ESSAI SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TOME PREMIER

 

LOUIS XVI.

 

 

Ici la pensée s’arrête involontairement, tant elle est étonnée de cette brusque transition de la nature, qui fait monter un prince chaste et populaire sur le trône de Louis XV et de Louis XIV. Louis XVI a vingt ans. Sa conscience est son guide. Sa probité naturelle est toute son expérience. L’amour du peuple est aussi sa religion. Comment son âme, au milieu d’une cour corrompue, a-t-elle conservé toute son innocence ? Comment, insensible aux souvenirs et aux exemples de deux règnes aussi absolus, a-t-elle deviné que les rois ne sont jamais plus puissants que quand leurs sujets sont heureux. Il est proclamé roi et le plus honnête homme de son royaume. Sa timidité le rend peu accessible aux communications qui peuvent compromettre la confiance ; et elle serait un avantage précieux, si l’indécision, qui en est l’effet le plus fatal, ne rendait sa prudence inutile. Ce n’est pas qu’il ne connaisse tous ses périls : sa pensée est naturellement pénétrante. Jamais victime plus éclairée ne se dévoua au malheur. Cependant ni Louis XYI, ni les Français ne sont justiciables des crimes de la fortune, ni responsables des calamités des règnes précédents.

Le jeune roi commença par donner d’éclatantes satisfactions à l’opinion publique par le renvoi du chancelier Maupeou et du duc d’Aiguillon, et en appelant au ministère Turgot, qui semblait né pour l’asseoir sur un trône constitutionnel, et Malesherbes pour l’y maintenir. La réintégration des parlements lui parut devoir consolider le système de restauration que son amour pour la France lui avait inspiré. Mais il était déjà de sa destinée de voir tourner contre lui le bien qu’il voulait faire, comme il était de son caractère de ne pas compléter les moyens d’y parvenir. Ainsi, pendant que Turgot devançait la sagesse de l’avenir, et éloignait ses orages par des plans qui honorent également son génie et sa vertu, le vieux comte de Maurepas, ministre principal du jeune prince, ralliait secrètement les parlements nouvellement rentrés, et formait avec eux la ligue funeste des privilégiés de la noblesse et du clergé contre les innovations salutaires du contrôleur- général. Là, commence directement la révolution qui, peu d’années après, détruisit la noblesse, le clergé, les parlements et la monarchie. Turgot avait proposé l’abolition des corvées et de tous les usages de la féodalité, l’égale répartition de l’impôt territorial, la liberté de conscience, le rappel des protestans, la réforme du Code criminel, un seul Code civil, la suppression de la plupart des monastères, un nouveau système d’instruction publique, l’indépendance pour le pouvoir civil de toute autorité ecclésiastique, la liberté illimitée du commerce, etc. Turgot avait proposé au roi l’initiative de la révolution. On la voit sortir tout entière des méditations des hommes de bien sous le dernier règne, non comme une catastrophe convulsive, mais comme une destinée réparatrice du trône et de Ja patrie. Lé plus vil de tous les intérêts, la cupidité des privilégiés fit rejeter ces propositions, dont l’acceptation leur eût épargné tant de maux. Louis XVI, pressé par la noblesse, par le clergé, par les parlements qu’il venait de rappeler, leur accorda la disgrâce de Turgot, et accepta la démission de Malesherbes, qui seul de tous les privilégiés devait un jour le défendre et mourir avec lui, pour avoir rejeté ses projets et ceux de son vertueux collègue.

Cependant la cour, aveuglée par ce qu’elle appelle un triomphe, se livre sans réserve aux dépenses les plus insensées, et hâte la décadence des usages français par l’imitation des modes d’Angleterre. Il semble qu’elle soit pressée de changer de mœurs ; elle ne sent pas quelle tend à changer de fortune. Le caractère de nationalité, principe essentiellement conservateur, s’efface chaque jour et se perd dans l’adoption de frivolités étrangères. Toutefois l’agitation qui égare la cour dans le délire de la mode, n’est que l’impulsion relative de l’agitation générale qui remue les esprits. La France semblait aller tout entière à la découverte d’un état nouveau. Les symptômes variés d’une fermentation morale trahissaient le malaise et l’impatience de sa population. Par une sorte d’instinct de leur destinée prochaine, les privilégiés serraient leurs rangs, et, entre le roi et le peuple, formaient une phalange indécise sur l’ennemi, mais décidée à combattre. Le peuple, par les regrets qu’il donnait à Turgot et à Malesherbes, trahissait plutôt ses sentiments que ses espérances, et s’éloignait de ceux qui les avaient soustraits à sa confiance et à l’amitié du monarque. Le jeune roi, triste, irrésolu, malheureux, partageait en silence les regrets de son peuple, et jetait de timides regards sur l’opposition menaçante où se trouvaient ses défenseurs naturels. Louis XVI était déjà seul ; il sentait sa solitude, et n’en trouvait l’oubli qu’auprès de la jeune reine, à qui il avait donné les premiers vœux et toute la confiance de son âme.

Deux événements imprévus fixèrent tout à coup l’indécision générale, et la bizarrerie de leurs caractères dut les faire remarquer autant, que leur importance. Un protestant, un républicain, un étranger, M. Necker, fut appelé à la direction des finances par le comte de Maurepas, chef de la ligue du clergé, de la noblesse et de la magistrature. Law, sous le régent, avait été obligé de changer de religion ! On venait d’éloigner Turgot et Malesherbes, à cause de la libéralité de leurs principes. La nomination de M. Necker offrit un contraste curieux, un changement d’idées, sans changement de système. Ainsi l’aristocratie elle-même élevait, sans le savoir, un autel à la liberté. L’Amérique anglaise faisait davantage, elle en élevait le drapeau. La tyrannie de sa métropole, dans l’Inde, eut l’imprudence de venir à Boston prononcer le mot de monopole, et le cri d’indépendance y répondit avec tous les échos du nouveau monde.

Chose étrange ! la politique de la cour de France accepta cette révolution, dont elle ne prévit pas l’influence contre elle-même, comme une fortune favorable aux projets hostiles qu’elle cachait soigneusement à l’Angleterre. Cet événement tout républicain, qui consacrait par une insurrection nationale la résistance à l’oppression de l’autorité légitime, exerça subitement un empire magique sur ceux qui défendaient à Versailles les principes contraires, et donna à ce parti le caractère d’une versatilité aventureuse et d’une inconséquence inexplicable. Jamais la nouveauté n’avait tendu à l’opinion un piège plus perfide. Les privilégiés de la cour voués à la profession des armes brûlaient d’aller soutenir la cause des insurgents. Le jeune marquis de Lafayette les avait devancés, apportant aux Américains les ressources d’une immense fortune et le secours de son bras. Il était déjà l’ami de Washington et le compagnon d’armes de Kosciusko, et il méritait, par d’infatigables services, ce titre nouveau de citoyen des deux mondes, qui lui fut donné par l’Amérique et par la France. Franklin, le sage Franklin était à Paris, brillant de la simplicité de ses vertus et de celles de son extérieur. Il y présentait son petit-fils à Voltaire, qui le bénit en prononçant Dieu et la liberté. Le vieillard de Ferney soutenait de toute sa renommée les négociations du vieillard de Philadelphie. A la voix de ces deux grands hommes, la nation se composait et la cour se déplaçait. La mode chez l’aristocratie française fut d’être républicaine pour l'Amérique. En cela, le cabinet de Versailles parodiait celui de Londres, qui voulait la liberté en Angleterre et le despotisme dans ses colonies.

Le traité qui reconnut l’indépendance américaine, présenta donc la bizarre combinaison de la réunion d’opinions toutes divisées sur la politique intérieure. Aussi heureux et plus habile que le ministère, M. Necker donnait en même temps, à la France, un témoignage éclatant de l’amour du roi pour le peuple, par l’édit de la suppression de la main morte dans les domaines royaux, et des restes de la féodalité souveraine. Aussi la nation offrit-elle sa reconnaissance au patriotisme de Necker et une armée à celui de Franklin.

On ne saurait trop remarquer la marche rapide des esprits, se précipitant au-devant des circonstances, pour y saisir l’attrait d’un intérêt nouveau, tant étaient devenues insupportables pour les uns, la monotonie des habitudes, pour les autres la fatigue de l’abaissement. La mobilité elle-même des immobiles de la cour s’était égarée dans ses vœux et la caste nobiliaire se trouvait engagée dans une direction contraire à ses vieux préjugés. Les deux partis avaient dépassé déjà, sans s’entendre, les bornes de cette tolérance morale et politique, objet et seul but des travaux philosophiques du règne précédent. Ils contractaient à la lace de l’univers, une alliance offensive et défensive avec des hérétiques et des révoltés. La fièvre de cette cause populaire excita bientôt des dispositions hostiles contre l’Angleterre, et la guerre maritime parut moins entreprise pour venger la France que pour venger l’Amérique. Etrange subversion d’idées, qui, sous le gouvernement despotique de la France, faisait de la liberté de quelques colonies étrangères, la raison d’une vengeance nationale !

L’Angleterre est soudain menacée par une armée de quarante mille hommes, qui se rassemble en Normandie ; toute la cour et les princes veulent en faire partie. Le bruit d’une descente jette l’épouvante en Angleterre ; mais le roi, trop religieux, s’obstine à attendre l’agression, et fait perdre à sa marine le moment d’une gloire rapide et peut-être décisive pour la souveraineté des mers. La notification qu’il fait faire à Londres de son traité avec les États-Unis, y est acceptée comme une déclaration de guerre, malgré les assurances de bonne intelligence qui l’accompagnent. Au lieu de prévenir, la France est prévenue. En donnant un prétexte à la rupture, c’eût été la provoquer, tandis qu’on voulait la recevoir. Le scrupule du roi ne fut pas regardé comme une vertu d’état. La cause des Américains, qui était le but de la guerre, souffrit de ces ménage- mens, que combattait la franchise de Franklin.

Mais bientôt les flottes françaises promenèrent leur pavillon victorieux dans les mers de l’Amérique du Nord, dans celle des Antilles, dans la Méditerranée, dans les mers d’Afrique, et enfin dans celle des Indes Orientales. Les drapeaux du Roi Très-Chrétien ont à venger deux républiques protestantes, la Hollande, que la perfidie anglaise punit tout à coup de son long et fidèle vasselage, et la république naissante de Washington, qui ne peut triompher sans la France. La prise de la Dominique, de Saint-Vincent, de la Grenade, du Sénégal, de Tabago, la délivrance des Américains à Rhodes-Island, à Chesapeak, la prise importante d’York-Town, où Cornwallis dut subir la capitulation de Saratoga, celle de Saint- Eustache, de Démérari, d’Essequebo, de Surinam, la conquête de Minorque, la libération totale de l’Amérique du Nord, tels furent les trophées de cette époque, à jamais mémorable, qui dévoua à la reconnaissance des deux mondes les noms des Suffren, de Grasse, Gui- chen, Bouillé, Bougainville, Lapeyrouse, Vaudreuil, Lauzun, Grillon, Lafayette, Kersaint, Laclochetterie, Duchaffaud, d’Orvilliers, et ceux des généraux américains Green, Morgan et Washington ; et enfin ceux des marquis de Castries et du marquis de Ségur, qui relevèrent si glorieusement les ministères languissants de M. de Sartine et du prince de Montbarrey. Enfin le cabinet de Londres est forcé d’accéder à l’indépendance des Etats-Unis ; mais Franklin, fidèle à la reconnaissance, comme il l’était à sa patrie, refusa d’en signer le traité avant la stipulation de la paix entre la France et l’Angleterre. Ce noble refus décida le ministère anglais, qui paraissait disposé à se venger sur la France de l’affranchissement des Etats- Unis. Franklin termina ainsi par cet acte de loyauté, digne des plus beaux âges de l’histoire, la mission que ses concitoyens lui avaient confiée, et eut encore la gloire d’être un pacificateur pour leur bienfaitrice ; mais l’Angleterre, en stipulant les articles d’un traité glorieux pour la France, méditait les représailles de la paix.

Au milieu de tous ces succès de la gloire et de la liberté, qui enivraient l’opinion du tiers- état et flattaient l’orgueil de la noblesse, cette opinion et cet orgueil se trouvèrent encore en présence par le renvoi de M. Necker, comme par celui de Turgot. Le fameux compte rendu avait été publié avec l’autorisation du roi, afin d’initier la France dans le secret de ses misères et de ses ressources, et de l’associer à toute la fortune de la monarchie : c’était publier un manifeste de famille. Le sentiment paternel qui porta Louis XVI à cet acte de confiance envers la nation était nouveau pour elle depuis Henri IV, à qui le mot de famille était si naturel. Mais Louis XYI était entouré de ligueurs, qui opposèrent victorieusement leurs privilèges à sa justice, et le sordide intérêt de leurs pensions et de leurs immunités, aux principes de sage économie et d’égalité dans les charges, qui étaient la base du compte rendu de M. Necker. L’ouvrage qu’il publia dans sa retraite, sur l’administration des finances, et qu’il dédia à la nation, offrit le développement du compte rendu, et occupa les esprits les plus graves : c’était la première fois qu’une vaste théorie des finances était soumise au jugement du public. On se récria un peu sur l’orgueil du républicain genevois, mais on profita de l’ouvrage de l’administrateur disgracié, et la nation le signala comme un bon Français qui emportait dans un exil les vœux et les suffrages d’un peuple éclairé.

M. Necker avait été un ministre citoyen. M. de Calonne annonça un ministre courtisan ; la transition était brusque. Aussi la joie revint à la cour à la suite du nouveau contrôleur-général, dont les grâces et la présomption promettaient également le règne des plaisirs et le salut de la fortune publique. Cette confiance ne s’étendit guères au-delà de Versailles, d’où partaient les ordres, mais non les espérances. La capitale, à qui cet enthousiasme de cour était suspect, fut de plus éclairée sur le compte de M. de Calonne par son parlement. La magistrature ne pouvait oublier l’affront qu’elle avait reçu dans l’affaire du procureur-général La Chalotais, dont M. de Calonne, alors maître des requêtes, avait consenti à se faire le dénonciateur. Aussi l’élévation imprévue de ce ministre eut, aux yeux de ce corps jaloux et encore puissant, tout l’odieux d’une récompense qu’il prit pour un outrage personnel. Le Parlement n’était pas seulement un corps de magistrats dans l’Etat : c’était une puissance s’alliant contre le roi, avec la noblesse et le clergé, comme à l’époque de Turgot et de Malesherbes, ou bien avec le peuple, comme dans l’affaire qui amena l’expulsion des jésuites. Cette fois le parlement prit encore la nation pour auxiliaire dans ies projets de vengeance qu’il méditait contre ce qu’il appelait la trahison du nouveau ministre.

Tout à la fois complaisant facile et victime du luxe de la cour, poursuivi par la vertu de Turgot, par l’inflexible sagesse de Necker, trompant tout le monde, s’abusant lui-même, ajoutant toutes les illusions d’un crédit imaginaire à tous les hasards de la fortune, spéculant sur la faveur, audacieux, léger, fantasque, dissipateur, homme de cour dans le cabinet, homme de plaisir à la cour, homme d’état dans un cercle, enjoué dans les affaires sérieuses, sans système, sans passions, sans principes, sans préjugés, administrant la fortune de l’Etat comme il gouvernait son patrimoine, jaloux des succès de l’esprit, et enfin abandonné à l’empire des femmes, Galonné, avec un tel caractère, était cependant l’homme sur lequel reposaient la sécurité du roi et le salut de l’Etat. Son esprit, naturellement inventif et fécond en ressources du moment, imagina bientôt celle qui précipita sa ruine.

Rempli de confiance pour im triomphe qu’il venait de remporter sur le Parlement dans l’enregistrement d’un emprunt, sa présomption lui inspira l’idée de fonder son empire et son crédit sur une mesure dont il crut pouvoir maîtriser à son gré toutes les conséquences. Il fit ordonner par le roi la convocation d’une assemblée des notables. C’était un coup d’état masqué ; et, pour dominer dans une tentative aussi hardie, il fallait le génie ou plutôt l’époque de Richelieu. Les hommes du pouvoir semblaient rapetisser en proportion de la hauteur à laquelle s’élevaient déjà les esprits, et s’effacer devant cette inflexible supériorité qu’affectait déjà sur le gouvernement l’opinion publique. Aussi cette opinion envisagea-t-elle la convocation de cette assemblée comme l’apparition d’un phénomène politique qu’elle attendait pour se déclarer légalement.