LOUIS XV À VERSAILLES

 

CHAPITRE II. — LOUIS XV EN FAMILLE.

 

 

Louis XV fut un père de famille attentif et tendre. Tous les témoins le montrent soucieux de l'éducation de ses enfants, prenant plaisir à se réunir à eux et réservant toujours dans sa vie si occupée les heures nécessaires à l'intimité. Il ne cessa d'entourer du respect qui lui était dû la mère du Dauphin même au temps où les écarts affichés de sa conduite causaient à Marie Leczinska la peine d'une humiliation profonde. La morale peut regretter que Louis XV, éloigné à trente-trois ans par la Faculté de l'intimité conjugale, n'ait pas offert à l'histoire l'exemple de chasteté de son aïeul Louis XIII ; du moins, se figurait-il que ses mauvais exemples ne pourraient avoir d'influence sur la conduite de ses enfants. Le dauphin fut élevé dans les principes les plus sévères et resta le mari fidèle de ses deux épouses. Quant à Mesdames, le Roi mit auprès d'elles, dans leur service, les femmes les plus respectables de la Cour. On sait sa colère le jour où on découvrit dans les mains de Madame Adélaïde, encore adolescente, un mauvais livre qu'une femme de chambre lui avait donné ; celle-ci fut chassée aussitôt et la surveillance mieux exercée sur les lectures des princesses. On disait couramment qu'il n'y avait point de supplices auxquels le Roi n'eût condamné un homme qui aurait séduit une de ses filles.

En se mariant, Marie Leczinska n'ignorait point que ce que la France attendait d'elle et ce qui devait à jamais la rendre sacrée au peuple, c'était la naissance d'un Dauphin. Sa plus glorieuse fonction de reine était d'assurer la succession au trône. Aussi le 4 août 1727, la déception fut grande quand elle mit au monde deux princesses jumelles, Madame et Madame Henriette. Par bonheur, le Roi se montra ému et enchanté. Il avait passé chez la Reine, en robe de chambre, dès l'annonce des premières douleurs, et, pour ne la point quitter, s'était fait habiller dans l'antichambre. Il assista aux cérémonies de l'ondoiement, eut un mot gaillard sur la double naissance qui certifiait son aptitude à la paternité, approuva le choix des deux nourrices et ordonna un Te Deum dans l'église métropolitaine de sa bonne ville de Paris.

L'année suivante, ce fut encore une fille qui vint, Madame Troisième. On était d'un très grand chagrin à Versailles, dit Barbier ; cependant le Roi a très bien pris la chose et a dit à la Reine qu'il fallait prendre parole avec Pérard, son accoucheur, pour l'année prochaine, pour un garçon. La jeune Reine fut plus inquiète : Si Dieu me fait la grâce, écrit-elle au maréchal Du Bourg, d'être bientôt dans l'état où je souhaite toujours d'être, je serai la première à vous le mander. J'espère que Dieu exaucera les vœux de nos bons sujets pour moi. Le sentiment qui l'emporte chez elle est le désir de satisfaire le Roi : On n'a jamais aimé comme je l'aime, écrit-elle avec sa ferveur naïve de jeune femme.

Cette fécondité laissait des espérances. Aussi quand la Reine fut de nouveau déclarée grosse en février 1729, l'attente des époux était vive : ils avaient communié ensemble dans une même intention. Le Dauphin naquit à Versailles, le 4 septembre 1729, à trois heures quarante du matin. Toute la Cour veillait dans l'appartement de la Reine. Autour du lit étaient les princes et les princesses du sang, le cardinal de Fleury et le chancelier de France, avertis dès le commencement des douleurs. Le Roi n'avait point quitté le chevet de la Reine. L'enfant, mis dans un lange, fut porté près du feu et ondoyé par le cardinal de Rohan, en présence du curé de la paroisse. La duchesse de Ventadour prit le prince nouveau-né et le porta, suivie des trois sous-gouvernantes, dans l'appartement préparé pour lui. Le Roi dit à M. de Villeroy, capitaine des Gardes du corps : Duc de Villeroy, conduisez le Dauphin ; c'est le seul cas où mon capitaine des Gardes peut me quitter. On remarqua le ton dont furent prononcées ces paroles ; il semblait que le visage, d'ordinaire impénétrable, du jeune Roi rayonnât d'un sentiment attendri.

Depuis soixante-huit ans, il n'était pas né de Dauphin. Il fallut rechercher les anciens usages. Les fêtes furent splendides. Le tocsin du Palais et celui de l'Hôtel de Ville annonçant la grande nouvelle commencèrent une sonnerie de trois journées. Les maisons furent illuminées. Les distributions de pain, de viande, de cervelas, les fontaines de vin coulant sous des berceaux de feuillage, les spectacles gratuits, les feux d'artifice firent participer le peuple à la joie du souverain. Celui-ci, accompagné de toute sa maison, du Parlement, de la Chambre des Comptes, de la Cour des Aides, de tous les grands corps de l'État vint chanter le Te Deum au milieu de la foule heureuse.

La Reine ne ressentait que la joie d'avoir donné un fils à son mari et un héritier à la Couronne. Elle avait rempli le but de son mariage et l'ardent désir de la nation.

Bientôt, un seul fils ne lui suffit plus. Elle appelle un second prince, un duc d'Anjou ; et, comme Louis XV semble décidé à se bien munir d'héritiers, elle donne promptement de nouvelles espérances. Le duc d'Anjou se fait moins attendre que son aîné. Un an après, Versailles et Paris sont encore en liesse pour la naissance d'un prince ; il assurait, disait-on, la tranquillité du royaume. C'est le moment le plus heureux de la vie royale. La Reine se croit sûre de l'affection du Roi, et sa brillante maternité l'a revêtue, aux yeux de tous, d'une majesté nouvelle. Ce n'est pas sans une juste fierté aussi qu'elle peut présenter trois princesses et deux princes à la France rassurée sur les destinées d'une famille étroitement liée à son existence. Le jeune père, qui a à peine vingt ans, est heureux au milieu de ce petit monde qui grandit autour de lui et auquel viendra s'ajouter, en 1732, Madame Adélaïde. Il prend souvent ses filles des bras de la bonne maman Ventadour qui l'a aussi élevé lui-même et les caresse tendrement. Les petites princesses le ravissent par leurs gentillesses. Pour conserver le souvenir de leur âge, il les fait peindre par Gobert en larges robes à paniers, leurs jolies petites têtes serrées dans des bonnets de dentelle. Voici encore l'aimable tableau de Belle osa. la Reine est assise en grand habit à côté du trône royal avec le Dauphin sur ses genoux ; il a ses petits pieds nus reposant sur le manteau fleurdelisé, la tête encadrée d'un bonnet ruché, et le cordon du Saint-Esprit au cou. La Reine est à demi souriante et le chaste orgueil d'une mère s'épanouit dans son regard.

Mais les tristesses arrivent. L'année 1733 est, pour la reine Marie, la plus remplie d'émotions. En même temps qu'elle pressent un événement qui va lui réserver de longues amertumes, l'adultère encore secret de son époux, les deuils lui portent les premiers grands coups de la douleur. Madame Troisième est enterrée en février et, en avril, meurt à deux ans et sept mois, le jeune frère du Dauphin, ce charmant duc d'Anjou. Il était malade depuis quelque temps mais sans que fût à craindre le dénouement si prompt que le Roi et la Reine apprirent de la façon la plus cruelle, ainsi que Louis XV le conta le jour même à Villars : Étant couchée avec le Roi, son impatience l'a fait sortir de son lit pour faire ouvrir une fenêtre, qui donnait sur celles de la chambre de M. le duc d'Anjou, à portée de laquelle était un crocheteur. La Reine lui cria : Comment se porte le duc d'Anjou ? Le crocheteur répondit : Il est mort. La Reine fit un grand cri ; heureusement une femme de chambre la soutint, et le Roi sortit du lit pour venir la consoler.

La vie, pourtant, allait encore se multiplier autour du Roi. Marie Leczinska souhaite, sans lassitude, se prêter à ce devoir ; jusqu'à la fin elle demeure soucieuse de maternité. Presque tous les ans, c'est une naissance nouvelle. Elle espère que la venue d'un prince rétablira son bonheur conjugal ; cependant les filles ne cessent de naître. C'est Madame Victoire en 1733, Madame Sophie en 1734, Madame Félicité en 1736. Des nombres ordinaux les désignent jusqu'à l'année toujours très tardive de leur baptême. Mesdames Quatrième, Cinquième, Sixième, Septième ne seront baptisées qu'au couvent, la plus âgée ayant déjà douze ans. Madame Louise est de 1737. D'après la légende, Louis XV, espérant un garçon et de fort méchante humeur, aurait nommé brusquement Madame Dernière celle qui le fut en effet. La réalité fut tout autre. C'était le 26 juillet 1737 le Roi, resté auprès de la Reine pendant ses douleurs, avait embrassé la main qu'elle lui tendait ; immédiatement après être accouchée, ayant su que c'était une fille, elle le pria d'approcher et lui dit : Je voudrais souffrir encore autant et vous donner un duc d'Anjou. Le Roi l'exhorta à se tranquilliser. Malgré ses infidélités, il admirait en elle la mère honnête et irréprochable de ses enfants. Si les obligations de ses affaires, les mouvements d'une passion pour Mme de Mailly, qui commence à s'afficher, absorbent, avec la chasse, une partie de sa journée, il n'oublie pourtant pas de venir jouer avec ses enfants, avec ses filles surtout. Il leur consacre moins de temps qu'aux premiers jours, mais ils comptent toujours dans sa vie.

 

De cette jeunesse qu'il aime, Louis XV va être séparé au moment où en grandissant, elle aurait pu le retenir sur la pente des fautes. Le cardinal de Fleury, premier ministre, cherche partout des occasions d'économiser ; il trouve que l'entretien des maisons de Mesdames coûte trop cher et qu'elles encombrent le Château. Le Cardinal, écrit Barbier, a imaginé un moyen de ménager, au sujet de toutes nos Filles de France, actuellement au nombre de sept, qui embarrassent le Château de Versailles et causent de la dépense. Ç'a été d'en envoyer cinq à l'abbaye de Fontevrault. Au dernier moment, on s'avise de faire grâce à Madame Troisième, la petite Adélaïde, qui a sept ans ; elle passe pour être la plus aimable et pour obtenir quelque préférence de la Reine, à qui son départ cause un chagrin particulier. Il semble que rien ne serait plus facile que de la garder et qu'une prière de Marie y devrait suffire : mais elle en est venue au point de ne plus oser parler au Roi, même comme mère, surtout quand le Cardinal a décidé. Recourant à un autre moyen, Mme de Tallard dicte sa leçon à l'enfant : Tous les jours, les deux Dames aînées vont faire leur cour au Roi, au retour de la messe. Un de ces jours, la Troisième se présenta devant le Roi, lui baisa la main, se jeta tout de suite à ses pieds et se mit à pleurer. Le Roi fut touché de cette scène ; il larmoya un peu, et toute la Cour en fit autant, en sorte qu'il lui promit qu'elle ne partirait pas.

Les préparatifs étant terminés, Mesdames cadettes furent mises toutes les quatre dans un carrosse, avec la marquise de La Lande, sous-gouvernante, et conduites à Fontevrault, où on les laissa, pour le physique, aux soins d'un écuyer de la Bouche, et pour le moral sous la direction de Mme de Fontevrault, qui ajouta à la suite de ses titres celui de gouvernante de Mesdames de France. La célèbre abbaye était à treize jours de Versailles et les princesses n'en devaient plus revenir que leur éducation terminée. Ce départ, qui séparait la Reine de ses filles, lui ôtait donc tout espoir de les revoir avant de longues années. Une des petites exilées, Madame Sixième, mourut au couvent sans avoir reparu. Pour ne point s'attendrir, Louis XV, le jour de la séparation, était parti à la chasse.

Comment Marie Leczinska vit-elle avec les enfants qu'on lui a laissés ? C'est une étrange destinée que la leur ; ils sont élevés de la façon la plus artificielle. Aussi ce n'est pas à l'épouse seulement que la vie royale impose d'exceptionnelles épreuves, celles de la mère ne sont pas moindres. Elle se trouve éloignée, par les usages de la monarchie, de l'éducation de ses enfants, confiés à des personnages ayant charge de cour et responsables devant le Roi seul. Elle ne vit point au milieu de ces êtres chers, de qui les journées, comme les siennes, sont réglées sans qu'aucune place soit laissée aux libres effusions du cœur. Les habitudes familiales de l'ancienne France, qui tiennent les enfants à distance des parents, s'aggravent à Versailles de toutes les exigences de l'étiquette royale. Quand Mesdames aînées sont en âge d'en remplir les devoirs, elles vont une fois par jour faire leur cour au Roi et à la Reine, et leur gouvernante, Mme la duchesse de Tallard, les y amène en cérémonie. La Reine peut les recevoir aussi à certaines heures dans ses cabinets particuliers ; rarement elle va les visiter chez elles, dans leur appartement éloigné de l'agitation de la Cour, à l'extrémité de l'immense château.

Le Dauphin, qui habite au-dessous d'elle, prend une plus grande part de sa vie, et elle intervient elle-même, par de judicieux conseils, dans l'œuvre de ses éducateurs. Le jeune Louis a eu une première enfance difficile, par l'exubérance d'une volonté violente et incapable de se plier. Il battait sa nourrice, il soufflette un jour son précepteur. Grâce aux efforts de l'honnête duc de Châtillon, le gouverneur, et du maître à lire, l'abbé Alary, ce terrible écolier est devenu le plus appliqué, le plus docile et le plus loyal des adolescents. Le portrait qu'a fait alors Tocqué de l'héritier du trône montre son charmant visage dans le milieu d'étude et de travail qu'il s'est mis à aimer passionnément.

La reine a toujours exigé que le jeune prince fût réprimandé et puni, quand cela a été nécessaire pour dompter son emportement. Elle a soutenu l'abbé Alary contre les cabales et les préventions. Elle s'est réservé une part dans l'instruction morale de son fils, lui a transmis une foi chrétienne très assurée, un vif sentiment de la piété et de la justice. En ouvrant le cœur de l'enfant à toutes les générosités, en le formant à tous les devoirs, elle a préparé, comme elle aime à le dire, un prince selon le cœur de Dieu.

Aussi enchante-t-il ses grands-parents, le roi et la reine de Pologne, qui en parlent dans toutes leurs lettres. C'est une joie de voir mettre M. le Dauphin en culotte et en justaucorps ; on le déclare joli à manger ; et l'on n'en finit point de tracer le portrait de ses perfections : Notre aimable Dauphin est inexprimable en tout ; je l'aime de la dernière folie. Il promet non seulement de vivre, mais d'être avec gloire. Il s'informe de tout, veut savoir tout, rien ne lui échappe. Il aime, avec cela, tout ce qui est militaire, à vouloir faire des armes à tout propos. Quand il voit, par la fenêtre, aller le Roi son père à la chasse, il se démène d'avoir un cheval pour l'accompagner. Il a une grande amitié pour sa mère, et a toujours des secrets à lui dire à l'oreille.

Dès ces premières années, apparaît en effet une étroite union entre la mère et le fils, qui trouveront l'un près de l'autre, au milieu de l'égoïsme de Versailles, la confiance et la consolation. L'intimité ne sera jamais semblable avec les princesses, qui devraient, semble-t-il, appartenir davantage à la Reine. Au reste, les plus jeunes lui ont été prises, précisément à l'âge où les cœurs s'ouvrent et se mêlent et toute influence maternelle est définitivement écartée.

 

Comment s'étonner que, éloignée ainsi de l'éducation de ses enfants, atteinte dans sa dignité et dans son cœur par les passions successives qui occupent le Roi, Marie Leczinska se retire peu à peu dans une société intime, ne donnant à la vie officielle que ce que son rôle lui commande. C'est le moment de l'évoquer chez elle, au Château.

La pièce la plus importante de son appartement est l'admirable chambre à coucher, où Gabriel le fils et Verberckt travaillèrent et dont le décor mutilé reste cependant un des plus parfaits du Château. Marie Leczinska y attacha la plupart des souvenirs de sa vie royale et maternelle. Elle y mit au monde ses dix enfants. Elle y posa, en 1748, devant Nattier. Quand le Roi soupait au petit couvert chez la Reine, c'était dans sa chambre, et la dame d'honneur y servait Leurs Majestés.

L'étiquette qui y régnait, particulièrement à l'heure de la toilette, fut la même au temps de Marie Leczinska et de Marie-Antoinette. Le président Hénault y peint l'aimable caractère de la première : L'heure de la toilette est à midi et demi ; la messe et puis son diner. J'y ai vu quelquefois une douzaine de dames tout ensemble ; aucune n'échappe à son attention ; elle leur parle à toutes... ce sont des choses personnelles, les seules qui flattent. Les audiences particulières étaient accordées dans la chambre, le plus souvent après la toilette ; la Reine était debout auprès de la table qui est dans le trumeau vis-à-vis du lit. Les autres audiences pouvaient avoir lieu, soit dans la chambre, soit dans le cabinet qui la précède, soit dans le Salon de la Paix. A l'audience, dans la chambre, le fauteuil était placé le dos tourné à la cheminée et, s'il s'agissait d'une présentation, les tabourets et les pliants pour la personne reçue et la dame d'honneur se trouvaient le long du balustre. Nulle part à Versailles plus brillant théâtre pour les prétentions, plus passionné champ-clos pour les luttes de préséance ; et c'est là aussi que certaines dames du palais, trop particulièrement distinguées par Louis XV, ont rempli les obligations de leur charge, sous des regards souvent malveillants.

A ces pièces où elle accomplissait les charges de sa vie officielle, Marie Leczinska préférait ses cabinets, si différents par leur usage de ceux de son mari. C'est elle qui a créé de 1728 à 1730 ces petites pièces, qui ont préparé celles de Marie-Antoinette, et en a établi la disposition générale. Elle s'y retire pour lire, peindre, méditer et y reçoit ses visiteurs les plus intimes ; elle s'y enferme notamment de quatre heures à six, et personne alors, sauf Mme de Luynes et seulement en cas urgent, n'ose venir l'y déranger. Le duc de Luynes mentionne de temps en temps ces retraites il parle de l'escalier tournant par où la Reine peut descendre chez le Dauphin ; il indique son grand cabinet vert et aussi un réduit qu'elle nomme son cabinet des Poètes : La Reine a un de ses cabinets qui est extrêmement petit, où elle a rassemblé beaucoup de poésies : elle s'amuse volontiers de ce genre de lecture, indépendamment de beaucoup d'autres de piété et d'histoire...

C'est pendant le séjour de la Cour à Fontainebleau, en 1746, que commencent des remaniements d'ensemble chez Marie Leczinska. Une partie de ces cabinets est refaite à neuf. Dans le plus grand sont mis, en dessus de porte, les premiers portraits par Nattier de Mesdames Henriette et Adélaïde. La pièce la plus intéressante est le laboratoire, appelé plus tard cabinet des Chinois. Un bon témoin y décrit ainsi les occupations de Marie Leczinska : Au sortir de son dîner, elle donnait encore des audiences. Elle entrait ensuite dans ses appartements, où elle s'amusait à jouer de quelque instrument, à peindre au pastel ou à faire usage d'une fort petite et fort jolie imprimerie. Elle ne peignait que des tableaux de dévotion, dont elle faisait présent à des communautés religieuses et à des personnes qui avaient le goût de la piété... Elle imprimait, pour les distribuer comme ses tableaux, des prières, des sentences et des maximes de morale. Ses guéridons de palissandre sont toujours chargés de broderies pour les églises et de vêtements pour les pauvres. Mme Campan conte assez plaisamment la façon dont Oudry, maître de peinture de la Reine préparait, corrigeait, complétait un travail que Sa Majesté s'imaginait naïvement avoir fait elle-même. Elle peignait sous les yeux du maître qui arrangeait sa palette, garnissait son pinceau, lui indiquait point par point où il fallait poser la couleur. Elle avouait d'ailleurs, de la meilleure grâce du monde, le rôle de celui qu'elle nommait elle-même son teinturier, toute fière de pouvoir dire quelquefois qu'il n'avait pas tout fait.

Ses cabinets sont surtout l'asile de l'intimité et le sanctuaire de la causerie. Le plus doux plaisir de la Reine, celui dont elle ne se prive que par mortification héroïque, c'est la libre conversation, dans un cercle aimable et spirituel, où l'étiquette disparaît devant une familiarité du meilleur ton. L'amitié tient une grande place dans la vie de Marie Leczinska et la repose des charges de la représentation royale.

Son petit salon réunit parfois une élite de gens d'esprit qui en célèbrent le bon accueil. On y voit le président Hénault, M. de Maurepas, le comte de Tressan, Moncrif, tous gens d'esprit ; le fidèle Nangis, l'abbé de Broglie, Mme de Villars, d'Argenson, les Luynes. Plus tard, à la fin de sa vie, la Reine, qui a l'esprit le plus alerte et le plus malicieux, aime leur conversation. Et l'on se prend à regretter qu'au milieu du cercle intime qu'elle gardera jusqu'à la mort, ses filles n'aient pas eu une place plus essentielle et que, seul, peut-être, de ses enfants, le Dauphin ait paru chez elle.

 

Pendant les longues années que Mesdames cadettes passent à Fontevrault, Louis XV, de son côté, ne les oublie pas. Il leur écrit de temps en temps et se tient informé par maman Ventadour qui est en correspondance avec elles. Mais il se complaît surtout avec ses aînées. En grandissant, elles prennent de l'importance ; leur jeune beauté le rend fier d'elles. Il les mêle à la vie royale. Il n'était pas de fêtes, écrit Claude Saint-André, où elles ne parussent ; aux revues de la Maison du Roi, elles recevaient des troupes les mêmes honneurs que le Dauphin. Les ambassadeurs allaient les saluer ; les dames et officiers nouveaux dans la Maison royale furent astreints à se faire présenter..., il en fut de même pour les femmes admises aux honneurs du tabouret. Louis XV assistait aux bals du mercredi chez ses enfants ; on y voyait très peu la Reine. Les nuits dansantes du carnaval avaient surtout beaucoup d'éclat. Le carême venu, le Roi réservait aux princesses deux travées à la chapelle, pour elles et leur suite.

En face du Roi, le Dauphin a moins d'assurance que ses sœurs brillantes. Il est plus libre avec la Reine. S'il aime son père, il reste un peu intimidé devant lui. M. le Dauphin, nous raconte Luynes, aime beaucoup le Roi, mais il le craint et est embarrassé avec lui ; le Roi lui demanda pourquoi il rougissait, et lui dit qu'il devait s'accoutumer à n'être pas dans cet embarras avec lui. Au reste, il lui marque beaucoup d'affection ; on ne peut lui faire plus de plaisir que de lui en dire du bien ; il l'attaque avec plaisanterie et cherche à le mettre à son aise avec lui. Sans cesse Luynes atteste l'intérêt que Louis XV porte à son fils. Il va le voir à la Grande écurie monter à cheval ; il descend aux petits bals qu'on donne chez lui ; il l'emmène suivre les manœuvres des régiments ou les attaques des tranchées. Parfois, il va le retrouver au milieu de ses précepteurs et lui donner quelques conseils. Un jour, au sortir du salut, le Roi descend chez lui. Il regarde une carte qui indique les guerres de Louis XIV. La causerie s'engage sur ce sujet ; Louis XV en profite pour montrer quelles responsabilités incombent à un roi dans ses motifs de guerre : Il y en a quelquefois de légers, c'est notre affaire, nous répondons du sang qui y est répandu. Le Dauphin est transporté de joie quand son père, qu'il admire, lui adresse un compliment. Il ne manque d'ailleurs pas de répartie. En entrant dans le cabinet du Roi pour travailler, le cardinal de Fleury aperçoit le Dauphin qui y est installé. Il lui dit en badinant : Peut-on compter sur l'amitié que vous marquez présentement ; vous n'y songerez plus lorsque vous serez grand ; on ne songera plus qu'à s'approcher de vous avec respect ; les amitiés des princes ne sont pas toujours de longue durée. L'enfant riposte : Cependant, vous avez conservé une assez bonne fenêtre dans le cœur du Roi !

Un grand chagrin de Louis XV fut le départ, en 1739, de Madame, la seule de ses filles qui trouva mari. En épousant Don Philippe, le troisième fils de Philippe V, elle allait devenir Madame Infante. La jeune princesse montra plus de peine que de joie ; quitter le Dauphin, ses sœurs surtout, lui semblait cruel, car il régnait entre eux une grande union. Le jour où ses sœurs l'apprirent, quand la Reine descendit dans leur appartement, la petite Adélaïde s'élança vers elle avec ces mots : Maman, je suis bien fâchée du mariage de ma sœur ! Pour les noces de l'aînée et la préférée de ses filles, Louis XV voulut un éclat extraordinaire. Les fêtes furent somptueuses.

Le jour de la séparation, l'émotion fut grande : Ce matin, écrit Luynes, Madame Infante a été chez le Roi et chez la Reine. La Reine a été une demi-heure enfermée avec elle, et il s'est répandu bien des larmes de part et d'autre. Le Roi est devenu pâle, quand Madame Infante est entrée dans son cabinet ; il y a eu beaucoup de pleurs. Les deux sœurs se sont embrassées en fondant en larmes et ne se pouvant quitter ; elles disaient : C'est pour jamais. M. le Dauphin a pleuré beaucoup, et surtout lorsqu'il l'a embrassée dans le moment qu'elle a monté en carrosse. Le Roi a descendu avec elle, le visage fort triste et a monté dans le carrosse.

Le long du chemin, le Roi renouvela ses instructions paternelles. Au Plessis-Piquet, après les dernières effusions, il descendit et laissa repartir les calèches, le cœur serré.

 

Madame Henriette prend, avec le titre de Madame, la place de sa sœur auprès du Roi. Elle déclarait ne pas pouvoir se passer de son père. Avec sa sœur Adélaïde, elle l'accompagne dans les cérémonies officielles. Pendant la guerre des Flandres, en 1744, il ne cesse de s'inquiéter d'elles. Il leur a promis de leur écrire alternativement. Il les a quittées sans leur faire d'adieux, craignant un attendrissement réciproque. Au cours de sa maladie à Metz, leur douleur est émouvante. La veille du jour où on leur permet de rejoindre le Roi, la petite Adélaïde en a de la fièvre ; quant à Madame, qui aime passionnément le Roi, elle se roulait par terre, en poussant des cris affreux. Bientôt les forces du Roi reviennent ; il reçoit tous les jours le Dauphin ainsi que Mesdames, prenant plaisir à s'entourer de ses enfants. La première lettre qu'il a pu écrire a été pour Madame Infante. A Versailles, à son retour, bouleversé par la mort de Mme de Châteauroux, il se rapproche davantage de sa famille. Il a eu de longues méditations. Comment ne point penser à ses filles qui grandissent, au Dauphin qui va se marier avec l'Infante d'Espagne et déjà le juge ? Par malheur, en ces fêtes où se célèbre le mariage de son fils, Louis XV rencontre cette séduisante Le Normand d'Etioles qui va devenir Mme de Pompadour...

Il eut quelque mérite à ne point se laisser retenir par le plaisir de ce nouvel engagement quand, quelques mois après, un devoir royal l'appela aux frontières auprès de Maurice de Saxe. n y emmena le Dauphin, voulant lui donner de bonne heure une initiation directe aux choses de la guerre. La victoire de Fontenoy, où tous deux sont présents, donne au règne le prestige éclatant de la gloire militaire. Après ces triomphes, jamais peut-être la Cour n'a été plus brillante. Elle s'anime par la présence de la Dauphine, douce, aimante et timide, qui va mourir au bout de quelques mois, et par l'achèvement de l'éducation de Mesdames aînées. Les deux princesses ont désormais une dame d'honneur, une maison complète, le droit de jouer au jeu de la Reine, le devoir de paraître à toutes les fêtes et les moyens de tenir, avec tout l'éclat qu'il comporte, leur rang de Filles de France. Le Roi a réglé qu'elles auraient quarante mille écus chacune pour leurs habillements et leurs menus plaisirs. Le renouvellement complet des garde-robes a amené de fortes dépenses, Mme de Tallard, le jour où prit fin l'éducation, ayant fait main basse, suivant la coutume, sur tous les objets à l'usage de Mesdames, y compris les tabatières qu'elles avaient dans leur poche. La respectable maréchale de Duras, née Bournonville, a été nommée dame d'honneur de Madame, la jumelle de Madame Infante, mariée depuis sept ans déjà et dont l'exemple ne décide point sa sœur. On parle d'unir la sœur cadette, Madame Adélaïde, brune piquante de quatorze ans, de caractère fier et de sang vif, au prince de Piémont, fils du roi de Sardaigne. En attendant, se donnent chez Mesdames des bals fort réussis, où toute la Cour paraît. Seul peut-être avec sa mère, le Dauphin met quelques ombres à l'allégresse générale. II s'inquiète de la faveur croissante de la nouvelle favorite. Il blâme ouvertement la conduite paternelle. Ces dispositions du jeune prince n'ont rien d'inattendu. Il a vu des mêmes yeux, durant toute son adolescence, les premières maîtresses de son père ; ne transigeant point avec les principes religieux qui lui ont été enseignés et qui font la règle de sa vie, il se sent humilié, comme fils et comme sujet, de la conduite du Roi. Ce qu'il sait des origines de Mme de Pompadour et de la philosophie qu'elle professe est fait pour lui inspirer une sorte de répugnance. Enfin, il est trop tendre fils pour ne pas souffrir des contacts imposés à sa mère, même s'il la voit consentir, à force de vertu et d'oubli d'elle-même, à les accepter sans se plaindre.

Au milieu des fêtes et des guerres qu'il poursuit, Louis XV n'oublie pas les petites Mesdames. Dans l'abbaye de Fontevrault, ces enfants avaient grandi, embelli, s'étaient formées loin des yeux de leurs parents. Ce fut une attention du Roi de les envoyer peindre par Nattier qui avait déjà fait à la Cour, avec un éclatant succès, ses premiers portraits d'Henriette en Flore et d'Adélaïde en Diane. Le voyage de l'artiste, raconte Mme Tocqué, fut secret, l'intention du Roi étant de faire, de ces trois portraits, un sujet de surprise agréable. La Reine se montra particulièrement heureuse ; la joie se doublait pour elle du bonheur de connaître les transformations de ces enfants qui grandissaient loin d'elle : Les deux aînées sont belles réellement, écrivait-elle à la duchesse de Luynes ; mais je n'ai rien vu de si agréable que la petite. Elle a la figure attendrissante et très éloignée de la tristesse ; je n'en ai pas vue une si singulière ; elle est touchante, douce et spirituelle. J'ai replacé à Versailles les portraits peints à Fontevrault, qui sont parmi les plus exquis de l'élève des Grâces. Et l'on y comprend mieux les sentiments de la Reine disant, en son émotion maternelle, le charme pénétrant de Madame Louise. Elle est blonde et douce, avec de grands yeux tendres, un grand panier rose, les mains pleines de fleurs. Toute la paix du couvent se reflète en cette petite princesse, parée bien artificiellement de l'habit de cour, qu'elle portera un jour à Versailles et qu'elle quittera plus tard pour la robe de bure des Carmélites.

Les deux sœurs plus âgées ont déjà les grâces de femme que Nattier devait se complaire à interpréter. Les yeux sombres de Madame Victoire ont une douceur attirante ; la longue frange des cils ombre ses joues ; la bouche est sensuelle, le menton étroit, le front large ; les cheveux noirs s'harmonisent au teint mat et doré. Madame Sophie est moins formée ; dans ces clairs paniers à grands ramages, son corps menu n'apparaît point. La main droite relève un voile léger posé sur la chevelure poudrée ; les grands yeux ont du rêve comme ceux de Louis XV, et le menton délicat achève l'ovale pur d'un joli visage d'adolescente.

 

Le retour, en 1748, de Madame Infante, qui revenait pour la première fois revoir ses parents, fut une grande joie pour eux et pour la Cour tout entière qui appréciait les qualités de cette princesse. C'était une intelligence solide et déliée. Ses traits un peu masculins, et qui vers la fin s'épaissirent, reproduisaient en les alourdissant ceux de son père ; elle était plus que ses sœurs du sang de Henri IV ; elle avait, dans une âme de femme, un peu des qualités qui font les grands princes : l'ambition, l'énergie et le courage. Louis XV avait pour elle une affection très vive. Son retour l'enchanta. Le duc de Croy en a laissé un tableau de famille très humain :

A deux heures, le comte de Noailles arriva, et, un moment après, l'Infante. L'entrevue fut des plus touchantes : le Dauphin se jeta à son col, sans lui donner le temps de descendre. Elle fit un cri de joie perçant. On ne pouvait les séparer. Enfin, on la descendit, et on la porta au Roi, qui, malgré sa grande joie, se possédait mieux. Elle s'écria : Ah ! le voilà, et s'élança à son col sans pouvoir le quitter, que pour ressauter à celui de M. le Dauphin, avec des transports et des larmes, si naturels des deux parts que personne ne put retenir les siennes. On la soutint car elle se trouvait mal de joie. Le Roi était enchanté... Puis, elle alla s'enfermer avec le Dauphin, qui marqua un cœur admirable, ainsi que ses sœurs, jusqu'à neuf heures que le Roi soupa avec son fils, ses quatre filles et les dames ordinaires et du service de Mesdames.

... Nous fûmes, au dessert, au souper du Roi, où nous vîmes tous, avec joie, un coup d'œil touchant pour de bons Français : c'était la joie parfaite, noble et aisée du Roi, de se voir ainsi avec sa famille, qui en témoignait aussi une parfaite. L'Infante riait aux anges, et était surtout très bien et plaisante avec la gentille Madame Adélaïde, étant toutes deux très vives et spirituelles. L'Infante rapportait un très grand accent gascon qui faisait, avec sa vivacité, un plaisant effet. Après le souper dans le salon, le Roi les tint toutes longtemps embrassées, les couvant des yeux avec un air de tendresse charmante. Aussi faut-il avouer que le Roi était le meilleur père, le meilleur ami et le plus honnête homme que l'on puisse voir, d'une douceur, bonté et égalité uniques.

 

En revenant, quelques mois plus tard, de Fontevrault, Madame Victoire, qui atteint ses quinze ans, ajoute à son tour au bonheur de son père. Elle passe pour la plus séduisante des files de Louis XV. Le duc de Gesvres la décrit, avec une agréable figure, un beau teint de brune, les yeux grands et fort beaux. Louis XV est sensible à son jeune charme. Elle doit encore poursuivre son éducation sous la direction de l'académicien Hardion ; son père qui l'a fait perfectionner dans l'équitation par l'écuyer Bridge, l'emmène quelquefois à la chasse avec ses trois sœurs aînées.

Louis XV ne peut plus se passer de ses filles. Chez le Dauphin, qui s'est remarié avec Marie-Josèphe de Saxe, il sent toujours un blâme tacite. En 1750, comme Madame Infante le quitte, il rappelle de l'abbaye angevine ses deux dernières filles. Mme de Pompadour ne l'occupe plus uniquement. D'ailleurs, bien loin de se réserver le Roi, de le chambrer, comme elle faisait autrefois, elle le réunit volontiers à ses enfants. La sincérité de son amour pour le Roi lui permet, d'ailleurs, de partager ses affections. Elle narre avec émotion, dans une lettre d'octobre 1750, le retour des Petites Mesdames, de Fontevrault, après douze années d'absence : Mesdames Sophie et Louise sont arrivées hier. Le Roi a été au-devant d'elles avec M. le Dauphin et Madame Victoire... En vérité, rien n'est plus touchant que ces entrevues. La tendresse du Roi pour ses enfants est incroyable et ils y répondent de tout leur cœur. Madame Sophie est presque aussi grande que moi, très bonne, grasse, une belle gorge, bien faite, la peau belle, les yeux aussi, ressemblant au Roi de profil comme deux gouttes d'eau ; en face, pas à beaucoup près autant, parce qu'elle a la bouche désagréable, en tout, c'est une belle princesse. Madame Louise est grande comme rien, point formée, les traits plutôt mal que bien, avec cela une physionomie fine qui plaît beaucoup plus que si elle était belle. Nous avons tous été présentés aujourd'hui.

Aussitôt on distingue à la Cour Mesdames les deux aînées et Mesdames les trois cadettes. On nomme des dames pour ces dernières, et le service est différent, les aînées ayant quatre dames par semaine, les cadettes trois seulement. Quant à Madame, qui a vingt-trois ans, pour bien affirmer son rôle d'aînée, elle reçoit une maison complète, qui sert aussi Madame Adélaïde. Toute cette dépense fait gronder le marquis d'Argenson : On compte que ces quatre Darnes de France, qui ne seront jamais bonnes à rien, coûteront au roi tous les ans six à sept millions, ayant deux maisons séparées, en officiers, en darnes, bouche, écurie, etc. Une seule a été mariée ; elle nous a coûté une guerre, et le tout pour en faire une pauvre duchesse de Parme.

Avec ses filles grandissantes, le Roi a de plus en plus d'intimité. Elles l'accompagnent dans ses voyages à Fontainebleau, à Choisy, à Marly. Elles sont mêlées à la vie de la Cour ; elles sont de toutes les chasses, de tous les spectacles. Dans les jours d'hiver, les chaises les conduisent au grand canal pour le patinage. Le Roi y descend avec elles ; on le voit même pousser le siège doré de Madame Henriette parmi les longues files de traîneaux remplis de seigneurs en bonnets et redingotes de fourrure, et de dames vêtues de casaquins fourrés.

Le Roi va connaître, par ses filles, une de ses plus grandes douleurs, une de celles dont il ne se consolera jamais, comme il l'a écrit. Le 10 février 1752, sa fille préférée, la fragile et pure Madame Henriette, la plus intéressante après Madame Infante, celle avec qui il causait le plus volontiers, et en qui il avait le plus de confiance, meurt à Versailles en quelques jours, enlevée par une fièvre putride. Le Roi, raconte le duc de Croy, resta dans un état affreux jusqu'à près de deux heures que l'on vint lui annoncer que c'en était fait. Son bon cœur ordinaire et sa tendresse particulière pour cette fille chérie par-dessus tout, le pétrifia. Jamais on n'a vu le Roi si agité, la mine si sombre, la parole si rare ; il cache avec peine ses larmes. Elle aurait été la consolation de ma vieillesse, disait-il, de la disparue. Il sentait ses qualités profondes. Mme Campan, lorsqu'elle entra au service de Mesdames, entendit parler d'elle : On regrettait Madame Henriette ; cette princesse avait eu de l'influence sur l'esprit du Roi ; on disait que si elle eût vécu, elle se serait occupé de lui procurer des amusements au sein de sa famille.

Madame Adélaïde, qui a alors vingt ans, prend la place, de sa sœur à laquelle la liait une tendre amitié. Le Roi la veut bientôt auprès de lui. Il aime l'imprévu de son caractère vif, ardent, parfois emporté. Il la loge à ses côtés dans la partie du Château où l'on vient de démolir l'Escalier des Ambassadeurs ; il y crée des pièces joignant son arrière-cabinet, dont le seul salon conservé nous dit l'élégance. Les panneaux décorés d'instruments de musique, violon, cornemuse, flûte, castagnettes, etc., rappellent les goûts de la princesse. N'avait-elle pas un désir immodéré de s'instruire ; elle apprit à jouer de tous les instruments de musique, depuis le cor jusqu'à la guimbarde. On imagine aisément le Roi, interrompant son travail dans son cabinet d'angle et entr'ouvrant la porte des appartements où Madame Adélaïde, un cahier à la main, à côté du clavecin, étudie son chant.

 

Les années passent. Le Roi, dont les sentiments pour Mme de Pompadour se sont transformés en amitié, est pris par les secrètes distractions du Parc-aux-Cerfs. Un moment, l'attentat de Damiens resserre autour de lui sa famille. Madame Infante, en qui il a mis tant de prédilection, revient à la Cour où elle va remuer les ministères pour son mari. Emportée par la petite vérole, à la fin de 1759, elle laisse son père inconsolable. On sent sa détresse dans la lettre qu'il écrit le jour même à Don Philippe, pour lui annoncer la fin soudaine qu'il ignore : Je n'ai point été surpris du parti que vous avez été sur le point de prendre... mais, hélas ! vous n'y auriez plus trouvé celle que vous y veniez chercher ; il est vrai que vous y auriez trouvé un père accablé de douleur, mais plein de tendresse pour vous et pour vos malheureux enfants ; oh ! mes chers enfants, comptez que je n'oublierai jamais ma fille dans vos personnes... Je vous embrasse tous, mes yeux baignent de larmes.

Désormais les deuils vont s'accumuler autour du Roi. Au milieu des fêtes, des cérémonies, des soupers, des chasses, comme dans son travail, une pénible pensée l'accompagne sans cesse, celle de ce caveau funèbre de Saint-Denis, où déjà tant des siens sont allés l'attendre. Il a perdu ses filles aînées, les plus intelligentes, les préférées ; elles sont mortes au moment où leur influence commençait à contrebalancer celle de Mme de Pompadour. Puis, la marquise elle-même disparaît et c'est dans la famille royale de nouvelles morts. Le Dauphin, qui promettait un règne d'honnêteté et de droiture, est miné par une maladie lente et inexpliquée qui l'emporte ; la Dauphine, Marie-Josèphe de Saxe, aimée véritablement du Roi et prête à lui donner le milieu de vie honnête qui lui manque, survit à peine à son mari. Leur fils aîné, le petit duc de Bourgogne, avait été emporté avant eux encore enfant. La Reine enfin meurt, faisant par le grand deuil qu'elle impose à la Cour, le 24 juin 1768, plus de bruit qu'en trente années d'existence retirée et silencieuse.

Ce dernier coup frappe Louis XV au moment même où, repentant peut-être de longs torts, revenant aux affections éprouvées, il se rapproche de Marie Leczinska, reprend l'habitude d'aller chez elle et rend à la vie publique de la Reine la dignité dont elle avait été injustement privée. La famille royale se décime ainsi autour du Roi, à l'heure où les approches de la vieillesse semblent le ramener auprès d'elle pour toujours. Que lui reste-t-il à présent ? Quatre filles, Mesdames de France, Adélaïde, Victoire, Sophie et Louise. Elles sont malhabiles à fixer le Roi. Au moment où elles auraient pu l'attirer chez elles dans une douce intimité qu'il a toujours souhaitée, elles s'éloignent de lui et l'abandonnent à une solitude de cœur dont profitera Mme du Barry. Elles le négligent pour le cercle intime que chacune se crée. L'aînée, qui leur donne le ton, n'ayant pu trouver mari, borne la conversation paternelle aux anecdotes de cour, aux usages et aux préséances, plus souvent encore, elle s'agite, intrigue chez Mme de Narbonne. L'étiquette, qui apporte à Mesdames leurs plaisirs, interdit ce qui aurait pu donner un but naturel à leur vie, l'éducation de Mesdames Clotilde et Elisabeth et des trois jeunes princes que leur frère a laissés, le duc de Berri, le comte de Provence et le comte d'Artois, trois futurs rois. Madame Victoire, bonne, douce, affable et dont l'accueil, le regard, le sourire, sont parfaitement d'accord avec la bonté de son âme, est plus tendre avec son père mais se plaît surtout dans une société qui la chérit, celle de Mme de Durfort. Madame Sophie, secrète, effacée, toujours effarouchée, est d'une si grande timidité qu'il est possible de la voir tous les jours, pendant des années, sans l'entendre prononcer un seul mot. Madame Louise vit très retirée ; elle pense au Carmel et se fait lire tous les historiens dont elle sera privée au couvent.

Le Roi continue pourtant à descendre chez Mesdames et à s'intéresser à leurs petites occupations de filles mûres ; il emploie à l'occasion les surnoms un peu vulgaires qu'elles se sont données entre elles suivant l'usage du temps. Mais ses visites sont une habitude plus qu'une joie. Il les sent loin de lui, affligées de la faveur dont Mme du Barry jouira pendant quatre ans. Il ne les voit plus guère que le matin, quelques instants, et l'après-midi, au moment où a lieu le débotter, au retour de la chasse, dans le Cabinet du Conseil. Une jeune lectrice, au service de Mesdames, les montre, dans une page pittoresque, remplissant à la hâte un devoir filial qui semble n'être plus qu'une étiquette de cour.

Louis XV voyait très peu sa famille ; il descendait, tous les matins, par un escalier dérobé, dans l'appartement de Madame Adélaïde — qui avait quitté l'appartement d'en haut —. Souvent il y apportait et y prenait du café qu'il avait fait lui-même. Madame Adélaïde tirait un cordon de sonnette qui avertissait Made.-ne Victoire de la visite du Roi ; Madame Victoire, en se levant pour aller chez sa sœur, sonnait Madame Sophie, qui, à son tour, sonnait Madame Louise. Les appartements des princesses étaient très vastes. Madame Louise logeait dans l'appartement le plus reculé. Cette dernière fille du Roi était contrefaite et fort petite ; pour se rendre à la réunion quotidienne, la pauvre princesse traversait, en courant à toutes jambes, un grand nombre de chambres et, malgré son empressement, elle n'avait souvent que le temps d'embrasser son père qui partait de là pour la chasse.

Tous les soirs à six heures, Mesdames interrompaient la lecture que je leur faisais, pour se rendre avec les princes chez Louis XV : cette visite s'appelait le débotter du Roi et était accompagnée d'une sorte d'étiquette. Les princesses passaient un énorme panier qui soutenait une jupe chamarrée d'or ou de broderie ; elles attachaient autour de leur taille une longue queue et cachaient le négligé du reste de leur habillement par un grand mantelet de taffetas noir qui les enveloppait jusque sous le menton. Les chevaliers d'honneur, les dames, les pages, les écuyers, les huissiers portant de gros flambeaux les accompagnaient chez le Roi. En un instant tout le palais, habituellement solitaire, se trouvait en mouvement ; le Roi baisait chaque princesse au front, et la visite était si courte que la lecture, interrompue par cette visite, recommençait souvent au bout d'un quart d'heure ; Mesdames rentraient chez elles, dénouaient les cordons de leur jupe et de leur queue, reprenaient leur tapisserie et moi mon livre...

 

Lorsque Madame Louise renonce à ses prérogatives de Fille de France, en 1769, pour prendre le voile, Louis XV perd celle de ses filles qui était devenue sa préférée, la plus jeune et la plus rapprochée de lui par certains goûts communs, comme le cheval et les exercices violents. Adroite en ses mouvements, malgré une légère déviation du dos, qu'elle plaisante elle-même en disant ma bosse, elle fait encore, dans la force de ses trente-deux ans, une assez agréable amazone. Sa physionomie virile vaut bien la beauté fanée de sa sœur Adélaïde ou la régularité un peu fade de Victoire. Le caractère impérieux et violent a été dompté par l'humilité. Elle vit avec ses sœurs dans une union apparente, sans les laisser pénétrer dans une pensée qu'elles n'eussent pas comprise. Un jour, elle quitte Versailles, de grand matin, et les grilles du monastère de Saint-Denis se referment sur elle.

Le Roi est maintenant presque seul, livré à de graves soucis de gouvernement et à une société qui éloigne ses filles. L'arrivée d'une nouvelle Dauphine, l'archiduchesse Marie-Antoinette, qui épouse son petit-fils, rend à la Cour de France l'éclat des beaux jours. On sait de quelles prévenances, Louis XV vieillissant, entoure l'aimable princesse qui ramène autour de lui une jeunesse vivante et symbolise notre alliance avec Marie-Thérèse à laquelle il a lié sa politique. Elle apporte à une Cour usée l'attrait d'une rayonnante jeunesse qui semble promettre à la monarchie menacée une dernière espérance.