LOUIS XV ET MADAME DE POMPADOUR - 1745-1752

 

CHAPITRE V. — LES VOYAGES, LES MAISONS, LA FAMILLE.

 

 

La fonction que remplit madame de Pompadour, et qui lui confère tant de pouvoir, ne va pas sans de grandes fatigues et une prodigieuse dépense d'elle-même. Pour s'assurer une fidélité qui commence à faiblir, il lui faut se prêter à voyager sans cesse. Louis XV a un besoin de déplacer sa personne et de changer son horizon, où se révèle l'incurable malaise de son ennui. Plus encore qu'autrefois, il est toujours par voie et par chemin, et ne séjourne guère à Versailles. A chaque instant, il part pour un des petits châteaux, où les courtisans le suivent par groupes d'invités. Ils ont imaginé un uniforme spécial à chaque résidence, qu'il faut obtenir du Roi le droit de porter : à Choisy, par exemple, l'habit est vert, avec un grand galon d'or et un bordé ; à Crécy, l'habit de même couleur a un simple bordé et des boutonnières d'or. Ces faveurs sont pour une vingtaine de familiers, rarement nommés deux fois de suite ; il n'y a que la marquise qui soit de tout et ne quitte jamais le maître.

La vie du Roi dans les petits châteaux n'est racontée par personne. Seul de toute cette réunion de grands seigneurs, le prince de Croÿ a pris la peine de fixer le souvenir de quelques-unes de ces journées : Je fis la politesse à madame de Pompadour, écrit-il en mars 1751, de lui demander à être des voyages et, le 7 mars, j'allai pour la première fois passer la journée avec le Roi à la Muette. J'y vis les nouveaux ouvrages ; les trois beaux salons et les souterrains sont superbes ; le reste, peu de chose ; on faisait une terrasse et une augmentation vers le Bois. On y vivait avec beaucoup de liberté. Il y avait un grand dîner, mais le souper était le plus considérable, étant le repas du Roi. Il se promenait, s'il faisait beau, ou jouait dans le salon après dîner. Ensuite il travaillait ou tenait conseil. A huit heures et demie, tout le monde se rassemblait au salon ; il venait y jouer ; à neuf heures, on soupait à une très grande table à dix. C'était M. le Premier, gouverneur de la Muette, qui servait le Roi et le nourrissait, les dépenses du total étant passées sur le compte qu'il en donnait. Nous étions ce jour-là à table, à prendre du Roi par sa gauche : le Roi, madame la marquise de Pompadour, prince de Soubise, duc de Luxembourg, marquis d'Armentières, marquis de Voyer, comte d'Estrées, prince de Turenne, comte de Maillebois, marquis de Sourches, marquis de Choiseul, comte de Croissy, madame du Roure, duc de Boufflers, marquis de Bauffremont, duc de Broglie, prince de Croÿ, marquis de Pignatelli, duc de Chevreuse, duc de Chaulnes, duc de la Vallière, marquis de Gontaut, duc de Richelieu, madame la duchesse de Brancas, duc d'Ayen et madame d'Estrades ; à une petite table étaient MM. de Laval et de Beuvron. Ce voyage était très gai. La marquise fut surtout très enjouée ; elle n'aimait aucun jeu et jouait surtout pour polissonner et être assise... Le Roi faisait deux parties après souper, car il aimait le gros jeu, et les jouait tous très bien et très vite, et il se couchait vers les deux heures. C'est ainsi qu'était la vie de tous les petits châteaux. Après le coucher, je revins à Paris ; il n'y a qu'un pas, car c'est l'endroit où le Roi approche le plus de sa capitale.

Les privilégiés, qui passaient ces aimables heures dans l'intimité royale, ne semblaient pas se douter des haines qui s'amassaient contre l'autorité, dans cette capitale toute voisine. Chaque année d'administration détestable aggravait les causes de ce malaise financier, contre lequel on ne luttait plus et qui devait, à la fin du siècle, emporter la monarchie. Le Roi, entouré de flatteurs ou de gens timides, n'entendait, dans ces réunions de courtisans, que des paroles complaisantes. Son indolence, qui laissait tout aller, n'était secouée par nul avis sérieux. Les questions du temps se traitaient par ces allusions légères où l'esprit tient lieu de bonnes raisons. Les plus habiles s'ingéniaient à exciter les secrètes hostilités de leur maître. Quand le Parlement de Paris va se mêler de rappeler la Cour aux économies nécessaires, il se trouvera quelqu'un, à la table où le Roi jette de gros écus, pour dire : Bientôt Messieurs du Parlement ne permettront plus à Votre Majesté que de jouer de petits écus. On empoisonne l'esprit du Roi, tout le long du jour, par des paroles semblables. Si madame de Pompadour y excelle, ce n'est pas elle cependant qui donne le ton.

Lorsque la politique apparaît dans les entretiens de l'entourage, on n'en voit que les petits côtés : mécontentements de personnes ou rivalités de corps. Les graves agitations du Clergé et du Parlement ne sont ici que batailles entre clercs et robins : la volonté du Roi saura les mettre à la raison. Les hommes de cour ne sont point en état de comprendre les conséquences de ces crises qui se prolongent, ni de redouter la révolte des esprits contre les abus dont ils profitent. C'est encore un des leurs, M. de Croÿ, qui en fait l'aveu : On ne parle point, à la Cour, des grandes affaires qui font tant de bruit partout ailleurs. Non que le Roi n'en soit quelquefois troublé, mais il s'étourdit ; et la favorite n'a pas de soin plus attentif, à cette première époque de leur liaison, que d'écarter de lui des préoccupations qui le lui disputent.

Elle apporte à cette œuvre intéressée un dévouement et une persévérance qu'on voudrait voir mieux appliqués. Elle achète ses heures d'intimité et d'abandon par un sacrifice constant de ses goûts, une vie nomade et un surmenage sans répit. On devine, en quelques-unes de ses lettres, à quel point elle préférerait une autre existence : Vous croyez que nous ne voyageons plus, écrit-elle à la comtesse de Lutzelbourg. Vous vous trompez, nous sommes toujours en chemin : Choisy, la Muette, Petit-Château [La Celle] et certain Ermitage, près de la grille du Dragon, à Versailles, où je passe la moitié de ma vie. Il a huit toises de long sur cinq de large, et rien au-dessus ; jugez de sa beauté ; mais j'y suis seule ou avec le Roi et peu de monde ; ainsi j'y suis heureuse. Et un autre jour, pour excuser un long silence dont cette amie éloignée pourrait se plaindre, elle jette quelques lignes bien significatives : La vie que je mène est terrible ; à peine ai-je une minute à moi. Répétitions et représentations, et deux fois la semaine voyages continuels, tant au Petit-Château qu'à la Muette, etc. Devoirs considérables et indispensables, Reine, Dauphin, Dauphine... trois filles, deux infantes ; jugez s'il est possible de respirer ; plaignez-moi et ne m'accusez pas.

C'est une vie terrible, en effet, où toutes les forces de l'esprit et des nerfs doivent demeurer constamment tendues. Mais d'Argenson exagère, quand il écrit, toujours par ouï-dire, il est vrai, que la marquise change chaque jour jusqu'à devenir un squelette ; le bas du visage est jaune et desséché ; pour la gorge, il n'en est plus question. La favorite restera jolie quelque temps encore ; ses familiers, autant que ses peintres, nous l'attestent ; cependant il n'est vigueur ni beauté qui puisse résister aux excès d'une telle existence, de laquelle s'accommode seule l'extraordinaire santé de Louis XV.

 

Pour le plaisir de faire un glorieux chemin à ses côtés, plutôt que pour l'intéresser à la marine, qu'il est toujours question de reconstituer, madame de Pompadour organise un voyage du Roi en Normandie. Le déplacement royal semble sans apparat, bien qu'une énorme dépense en résulte. Le Roi est dans un vis-à-vis, avec un seul courtisan ; suivent une berline pour quatre dames, une seconde berline et une gondole à six. Mais tous les services de bouche et autres, qui demandent un personnel considérable, ont pris les devants et attendent Sa Majesté au Havre. On part de Crécy, en chassant le long du chemin, dans la forêt de Dreux ; on va prendre les voitures à la porte du château d'Anet, où la vieille duchesse du Maine vient faire sa cour, et l'on arrive à la nuit dose, par les avenues illuminées, au château de Navarre. C'est un des plus beaux domaines du pays normand, et le duc de Bouillon y a préparé une réception somptueuse. Le Roi visite les jardins dessinés par Le Nôtre, se promène en calèche dans la forêt d'Évreux, assiste à une chasse, et repart de nuit pour entrer à Rouen sur les huit heures du matin. On ne fait que traverser la ville, dont les rues sont tendues magnifiquement et où la population acclame le Roi. Il s'arrête seulement pour voir la manœuvre du pont de bateaux sur la Seine et le passage d'un navire, remonte aussitôt en carrosse et arrive au Havre, à six heures du soir, au bruit des canons du port et de la citadelle.

Sa Majesté est descendue, avec sa suite, à l'Hôtel de Ville, où elle est d'ailleurs assez mal logée. Le duc de Penthièvre, les ministres de la marine et de la guerre, MM. Rouillé et d'Argenson, sont présents. Le lendemain, après l'audience du Parlement de Rouen et de la Chambre des Comptes, le Roi va au bassin intérieur, qu'il voit d'abord à sec, puis rempli ; on fait manœuvrer devant lui une flûte de trente-six canons, nouvellement construite, et trois vaisseaux sont lancés à la mer. En sortant du port, sur la rade, où l'on a pu réunir près de deux cents bâtiments, le Roi assiste à un combat de trois frégates, et, à ces divers spectacles, il doit prendre une idée de la' marine marchande et militaire de son royaume. Au retour, ayant repassé par sa bonne ville de Rouen, il va coucher à Bizy, château du maréchal de Belle-Isle, dont les honneurs sont faits, en son absence, par le duc de Luxembourg, et le lendemain soir on est à Versailles.

Ce voyage ne s'est pas accompli sans provoquer des murmures. Cette promenade affichée de la maîtresse à travers la France a causé quelque scandale ; au surplus, la charge s'est trouvée lourde pour les villes et la province, aussi bien que pour le Trésor, et chacun dit que le Roi a dépensé beaucoup trop, dans l'état présent des finances, pour faire voir la mer à la marquise et manger avec elle du poisson frais.

De plus grandes plaintes se font entendre à chaque construction ou création de pur agrément que multiplie le caprice de madame de Pompadour. Le peuple lui reproche une dilapidation continuelle et un effronté mépris de sa détresse. Il est vrai que la favorite a beaucoup de maisons, et l'on peut trouver qu'elle jette trop aisément l'argent du Roi aux maçons, aux jardiniers, aux décorateurs. On a le total de ce genre de dépenses : elles monteront, pour vingt années, à 6 millions 510.362 livres, ou, suivant un autre état, à 7 millions 443.723 livres ; c'est l'impardonnable fantaisie que la France appauvrie a dû payer à la marquise. Mais en faut-il exagérer la folie ? Ces prodigalités, dont profitent d'ailleurs l'art et les artistes, ne sont point un don pur et simple fait à une maîtresse avide. Il ne faut pas oublier qu'elle bâtit presque toujours sur des terrains appartenant au Roi et que ces belles habitations, en fin de compte, doivent rester à la Couronne.

La maison de l'Ermitage de Versailles, par exemple, qu'on a beaucoup blâmée et qui a coûté trois cent mille livres, s'élève sur une partie du parc dont la jouissance seule est accordée à la marquise, sa vie durant, et qui fait, après elle, retour au Roi. Elle édifiera de même façon ses autres ermitages, dans les deux grandes résidences de la Cour, à Fontainebleau et à Compiègne, ainsi que son hôtel de Versailles, bâti auprès du Château, tout contre le mur des réservoirs du jardin, et qu'un corridor construit exprès met en communication avec l'aile du Nord. Ce n'est pas madame de Pompadour qui est chez elle en tous ces logis, c'est le Roi.

Plus importante sera l'acquisition qu'elle va faire à Paris, en 1753, du magnifique hôtel d'Évreux, dans les Champs-Élysées, payé sept cent trente mille livres. Il sera agrandi et refait presque entièrement, splendidement meublé et tendu de gobelins au chiffre royal, transformé enfin en habitation princière, pour la raison que la marquise peut y recevoir le Roi ; et bientôt, par un article de son testament écrit en 1757, elle le suppliera d'accepter le don de cet hôtel, susceptible de faire le palais d'un de ses petits-fils. Ce sera là sa véritable maison, et on comprend qu'elle veuille une fois s'installer vraiment chez elle. Mais le séjour qu'elle aménage avec le goût le plus passionné, celui où tout est son œuvre et qui sort de son imagination de femme, comme un palais d'enchantement naît d'une fantaisie de fée, c'est Bellevue ; et Bellevue, dans sa pensée, est destiné aussi à demeurer au Roi comme un souvenir d'elle.

 

Une vue magnifique sur le cours de la Seine, les coteaux de Saint-Cloud et la plaine de Paris a décidé la marquise à bâtir sur le versant de Meudon qui regarde Sèvres. Le terrain royal, qui descend jusqu'à la rivière, se prête à un beau tracé de pentes et à un heureux arrangement de la perspective. Un dessin de Portail nous montre le premier état des jardins de Bellevue, alors que ni les arbustes ni le buis ne garnissent le remblai des allées, qu'aucun bosquet n'a pris forme, et que le Petit-Château, à neuf fenêtres de façade, domine, de l'élégante architecture de Lassurance, des terrasses sans marbres et sans charmilles ; auprès de l'arbre unique du paysage, au milieu d'un groupe de visiteurs, on cherche la marquise, s'abritant sous son parasol de dentelles dont un baromètre d'argent incruste le manche, et faisant à quelques amis les honneurs de sa création. Il a fallu plus de deux ans et demi pour tout finir. Les travaux énormes de terrassement, la profondeur des fondations dans un sol sablonneux et glissant, ont multiplié les difficultés et les dépenses. La méchanceté publique y a trouvé ample matière. On venait voir de Paris les huit cents ouvriers qu'employait madame de Pompadour, et l'on savait trop qu'elle ne les payait point sur ses épargnes. On parlait de sept gros millions, qui devaient se réduire, tout compte réglé, à 2 millions 589.714 livres 11 sols 10 deniers. L'état que tenait la marquise lui permettait d'avoir une maison de campagne de ce prix : le moment seul était mal choisi pour la construire.

Les artistes n'ont qu'à se réjouir de profusions, dont les autres médisent avec justice. Bellevue leur a été livré comme leur demeure, et, si nulle magnificence superflue ne s'y étale, on y voit paraître, sous toutes ses formes, l'art le plus délicat, le plus raffiné, celui que madame de Pompadour goûte mieux qu'aucune femme de son temps et qu'elle se plaît à inspirer.

Partout à Bellevue, la main-d'œuvre la plus chère a produit les œuvres les plus parfaites. Il n'est pas un bouton de porte, pas une espagnolette qui ne soit un bijou de ciselure. Du haut en bas de ce logis, les grands décorateurs de Versailles et des maisons royales, Verberckt et Rousseau, ont sculpté dans le bois les attributs musicaux, amoureux ou champêtres, et ont fait autour des corniches folâtrer de petits amours. Brunetti a peint de scènes mythologiques l'escalier qui mène à la merveilleuse galerie, dont la marquise a inventé elle-même le dessin d'ensemble ; de légères guirlandes y encadrent une suite de panneaux de Boucher. La distribution des dessus de porte, réglée par l'oncle Tournehem, a donné à Oudry la salle à manger, à Pierre la salle de musique, à Carle Van Loo, enfin, le salon d'assemblée, où ses compositions évoquent sous forme d'allégories ingénieuses l'Architecture, la Peinture, la Sculpture et la Musique. Van Loo semble être, plus que ses confrères, le peintre de Bellevue ; on lui a réservé les toiles qui ornent l'appartement du Roi, et, un peu plus tard, M. de Marigny fait placer dans la chambre à coucher de sa sœur trois de ces intérieurs turcs, où l'artiste a donné à ses odalisques et à ses sultanes les grâces de la maîtresse du logis.

La sculpture n'est point oubliée. Dans l'antichambre se dressent de sveltes figures d'Adam et de Falconet ; dans les jardins, des chefs-d'œuvre de Pigalle, une statue de Louis XV, que détruira la Révolution, et un groupe, L'Amour et l'Amitié, honorant en un même marbre les deux divinités du lieu. Bientôt, l'Amitié seulement ayant subsisté, c'est encore Pigalle qui élèvera la nouvelle image, au milieu du bosquet préféré ; il en fera un des meilleurs portraits de la châtelaine de Bellevue, et le Roi la reconnaîtra, debout sur le piédestal où jadis elle jouait avec l'Amour, et maintenant s'avançant toute seule, d'un mouvement gracieux et tendre, revêtue d'une robe flottante et la main posée sur son cœur.

L'amour dominait-il encore Louis XV, quand Bellevue fut inauguré ? Il en gardait du moins toutes les apparences, pendant cette journée où madame de Pompadour lui présenta le château qui devait plus tard lui revenir. Elle avait tout préparé pour l'éblouir. Le mobilier le plus exquis, et de la forme la plus nouvelle, et les plus rares curiosités de la Chine étaient venus parer des lambris dignes de les accueillir. Mais il avait fallu penser aux installations les plus diverses, en vue des réceptions et des séjours.

On devine, par les livraisons multipliées du marchand Lazare Duvaux, faites au cours du mois de novembre 175o, que la grande préoccupation de la marquise, à ce moment, est de recevoir et de placer chez elle les meubles qu'elle a commandés. Voici d'abord, pour les chambres de la suite, dix commodes d'un modèle uniforme, bâties en chêne et plaquées en bois satiné, avec les ferrures, pieds, boutons et entrées en cuivre doré ; six tables de nuit et dix tables à écrire, plaquées et garnies de même ; puis les lanternes de glaces à six pans et à montants ciselés, pour le vestibule et l'escalier du Roi ; les feux de bronze doré et ciselé, dont un représentant Apollon et la Sibylle, pour la chambre de Madame, et un autre figurant l'Amour et Psyché, pour celle de Sa Majesté ; une grande commode de laque à pagodes, garnie de bronze doré d'or moulu, les tiroirs doublés de satin bordé d'or ; une table à écrire plaquée en bois de rose avec les fleurs et les ornements dorés d'or moulu, et les cornets en argent ; une table de nuit en bois de rose à fleurs ; enfin, pour orner les principales pièces, les deux cabinets du Roi, la chambre et le cabinet de Madame et le salon d'assemblée, un grand nombre de paires de bras en fleurs de Vincennes à double ou triple branche. Ces fleurs sortent de la manufacture de porcelaine établie par le Roi pour plaire à la marquise et destinée à rivaliser avec les fameuses manufactures de Saxe. C'est à Bellevue qu'on a, pour la première fois, l'occasion d'en juger un ensemble, et ce n'est pas une des moindres anxiétés de madame de Pompadour que l'heureuse réussite d'une des premières créations d'art auxquelles elle se soit attachée.

Il n'y a pas de récit de l'inauguration de Bellevue, qui devait être pour elle le triomphe public de son goût et de son génie féminins. Elle y avait travaillé avec une sorte de fièvre, visitant tout, pensant à tout, s'épuisant au détail, et cela pour éprouver, le jour venu, plus d'un mécompte. La malveillance, qu'elle avait sentie pendant ses travaux, l'irritait plus qu'elle n'en voulait convenir. Quelqu'un lui étant venu dire que quantité de badauds se réuniraient dans la plaine de Grenelle pour voir son illumination, elle la contremanda bien vite, n'acceptant pas de s'exposer aux brocards des Parisiens. La beauté des intérieurs fût admirée ; mais les cheminées n'étaient pas réglées et fumaient partout ; on dut même transporter le souper royal au Taudis, petite maison au bas du jardin, qui n'avait pas l'inconvénient d'être neuve.

Après ces difficiles journées, la marquise en sentit la fatigue et fut malade. M. Poisson, qui renseignait son fils, M. de Vandières, alors en voyage en Italie, sur tout ce qui venait à sa connaissance, lui écrivait de Versailles, le 29 novembre : Ce fut mercredi dernier, 25 de ce mois, pour la première fois, qu'on fut occuper Bellevue. La Cour y resta jusqu'au 27 ; elle y retourne mardi Ier décembre jusqu'au 4. Votre sœur eut hier une prodigieuse migraine, je n'en suis point étonné, car elle s'excède à meubler et à préparer tout ce qu'il faut à Bellevue. Un méchant chroniqueur parle ainsi du second séjour : Le Roi est de plus en plus mécontent de Bellevue, où il fait grand froid et de la fumée ; il s'y est mortellement ennuyé à ce dernier voyage ; l'on assure qu'il n'y retournera pas. Ces détails semblent confirmés par un mot de M. Poisson : On a déjà fait deux voyages à Bellevue, qui est bien la plus belle chose de la nature, mais pas en ce temps-ci, où l'on a des vents de la première main. Ces fâcheux souvenirs disparaissent vite. Bellevue devient un des séjours les plus recherchés de la Cour. Les invités du Roi sont régulièrement appelés à ce nouveau petit château ; ils se montrent enchantés d'en porter l'uniforme, d'un éclatant velours pourpre à large broderie d'or, dont la marquise a fait fabriquer l'étoffe à Lyon pour la leur donner elle-même, leur laissant seulement la dépense des broderies.

L'hiver qui suit est rempli de voyages à Bellevue, où vont bientôt commencer les spectacles. Madame de Pompadour écrit à son frère, le 3 janvier : Je vais toujours de temps en temps à Bellevue, où j'ai l'honneur de recevoir le Roi. C'est la plus jolie habitation du monde, et avec la plus grande simplicité. Et le même jour, à madame de Lutzelbourg : Vous jugez bien que j'ai été enchantée de recevoir le Roi à Bellevue. Sa Majesté y a fait trois voyages ; il doit y aller le 25 de ce mois. C'est un endroit délicieux pour la vue. La maison, quoique pas bien grande, est commode et charmante, sans nulle espèce de magnificence. Nous y jouons quelques comédies. C'est en effet à la nouvelle maison que se trouve transporté le théâtre des Petits Appartements, et, pendant les trois ans que dure encore cette agréable institution, ce n'est plus chez le Roi qu'elle fonctionne, mais chez la marquise.

Une raison d'économie, ou plutôt de prudence, a motivé ce changement : les dépenses étant moins ostensibles, les médisances en seront sans doute moins aisées. Au reste, madame de Pompadour est peut-être de bonne foi, quand elle pense qu'à Bellevue on résistera aux entraînements coûteux : Les spectacles de Versailles n'ont pas recommencé, écrit-elle à la même amie. Le Roi veut diminuer sa dépense dans toutes les parties ; quoique celle-là soit peu considérable, le public croyant qu'elle l'est, j'ai voulu en ménager l'opinion et montrer l'exemple. Je souhaite que les autres pensent de même. Elle parle à son frère du théâtre de Bellevue comme d'un brimborion de théâtre qui est charmant. Cependant cette petite salle, décorée à la chinoise, ne sert pas seulement à la comédie ; la scène est préparée pour que l'opéra y paraisse, avec ses transformations et ses apothéoses.

Dès le premier spectacle, un ballet allégorique, L'Amour architecte, a montré, dans un changement à vue, une montagne s'entr'ouvrant au bruit du tonnerre, pour laisser surgir de ses flancs le nouveau château, au milieu de danses de jardiniers et de jardinières. Ces surprises de machinistes intéressent toujours le Roi. Encore quelque temps, et les profusions recommenceront, comme jadis à Versailles. La marquise oublie bien vite ses bonnes dispositions, pour se croire en droit d'amuser ses invités de la façon qui lui convient. D'ailleurs, elle ne paraîtra pas longtemps sur les planches. Son dernier succès sera le rôle de Colin dans le Devin du village, qu'elle chantera en mars 1753. L'auteur recevra d'elle cinquante louis en témoignage de satisfaction, et un éloquent billet lui prouvera que Jean-Jacques Rousseau, musicien, a accepté ce présent avec fierté et reconnaissance.

La Cour sera conviée, dans cette demeure choisie, à des fêtes charmantes, à des concerts, à des illuminations, à des repas de mariage, jusqu'au moment où la marquise se lassera de Bellevue, comme elle l'a fait de Montretout et de La Celle. Elle vend sa maison de prédilection à Louis XV, en 1757, moyennant une somme de trois cent vingt-cinq mille livres, pour payer ses dettes. Après la mort de la marquise, le Roi donne Bellevue à ses filles, et Mesdames, qui bientôt en raffolent, y viennent avec leur frère, le Dauphin, qui voisine avec elles de Meudon. Elles se mettent à y changer tout, font renouveler les peintures, remplacent Boucher et Van Loo par Lagrenée, Restout et Hubert Robert ; et c'est M. de Marigny, resté en fonctions comme directeur des Bâtiments du Roi, qui préside à ces remaniements de la maison de sa sœur.

 

Elle n'avait pas paru moins attachée à ce château de Crécy, dont elle avait transformé entièrement bâtiment, jardins, parc, et où elle avait travaillé à force de millions. Elle y joignit le château d'Aulnay, et multiplia de tous côtés promenades et perspectives. C'est là qu'elle recevait le Roi avec le plus de pompe, dans un grand appartement réservé à ce glorieux usage, et pour des voyages qui duraient jusqu'à quinze jours : Vous seriez bien surpris, écrivait le père Poisson à son fils, de voir aujourd'hui comme moi les magnificences de ce lieu, l'effet prodigieux et admirable que produisent les canaux, la grande pièce d'eau qui est en face du château dans le bas, les progrès des plants et d'une infinité d'allées qu'on a plantées partout, et surtout celle qui va de la Patte-d'Oie jusqu'au faubourg de Dreux, où l'on a fait un nouveau chemin. Par un bel et bon arrêt, votre sœur s'est fait adjuger la propriété de tous ces arbres. On avait meublé, pour l'arrivée du Roi, Aulnay, qui est totalement découvert aujourd'hui, ce qui fait de la terrasse le plus beau coup d'œil qui se puisse voir. Comme le voyage n'a point eu lieu, on le démeuble actuellement pour le remeubler au mois de septembre.

La marquise allait pourtant se fatiguer de toutes ces beautés, qui ravissaient d'orgueil l'ancien commis des frères Pâris. Peut-être aussi en trouvait-elle l'entretien trop dispendieux, surtout lorsqu'elle voulut avoir la terre de Ménars, la dernière en date de ses acquisitions. Le merveilleux domaine de Crécy constitué par ses soins et le château, où régnait, dans le cabinet d'assemblée, le plus noble buste de Louis XV par Lemoyne, furent vendus à un prince du sang, le duc de Penthièvre. C'est lui qui continua à entretenir l'hôpital que la marquise avait fondé pour les malades et les pauvres de la contrée, et pour l'établissement duquel elle s'était défait d'une partie de ses diamants.

Ni l'une ni l'autre des deux habitations que bâtit madame de Pompadour, et où son goût se développa librement, ne nous a été conservée. Ni Bellevue, ni Crécy n'ont survécu à la Révolution. Non seulement leurs ouvrages d'art, leur mobilier ont été dispersés ou détruits, leurs boiseries saccagées et perdues, mais rien ou presque rien ne reste des bâtiments mêmes ; et l'on voit s'effacer le souvenir des maisons qui furent les plus exquises de l'époque et comptèrent, pendant bien des années, parmi les séjours préférés du roi Louis XV.

 

La postérité eût été peut-être moins sévère pour les prodigalités de madame de Pompadour, si la nation possédait encore les merveilles d'art qu'elle inspira. Leur beauté eût plaidé en sa faveur, et ces dépenses, qu'on traite volontiers de dilapidations, nous apparaîtraient moins excessives. Bien loin de se croire coupable, madame de Pompadour se faisait honneur de ce qu'on lui a reproché si durement. Elle avait conservé, de sa première éducation, le besoin d'une comptabilité régulière, et ses biens étaient confiés à son intendant Colin, ancien procureur au Châtelet, dont elle avait apprécié, pendant son procès de séparation, les lumières et la probité. Aidée par lui, elle tenait ses livres comme une bourgeoise opulente, mais rangée, qui veut connaître exactement le détail de la maison dont elle a la charge. On l'eût bien étonnée en lui disant qu'un réquisitoire serait dressé contre elle un jour, sur quelques débris de comptes trouvés dans ses papiers ; elle n'y aurait vu, au contraire, que sa justification.

Dépensant pour l'honneur et le plaisir du Roi, ou pour des œuvres qui lui semblaient utiles, modérant souvent ses fantaisies propres, vivant parfois au jour le jour et sans faire d'épargnes, elle se croyait peut-être pour cela désintéressée : Je suis beaucoup moins riche que je n'étais à Paris, écrivait-elle en 1753. Ce que j'ai m'a été donné sans que je l'aie demandé ; les dépenses faites pour mes maisons m'ont beaucoup fâchée ; ç'a été l'amusement du maître, il n'y a rien à dire. Mais si j'avais désiré des richesses, toutes les dépenses faites m'auraient produit un revenu considérable. Je n'ai jamais rien désiré, et je défie la fortune de me rendre malheureuse ; la sensibilité de mon âme peut seule en venir à bout. J'ai au moins cette consolation de penser que le public fait cette réflexion et me rend justice. Le public, à vrai dire, jugeait déjà la marquise tout autrement qu'elle n'affecte de le supposer.

Il est établi du moins que, malgré la somptuosité de ses châteaux, elle ne fut jamais à son aise. Le Roi se montrait peu généreux dans l'ordinaire de la vie ; s'il ne regardait pas à ouvrir largement le Trésor par une simple signature, il hésitait à prendre une petite somme sur sa cassette, aussi bien qu'à tirer un louis de sa bourse. Les dons d'argent faits par lui à madame de Pompadour furent assez rares ; elle ne reçut d'étrennes que les premières années, et comme sa pension, qui fut généralement de quatre mille livres par mois, descendit à trois mille pendant les années de guerre, il lui fallut chercher dans le jeu, dans la vente de ses bijoux ou de ses maisons, et dans certaines opérations financières, le moyen d'équilibrer ses recettes et les dépenses considérables auxquelles l'obligeait son rang. Ce furent plus tard de sérieuses inquiétudes dans sa vie, que laissent entrevoir les dossiers de ses affaires ; elle n'aurait su les prévoir, en ces brillants moments de sa jeunesse, qui coïncidaient avec les dernières belles années du règne et pouvaient donner encore satisfaction à tous ses désirs de luxe et de fêtes.

 

Au milieu des honneurs qui l'accablent et la ravissent, madame de Pompadour n'a pas oublié ses origines. Elle reste, au contraire, en étroite union avec son passé, n'en rejetant rien, ne rougissant d'aucun des liens qui l'y rattachent. Très fière du pouvoir qu'elle doit à ses charmes et à son esprit, très attentive à l'imposer à tous, elle ne joint pas à ces petites vanités une morgue ridicule. Elle ne se fait point illusion sur les titres de son marquisat, et, tout en acceptant exactement les obligations de la caste où elle a été introduite, en essayant aussi de prouver aux malveillants qu'elle est digne de cet honneur, elle conserve, au milieu des flatteries dont chacun la grise, un sentiment d'elle-même assez sûr.

Il y paraît à mainte reprise dans les conseils donnés à son jeune frère et, par exemple, en cette lettre, qui date de 1750 : Quant aux courtisans, je suis obligée de vous éclairer sur eux ; vous ne les jugez pas tels qu'ils sont. Si votre naissance vous permettait d'aller sur leurs brisées pour les charges où ils aspirent, soyez bien sûr que sourdement ils tâcheraient de vous nuire ; mais ce cas n'étant pas, vous êtes pour eux un objet indifférent. Ne croyez pas encore que les gens en si grande familiarité osent jamais parler devant leur maître d'autres choses que de très indifférentes, à plus forte raison, de rien qui ait rapport à moi. Voilà la vérité exacte. J'ai bien vu et bien réfléchi depuis que je suis ici ; j'y ai du moins gagné la connaissance des humains, et je vous assure qu'ils sont les mêmes à Paris, dans une ville de province, qu'ils sont à la Cour. La différence des objets rend les choses plus ou moins intéressantes, et fait paraître les vices dans un plus grand jour.

Avec de tels sentiments pour la noblesse de la Cour, madame de Pompadour doit naturellement demeurer attachée au fond de son cœur à la classe dont elle sort et qu'elle représente si brillamment. Personne ne juge mieux qu'elle l'importance de plus en plus grande que prend alors la richesse, aux dépens de la naissance, dans la société française. La bourgeoisie, qui la possède, s'est élevée peu à peu, par son intelligence et son labeur, à la première place de la nation. Dévouée au service du Roi, elle lui fournit à elle seule tout un personnel dont l'autorité s'accroît avec les besoins du moment. Elle tient toutes les charges de magistrature et d'administration ; en même temps, lui sont dévolues toutes les puissances que l'argent confère. Il existe, en effet, en France, un monde très divers de financiers intéressés dans les fermes et les sous-fermes, gens de comptoirs et d'entreprises, entre les mains de qui passe la fortune publique, et qui soutiennent le crédit du royaume. Ce sont eux désormais qui possèdent les plus beaux domaines, font bâtir les superbes châteaux, accaparent les grandes terres qui tombent en vente et les titres seigneuriaux qu'il est permis d'acquérir.

Les mariages ont vite fait de mêler à l'ancienne cette aristocratie nouvelle. S'il est encore assez rare que les filles de qualité épousent de simples enrichis, on voit continuellement les héritiers nobles, même des plus haut titrés, redorer leur blason dans la roture bien pourvue de rentes. Madame de Pompadour aime extrêmement à s'occuper de ces unions et y intéresse le Roi. Elle obtient même assez souvent, pour les faciliter, des dons pécuniaires sur la cassette, lorsqu'on a su flatter son amour-propre en s'adressant à elle. Elle aide à atténuer, tant par désir instinctif d'obliger que par goût raisonné pour les mélanges de castes, ce que les vieilles traditions nobiliaires ont de trop rigoureux. Ainsi, sans froisser la noblesse, elle se fait la représentante et la protectrice du Tiers-État.

La jeune bourgeoise, en faveur de qui Louis XV a relevé un marquisat éteint, sert de trait d'union entre deux mondes bien différents ; mais ce sont les détails de sa vie ordinaire qui prouvent le mieux une fidélité à des origines, qu'un moins sage esprit eût sans doute reniées. On connaîtrait mal madame de Pompadour, si l'on oubliait qu'elle a respecté et cultivé en elle, immédiatement après sa passion pour le Roi, le sentiment de la famille.

 

Le mari, à vrai dire, ne compte plus. Depuis que madame de Pompadour a été séparée de biens par l'arrêt du Châtelet de Paris et qu'elle a pris seule la garde de sa fille, M. d'Étioles s'est trouvé effacé de sa vie comme il l'eût été par un divorce. Elle sait qu'il n'est point à plaindre, consolé sans doute à la longue d'un chagrin qui fut véritable. Il jouit de revenus considérables, qui lui permettent de mener la grande vie des financiers du temps, à l'hôtel de Conti, rue Neuve-Saint-Augustin, où il demeure. Il est, depuis plusieurs années, en possession de la ferme générale dont la sollicitation a préparé ses disgrâces conjugales ; il a eu celle de M. de Tournehem, au moment où celui-ci a été appelé à la direction des Bâtiments. Il va encore obtenir une place de fermier des Postes d'un grand rapport. Barbier trouve extraordinaire qu'on lui donne à remplir des fonctions qui ne servent qu'à le mettre plus au jour. La vérité est que M. d'Étioles, qui ne s'appelle plus, à l'Almanach royal, que M. Le Normant, est resté en relations étroites avec l'oncle Tournehem, qu'il est question de ses tournées en province dans les lettres du père Poisson, et que la marquise, l'ayant supprimé de son existence, se croit en règle avec lui grâce aux avantages dont il est comblé. Il est peu douteux cependant qu'il n'ait continué longtemps à regretter l'épouse infidèle ; et il était si bien fait pour le ménage et la constance, qu'on le verra plus tard, aussitôt devenu veuf, reprendre, par un honnête mariage, sa vie de famille vingt ans interrompue.

Si M. d'Étioles n'est plus rien pour madame de Pompadour, et pas même une gêne dans ses souvenirs, tout ce qui a entouré sa jeunesse, et particulièrement ce qui touche aux siens, lui demeure cher et profite de son élévation. Les courtisans, à quelques époques de sa vie, lui reprochent de la hauteur ; les gens de sa parenté la trouvent toujours simple et serviable. Il n'est si petit cousin qui n'obtienne d'elle l'appui nécessaire pour être placé, pour faire vivre et pour établir ses enfants. On trouve trace de sa libéralité dans le texte de son testament, comme dans la liste des pensions qu'elle sert et dont un grand nombre témoignent d'une âme charitable. Elle disposerait assez aisément pour ses protégés de toutes les faveurs de l'État ; mais ce n'est point de façon prodigue ni arbitraire qu'elle agit, et une certaine pensée de justice et de prudence, non moins que le souci de l'opinion publique, l'empêche d'abuser de son crédit. Dès que les solliciteurs se montrent indiscrets, elle les arrête, fussent-ils ceux qui lui tiennent de plus près.

Un esprit équitable et ferme se révèle en ses lettres à son père. Le bonhomme est disposé à l'importuner pour lui-même ou pour ses amis. Elle le lui fait sentir, à propos d'un cousin Poisson de Malvoisin, qu'elle a déjà fort avancé dans les carabiniers : Je suis très fâchée, mon cher père, que vous désiriez Vincennes pour M. de Malvoisin. Comment peut-il vous venir dans l'esprit de vouloir placer un homme de vingt-cinq ans (quelque sage qu'il soit), qui n'a servi que six ans ? En vérité, il devrait être content de son état. Il est tant de gens qui n'obtiennent le même qu'après vingt ans de service, et lui en avait trois. Ce qu'il y a de sûr, c'est que je ne puis demander une chose aussi injuste.

Un autre jour, elle répond, au sujet du fermier général Bouret, qui a rendu des services à son père et dont celui-ci est entiché : Permettez-moi de vous dire que M. Bouret a grand tort, s'il ne trouve pas sa famille assez récompensée des services qu'il a rendus. Il me semble qu'il l'est au moins autant qu'il doit être, et que je me trouverais fort heureuse, si mes parents étaient aussi bien placés... Vous êtes trompé, si l'on vous dit que le ministre n'attend qu'une parole de moi pour accorder les dix-huit deniers que vous demandez pour M. Bouret. Il me paraît très décidé à ne les lui pas donner, et vous savez mieux qu'un autre, puisque vous connaissez mon caractère, que je ne fais jamais violence aux gens que j'aime.

Elle ne met pas moins de fermeté à se défendre contre les démarches en faveur de son frère. Le père rêve de faire ériger en Surintendance des Bâtiments la Direction générale, dont la survivance est assurée à M. de Vandières ; ses lettres sont pleines de cette chimère, dont il cherche à troubler l'ambition beaucoup plus paisible du jeune homme. La marquise est obligée de le rappeler à la raison : Pour être heureux, répond-elle, il ne faut jamais désirer des choses impossibles : je suis sûre qu'il n'y aura jamais de surintendant, ni de Finances, ni de Bâtiments ; ainsi, n'y songeons pas. Cela ne m'empêche pas d'être très certaine de faire un très bon mariage pour mon frère. C'est du même ton qu'elle dit plus tard, parlant des gens insatiables avec lesquels le public la confond : Je serais bien fâchée d'avoir cet infâme caractère, et que mon frère l'eût.

 

La marquise avait fait beaucoup pour ce frère, en lui obtenant la charge des Bâtiments. De cette faveur considérable et qui semblait criante, elle entendait que le jeune homme se montrât digne et désirait le mettre en état de bien servir le Roi, quand l'heure en serait venue. Elle jugea bon de l'éloigner pendant quelque temps de la Cour, où il ne pouvait être qu'une gêne ; et voulant, d'un même coup, le préparer aux fonctions qui devaient bientôt lui revenir, elle eut l'idée de ce long voyage d'Italie, où M. de Vandières allait former son goût et acquérir des connaissances utiles pour développer les arts dans le royaume.

Elle-même choisit, pour l'accompagner, deux hommes de talent et de bon conseil, Cochin le fils, son dessinateur préféré, et l'architecte Soufflot, ancien pensionnaire du Roi à Rome ; elle y joignit l'abbé Le Blanc, à qui Cochin accordait malicieusement plus de connaissances dans les arts que n'en ont communément les gens de lettres. C'étaient d'aimables compagnons, fort propres à éveiller l'esprit d'un jeune homme d'ailleurs bien doué, capables aussi de le guider savamment dans le pays classique des arts, de lui faire apprécier les galeries et les antiquités. Ce voyage, accompli à loisir par des gens qui voyaient avec réflexion, devait servir, par la suite, les transformations du goût français ; mais son premier résultat fut de fournir au jeune directeur les titres et la compétence qui lui manquaient.

Il n'avait pas vingt-quatre ans, quand sa sœur le décida à réaliser cette entreprise qui pouvait assurer sa fortune : De ce voyage, lui écrivait son père, dépendent toute votre réputation et votre bien-être. La marquise lui avait fixé des règles de conduite, et rappelait ces instructions importantes dès sa première lettre, reçue à Lyon le 28 décembre 1749 : Vous avez bien fait, frérot, de ne pas me dire adieu ; car, malgré l'utilité de ce voyage pour vous et le désir que j'en avais depuis longtemps pour votre bien, j'aurais eu de la peine à vous quitter... Ce que je vous recommande par-dessus tout, c'est la plus grande politesse, une discrétion égale, et de vous bien mettre dans la tête, qu'étant fait pour le monde et pour la société, il faut être aimable avec tout le monde, car, si l'on se bornait aux gens que l'on estime, on serait détesté de presque tout le genre humain. Ne perdez pas de vue les conversations que nous avons eues ensemble ; et ne croyez pas que, parce que je suis jeune, je ne puisse donner de bons avis. J'ai tant vu de choses, depuis quatre ans et demi que je suis ici, que j'en sais plus qu'une femme de quarante ans.

Les lettres du père venaient appuyer les avis de cette précoce expérience féminine. M. Poisson avait pu voir la marquise, revenant de Choisy, quelques jours après la séparation, et il écrivait à son fils : Nous parlâmes beaucoup de vous, et je fus enchanté de sa tendresse pour le frérot et de tout ce qu'elle vous avait dit avant votre départ. Elle est jeune, mais elle pense solidement, et je ne suis pas en peine sur l'usage que vous ferez de sa conversation... Dans une autre lettre du père, avec les recommandations de voyage, que multiplie un homme qui a visité beaucoup de pays, les mêmes conseils reparaissent et se précisent : Vous avez fait l'admiration de Lyon par vos manières polies. Je vous exhorte à les redoubler, s'il est possible ; c'est la vraie façon de s'attirer tous les cœurs, et c'est là justement ce que tout honnête homme doit ambitionner. Ceci est à votre pouvoir ; vous avez en vous tout pour y parvenir, en corrigeant un peu votre dur. Souvenez-vous seulement de ce que votre sœur vous a dit sur cela, et je ne serai plus inquiet.

M. de Vandières et sa compagnie, partis de Paris en décembre 1749, n'y devaient revenir qu'en juillet 1751. Le frère de la marquise voyageait en grand seigneur, aux frais du Roi, ayant ordre de tenir partout table ouverte, accueilli par les ministres de Louis XV auprès des cours italiennes, reçu en audience privée par les princes souverains. Il goûtait les plaisirs de chaque ville, mais se liait aussi avec les hommes distingués et savants, profitait de leurs conversations, envoyait à sa sœur des observations intéressantes et le dessin des choses curieuses qu'il remarquait. Comme les lettres, en dehors des courriers royaux, couraient le risque d'être ouvertes, la marquise insistait sur ce point : C'est de vous bien garder de rien mander qui pût déplaire aux cours où vous serez, attendu qu'il est très vraisemblable que l'on y sera curieux de savoir la façon de penser et ce que mande à sa sœur et aux autres le frère de madame de Pompadour.

La discrétion avertie du jeune homme ne laissait place à aucune faute de ce genre ; il n'y avait qu'une voix en Italie sur sa bonne grâce, sa modestie et son esprit. Le marquis de la Chétardie, à Turin, le duc de Nivernois, à Rome, le marquis de l'Hôpital, à Naples, mandaient à la marquise, à tour de rôle, des éloges qu'elle mettait sous les yeux du Roi. M. de Nivernois est très content de vous, écrivait-elle, des politesses que vous lui avez faites, des bonnes dispositions où vous êtes, de votre envie de plaire, etc. Continuez, vous ne sauriez mieux faire, et prenez ses avis ; il a beaucoup d'esprit et vous conseillera bien, par l'amitié qu'il a pour moi. Ce n'étaient point seulement conseils ou nouvelles de cour, que la marquise adressait à son cher bonhomme ; les courriers lui portaient souvent quelque présent d'elle, et on ne le laissait manquer ni d'habits brodés, ni de dentelles, pour se faire honneur auprès des belles et des princes.

Tout ce que pouvaient écrire de favorable les nombreux Français établis en Italie servait les intérêts de la famille. Le père Poisson s'y était découvert des amis partout : M. de la Chétardie était pour lui une vieille connaissance d'Allemagne, l'ambassadeur du Roi à Venise se trouvait son ancien ami, M. de Chavigny, et, à Rome, Vandières devait faire ses compliments à son cher ami, M. de Troy, directeur de l'Académie. Émerveillé des succès de son fils, il se chargeait de les publier dans Paris, plus bruyamment que ne faisait la sœur à Versailles. Il revient beaucoup de bien de toi, écrivait-il, tant à la Ville qu'à la Cour ; juge combien cela m'afflige. Une autre fois, il le félicitait de son séjour à Naples : Nous dînâmes chez M. de Tournehem avec M. du Verney ; nous étions une vingtaine à table. Je leur fis part à tous de votre lettre sur la belle chasse que Sa Majesté Sicilienne vous a donnée sur les lacs... Tout le monde chante vos louanges en ce pays-ci, même ceux qui ne nous aiment pas. Ainsi l'orgueil du père se gonflait des mérites éclatants et divers d'une double progéniture.

 

Ce fut pendant l'absence de son héritier que M. Poisson modifia son genre d'existence et entra définitivement dans les grandeurs. Il n'était encore, au moment du départ, qu'un père de favorite, à la situation mal définie, un condamné réhabilité par ordre, et que son récent anoblissement n'avait fait ni plus riche, ni plus considéré. M. de Vandières devait retrouver son père grand seigneur, brillamment établi dans ses terres, et devenu l'égal, par les titres et le train de vie, des hommes dont on l'avait vu si longtemps le serviteur. Cette métamorphose est une de celles qui font le mieux apercevoir la mécanique de l'ancienne société française et l'activité personnelle de madame de Pompadour.

Nul ne sut jamais comment le roi de France, au commencement de l'année 175o, se trouva avoir contracté une dette de deux cent mille livres, envers François Poisson, au moment même où celui-ci voulait acheter une terre dont le prix représentait précisément la même somme. Le jugement définitif de réhabilitation, rendu le 22 avril 1747, reconnaissait que l'ancien munitionnaire avait fait jadis certaines avances sur les fournitures de blés, dont il n'avait point été remboursé. Les commissaires enquêteurs, à vrai dire, n'ayant pu remettre la main sur la procédure de condamnation, qui remontait à vingt ans et avait fâcheusement disparu, avaient dû demander au suppliant de fournir lui-même de nouvelles pièces. Celui-ci consentit par pure complaisance, prit la peine de rétablir toutes ses écritures, et il apparut aussitôt que le Trésor, bien loin de l'avoir pour débiteur, lui était redevable de vingt-trois mille sept cent quarante-trois livres trois sols huit deniers.

Fort bien conseillé par ses amis, Poisson se garda d'en rien réclamer sur l'heure, et se contenta d'abord de l'indemnité de cent mille livres, que le Roi lui donna pour le dédommager de ses longs ennuis. Trois ans plus tard, la dette royale était portée au décuple, comme par enchantement, la marquise s'étant mêlée de revoir les comptes ; et l'on s'explique aisément cet arrangement honnête. Depuis qu'il a reçu des armoiries, M. Poisson a pris la délicatesse des gens de qualité ; son amour-propre souffrirait d'obtenir un don gratuit, dans les circonstances où il se trouve, tandis qu'il l'accepte avec aisance sous la forme d'une restitution.

Madame de Pompadour, qui a mené toute cette affaire avec M. de Machault, vient de découvrir pour son père le grand domaine qui doit soutenir sa noblesse de fraîche date. C'est la terre de Marigny, dans la Brie, possédée en ce moment par la communauté parisienne de Saint-Côme, qui en a hérité du chirurgien La Peyronie et qui se décidera volontiers à la mettre en vente. Le Roi l'achètera pour M. Poisson et celui-ci donnera honorablement sa quittance des deux cent mille livres. Les diverses parties étant d'accord, la terre de Marigny est adjugée aux galeries des Tuileries, le 29 janvier 1750, pour deux cent vingt mille livres, délivrées à Poisson par ordonnance du Roi ; et le contrat, dressé en forme exceptionnelle, par des commissaires spéciaux, est revêtu des signatures du Roi, du chancelier, du contrôleur général et des six intendants des finances.

Une seconde ordonnance au porteur, de quarante-huit mille livres, rendue fort à propos, a permis à M. Poisson de rembourser les droits seigneuriaux dus au duc de Gesvres, de qui relève le fief de Marigny. M. de Gesvres l'a aussitôt ensaisiné et inféodé, et a même donné un grand gala pour la prestation de foi et hommage de ce nouveau vassal. En règle avec les usages féodaux, celui-ci ne néglige aucune des formalités qui doivent assurer à lui-même et à sa descendance les privilèges attachés à son acquisition. Sa correspondance révèle naïvement, non seulement son état d'esprit, mais celui de toute la caste à laquelle il appartient et dont la faveur de sa fille marque le triomphe :

Enfin mes lettres-patentes au sujet de Marigny, qui m'ont donné tant de mouvement, sont enregistrées au Parlement, et je viens d'envoyer tout à l'heure M. Périer pour les faire entériner à la Chambre des Comptes et Cour des Aides. Je croyais que c'était une sottise ; mais le sceau et les enregistrements m'ont plus coûté que mes lettres de noblesse. N'importe, ceci nous met dans toute la plus grande sûreté, et je défie le Roi, toutes les puissances du monde réunies, de pouvoir nous dégoter ci-après de Marigny ! Un autre jour, c'est son chartrier qu'il va faire classer : J'attends un scribe pour ranger et mettre en ordre tous mes titres de Marigny, qui sont immenses. Comme je ne veux pas qu'il y manque la moindre petite pièce et qu'il puisse s'y trouver apparence d'équivoque, j'ai obtenu à la Chancellerie, après bien des mouvements, lettres-patentes registrées en Parlement, Cour des Aides et Chambre des Comptes. Quoiqu'on m'ait fait gratis partout, il ne laisse pas que de m'en coûter une centaine de pistoles, parce que le sceau est cher, et mille autres petits brimborions. Malgré tout cela, je donnerais plutôt mille pistoles que de n'avoir pas obtenu ces lettres.

Le ton, le style, la pensée, tout ici est vulgaire et en désaccord singulier avec les sentiments de madame de Pompadour. François Poisson n'a point le désintéressement de sa fille et ignore les élégantes façons avec lesquelles elle a laissé venir sa fortune ; l'homme d'argent, le commis des Pâris perce dans toutes ses effusions paternelles ; mais il a tant de bonhomie et si peu de morgue qu'on est porté à l'en excuser. Plus indulgente que personne, la marquise suit, d'un regard attendri et amusé, l'épanouissement du rêve du vieux traitant.

 

Le fils du tisserand bourguignon arrive aujourd'hui au comble de ses désirs ; il est seigneur féodal et grand propriétaire terrien. Comme il a payé la taille de ses paysans, il est triomphalement reçu à Marigny, et aucun des honneurs d'usage ne lui est marchandé. Il est complimenté par le curé et les paroissiens, mené à son banc à l'église avec un Te Deum. Un récit trouvé dans ses papiers raconte complaisamment que les filles et garçons, habillés en bergers et bergères, précédés de la maréchaussée à cheval, conduisaient M. de Marigny en chantant ; les habitants, rangés en haie sous les armes, faisaient des charges réitérées. Arrivés au château, ils présentèrent au seigneur le vin de ville dans des corbeilles ornées de fleurs, garnies de massepains. A leur tête était M. le bailli, qui le complimenta, ensuite le capitaine de bourgeoisie. Le soir, le feu d'artifice fut tiré dans le parc, et tous les habitants mirent des lampions sur leurs fenêtres. La journée se passa en festins, la nuit en danses, et le nouveau seigneur, narrant cette réception, écrit à ses enfants : Grâce à Dieu, mon entrée, que je redoutais tant, a été faite ; je serais à présent fâché qu'elle n'eût pas eu lieu ; il m'en coûte beaucoup, mais c'est une fois payé.

La seigneurie achetée, il faut un titre : Sous quel nom voulez-vous, écrit madame de Pompadour, que votre terre soit érigée en marquisat ? Le nom sera celui de la terre elle-même ; mais le marquisat fait reculer le père Poisson ; il ne l'accepte que pour son fils, et le lui fait savoir en une phrase pleine de bon sens : M. de Gesvres veut que vous preniez le nom de Marigny ; car, pour moi, je m'appelle François Poisson.

C'est pour ce fils bien-aimé qu'il bâtit, plante et arrondit le domaine. Tout d'abord un mur enclot le parc ; puis les tours féodales sont jetées bas, et les matériaux servent à reconstruire un nouveau château. Le maître établit un chenil, réunit une meute, peuple sa terre de perdreaux, car il est maintenant grand chasseur ; il le dit, le répète, tient à ce qu'on le sache, ces droits et les goûts qu'ils développent appartenant à sa nouvelle situation. Il veut faire de son cher Marigny un beau pays de chasse. Son fils ne peut manquer d'y attacher du prix, lui qui a l'honneur de chasser avec le Roi. Il lui raconte par le menu, dans ses lettres, tout ce qu'il entreprend et jusqu'aux attentions de son ami, M. l'intendant Trudaine, qui dispense ses vassaux d'aller à la corvée hors de ses terres et les laisse travailler uniquement aux chemins de leur seigneur.

Madame de Pompadour s'intéresse tendrement à cette installation qui fait la dernière joie de son père. A-t-il besoin d'avis compétents ? Elle lui expédie les architectes ou les entrepreneurs des Bâtiments du Roi. Hésite-t-il à reconstruire ? Elle lui fait attribuer une part dans la ferme des Postes, qui augmente son revenu d'une vingtaine de mille livres. Le détail même l'occupe, car elle veut marquer de son goût l'habitation seigneuriale de sa famille : Votre sœur, écrit M. Poisson, vient de m'envoyer, sur le dos d'un crocheteur, la plus jolie table du monde pour écrire. Elle veut aussi m'envoyer, malgré moi, son tapissier pour prendre les mesures de mes appartements, qu'elle veut meubler. Il faudra bien souffrir ce que l'on ne peut empêcher ! Les attentions de la fille pour le père sont continuelles et s'appliquent aux petites circonstances aussi bien qu'aux grandes : M. de la Reynière, écrit encore Poisson à Vandières, vient de me faire tenir par ses courriers une caisse dans laquelle il y avait un habit vert complet, bordé et boutonnières d'or, qui est la plus belle chose du monde, que votre sœur m'a envoyé. Cette chère sœur ne sait que donner et obliger tout le monde. Ce n'est qu'un même cri tout le long de cette correspondance paternelle : Ta chère sœur est adorable ; il ne faut que laisser agir son cœur.

M. Poisson a fait élever à Marigny une chapelle avec un dôme ; il y déposera le chapelet béni par le Saint-Père, que M. de Vandières lui rapporte de Rome, et cela fera plaisir à son curé, qui est fol de lui. Il orne de cuvettes de marbre, que lui ont données les Bâtiments du Roi, la pièce principale du logis, la salle à manger, où il reçoit déjà des tablées d'amis, aimant comme lui le ratafia et l'excellent bourgogne qui garnit ses caves. On n'y voit pas seulement les hobereaux du pays avec leurs épouses, ou les bandes joyeuses de cousins et petits-cousins, invités à passer quelques jours au château du riche parent. Des hommes plus considérables s'y rencontrent : M. de Tournehem, qui fait agrandir également son cher Étioles, vient volontiers comparer ses bâtisses à celles de l'ami Poisson ; et Pâris-Duverney, dont la terre est dans les environs, ne dédaigne pas de lui donner une journée par an. Ces gens importants savent qu'ils font plaisir à la marquise en fréquentant son père ; et l'on se figure aisément ces beaux vieillards, aux perruques soignées, aux gilets brodés de fleurs, assis à Marigny sous un bosquet à la française et buvant le café dans de fines tasses de Vincennes, tout en causant de l'adorable jeune femme qui les tient unis et leur inspire à tous le même culte.

 

M. Poisson est lui-même devenu, à Versailles, une manière de personnage, que tout l'entourage de sa fille connaît et supporte. On flatte une de ses manies en lui donnant des nouvelles de ce qui se passe à la Cour, et M. de Tournehem n'y manque point, quand il l'informe, suivant son usage, de la santé de la marquise : Madame votre fille, écrit-il de Compiègne, le 27 juin 1751, arriva ici avant-hier matin sur les huit heures et demie... Elle se mit dans son lit, où elle resta jusqu'au moment de se mettre dans son bain. Le Roi arriva, je ne pus la voir ; mais je sus qu'elle était bien remise de sa fatigue. Hier, je la vis un petit moment, lorsqu'elle partit pour aller à la maison de bois ; elle se portait à merveille... Le Roi est ici fort gai et paraît très content. La Cour n'est pas encore fort nombreuse, quoiqu'elle ait été augmentée par l'arrivée de la Reine, qui arriva sur les huit heures hier. Les ministres arriveront successivement : M. de Puisieux l'était hier ; le Garde des sceaux a dû arriver le soir. Je vous quitte pour aller au lever ; si j'apprends quelque chose, je ne fermerai pas ma lettre sans vous en faire part... Madame votre fille se porte mieux que je ne l'ai vue se porter.

De son château de la Brie, le bonhomme si bien renseigné se complaît à transmettre à ses amis ce qu'on lui raconte. Il écrit, par exemple, à l'abbé Le Blanc, d'un ton dégagé de grand seigneur : J'irai, mon cher abbé, faire le carnaval à la Cour, où tout le monde jouit d'une parfaite santé ; j'entends ce monde que vous et moi connaissons et qui nous intéresse... Le Roi a fait imprimer à ses dépens les œuvres de notre ami Crébillon. Elles sont en deux tomes. Vous jugez bien qu'il nous en a fait part à tous et qu'elles sont bien reliées ; le bon vieux père Sophocle a sujet d'être content. Vous savez, sans doute, que l'abbé de Bernis est comte de Saint-Jean de Lyon, et que l'abbé de Fleury, frère de l'évêque de Chartres, a été fait archevêque de Tours ; le duc de Chaulnes, qui a tenu les États de Bretagne, cordon bleu, ainsi que le marquis d'Hautefort, ambassadeur de Vienne. Il n'y a qu'un homme que je pleure et regrette, qui nous manque, c'est le maréchal de Saxe, qu'on conduit actuellement à Strasbourg pour y être inhumé ; dans toutes les villes où il y a du canon, on en tire cinquante coups, qui malheureusement ne le réveillent point.

Ces dernières lignes sont d'un bon Français qui sait le prix de la gloire ; la marquise elle-même ne pleure pas en meilleurs termes le vainqueur de Fontenoy ; mais le père Poisson paraît trop se figurer que le défunt pouvait être l'ami de toute la famille.

Il n'était pas sans intérêt de mettre en lumière un portrait véridique du père de madame de Pompadour. Il est trop mêlé à sa vie, occupe trop souvent sa pensée, pour qu'on le puisse oublier. Tel qu'on le connaît par ses amis et par lui-même, il apparaît un fort bon homme, sans distinction de manières, mais sans hypocrisie, pas plus moral qu'on ne l'est autour de lui, dépourvu d'éducation première, non de finesse ni de belle humeur. Gros buveur et bon vivant, il est mieux à sa place à une table joviale de sous-fermiers, qu'il ne le serait au souper royal des Petits Appartements, où d'ailleurs il n'a jamais paru. Ce n'est pas un rustaud foncièrement grossier ; c'est plutôt un glorieux, ébloui des singuliers honneurs échus à sa fille. S'il a le verbe haut et le mot salé, suivant les usages d'alors, on lui prête à tort des insolences de laquais ivre, qui n'ont aucune vraisemblance. Pas une fois il n'a eu à forcer une porte qui lui demeure toujours ouverte ; jamais il ne se prive d'entrer chez madame de Pompadour, et sa vanité paternelle peut l'admirer, toutes les fois qu'il lui plaît, au théâtre des Cabinets, où l'accès est pourtant si difficile. Il est ordinairement des voyages de Compiègne et de Fontainebleau ; on le trouve même à Crécy, invité par la marquise en même temps que le Roi. Il est inséparable de M. de Tournehem ; son monde est celui de la finance et de l'administration ; il y est estimé, parce qu'il sait les affaires et qu'il a bien servi les intérêts publics. Dans les autres cercles, qui l'ignorent, on le jalouse, on le chansonne, on le calomnie ; les mêmes gens qui le salueraient fort bas, s'il tenait son rôle de père sous un grand nom, font les dégoûtés à son approche. Mais François Poisson n'en a cure, et jouit de sa destinée avec une sérénité d'âme incomparable.

 

La fille que madame de Pompadour a eue de son mariage, Alexandrine d'Étioles, est aussi une des grandes affections de sa vie. Elle est tendre mère autant qu'enfant dévouée et attentive, et cette tendresse prend même des formes passionnées et jalouses qui peuvent surprendre. Alexandrine est belle comme un ange et d'une rare précocité d'esprit. A cinq ans et demi, la mère la retire des mains d'une femme qui a fait sa première éducation et la prend avec elle à Versailles. Elle la loge plusieurs mois dans ses petits entresols et la montre volontiers au Roi et à ses amis. On devine déjà qu'elle la veut former, comme elle le fut elle-même, pour briller et enchanter ; elle trouve le moyen de la faire paraître sur son théâtre : La petite Alexandrine, écrit M. Poisson, habillée en Sœur grise, a fait un rôle sur le théâtre des Petits Appartements. Elle était à manger, et elle demeure avec sa maman depuis dix jours. A ce moment, madame de Pompadour emmène l'enfant dans tous les voyages. Quand elle ne peut s'occuper d'elle, c'est le grand-père qui en prend la charge, et ses lettres révèlent quelques détails sur l'existence de cette enfant, élevée comme une fille de grande maison et sûrement appelée à en jouer le rôle par un mariage.

Alexandrine d'Étioles n'avait pas tout à fait six ans, quand elle fut mise à l'Assomption, le meilleur couvent de Paris pour les filles de noblesse et les riches héritières ; et chacun y sut apprécier le lustre nouveau qu'elle apportait à cette maison. M. Poisson raconte au jeune oncle Vandières ce grand événement de famille. Il écrit du château de Crécy, le ü juin 1750 : M. de Tournehem me rend compte de l'arrivée et de l'entrée de ma chère Alexandrine au couvent de l'Assomption. Je croyais qu'elle se désespérerait lorsqu'il faudrait y aller, et c'était la Toussaint qui lui avait inspiré ces beaux sentiments. Mais, comme depuis trois ou quatre mois sa mère l'avait retirée auprès d'elle, et qu'elle l'avait logée dans ses petits entresols, tout en haut, et que c'était madame du Hausset qui en avait soin, on lui avait inspiré, à la chère petite enfant, combien elle aurait de plaisir d'être au couvent avec d'autres demoiselles de son âge, et surtout avec la petite princesse de Soubise. Elle ne respirait plus que le moment d'y aller, tant il est vrai qu'on persuade tout aux enfants, quand on s'y prend de la bonne façon. Celle-ci me disait, avant d'y aller : Mon papa, je vais apprendre à écrire bien vite, afin que vous receviez tous les jours de mes lettres ; et, en effet, j'espère qu'avant deux mois elle m'écrira elle-même, surtout si on lui donne mademoiselle de Saint-Lubin, qui a montré à la petite Parseval, que j'ai indiquée. Mais, comme tout est cabale dans les couvents, les béguines voudraient en donner une autre à ma fille, à qui tout le monde voudrait montrer à apprendre à lire et écrire...

Les lettres du grand-père sont pleines de ses deux filles, ses deux Alexandrines, comme il les appelle, et la petite fanfan paraît tellement l'emporter sur la grande, que madame de Pompadour l'en taquine tendrement : Je vois bien que la petite Alexandrine a chassé Reinette de votre cœur ; cela n'est pas juste, et il faut que je l'aime bien fort pour lui pardonner. Au reste, cette petite fille adorée aura ses autels chez le grand-père, qui l'annonce ainsi à M. de Vandières : M. Portail me fait faire un cadre magnifique pour votre portrait, que je porterai à Marigny ; il sera placé à la droite, Alexandrine au centre et la mère à gauche.

M. de Vandières n'ignore rien de ce qui regarde son aimable nièce : Je suis arrivé hier au soir dimanche de Crécy ici, mon cher fils ; j'ai été recta descendre à l'Assomption. Devine pourquoi : c'est que ma chère Alexandrine l'habite depuis dix jours ; tu juges bien que ce matin j'ai été déjeuner avec elle. Quelques jours après, arrivent les impressions de l'enfant : Voici une lettre de ma chère Alexandrine, qui réellement est une enfant unique et qui vous dit, d'un grand sang-froid, qu'elle a beau aimer belle-maman, qu'elle est encore plus aise au couvent qu'avec elle, par l'envie qu'elle a d'apprendre pour se rendre digne après des bontés de belle-maman, qu'elle ne quittera plus quand une fois elle aura appris tout ce qu'elle doit savoir et bien fait ses exercices... Adieu, mon cher Vandières, je t'embrasse comme Alexandrine.

Quand le Roi se rend à la Muette, son château le plus rapproché de Paris, la mère fait sortir Alexandrine et la garde avec elle, ainsi que l'apprend un mot de M. Poisson : Je fus hier dimanche à Versailles ; j'en revins le soir. J'y ai laissé votre sœur en bonne santé. Je descendis en revenant, comme bien vous pensez, à l'Assomption, pour y voir mon petit bijou ; mais je me gardai bien de lui dire que je partais demain. C'est une enfant incompréhensible : elle lit et écrit mieux que moi ; sa mère a été bien étonnée de lui voir lire, il y a deux jours, à la Muette, votre lettre de chasse.

Madame de Pompadour ne peut se passer longtemps de cette petite merveille et, à toute occasion, un carrosse vient la prendre au couvent : La Cour, écrit M. Poisson en juin 1751, va aujourd'hui lundi à Choisy, jeudi à la Muette et vendredi à Compiègne. Je viens d'annoncer à mon cher petit fanfan que, ce soir, à six heures, un des carrosses de M. de Tournehem la mènera à Choisy, où elle restera jusqu'à mercredi ; c'est une grande joie pour elle. Une autre fois, la marquise la conduit à l'Opéra, dans la loge du duc de Chartres et tous les regards des spectateurs sont pour la mère et la fille. Il aurait fallu un bien précoce bon sens, pour que la jeune pensionnaire de l'Assomption ne fût pas enivrée par cette vie exceptionnelle, qui la mettait au-dessus de ses compagnes ; on devine les adulations du couvent, les jalousies étouffées par les ambitions naissantes, les intrigues ébauchées autour de celle qu'on n'appelait jamais que par son nom de baptême, comme il était d'usage pour les princesses.

 

La véritable grande dame, que, malgré tout, elle ne pouvait être tout à fait, parce que la naissance et le mariage lui manquaient, madame de Pompadour voulait que sa fille la fût. Ce rêve maternel, qui eût achevé sa propre destinée, n'est pas fait pour surprendre, et rien ne paraissait plus aisé que de le réaliser pleinement. Alexandrine d'Étioles était en droit de prétendre aux plus hauts partis. La mère n'avait guère que l'embarras de choisir, parmi tant de grandes familles qui l'avaient acceptée dans leur intimité et à qui elle avait rendu maint service de place ou d'argent. Dès qu'elle eut obtenu les honneurs de duchesse, toutes les espérances lui furent permises. Il semble qu'elle ait souhaité d'abord une seule alliance, moins avantageuse au point de vue de la fortune que fascinante par le charme étrange qui l'y attirait. Elle songeait au petit Vintimille, qu'on nommait aussi le comte du Luc et qui avait trois ans de plus qu'Alexandrine. C'était ce fils dont la naissance avait coûté la vie à madame de Vintimille et qui ressemblait singulièrement à Louis XV par la figure, les gestes et les manières. N'est-ce pas, disait la marquise à ses amis, que ces deux enfants sont faits l'un pour l'autre ? Elle mêlait à ce projet, qui n'allait pas sans l'espoir d'une grande charge et d'un brevet de duc, un sentiment passionné que le Roi ne se souciait guère de partager.

Il sut l'en décourager un jour que, par un hasard préparé, les deux enfants lui furent montrés ensemble dans la figuerie de Bellevue. Ils y mangeaient des figues et une brioche apportée par le suisse. Madame de Pompadour tout d'abord s'écria : Ce serait un beau couple ! Le Roi, n'ayant rien répondu, s'amusait avec Alexandrine sans faire attention au garçon. La marquise dit, après un moment, en remarquant chez le jeune Vintimille des attitudes toutes semblables à celles du Roi : Ah ! Sire, voyez, on croit voir son père !Je ne savais pas, répondit le Roi, que vous connaissiez le comte du Luc si particulièrement. — Vous devriez l'embrasser, ajouta-t-elle, car il est fort joli. — Je commencerai donc par la demoiselle, dit le Roi, et il embrassa l'une et l'autre froidement et d'un air contraint. Madame de Pompadour parlait de cette scène, le soir, les larmes aux yeux.

Elle dut se livrer à d'autres imaginations, se réduire à des ambitions moindres. M. de Richelieu se vantait d'avoir été sollicité par elle, au sujet de son fils unique, le duc de Fronsac, et d'avoir répondu, afin de couper court aux négociations, qu'il était très sensible à son choix, mais que son fils avait l'honneur d'appartenir aux princes de la maison de Lorraine par sa mère, et qu'il était obligé de leur demander leur agrément. Une alliance non moins brillante apportait à madame de Pompadour une compensation aux impertinences polies du maréchal : le duc de Chaulnes, qui était fort de ses amis, lui promettait son fils. Alexandrine devait épouser le duc de Pecquigny, dès qu'elle aurait ses douze ans.

Les mariages célébrés par avance étaient fréquents dans l'ancienne noblesse française, et personne ne s'étonnait de voir une petite mariée rentrer au , couvent le soir de ses noces. Il était entendu qu'Alexandrine attendrait, à l'Assomption, l'âge convenable à la consommation du mariage et le moment où son jeune mari serait pourvu d'une des belles charges sur lesquelles il pouvait compter. De toute façon, et même si la charge tardait un peu, mademoiselle d'Étioles allait devenir duchesse, et fortifier encore la situation de sa mère à la Cour. Par l'entrée de sa fille dans la maison de Chaulnes et de Luynes, une des plus considérables du royaume, la marquise se voyait enfin étayée de ces alliances et de cette parité du sang, qui sont, dans les monarchies telles que la France d'alors, le véritable soutien des personnes.

 

Alexandrine avait dix ans, quand madame de Pompadour crut pouvoir jouir de cette sécurité maternelle. L'enfant cessait d'embellir et la mère ne s'en attristait point : Je trouve, écrivait-elle, qu'elle enlaidit beaucoup ; pourvu qu'elle ne soit pas choquante, je serai satisfaite, car je suis très éloignée de lui désirer une figure transcendante. Cela ne sert qu'à vous faire des ennemis de tout le sexe féminin, ce qui, avec les amis desdites femmes, fait les deux tiers du monde. Mais les espérances si près d'être réalisées s'évanouissaient dans une catastrophe. Après une très cou rte maladie, qui n'avait pas paru sérieuse, Alexandrine était prise de convulsions et mourait brusquement, le 15 juin 1754. Les médecins du Roi arrivés trop tard à l'Assomption, faisaient l'ouverture du corps ainsi que pour une princesse, mais surtout parce que le mal n'était pas bien défini et qu'on avait, comme toujours, parlé de poison. On portait l'enfant en grande solennité au somptueux caveau de l'église des Capucins de la place Vendôme, dans la partie de la chapelle des Créqui, que le duc de la Trémoïlle avait cédée à madame de Pompadour et où reposait déjà madame Poisson.

Tous ces honneurs demeuraient indifférents à la mère, qui, recevant la nouvelle à Bellevue en un moment critique, tombait malade assez gravement pour inquiéter un instant son entourage. Le Roi multipliait ses visites auprès de son inconsolable amie. On préparait précisément une fête à Bellevue, à l'occasion de trois de ces mariages de famille que la marquise se plaisait à conclure et pour lesquels le Roi signait au contrat avec elle. Le duc de Luynes raconte le désarroi jeté dans tous ces projets : Il devait y avoir, mercredi 19, à Bellevue, trois mariages : celui des deux filles de M. de Baschi, dont l'aînée-a treize ans et qui épouse M. de Lujac ; la cadette en a douze et épouse M. d'Avaray ; le troisième mariage est celui de mademoiselle de Guitry, qui épouse M. d'Amblimont. Les deux filles de M. de Baschi devaient être mises dans le couvent immédiatement au sortir de la noce. Mademoiselle de Chaumont-Guitry n'avait qu'une petite parenté avec madame de Pompadour, par sa mère qui tenait aux Le Normant ; mais les demoiselles de Baschi étaient ses propres nièces, et c'est à elle que revenait le rôle maternel dans la cérémonie. Le mariage des deux enfants était renvoyé de dix jours et célébré à la paroisse de Versailles, madame d'Estrades remplaçant madame de Pompadour. Toute la noce, au sortir de l'église, allait à Bellevue ; la marquise devait faire violence à sa douleur, donner à dîner, embrasser ces petites mariées de couvent, pareilles à celle qu'elle avait rêvé de parer de ses mains et de fêter en son château.

Ce deuil, qui l'atteignait si profondément dans sa tendresse et dans son orgueil, permit aux courtisans de mesurer sa force d'âme et son désir de complaire au maître. Six semaines après la mort d'Alexandrine, la Cour étant à Compiègne, M. de Croÿ s'informa en arrivant du jour où il y avait toilette et s'y rendit : Les ambassadeurs y vinrent, raconte-t-il. J'y vis pour la première fois la marquise depuis la perte de sa fille, coup affreux, dont je la croyais écrasée. Mais, comme trop de douleur aurait fait trop de tort à sa figure et peut-être à sa place, je ne la trouvai ni changée ni abattue, et, par un des miracles de cour qui sont fréquents de cette sorte, je ne la trouvai ni plus mal, ni affectant l'air plus sérieux. Cependant elle avait été rudement frappée, et elle était vraisemblablement aussi malheureuse intérieurement qu'elle paraissait heureuse extérieurement. Le soir, la marquise a beaucoup de monde à sa table ; elle y défend avec sa vivacité ordinaire le projet de cette belle place Louis XV, qui se fait à l'entrée de Paris, devant le jardin des Tuileries, et où sera placé le bronze équestre de Bouchardon. Après le souper, on annonce le Roi ; il fait asseoir tout le monde en cercle, cause gaiement avec les dames et badine à demi-voix avec madame de Pompadour. Personne, à la voir seulement, ne pourrait se douter du désastre récent qui a déchiré son cœur de mère.

Un second deuil, survenu presque en même temps, avait frappé la marquise déjà si atteinte. Dix jours après la petite Alexandrine, était mort le grand-père, malade dès longtemps d'une hydropisie devenue dangereuse depuis le mois de mars. D'après ce que nous savons de l'extraordinaire tendresse de François Poisson pour la gracieuse enfant, on peut supposer que ce coup inopiné avait hâté la fin du vieillard.

 

Il ne resta à madame de Pompadour, de sa parenté intime, que le frère sur lequel elle reporta la meilleure part de tous ces sentiments d'affection et de protection dont elle avait été prodigue pour les siens. Quelques mois après la mort du seigneur de Marigny, l'érection de la terre en marquisat fut réalisée, par lettres-patentes données à Fontainebleau, le 14 septembre 1754, et M. de Vandières, devenu marquis de Marigny, monta dans les carrosses du Roi. Il était déjà depuis plusieurs années en possession de sa charge, M. de Tournehem, dont il avait la survivance, étant mort le 19 décembre 1751.

C'était un garçon bien portant, aux traits réguliers, qui avait engraissé de trop bonne heure, ce qui lui donnait des allures gauches et un air lourd. On pouvait le croire épais d'esprit comme de corps ; mais ceux qui l'approchaient le jugeaient mieux. Intelligent autant qu'appliqué, il ne paraissait point infatué de sa place et cherchait plutôt à s'y faire accepter. Le Roi l'estimait, avait confiance en ses lumières, sachant qu'il étudiait avec conscience les affaires de son service. On avait profit à causer avec lui, et nul ne songeait à le moquer, malgré qu'il eût conservé beaucoup de ces façons bourgeoises, que sa sœur avait dépouillées entièrement. Il s'était fait, à la Cour et chez les artistes, des amis sincères ; il comptait aussi quelques ennemis que lui attiraient des accès de brusquerie assez étranges. Sa gêne naturelle était augmentée par le souvenir des origines fâcheuses de sa brillante carrière. Il en plaisantait quelquefois lui-même entre amis, après boire, ce qui ne laissait pas que d'embarrasser les convives, mais il eût souffert cruellement de se l'entendre rappeler et il semblait perpétuellement en garde contre le mépris.

Quelques traits de sa vie s'expliquent par cette blessure secrète. Il désolait la marquise par sa persistance dans le célibat. Elle avait à lui proposer d'excellents partis et les alliances les plus flatteuses, car une famille qui eût accueilli le jeune marquis n'aurait pas eu à regretter sa complaisance. Plusieurs tentatives échouèrent par l'obstination de ce petit frère, docile à tous les conseils, sauf à ceux qui disposaient de son cœur. Lorsqu'il fut question de la fille de la princesse de Chimay, née Beauvau-Craon, les choses semblèrent s'arranger ; la jeune fille était même sortie du couvent, quand tout fut rompu. Tant que sa sœur vécut, Marigny ne voulut plus entendre parler de mariage. Admis dans les Cabinets du Roi, recherché des plus grands seigneurs pour les avis qu'il pouvait donner et les services qu'il aimait à rendre, il préférait des sociétés moins relevées, où il se trouvait à l'aise. Il tenait un état de maison superbe à l'hôtel de la Surintendance ; mais il se rapprochait, par ses goûts, du monde où avait vécu son père, et, de toutes les faiblesses de l'homme de cour, la vanité était celle qui le tourmentait le moins.

Élevé par la seule faveur à une importante place, qu'avaient eue, sous le nom de surintendants, les plus grands ministres de Louis XIV et qu'un duc d'Antin n'avait pas dédaigné de solliciter, le jeune directeur et ordonnateur général des Bâtiments du Roi sut se faire pardonner sa fortune. Il se montra mieux instruit des choses de son département que plusieurs de ses prédécesseurs. Comme il avait bien profité de son séjour en Italie, mûri son jugement et acquis des connaissances, il put recueillir, sans paraître trop inférieur à sa tâche, la succession de M. de Tournehem.

L'onde de madame de Pompadour ne tenait pas de plus noble origine les honneurs qui avaient couronné sa carrière de financier. Elle avait récompensé en lui l'indulgent ami de sa jeunesse, le parent complaisant qui lui avait donné un mari nécessaire et avait su l'en débarrasser au bon moment. Le choix qu'elle fit faire au Roi pouvait être détestable ; il tomba par bonheur sur un homme qui aimait les arts sincèrement et ne se contentait pas de jouer au Mécène. M. de Tournehem était mort regretté de tous, et particulièrement du monde difficile qu'il avait gouverné. Il avait, en peu d'années, rendu de sérieux services ; on l'avait vu réformer les abus qui régnaient dans les commandes royales, introduire l'usage des concours et des jugements publics, rendre annuelle l'exposition du Salon du Louvre et faire choisir par les artistes eux-mêmes les œuvres dignes d'y figurer. Il avait créé l'École des Élèves protégés, destinée à préparer les pensionnaires qu'envoyait le Roi à l'Académie de France à Rome. C'était lui encore qui avait décidé de dresser l'inventaire de toutes les œuvres d'art conservées dans les châteaux royaux et ordonné, dès l'année 1750, l'exposition publique et gratuite, au Luxembourg, des principaux tableaux et dessins appartenant au Roi.

Toutes ces idées, que nous croyons volontiers plus modernes, ont pris naissance dans l'entourage de la marquise et ont été appliquées sous ses yeux. M. de Marigny, soutenu par elle et guidé par l'ami Cochin, n'eut qu'à continuer les entreprises de M. de Tournehem. On sait combien prospéra l'art français sous les deux hommes investis par Louis XV de la direction de ses Bâtiments. Mieux inspirée et plus compétente que lorsqu'elle choisissait des commandants d'armée, madame de Pompadour peut être excusée d'avoir élevé son oncle et son frère à cette haute fonction, et d'en avoir voulu faire comme une charge de famille.