MADAME VIGÉE-LE BRUN

PEINTRE DE MARIE-ANTOINETTE

 

II. — 1783-1786.

 

 

IL était temps que Madame Vigée-Le Brun reçût la consécration officielle et se fît admettre à l'Académie royale de peinture. Ses succès répétés, l'augmentation de sa noble clientèle, l'importance qu'elle prenait dans le monde des arts commençaient à déchaîner contre elle l'envie de ses confrères. Ne pouvant nier la valeur de ses œuvres, on affectait de dire qu'elle était aidée par la main plus experte d'un peintre connu, qui habitait précisément la maison des époux Le Brun. L'aimable Ménageot les fréquentait, en effet, et on le comptait parmi les admirateurs de la jeune femme ; elle peignait même ce bel homme en gilet jaune à fleurs et en habit gorge de pigeon. Mais leur prétendue collaboration n'existait que dans l'imagination des nouvellistes, qui attribuaient avec autant de légèreté les tableaux de Madame Labille-Guiard à son bon ami, le peintre Vincent ; encore Vincent était-il le maître direct d'Adélaïde Labille et devait-il, sur le tard, l'épouser. Ménageot, peintre froid, mais d'expérience, qui traitait avec une conscience paisible les sujets d'histoire, donnait à l'occasion à sa jeune voisine des conseils dont elle se montra reconnaissante ; de là à retoucher ses œuvres, il y a loin. Le public put, d'ailleurs, s'en assurer plus tard, le jour où les peintures des deux artistes furent rapprochées sur les murs du Salon, et les mauvaises langues durent enfin reconnaître qu'il n'y avait entre leurs œuvres nulle ressemblance de technique ni d'expression.

Les médisances, même les moins vraisemblables, sont aisément accueillies, quand elles dénigrent un talent trop fêté, que favorise la fortune. L'anecdote diminuant l'artiste la mode était répandue par des rivaux et peut-être par une rivale, que toute une cabale tentait de lui opposer. C'est celle-ci surtout que vise une phrase aiguë des Souvenirs : Quelques femmes m'en voulaient de n'être pas aussi laides qu'elles ; mais plusieurs ne me pardonnaient pas d'avoir la vogue et de faire payer mes tableaux plus chers que les leurs. Le talent ici n'est pas mis en cause ; il eût été difficile de le nier chez cette jeune Labille-Guiard, qui débuta précisément avec notre peintre à l'Académie de Saint- Luc et qui avouait, en même temps qu'elle, l'ambition de la grande Académie. Elle y trouvait, pour la soutenir, tout un groupe d'artistes amis, qu'elle avait eu l'ingénieuse idée de faire poser devant elle ; ses portraits de Vien, de Pajou, de Bachelier, de Voiriot, de Gois, d'autres encore, lui valaient autant de voix assurées. Elle avait d'ailleurs une science solide, un coloris excellent, un don privilégié de rendre les ressemblances, et Madame Vigée-Le Brun, qui ne peint pas mieux qu'elle, ne lui est guère supérieure que par la grâce des arrangements et par un sens plus délicat de la beauté.

Une même difficulté semblait écarter les deux artistes. Il y avait déjà d'autres femmes à l'Académie : Madame Vien, peintre en miniature et de nature morte ; Madame Vallayer-Coster, peintre de fleurs ; Madame Roslin, peintre de portraits au pastel mais la compagnie craignait d'être envahie par les talents féminins et désirait limiter le nombre des places qui pourraient être réservées aux académiciennes. La prochaine place vacante revenait, dans l'opinion des confrères, à Madame Labille-Guiard, et encore eût-on voulu la faire attendre. Le premier peintre du Roi, M. Pierre, était le plus acharné contre le beau sexe et mettait l'influence de sa haute situation au service des détracteurs de Madame Vigée-Le Brun. C'est lui qui rappelait avec le plus d'insistance la profession de son mari et invoquait contre elle l'article des statuts interdisant le commerce des tableaux aux membres de l'Académie. Cette opposition aurait pu être décisive, malgré qu'il y eût, dans la classe des amateurs associés à l'Académie de peinture, un parti dévoué à l'artiste de la Cour. L'abbé de Saint-Non, l'abbé Pommyer, le duc de Chabot, le comte d'Affry, le baron de Besenval faisaient valoir les titres du portraitiste de leurs belles amies. Mais il fallut, pour l'imposer, une intervention plus haute, celle de la Reine elle-même.

Marie-Antoinette, confidente du désir de son peintre, en souhaitait depuis longtemps la réalisation ; elle en avait parlé à plusieurs reprises au comte d'Angiviller ; celui-ci lui avait toujours objecté le règlement de l'Académie et l'interdiction faite aux artistes qui la composaient de se livrer au commerce des tableaux ; les membres de la compagnie étaient, du reste, intraitables sur ce point. La Reine ayant insisté à nouveau, comme en témoignent les pièces qu'on va lire, M. d'Angiviller se décida à demander au Roi une dispense formelle en faveur de la femme du marchand Le Brun. Voici l'ingénieux mémoire qu'il présenta à Louis XVI, le 14 mai 1783, pour violer les règlements de l'Académie, tout en y rendant hommage :

Dans les statuts donnés par Louis XIV à l'Académie de peinture, il est défendu à tout artiste de faire le commerce des tableaux, soit directement, soit indirectement. Ce règlement a été confirmé par Votre Majesté de la manière la plus authentique ; il est de la plus grande importance de maintenir une loi qui contribue à la gloire des arts et, ce qui est bien plus important, les soutient dans un pays oh ils sont si utiles et si nécessaires pour le commerce avec l'étranger.

La dame Le Brun, femme d'un marchand de tableaux, a un très grand talent et serait sûrement depuis longtemps à l'Académie sans le commerce que fait son mari. On dit, et je le crois, qu'elle ne se mêle pas du commerce ; mais, en France, une femme n'a point d'autre état que celui de son mari. La Reine honore la dame Le Brun de ses bontés et cette femme en est digne, non seulement par ses talents, mais encore par sa conduite. Sa Majesté m'a fait l'honneur de me demander s'il n'y avait pas moyen, sans détruire la loi et en lui laissant toute sa force, de faire admettre Madame Le Brun dans cette compagnie, qu'il est intéressant de soutenir dans toute l'exactitude et la rigueur des statuts, surtout depuis que Votre Majesté a accordé la liberté aux Arts. J'ai eu l'honneur de Lui répondre que la protection dont Elle honorait Madame Le Brun tombait sur un sujet assez distingué pour qu'une exception en sa faveur devint plutôt une confirmation qu'une infraction à la loi, si elle était motivée sur cette respectable protection et que Votre Majesté voulût l'autoriser par un acte formel.

Je supplie, en conséquence, Votre Majesté de vouloir bien me donner ses ordres, et je La supplie de vouloir bien borner à quatre le nombre des femmes qui pourront à l'avenir être admises dans l'Académie. Ce nombre est suffisant pour honorer le talent, les femmes ne pouvant jamais être utiles au progrès des Arts, la décence de leur sexe les empêchant de pouvoir jamais étudier d'après nature et dans l'école publique établie et fondée par Votre Majesté.

Le Roi consentit et imposa des volontés qui furent aussitôt communiquées à Pierre, directeur de l'Académie, par son chef, M. d'Angiviller. Elles étaient votées le 31 mai, à la séance d'élection, et le procès-verbal consignait ainsi les preuves de l'intervention directe de Marie-Antoinette dans les affaires de la compagnie :

En ouvrant la séance, le secrétaire a fait lecture d'une lettre en date du 30 mai 1783, écrite de Versailles à M. Pierre, directeur, par M. le comte d'Angiviller, directeur et ordonnateur général des Bâtiments du Roi, par laquelle il annonce que la Reine, daignant honorer la demoiselle Louise-Élisabeth Vigée, de Paris, peintre, femme du sieur Le Brun, marchand de tableaux, de la protection la plus particulière et que la Reine elle-même lui ayant à plusieurs fois et dernièrement encore, donné de nouvelles preuves de l'intérêt qu'Elle voulait bien prendre à cette artiste, lui, le comte d'Angiviller, se faisant un devoir et une loi de se conformer au désir de la Reine, et de conserver en même temps les statuts de l'Académie dans toute leur force, il avait, en conséquence, mis sous les yeux du Roi l'article des nouveaux statuts qui interdit de la manière la plus précise à tout membre de l'Académie le commerce des tableaux et témoigné le désir que la Reine en avait montré que le Roi donnât une dispense en faveur de Madame Le Brun...

L'Académie, exécutant avec un profond respect les ordres de son souverain, a reçu la demoiselle Vigée, femme du sieur Le Brun, académicienne sur la réputation de ses talents, en invitant la dame Le Brun à faire apporter de ses ouvrages à la prochaine assemblée. L'Académie a, de plus, délibéré qu'il sera fait... une lettre de remerciement à M. d'Angiviller d'avoir conservé les droits de l'Académie et la force de ses statuts, et d'avoir fixé irrévocablement le nombre des académiciennes à quatre. Il sera aussi témoigné par ladite lettre à M. le Directeur général que la compagnie ne doute pas que la dame Le Brun, déjà reçue académicienne, ne justifie, eu apportant de ses ouvrages, et sa renommée et la protection auguste dont elle est honorée.

Toutes ces irrégularités commises et enregistrées, la délibération continua suivant les formes ordinaires. Roslin, au même moment, présentait à la compagnie la demoiselle Adélaïde Labille des Vertus, née à Paris, femme de M. Guiard, peintre de portraits, qui a fait apporter de ses ouvrages ; les voix étaient prises, la présentation agréée et le portrait de M. Pajou accepté pour un des morceaux de réception de l'artiste. Madame Vigée-Le Brun donna, de son côté, à la séance suivante, la Paix qui ramène l'Abondance. Elle ne devait pas tarder à justifier, par le lustre qu'elle allait jeter sur les expositions de l'Académie, l'exception unique faite en sa faveur et l'éclatant appui que lui avait donné Marie-Antoinette pour forcer la main à ses nouveaux confrères. Et déjà ses admirateurs célébraient galamment sa facile victoire ; un poète du Journal de Paris l'en félicitait au nom de tous les amateurs français :

Le beau titre qui vous honore

Depuis longtemps vous était dû ;

Vous n'osiez y prétendre encore

Que de nous vous l'aviez reçu.

L'événement nous justifie,

Le vœu général est rempli,

Et le front de la Modestie

A nos regards s'est embelli

De la couronne du Génie

Madame Labille-Guiard et Madame Vigée-Le Brun se retrouvèrent, quelques mois plus tard, devant le public du Salon. La première montrait de fort beaux pastels ; la seconde, toute une série d'œuvres importantes. On essaya vainement de nuire à leur succès par quelques couplets venimeux, qui coururent Paris en gravure et où Madame Guiard surtout se trouva insultée comme artiste et comme épouse. Son amie, la comtesse d'Angiviller, employa son crédit pour faire supprimer ce libelle affreux. Madame Vigée-Le Brun, en quelques vers plus plats, était moins maltraitée :

Si votre équipage est brillant,

Ne vous gonflez pas trop, la belle !

Votre orgueil est impertinent

Et votre couleur infidèle.

Elle pouvait, en effet, s'enorgueillir, car elle obtenait, d'un public sans parti pris, un succès comme il s'en était rarement vu ; les nouvellistes disaient : Le sceptre d'Apollon semble tomber en quenouille, et c'est une femme qui emporte la palme ! La foule des curieux la découvrait et son nom, du jour au lendemain, devenait célèbre. D'ordinaire, à chaque exposition du Louvre, un jeune talent se révélait et se faisait adopter par la mode ; on en parlait dans les soupers, dans les cercles et jusque dans les ateliers : c'était elle, cette année-là, qui accaparait l'enthousiasme : Lorsque quelqu'un annonce qu'il arrive du Salon, on lui demande d'abord : Avez-vous vu Madame Le Brun ? Que pensez-vous de Madame Le Brun ? En même temps, on lui suggère sa réponse : N'est-il pas vrai que c'est une femme étonnante que Madame Le Brun ? On rappelait sa récente élection, croyant qu'elle avait été reçue académicienne d'emblée, suivant le privilège de son sexe et dans une des quatre places qui lui sont uniquement et spécialement affectées. On disait sa réputation puissamment servie par les charmes de sa personne : C'est une jeune et jolie femme, pleine d'esprit et de grâces, voyant la meilleure compagnie de Paris et de Versailles, donnant des soupers fins aux artistes, aux auteurs, aux gens de qualité ; sa maison est l'asile où les Polignac les Vaudreuil, les Polastron, les courtisans les plus accrédités et les plus délicats viennent chercher une retraite contre les ennuis de la Cour et rencontrent le plaisir qui les fuit ailleurs... Et, bien que ces détails des nouvellistes ne fussent pas d'une parfaite exactitude, ils servaient à augmenter la considération de l'artiste et à répandre sa jeune renommée.

Son choix de tableaux pour l'exposition comprenait trois compositions d'histoire et des portraits. A côté de son morceau de réception, la Paix qui ramène l'Abondance, elle reprenait à Boucher deux sujets inspirés par la légende de Vénus : Junon venant emprunter la ceinture de Vénus, d'après un passage d'Homère, et Vénus liant les ailes de l'Amour. Ce dernier était un pastel appartenant à M. de Vaudreuil. La déesse remplissait son rôle maternel avec une noble gravité, et l'enfant divin, privé de ses mouvements, avait dans la circonstance quelque chose de boudeur et de maussade. Dans l'autre tableau, au contraire, il s'égayait, jouant avec la ceinture de sa mère déjà livrée à la souveraine de l'Olympe. La brune Junon paraissait plus belle que Vénus, cc qui pouvait passer pour un hommage rendu à la vertu ; et sa nudité offrait tant d'appas que M. le comte d'Artois n'hésita point à payer quinze mille livres le tableau destiné à honorer les grâces conjugales.

Parmi les portraits de Madame Vigée-Le Brun, les plus importants étaient le sien, qu'avait inspiré Rubens, et celui de la marquise de La Guiche, en jardinière. Trois autres appartenaient à la Famille royale, ceux de la Reine, de Monsieur et de Madame. La comtesse de Provence avait la tête nue ; la Reine portait un chapeau de paille ; la première était en buste, la seconde, vue jusqu'à mi-corps. Mais l'une et l'autre étaient habillées en gaulle, c'est-à-dire en robe blanche serrée à la taille, suivant une mode du moment ; on les prétendit en chemise, ce qui donna lieu à des récriminations de tout genre : Bien des gens, écrit un critique, ont trouvé déplacé qu'on offrît en public ces augustes personnages sous un vêtement réservé pour l'intérieur de leur palais ; il est à présumer que l'auteur y a été autorisé et n'aurait pas pris d'elle-même une pareille liberté. Quoi qu'il en soit, Sa Majesté est très bien ; Elle a cet air leste et délibéré, cette aisance qu'Elle préfère à la gêne de la représentation et qui, chez Elle, ne fait point tort à la noblesse de son rôle. Quelques critiques Lui trouvent le cou trop élancé ; ce serait une petite faute de dessin ; du reste, beaucoup de fraîcheur dans la figure, d'élégance dans le maintien, de naturel dans l'attitude font aimer ce portrait ; il intéresse même ceux qui, au premier coup d'œil, n'y reconnaîtraient pas la Reine. Le Roi sut-il quelque chose des propos tenus sur indécence de cette image ? Marie-Antoinette en fut-elle offensée ? Tant d'attaques alors dirigées contre elle la trouvaient extrêmement sensible, et sans doute, après peu de jours d'exposition, vint de sa part l'ordre de retirer le tableau du Salon.

C'est peut-être cependant le plus joli portrait de la Reine, celui qui rend le mieux, dans cette blanche simplicité, toute la séduction personnelle de la jeune souveraine. Elle est auprès d'une corbeille de fleurs placée sur une table et fait un bouquet. Nul falbala, pas de bijoux ; une robe de mousseline, une gaulle à peine décolletée et froncée aux manches, avec une ceinture de tulle jaune. Cette toilette enfantine prête à Marie-Antoinette une grâce juvénile et cet air dégagé et naturel que goûtait tant son intimité. Son port de tête a gardé la majesté qui la faisait reconnaître entre toutes ses clames ; sur les cheveux en boucles le chapeau de paille, à plumes et ruban bleus, cache le front trop haut, laissant dans la lumière le visage aux traits adoucis comme toujours par l'artiste. Le célèbre portrait à la rose, où le visage et l'attitude sont les mêmes, n'est qu'une variante de celui-ci, et le grand habit qu'y porte la Reine semble avoir été peint par concession au préjugé public, pour conserver une composition charmante, en retirant aux malveillants toute occasion de raillerie. La Reine se promène dans un jardin, et un rosier remplace la corbeille de fleurs ; mais c'est le même bouquet, avec une grosse rose, que les mains merveilleuses s'amusent à nouer d'un ruban.

C'est l'année où Marie-Antoinette a demandé le plus grand nombre de fois son image au peintre favori. Elle en avait besoin pour beaucoup d'amis ; c'est ainsi que les deux répliques presque identiques que nous avons du portrait en gaulle étaient destinées, l'une à la princesse Louise de Hesse, à Darmstadt, l'autre au comte Charles de Damas. Mais celui qu'elle a donné le plus souvent, contemporain du double portrait à la rose, est tout différent : elle y est vue à mi-corps, assise devant une table et tenant un livre posé sur un coussin. La tête ressemble beaucoup à celle des compositions précédentes ; mais le bonnet est retenti par des torsades de perles et, sous la collerette de dentelle, un magnifique corsage de velours rouge relève ses basques élégantes sur une robe de velours jaune. C'est le portrait de la Reine en robe de velours, que l'artiste mentionne parmi ses œuvres de 1783 et qu'elle aurait reproduit jusqu'à huit fois ; comme elle dit avoir, au même temps, exécuté trois copies de la Reine avec un chapeau et deux autres tableaux de la Reine en grand habit, on voit quelle place a tenue alors dans ses travaux sa chère souveraine.

La faveur si fidèle de Marie-Antoinette entourait la jeune académicienne d'un prestige que ses rivales ne devaient jamais connaître. Elle était admise à peindre les Enfants de France d'abord séparément, puis réunis ; c'était un honneur désiré de tous les peintres, qu'elle était seule à obtenir. Même l'incident du Salon avait servi ses intérêts, en faisant les gens discourir à son sujet ; et, si les envieux qu'elle excitait insinuaient encore qu'elle ne finissait pas elle-même ses tableaux, et qu'un artiste amoureux d'elle lui prêtait son secours, les personnes sans parti pris continuaient à l'applaudir, en déclarant : C'est à elle, en se soutenant par de nouveaux chefs-d'œuvre, en se surpassant elle-même, s'il est possible, à justifier sa réputation et à démentir ces indignes propos. C'est ce que répétait en vers un poète du temps, dont le madrigal vengeur courait en manuscrit :

Être femme aimable et jolie

Vous semble un partage trop doux ;

Vous voulez, je crois, contre vous,

Par vos succès armer l'envie.

Mais vous sied-il, en vérité,

De négliger le soin de plaire,

Pour partager avec Homère

Une triste immortalité ?

Grâce à votre célébrité,

L'Amour de vous ne parle guère,

Et votre nom est plus cité

Sur le Parnasse qu'à Cythère !...

Cette production abondante, ce travail acharné n'étaient point sans surmener outre mesure le faible tempérament de la jeune femme. Elle donnait jusqu'à trois séances le même jour, et celles de l'après-midi la fatiguaient uaient extrêmement, lui délabraient l'estomac ; elle en venait à ne plus digérer et maigrissait à faire peur. Le joli buste de Pajou, aux cheveux épars, montre ses traits délicats et passionnés comme ravagés par un mal mystérieux. Il y a chez elle, à toute heure, une dépense excessive de force nerveuse ; tous ses sens vibrent à l'extrême : J'entends trop, dira-t-elle à l'anatomiste Fontana, je vois trop, je sens tout d'une lieue. Sa vue, d'ailleurs excellente, ne peut supporter l'éclat des jours faux, les reflets du soleil sur des murs blancs, la lumière trop vive des lampes à quinquets ; un odorat, fin à l'excès, la fait souffrir de toutes les odeurs. Le bruit particulièrement la torture ; c'est le grand désagrément de sa vie ; elle en a parlé souvent, et on la verra adresser à la princesse Kourakine un gros cahier énonçant les bruits qu'elle a eu à subir au cours de son existence, tout le fracas des rues de Paris, tout l'imprévu de sa vie de voyage aux insomnies provoquées, aux réveils brusques, dont le souvenir la poursuit. Elle note assez curieusement ces dispositions, qui ont les inconvénients d'une infirmité véritable : Ce qui m'a constamment tourmentée, ce sont les bruits divers qui m'ont poursuivie partout ; j'en ai distingué de ronds, de pointus ; je pourrais même les tracer par des lignes ; les anguleux surtout m'ont cruellement attaque les nerfs.

Avec une telle nature physique et une vie si laborieuse, il n'est pas étonnant que ses forces déclinent assez vite. Son activité se ralentit ; au cours de 1781, au moment où le succès lui attire des commandes toujours plus nombreuses, elle ne peint que quatre portraits, outre le tableau des Enfants de France qu'elle oublie de mentionner dans sa liste. En revanche, elle répète jusqu'à six fois, par un labeur purement matériel, celui d'un des hommes qu'elle aime le mieux, M. de Vaudreuil. La délicate affection du comte commence dès lors à entourer de soins et de prévenances cette fragile amie, qui survivra, d'ailleurs, à tous ceux qui s'inquiètent alors pour sa santé. Sur le désir de M. de Vaudreuil et de quelques intimes, elle a reçu le médecin, qui lui a ordonné de supprimer le travail des après-dîners. Elle doit consentir, chaque jour, le repas fini, à une sieste réparatrice ; c'est ce qu'elle appelle son calme, et cette habitude lui devient si salutaire qu'elle la gardera toute sa vie.

 

La maladie impose à Madame Vigée-Le Brun une privation dont une jolie femme à la mode se console malaisément : elle ne peut plus diner en ville. Mais le dîner de nos pères, qui a lieu dans l'après-midi, est remplacé souvent par le souper dans les sociétés où les plaisirs de l'esprit l'emportent sur ceux de la table ; et c'est bientôt un usage établi parmi les artistes et les gens de goût que de venir souper autour de l'aimable peintre. Son appartement de la rue de Cléry, en dépit des Rubens et des Van Dyck qui décorent les murs, n'est ni très vaste, ni très luxueux ; on se réunit dans la chambre à coucher, qui sert de salon et dont la tenture est d'un papier semblable à la toile de Jouy des rideaux du lit. Mais la bonne grâce de l'accueil, la simplicité joyeuse des convives, les délassements toujours bien choisis, attirent à ces modestes soirées ce qu'il y a de plus distingué à Paris et plus d'un habitué de Versailles. Peut-être les grands seigneurs et les maréchaux de France n'y sont-ils pas aussi assidus que Madame Vigée-Le Brun croira se le rappeler ; elle citera un jour le maréchal de Noailles, le maréchal de Ségur, le marquis de Montesquiou, le prince de Ligne, le comte d'Antraigues, le comte de Grammont, le baron et la baronne de Talleyrand ; mais ce sont là des amateurs de musique qui paraîtront chez elle seulement lorsqu'elle organisera des concerts.

De tout temps elle a cet ami fidèle, M. de Vaudreuil, qui va partout dans Paris s'approvisionner d'anecdotes piquantes, qu'il apporte le lendemain au cercle de la Reine. Le chevalier de Boufflers colporte chez l'artiste ses petits vers et le vicomte de Ségur y improvise ses mots d'esprit. Le marquis de Cubières, l'agronome, s'y trouve avec Boudin, le financier. Ils y rencontrent commodément les artistes, Robert, Vernet, Ménageot, Brongniart, et surtout les gens de lettres : l'abbé Delille, distrait et charmant, qui conte comme personne et dit ses vers à ravir ; l'autre grand poète du temps, Écouchard Lebrun, qui s'est lui-même surnommé Lebrun-Pindare, et qui récite avec feu des odes admirées ; Chamfort, que M. de Vaudreuil loge chez lui et qui jette trop souvent dans la conversation l'âcreté d'un propos cynique ; l'érudit Ginguené, que Pindare a imposé, et dont la nature sèche et sans gaieté déplaît à Madame Vigée-Le Brun ; enfin, son frère, dont elle est fière pour sa prestance et sa jolie figure, et qu'elle a fort poussé dans le monde. Vigée a donné au public quelques actes de comédie, et Vaudreuil l'a fait nommer secrétaire du cabinet de Madame ; c'est un rimeur frivole de l'école de Dorat, mais liseur expert, causeur brillant, qui n'accable point les gens de ses œuvres poétiques et sait faire valoir celles des autres.

La présence de femmes séduisantes et fines met en verve tous ces gens d'esprit. Les quatre meilleures amies de la maîtresse de maison sont Madame de Verdun, Madame Le Couteulx du Moley, la marquise de Grollier et la marquise de Sabran, que lie à M. de Boufflers une affection qui finira par le mariage. On y voit aussi la comtesse de Ségur, la marquise de Rougé, Madame de Pezay et la fille du chargé d'affaires de Saxe, M. de Rivière, qui vient d'épouser Vigée et d'introduire dans la famille une alliance des plus honorables. Madame Vigée a les yeux noirs très vifs, le nez retroussé, la bouche mutine, et sa belle-sœur a pris plaisir à la peindre. Chacune de ces dames a son cercle d'adorateurs et son poète pour la célébrer ; mais nulle n'est jalouse de voir la première couronne toujours décernée à l'artiste, et toutes applaudissent sans réserve la fameuse Épître à ma sœur, que leur lit Vigée avant de l'envoyer à l'Almanach des Muses :

Femme aimable, peintre charmant,

Toi chez qui la nature allie

Aux dons heureux du sentiment

Les dons si rares du génie,

Toi pour qui semble reverdir

Cette palme longtemps flétrie,

Que Rose-Alba seule a cueillie

Et que le garde l'avenir...

Pour réciter des vers et jouer des charades en action, cette agréable société se réunissait vers neuf heures ; à dix, on passait dans la salle à manger. Mon souper, raconte Madame Vigée-Le Brun, était des plus simples ; il se composait toujours d'une volaille, d'un poisson, d'un plat de légume et d'une salade, en sorte que, si je me laissais entraîner à retenir quelques visites, n'y avait réellement plus de quoi manger pour tout le monde ; mais peu importait, on était gai, on était aimable, les heures passaient comme des minutes et, vers minuit, chacun se retirait.

Bientôt, à la poésie s'ajouta la musique, et l'artiste assure qu'elle donna, dans son modeste salon, les meilleurs concerts de Paris. On peut croire qu'elle n'exagère point ; sa liaison intime avec Grétry retenait sans cesse chez elle le spirituel musicien, qui prenait plaisir à lui offrir la primeur de ses morceaux d'opéras. Sacchini et Martini faisaient de même, et les interprètes qu'ils lui amenaient se trouvaient aussi les plus fameux. Ses chanteurs habituels étaient Garai, Azevedo, Bicher et Madame Todi. Dans les duos de la grande cantatrice italienne, Madame Vigée-Le Brun risquait parfois sa voix agréable, mais sans étude, sa voix aux sons argentés, disait le galant Grétry. Sa jolie belle-sœur, qui chantait aussi, accompagnait sur le piano à livre ouvert. Pour la musique instrumentale, on entendait le violoniste Viotti, dont le jeu était un modèle de force et d'expression ; Salentin, qui jouait du hautbois ; Hulmandel et Cramer, du piano-forte ; Janson et Duport, de la basse ; le beau Marin, de la harpe. On eut un jour la surprise d'admirer au piano la virtuosité de la jeune Madame de Mongeroult ; mais le musicien qu'on était le plus fier de recevoir était, sans nul doute, le prince Henri de Prusse. Le frère du grand Frédéric, qui vivait alors à Paris pour jouir du plaisir de la société et des arts, arrivait en haussant sa petite taille et parcourait l'assistance de ses yeux qui louchaient fortement ; ce défaut disparaissait dans une certaine douceur du regard, comme son lourd accent tudesque dans l'obligeance de ses paroles. Il amenait avec lui son premier violon, qui ne le quittait pas dans ses voyages, et il s'asseyait sans façon devant le pupitre pour jouer sa partie de quatuor, avec cette ardeur enflammée pour la musique qui lui tenait lieu de talent. Tels étaient les exécutants des concerts de Madame Vigée-Le Brun, où peu à peu la meilleure société se donnait rendez-vous et où, les chaises manquant dans la pièce étroite, on voyait parfois de grands personnages s'asseoir par terre pour écouter.

 

L'artiste n'est point trop grisée par ces succès mondains, qui achèvent de consacrer sa vogue. Elle a une conscience sereine de ses mérites, qui la met à l'aise partout ; traitée en amie par les grandes dames qui se font peindre par elle, cette familiarité de rapports, qu'elle retrouvera plus tard dans les diverses sociétés de l'Europe, lui semble déjà toute naturelle. Elle n'est pas dénuée de prétention ; mais son cœur excellent fait excuser des façons de petite maîtresse, que les hommages masculins ont développées. Sa préciosité agacera Madame de Boigne qui, tout enfant, la verra à Rome et nous la montre, avec sa malveillance et sa précision ordinaires, très bonne personne, toujours assez sotte, et possédant à l'excès toutes les petites minauderies auxquelles son double titre d'artiste et de jolie femme lui donnait droit. Sauf le grief de sottise, les traits sont justes. L'artiste a, pardessus tout, le goût de plaire, et assurément ce qu'elle apprécie le plus, au cours de sa vie, ce sont les louanges que certains hommes de cour s'empressent de mettre à ses pieds ; c'est qu'elles s'adressent moins au peintre qu'à la femme, et que Madame Vigée-Le Brun est infiniment coquette, et beaucoup plus vaine de ses grâces que de son talent.

Quelle tendre complaisance l'émeut, chaque fois qu'elle parle de M. de Vaudreuil ! Certes, le comte est très fidèlement attaché, et du fond du cœur, à la douce duchesse de Polignac, et, s'il fréquente assidûment rue de Cléry, c'est seulement pour le plaisir qu'il trouve à se réunir en toute liberté à des gens d'esprit, comme le prince charmant de leur cénacle. Mais il sait l'art de parler aux femmes, et il enchante les bourgeoises de Paris par l'habile et discrète façon dont il transpose pour elles la phrase enjôleuse de Versailles. L'artiste est sensible à sa chaude manière de prôner l'amitié et de soutenir ses amis, et à tant de belles qualités morales qu'elle célèbre à plusieurs reprises ; elle l'est surtout aux façons du grand seigneur et aux galanteries délicates qu'il lui a prodiguées. Ses pinceaux ont hésité pour le peindre ; le visage de son modèle semble trop efféminé, et Drouais en avait vu autrement la grâce virile ; le morceau n'a pas autant d'accent que les souvenirs écrits, aussi précis qu'enthousiastes : Né dans un rang élevé, le comte de Vaudreuil devait encore plus à la nature qu'à la fortune, quoique celle-ci l'eût comblé de tous ses dons... Il était grand, bien fait, son maintien avait une noblesse et une élégance remarquables ; son regard était doux et fin, sa physionomie extrêmement mobile comme ses idées, et son sourire obligeant prévenait pour lui au premier abord. Le comte de Vaudreuil avait beaucoup d'esprit ; mais on était tenté de croire qu'il n'ouvrait la bouche que pour faire valoir le vôtre, tant il vous écoutait d'une manière aimable et gracieuse ; soit que la conversation fût sérieuse ou plaisante, il en savait prendre tous les tons, toutes les nuances, car il avait autant d'instruction que de gaieté... En vérité, la toile de 1784 nous rend peu de chose de cet homme de cour accompli, qui ne se révéla médiocre qu'en politique.

M. de Vaudreuil possédait à Gennevilliers une élégante maison au milieu d'un beau domaine de chasse, acheté pour recevoir son grand ami, le comte d'Artois. Il avait fait aménager une jolie salle de comédie, ce qui complétait souvent les installations d'un temps où le spectacle de salon faisait fureur. Aux acteurs professionnels se mêlaient les amateurs, et Madame Vigée-Le Brun, sa belle-sœur et son frère, y jouèrent plus d'une fois l'opéra-comique avec Madame Dugazon, Garat et deux comédiens fameux retirés du théâtre, Cailleau et Laruette. Dans Rose et Colas, on confia à l'artiste le rôle de Rose, à Garat, celui de Colas. M. le comte d'Artois et sa société assistaient à nos spectacles. J'avoue que tout ce beau monde me donna la peur au point que, la première fois qu'ils y vinrent, sans que j'en fusse prévenue, je ne voulus plus jouer ; la crainte de désobliger les amis qui jouaient avec moi me décida seule à entrer en scène ; aussi M. le comte d'Artois, avec sa grâce ordinaire, vint-il entre les deux pièces nous encourager par tous les compliments imaginables.

Le dernier spectacle de Gennevilliers fut donné par la Comédie-Française et ce fut une nouveauté, le Mariage de Figaro. Pour s'y résoudre, M. de Vaudreuil avait-il été, comme le croit Madame Le Brun, harcelé par l'auteur, que grisait le souvenir du Barbier de Séville joué par la Reine à Trianon ? Le mécène ne trouvait-il pas tout à fait piquant, comme d'autres grands seigneurs d'alors, d'applaudir hardiment cette guerre déclarée avec tant d'esprit à leurs privilèges ? Les Souvenirs notent qu'on s'étonna, clans l'assistance, de ce dialogue impertinent, de ces couplets tous dirigés contre la Cour, dont une grande partie était présente à la représentation. Beaumarchais semblait ivre de joie ; il courait de tous côtés, comme un homme hors de lui-même ; et comme on se plaignait de la chaleur, il ne donna pas le temps d'ouvrir les fenêtres et cassa tous les carreaux avec sa canne, ce qui fit dire, après la pièce, qu'il avait doublement cassé les vitres.

On allait à Gennevilliers pour passer quelques jours, et c'est là que Madame Vigée-Le Brun exerçait le mieux cette royauté féminine qui lui procura des moments si doux. Le châtelain, qui veillait au plaisir de ses hôtes, inventait pour eux des surprises nouvelles ; aussi M. de Vaudreuil était-il à leurs yeux tin magicien que célébrait Lebrun-Pindare, dans un assez joli poème, L'Enchanteur et la Fée, inspiré, disait-il, d'un vieux grimoire :

Aimer tous les arts fut sa gloire,

Se faire aimer, tout son bonheur ;

Tout en lui n'était qu'âme et tout parlait au cœur.

... Le ciel pour comble de faveur

Lui donna pour amie une charmante Fée,

Bien digne de mon Enchanteur.

Elle avait tout : esprit, talent, grâce, candeur ;

Magique déité de qui la main savante

Peignait l'âme et rendait une toile vivante.

Il n'est plus, direz-vous, de ces prodiges-là,

La Fée et l'Enchanteur ont passé l'onde noire.

— Non, mes amis ; Vaudreuil et Le Brun que voilà

Ont changé mon conte en histoire.

A Gennevilliers, Madame Vigée-Le Brun voyait le monde de la Cour ; elle le voyait aussi chez Madame de la Reynière, dans le magnifique hôtel que le bonhomme Grimod avait fait bâtir aux Champs -Élysées, et où fréquentaient assidûment les hommes de la société de la Reine, le comte d'Adhémar, le baron de Besenval et Vaudreuil ; les femmes venaient aux grandes soirées, célèbres pour leur bonne musique, et Madame Le Brun se rappelait avec plaisir y avoir noué son amitié avec la comtesse de Ségur.

D'autres maisons de la finance, moins noblement fréquentées, mais non moins agréables, étaient ouvertes à l'artiste. L'excellent Beaujon, dont elle faisait le portrait pour l'hôpital fondé par lui, ne donnait point de l'ides ; impotent et cloué sur son fauteuil à roulettes, il ne pouvait qu'engager ses amis à jouir des trésors d'art entassés par ses soins à l'Élysée-Bourbon. M. de Sainte-James offrait de somptueux dîners dans sa belle folie de Neuilly ; Madame Vigée-Le Brun s'y montra quelquefois. Elle allait surtout chez Boutin, assez lié avec elle pour paraître à ses concerts, et qui recevait ses nombreux amis avec une princière munificence. Le jeudi, la jeune femme sacrifiait sa sieste journalière pour monter à Tivoli, dont le vaste parc et les ombrages touffus se développaient sur les premières pentes de Montmartre. C'était un peu loin de ce Paris, qui finissait aux boulevards ; mais elle n'aurait pu manquer au dîner hebdomadaire que Boutin arrangeait pour elle ; elle y rencontrait tous ses intimes, son frère, Delille, Lebrun le poète, Robert le peintre avec sa femme, Brongniart et, aussi souvent que le permettaient ses devoirs de courtisan, M. de Vaudreuil ; au plus, douze personnes à table, que réjouissaient l'air de la campagne et l'abandon de l'amitié. Plus tard, pendant la Révolution, les dîners du jeudi continuèrent chez Boutin ; on y porta régulièrement la santé des absents, Vaudreuil et Madame Le Brun, jusqu'au jour où Tivoli fut confisqué par la nation et l'aimable amphitryon envoyé à l'échafaud.

La même société se retrouvait, l'été, à Mortefontaine, qu'habitait le prévôt des marchands Le Peletier, le plus décousu des hommes, à qui le cordon bleu, obtenu par charge, avait quelque peu tourné la tête. Madame Vigée-Le Brun riait de sa figure comique, de son teint blême qu'il couvrait de rouge à l'usage des dames, de sa perruque fiscale, au toupet en pain de sucre, accompagnée de boucles poudrées tombant sur les épaules ; le chevalier de Coigny se moquait de ses ridicules et narrait ses prétentions aux bonnes fortunes de la Cour. Cette riche maison était fort mal tenue, et le meilleur plaisir des invités était la promenade dans les parcs immenses de Mortefontaine et d'Ermenonville, et les parties de bateau sur le lac.

Les rossignols de Mortefontaine devinrent fameux par un petit poème de Lebrun, qui nous donne le ton de cette aimable société :

Sur ces bords enchanteurs, doux asiles du sage,

Le Brun, je vous cherchais, je volais sur vos pas ;

J'interrogeais l'écho qui ne répondait pas,

Quand mille rossignols, dans leur tendre ramage,

Dirent : Nous l'avons vue errer sur ce rivage

Et l'embellir par ses appas.

D'un seul de ses regards, dans ce petit bocage,

Mille Amours sont nés à la fois ;

Et nous, sous le même feuillage,

Nous étions déjà nés des accents de sa voix.

Au Moulin-Joli, le site était encore plus beau et les hôtes charmants. La grande île, couverte de bosquets et de vergers, qu'un bras de la Seine séparait en cieux parties jointes par un pont pittoresque, représentait aux imaginations du temps un véritable Élysée. Qui que vous soyez, écrivait le prince de Ligne, si vous n'êtes pas des cœurs endurcis, asseyez-vous entre les bras d'un saule au Moulin-Joli, sur les bords de la rivière. Lisez, voyez et pleurez ; ce ne sera pas de tristesse, mais d'une sensibilité délicieuse. Le tableau de votre âme viendra s'offrir à vous... Méditez avec le sage, soupirez avec l'amant et bénissez Watelet. On rêvait avec délice sous le berceau des grands saules pleureurs ; on goûtait la richesse de ton des feuillages et le jeu des reflets dans les eaux ; la causerie était exquise avec le maître du lieu, d'une intelligence si avertie, si bon connaisseur des choses d'art, dont le caractère très riant ne souffrait cependant autour de lui qu'une société peu nombreuse et choisie. Le Moulin-Joli faisait un cadre parfait aux grâces finissantes de cette amie de trente ans, Marguerite Lecomte, que les poètes avaient, célébrée, dont les artistes avaient reproduit, les traits spirituels et que plusieurs académies d'Italie avaient galamment reçue, comme graveur, sur la demande de Watelet, au cours de leurs longs voyages d'amateurs et d'amoureux. La conversation de tels amis était pour Madame Vigée-Le Brun infiniment profitable, enrichie de tant d'expérience, ornée de tant de souvenirs, auxquels l'excellent Hubert Robert aimait ajouter les siens.

 

C'étaient les heureux moments de la vie de l'artiste, ceux qui la reposaient de son labeur et la récompensaient de ses efforts. Mais ses succès n'allaient pas sans lutte et, à chaque nouveau Salon, elle devait livrer, devant l'opinion toujours changeante, une bataille nouvelle. Celui de 1785 ne fut pas aussi triomphal pour elle que le précédent et les amis de Madame Labille-Guiard eurent leur revanche. Les rigoristes, d'autre part, s'inquiétaient de ce que l'exemple de ces femmes de talent fût trop imité par beaucoup de demoiselles dont on prônait clans les feuilles publiques les heureuses dispositions  car, disait-on, un tel art était pernicieux pour les personnes du sexe... et les entraînait presque toujours dans le libertinage. Pidansat de Mayrobert demandait grâce pour nos Minerves dames : Il est des parties, écrivait-il, auxquelles les femmes semblent plus appelées que les hommes, et, dans les arts comme dans les lettres, tout ce qui tient aux grâces et à l'enjouement est, par essence, de leur domaine. Depuis plusieurs expositions, leurs ouvrages brillent au Salon entre ceux du second ordre. Elles disputent la palme aux hommes ; elles l'emportent et s'en glorifient tour à tour. Je vous ai parlé dans le temps et à plusieurs reprises des succès de Mademoiselle Vallayer, devenue Madame Coster ; je me suis enthousiasmé en 1783, sur les chefs-d'œuvre brillants et vigoureux de Madame Le Brun. C'est aujourd'hui Madame Guiard, dès lors la serrant de près, qui triomphe et fait entourer ses productions avec ces cris de surprise et de ravissement involontaires qui ne s'arrachent que par un mérite réel et éclatant.

Le parallèle était nettement établi dans une page fort instructive du Journal général de France, où l'éloge des rivales semble réparti avec équité : Peu de peintres sont faits pour attirer la foule des admirateurs comme Madame Le Brun. Notre admiration pour elle n'est pourtant pas exclusive et nous ne prenons pas le ton de ces enthousiastes qui crient dans le Salon, dans les jardins publics, dans les cafés : Madame Le Brun a écrasé Roslin ; elle vaut mille fois mieux que Duplessis, Vestier n'en approche pas ; elle triomphe de Madame Guiard ! Chaque peintre distingué a son mérite qui ne détruit pas celui de l'autre. Richesse et brillant dans les couleurs, grâce et nouveauté dans les attitudes, goût exquis pour les ajustements, telles sont les parties qui caractérisent les rares talents de Madame Le Brun. Cela n'empêche pas que Madame Guiard ne mérite de grands éloges par la résolution de ses effets, par la fermeté et la facilité de son exécution. Son talent répond à la forme d'une Diane, celui de Madame Le Brun tient à la forme d'une Vénus. Madame Guiard s'est peinte en pied, ayant derrière elle deux élèves ; cet ouvrage a le plus grand succès et le mieux mérité. Le portrait de M. le Contrôleur, ceux de Madame de Crussol et de Madame de Gramont-Caderousse, par Madame Le Brun, ont reçu les plus justes applaudissements. Ainsi ces deux daines sont deux célèbres rivales, qui ont des droits égaux à l'admiration publique.

Madame Guiard exposait, outre la grande toile qui la représente avec Mesdemoiselles Capet et Rosemond, ses élèves, un portrait aristocratique, celui de la comtesse de Flahaut ; la belle-sœur de M. d'Angiviller, dont le nom manquait modestement au livret, était auprès du berceau de son petit enfant ; elle paraissait chaste comme Pénélope, et toute l'habitude du corps annonçait la vertu conjugale dans toute sa modestie la plus parfaite. Les modèles de Madame Vigée-Le Brun n'annonçaient rien de semblable ; ses cinq beautés de cour avaient tenu à être nommées, et leurs attitudes, leurs mines ou la fantaisie de leur toilette témoignaient surtout du désir qu'elles avaient d'être remarquées comme les plus brillantes et les plus jolies.

C'était d'ailleurs, pour l'artiste, une exposition avantageuse, et dont la coquetterie de ses modèles servait le succès. Nous avons encore ce groupe charmant, qui résume les élégances du moment et laisse entrevoir ces âmes légères. Comme elle est fière dans sa nonchalance, cette comtesse de Clermont-Tonnerre, plus tard marquise de Talaru, qui a voulu être peinte en sultane ! Vêtue d'une étoffe jaune, coiffée d'un turban retenu par des perles, ses doigts jouent avec tin fil de perles et elle porte au cou tin collier d'or. La brune duchesse de Caderousse-Gramont est la plus jolie des vendangeuses et presse dans ses mains les lourds raisins de sa corbeille. Le chapeau, sans plume ni ruban, est rejeté en arrière en un gracieux mouvement d'envolée, et auréole la tête mutine et frisée. L'étroit corsage noir descend en pointe sur le jupon rouge que soutiennent de larges paniers ; des nœuds agrémentent l'épaule, et l'écharpe enveloppante se noue sur la poitrine : c'est un mélange inattendu d'élégance et de rusticité, qui n'a pas encore été vu. La comtesse de Ségur est peinte au temps où le départ de son jeune époux pour l'ambassade de Russie la rend plus intéressante encore ; elle montre, sous le grand chapeau à plumes, un franc visage encadré de boucles légères, où les dents éclatantes paraissent dans un sourire spirituel. La veste de velours dessine la taille, qu'amincit l'ampleur du jupon aux plis cassants ; les longues mains pâles se croisent sur la table où des fleurs sont jetées ; le fichu de linon, négligemment noué, cache à peine l'opulente poitrine que la lumière vient caresser.

Coquette et ingénue à la fois, la comtesse de Châtenay fait penser aux femmes de Greuze ; vue de dos, elle tourne vers le spectateur la plus jolie tête blonde ; un ruban retient sur le haut du front les longs cheveux qui retombent, soyeux comme ceux d'une enfant, sur le fichu blanc des épaules. Toute une âme puérile et câline est dans ces grands yeux et dans cette ligne des lèvres où se joue quelque mystère. Voici enfin la baronne de Crussol, moins jeune, semble-t-il, mais avec le même regard enjôleur, la même bouche dédaigneuse et mièvre. Elle est en chapeau garni de rubans et laisse, suivant la mode du jour, ses cheveux se dérouler librement sur le corsage de soie ; elle chante assise, un cahier de musique dans les mains ; sûre de son charme et de sa beauté, elle ne parait point davantage ignorer ce que sa voix ajoute à tant de grâces.

Le plus remarqué de ces portraits était celui de la piquante vendangeuse, qui inaugurait une mode nouvelle : Je ne pouvais souffrir la poudre, écrit Madame Vigée-Le Brun ; j'obtins de la belle duchesse de Gramont-Caderousse qu'elle n'en mettrait pas pour se faire peindre ; ses cheveux étaient d'un noir d'ébène ; je les séparai sur le front, arrangés en boucles irrégulières. Après ma séance, qui finissait à l'heure du dîner, la duchesse ne dérangeait rien à sa coiffure et allait ainsi au spectacle. Une aussi jolie femme devait donner le ton ; cette mode prit doucement, puis devint enfin générale. Une tradition de famille veut que la duchesse de Caderousse ait été appelée à Trianon par la Reine, qui souhaitait lui voir porter, dans le cadre champêtre de ses jardins, le costume dont Madame Le Brun l'avait habillée. La petite littérature du temps s'emparait de cette fantaisie et l'on trouve, dans les recueils manuscrits, des vers qu'on peut recueillir comme un document sur l'histoire des modes féminines :

SUR LE PORTRAIT DE MADAME DE CADEROUSSE

PEINTE EN VENDANGEUSE PAR MADAME VIGÉE-LE BRUN

Quelle est cette bergère au teint si délicat,

A l'œil fripon, à la bouche mutine ?

Un corset noir peint sa taille enfantine

Et son jupon de pourpre en relève l'éclat.

Elle sourit et craint qu'on la devine ;

Des champs elle revient, mais tout innocemment

Porte un panier chargé des fruits de la vendange.

C'est vous, jeune Gramont ; sous ce déguisement

Vous n'avez pas perdu les traits d'un ange.

Paraissez à la Cour, souveraine des cœurs,

Et nos beaux dieux soudain, par un prodige étrange,

Vont prendre la houlette et le chapeau de fleurs,

Et croiront ne pas perdre au change.

Parmi tant de critiques, celle de Figaro au Salon de peinture indique bien l'engouement mondain dont bénéficiait l'artiste. Écoutons Chérubin parler : Figaro ! regarde ce portrait : quelle fraîcheur dans les chairs ! quel goût dans l'ajustement ! quel moelleux dans l'attitude ! que de vérité dans ce satin ! critique, si tu l'oses... Il ne faut que des yeux pour voir que ce tableau est charmant ; et ce portrait en bergère, comme le mouchoir est chiffonné avec grâce ! regarde ces formes... — FIGARO, à la comtesse : Madame, voilà un éloge bien fort ; remarquez qu'il n'est point exagéré, quoique fait sans réflexion. — LA COMTESSE : Le sentiment ne trompe jamais ; il en dirait bien davantage, s'il savait que ces tableaux viennent d'une femme. — CHÉRUBIN, avec chaleur : D'une femme ! d'une femme ! Je juge qu'elle est jolie, qu'elle est aimable, qu'elle se peint clans tous ses ouvrages. — FIGARO (à part) : Le petit sorcier ! il ne se trompe pas d'un mot. Et voilà de la critique d'art au ton du XVIIIe siècle.

A ces excellents morceaux de peinture, à la véridique et fine image de Grétry, qui les accompagnait, la censure ne pouvait mordre. Elle se rattrapait sur une Bacchante et lui reprochait d'être exécutée avec mollesse, de montrer des chairs exsangues et des genoux mal dessinés : Dès qu'une femme de goût s'échappe dans le pays de l'histoire, écrivait Le Frondeur au Salon, on s'aperçoit que la carte lui manque. Pour les portraits, la malignité des critiques ne s'en prenait qu'aux brillants modèles et profitait de la présence d'une autre toile, représentant M. de Calonne, pour faire expier par de piquantes épigrammes le plaisir qu'avaient ces dames à montrer leur image par le peintre à la mode : L'une est en sultane, boudant de n'avoir pas été choisie par son maître pour cette nuit-là ; l'autre en jardinière qui, sous ce déguisement simple et attrayant, cherche les aventures ; celle-là minaude, celle-ci agace ; la dernière séduit par les charmes de sa voix. Du sein de toutes ces beautés s'élève M. le Contrôleur général et, comme il n'est point ennemi du sexe, les bonnes gens croient le voir au milieu de son sérail. Ce portrait historié est bien plus savant... Il est riche de composition, vrai dans ses détails ; les étoffes en sont précieuses ; les ombres, les reflets ménagés avec soin ; il est monté sur le haut ton de couleur qui lui convient. La ressemblance du personnage est telle que chacun le nomme au premier coup ; c'est son air ouvert, son œil plein de feu, sa figure spirituelle, riante et affable ; c'est l'homme en un mot, c'est M. de Calonne exactement : mais ce n'est pas le Contrôleur général, il a l'air plus distrait qu'occupé ; une lettre du Roi, un mémoire déployé à côté de lui, sont excellents pour faire briller le talent de l'artiste, mais ne sont que des enseignes et ne désignent nullement ce ministre enchanteur qui sait avec tant d'art attirer au fisc public, non seulement l'argent de la nation, mais celui des étrangers, pour le reverser ensuite avec tant de profusion et de munificence. Ainsi les pinceaux de Madame Vigée-Le Brun servaient-ils à la popularité du spirituel ministre, qui si allégrement conduisait le Trésor à la banqueroute. La plume du frère le célébrait à son tour dans l'Almanach des Muses, où il sut toujours flagorner les gens en place :

POUR LE PORTRAIT DE M. DE CALONNE

...Calonne, de nos Arts sois donc aussi le père !

Les bras tendus vers toi, vois-les se rassembler ;

Vois à leur groupe heureux les Muses se mêler ;

Ils t'offrent leurs efforts, seconde leur envie,

De l'émulation naît souvent le génie ;

S'ils revivent en toi, par eux tu revivras.

Colbert, enseveli dans la nuit du trépas,

Sans eux n'eût point reçu le légitime hommage

Que chaque jour encor on rend à son image.

Ce portrait d'apparat, où Madame Le Brun avait essayé de se mesurer avec Roslin et les Vanloo, et n'apparaissait pas inférieure à ces maîtres, allait lui causer bien vite les chagrins les plus cuisants. L'envie, cette fois, l'attaquait sur le point sensible de l'honneur féminin, car on répandait le bruit qu'elle était la maîtresse du ministre enchanteur, si généreux des deniers de l'État au bénéfice de ses amis. Dès l'ouverture du Salon, les Promenades de Critès l'imprimaient assez grossièrement à propos du tableau : C'est ici que Madame Le Brun a touché le plus en maître ; c'est ici où il y a le plus de difficultés vaincues et il le faut avouer, c'est dans cette occasion qu'elle s'est rendue le plus entièrement maîtresse de son sujet. On comprend l'irritation de l'artiste devant l'insinuation : Un nommé Gorsas, dira-t-elle, que je n'ai jamais vu ni connu, vomissait des horreurs contre moi. Ces horreurs devaient tenir une place cruelle dans sa vie ; bien des heures furent pour elle empoisonnées par cette histoire, qui l'a poursuivie partout, l'a signalée à la haine révolutionnaire, a refroidi à son égard certaines bienveillances et parait avoir été révélée plus tard à sa fille pour la détacher d'elle. Les allusions nombreuses et vagues à la calomnie, qui émaillent ses souvenirs, se rapportent aux racontars sur M. de Calonne bien plus qu'aux premières attaques contre son talent, dont ses triomphes d'artiste l'avaient largement vengée. Il serait indiscret de mettre en doute sa défense sur cet épisode capital de sa vie ; il vaut mieux la présenter telle qu'elle la donne elle-même, en précisant des détails que son plaidoyer laisse clans l'ombre.

Le grand portrait du Contrôleur général assis en habit de satin noir à sa table de travail, et dont la tête a été répétée par l'artiste, fut gravé en 1787 par De Bréa, qui ajouta aux papiers le titre du rapport au Roi sur l'Assemblée des Notables. Madame Vigée-Le Brun l'avait exécuté en 1785 dans son atelier et non, comme il semblerait, à l'hôtel des Finances ; si le ministre, en effet, est allé assez longtemps rue de Cléry, c'est que le nombre de ses occupations ne lui a pas permis de donner des séances régulièrement suivies ; la tête achevée, l'artiste a terminé son travail de mémoire au point, dit-elle, de ne pas faire les mains d'après lui, quoique j'eusse l'habitude de les faire toujours d'après mes modèles. Elle n'aurait pu peindre le cabinet du ministre, ni son bureau familier, puisqu'elle n'alla qu'une fois chez lui et sans ses pinceaux : Il donnait une grande soirée au prince de Prusse et, ce prince venant habituellement chez moi, il avait jugé convenable de m'inviter. Au reste, comment avoir le moindre goût pour M. de Calonne ? Il était peu séduisant et portait perruque : Une perruque ! Jugez comme, avec mon amour du pittoresque, j'aurais pu m'accoutumer à une perruque ! Je les ai toujours eues en horreur, au point de refuser un riche mariage parce que le prétendant portait perruque, et je ne peignais qu'à regret les hommes coiffés ainsi. Tels sont les arguments un peu singuliers que trouvait une femme de ce siècle pour défendre sa vertu suspectée.

Une aventure, qui lui fut attribuée à tort, a été, d'après Madame Vigée-Le Brun, l'origine de la venimeuse légende. On peut la raconter sous les noms véritables, qu'elle dévoilait à ses familiers à l'époque où l'héroïne vivait encore dans une vieillesse respectée. En 1784, le fameux Roué, Jean du Barry, avait amené à Paris sa seconde femme, épousée à Toulouse et qui était née Rabaudy de Montoussin ; il avait pris une maison dans la capitale, menait assez grand train, sous le nom de comte de Serre, et les chroniques du temps disent que M. de Calonne était fort épris de la jolie comtesse. Madame Vigée-Le Brun faisait le portrait de Madame de Serre. Un jour, en prenant séance, celle-ci la pria de lui prêter pour le soir sa voiture et son cocher, afin d'aller au spectacle. Ce service ne pouvait se refuser ; mais le lendemain matin, quand Madame Vigée-Le Brun demanda ses chevaux, ni cocher, ni voiture n'avaient encore reparu. On envoya chez Madame de Serre, qui n'était point rentrée, et l'on apprit qu'elle avait passé la nuit à l'hôtel des Finances. Le cocher, interrogé par les gens de l'hôtel, par d'autres peut-être, avait dit avec simplicité qu'il appartenait à Madame Le Brun, et tout le inonde avait pu croire que c'était elle que la voiture avait amenée. La coupable ne reparut pas chez son peintre, qui l'accusa toujours d'avoir voulu sauver sa réputation aux dépens de celle d'autrui. Elle m'a fait bien du mal, s'écriait l'artiste, ne doutant pas que toutes les calomnies ne fussent nées de cette perfidie digne de l'Enfer.

Pierre Le Brun rebâtissait à neuf, en ce moment même, la maison qu'il possédait rue du Gros-Chenet, et l'on raconta que Calonne en supportait tous les frais. N'avait-il pas payé son portrait, comme l'imprimait Gorsas, en pastilles enveloppées de billets de la Caisse d'Escompte ou, selon d'autres, en or empilé dans un pâté ? Le Brun oppose des faits précis en faveur de sa femme : Calonne lui envoya 3.600 livres en billets de la Caisse d'Escompte, dans une tabatière qui pouvait valoir 1.200 livres ; plusieurs personnes présentes à l'ouverture du paquet peuvent l'attester. Atteinte par une de ces accusations vagues et terribles qui, non plus qu'établies, ne peuvent être réfutées, Madame érigée-Le Brun se défendait encore, à ce sujet, sur ses vieux jours, et parlait de quatre mille francs dans une boîte estimée vingt louis ; elle ajoutait : On fut même étonné de la modicité de cette somme ; car... M. de Beaujon, que je venais de peindre de même grandeur, m'avait envoyé huit mille francs, sans qu'on s'avisât de trouver le prix trop énorme. Pendant la Révolution, alors qu'elle fut considérée comme émigrée, les pamphlétaires exploitèrent contre le mari la légende de la maîtresse de Calonne, devenue conspiratrice à l'étranger. Le Brun ne se vantait plus alors d'avoir formé à lui seul toute la galerie de tableaux de M. de Calonne ; il était obligé de publier, en l'an II, un précis historique sur la vie de sa femme, afin de réfuter point par point leurs calomniateurs et établir les sources de leur fortune. Nous y trouvons d'autres détails sur les gains de l'artiste : Avec un talent comme le sien, avec un revenu aussi considérable que celui qu'il lui procurait, puisqu'un buste seul lui était payé 600 livres, qu'elle peignait avec une facilité étonnante, et qu'elle gagnait, année commune, 24 ou 30.000 livres ; avec les bénéfices que je faisais moi-même dans un commerce très actif et très étendu ; avec un état de maison tel que nous n'avons jamais eu plus de quatre personnes à notre service, dont un seul domestique pour nous deux ; après vingt années de travail enfin, est-il si difficile de croire que nous ayons pu trouver clans nos économies une somme suffisante pour payer le prix de nos maisons, et en faire bâtir une, dont les constructions ne sont point totalement acquittées ?... Qu'on ne parle donc plus des richesses de la citoyenne Le Brun ! qu'ils cessent donc ces bruits infimes semés contre elle, sur sa prétendue liaison avec un ministre, qu'elle avait vu quelquefois avant qu'il entrât en place et qu'elle n'a plus revu, du moment où son portrait a été fini ! que l'envieux rougisse et que le calomniateur se taise !

Bien avant cette prose conjugale, et dès le temps de ce fameux Salon de 1785, les muses de l'amitié avaient offert à la victime du souffle empoisonné de l'envie leurs témoignages consolateurs. Les manuscrits reportent à cette époque une page émue de Vigée remerciant un généreux chevalier d'avoir raffermi le laurier de la Rosalba de notre âge. Il répondait à cette petite pièce de M. Lebrun, secrétaire des commandements de Monseigneur le prince de Conti :

VERS À MADAME LE BRUN

SUR LES CRITIQUES PARUES À L'OCCASION DU SALON DE 1785

Chère Le Brun, la gloire a ses orages ;

L'Envie est là qui guelte le talent ;

Tout ce qui plaît, tout mérite excellent

Doit de ce monstre essuyer les outrages.

Qui mieux que toi les mérita jamais ?

Un pinceau male anime tes portraits ;

Non, tu n'es plus femme que l'on renomme ;

L'Envie est juste, et ses cris obstinés,

Et ses serpents contre toi déchaînés,

Mieux que nos voix te déclarent grand homme !

Malgré les délicates attentions des amis de l'artiste, en dépit des soins multipliés que prenait son entourage pour lui éviter de trop nombreuses blessures, la calomnie continuait son œuvre. Elle se produisait sous bien des formes et finissait par associer dans tous les esprits le nom de Madame Le Brun à celui de Calonne. Cette peste de Champcenetz, dans ses couplets de l'Assemblée des notables, faisait chanter au Contrôleur général :

J'ai dissipé les trésors de la France

D'Artois, Le Brun et d'autres sont contents...

On va jusqu'à faire figurer, parmi les libéralités du ministre, le don du Moulin-Joli, le délicieux domaine qui vient d'être vendu après la mort de Watelet. Cette invention trouve créance, désespère la pauvre Le Brun et nécessite un démenti public, qu'insèrent les auteurs du Journal de Paris, le 20 août 1786 :

Permettez-moi, Messieurs, de me servir de la voix de votre journal pour détromper les personnes qui veulent absolument que ce soit moi qui ai acheté le Moulin-Joli. Plusieurs gazettes étrangères l'ont imprimé et, d'après leur assertion, tout le monde me fait compliment sur cette acquisition. Veuillez donc bien, Messieurs, publier que je ne suis point propriétaire du Moulin-Joli et que c'est à un négociant connu qu'il appartient depuis près d'un mois.

J'ai l'honneur d'être, etc.

L'acquéreur du Moulin-Joli est un M. Goudron, qui n'entend rien au pittoresque et gâte en remaniements l'Élysée des artistes. Il y convie du moins, avec bonne grâce, les anciens familiers du lieu ; Lebrun-Pindare trouve encore, en s'y promenant, les rimes de ses odes orgueilleuses ; Madame Vigée-Le Brun y revient, en 1788, pour passer tout un mois avec sa fille ; elle y fait alors un de ses meilleurs portraits, celui de son grand ami Hubert Robert dans le négligé du travail, tenant à la main sa palette et peignant sans doute une fois de plus le pont de bateaux, d'un si joli reflet, et les peupliers des bords de la Seine.