LOUIS XV À VERSAILLES

 

CHAPITRE V. — LA MORT DE LOUIS XV.

 

 

Le temps a marché, le règne s'est assombri, les revers militaires sont venus. A l'intérieur, les difficultés croissantes du gouvernement royal ont rendu impopulaire la personne du Roi. Nul ne songerait aujourd'hui à lui donner ce beau titre de Bien-Aimé que la première moitié de sa vie lui avait assuré. En vain un ministère réformateur et hardi essaie de mettre de l'ordre dans les affaires de l'État. Il est condamné d'avance par l'opinion que travaille l'opposition des anciens Parlements et les amis du duc de Choiseul disgracié. Dans ce règne où les lumières l'ont emporté si longtemps sur les ombres, celles-ci ont envahi l'horizon.

Bien que lassé de tant de luttes, vieilli et inquiet pour la monarchie d'une révolution qu'il sent venir, Louis XV travaille jusqu'à la fin à la sécurité du royaume. Il reconstitue en face de l'Angleterre une marine puissante qu'utilisera son successeur ; il assure la paix sur le continent par l'alliance avec l'Autriche dont la dauphine Marie-Antoinette est à Versailles un témoin vivant.

La nation, qui ne voit que les surfaces. est plus sensible au scandale rétabli d'une maîtresse déclarée contre laquelle se déchaînent les libellistes. Bonne, inoffensive, amie des arts, Mme du Barry eût été célébrée en d'autres temps. Ceux d'aujourd'hui la condamnent et lui font une part de responsabilité dans les maux dont souffre la nation.

Pour échapper aux soucis, Louis XV a pris l'habitude de passer des heures et des journées dans ce charmant pavillon qu'on commence à appeler le Petit-Trianon. Il l'a fait construire au milieu des serres où B. de Jussieu poursuit ses expériences botaniques. Il s'y trouve à la fin d'avril 1774 avec la favorite et des familiers. Depuis quelque temps, il a souvent mauvaise mine et des malaises. Le mercredi 27, se sentant mal disposé à monter à cheval, il suivit, contre son habitude, la chasse en carrosse sans pouvoir se réchauffer et eut quelques courbatures. Éveillé dans la nuit, le premier médecin ordinaire, Lemonnier lui trouva de la fièvre et fut chercher Mme du Barry. On décida que le Roi ne sortirait pas et qu'on ne préviendrait personne à Versailles. Mais le premier chirurgien La Martinière, vieux serviteur indépendant qui avait gardé son franc-parler avec le Roi, jugea indécent de le laisser indisposé entre sa maîtresse et son valet de chambre : C'est à Versailles, Sire, qu'il faut être malade, dit-il, et il obtint l'ordre de préparer les voitures. Le soir, le Roi y monta en robe de chambre, son manteau par-dessus, et cria : A toutes jambes ! Le trajet fut fait en trois minutes. En arrivant au Château, il s'arrêta chez Madame Adélaïde pour donner le temps de préparer son lit et se coucha aussitôt, ne voulant auprès de lui que Mme du Barry, qui était entrée, par l'intérieur, prendre possession du chevet du Roi. Personne ne doutait que l'indisposition ne fût légère.

La fièvre fut forte toute la nuit, les douleurs de tête plus violentes. Au matin, Lemonnier saigna le Roi et demanda les médecins consultants de Paris. Mn' du Barry et M. d'Aiguillon avaient fait prévenir à Paris leurs propres médecins, Bordeu et Lorry, comptant bien se servir d'eux. On appela aussi par convenance Lassonne, médecin de la Dauphine. Ceux de Paris arrivèrent à midi et furent d'avis d'une seconde saignée. Le Roi était sur un petit lit de camp au milieu de la chambre. Très agité, la voix rauque, il commençait à s'étonner. Il appelait souvent Laborde, son premier valet de chambre. On avait fait sortir les gens qui n'étaient pas du service, mais la chambre était encore trop encombrée. Il avait auprès de lui, outre son service, quatorze personnes ayant le droit de le visiter, comme malade, six médecins, cinq chirurgiens, trois apothicaires. Il obtint l'aveu qu'une troisième saignée était prévue pour le lendemain : C'est donc une maladie, dit-il. Une troisième saignée me mettra bien bas ; ne peut-on l'éviter ?

A ces paroles une grande inquiétude commença. On savait que le Roi avait pour principe qu'on ne devait jamais aller à la troisième saignée, sans que le malade eût rempli ses devoirs chrétiens. Mais, avec les sacrements, c'étaient la confession, l'obligation de renvoyer la maîtresse, la promesse solennelle d'y renoncer, la chute enfin de M. d'Aiguillon. Ainsi, a noté le duc de Croy, témoin de ces journées, peu d'heures allaient décider du sort des du Barry et de presque tous les ministres qui étaient de son parti. L'inquiétude était grande, mais la sueur que provoqua la deuxième saignée décida l'éruption et tira pour le moment les partisans de Mme du Barry de leur souci.

Vers dix heures du soir, la Dauphine, le Dauphin et la famille royale, revenus après le souper voir le Roi, se préparaient à passer la nuit dans un cabinet voisin, quand les médecins, en donnant à boire au malade, crurent voir de la rougeur sur son visage. Ils dirent : Avancez donc la lumière ! Le Roi ne voit pas son verre ! Son front et ses joues apparurent marbrés de vives rougeurs. Tout le monde eut la même pensée ; les médecins se regardèrent ; c'était la petite vérole. On supplia le Dauphin et la Dauphine de se retirer, ainsi que le comte de Provence, le comte d'Artois et les princesses. Mesdames déclarèrent qu'elles resteraient. Elles savaient fort bien le danger, n'ayant pas eu la terrible maladie, mais s'obstinèrent : elles voulaient remplir jusqu'au bout leur devoir filial quoi qu'il arrivât. Elles s'enfermèrent chez lui en héroïnes, note Croy, ce qui fut bien beau et risquable. La nouvelle fut bientôt partout ; on voulut savoir pourquoi la famille royale ne devait plus avoir communication avec le Roi. On ne put le cacher.

Le souci de l'entourage était de savoir si l'on dirait ou cacherait au malade le nom de son mal. La petite vérole à soixante-quatre ans, disait Bordeu, avec le corps du Roi, c'est une terrible maladie. La grande affaire de la confession, que personne ne nommait, dominait tout le débat. Mais l'entourage entier, sauf Mesdames, ne pensait qu'à éviter les sacrements.

On décida qu'on ne dirait rien au malade, mais qu'on ne le tromperait pas s'il devinait. Il montrait ses boutons d'un air étonné ; on lui affermit qu'il avait une fièvre miliaire, mais avec son habitude des maladies, dont il avait toujours aimé s'entretenir, les symptômes le surprenaient : Si je n'avais pas eu la petite vérole à dix-neuf ans, disait-il, je croirais l'avoir présentement.

Ainsi, remarque Croy, on ne lui parla de rien, ni lui non plus... On le rassurait par un air de tranquillité, et il n'osait trop s'éclairer, de sorte que, très abattu de son cruel état, et personne ne lui parlant religion, crainte de l'effrayer, il n'osa en parler, et tout restait sur l'ancien pied. Ses filles le gardaient le jour, et Mme du Barry y venait pendant la nuit. Il est apparent que le soin de ses filles le gênait souvent. Tout le monde se gênait, se contraignait, et personne ne parlait, comme cela se pratique, en pareille circonstance, envers les souverains, à qui on n'a jamais pu parler librement.

Autour du Roi, le cérémonial officiel continuait. Le lever et l'ordre du soir que le Roi donnait à neuf heures, laissant entrer auprès de lui tous les officiers qui y prenaient part, se faisaient comme à l'ordinaire, bien que, souvent, on ne pouvait guère le voir ni l'entendre dans ses rideaux. Les grandes entrées venaient à toute heure, ainsi que les ambassadeurs de famille, et la chambre assez étroite, d'où la Faculté ne quittait pas, était fort encombrée. Les princes du sang, qui avaient choisi de rester auprès du Roi, se relayaient pour passer la nuit, afin que le sang royal fût sans cesse présent. Les princesses venaient, plusieurs fois le jour, dans la chambre de parade ; le duc d'Aumont ou le duc de Villequier les informait de la santé du Roi et les reconduisait au milieu de la foule curieuse de nouvelles. Chez le Dauphin et Marie-Antoinette, qui avait généreusement offert de s'enfermer chez le Roi, les crises de la maladie et les lueurs d'espoir faisaient tout l'entretien.

Le Roi ne se doutait toujours pas de son état. Croy a raconté qu'au plus fort de l'irruption, il appela Madame Adélaïde et lui fit toucher et manier ses mains pour examiner ses boutons. Cette vertueuse fille aînée du Roi, quoique avec la révolution intérieure qu'on peut croire, les mania sans montrer d'émotion... Il faisait aussi frotter son front par Mm du Barry, ce qu'il n'aurait pas fait s'il eût connu sa maladie.

La fermentation dans le Château croissait d'heure en heure à mesure que se prolongeait la maladie. La grande question était celle de la confession. Les partisans de Mme du Barry et des ministres, soutenus par !es médecins, assuraient qu'il serait affreux, par préjugé, de le tuer exprès par une émotion ; les autres qu'il était affreux de risquer de le laisser mourir sans sacrements, ce qui était sans exemple, disait-on, depuis Clovis. Mesdames, qui voulaient pour leur père une fin chrétienne, n'osaient parler dans le risque de tuer le Roi en l'effrayant. De son côté, le grand aumônier de France, le cardinal de la Roche-Aymon, ambitieux à la dévotion du parti régnant, ne se souciait pas de parler : il avait peur de la disgrâce, si le Roi guérissait. On comptait sur l'archevêque de Paris, homme sévère et incorruptible, qui avait fait annoncer sa visite dès le lendemain de la maladie, bien qu'il se mourut lui-même de la gravelle. Quand il se présenta, Mesdames eurent du mal à le faire entrer. Le duc de Richelieu l'arrêta au passage et, dans une longue conversation, lui fit sentir le risque de perdre le Roi en l'inquiétant. Le prélat fut enfin introduit et aperçut en entrant Mine du Barry qui s'enfuit, épouvantée par la robe violette. L'audience n'eut du reste aucune suite. Le Roi ne lui dit presque rien, se retourna de l'autre côté et on lui fit entendre qu'il fallait qu'il se retirât. Mais la revanche de l'archevêque était proche.

 

Le 3 mai, troisième jour de la maladie, après le lever, à une heure un quart de l'après-midi, alors que le duc de Bouillon, grand chambellan, était à ses côtés, le Roi regarda les boutons de sa main avec attention et s'écria : C'est la petite vérole ! Un moment après, observant de plus près ses boutons, il dit à nouveau : Mais c'est là, la petite vérole ! Personne ne répondit, et il se retourna en disant : Pour ça, cela est étonnant ! Les explications embrouillées de Bordeu le firent encore douter mais, dans la soirée, le franc La Martinière lui confirma ses soupçons. La crise politique approchait. Quand il fut convaincu de la nature de son mal, Louis XV, à onze heures trois quarts du soir, dit à Mme du Barry : A présent que je suis au fait de mon état, il ne faut pas recommencer le scandale de Metz. Si j'avais su ce que je sais, vous ne seriez pas entrée. Je me dois à Dieu et à mon peuple : il faut donc que vous vous retiriez. Dites à M. d'Aiguillon de venir me parler demain à six heures. Elle se trouva mal et sortit.

Le Roi ne dormit pas cette nuit. Il songea à tout. Au matin, la suppuration se ralentit : la petite vérole paraissait rentrer. Les médecins ne cachaient plus leur inquiétude. Vers midi, après la messe du Roi, tout l'Œil-de-Bœuf fut en rumeur. On venait de voir sortir de la chambre l'archevêque de Paris et le grand aumônier auquel le Roi avait dit : Je vous parlerai ce soir. On venait d'apprendre le départ prochain de Mme du Barry.

Toute la nuit, elle avait pleuré dans les bras de M. d'Aiguillon. Ce dernier s'était présenté à minuit et le Roi lui avait fait répondre par Laborde : Qu'il vienne à l'heure que je lui ai fait dire ! A dix heures du matin, le Roi l'avait reçu et lui avait commandé de faire partir Mme du Barry honnêtement, en évitant toutes les duretés de Metz.

Un carrosse à deux chevaux et à un laquais gris s'arrêtait, un peu avant quatre heures, sous l'arcade du nord. Mme du Barry y montait avec sa belle-sœur et la duchesse d'Aiguillon. D'accord avec le Roi, le duc, pour adoucir l'amertume de la favorite, la faisait conduire à sa propre maison de campagne de Rueil, suprême galanterie pour celle qui avait fait sa fortune.

On se réjouit de bon cœur, note Croy, mais on apprit que le confesseur n'avait pas encore été appelé et que le Roi n'avait pas encore parlé... c'était encore jusque-là une révolution manquée ou douteuse. Vers minuit, je retournai à l'appartement et j'appris des détails qui n'annonçaient pas la vraie révolution. A environ six heures, le Roi dit : Qu'on appelle La Borde ! Puis il lui demanda comme à l'ordinaire : Allez chercher Mme du Barry ! La Borde répondit : Sire, elle est partie. — Où est-elle allée ?A Rueil, Sire. — Ah ! déjà ! Il s'adressa, quelque temps après, au duc d'Aiguillon, qui entrait par l'intérieur : Avez-vous été à votre château ? Tout cela prouvait qu'il songeait plus à elle qu'à son confesseur, et pouvait indiquer qu'il n'avait voulu que la mettre à couvert et en sûreté, pour la retrouver au besoin et lui éviter l'affront de Mme de Châteauroux à Metz, et, au cas qu'il fallût en venir au sacrement, n'avoir plus d'obstacles.

Les deux jours suivants, le Roi ne parla pas de confession, mais il paraît qu'il s'occupait intérieurement avec beaucoup d'ordre. Le confesseur en titre, qui n'avait jamais eu à remplir les fonctions de sa charge, était un homme pieux, retiré et réservé, un ancien curé de campagne, l'abbé Maudoux, qui était aussi confesseur de la Dauphine. Il avait toujours vécu à Versailles dans une obscurité volontaire. Il attendait d'ailleurs qu'on l'appelât, et passait ses journées, soit dans un cabinet voisin de la chambre, soit en prières à la chapelle, sans jamais s'entretenir avec personne.

 

Le 6 au soir, les entrées ont lieu comme à l'habitude. Le Roi parait un peu plus agité. Dans la nuit, vers trois heures, il dit au duc de Duras, qui le veille : Allez chercher l'abbé Maudoux. On le trouva prosterné dans la chapelle. Il reste avec le Roi seize minutes, puis le Roi envoie chercher le duc d'Aiguillon, le duc de la Vrillière. Il reçoit le grand aumônier et son confesseur. Vers cinq heures il fait avertir Madame Adélaïde et lui dit d'aller réveiller ses petits-enfants pour la cérémonie du Saint-Viatique, qu'il a donné l'ordre de préparer.

C'est le moment d'humilité solennelle des rois qui vont mourir. Dès six heures, ai-je écrit dans Marie-Antoinette Dauphine, les troupes du Château sont sous les armes. Les gardes du corps et les Cent-Suisses font la haie depuis la Chapelle, le long de la cour royale et du grand escalier de la Dauphine, jusqu'à l'entrée de l'appartement du Roi. Les gardes françaises et suisses sont rangées dans l'avant-cour, et les tambours battent aux champs, lorsqu'apparaît le dais du Saint-Sacrement. Précédé du clergé de la paroisse et de la Chapelle et entouré d'évêques, le cardinal de la Roche-Aymon, en habits pontificaux, porte le ciboire, que suivent le Dauphin et ses deux frères, les princes et les princesses du sang, les grands-officiers de la Couronne, les ministres et secrétaires d'État, enfin la Cour, tout le monde le cierge allumé. Au bas de l'escalier, le Dauphin et les princes qui n'ont pas vu le Roi pendant sa maladie s'arrêtent et restent en prière. Sur le palier du haut, les autres princes et Mesdames sont venues au-devant du Saint-Sacrement. Les quatre premiers gentilshommes prennent les bâtons du dais, qu'on dépose à la porte du cabinet. Le clergé entre dans la chambre avec Mesdames et les princes, le reste du cortège s'échelonnant le long des salles.

Marie-Antoinette et la comtesse de Provence sont à genoux dans le cabinet du Conseil, non loin du duc d'Aiguillon, au milieu d'une foule plus curieuse que recueillie. En dépit des fenêtres ouvertes partout, une affreuse odeur vient jusqu'à elles. La Dauphine peut apercevoir le lit de camp, entouré de lueurs de cierges et de surplis blancs. Elle voit Louis XV pour la dernière fois : ce n'est plus qu'un masque de bronze, un énorme visage de nègre, aux traits non déformés, mais grossis, les yeux couverts de croûtes, la bouche ouverte. Les mains tiennent le crucifix qu'a envoyé Madame Louise. Dans le silence, le cardinal de la Roche-Aymon adresse au malade un petit discours qu'on n'entend pas et administre le Sacrement. Mais on attend autre chose encore : on voit l'abbé Maudoux tirer le cardinal par son rochet et lui glisser un mot à l'oreille. Le prélat vient alors à la porte du cabinet et dit : Messieurs, le Roi me charge de vous dire qu'il demande pardon à Dieu de l'avoir offensé et du scandale qu'il a donné à son peuple ; que si Dieu lui rend la santé, il s'occupera de faire pénitence, du soutien de la religion et du soulagement de ses peuples. C'est la parole d'expiation attendue, celle qui rompt avec le passé. Le duc de Richelieu avait espéré qu'elle ne serait pas prononcée ; il murmure à mi-voix une injure à l'adresse du cardinal, tandis que le Roi, qui a écouté attentivement la formule de son repentir, ajoute : J'aurais voulu avoir la force de le dire moi-même.

Quelque temps après, il dit aussi à Madame Adélaïde : Je ne me suis jamais trouvé mieux, ni plus tranquille !

Le 8 et le 9, l'infection empira. Louis XV était perdu. Aux longues prostrations succédaient la fièvre et le délire. Dans les heures d'accalmie, il écoutait les exhortations de son confesseur. Il suivait les progrès de son mal avec une résignation ferme. Enfin, sentant qu'il était temps, avec une présence d'esprit remarquable, il demanda l'Extrême-Onction. Le 9 à huit heures du soir, dit Croy, les ministres et tout ce qui avait les entrées se rassembla dans la Chambre du grand lit, où régnait un morne silence. Nous vîmes passer un prêtre en surplis, et nous apprîmes que les saintes huiles venaient de passer par l'autre côté. A huit heures trois quarts, on nous fit entrer ; il n'est pas possible de peindre ce terrible spectacle-là... Ce qu'on voyait du Conseil dans la Chambre du Roi, au milieu d'une quantité de cierges, parmi les prêtres à genoux, c'était le malade sur son lit de camp au milieu de la pièce. Un chapelain lui faisait baiser un grand crucifix ; l'évêque de Senlis disait à haute voix les oraisons et donnait les onctions. L'assistance était plus curieuse qu'émue, les uns affectant plus de fermeté qu'il n'était nécessaire, très peu pleurant, et, en général, plus d'étiquette que de sentiment.

Au dehors, la foule n'était guère plus émue. En général, a noté Croy, je ne suis pas du tout content de la Nation : comme il faisait beau, il y eut beaucoup de monde, ces deux jours dans le parc, qui se promena à l'ordinaire, les cabarets étaient pleins et personne, hors dans l'appartement, n'eut l'air touché. Dans la Cour de Marbre, à deux pas de la chambre empestée, d'où les fenêtres toujours ouvertes n'arrivaient pas à emporter l'odeur horrible, le peuple se réunissait, attendant la proclamation du nouveau règne.

La nuit passa. Le Roi, qui était déjà séparé du monde, aveuglé par ses croûtes, résistait toujours. Il était comme assommé, mais ayant encore sa connaissance car quand on lui demandait s'il entendait les exhortations, il répondait oui.

A une heure, on avertit que l'agonie commençait. Le Roi garda longtemps ses esprits. Dans le râle, il m'entendait encore, écrit l'abbé Maudoux ; les médecins le croyaient sans connaissance, je me levai pour m'en assurer. Je lui dis : Sire, Votre Majesté souffre beaucoup ? Il interrompit son râle pour me dire : Ah ! ah ! ah ! beaucoup ! Tant que je vivrai, ces trois ah ! ah ! ah ! ne sortiront pas de ma mémoire. Je demande à Dieu de mourir comme il est mort.

Longtemps le râle continua. Un peu après trois heures, il s'éteignit. Louis XV venait d'expirer.

Le duc de Bouillon, grand chambellan, parut à la porte de l'Œil-de-Bœuf et annonça, au milieu de la rumeur des antichambres soudain arrêtée : Messieurs, le Roi est mort. Vive le Roi ! L'huissier du Cabinet laissa entrer auprès du corps les assistants qui le demandèrent ; puis tout l'appartement fut évacué et l'Œil-de-Bœuf fermé. Le duc de la Vrillère, le duc d'Aumont, premier gentilhomme, M. de Marchais, premier valet de chambre, avec les intendants du Mobilier et des Menus, se réunirent dans le Cabinet intérieur et placèrent les scellés partout. Tous les volets furent clos et les prières des morts commencèrent. Le lendemain eut lieu un embaumement sommaire et le cercueil fut posé sur deux tréteaux, couverts du poète de la couronne, et sur un coussin la couronne couverte d'un crêpe. Tout se passa sans cérémonie, suivant l'usage pratiqué pour les princes qui meurent de la petite vérole ; il n'y eut ni l'exposition publique, ni les messes dites sur quatre autels autour du corps, ni les chants solennels, qui avaient entouré pendant huit journées la dépouille du feu Roi Louis XIV dans le Salon de Mercure.

Le 12 mai, à sept heures du soir, le premier aumônier avec M. de Dreux, grand maitre des cérémonies, le clergé de la Chapelle et des deux paroisses, les Récollets et les Feuillants entrèrent dans la chambre funéraire pour la levée du corps. M. le duc d'Aumont, en grand manteau de deuil, était dans le Cabinet du Conseil, ainsi que M. le duc d'Ayen, capitaine des gardes du corps... Après les prières ordinaires... le cercueil a été porté jusqu'à la porte de la salle des gardes par huit valets de chambre du Roi et deux valets tapissiers, qui étaient en grand deuil ; quatorze gardes du corps l'ont porté de leur salle jusqu'au bas du grand escalier, où les valets de pied l'ont mis dans le carrosse. La grille de la cour Royale se trouvait tendue de noir dans toute la façade, avec l'écusson de France le long de la tenture. Les gardes françaises et suisses étaient sous les armes et battaient aux champs. Il y avait, le long de la cour de Marbre, un détachement de cinquante gardes du corps à cheval tenant chacun un flambeau... Le clergé suivit, jusqu'à la place d'Armes seulement, le convoi partant pour Saint-Denis, très différent de celui qui avait accompagné, soixante ans plus tôt, dans toute la pompe de la monarchie, avec la Maison du Roi et les grands officiers de la Couronne, le cercueil de Louis XIV.

 

FIN DE L'OUVRAGE