] Odyssée, VIII, 269.

[81] Iliade, VI, 160.

[82] Odyssée, III, 267.

[83] Iliade, VI, 344.

[84] Iliade, VI, 350.

[85] Iliade, VII, 355 ; XI, 369.

[86] Iliade, VI, 355.

[87] Iliade, XXII, 114 ; VII, 350.

[88] Odyssée, IV, passim.

[89] Odyssée, VIII, 303 et sq.

[90] Odyssée, VIII, 332, 348.

[91] Ibid., 350, 351.

[92] Ibid., 318.

[93] Iliade, XI, 393.

[94] Iliade, XXII, 489.

[95] Iliade, XXII, 490.

[96] Odyssée, XIV, 90.

[97] Odyssée, II, passim.

[98] Odyssée, II, 224.

[99] Odyssée, I, 276.

[100] Odyssée, II, 53.

[101] Odyssée, I, 277.

[102] Odyssée, XIX, 524.

[103] Odyssée, XV, 16

[104] Odyssée, XIX, 530.

[105] Ibid., 527.

[106] Odyssée, XIX, 532,

[107] Odyssée, XV, 24.

[108] Odyssée, ibid.

[109] Odyssée, II, 144.

[110] Odyssée, II, 132.

[111] Odyssée, II, 130.

[112] Odyssée, I, 292.

[113] Odyssée, XX, 342.

[114] Odyssée, XIX, 533.