ESSAI SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TOME PREMIER

 

AVANT-PROPOS.

 

 

A la fin de 1829, je résolus de nie rendre compte à moi - même de mon premier ouvrage, publié dix années plus tôt, sous le titre de Tableau de la Révolution française. Je fus d’autant plus entraîné à cet acte de conscience que j’avais exercé avec succès, pour écrire l’histoire de Napoléon, une sévère critique sur les articles Bonaparte et Napoléon, insérés dans la Biographie des Contemporains. Il me parut aussi dans les convenances, et même dans les devoirs, soit de la faveur littéraire accordée à mes ouvrages, soit de l’époque de la vie à laquelle je suis arrivé, de ne laisser incertain, ni le jugement du public, ni le mien, sur mes opinions relatives à notre révolution, point de départ général de l’existence morale et politique de 32 millions de citoyens qui habitent la France. J’allais donc publier, en 1830, sous le titre d’Essai sur la Révolution française, un nouvel ouvrage destiné à remplacer le premier, quand les événements de juillet 1830 vinrent tout-à-coup m’offrir une péripétie inespérée, qui seule pouvait compléter mon travail.

Mais ces pages si imprévues, pouvais-je les saisir dans ces transports de délire patriotique d’une victoire inouïe dans les fastes de la liberté ?

Ne fallait-il pas attendre la fin de la tempête parisienne pour s’en mieux souvenir ? ne fallait-il pas revoir d’un peu loin ce qu’on avait vu de près, afin de mettre le jugement à la place des impressions, et de prouver surtout que le merveilleux des trois journées de juillet était une vérité historique ?

Et qui eût essayé alors de retracer ce qui échappait si impérieusement à la pensée ? le temps, l’ennemi, le combat, manquèrent tout-à-coup. Déjà un trône légitime était renversé ; un trône légal était élevé. Déjà les honneurs funèbres étaient rendus aux morts de la patrie : les vaincus marchaient avec les vainqueurs. Déjà les enfants jouaient sur les barricades rougies encore du sang de leurs pères et de leurs compagnons ! Soixante heures avaient suffi pour accomplir une révolution de soixante années, révolution de choses, de principes, de personnes, révolution d’Etat ; révolution de mœurs, d’habitudes, de langage, révolution domestique. Tout ce qui la veille était humilié se trouvait élevé ; tout ce qui était élevé n’était plus ; tout ce qui était proscrit triomphait. La bataille des rues, qui avait forcé le palais, y régnait comme sauvegarde. Les noms les plus ennemis étaient confondus dans les acclamations populaires. Lafayette, Napoléon étaient proclamés dans la ville, comme les génies tutélaires de la liberté et de la gloire de la France. L’homme le plus heureux de notre âge, Lafayette, était, au nom de la liberté française, replacé par les descendais de la garde nationale de 89 à la tête de celle de 1830, comme il avait été, au nom de la liberté américaine, porté sur les bras de la troisième génération des États-Unis. L’homme le plus grand de l’histoire moderne, Napoléon, recevait une apothéose toute nouvelle, comme l’était sa nature, comme le fut sa gloire. Le peuple de Paris avait repris domicile dans la rue, ainsi que les Romains au Forum. Il saluait le citoyen des deux mondes, et il demandait les cendres du conquérant de l’Europe ! Ce besoin religieux était aussi populaire que son triomphe ; il en était l’hommage à celui qui avait tant aimé le peuple de Paris !

La confusion des idées, des sentiments y des vœux de toute une population de huit cent mille âmes, ne proclamait toutefois qu’un seul et même intérêt, celui de la patrie pour la liberté. Jamais, à aucune époque de la révolution, Paris n’avait offert une union semblable au milieu d’une agitation qui le remuait dans ses fondements. Jamais, dans ses fastes les plus austères, la liberté n’avait pu recueillir des actes plus constants, plus sublimes, de courage et de désintéressement. Tous les pauvres gens de Paris s’étaient levés comme un seul homme de cœur, comme un seul homme de bien. Ils descendaient en droite ligne des Spartiates de 93, qui marchèrent pieds nus à la conquête du Capitole pour y planter le drapeau de la république. Mais, plus éclairés que leurs pères, ils s étaient trouvés, tout de suite après le combat, réunis en comices armés, à la manière de leurs aïeux, pour élever sur le pavois le chef qu’ils avaient choisi ; car l’élection de Louis-Philippe était du premier abord toute parisienne. La nationalité ne lui fut donnée que par le concours de quelques députés qui avaient, au milieu des barricades, accepté et élargi le mandat du salut public ; et elle fut sanctionnée par l’homme populaire, par Lafayette, qui embrassa Louis-Philippe sur le balcon de l’Hôtel-de-Ville, avec plus de succès qu’il n’avait, le 6 octobre 89, salué sur le balcon de Versailles Louis XVI et Marie-Antoinette.

Tout était donc consommé ; et en effet, ce chef gaulois, ce prince, cet élu, marchait heureux et aimé au milieu des citoyens. Et ce fut ce merveilleux spectacle du plus étonnant miracle de la civilisation qui rapprocha si soudainement, si éloquemment la grandeur parisienne de la grandeur de Napoléon ; car Paris venait de faire son 18 brumaire, et bétonnant épisode du retour de l’île d’Elbe venait d’être effacé par les trois journées de juillet ! C’était le sentiment, l’orgueil d’une telle conquête, qui présentait sans cesse la pensée de Napoléon aux vainqueurs de Paris. Ils invoquaient sa mémoire comme un témoin nécessaire de ce qu’ils avaient fait d’héroïque. Ils intéressaient ses mânes au triomphe d’une cause, dont l’abandon seul l’avait perdu. Leur gloire parlait à sa gloire. Rien n’était plus doux, plus noble, plus touchant, que cette commémoration qui, après quinze années de silence ou d’oubli, ressuscitait soudain le despote populaire, et lui offrait les palmes de la liberté qu’il avait dédaignées. C’était une victoire purement nationale, qui replaçait Napoléon sur le bronze d’Austerlitz !

Telles étaient les choses, telles étaient les pensées, dont l’esprit et lame étaient tumultueusement envahis dans les jours qui suivirent les grandes journées. Le moment de la mémoire n’était pas encore venu ; celui de l’agitation durait toujours. Il était sans cesse renouvelé par les créations, qui surgissaient de ce passé de la veille, de ces débris monarchiques, confusément entassés avec les pavés des barricades. Il y avait déjà l’abîme d’un exil éternel entre la race déchue et la race élue, et quarante lieues séparaient à peine Charles X de la capitale ! D’accord avec sa généreuse population, le sol français repoussait doucement et lentement vers la mer britannique le vieillard de l’émigration. Tout changeait, tout était changé ; il n’y avait qu’un étranger de moins et un citoyen de plus. Louis-Philippe régnait, que Charles X voyageait encore ; et déjà la garde royale prenait place à Paris dans les rangs de l’armée, rentrant avec joie dans le sein de la grande famille militaire, qui devait à la fois garder et défendre la patrie et le roi.

Un ministère allait sortir de la tourmente des premiers jours, et le repos était rendu à cette infatigable commission de l’Hôtel-de-Ville, qui avait gouverné la tempête politique et guerrière de la capitale avec toute la grandeur d’une telle mission. Elle avait bien mérité de la patrie au jour de ses périls ; elle rentrait glorieuse au sein de la législature qui allait les éloigner à jamais. Quatre jours après la victoire, la session législative proclamait la souveraineté du peuple, et bientôt la Charte épurée sortait du sanctuaire des lois. Le 7 août, elle proclamait le roi des Français, et la destinée de la France était accomplie.

Ce besoin d’être, qu’éprouve la patrie après ce quelle avait détruit et élevé, lui fait oublier malheureusement de grands intérêts, dont la solution appartenait à ces moments de justice d’une liberté conquérante. Mais pour compléter, pour assurer le salut du pays dans l’œuvre des trois journées, chacun s’empresse d’offrir au nouvel Etat, à la France nouvelle, les facultés, les services qui doivent aider la marche politique du gouvernement. Les cadres administratifs se remplissent. Plus d’un vieillard oublie ses grandes magistratures pour donner dans les rangs nouveaux l’exemple du dévouement à la liberté. L’armée ne peut suffire également à ces peuplades de braves qui, sortis de leurs retraites, viennent, mutilés de Jemmapes, d’Arcole, d’Aboukir, de Marengo, disputer les places du combat aux mutilés d’Austerlitz, de la Moskowa, de Champ-Aubert et de Waterloo : tant la liberté remue fortement dans ces vétérans de la gloire des cœurs épuisés, quelle a subitement rajeunis.

L’époque de rétablissement rappelait celle de la conquête : elle devait être aussi laborieuse ; elle devait ouvrir un vaste champ aux passions, aux espérances, aux opinions, aux partis, en attendant celle du redressement, qui tôt ou tard devra son empire aux débats des législatures, à l’expérience des ministères, à la raison des citoyens.

Cette seconde époque de la révolution de juillet continue sa carrière ; la grande cause du salut public se plaide devant le grand peuple qui doit la juger un jour. C’est en gagnant du temps que la justice gagne du terrain ; et qui sait si un demi- siècle suffira pour asseoir le triomphe et établir les résultats des trois journées de juillet 1830 ?

J’ai parlé tout à l’heure des opinions et des débats quelles présentent. Ces débats, quels qu’ils soient, prouvent la virilité des hommes qui les engagent ; mais ils sont loin de prouver la stabilité des opinions qui les produisent. Celles-ci sont vraies au moins, en ce quelles sont l’expression de leur époque : mais qui, de ceux qui les professent, voudrait se condamner à les soutenir, si l’époque vient à changer ? Ce serait rester immobile au milieu du mouvement des esprits et des âmes, ce serait vouloir être impassible à l’expérience. Ce singulier stoïcisme de la pensée réduirait à l’état bizarre d’anachorète ou d’envieux de la liberté celui qui ne saluerait jamais les trophées qu’il n’aurait pas prévus. Une opinion stationnaire suppose l’exil dans un désert. Elle n’est pas possible où il y a des hommes et des choses, si ce n’est sous un despotisme qui la condamne au silence. Alors son action est simple : c’est de haïr toujours. Mais parmi nous, sur ce sol mouvant et généreux de la France, qui, sous la monarchie, aurait prévu la Convention ? Qui, sous la Convention, aurait deviné le consulat ? Qui, sous l’empire, aurait entrevu la Charte ? Qui, enfin, sous la Charte de Louis XVIII, les barricades de juillet ? Ces événements non prévus n’en ont agi que plus puissamment sur les âmes qu’ils ont saisies ; et, quelle que fut la supériorité des intelligences qu’ils ont frappées, elles ont dû subir plus ou moins la loi de la conquête exercée sur elles. De nouveaux climats apparurent à ces grandes mutations du terrain politique, et leur influence modifia, comme une nécessité, comme une loi de la nature, les habitudes qui font les mœurs et les principes qui produisent les opinions.

En descendant cette grande échelle des révolutions de notre âge, un esprit consciencieux a pu reconnaître ses mécomptes, ses amendements, et les variétés dont l’avait empreint la roue mouvante de la fortune sociale. Il se souvint de 1789 sous la Convention ; de la Convention, sous le consulat ; du consulat, sous l’empire ; de l’empire, sous la Charte ; et sous les lauriers de juillet, s’il a remonté l’échelle descendue depuis quarante années, il aura jugé tout autrement qu’il ne l’avait fait jusqu’alors la cause de la liberté et celle de la monarchie. Le guerrier reconnaît sur un nouveau champ de bataille les accidents de ceux où il a combattu. En les comparant, il y retrouve la cause de sa défaite ou de sa victoire, et il marche plus savamment, plus sûrement au combat. Quant à nous, il ne s’agit plus de combattre, mais il s’agit toujours de conserver le terrain qui, en cas d’attaque, doit donner la victoire.

C’est dans les considérations de cette stratégie politique que se plaisent les esprits exercés à l’examen des événements qui changent, ou les formes, ou les destinées des sociétés. Habiles à saisir au sein de ces tourmentes orageuses l’éclair qui en dévoile l’origine et la profondeur, ils sont appelés à rechercher les causes qui ont amené insensiblement et sans bruit l’éclat imprévu de ces catastrophes solennelles. Celles de la révolution de juillet n’ont pu leur échapper. Plus cette transformation de la France a été forte, subite, pressée de surgir sur le sol ultramontain de la dynastie déchue, plus aussi avait été puissante et énergique l’action qui en mûrissait l’explosion. Un volcan n’apparaît pas subitement avec ses laves et ses flammes sur une terre froide et silencieuse. Toujours quelques mouvements, quelques bruits souterrains annoncent sa menace. Quelques siècles s’endorment souvent, ainsi que les générations, sur ce sol, dont les tremble- mens sont inoffensifs ; mais le jour arrive où la terre, ne pouvant plus contenir le feu qui la dévore, s’abîme et disparaît sous les laves brûlantes du volcan.

Ainsi il ne faut pas croire que ce soient les ordonnances de juillet qui aient enfanté sa révolution. Elles en ont seulement précipité l’explosion. Une révolution couvait dans toute la France sous les pas de la dynastie parjure, que son sol repoussait, et où il était écrit qu’elle ne pourrait prendre racine, tant elle répugnait, notamment sous le règne qui devait être le dernier, à l’honneur et au bonheur du pays. Parmi les éléments de cette révolution, je choisirai de préférence ceux qui furent constamment sur la brèche depuis 1814, ceux de la pensée exprimée par la presse, par le barreau, par la tribune législative.

Seize années se sont écoulées depuis cette fatale abdication de Fontainebleau, qui livra la France à l’étranger et au droit divin. Le merveilleux épisode des cent jours ne replaça malheureusement qu’un moment Napoléon à la tête de nos destinées : elles furent décidées par une seule bataille, quand il restait encore une armée, Paris et la Loire. Quoi qu’il en soit, une seconde abdication, moins justifiable encore que la première, changea tout-à-coup en prisonnier capitulé le grand homme malade et trahi, et les Bourbons fugitifs en vainqueurs irrités. Dès ce jour furent brisées toutes les existences politiques de la France. Dès ce jour aussi s’élevèrent deux tribunes, l’une sous le ciel ouvert de la patrie, l’autre sous les voûtes législatives, et le courage civil commença dès-lors la guerre sacrée. Il avait condamné la race royale à son arrivée. Dès-lors il fut donné, il fut imposé aux hommes d’une certaine valeur d’attaquer le trône et de sauver le pays ; et la France eut deux armées qui, au nom de la Charte, suivirent deux drapeaux différents. L’une alla conquérir l’esclavage de l’Espagne, l’autre s’éleva contre le crime de cette conquête. Celle-ci avait, dès le premier moment de l’imposition des Bourbons par l’étranger, lancé ses manifestes et multiplié ses attaques.

Le Nain jaune fut la piquante expression de la réprobation de la grande ville pendant l’interrègne de Napoléon. La nation débutait ainsi par jouer avec ses fers forgés par de faibles mains inhabiles à porter le poids d’un sceptre constitutionnel. Mais à la seconde inauguration du fils de saint Louis par les luthériens Wellington et Blücher, il fallut d’autres armes. Le Censeur européen, la Minerve, la Bibliothèque historique, les brochures, les journaux, la tribune de l’opposition révélèrent bientôt à la France de grandes vérités et de grands talents. La Biographie nouvelle des Contemporains lui présenta, dans un seul faisceau, vingt mille noms que sa justice dévoua à une fatale ou glorieuse immortalité. L’armée civile, qui combattait pour la liberté, y fut inscrite en regard de l’armée qui avait combattu pour son indépendance. C’est dans le Discours préliminaire de cet ouvrage, dont je m’honore d’avoir été le fondateur, que je disais, en 1820, sur le courage civil :

Pendant qu’à toutes les époques de la république et de l’empire le courage militaire affranchissait ou reculait le sol de la France, une conscience patriotique conservait religieusement les principes de la liberté première, les dérobait aux triumvirs, au conquérant, ou les défendait hautement dans les intervalles de repos échappés à la tyrannie. Ce courage civil, qui, dans la tourmente d’une grande terreur ou dans le fracas d’une grande gloire, n’a d’éclat, d’appui, et souvent de témoin que lui-même, qui lutte toujours et qui meurt souvent inconnu, qui ne triomphe jamais qu’à l’autel domestique de la patrie, et à qui les honneurs du Panthéon ne sont point offerts, ce courage civil, le premier de tous peut-être, parce qu’il est sa seule récompense, n’a pas encore d’historien, et toujours modeste, quand il a pu survivre aux périls qui n’ont pu l’abattre, balance encore à nommer ingratitude le silence de ses contemporains.

Cependant, quand les armes sont déposées, quand la patrie est rentrée dans ses frontières et la liberté dans ses limites, le champ de l’Etat lui reste en entier ; il en est le seul conservateur dans les cercles, sur la scène, dans la carrière des lettres ; il en est le seul protecteur dans les magistratures ; il en est le seul défenseur à la tribune. C’est alors aussi qu’il est du devoir des citoyens appelés à éclairer leur patrie sur ses intérêts et sur sa reconnaissance d’ouvrir des fastes au courage civil, et de publier aussi ses victoires et ses conquêtes.

 

Paris a rempli héroïquement cette dernière mission, et les noms glorieux de Foy, de Manuel, de Girardin, de Lanjuinais, de Boissy-d’Anglas et des illustres membres de la minorité de nos dernières législatures, furent énergiquement proclamés sur les barricades de juillet. Les Romains faisaient porter aux funérailles d’un grand citoyen les images de ses aïeux. Les Parisiens invoquèrent, aux funérailles de la royauté, les mânes de ceux dont l’invincible patriotisme, dont la puissante raison, dont la toute-puissante éloquence avaient préparé sa chute. A ces facultés sublimes, qui ne reconnaît celui qui, plus heureux que ses amis, que ses compagnons de la tribune, a vu le jour de la délivrance, et qui crut avoir assez vécu après avoir salué le retour de la liberté dans sa patrie adoptive ? Son infatigable génie épuisait, depuis quinze années, aux dépens de sa propre existence, les trésors des plus brillantes facultés. Chaque jour de cette vie si belle, il le sacrifiait à la cause qu’il avait embrassée depuis quarante ans ! Honneur à l’immortel Foy, à l’aigle de la tribune française, dont la patrie pleure le veuvage ! Honneur à Manuel, à Girardin, à Benjamin Constant, à ces tribuns qui ne désespérèrent jamais de la liberté ! Le barreau avait aussi sa tribune, où l’éloquence judiciaire révéla à la France de nouveaux hommes d’Etat. Ces fameux débats des Chambres et du Palais ouvrirent cette grande école de salut public qui instruisit et consola la France sous la tyrannie du bon plaisir.

La littérature élevée, devenue toute citoyenne, jalouse de multiplier les éléments de la vindicte et de la raison publiques, descendit noblement dans l’arène des journaux. Dans toutes ses productions, la philosophie et la politique furent inséparables. Le roman, le théâtre, la poésie, la science, l’histoire, formèrent une fédération qui atteignit toutes les classes, parla à tous les besoins, à toutes les opinions, à tous les intérêts. Nous luttions tous dans nos ouvrages, par l’accord singulier de l’indignation et d’une conscience prophétique, contre le spectre du despotisme monarchique et ultramontain qui menaçait de renverser à la fin cette fausse religion de la Charte jurée, dont l’autel avait été profané par de parjures serments. Tous indépendants de ceux qui régnaient, tous nous pouvions porter hautement la tête devant la conjuration royale, dont nous dévoilions les trames chaque jour. Les Bourbons ne nous étaient connus que par clés injures, et non par des bienfaits : ils s’étaient déclarés nos ennemis, nous avions accepté le contrat. L’infâme censure ouvrit des registres aux greffes des prisons, où elle ne cessa d’être dévoilée, d’être défiée par ses victimes.

La condition des Bourbons était déplorable. Il ne leur était pas donné de prévenir, ils étaient réduits à réprimer ; ce qui annonçait déjà leur décadence, et finit par précipiter leur ruine. Car, ne pouvant prévoir l’attaque, ou plutôt prévoyant quelle serait éternelle, ils résolurent de brusquer un dénouement qui les affranchît enfin de cette défensive si humiliante pour le droit divin. Nous, nous tenions toujours pour le droit public, droit des gens, droit des nations, droits de l’homme et du citoyen : de sorte que nous avions pour nous la grande famille, et eux, ils avaient les invalides de l’émigration, les Bourbons de Naples et d’Espagne, la congrégation de Paris, les bonnes-lettres, les places fortes de Montrouge et de Saint-Acheul, les stations du Calvaire et les dragonnades de la rue Saint-Denis, qui avaient remplacé les conspirations sanglantes des agents provocateurs. La partie n’était pas égale : il ne fallait qu’attendre ; la défection se mettait chaque jour dans leurs rangs. Les gardes- du-corps, recrutés des sous-officiers de la ligne, étaient rentrés dans les nôtres. Les cabinets littéraires, les cafés, servaient merveilleusement la propagande libérale.

Et ce fut un terrible coup pour l’œil-de-bœuf des Tuileries, quand Montlosier, armé de toutes pièces, arbora contre Montrouge son cimier féodal ; quand le chantre du christianisme, le David de la monarchie légitime, l’illustre Chateaubriand, dépouilla tout-à-coup ses honneurs, heureux de sa conscience, fier de sa pauvreté comme nous de son génie, et parut aux premiers rangs des protecteurs de la liberté légale de son pays. La chute du triumvirat Villèle, Corbière et Peyronnet annonçait déjà suffisamment celle des Bourbons ; car le génie du mal ne pouvait leur donner un appui plus conforme à leur système d’anéantissement de nos institutions. Mais les arrêts de Montlosier et les oracles de Chateaubriand frappèrent d’une terrible prophétie la dynastie aveugle, dont vainement ils avaient voulu conjurer la ruine ! Le Journal des Débats suivit les traces de son chef, et deux cent mille royalistes, qui chaque jour y puisaient leurs opinions, suivirent également la doctrine de leurs instituteurs. Que ne peut l’abonnement sur les esprits méthodiques ! La plume miraculeuse de Chateaubriand donna une armée de plus au libéralisme. Celle de Montlosier fut une massue qui écrasa le parti prêtre et les jésuites.

Ainsi éclairée par tous les organes de l’opinion, qui illustraient la tribune, le barreau, la littérature, la nation était généralement disposée à une révolution dont Charles X, impatient de la prévenir par une autre, lui donna enfin le signal ; car ayant été déjà réduit à conspirer contre son propre ministère, il fallait qu’il conspirât toujours, fût-ce contre lui-même ; et les fameuses ordonnances parurent, qui soudain renversèrent le trône et relevèrent la nation. Celle-ci, mieux conseillée, avait ajourné au refus de l’impôt, non la chute du ministère Polignac, mais la chute de la dynastie, condamnée pour fait de trahison, et elle comptait tranquillement les jours quand Paris lui donna soudain la nouvelle du triomphe. Le peuple se trouva surpris, non dans ses vœux, mais dans sa justice, et la flamme tricolore courut de clocher en clocher avertir les Français qu’ils étaient vengés et libres.

Tel est le grand épisode qui devait terminer glorieusement notre révolution. Elle devait finir par celui qui l’avait rendu si tragique, par la chute du conducteur rebelle de l’émigration, qui laissa Louis XVI sans amis et sans famille, et arma l’étranger contre sa patrie ! A présent le drame est complet, et la France peut s’enorgueillir d’avoir donné aux peuples et aux rois la plus grande leçon de l’histoire du monde.