ESSAI SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TOME SECOND

 

EMPIRE.

 

 

Au bruit de l’avènement de Napoléon, l’Angleterre a répondu par un cri de guerre. Elle n’a plus de factions à solder contre l'empereur parmi les Français : c’est désormais à l’étranger qu’appartiennent ses subsides. Il faut que la France périsse sous les débris ou sous les vengeances de l’Europe. La république directoriale n’était déjà plus qu’un problème dont la république consulaire avait prouvé la faiblesse ; mais le trône de Napoléon est un fait. La république ne pouvait être ambitieuse ; elle n’avait conquis que pour se défendre, et elle eût été invulnérable si Bonaparte se fût contenté d’en rester le dictateur. Mais le trône, pour se défendre, pour exister, a besoin de conquérir. Il ne peut être, non pas même légitimé, mais assuré que par la victoire : il est dévoué à la raison du champ de bataille, et la victoire ne doit point s’arrêter. Toute modération, tout repos lui sont interdits même par les vaincus. La royauté de l’invincible Bonaparte est apparue à l’Europe comme un volcan politique et militaire, à qui les faux traités, les défaites sanglantes donneront un aliment perpétuel, jusqu’à ce qu’il s’éteigne de lassitude sous le poids de ses propres ruines. Aussi, contre le cours des traditions de l’histoire, l’invasion s’élancera du Midi vers le Nord, mais le Nord ne reprendra que trop tôt la route du Midi.

Aussitôt que Napoléon s’élève sur le trône, Pitt reparaît au ministère. Violatrice du droit des nations et du droit des gens, l’Angleterre porte avec un orgueil criminel l’impunité de l’attentat contre les neutres absous par Alexandre. Elle s’arme toute entière pour conquérir encore celle du traité d’Amiens, et le 9 octobre, sans déclaration de guerre, l’Espagne, dont l’ambassadeur est à Londres, voit ses vaisseaux attaqués et ses ports envahis par la piraterie d’un amiral anglais ; aussi, le 12 décembre, l’Espagne déclare la guerre au despotisme britannique, et unit ses flottes aux flottes de la France. Cependant l’empereur, ainsi que l’avait fait le premier consul, cherche à conjurer, le 2 janvier 1805, par une démarche directe et généreuse, la tempête que l’Angleterre veut soulever contre la paix du monde. Mais cette puissance demeure encore sourde à sa voix, et, dans le moment où Napoléon réclamait l’exécution du traité qu’elle avait signé, elle s’occupait avec la Russie d’un partage de l’Europe, et ne laissait à la France que les limites de 1792 !!!

Bientôt l’Autriche, non moins implacable, doit encore recevoir l’or britannique et offrir au nouvel empereur des trophées que désormais il appellera les siens : aussi prévoit-il les appels de la gloire qui pourront l’entraîner hors de la France. Ebloui déjà par l’éclat d’une élévation qui cependant fut toute populaire, il rétablit le ministère de la police et le donne à Fouché de Nantes. Il pense que lorsqu’il sera transporté par la victoire au centre, ou peut-être aux extrémités de l’Europe, son pouvoir sur son empire sera garanti par ce ministre et par cette institution. Il en pourra juger aux jours de la mauvaise fortune. L’œuvre du despotisme se prépare, comme une force destinée à terrasser tous les périls, soit au dedans, soit au dehors, et la France subit la première, avant toute agression extérieure, les conditions d’une conquête. L’Angleterre offrait à Napoléon un tout autre exemple. Sa tyrannie ne s’appesantissait que sur le reste du monde ; elle gardait la justice et la liberté pour ses foyers.

Le terrible ministère de la police est en action. La vie publique, la vie privée, la presse, la pensée lui sont asservies. La France, qui s’était donnée, est vaincue sans combat. Elle n’est plus qu’un trophée domestique, destiné à orner ou à subir une pompe triomphale. Il ne reste que l’Europe à soumettre. Napoléon attend avec impatience le signal des combats. Il faut que la gloire fasse aimer les nouveaux drapeaux aux vétérans de la république, et rende les aigles aussi redoutables à l’Europe que les couleurs républicaines. Ses armées semblent déjà menacer Vienne des ports de l’Océan, d’où elles voient blanchir les côtes de l’Angleterre. Napoléon est allé se faire saluer empereur par ces légions qui bivouaquent devant la tour de César. Il leur a donné ses aigles, et l’étoile des braves ennoblit l’élite de ses guerriers.

Une ère merveilleuse s’étend sans limites aux regards de Napoléon porté sur le pavois par les hommes qui ont vu la Belgique, la Hollande, l’Allemagne, l’Italie et l’Egypte. Il n’est détourné de ses hautes pensées militaires et politiques que par les séductions des vieilles traditions royales. A la tète de ses armées, en présence de ses conseils, Napoléon a tout son génie. Il est le premier capitaine, le premier souverain, le premier législateur de son siècle : Rentré dans le palais, il y adopte tous les souvenirs des rois, il se confond avec eux par l’imitation. Il est lui-même le législateur de l’étiquette de sa cour. Au milieu des trophées et des guerriers qui remplissent les salles du palais, l’œil observateur s’étonne d’y surprendre un grand homme étudiant le cérémonial et les usages des vaincus. L’empire romain ne conserva sa force que tant qu’il garda ses mœurs : du moment où il les perdit, il marcha vers sa ruine. Au lieu de frapper l’Europe et la France elle-même par le spectacle d’une majesté inconnue, au lieu de commencer sa dynastie, Napoléon a l’air de la continuer. Enfin le pape vient poser sur sa tête le diadème du Bas-Empire. C’était cependant ce même évêque d’Imola qui, pendant la campagne du général républicain qu’il venait sacrer à Paris, disait à ses diocésains : Si vous voulez être bons chrétiens, soyez de bons démocrates. Un ordre nouveau, un homme tout-à-fait neuf dans l’histoire, venaient de sortir de la révolution française. Il suffisait, il devait suffire à cet homme de la faire ployer sous le poids de la gloire et du génie. Qu’avait-il besoin d’imposer à la France le fardeau des vieilles royautés, auxquelles la sienne, née de la veille, ne devait pas ressembler ?

Mais le voici rendu à lui-même. Le fracas de la guerre a retenti dans toute l’Europe. La Suède, où doit bientôt régner un de ses maréchaux, a reçu les subsides de l’Angleterre. Déjà l’Autriche rassemble ses nombreuses armées à la voix de cette dernière puissance, avec laquelle la Russie, qui n’est plus celle de Paul Ier, forme, le 11 avril 1805, la troisième coalition. L’expulsion des Français de l’Italie en est encore le premier but. Mais pendant la conclusion du traité de Pétersbourg, Napoléon allait prendre dans cette même Italie la couronne de fer que le Sénat cisalpin était venu lui offrir. Sur sa route, il s’arrête à cette même école de Brienne où il est devenu Français, et, jaloux de revoir une des promenades favorites de son enfance, il reconnaît sans le savoir le champ de bataille où, dix ans plus tard, il disputera à l’Europe son trône impérial.

Arrivé à Milan, le nouveau Charlemagne se couronne lui-même du diadème des rois Lombards, comme il l’a fait à Paris, et une députation de Gênes, conduite par le Doge, sollicite et obtient l’incorporation de la république ligurienne au grand empire. L’état de Lucques, qui exprime un vœu à peu près semblable, est réuni à la principauté de Piombino, dont Napoléon a doté sa sœur. Les choses en étaient déjà venues au point qu’il était utile aux anciens alliés de la république de devenir des sujets de l’empire. Il est vrai que Napoléon est entré à Milan par une porte triomphale, par le camp de Marengo, où il a regagné l’Italie, et que, déjà maître du Piémont, il a dû assurer, par la possession de Gênes et du littoral qu’il enlève aux Anglais, l’indépendance de ses deux couronnes.

C’est alors aussi que, jaloux d’étonner le monde par le coup mortel qu’il prépare à l’Angleterre, Napoléon a ordonné à ses flottes de Toulon et de Rochefort d’attirer à leur poursuite, dans l’autre hémisphère, les forces britanniques. A leur retour, elles rallieront les escadres d’Espagne et de Brest ; la Manche sera libre et protégée par une flotte guerrière : les flottilles des côtes du Nord porteront cent mille Français sur le sol de l’Angleterre. Mais Villeneuve se laisse battre au cap Finistère, et s’est réfugié à Cadix en attendant que par une dernière calamité il achève la même année la ruine de notre marine.

L’habitude des mêmes hommes n’a pas été une des moindres causes des désastres de Napoléon jusqu’au dernier moment. C’est une bizarrerie fatale que l’esclavage de l’habitude dans un caractère aussi indépendant et aussi élevé. Il s’attachait aux notabilités de son empire par les bienfaits dont il les avait comblés, et ne leur tenait jamais compte de ce que leur impéritie ou leur perfidie avaient pu causer de maux à la France. Villeneuve, justement accusé pour le désastre d’Aboukir, avait été choisi pour commander cette grande expédition qui devait subjuguer l’Angleterre et rendre à jamais la paix au monde. Il est vrai aussi que Decrès ne cessa d’être ministre de la marine pendant tout le règne de Napoléon et même dans les cent jours !

Le 9 août, l’Autriche accède hautement au traité de Pétersbourg contre la France, dont les forces s’ébranlent sous les ordres de son nouveau souverain. Le camp de Saint-Omer quitte brusquement le blocus de la Grande-Bretagne, et devient l’avant-garde de la grande-armée. Trop voisine de la France et incertaine du résultat de cette lutte terrible, la Prusse s’enveloppe dans une apparente neutralité. Mais le 1er octobre, à la veille du combat, un pèlerinage politique a réuni à Potsdam, auprès de la tombe du grand Frédéric, Alexandre et Frédéric-Guillaume, et, sur cette cendre héroïque, ils se sont juré une alliance mystique sous laquelle Napoléon et la France doivent succomber un jour.

Napoléon apprend, en courant de victoires en victoires, ce serment religieux dont il compte retarder la menace. Ses généraux de la grande-armée et de l’armée d’Italie rivalisent de gloire, et attachent, à des noms déjà illustres, une nouvelle renommée. Ulm a capitulé avec une armée de trente mille hommes, qui ne l’a pas défendue. Cet inconcevable succès ouvre à Napoléon la route et bientôt les portes de Vienne. Il a fait sa fortune de soldat ; il lui reste à faire celle de souverain, et, le 15 novembre, le nouveau César occupe la capitale de l’ancien. Mais il n’est pas pour cela le maître de la monarchie autrichienne, qui a transporté ailleurs son champ de bataille. Au jour du malheur, l’homme de la guerre oubliera-t-il qu’un empire envahi a ses pénates partout où il lui reste une armée, et qu’un camp est alors sa véritable capitale ?

Cependant le vainqueur suit son ennemi, qui s’est rapproché de son allié de Pétersbourg. Le 3 décembre, la fameuse bataille d’Austerlitz, la plus belle, qui, selon Napoléon, ait illustré son génie militaire, termine ce grand différend au sein de la Moravie. A la bataille des trois empereurs, triumvirs modernes, dont un seul rêvait le partage du monde, succède, le 26, le traité de Presbourg, auquel se dérobe Alexandre par la générosité du vainqueur, tandis que son allié secret de Berlin s’y fait représenter au nom de la neutralité qu’il a si bien gardée : aussi le roi de Prusse reçoit le Hanovre en échange de ses possessions rhénanes. Ce traité de Presbourg confirme la réunion de la couronne d’Italie à celle de France sur la tête de Napoléon, et reconnaît les rois qu’il doit faire.

A Presbourg, Napoléon devait obtenir davantage, car il pouvait y détruire la puissance autrichienne, en la divisant en trois États depuis long-temps impatiens de leur séparation. C’était le droit de la victoire. L’empereur d’Autriche était l’agresseur ; il avait envahi la Bavière, l’alliée, l’amie de la France, sans déclaration de guerre. Il avait signé le traité de Lunéville, qui laissait aux États d’Italie toute leur indépendance. Il n’avait d’autre motif, pour cette guerre, que le vieux serinent de Pillnitz, qui, en dépit des traités avec la France, ne cessera, jusqu’au dernier moment, d’inspirer la politique de l’Europe, parce que, depuis la révolution, la légitimité est la seule raison des rois, comme la liberté est celle des peuples. Si le partage de l’Autriche avait eu lieu, quatre royaumes indépendants sortaient du traité de Presbourg, la Pologne, la Bohême, la Hongrie et l’Autriche. La Prusse n’eût pas été tentée de risquer sa couronne à Iéna, ni la Russie à Moscou. L’une serait redevenue l’alliée naturelle de la France. L’autre, exilée au-delà des limites de nos alliances, eût retrouvé sa destinée en Asie. Car, depuis, les résultats de Friedland ne furent incomplets que parce que l’Autriche était debout sur la droite du champ de bataille. La victoire d’Austerlitz pouvait être pour la France la victoire d’Actium. Soixante jours de campagne ont produit ces miracles politiques et militaires. On était parti d’un port de l’Océan pour aller vaincre en Moravie.

En revenant dans sa capitale, Napoléon marie à Munich son fils adoptif, Eugène Beauharnais, avec la fille du roi qu’il vient de donner à la Bavière. Le 26 janvier 1806, trois mois après son départ de Paris, l'empereur y reparaît légitimé par la plus éclatante victoire. Aussi, un village, un pont, une colonne triomphale, reçoivent le nom d’Austerlitz. Cette époque étonne à la fois l’Europe et la France elle-même par un éclat tout-à-fait inconnu dans les fastes modernes. Le caractère qu’elle présente est à la fois national et monarchique, héroïque et religieux. Napoléon se peint tout entier dans les actes qui suivent son retour, tel que le génie et la fortune l’offraient alors aux regards du monde. Le 25 mai sera célèbre par l’exposition des produits de l’industrie française et par la fête des triomphes de nos armées. Le 15 août consacrera celle de Saint-Napoléon, nouveau patron de la France, et le rétablissement du culte catholique. Le premier dimanche de décembre on célébrera l’anniversaire du couronnement et de la victoire d’Austerlitz. Un autre décret, qui destine la basilique de Saint-Denis à la sépulture des empereurs et y consacre trois chapelles aux cendres royales des trois races, rend en même temps au culte catholique la basilique de Sainte-Geneviève, tout en lui conservant la sépulture des grands hommes, inaugurée par l’Assemblée constituante.

A l’ouverture du Corps législatif, le 4 mars, Napoléon livre à l’Europe les oracles de sa grandeur présente.... La maison de Naples a perdu la couronne sans retour, la presqu’île de l’Italie toute entière fait partie du grand empire... La Russie ne doit le retour des débris de son armée qu’au bienfait de la capitulation que je lui ai accordée.... Maître de renverser le trône d’Autriche, je l’ai raffermi. La conduite du cabinet de Vienne SERA TELLE QUE LA POSTÉRITÉ NE ME REPROCHERA PAS D’AVOIR MANQUÉ DE PRÉVOYANCE !!! Le 8 mars, le grand-duc de Bade épousait aux Tuileries Stéphanie de Beauharnais, que l’empereur avait adoptée. Le 15, le prince Murat devenait grand-duc de Clèves et de Berg. Le 30, un décret réunit au royaume d’Italie l’État de Venise, et érigeait en duchés, grands-fiefs de l’empire, diverses provinces et principautés de l’Italie, destinés à récompenser de grandes illustrations. Le 1er janvier avait vu couronner les rois de Bavière et de Wurtemberg. Le 30 mars, Joseph Bonaparte était roi de Naples. La Hollande elle-même suit l’exemple de la haute Italie. Le fondateur des républiques les change toutes en royaumes. Napoléon n’a plus, sauf l’Helvétie, que des rois pour voisins. Le 5 juin, son frère Louis régnait en Hollande.

Tout sert la fortune du vainqueur d’Austerlitz. Pitt, l’irréconciliable Pitt était mort le 23 janvier, comme s’il n’avait pu survivre à l’élévation de son mortel ennemi, et avait été remplacé par Fox, son plus redoutable antagoniste, dont Napoléon, consul, s’était fait un ami. Ainsi, la religion politique de la Grande-Bretagne va changer, et le traité d’Amiens peut encore être invoqué pour donner enfin la paix au monde. Ces deux grands hommes allèrent l’un au-devant de l’autre pour consommer cette œuvre si digne des deux nations. Car l’Angleterre avait aussi ses lauriers comme la France. Elle avait gagné à Trafalgar sa bataille d’Austerlitz. Napoléon s’empresse de donner aux négociations qui s’étaient ouvertes dans le mois de mars un gage irrécusable de sa volonté de faire la paix. Il proposa à l’Angleterre ce qu’if lui avait refusé lors du traité d’Amiens, de conserver Malte et le cap de Bonne-Espérance. Au milieu de cette négociation, une autre s’était terminée avec le plénipotentiaire russe, qui, le 20 juillet, signa la paix. La France s’empressa d’exécuter ce traité comme elle avait fait pour celui d’Amiens. Peu de jours avant, le 12 juillet, le célèbre traité de la confédération du Rhin, dont Napoléon est reconnu le protecteur, force l’empereur d’Autriche à renoncer au titre d’empereur d’Allemagne, et attache à la France tous les États intermédiaires, même ceux de l’archiduc son frère, créé par Napoléon grand-duc de Wurtzbourg.

Mais ce traité, qui donne à la France une avant-garde menaçante contre l’indépendance du reste de l’Allemagne, jette l’inquiétude dans l’âme du roi de Prusse, qui l’avait cependant reconnu ; ce prince, avec l’agrément de Napoléon, essaie de former une confédération du Nord. Frédéric-Guillaume, jaloux de partager avec la France le protectorat germanique dont l’Autriche vient d’être dépouillée, voudrait réunir dans le même faisceau toute l’Allemagne qui descend de la Baltique jusqu’au-delà de l’Elbe et de la Mulde. Napoléon a bien voulu pardonner le traité secret de Potsdam, mais il ne croit pas devoir joindre à l’investiture du Hanovre le protectorat de toute la confédération luthérienne. C’eût été, même en politique, élever autel contre autel, et il en excepte spécialement les villes Anséatiques et l’électorat de Hesse, pays de soldats, tous à vendre, tous formés sur la discipline prussienne. Quant à la Saxe, la confédération du Rhin s’était formellement opposée à sa réunion à celle du nord.

Cependant, dans toutes ces négociations avec la Russie, l’Angleterre et la Prusse, la France seule était de bonne foi ; car, le30 août, l’empereur Alexandre refusa de ratifier le traité du 20 juillet. La Prusse multipliait ses armements et envahissait bientôt la Saxe. L’ambassadeur de France était insulté à Berlin. La reine de Prusse, belle et jeune, exaltait les imaginations des officiers, et, nouvelle Armide, changeait en une entreprise chevaleresque une intrigue politique dont elle devait être la victime. Dans le même temps, la santé du chef du cabinet britannique s’affaiblissait, et Fox avait été contraint de remettre en d’autres mains la direction des négociations avec la France. Le 3 septembre, il cessa de vivre, et la conduite des monarques de Russie et de Prusse fut loin de paraître étrangère au changement de système opéré par la maladie de l’illustre Fox. Enfin, entraîné vers sa perte par la Russie et par l’Angleterre, qui n’expose pas un seul homme dans les sanglants débats du continent, averti, conjuré presque directement par Napoléon, menacé sur ses frontières, le roi de Prusse, dominé par la reine et par ceux qui l’entourent, livre de nouveau sa fortune à la Russie et à la Grande-Bretagne, et une quatrième coalition-rallume dans l’armée de Napoléon la foudre qu’il croyait avoir éteinte pour long-temps au bivouac d’Austerlitz. Fox avait emporté dans la tombe toute l’espérance de la paix du monde. L’ultimatum insolent de la Prusse donne le signal de la retraite au plénipotentiaire anglais, et celui de la guerre à nos soldats.

Le 28 septembre, l’empereur est en marche à la tète de sa grande-armée et de ses grands vassaux d’Allemagne. Le 6 octobre, il est à Bamberg. Le 14, deux batailles jumelles, celle de Iéna gagnée par Napoléon, et celle d’Auerstaedt par le maréchal Davoust ; le 18, le combat de Prenzlow, et, les 6 et 7 novembre, la prise de Lubeck détruisent la monarchie prussienne, qui était aussi toute militaire et toute despotique. Grand exemple qui, comme celui d’Austerlitz, devait être perdu pour le vainqueur ! Le 21 novembre sort de Berlin, comme un oracle européen, ce fameux décret du blocus continental, qui va remuer le monde et qui fait trembler sur ses fondements tout l’empire britannique. Le 7 décembre, Napoléon reçoit à Posen l’heureuse nouvelle de la guerre de la Turquie contre les Russes. Le 11, en habile politique, il place la couronne sur la tête vénérable de l’électeur de Saxe, à qui il avait généreusement renvoyé ses troupes prisonnières à Iéna. Le roi de Saxe fera partie de la confédération du Rhin, et il attache à la cause de la France tous les princes de sa maison. Jamais Napoléon n’aura conquis ni couronné un ami plus fidèle.

La fin de l’année 1806 voit renaître la lutte entre les Français et les Russes. Ainsi que son allié de Berlin, qu’il n’a point secouru et qu’il ne peut plus venger, l’empereur Alexandre va déployer la plus grande partie des forces de son empire. Il veut expier la honte du sauf-conduit d’Austerlitz et justifier le désaveu de la paix faite en son nom. Mais les batailles d’Eylau et de Friedland anéantissent ses forces militaires : la première, cruellement disputée au sein d’un hiver rigoureux, préparait d’autres souvenirs aux deux armées ; la seconde, livrée le 14 juin 1807, est le brillant anniversaire de la bataille de Marengo, et produit de plus importants résultats.

Le 25, une conférence romanesque a lieu sur un radeau du Niémen entre les deux empereurs et le roi de Prusse. Le 7 juillet, la paix de Tilsitt met fin à la quatrième coalition. Le traité avec la Prusse ne fut signé que le 9. Ce royaume, gracié par le vainqueur à l’intercession de la Russie, perd la moitié de son territoire et la moitié de sa population au profit des alliés de la France, et subira le joug des routes militaires qui doivent le traverser depuis nos frontières jusqu’à celles du nord. Les rois vaincus reconnaissent le roi de Saxe grand duc de Varsovie, les frères de Napoléon rois de Naples, de Hollande et de Westphalie, et la Confédération du Rhin jusqu’à l’Elbe. Mais le traité de paix avec Alexandre est en même temps un traité d’alliance, et il eût donné à Napoléon l’empire d’Occident si l’Autriche eût été partagée à Presbourg ; car les deux empereurs ont engagé leur médiation réciproque, Napoléon pour la paix de la Turquie, Alexandre pour celle d’Angleterre, et dans le cas où cette médiation ne serait pas acceptée, ils devront agir de concert contre ces deux puissances. Il s’agit, pour l’Angleterre, de reconnaître l’indépendance des pavillons, et de restituer, en recouvrement du Hanovre, ses conquêtes depuis 1805. Quant à la Turquie, elle devait être réduite à Constantinople et à la Romélie, et le reste de son empire européen divisé entre la Russie, la France et même l'Autriche, à qui la Servie serait donnée. On assure qu’un des articles secrets n’était point étranger au projet antérieurement formé par l’empereur Paul et le premier consul Bonaparte, d’aller de concert attaquer par terre les possessions asiatiques de la Grande-Bretagne. Ce dernier plan eût complété l’accord des empereurs de France et de Russie par un partage du monde, tel que les circonstances avaient permis de le régler à Tilsitt. La Porte-Ottomane accepta la médiation française, tandis que l’Angleterre, qui n’avait vaincu ni à Iéna ni à Friedland, refusa la médiation russe : elle préféra la guerre, qui l’indemnisait du blocus ; d’ailleurs elle avait ses espérances en réserve sur le continent.

Par le traité de Tilsitt, la Pologne, la généreuse Pologne renaît morcelée et vassale de trois couronnes. Elle n’a d’autre rang en Europe que celui d’une indemnité pour une guerre future. La Prusse demeure la prisonnière irritée de la paix. L’Europe entière, sauf l’Angleterre, reste humiliée : la chaîne du blocus l’entoure, et l’épée de Brennus est sur sa tête.

Cependant, parvenu à l’apogée de la fortune humaine, après avoir sur son passage donné des Constitutions au grand-duché dè Varsovie et au royaume de Westphalie, Napoléon avait rapporté un caractère de domination qui semble faire de ses trophées lointains un joug pour les Français ; et tandis que l’Angleterre le dévoue à la haine des rois, comme le représentant de la révolution, lui s’attache à en détruire toutes les traces dans sa patrie. Les Constitutions de l’empire cessent d’être inviolables. L’ombre d’indépendance que les cinquante membres du Tribunal conservent encore blesse ses regards. Le 19 août, il détruit cette salutaire institution, et transporte en maître ses attributions au Corps législatif, qui a pris pour modèle le dévouement du Sénat. La France ressemble à un pays conquis par un grand homme, qui lui donne pour lois les inspirations de son génie et les décrets de ses volontés. Il est vrai que, si ces volontés sont pleines de force, ces inspirations sont remplies de grandeur. Le despotisme fondé sur l’égalité eût été naguère une utopie bizarre et sans crédit ; c’est cependant l’histoire de Napoléon avec ses triomphes et ses créations sublimes, qui enivraient en même temps le maître et les sujets. Mais aussi, quand le despotisme est vaincu, l’égalité ne suffit pas pour le défendre : n’étant que la condition de la liberté, elle ne peut se sauver que par cette liberté qui représente un peuple, comme le despotisme ne représente qu’un homme.

Immédiatement après la paix, Napoléon, désarmé entièrement et de bonne foi, se hâtait d’envoyer ses ambassadeurs aux princes dont il avait triomphé. Mais l’Europe, bientôt soldée et soulevée contre lui par l’Angleterre, adoptait aussi pour ses traités la foi de cette puissance. Ils n’étaient pour l’Europe que des trêves. Elle avait toujours une coalition prête à éclore, et déjà elle ne désespérait peut-être pas plus du traité de Tilsitt que de celui de Presbourg. La Prusse et la Russie vont réparer leurs pertes. L’Autriche, déjà reposée d’Austerlitz, doit reparaître dans la carrière contre la France. Elle s’était hâtée de rassurer l’Angleterre sur ses engagements avec Napoléon en livrant aux Russes, dès le 4 mars 1806, les Bouches du Cataro, qui appartenaient à la France.

En attendant que l’Autriche soit prête, l’Angleterre, qui l’est toujours, et qui a pris pour devise : Prévenir, c’est réprimer, prévoyant que les négociations qui s’entament à Tilsitt peuvent renouer la ligue de neutralité armée du Nord, formée par Paul Ier, envoie contre le Danemark, dans les premiers jours de juillet, une expédition de forbans dont le manifeste porte la remise de la flotte danoise ou l’incendie de Copenhague. L’indignation s’empare du gouvernement danois, qui n’est point en guerre et qui est sans défense ; son peuple court aux armes. C’était ce que voulait le machiavélique cabinet de Saint-James. Aussitôt les Anglais débarquent, leurs vaisseaux bombardent la ville pendant trois jours, et la flotte danoise est leur proie. Cet exécrable attentat de la loi du plus fort avait lieu dans le moment où le roi de Suède, l’aventureux champion de la politique britannique, au lieu de poser ses faibles armes après Friedland, s’opiniâtrait, comptant sur les secours de l’Angleterre, à continuer seul la guerre contre le vainqueur de la Prusse et de la Russie, et disposait ses sujets à le détrôner. L’Angleterre abandonna cet allié à son aveugle dévouement, dépouilla un pays neutre et détruisit sa capitale. Aussitôt la Russie rompit noblement avec la cour de Londres, brisa toute relation avec elle et ses sujets jusqu’à ce que celle-ci eût fait la paix avec la France, satisfait le Danemark et reconnu l’indépendance des mers.

Excepté l’attentat de Copenhague, dont le succès révolta toute l’Europe, l’Angleterre, depuis un an, n’avait essuyé que des désastres. Elle avait voulu, en 1806, essayer sur Constantinople la même tentative : elle avait aussi demandé la flotte turque en dépôt, ou menacé la capitale de l’incendie ; mais les batteries improvisées par l’ambassadeur Sébastiani avaient mis en fuite l’amiral anglais. L’habileté, le courage du général français sauvèrent alors Constantinople et la flotte ottomane. C’était ainsi que la France agissait avec ses alliés. A Rosette, une armée anglaise avait été honteusement repoussée par les Egyptiens, et elle s’était rembarquée. Dans l’autre hémisphère, l’Angleterre n’avait pas été plus heureuse. Son armée, forte de dix mille hommes, avait échoué devant la ville de Buenos-Ayres, et perdu Montevideo par capitulation, ainsi que toute la cote de Rio de la Plata. La réunion de toutes ses forces à celles de son allié le roi de Suède aurait au moins fait intervenir noblement ce prince aux négociations de Tilsitt, et justifié sa chevaleresque fidélité aux intérêts britanniques. Il en sera de même pour le Portugal, véritable colonie anglaise. Ce royaume, appelé comme tous les États maritimes du continent à l’adoption du blocus contre l’Angleterre, menacé et bientôt envahi par une armée française, en vertu du traité secret de Fontainebleau entre la France et l’Espagne, verra son souverain fuir et transporter ses pénates dans le Nouveau-Monde. Jour pour jour cent soixante-sept ans après que la maison de Bragance eut arboré son pavillon sur la tour de Lisbonne, le 1er décembre, le roi de Portugal ira réaliser au Brésil, en présence d’une flotte anglaise de seize vaisseaux de ligne, le vœu que quarante ans auparavant la tyrannie britannique avait inspiré au ministre Pombal !

Encore quelques victoires, et la France deviendra le centre du nouvel empire. Les duchés de Parme et de Plaisance, et le royaume d’Étrurie, dont le souverain est mort laissant un héritier, occupés par nos troupes, sont réunis à l’empire français. Il finit que toutes les côtes de l’Europe appartiennent à l’empire, afin qu’elles soient fermées à l'Angleterre. Dominé par l’étude des combinaisons de la guerre, qui toutes lui sont heureuses, Napoléon est entraîné à soumettre et à sacrifier les véritables intérêts de la politique de la France aux règles inflexibles de la stratégie. La vaste péninsule ibérique s’étend à ses yeux comme une position menaçante qu’il doit soustraire à l’occupation militaire et commerciale de la Grande-Bretagne. Conçu à Milan par l’inspiration de la plus vaste pensée, le blocus qui menace cette puissance sera conduit comme une grande opération de guerre. Cette loi est fatale ; elle est sans commentaires pour lui-même et pour l’Europe : amis ou ennemis doivent s’y soumettre ou combattre. Junot est allé la proclamer en Portugal à la tête d’une armée. L’Angleterre répondait à cette loi par une autre non moins tyrannique, celle du droit de visite, et d’une imposition, et d’une station obligée dans un de ses ports pour tout navire français, allié de la France ou neutre. En représaille de cette représaille, le 17 décembre, Napoléon déclare dénationalisé et de bonne prise tout bâtiment qui se sera soumis à ce droit de visite. Enfin, le Rhin tout entier est Français à la fin de janvier 1808, par les réunions du port de Flessingue, des places de Wesel, de Cassel et de Kehl à l’empire. Magnifiques et naturelles frontières, qu’aucune agression, qu’aucun grief politique n’auraient dû permettre de franchir que pour les défendre et y rentrer victorieux !

Mais ici commence la décadence de l’empire. Le traité secret de Fontainebleau entre la France et l’Espagne avait réglé le partage du Portugal entre ces deux puissances. Le roi d’Espagne, déclaré suzerain de ces deux Etats, devait joindre à ses titres celui d’empereur des deux Amériques. Une armée française, que l’Espagne, dans son irritation contre l’Angleterre, nommait l’armée libératrice, l’armée de la Gironde, enfin, était réunie à Bayonne à la fin de 1807, pendant que Junot consommait l’invasion du Portugal. Tout à coup, le 30 octobre, le prince des Asturies est arrêté à l’Escurial. Héritier du trône, il est l’ennemi naturel du favori Godoi, que poursuit la vengeance de la nation. Accusé d’avoir ourdi des trames contre le gouvernement de son père, obligé de descendre à solliciter le pardon de sa haine pour Godoï, il avait enfin été gracié par le roi, qui a fait intervenir l’empereur Napoléon dans ces intérêts de famille. De son côté, Ferdinand avait également rendu Napoléon l’arbitre de ses griefs, et même du choix d’une épouse dans la famille impériale. C'était dans l’espoir d’une réponse favorable qu’il avait projeté une révolution, dont le renvoi de Godoï eût été le gage national. Cette affaire avait été assoupie par les conseils de Napoléon, et le favori crut avoir détruit pour toujours l’influence du prince des Asturies. Napoléon était alors l’idole des Espagnes. Princes et sujets, tous attachaient sur lui des regards d’admiration et de confiance, tous l’appelaient également à venir être l’arbitre de la destinée espagnole. Ce sentiment était d’autant plus généreux qu’il était patriotique, car l’Espagne voyait en lui le héros qui devait la venger de l’Angleterre, et les arcs de triomphe s’étaient élevés spontanément, avec un enthousiasme tout populaire, sur les deux routes qui mènent de France à Madrid. Malheureusement, Napoléon refusa, à son retour d’Italie, de se rendre au vœu de l’Espagne. Sa présence seule à Madrid, sans armée, eût réglé les différends de la famille royale et les griefs de la nation. Le renvoi du favori, et peut-être l’abdication du roi, eussent été le résultat de ce haut arbitrage. Par cette seule mesure, Napoléon portait à l’Angleterre le coup le plus terrible : les Espagnols, délivrés de leur oppresseur, auraient, sous le protectorat de Napoléon et sous le règne de Ferdinand devenu l’époux de la fille aînée de Lucien, tourné contre les Anglais les passions terribles qu’ils allumèrent depuis contre les Français. L’union, l’alliance de l’Espagne et de la France, cimentées de nouveau par de tels gages, eussent rendu l’empire français invulnérable.

Mais la destinée en ordonna autrement. Au milieu de cette aveugle confiance, qui berçait toute l’Espagne au nom seul et à l’espoir de l’arrivée de Napoléon, on apprend que le grand-duc de Berg a fait occuper militairement les places de Pampelune et de Barcelone, de Figuères et de Saint-Sébastien. Dans le même moment, la Russie envahissait la Finlande, parce qu’elle ne permettait pas à la Suède de rester neutre avec l’Angleterre, et le Danemark approuvait cette injuste agression par une ancienne jalousie. Ce royaume était loin de prévoir que l’occupation de la Finlande par les Russes lui ferait perdre un jour la Norvège au profit de la Suède, sous la garantie de cette même Russie. Napoléon ne prévoyait pas non plus que, dans peu d’années, les Espagnols, qui l’appelaient de tous leurs vœux, et les Russes, qui suivaient si ardemment son système, s’entendraient des deux extrémités de l’Europe pour le détrôner.

Cependant, à la veille des grands intérêts qui vont donner à Napoléon une place si neuve et si périlleuse dans les fastes du monde, le distributeur des couronnes de Bavière, de Wurtemberg, de Hollande, de Saxe, de Naples, de Westphalie, le fondateur de tant de souverainetés, le modérateur du continent, le maître de deux nations, persiste encore à rechercher, pour en revêtir sa pourpre triomphale, tout ce qui compose le luxe héréditaire des trônes européens. Les grands dignitaires de l’empire, les maréchaux, la foule des officiers du palais, ses aides-de-camp, son invincible garde, tous les ordres de l’Etat, tous les grands pouvoirs de la France, les ambassadeurs de toute l’Europe, ne suffisent plus à l’éclat de sa cour, à la majesté de sa puissance ; il a aussi besoin d’une noblesse. Au lieu d’une, il en a deux. L’ancienne reprend naturellement son rang d’âge dans une institution dont le temps fait toute la valeur. La démocratie fait ses preuves avec la même ardeur qu’elle les avait proscrites. La république et le champ de bataille fournissent le blason. La nouvelle noblesse se recrute dans les rangs de l’armée, sur les bancs des législateurs du Sénat et des Conseils, dans les comptoirs du commerce, dans les greffes du barreau : nouveau joug sous lequel devait passer un peuple vainqueur de l’Europe, parce qu’il est du despotisme d’abaisser ceux que la liberté avait élevés ! Tout ce qu’il y a de grand, d’illustre, de populaire, est frappé d’un titre qui le fait dépendre du trône et l’isole du peuple. L’égalité sociale, gage de l’égalité politique, est détruite ! Un Montmorency est fait comte, Fouché est nommé duc ! Masséna lui-même perd son nom !

Mais au milieu de ces créations aristocratiques qui dépopularisent Napoléon, l’Espagne occupe malheureusement sa pensée. Il n’est plus question du traité de Fontainebleau. Napoléon demande la réunion à l’empire des provinces de la rive gauche de l’Ebre. Ainsi s’explique l’occupation des places fortes espagnoles. Cette cession compense celle du Portugal. La cour de Madrid est saisie de stupeur. Godoï, à qui la principauté des Algarves avait été promise en Portugal, frustré de cette espérance, est de plus entraîné à proposer à la famille royale de suivre l’exemple de celle de Lisbonne et d’aller avec lui régner en Amérique. Tout se prépare pour ce départ, qui semble une loi sans appel, et pour en dérober la connaissance à Ferdinand, qui en est le captif naturel. Mais le bruit de ces préparatifs du départ de toute une dynastie se répand ; et Ferdinand, qui serait si intéressé à l’aider de tous ses moyens, est celui qui s’y oppose. Il ne voit qu’une perfidie de Godoï où la nation toute entière voit son propre salut et celui de l’héritier du trône, son unique espérance. La population voisine d’Aranjuez s’est soulevée à sa voix : elle entraîne avec elle les troupes appelées à protéger le voyage de la famille royale à Cadix, où elle doit s’embarquer. Ferdinand se met à la tête de toute cette multitude, fait arrêter Godoï, tient son père captif et le force a abdiquer. Dans le même moment, Murat marchait sur Madrid. Le peuple attribua cette invasion à Godoï, qui voulait livrer l’Espagne à la France. Ferdinand se trouve tout-à-coup à la tête de la nation. Il se souvenait de l'Escurial. A la nouvelle de l’abdication du roi et de l’arrestation du favori, les armes tombèrent des mains de la multitude. Le calme subit révéla éloquemment au roi et à la reine toute la pensée de la nation. L’avènement de Ferdinand fut toute populaire.

Mais deux jours après, le 21 mars, Je roi envoya à Napoléon une protestation contre son abdication, et Murat, sans l’ordre de l’empereur, entra à Madrid, le 13, avec une armée. C’était la veille du jour où Ferdinand y fit, aux acclamations frénétiques de la multitude, son entrée solennelle en qualité de roi des Espagnes. Murat fut blâmé par l’empereur. La lettre que Napoléon lui écrivit est un chef-d’œuvre de raison. Elle renfermait ces mots si prophétiques : l’aristocratie et le clergé sont les maîtres de l’Espagne.... ils pourront éterniser la guerre.... Si la guerre s’allumait, tout serait perdu.... J’ai des partisans : si je me présente en conquérant, je n’en ai plus... Je songerai à vos intérêts particuliers : n’y songez pas vous-même. Le Portugal restera à ma disposition.... Napoléon avait bien jugé que Murat, quoique grand-duc de Berg, était aussi impatient de porter une couronne. Celle d’Espagne lui avait paru vacante. Les royaumes étaient devenus si faciles à conquérir, que le titre de roi n’était plus qu’une promotion naturelle pour celui qui commandait une armée. Cette conduite de Murat fut fatale ; ce ne sera pas sa dernière faute. La couronne de Portugal était vacante par le fait, et Lisbonne vit depuis, dit-on, la même tentative. Quant à la prévision de Napoléon, elle fut complète ; car, dans sa lettre au duc de Berg, il blâmait aussi la marche, devenue si funeste, du général Dupont sur Tolède.

Le roi et la reine d’Espagne, captifs de la royauté de Ferdinand et de l’occupation de Murat, ne cessaient de solliciter leur départ et celui de leur favori pour la France. Napoléon arriva à Bayonne. La position des princes d’Espagne était telle, et l’autorité de l’empereur si puissante sur leurs destinées, que ce fut à qui arriverait le premier à Bayonne, de Charles IV ou de son fils. Le io avril, Ferdinand, en sa qualité de roi, partit le premier, se fit précéder à Bayonne par une lettre qu’il écrivit à l’empereur, et persista à continuer son voyage, malgré la réponse qu’il en reçut et malgré les supplications de ses conseils. Le 20, il était en présence de Napoléon. Le 30, Charles IV, la reine et le prince de la Paix arrivèrent. Il était déjà trop tard pour Ferdinand. A sa première entrevue avec Napoléon, il put se repentir de s’être obstiné à se rendre à Bayonne. Alors, il est difficile d’expliquer pourquoi Napoléon, dans l’esprit duquel le renvoi de Godoï était depuis long-temps arrêté, ne profita point de l’arrivée de Ferdinand à Bayonne pour aller lui-même remettre à Madrid sur le trône son allié Charles IV.... L’éloignement de son fils et celui de son favori auraient concilié le peuple et le roi. La présence de Napoléon eût exercé sur eux le patronage de la force et de la justice, en leur imposant également des institutions conformes au nouvel état de l’Europe et à celui de la France. Cette combinaison semble préférable à celle qui exilait le vieux roi en Amérique, et qui eût laissé en Espagne l’alliance française à la merci de Ferdinand. Malheureusement Napoléon fit encore un calcul de famille. Les deux rois abdiquèrent en sa faveur les couronnes des Espagnes et des Indes.

Mais cette abdication, qui n’a eu pour conseils et pour témoins que les princes d’Espagne et leurs courtisans, ne sera reconnue ni par l’Espagne ni par l’Amérique. Les Espagnols des deux mondes ne se seront pas trompés pour leur indépendance, tandis que Napoléon se sera trompé dans ses combinaisons contre l’Angleterre ; car l’occupation de l’Espagne et du Portugal a ouvert aux légions britanniques, exilées depuis si long-temps du théâtre de la guerre, cet immense champ de bataille qu’il avait voulu leur fermer. Aussi la France s’élève hautement, comme l’Espagne, contre le traité de Bayonne. Mais Napoléon n’entend point l’Espagne et n’écoute point la France. Par une promotion subite, le roi de Naples, qui n’est point guerrier, passe au trône de l’Espagne, et le grand-duc de Berg, qui est tout militaire, reçoit la couronne voluptueuse de Naples. La grande guerre britannique va commencer dans toute la Péninsule.

Ainsi se termina la vengeance du père sur le fils, du fils sur le favori, du favori sur le prince héréditaire, et celle de la reine, plus implacable encore, parce qu’elle sacrifia à la fois son époux et son fils. Trop peu éclairée alors comme aujourd’hui, l’Espagne ne voit plus qu’une armée française à la place de ses souverains. Ce n’est qu’au nom de Ferdinand qu’elle proclame son indépendance. La liberté et le despotisme ne sont aux yeux des Espagnols du dix-neuvième siècle qu’une même tyrannie, pour laquelle ils ne savent que mourir ; aussi la belle proclamation de Napoléon, du 19 mai, n’est pour eux que le manifeste d’un ennemi. Napoléon disait avec raison à ces peuples : Votre Europe est vieille, ma mission est de la rajeunir. L’Espagne ne voulait pas être rajeunie ; elle préférait végéter dans l’impénitence de la barbarie. En vain Napoléon se présentait comme conquérant et comme législateur, les Espagnols ne virent que le conquérant, et, le 27 du même mois, la Saint-Ferdinand faisait sonner dans toute l’Espagne méridionale le tocsin de nouvelles vêpres siciliennes contre le nouveau roi et contre les Français. La junte de Séville répondait ainsi à la junte de Bayonne : aussi la marche de Joseph sur Madrid fut éclairée par les premiers feux de cette autre guerre de sept ans, à laquelle la présence seule de Napoléon donnera quelques délais.

Charles IV avait pu abdiquer la couronne pour lui et pour sa famille ; mais le peuple espagnol n’avait, point abdiqué son indépendance, et la courageuse résistance qu’il opposa à rétablissement du nouveau souverain consacra noblement le premier droit des nations. L’insurrection de l’Espagne, bien que proclamée au nom seul de Ferdinand, et bien quelle attachât la conservation de l’indépendance à celle de la dynastie, fut une guerre aussi légitime que celle qui avait immortalisé les Français, pour qui l’indépendance était alors la conservation de la liberté ; et comme la prise de possession de l’Espagne fut une des plus grandes fautes politiques et militaires de Napoléon, la résistance de ses habitans fut aussi le premier mobile de la chute de l’empire français. Abandonné de tous ses princes, ce peuple trouva d’abord en lui-même l’énergie dont la France, qui l’attaquait à regret, lui avait donné l’exemple en 93 en le rejetant au-delà des Pyrénées qu’il avait osé franchir. Il se plaça comme une barrière d’airain entre l’investiture et la possession, et, secouru par les Anglais, que trois mois avant il jurait d’exterminer sous les aigles de Napoléon, il soutint les armes à la main la cause à jamais sacrée de la défense nationale.

Après la paix de Tilsitt, nos armées étaient dans l’état le plus brillant, notre politique dominait l’Europe, et la France avait une année de revenu dans son trésor. L’Espagne devait tout engloutir, le trésor, la politique et l’armée. Cette prophétie terrible avait été révélée à Napoléon par son propre génie. Mais il n’était plus temps ; il avait prononcé le châtiment de l’Espagne et le sien. Six semaines après l’inauguration du trône de Joseph, la honteuse capitulation du général Dupont, à Andujar, donne le signal de l'insurrection à la nation espagnole. Le général La Romana l’entend sur les bords de la Baltique, où il exécute avec son armée une désertion généreuse. Le prestige de l’invincibilité française, dont huit jours auparavant Bessières avait étonné l’Espagne à Médina del Rio-Seco, s’est tout à coup évanoui. Les foudres de Rome retentissent aussi dans toute la Péninsule. Le fanatisme de la religion et celui de l’indépendance se réunissent contre les Français. Proclamé roi à Madrid le 20 juillet, Joseph doit en sortir le 29 et se retirer à Vittoria. Cette ville nous sera funeste.

Dès le 16 juin, les Portugais avaient imité les Espagnols ; le cri du patriotisme les avait appelés dans Oporto à une insurrection générale. Les provinces du Nord étaient déjà évacuées par l’armée française. Les Espagnols et les Portugais donnaient à l’Europe le beau spectacle de deux peuples ennemis se réunissant pour défendre en commun leur droit domestique, cette antique indépendance de famille qui est la propriété de toute nation. Le 31 juillet, les Anglais débarquent en Portugal ; le 30 août, l’armée française l’évacue par la capitulation de Cintra. Là commence la renommée de Wellington, qui va s’attacher à la gloire et aux malheurs des armées françaises comme une inscription du moyen âge aux monuments triomphaux et ruinés de l’ancienne Rome.

L’Angleterre, qui, pour se soustraire au blocus du Portugal, a favorisé de ses conseils et de sa flotte la fuite de la maison de Bragance, était rentrée dans sa colonie. La guerre de la Péninsule va prendre un aspect plus sérieux. Ce n’est ni pour l’indépendance des Espagnols, ni pour l’affranchissement des Portugais que la Grande-Bretagne leur apporte ses armées et ses trésors ; c’est uniquement pour combattre le blocus continental décrété contre elle comme une loi de l’Europe. Tous les ports du continent doivent obéir à cet interdit, qui pose la question de la vie ou de la mort entre la France et l’Angleterre. Fidèle au traité de Tilsitt, l’empereur Alexandre a repris la neutralité armée. Les édits de Berlin sont les échos du décret de Milan. Depuis Lubeck jusqu’à Gibraltar, depuis Reggio jusqu’à Dantzig, toute l’Europe est française ou vassale de la France. Peu d’années après, sa capitale est à quarante lieues de sa frontière, le drapeau d’un de ses vassaux flotte sur l’une de ses plus redoutables forteresses, et les Suisses, qui doivent encore être à sa solde, font tomber les remparts de Huningue !!!

Du moment où l’Angleterre s’est disposée à reparaître sur un champ de bataille, l’Autriche a multiplié ses armements, et Napoléon, qui lui en demande en vain la raison, a dû y répondre en augmentant ses armées. L’Espagne nécessite l’envoi de nouvelles forces. Un traité a lieu, le 8 septembre, entre la France et la Prusse : il a surtout pour objet de rendre à Napoléon la disposition des troupes qui occupent encore Berlin et une partie de la Prusse. Leur destination n’est point douteuse. Elles quittent l’Allemagne ; mais ce n’est que pour traverser la France, qu’elles doivent, moins nombreuses, traverser encore pour ne plus la revoir ou pour tomber avec elle. Elles marchent à grandes journées sur l’Espagne, chargées de conquérir le royaume du frère de Napoléon. L’Autriche voit partir avec une joie secrète les légions du Niémen, de la Sprée, de l’Elbe et du Danube : aussi n’a-t-elle point été appelée à cette célèbre entrevue qui, le 27 septembre, réunit à Erfurth Alexandre et Napoléon. Malheureusement, le repos du monde ne peut être décidé par les deux autocrates du continent, qui se réunissaient pour le redemander vainement à l’Angleterre.

La France ne désirait que la durée de la paix. Elle voulait, comblée de gloire et de prospérité, suspendre à jamais la lance et le bouclier. Ses armées, prisonnières de leur propre triomphe dans les différentes contrées de la vaste Allemagne, soupiraient après le retour dans leurs foyers. Le Français se désintéresse facilement de la conquête. Il a encore plus d’empressement à revoir son pays après la victoire qu’il n’en a mis à le quitter pour aller la chercher. C’est que, depuis sa révolution, il est de tous les peuples de l’Europe le seul qui ait raison de se croire propriétaire du sol de sa patrie. L’Angleterre a refusé la paix demandée à Erfurth ; elle se lie à l’insurrection espagnole par un traité solennel, et la soutient de ses forces de terre et de mer : ainsi c’est en Espagne que Napoléon doit aller la combattre. Les deux empereurs se sont séparés le 14 octobre avec les souvenirs et les serments de Tilsitt. Toutefois, la politique, plutôt que l’amitié, a paru présider à leurs adieux.

Le 4 novembre, Napoléon franchit les Pyrénées. Mais ses armées d’Espagne n’auront ni à s’applaudir de leurs victoires, ni à rougir de leurs défaites. Il semble qu’elles devinent d’avance leur destinée et celle du peuple espagnol, qui, comme elles, ne sera ni vaincu ni vainqueur. Cependant la présence de l’empereur attache sur tous les points la victoire à nos bataillons : Burgos, Espinosa, Tudela ont vu triompher ses aigles, et, le 4 décembre, un mois après son arrivée, il a ramené son frère à Madrid ; Soult, Bessières, Victor, Lannes, Gouvion Saint-Cyr, ajoutent une nouvelle illustration à leurs noms déjà glorieux. Avec de tels capitaines, Napoléon n’aurait besoin que de quelques mois pour asseoir enfin Joseph sur le trône de la monarchie espagnole, dont il ne lui a rendu que le palais. Mais dès le moment où l’Autriche a vu nos armées repasser le Rhin pour cette guerre fatale, elle a rassemblé les siennes, et Napoléon a dû quitter brusquement l’Espagne au milieu de ses succès, pour aller venger la France sur le Danube.

Cette guerre d’Autriche se déclare, comme la précédente, par une irruption dans la Bavière. Le manifeste ne vient qu’après. Napoléon s’est arraché à regret à la conquête de l’Espagne ; il a reparu dans sa capitale et a poussé le cri de guerre contre l’Autriche. Il franchit le Rhin le 16 avril 1809, s’ouvre, par les batailles d’Abensberg et d’Eckmühl, la route de Vienne, et par le sanglant combat d’Ebersberg, un mois après son départ de Paris, le 18 mai, les portes de Vienne tombent encore devant lui. Le grand-duché de Varsovie et la ville elle-même sont déjà au pouvoir des Français avant que la Russie n’ait fourni à Napoléon le contingent de son alliance. Ce n’est, que dix jours avant l’entrée à Vienne qu’Alexandre déclare la guerre à son allié d’Austerlitz, et, au lieu du prompt et puissant secours qu’il a promis à son allié de Tilsitt, un faible corps d’armée, par de lents et douteux mouvements, compromet en Pologne les efforts de la plus généreuse insurrection. L’intervention russe dans cette guerre fut l’annonce d’un avenir fatal.

Cependant, comme en 1805, la prise de Vienne n’est point la fin de la guerre. De cette ville part le décret qui réunit Rome à la France, et enlève à l’Autriche, à l’Espagne, à l’Angleterre le plus redoutable auxiliaire de leur inimitié contre Napoléon. Ce prince se rit des foudres qu’il vient d’éteindre dans le Vatican et du Te Deum que le pape a encore eu le temps de faire chanter pour la bataille d’Esling, si meurtrière aux deux nations. Six semaines après, Napoléon termine la guerre à Wagram, le 6 juillet, et le même jour, par une violence qu’il n’a point commandée, le Quirinal a vu le souverain pontife arraché de son palais par des gendarmes ! Mais le chef de l’Église reverra ses autels, et le nouveau maître de Rome n’entrera jamais dans la ville des Césars.

La paix de Schœnbrunn est signée le 14 octobre et prépare un autre lien aux deux empereurs. Napoléon et ses alliés se partagent les dépouilles du vaincu. Les Anglais étaient arrivés trop tard au secours de l’Autriche, comme les Russes au secours de Napoléon, s’il en avait eu besoin ; car ce fut huit jours après la bataille de Wagram que se rendit la place de Flessingue. Mais la défense d’Anvers fit entièrement évanouir cette formidable et ruineuse expédition, qui n’avait pas retardé d’un seul jour la défaite de l’Autriche.

Cependant les fêtes de la paix ont appelé dans la nouvelle capitale du continent tous les rois créés par Napoléon. Convoqués pour ajouter à l’éclat de son triomphe, ils sont appelés aussi à consacrer par leur présence la dissolution de son mariage. Une plainte populaire s’élève dans toute la France contre ce divorce, et donne lieu à de superstitieuses prophéties que le destin s’est plu à vérifier. Au milieu d’une famille nombreuse à qui Napoléon a distribué des trônes, il ne voit que de faibles héritiers pour sa puissance. Il en veut un de son propre sang comme de sa fortune, et qui soit en même temps son fils et son élève. La France alors forme un vœu qui se rattache à cette glorieuse paix de Tilsitt, et elle puise ses espérances dans son plus beau souvenir. Mais la destinée avait choisi l’épouse de Napoléon dans les remparts détruits de sa dernière conquête. Tandis que le prisonnier royal de Valençay y célèbre par une fête l’hymen de Napoléon, les vieillards de la capitale se taisent au milieu des acclamations de la multitude. L’éclat de celte pompe nuptiale qui place encore une archiduchesse sur le trône de France ne peut affaiblir en eux la douloureuse mémoire du mariage et de la fin de celle qui l’y a précédée. La nation ne voit dans cette union aucune garantie ; il perça même une sorte de dédain pour cette alliance étrangère. Toute fierté patriotique n’était point éteinte : elle était au contraire puissamment réveillée chaque jour par le sentiment de la suprématie politique et militaire où le génie de Napoléon avait élevé les Français. L’orgueil de la gloire avait remplacé en eux le feu sacré de la liberté. Ils semblaient avoir pris pour modèles les citoyens romains sous leurs Césars, les plus illustres, n’étant plus libres eux-mêmes, mais se croyant au-dessus des rois qu’ils avaient vaincus.

L’année 1810 vit une archiduchesse succéder à Joséphine de la Pagerie, Louis Bonaparte descendre du trône de Hollande et Jean Bernadotte monter sur le trône de Suède. Le despotisme du système continental détermine cette abdication de famille, à laquelle Louis se décide en faveur de son fils. Mais cette condition est refusée par Napoléon, et dans moins de quatre années il aura connu lui-même l’injustice d’un tel refus. Quant à l’élévation du prince de Ponte-Corvo, elle est due toute entière au choix du peuple suédois, et elle consacre une nouvelle légitimité qui aura peu d’imitateurs. Napoléon voit avec orgueil deux de ses maréchaux placés sur des trônes aux deux extrémités de l’Europe comme les vedettes de son empire. Il est loin de songer que ces deux Français, qu’il a fait rois, s’uniront un jour à son beau-père pour le détrôner lui-même.

Par la réunion de la Hollande, des villes Anséatiques, du Luxembourg, des rivages de l’Océan et de la mer du Nord, l’empire compta trente départements maritimes ; le Valais complète sa frontière d’Italie. Le nouveau Charlemagne, maître de l’Occident, règne sur plus de cinquante millions de sujets ; cent trente départements, depuis la mer de Naples jusqu’à la Baltique, s’étonnent d’obéir à la loi française, à laquelle le Portugal va se soustraire pour la troisième fois. Les maréchaux Soult, Mortier et Suchet sont plus heureux en Espagne ; ils ont fait tomber Tortose, Badajoz, Tarragone, l’antique Sagunte, et bientôt une armée espagnole renfermée dans Valence en doit ouvrir les portes au duc d’Albufera.

Cependant, le 20 mars 1811, anniversaire depuis si fatal à la France et à Napoléon, la naissance d’un fils, à qui l’empire du monde est promis, a élevé l’empereur des Français au-dessus de toutes ses prospérités. Le bruit de cet événement retentit sur tous les rivages de l’Europe. Trente heures après, un aérostat, parti de la capitale de la France, apprend à celle du monde que le roi de Rome vient de naître ! et la Grande-Bretagne elle-même, invulnérable dans ses rivages, s’émeut au bruit de cette nouvelle. Cependant, dans les derniers jours de cette année si prospère, un ukase commercial, faible instrument d’une grande catastrophe, a subitement interrompu l’ivresse paternelle de Napoléon. La Russie rouvre ses ports aux produits coloniaux de l’Angleterre ! ses armées ont quitté silencieusement les bords lointains du Borystène et se dirigent non loin du fleuve qui a été le témoin de la foi jurée à Tilsitt. Vainement Napoléon veut conjurer cet orage qui se forme dans le Nord contre son fils et contre lui ; Alexandre est inflexible, parce que l’Angleterre est implacable. La Suède perd le souvenir de l’ancienne amitié qui l’unit à la France et repousse sa récente obéissance au système continental. Bernadotte oublie sa première patrie ; il ne se souvient que d’une haine tant de fois pardonnée, et il prend place parmi les ennemis de la France. Indigné, trop vivement peut-être, d’une telle déloyauté, Napoléon laisse échapper cet allié, dont les ports regardent Pétersbourg ! Le 14 février, un traité lui promet la fidélité de la Prusse. Le 14 mars, un autre est juré entre lui et son beau-père sur le berceau de Napoléon II. Enfin, le 9 mai, il s’arrache à ces délices paternelles, qu’il n’aura connues qu’un moment. Il lui faut défendre la couronne d’Occident pour ce fils qu’il a tant désiré, car il y a de la place dans l’âme de Napoléon pour l’amour d’un enfant et la domination de l’univers.

L’Europe entière est sous les armes. La Russie, la Suède, le Portugal, l’Espagne, l’Angleterre marchent confédérées contre celui qui bientôt s’appellera l’ennemi commun ; la France, l’Autriche, la Crusse, l’Allemagne, l’Italie, la fidèle Pologne s’ébranlent à la voix du vainqueur de Friedland. Une marche sanglante, mais triomphale, conduit Napoléon et la grande-armée sous les murs de Moscou.

Une marche sanglante, mais funèbre, le ramènera à la tète de quelques débris. Les villes se sont elles-mêmes réduites en cendres sur son passage, et à peine a-t-il franchi le seuil de l’antique palais des czars que les flammes du Kremlin, allumées par des mains invisibles, s’élèvent sur sa tête. A ce signal terrible, Moscou déserte, l’immense Moscou n’est qu’un vaste incendie qui retient Napoléon sur le théâtre de ce grand crime inconnu, qu’un Tartare féroce a pu seul concevoir et exécuter. Pourquoi ne se dérobe-t-il pas, à la tète de sa généreuse armée, à cette effroyable hospitalité ? et, fuyant le spectacle du plus énorme forfait de l’histoire des despotes, ne va-t-il pas poser ses tentes sur le sol où finit la Barbarie, où la Pologne commence ? Mais Napoléon, et l’histoire devra consacrer cette erreur si neuve dans la vie d’un conquérant ; Napoléon, du moment où le glaive est tombé de sa main, est saisi, aveuglé par la passion de la paix, comme il fut entraîné par la passion de la guerre. A la lueur affreuse de Moscou, brûlée par son propre gouverneur, il espère que les clefs du pôle lui seront apportées avec les supplications de la paix. Cependant il traite Moscou comme il a constamment traité les villes conquises et les champs de bataille. Il dérobe aux flammes les seuls habitans qui lui restent, ses malades, ses blessés, ses orphelins ; ils sont tous sauvés. Il prélève encore pour eux, sur les besoins de ses propres troupes, la dune des ressources qu’elles arrachent journellement à l’incendie. Heureux de ce grand bienfait, qui purifie cette scène de destruction, Napoléon attend avec impatience le retour de son envoyé au camp ennemi. Mais le vieux Kutusow répond à Lauriston : Votre guerre est finie, la nôtre va commencer. Le barbare semblait appliquer à l’armée de Napoléon la prédiction du prophète : Dans quarante jours, Ninive sera détruite. Ninive, c’était l’armée ; l’armée, c’était l’empire !

En effet, quarante jours s’étaient écoulés à Moscou dans cette présomptueuse espérance de la paix. L’hiver a hâté sa marche accoutumée ; il faut donc quitter Moscou, et le 23 octobre commence la retraite des trophées. Le même jour aussi un prisonnier proclamait dans Paris la mort de Napoléon et suspendait l’empire. Jamais présages plus sinistres ne s’étaient levés sur un homme, sur une nation ! Cependant l’hiver a redoublé ses frimas. Saisis inopinément par sa rigueur au sein de glorieux combats livrés pour le retour dans la patrie, les guerriers de la France, de l’Allemagne, de l’Italie, de la Pologne tombent tout armés sous les rigueurs d’un ciel inexorable. La nature seule, dans toute sa puissance, pouvait détruire ces phalanges invincibles. Elles succombent à une mort inévitable contre laquelle toute valeur est inutile. Elles ont de plus leur fuite à conquérir, et la Bérézina vit ce triomphe qui leur était inconnu.... Chaque jour un cercueil de glace s’ouvre et se referme sous les pas des vainqueurs de l’Europe. Rappelé en France par le salut de l’empire, Napoléon a dû se soustraire à ce spectacle funèbre. Consternés, mais fidèles, ses soldats semblent iui dire dans leurs muets adieux : Ceux qui vont mourir te saluent. Enfin la Pologne voit passer tristement la pompe mortuaire de son indépendance, et paraît s’immoler sur la tombe de cette armée qui la lui avait promise. Le héros de la Moskowa, devenu celui de la retraite, l’immortalise par un dernier triomphe sur la terre moscovite.

Cependant, couvert du deuil de l’armée de Moscou, Napoléon est rentré à Paris dans la nuit du 20 décembre. Il y avait été précédé par le fatal bulletin qu’il a dicté lui-même. Son premier soin, après avoir pourvu avec son ministre de la guerre à la défense nationale, est de se faire rendre compte de la conspiration Mallet, qui a été une des principales causes de son retour. La révolution n’est pas morte, dit-il, ma dynastie n’a pas pris racine. Cette vérité terrible lui avait été révélée dans les premiers jours de la fatale retraite. Il en trouva la preuve dans l’enquête qu’il ordonna sur cet étrange attentat. C’était trop après Moscou.

Veuve de sa plus belle armée, à la voix de Napoléon la France lui donne ses derniers soldats. Ce sont les fils de ceux qui triomphèrent à Valmy, à Jemmapes, à Fleurus ; et en 18i/j, après avoir vaincu toute l’Europe, il s’agit encore de défendre le sol de la patrie ! Alors sans doute le traité fatal de Bayonne lui revint en mémoire. Deux cent cinquante mille Français, vétérans de sa gloire, ne triomphaient plus en Espagne pour cette France qui les rappelait en vain. L’Espagne a porté un coup mortel à Napoléon et à la France. Quelques régiments et cent cinquante cadres de bataillon en sont partis pour dresser aux combats la conscription nouvelle, qui afflue sous les aigles restées à la France.

Jamais Napoléon ne connut mieux l’empire qu’il exerçait sur la nation, jamais aussi son génie ne se déploya avec plus de puissance. Deux mois après son retour, une autre grande armée est en marche sur le Rhin. Là, peut-être, il aurait dû l’arrêter pour rendre la guerre tout à fait nationale ; mais il lui faut sauver ces débris de Moscou, cette phalange sacrée qu’Eugène, à travers mille périls, ramène à sa suite. Murat a quitté à Posen ce dépôt de la gloire française confié à sa valeur. Il est parti brusquement pour son royaume, où il n’est point rappelé par l’intérêt de la France, à qui il doit sa couronne. A peine Eugène a-t-il pris le commandement qu’il a non à combattre mais à fuir deux trahisons : l’aile gauche de sa faible armée a été livrée à l’ennemi par le contingent de la Prusse, et l’aile droite par celui de l’Autriche. Trop confiant dans ses alliés, qui, à son passage à Dresde, lui avaient demandé à partager les dépouilles de la Russie, Napoléon, au heu d’en faire son avant-garde, leur avait confié le soin de garantir sa marche. Le 1er mars, le traité de Kalish a de nouveau lié la Russie à la Prusse, qui en devient la frontière armée, et la convention de Varsovie, signée par l’Autriche, annonce à la Pologne la domination de la Russie.

Cependant, à la nouvelle des désastres de notre retraite, l’Autriche avait été au moment l de prendre hautement le parti du vainqueur. Mais arrêtée dans sa joie par le retour imprévu de Napoléon, qu’elle croyait enseveli avec son armée dans les glaces de la Russie, elle se hâte d’envoyer à Paris un négociateur, comme elle en a expédié un à Wilna auprès d’Alexandre. Cette conduite annonce assez qu’elle veut être la médiatrice de la paix après avoir été l’infidèle auxiliaire de la guerre.

A Berlin, la politique marche comme à Vienne. Ces deux puissances, unies déjà par leurs défections, non contentes d’avoir donné de tels gages à l’empereur de Russie, semblent s’entendre aussi pour les protestations de fidélité qu’au nom d’une alliance si indignement trompée elles renouvellent à Napoléon. La Prusse n’a plus rien à craindre de la France. Son territoire est en partie occupé par l’armée russe, et quand la nécessité de la défense nationale appelle sous ses drapeaux tous les hommes en état de porter les armes, ce n’est point aux envahisseurs de la patrie quelle les oppose, elle les joint aux ennemis de son alliée. Le 16 mars, le roi de Prusse reçoit Alexandre à Berlin. Ils marchent ensemble contre la France pour l’indépendance de l’Allemagne.

L’Autriche intacte, éloignée, moins engagée que la Prusse, se propose un rôle plus élevé qui lui donnera la balance de la paix ou de la guerre. Pour atteindre ce but, elle doit faire d’immenses arméniens, elle a besoin de gagner du temps. Pendant quelle arme contre la France, elle négocie avec elle. Napoléon, et c’est là toute sa faiblesse en politique, a toujours été porté en faveur de l’Autriche ; il croit aussi à l’empire d'un lien de famille rendu plus sacré par la naissance de son fils, et il se flatte d’assurer au moins l’alliance avec son beau-père par de grandes victoires sur la Russie et sur la Prusse.

Les proclamations russes et prussiennes, écrites avec le style et la violence de nos orages révolutionnaires, menacent de la puissance des armes et de la perte de leurs États les princes parjures de l’Allemagne qui ne se joindraient pas aux drapeaux d’Alexandre et de Frédéric-Guillaume. Le vieux roi de Saxe, dont le grand-duché est déjà envahi, peut trembler pour ses jours. Il sait toute la haine qu’inspire sa fidélité à la France, et qu’il n’a que le temps de se soustraire par la fuite à la proscription dont il est l’objet : réfugié à Ratisbonne, il est bientôt attiré à Prague par l’Autriche, qui abuse de sa faiblesse et de sa position. Le 29 mars, la convention de Kalish établit le lien secret qui unit l’Autriche à la Prusse et à la Russie. Le parti de l’Autriche était déjà pris pendant la retraite, avant la défection prussienne. La mission du comte de Narbonne à Vienne en qualité d’ambassadeur fit bientôt connaître toute la pensée de ce cabinet. L’Angleterre était l’âme de cette vaste conspiration. Elle avait eu à Vienne, pendant la campagne de Moscou, iin plénipotentiaire accrédité qui avait brusquement disparu à la nouvelle du retour de Napoléon. La Suède, à qui elle a promis la Norvège, reçoit d’énormes subsides, et lui vend la coopération de Bernadotte, appelé à un grand commandement. Ce ne sera pas le seul parjure que la Suède armera contre la France. Le Danemark, dont la fidélité à Napoléon est ; inexpugnable comme sa haine pour l’Angleterre est invincible, a résisté à toutes les promesses et à toutes les menaces, et la perte prochaine de sa plus belle province punira sa loyauté.

Tels sont les dangers qui environnent Napoléon. Il court les prévenir ou les combattre. Le 30 avril, il a rejoint sa jeune armée. Il lui donne lui-même ses premières armes sur le sol germanique, non loin d’Erfurth, où, deux ans auparavant, Alexandre avait juré déporter toujours l’épée qu’il recevait de Napoléon, et de ne la jamais tirer contre lui. Le 2 mai, en avant de Lutzen, célèbre par la victoire et la mort de Gustave-Adolphe, l’empereur retrouve Eugène et les débris de sa vieille garde auprès de la pyramide de ce grand roi. Quelques heures après, une victoire non moins éclatante illustre encore les champs de Lutzen. Dresde a vu la fuite d’Alexandre et de Frédéric-Guillaume, le triomphe de Napoléon et le retour du souverain de la Saxe. Eugène, qui a vaincu avec Napoléon pour la dernière fois, retourne en Italie, où une armée de cinquante mille hommes pourra menacer la route de Vienne, qui lui est bien connue. Les 19 et 21, Bautzen et Wurschen ont vu fuir encore l’aigle prussienne. Les princes coalisés, trois fois vaincus, vont cacher leur défaite au fond de la Silésie. Mais tous les auspices ont été funèbres depuis !a reprise des armes. Des tombes s’élèvent au milieu des trophées de Napoléon. Bessières, le premier chef de ses guides, le témoin de toutes ses victoires, a péri avant Lutzen, et Duroc, son ami, tombe après Wurschen !

Encore une victoire, et Napoléon délivre, sur la Vistule, les huit mille vieux soldats que Murat a laissés dans ses forteresses, au lieu de les rendre à la faible armée qu’il abandonna à Posen. Mais, après Wurschen, Napoléon est, comme après Moscou, aussi avide de la paix qu’il l’était de combattre, et sa prudence s’égare dans un armistice dont le but est de réunir contre lui toutes les forces du continent. Il accepte à Dresde la médiation de l’Autriche, qui l’a abandonné en Pologne. L’Autriche est prête. Elle a deux cent mille hommes à mettre dans la balance. Son choix n’est point douteux. Aussi, au lieu d’un congrès destiné à traiter de la paix du monde, on voit se former à Prague une chambre ardente où Napoléon et la France sont condamnés à périr par les armes. Il y eut a Prague des négociateurs, et point de négociations. Napoléon voulut traiter par la Russie, il fut éconduit. Il voulut traiter par l’Autriche, et accepta son ultimatum ; mais le 10 août est le jour fatal où expire l’armistice. Les courriers de Napoléon n’arrivent que quelques heures après, et M. de Metternich a proclamé la guerre à la France, au nom de son souverain. Le traité de Pillnitz s’exécutera après vingt-trois ans de guerre et de révolution. La cause de la légitimité saisissait enfin cette occasion si longtemps attendue, achetée par tant de sacrifices. C’était l’unique lien des coalisés.

L’Angleterre, qui, l’année précédente, a mis en mouvement, avec ses subsides, le colosse russe, et lui a donné la force qu’aujourd’hui elle voudrait vainement lui ravir, l’Angleterre paie également l’Autriche, la Prusse, la Suède, l’Allemagne et l’Espagne. Les jours de Napoléon sont comptés. Lui cependant, en montant à cheval, donne ordre de suivre la négociation avec cette Autriche, à la bonne foi de laquelle il croit toujours, persuadé qu’il est qu’une victoire la ramènera avec l’Europe sur le terrain de la paix. Partout où Napoléon combat en personne, il est vainqueur. Deux fois Dresde l’a vu triompher. Là est tombé, frappé d’un boulet de sa garde, l’ami de Bernadotte, l’ex-général Moreau, accouru d’Amérique pour porter avec lui la guerre clans sa pallie. La conspiration avait flétri sa vie ; sa mort a flétri toute sa mémoire. Deux fois aussi Napoléon a vaincu Blücher, mais partout où il ne commande pas lui-même il est vaincu. La Katz-Bach, Interbogt, Culm, Dennewitz ont vu ses aigles prisonnières. Il est aussi trahi. Les souverains qu’il a faits, ceux qui lui sont alliés, celui dont il est le gendre, et, trois mois après, celui qu il avait choisi dans l’armée pour en faire son beau-frère, tournent leurs armes contre lui, et attaquent les rangs où il les a reçus. Leipzig et Hanau peuvent se souvenir de cet attentat militaire, l’une pendant les trois jours d’une bataille où allait se décider le sort de la France, l’autre dans la confiance d’une retraite qui méritait au moins de la part de la Bavière le respect d’une rigoureuse neutralité.

Cette déloyauté fut punie par les braves qui, sans la défection des troupes du fidèle souverain de la Saxe, auraient, à Interbogt, à Dennewitz, repris Berlin, et qui, au lieu d’être poussés sur le Rhin par la coalition, l’auraient rejetée et anéantie sur les bords de la Vistule.

Napoléon, au lieu d’attendre la coalition du Nord sur le Rhin, avait voulu la vaincre au cœur de l’Allemagne. Après l’avoir étonnée par trois victoires, incertain qu’il était et de la fidélité et de la politique de l’Autriche, pourquoi n’eut-il pas la pensée de profiter de l’armistice de Plesswitz pour reployer sur le fleuve frontière de la patrie son armée victorieuse, et y attendre, soutenu par la France, appuyé sur ses forteresses, le résultat du congrès de Prague ? La nécessité de cette grande mesure de salut public lui fut démontrée à Dresde par la nouvelle de la défaite de Vittoria, qui détrôna son frère et porta Wellington sur les Pyrénées. Cette attitude seule eût pu retenir l’Autriche dans la neutralité qu’il lui avait demandée au défaut de l’alliance, et aurait fermé la Suisse à l’invasion étrangère. C’eût été noblement abdiquer la pensée de la monarchie universelle, à laquelle l’avaient condamné les continuelles agressions de l’Europe, que de la défier sur les limites de la France républicaine, non plus comme empereur d’Occident, mais comme dictateur de la patrie en danger.

Les armées ennemies ont laissé derrière elles près de deux cent mille Français renfermés dans les places de l’Elbe, de l’Oder et de la Vistule. La foi punique préside à leurs conseils. Elles violeront les capitulations qu’elles seront forcées d’accorder à la valeur de nos braves. Tout sera permis contre la France. Cette France, si généreuse sur le champ de bataille, est mise au ban de l’Europe, à qui elle a laissé ses trônes et ses lois ! Il lui était resté un allié inviolable par son rang, son âge et ses vertus ; mais le roi de Saxe, dans sa dernière ville, encore ébranlée de la catastrophe qui nous a ravi l’arrière-garde de notre année, dans ce même palais témoin des adieux déchirants de Napoléon et des siens, devenu l’hôte d’Alexandre et de Frédéric-Guillaume, dépouillé de ses États, dégradé de la qualité de roi, a été emmené captif dans une ville étrangère ! Rien n’est sacré pour les rois qu’anime l’esprit britannique. Ils seront même infidèles à l’amour, à la confiance, à la valeur de leurs sujets, qui se sont tous levés pour l’indépendance de l’Allemagne, et à qui ils doivent les trônes où ils sont assis aujourd'hui.

Le 3 novembre, Napoléon a passé le Rhin pour la dernière fois avec les débris de celle jeune armée contre laquelle ont lutté pendant cinq mois les vieilles bandes de l’Europe. Le fléau qui moissonne la garnison de Torgau l’attend aussi à Mayence. La maladie détruit les braves échappés des combats au moment où ils sont rendus à leurs foyers. Quant à Napoléon, il a retouché le solde la patrie, et comme Antée, y puisant une force nouvelle, il va donner à la France le glorieux spectacle de ces beaux trophées dont vingt ans plus tôt il décora le drapeau républicain ; alors aussi c’était pour le salut de la France qu’il combattait à Arcole et à Rivoli ; il n’avait à vaincre que quatre armées autrichiennes, et aujourd’hui c’est l’Europe toute entière ; alors aussi, comme il le dit lui-même, il avait sa fortune à faire ; à présent, il lui faut sauver celle de tout un empire ; alors enfin la France toute entière était exaltée par les inspirations de la liberté pour laquelle seule elle voulait triompher, tandis qu’en 1814, placée toute entière sur la tête d’un seul, la France semblera assister aux derniers exploits de ses soldats comme à un combat de gladiateurs destiné à honorer sa pompe funèbre.

Cette armée ne compte que 40.000 hommes. Voilà tout ce qui reste à peu près à la représentation militaire d’un empire qui, avant la bataille de Leipzig, comptait 60 millions de sujets ! Commandés par Napoléon, ces héros de la Bérézina et de la Saxe suffiraient peut-être à repousser l’invasion de l’Europe, si, par le traité qui rend l’Espagne à Ferdinand, les légions de Soult et de Suchet viennent au secours de la patrie. Augereau occupe Lyon avec une autre armée, à qui la neutralité de la Suisse doit permettre d’aller défendre les passages du Rhin. Vingt mille Français de l’armée d’Italie vont aussi franchir les Alpes que Napoléon tourna jadis, et arriver sur le champ de bataille en même temps que ceux qui vont franchir les Pyrénées. Mais Ferdinand a traité aussi avec la coalition, et par des conseils qui ne sont point étrangers à l’hospitalité de Valençay, il élude l’exécution de la convention qui le rend à ses sujets. Ce perfide retard doit retenir nos armées en Espagne, et les empêcher de prendre part aux combats dont la France va être le théâtre. La conduite de Ferdinand est un fait nouveau dans l’histoire, à qui ce prince doit causer encore d’autres étonnements. D’un autre côté, la Suisse sacrifie imprudemment à l’Autriche, son ancienne ennemie, cette prérogative de neutralité que jusqu’alors elle avait su faire respecter à l’Europe. Ainsi, depuis les bouches du Rhin jusqu’aux sources du Rhône, la coalition assiège toutes les portes de la vieille France avec un million de soldats, et Napoléon se trouve réduit aux 40.000 hommes qui ont repassé le Rhin à sa suite.

Cependant, le 5 février 1814, un congrès s’ouvre à Châtillon, enclave neutralisé par l’invasion étrangère. Quand Napoléon avait appris la rupture de Prague, sautant sur son cheval de bataille, il avait ordonné au duc de Bassano de suivre sa négociation avec l’Autriche. Au moment d’assiéger la vieille France, la coalition avait hésité sur les bords du grand fleuve frontière qu’elle n’avait plus franchi depuis le consulat, et à Francfort elle avait relevé le gant de la paix que Napoléon lui avait jeté en partant pour la guerre. De cette communication, qui n’était qu’un délai donné à la Suisse pour sacrifier sa neutralité en haine de la France, il était résulté de la part de Napoléon la proposition d’ouvrir un congrès à Manheim. Mais la Suisse ayant fléchi devant la maison de Habsbourg, la coalition avait envahi le nord et l’est de la France, et elle avait disposé de Châtillon, sa conquête, pour en faire le siège du congrès. La position était bien différente de traiter à Manheim, sur la rive droite du Rhin, alors barrière intacte de la France, ou de traiter à Châtillon, concession du vainqueur au centre de la conquête. A Prague, l’Europe s’était réunie pour décider la guerre. A Châtillon, c’est pour ne céder la paix qu’à la victoire, impossible aux Français, et Napoléon a accepté cette terrible condition.

En effet, bientôt les conférences de Châtillon sont troublées par le bruit de ses armes. Champaubert, Montmirail, Vauchamp, Nangis, Montereau, le voient triompher, et l’ordre de signer la paix est parti du théâtre de ses succès. Mais au même moment la Russie suspend le congrès. Un autre ennemi s’est glissé au sein des armées coalisées. Le comte d’Artois est arrivé à Vesoul le 21 ; le 11, le duc d’Angoulême était à Saint-Jean-de-Luz, et le duc de Berry débarquait à Jersey. De plus, un émissaire de la conspiration de Paris est arrivé à Chaumont, où la quadruple alliance vient d’être proclamée. Il pénètre au quartier d’Alexandre, et la marche sur la capitale est résolue, au lieu de la retraite sur le Rhin, qui eût été consommée, si Augereau avait obéi. Séparé du grand quartier-général par l’irruption d’un corps de notre cavalerie, l’empereur d’Autriche a pu gagner Dijon incognito avec son ministre. Dans cet asile éloigné que lui donne la fortune, il attendra que l’œuvre de la vengeance européenne soit consommée ; car, depuis Prague, son gendre n’est plus pour lui qu’un ennemi qu’il faut détruire, et sa fille et son petit-fils ne sont à ses yeux que des captifs qu’il ne voudra racheter que par la chute de leur époux et de leur père. Ce que veut aussi François II, c’est de n’être pas le témoin de la proscription de sa famille. Il s’est réservé la pudeur de sa politique dont Schwartzemberg, à défaut de Metternich, a reçu tous les arrêts. Cependant, par ses incroyables succès, Napoléon, après quinze jours d’attente, s’était déclaré le seul arbitre de la paix. Son plénipotentiaire avait eu carte blanche pendant dix-neuf jours. A Prague, la question était européenne, et il fallait bien échouer ; tandis qu’à Châtillon elle était devenue toute britannique. Par la quadruple alliance, la Russie, l’Autriche, la Prusse étaient entièrement désintéressées. Il ne restait plus qu’à satisfaire l’Angleterre par l’abandon de la Hollande et d’Anvers. Mais le plénipotentiaire français a conservé dans Châtillon les habitudes de Prague ; malgré la différence de position sur l’échiquier politique, et au lieu de frapper à la porte de Castelreagh, il écrit à Chaumont à M. de Metternich, qu’un hourra de cavalerie a dispersé avec son maître.

De son côté, Napoléon ignore ce qui se passe dans le camp des alliés, et, le 19 mars, le congrès est dissous. Le 26, il espère atteindre enfin à Saint-Dizier la grande armée russe ; mais, trompé par la marche d’un corps isolé, il apprend trop tard l’irruption générale de la coalition sur Paris. Le 30, il s’est porté à marches forcées sur Fontainebleau, dans l’espoir de fermer à l’ennemi les approches de la capitale. Hélas ! le même jour s’est donnée la bataille de Paris, et il arriva presque sous ses murs pour être témoin de la capitulation ! Vingt-quatre heures ont pesé dans la balance de la fortune plus que les vingt années de gloire de Napoléon ! Le temps do vaincre la fortune était passé, et Napoléon survécut avec ses braves.

Tous ne furent pas des braves ; tous ne furent pas fidèles. L’armée, commandée par Marmont et Mortier, faible de trente mille hommes, contre l’armée de l’Europe, ne s’est si vaillamment battue que pour mourir et capituler à la vue de huit cent mille habitans, qui ne surent ni soutenir les vivants ni remplacer les morts. La défense de la capitale, malgré les ressources mises par l’empereur à la disposition de son frère Joseph et de son ministre Clarke, n’avait point été organisée. Ils étaient partis, entraînant avec eux, sous la garantie d’un ordre ancien de l’empereur, leur souveraine l’impératrice et l’héritier du trône, qui, seuls, suffisaient, sinon pour le défendre, au moins pour le garder au sein de la capitale envahie. Joseph et Clarke répondaient delà capitale à l’empereur, et Marie-Louise, régente, répondait de l’empire aux Français. Non, tous ne furent pas fidèles. Alexandre avait été frappé d’une sorte de stupeur par le silence universel de la population, quand il traversa Paris à la tète de ses armées. Mais le sénat, qui avait fait le 18 brumaire, qui, depuis le consulat, avait constamment décrété les volontés de Napoléon, qui, l’année précédente, avait sollicité et obtenu le couronnement de l’impératrice et du roi de Rome, le sénat prononça la déchéance de Napoléon ! La conspiration intérieure, qui avait brusquement rappelé Napoléon de ses triomphes d’Espagne, avant la campagne de Wagram, s’était hâtée de s’associer à la minorité factieuse dit Sénat. Celle-ci trouva des imitateurs parmi les membres du Corps-Législatif et du Conseil-d’État. Tous ceux qui prononcèrent l’arrêt de Napoléon avaient prononcé celui de Frochot l’année précédente. L’opinion publique fut ainsi surprise dans une embuscade française et étrangère. Prisonnière sans cartel, elle ne fut pas même admise à capitulation. Ainsi le procès de Napoléon était perdu, mais celui de la maison de Bourbon n’était point gagné. Napoléon abdiqua pour lui ; et la cause de la régence restait entière. Mais le Sénat et quelques hommes dont Napoléon avait fait toute la fortune, prononcèrent sa déchéance et celle de sa famille. Il n’était donc plus question que de l’y faire consentir. Cette opération présentait plus de difficulté.

Napoléon occupait Fontainebleau et les avenues de Paris avec cette armée de cinquante mille hommes que la coalition n’a pu vaincre, heureuse de s’être dérobée à sa poursuite par le stratagème de Saint-Dizier. Alors les membres du gouvernement provisoire, qui vient d’être créé, cherchent à s’assurer de l’un des généraux de Napoléon pour détacher de lui ses soldats. Il faut qu’ils soient bien sûrs de leur démarche en fixant leur choix sur celui qui a capitulé sous Paris, celui que Napoléon appelait mon enfant, élevé sous ma tente, qu’il avait chéri comme aide-de-camp, qu'il avait fait un de ses maréchaux et l’un des plus grands personnages de l’empire. Ce crime est consommé : le corps de Marmont déserte, et Napoléon, qui lui avait confié le poste qui garantissait sa sûreté, est à découvert. Il lui reste à peine quarante mille hommes pour livrer la bataille du désespoir, et mourir avec eux pour son fils. Mais le 6 avril, Alexandre, instruit de la défection du sixième corps, prononce le fatal ultimatum de l’abdication absolue de Napoléon ; le même jour aussi, le gouvernement provisoire et le Sénat appellent au trône Louis XVIII, et publient une nouvelle Constitution, dont l’acceptation sera la condition de l’avènement de ce prince. Cette Constitution est envoyée à Hartwell.

Le lendemain, Napoléon s’est levé plus guerrier encore qu’il ne l’était la veille. Il avait fini avec la politique. Déjà familiarisé avec l’idée d’être un souverain sans empire, il ne l’est point avec celle de n’être pas un général quand il lui reste encore une armée. Si les chefs sont devenus des hommes de palais, les soldats sont restés les hommes de la tente. Ils ne connaissent pas les abdications ; ils ne connaissent que celui qui les a, depuis près de vingt ans, conduits à la victoire, et non pas ceux à qui il a distribué tant d’honneurs et quelques sceptres. L’armée de Fontainebleau ne croit point que des politiques de Paris aient le droit de la relever de ses serments envers celui qu’elle garde encore. Napoléon a renoncé à marcher sur Paris. Pourquoi n’irait-il pas chercher les armées du Midi quand il reste à combattre derrière la Loire ? Mais tout ce qui l’entoure lui oppose les horreurs de la guerre civile, pour laquelle il a toujours éprouvé une profonde aversion. Le citoyen l’emporte : cependant le guerrier devait reparaître. Eh bien, s’écrie-t-il, marchons sur les Alpes ! On se tait autour de lui, même le héros d’Arcole ! Ce silence de ses maréchaux, de ses généraux, lui prouve qu’il n’a plus d’armée ; et se voyant tout à coup déchu du sceptre militaire par ses propres élus, il signe la seconde abdication qui lui est demandée. Si Napoléon, au lieu de conférer avec ses maréchaux dans les galeries, eût descendu l’escalier du palais et parlé aux soldats, l’armée entière se fût serrée autour de lui, avec elle il eût percé les lignes étrangères, rallié à Lyon l’armée d’Augereau, indigne de la commander, celle de Soult qui venait d’illustrer ses armes par la bataille de Toulouse, dérobée à l’armistice, et enfin celle du vice-roi, dans cette belle Italie, où, poursuivi sans doute par toutes les forces de l’Europe, il aurait eu peut-être le bonheur de trouver une tombe glorieuse dans le berceau de sa gloire. Le drame eût fini plus noblement pour lui, et aussi pour la France. Le détrônement d’un souverain par l’ennemi est pour un pays une tache ineffaçable.

Après cette grande scène, qui fut immédiatement suivie de la disparition des dignitaires de l’armée, Napoléon livré à lui seul s’indigna d’avoir encore à signer le traité de Paris, dont les maréchaux lui avaient opposé les rigueurs. C’est le dernier acte de sa vie politique : aussi résiste-t-il violemment à le ratifier. Il va même jusqu’à redemander, mais en vain, l’acte de l’abdication absolue. Une âme de cette trempe devait être soulevée par de terribles combats. Privé de sa femme, de son fils, du trône, de l’armée, en proie aux inspirations des étonnantes facultés dont l’avait doué la nature, aux tourments des plus glorieux comme des plus funestes souvenirs, n’ayant plus que faire de son génie, ne pouvant plus rien faire pour la France, rien contre l’étranger, Napoléon s’avise qu’il n’a plus besoin de lui-même. Il se souvient, prisonnier d’Alexandre, de ce poison de Cabanis qui ne l’a pas quitté pendant la campagne de Moscou. Le moment est venu de s’en servir. Il le prend ; mais, après une douloureuse agonie, la force de sa constitution le fait triompher, non moins que la faiblesse de ce poison usé par les frimas de la Russie. La nuit avait couvert cet acte de désespoir, unique dans sa vie. Le lendemain, encore abattu par les angoisses de cette nuit fatale, et peut-être rappelé à une sorte d’espoir par le retour à la vie, il signe froidement les ratifications du traité de Paris. Le 20, il quitte Fontainebleau pour aller prendre possession du rocher de file d’Elbe.

Fontainebleau demeure à jamais célèbre par les adieux d’un grand capitaine à ses soldats. Réduit par la guerre et la défection à n’avoir plus d’autres sujets, d’autres courtisans, le banni de l’Europe ne vit autour de lui qu’un seul de ses ministres, dont la fidélité datait du consulat, et pas un de ses maréchaux ! Mais quelques généraux et quarante mille soldats, qui avaient vaincu l’Europe, rendent témoignage de ces illustres adieux, qui retentiront à jamais dans l’histoire. Napoléon finit comme il avait commencé au milieu d’un camp dont la douleur fut sublime.

Heureux sont ceux qu’il nomme dans sa garde pour partager sa captivité. Le bataillon sacré s’est mis en route, fier d’avoir été choisi. Il se croit tout seul la grande armée, puisque le grand capitaine le commande ; malheureusement il ne pourra le défendre sur sa route où s’est embusqué l’assassinat. Outragé à Lyon par Augereau, Napoléon n’aura pour sauvegarde que les généraux étrangers, chargés de surveiller son voyage et d’assurer son exil. Il sera condamné à l’humiliation d’un déguisement pour se soustraire à des poignards français. L’île d’Elbe, ce rocher qui voit l’Italie, sera l’objet des vœux ardents du maître du monde ! enfin la mer, qui lui a vu rompre, il y a vingt ans, le banc de la conquête, s’étend à ses regards, et il est heureux en montant le navire britannique de n’être pas déporté sur un navire français ! Mais un jour le navire britannique lui sera hospitalier ! !

Ainsi se termina cette période de la gloire française, digne en tout, soit par les miracles du génie et ceux de la fortune, soit par les monuments de toute nature, qui l’immortalisent, soit aussi par les grands exemples et les grands souvenirs qu’elle a laissés, de prendre le premier rang parmi les plus mémorables époques de l’histoire moderne, renfermant en elle seule, dans le court espace de vingt années, toutes les vicissitudes de l’empire romain dominateur du monde et du monde asservi.