ESSAI SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TOME PREMIER

 

ÉTATS-GÉNÉRAUX.

 

 

On procéda aux élections : celles de Bretagne furent remarquables par le refus de la noblesse de se faire représenter aux états-généraux ; celles du Dauphiné furent paisibles et démocratiques ; celles de la Provence furent tumultueuses ; une tempête sortit de leur sein. Un gentilhomme se leva et dit : Dans tous les pays, dans tous les âges, les aristocrates ont implacablement poursuivi les amis du peuple. Et si je sais par quelle combinaison de la fortune il s’en est élevé quelqu’un dans leur sein, c’est celui-là surtout qu’ils ont frappé ; avides qu’ils étaient d’inspirer la terreur par le choix de la victime. Ainsi périt le dernier des Gracques de la main des patriciens. Mais, atteint du coup mortel, il lança de la poussière vers le ciel, et de cette poussière naquit Marius, Marius moins grand pour avoir exterminé les Cimbres, que pour avoir abattu dans Rome l’aristocratie de la noblesse. Cet orateur, c’était Mirabeau ; il venait de plaider dans sa propre cause. Repoussé aux États par la chambre de la noblesse, il se fit le héros du peuple, plutôt peut-être pour se venger de l’aristocratie qui le dédaignait, que pour la liberté dont l’attrait lui était moins naturel que celui d’une révolution. Son génie le portait à susciter des troubles pour y dominer. Passionné pour la renommée, il avait su rendre éclatans d’obscurs malheurs, attacher de la gloire au scandale, et intéresser la France aux excès de sa jeunesse. La nature lui avait donné une éloquence audacieuse pour exprimer toute la violence de ses passions, et les formes d’un tribun pour dérober aux yeux du peuple l’âme d’un courtisan. Une sorte de prévision l’avait jeté dans l’étude de la politique ; né pour une opposition quelconque, il saisit avec ardeur l’occasion que lui offrait le refus de la noblesse pour se précipiter dans la cause démocratique, comme dans un arsenal ouvert à sa vengeance. Mirabeau était à lui seul la révolution naissante, mais assez forte déjà pour écraser les ennemis qui menaçaient son berceau.

Ici commence la première époque de la liberté, celle delà monarchie constitutionnelle, ou celle de Mirabeau. La seconde fut celle de Robespierre qui fit haïr la liberté par la terreur. La troisième celle de Bonaparte, qui la détruisit par le despotisme de la gloire. Il est important de remarquer, afin de signaler la marche de l’esprit de la France dans sa révolution, que la quatrième époque, celle de Louis XVIII, semble avoir été la suite de la première, comme si la république et l’empire n’eussent pas existé ; toutefois l’ère actuelle a l’immense avantage d’avoir hérité de tout ce que ces deux gouvernements ont produit de glorieux et d’utile : en effet, elle montre la France assez forte et assez sûre d’elle- même pour achever l’œuvre de sa régénération politique sans avoir besoin de troubler ni de menacer l’Europe, et apprenant aux rois à s’honorer enfin de porter le titre de souverains d’un peuple libre ; car tel est le droit connue la condition de la couronne de France.

Louis XVI ouvrit à la royauté cette noble carrière, le 4 mai 1789, par la convocation des États-Généraux. Malheureusement elle eut lieu à Versailles, où la cour crut avoir sur les députés plus d’influence qu’à Paris. Ce motif qui ne pouvait échapper aux mandataires de la nation, devait ruiner cette misérable combinaison, tl s’y joignit de plus une distinction odieuse dans le cérémonial. Elle prouva jusqu’à quel point les ordres privilégiés étaient peu éclairés sur le caractère de ceux qu’ils voulaient dominer, et l’indifférence qu’ils mettaient à outrager des hommes que la gravité de leurs fonctions politiques devait rendre inviolables. Le clergé et la noblesse parurent à la procession avec des costumes éclatants qui retraçaient tout le luxe de l’aristocratie sacerdotale et nobiliaire. Le vêtement noir fut imposé au tiers- état qui semblait, à la suite des deux premiers ordres, arborer le deuil des privilèges. Ceux -là furent admis dans le cabinet du roi par la porte qui leur fut ouverte à deux battants, et introduits dans la salle des états par l’entrée d’honneur. Le TIERS fut reçu chez le roi dans une chambre dont la porte ne fut ouverte qu’à moitié, et arriva comme furtivement aux états par une entrée obscure. Le peuple qui vit passer le cortège cria vive le tiers-état, et le tiers-état humilié par les grands et honoré par le peuple, joignit au cri de liberté celui d'égalité, qui devint un mot de ralliement national.

Ce fut sous ces auspices que s’ouvrit, le 5 mai, la session des Etats. Le tiers fut placé au fond de la. salle sur des sièges plus bas que ceux du clergé et de la noblesse, assis aux deux côtés du trône. Après le discours du roi M. Necker accusa un déficit de 56 millions. C’était pour couvrir cette somme si faible en proportion des ressources de la France, que l’on appelait avec tant de pompe les plus grands propriétaires et capitalistes du royaume, que le parlement avait décliné son ancienne compétence, et que la nation était si impolitiquement investie de la connaissance de ce déficit. La noblesse et le clergé étaient cependant bien intéressés à le lui cacher ; et trois mois plutôt il eût été bien facile de le combler, si l’archevêque de Toulouse, an lieu de livrer lâchement les Hollandais au roi de Prusse, eût exigé d’eux des subsides pour les secours que le roi leur avait promis. L’imprévoyant prélat, par sa digne imitation de la politique du cardinal de Fleury en Pologne, ne comprit pas que cette conduite généreuse de la France lui assurait un allié puissant, affaiblissait la monarchie chancelante de Frédéric II, et évitait à la couronne les aveux qui provoquent les révolutions, et ne lui laissent d’autre chance qu’une obéissance trop souvent tardive à la nécessité et aux exigences du pays.

Le lendemain, le système d’outrages envers le tiers-état prit un caractère plus grave ; aussi eut-il un résultat décisif. Quoique la séparation dans la délibération eût été prescrite par le conseil du roi, il était indispensable, pour la propre garantie des États-Généraux, que la vérification de tous les pouvoirs se fît en commun. Le tiers-état s’y trouva seul, se constitua, nomma un doyen pour présider à ses délibérations, déclara ne point vouloir être un ordre, changea le nom de tiers-état pour celui de communes, et invita vainement le clergé et la noblesse à venir concourir à ses travaux. L’académicien Bailly, savant illustre et honorable, fut choisi pour être le doyen de cette assemblée, qui renfermait tant d’orages. Mirabeau en était le génie encore caché, et Sieyès le publiciste. Après d’inutiles efforts, qui honorent l’esprit de justice et de fermeté des députés des communes, après six semaines de négociations, où le clergé se montra d’abord conciliateur, le 17 juin, à la majorité de 491 voix contre 90, et sur la proposition du député Legrand, la députation des communes se constitua en assemblée nationale. Ce titre proclama définitivement la révolution, non celle qui, quatre ans après, couvrit la France d’échafauds et de trophées, mais celle qui dès- lors devait assurer à la dynastie le trône constitutionnel.