LA REINE MARIE-ANTOINETTE

 

CHAPITRE IV. — TRIANON.

 

 

DANS les derniers jours d'avril 1789, le chemin de Versailles à Trianon était plein de promeneurs inusités. On y rencontrait, à toute heure, la redingote des avocats et des procureurs de bailliage, la soutane courte des curés de campagne. C'étaient messieurs les députés aux États Généraux, qui venaient d'arriver dans la ville royale et charmaient l'ennui du séjour officiel en parcourant les jardins de Sa Majesté. Leur première visite était pour le château de Marie-Antoinette, ce fameux Trianon dont ils avaient entendu parler tant de fois et dont les feuilles publiques, les brochures, les chansons leur avaient apporté le nom au fond de leur province.

Ils s'arrêtaient devant la grille qui ferme la petite cour et restaient surpris du peu d'apparence de la maison : un bâtiment carré, à cinq fenêtres de façade, à deux étages couverts d'un toit en terrasse. En vérité, pensaient-ils, pas une gentilhommière de village qui n'eût aspect plus seigneurial. Ils entraient cependant, curieux de voir l'intérieur de l'habitation ; on leur en avait conté des merveilles, et beaucoup croyaient que la Reine y avait dépensé une bonne part de la fortune de la France.

Leur étonnement augmentait, quand le valet les introduisait dans les appartements. Des pièces sans doute fort élégantes d'ameublement et de décoration, mais nulle part très riches : le goût seul à la place du luxe attendu. Les députés voulaient être conduits partout, jusqu'aux moindres cabinets ; plusieurs donnaient des détails précis et demandaient à voir un salon tapissé de diamants, avec des colonnes torses ornées de saphirs et de rubis. Leur guide ne pensait pas à répondre que ce salon, décrit par eux sur la foi des gazettes, n'avait jamais existé qu'en décor de théâtre, et que les pierres précieuses qui le constellaient étaient de simples cabochons de verre. Ce véridique récit n'aurait d'ailleurs convaincu personne, et les visiteurs seraient sortis, comme ils faisaient, persuadés qu'on leur cachait les principales pièces du logis.

Telle était l'opinion publique en France au sujet du petit château de la Reine. Ces préjugés, nés des calomnies de la Cour, grossis par la sottise des masses, commençaient à faire de Trianon, dans la bouche déjà grondante de la Révolution, le repaire des débauches de l'Autrichienne. Ce que furent ce repaire et ces débauches, le voici brièvement.

Le Petit Trianon a une histoire avant Marie-Antoinette. A partir de 1749, Louis XV avait annexé au parc de l'ancien château de Trianon, construit par Louis XIV, une ménagerie domestique, un potager et le célèbre jardin botanique où travailla Bernard de Jussieu. En même temps fut bâti, près de ces nouvelles créations, un salon de jeu et de conversation qui existe encore au milieu du Jardin français. On commença alors à dire le Petit Trianon, pour le distinguer du Grand Trianon de Louis XIV. Le Roi, qui ne se plaisait guère nulle part, semblait prendre goût à ce séjour, où madame de Pompadour l'attirait par des distractions toujours variées. Elle lui persuada bientôt d'y mettre une maison de plaisance. Gabriel donna les plans en 1762, et les derniers clous furent posés en 1768.

Ce ne fut pas la marquise qui pendit la crémaillère ; elle était morte quand tout fut achevé, et son maître l'avait déjà oubliée pour madame du Barry. Celle-ci tient une certaine place dans les souvenirs du Petit Trianon. Elle s'y promenait volontiers et y soupait avec le Roi et leurs amis. Ces soupers ont passé pour des orgies et, à défaut de détails, la légende n'a pas été muette. Il est fâcheux que quelque chose de la maîtresse royale soit resté en ce lieu ; car, lorsque Marie-Antoinette croira l'avoir purifié par sa présence, la calomnie confondra à dessein, dans l'imagination populaire, les deux femmes de Trianon.

Louis XV, tombé malade pendant un séjour à Trianon au printemps de 1774, vint mourir à Versailles ; madame du Barry quitta la Cour pour n'y plus reparaître, et la jeune Reine pria Louis XVI de lui donner le petit château pour maison de campagne. On prêta au Roi, à cette occasion, un mot trop galant : Madame, ces beaux lieux ont toujours été le séjour des favorites des rois ; ils doivent donc être le vôtre. Il y a un souvenir oublié qui justifie mieux l'acte du Roi : trente ans auparavant, Louis XV avait donné le premier Trianon à Marie Leczinska, tout comme le second fut donné à Marie-Antoinette. Quoi qu'il en soit, celle-ci reçut le présent avec une joie d'enfant, et s'amusa à demander au Roi de ne venir chez elle qu'en invité.

Cette fantaisie indique d'un trait la vie que Marie-Antoinette entendait se faire dans sa nouvelle résidence. Dauphine, la Cour l'avait ennuyée ; elle voulait, devenue reine, s'en affranchir le plus possible. Elle aimait l'intimité, les jeux libres, le jardinage ; à quelques pas du solennel Versailles, elle allait pouvoir satisfaire ses goûts. La simplicité des mœurs et des plaisirs qu'elle avait connue dans son enfance, à Vienne, et tant de fois regrettée depuis, Trianon devait la lui rendre. Elle aurait, comme les femmes de son royaume, le gouvernement d'une maison et d'un jardin ; elle comptait en bannir les censeurs, les médisants, les importuns, faire un choix parmi ses courtisans et n'admettre que des amis.

Ce sont les réunions de famille qui occupent d'abord la Reine à Trianon. Louis XVI y est sans cesse auprès d'elle. Dès le 6 juin, elle le reçoit à dîner avec la famille royale. Bientôt elle inaugure les soupers, les spectacles dans l'orangerie. Mais, à part ces petites fêtes, où se révèle son goût délicat d'organisatrice, elle jouit de Trianon comme d'une simple maison de campagne. Elle y va sans cesse passer l'après-midi, suivie seulement par deux ou trois dames ; elle y soupe même quelquefois, avant de rentrer à Versailles.

Voici, d'ailleurs, que de graves obligations de surveillance l'y appellent, l'y retiennent. Elle a décoré son architecte Mique du titre d'intendant et contrôleur général des bâtiments de la Reine, et cette fonction nouvelle n'est pas pour rester une sinécure. On a de grands projets sur Trianon. Comment une femme se croirait-elle vraiment chez elle, sans avoir mis sur tout ce qui l'entoure le sceau de son caprice ? La Reine veut un jardin entièrement neuf, dont elle se réserve de choisir le plan et qui doit être la grande distraction de sa vie. Les séries botaniques de Bernard de Jussieu, les serres-chaudes remplies de plantes exotiques, les longues plates-bandes monotones du Petit Trianon qui servent de lieux d'étude aux naturalistes, font un cadre trop sévère à la beauté d'une jeune châtelaine. Un mot de sa bouche, et voilà les collections culbutées, transportées au Jardin des plantes de Paris, les vitrages détruits, les arbres arrachés, le sol remanié. Cette transformation coïncide avec celle de Versailles. On vend ensemble, sur l'ordre du Roi, les bois de haute futaie, de ligne, de décoration et taillis en massifs, de Versailles et de Trianon, et les industriels adjudicataires doivent vider les terrains en moins de six mois, afin qu'on puisse replanter.

Cette hâte est curieuse à noter. L'œuvre horticole de Louis XIV, conservée et agrandie par Louis XV, disparaissait dès la première année du règne de leur successeur. La nouvelle société apportait avec elle un goût nouveau. On se lassait des allées droites, interminables, qui ne conduisaient pas à l'imprévu ; on n'appréciait plus l'artifice pompeux, la majestueuse froideur de ces arbres géométriques, de ces régiments d'ifs taillés qui alignaient partout dans les parcs leurs files régulières ; on avait besoin de bocages moins apprêtés pour lire à l'aise les idylles de Gessner et les belles déclamations de Rousseau sur l'homme de la nature. Par respect peut-être pour les souvenirs du grand règne, plus sûrement encore par manque d'argent, le Versailles de Le Nôtre ne fut qu'en partie transformé, et le travail le plus considérable fut le rocher à cascades, où prirent place, tant bien que mal, les chevaux héroïques de Marsy, l'Apollon et les nymphes de Girardon. Au Petit Trianon, au contraire, presque tout disparut. On conserva, dans un coin, quelques parterres et quinconces de l'ancien style français ; le reste fit place aux bosquets à l'anglaise, aux sentiers capricieux et aux pelouses que demandait l'engouement du jour.

Dans le plan du nouveau jardin, la partie pittoresque serait digne d'Hubert Robert. Le peintre n'en est cependant pas l'auteur ; elle fut suggérée par un simple jardinier amateur, le comte de Caraman. La Reine avait visité à Paris, rue Saint-Dominique, le parc anglo-chinois dessiné par ce gentilhomme pour son propre hôtel ; elle avait été charmée de son ouvrage et lui avait demandé ses idées pour Trianon. A la réflexion, elle en rejeta beaucoup et ne garda que celles qui devaient satisfaire un goût irréprochable : point d'ermitage, point de fausse ruine, mais seulement, pour meubler et orner les perspectives, deux monuments d'une grâce fine, le Belvédère et le Temple de l'Amour.

Ces deux rêves de Marie-Antoinette sont encore debout : sous la coupole légère, soutenue par une colonnade corinthienne, l'Amour de Bouchardon — non plus l'original, il est vrai — continue à tailler son arc dans la massue d'Hercule ; le Belvédère, où sculpteurs et peintres ont rivalisé dans l'exquis, domine toujours de son élégante silhouette le lac ménagé entre les collines. Mais pour mettre les personnages convenables dans ce décor de ballet, il faut recourir aux estampes du chevalier de Lespinasse ; le noble graveur a lancé sur le lac une flottille de barques, dociles au caprice d'un équipage féminin ; il a peuplé les allées des promeneuses qui s'asseyaient volontiers sur l'herbe, au bord de l'eau, en chapeau de paille et l'éventail causeur dans les doigts.

La création de ces jolies merveilles n'alla pas sans difficultés et ne fut pas aussi prompte que l'avait pensé la Reine. Les ressources du Trésor n'en permettaient guère la dépense ; M. Turgot résistait, et l'architecte de Marie-Antoinette rencontrait, à chaque projet nouveau, des obstacles financiers. Cependant, peu à peu sa maîtresse l'emporta sur le ministre ; les taillis de rosiers commencèrent à sortir du sol, les allées serpentèrent autour du lac, les cascades chantèrent sur les rochers apportés de loin, et la grotte offrit au repos son entrée discrète et son lit de mousse.

 

Tels sont les premiers charmes de Trianon, les premiers ouvrages qui occupent l'esprit de la Reine. Bientôt viendront le Théâtre et le Hameau ; mais elle a déjà un petit domaine tout à elle, où elle va passer ses après-midi, jouer ou se promener avec ses amis. Elle brûle d'envie alors d'y habiter quelques jours, d'y coucher au moins, vraie prise de possession d'un logis. Mais comment quitter la maison royale ? sous quel prétexte échapper à l'étiquette qui veut qu'elle dorme sous le même toit que le Roi ? Le printemps de 1779 amène à point l'occasion désirée. Peu de mois après la naissance de Madame Royale, la jeune mère est atteinte de la rougeole et les médecins demandent qu'elle s'éloigne du Château pour le temps de sa convalescence. Trianon est naturellement choisi pour séjour, et la Reine écrit à Marie-Thérèse : Je vais aujourd'hui m'établir à Trianon, pour changer d'air, jusqu'à la fin de mes trois semaines, époque où je pourrai voir le Roi. Je l'ai empêché de s'enfermer avec moi : il n'a jamais eu la rougeole et, surtout dans ce moment où il y a tant d'affaires, il aurait été fâcheux qu'il la gagnât.

Les bonnes raisons données par la fille à la mère ne trouvent grâce qu'à demi devant M. de Mercy. Il est inquiet de voir prendre une liberté qui peut bientôt devenir une habitude. Et d'ailleurs, que d'inconvénients ! Toute la maison de la Reine l'accompagne comme le château n'en peut recevoir qu'une partie, il faut loger le reste dans les dépendances et au Grand Trianon ; de là, des dépenses d'installation considérables. Enfin, Marie-Antoinette a accepté à Versailles de singuliers garde-malades : quatre gentilshommes se sont mis à la veiller jour et nuit, et Mercy a obtenu à grand'peine qu'ils se retirent de la chambre à onze heures du soir. Ils ont suivi la Reine à Trianon et y continuent leur assiduité.

Ces favoris, pour qui l'on viole tous les usages de la Cour et qui laissent à peine un rôle de quelques instants à la dame d'atours et à la dame d'honneur, appartiennent à la société particulière. Nous les connaissons : ce sont les ducs de Coigny et de Guines, le comte Eszterházy et Besenval. L'empressement indiscret des quatre personnages est jugé sévèrement : on murmure de cette familiarité de la Reine avec des courtisans trop honorés ; les dames en charge protestent contre l'exclusion qui les atteint et on demande malignement quelles seraient, au cas où le Roi tomberait malade, les quatre dames chargées de le garder.

Ce premier séjour cependant n'eut pas les suites fâcheuses que craignait Mercy. Marie-Antoinette, qui avait voulu avant tout s'y amuser, y fit aussi une part aux devoirs royaux. Elle y reçut les personnes les plus sérieuses, la duchesse de Cossé, la maréchale de Noailles-Mouchy, et prit le temps, pour la première fois, de pénétrer l'âme charmante de sa belle-sœur Élisabeth. Nous sommes renseignés sur la vie que menait Marie-Antoinette pendant la durée de ce voyage : Sa Majesté ne se promenait qu'aux heures du jour les plus propres à faire de l'exercice, et elle était régulièrement retirée à onze heures du soir. Quoiqu'il n'y eût point d'étiquette dans la tenue de la Cour, les différents temps de la journée s'y arrangeaient dans l'ordre convenable ; tous les alentours se rassemblaient à un déjeuner qui tenait lieu de dîner ; différents jeux, une conversation générale, un peu de promenade remplissaient une partie de l'après-midi et conduisaient au temps de la soirée et du souper, qui toujours avait lieu de bonne heure.

La Reine avait d'autres distractions. Le comte d'Artois, comme elle, n'aimait point la Cour et avait pris goût à Trianon. Il y amena un jour la troupe de Nicolet, dite les grands danseurs du Roi. Les deux étoiles étaient Placide, qui jouait des pantomimes de sa composition, et le Petit-Diable de Hollande, équilibriste extraordinaire, qui dansait sur la corde sans balancier ou sur des œufs sans les casser. Marie-Antoinette goûta tellement leurs représentations, que son beau-frère, très habile lui-même aux exercices du corps, fut jaloux de la gloire de ses protégés et résolut d'en mériter sa part. L'année suivante, il intrigua fort la Cour : tous les matins, il allait au Petit Trianon et s'y livrait, pendant plusieurs heures, à une occupation mystérieuse. On finit par savoir à quels graves travaux le prince du sang occupait ses loisirs : Il prenait dans le plus grand secret, dit un contemporain, les leçons du sieur Placide et du Petit-Diable, les héros les plus renommés comme danseurs de corde ; puis, quand il se vit en état de briller, il développa en petit comité ses talents aux yeux de la Reine, et tout le monde tomba d'accord qu'il voltigeait supérieurement. Tel était le seul ami que Marie-Antoinette trouvât dans la Maison de France. A l'hostilité grondeuse de Mesdames Tantes, à la jalousie de Madame et de la comtesse d'Artois, à la haine cachée de Monsieur, la Reine avait à opposer la frivole sympathie d'un danseur de corde de vingt ans.

Les aimées qui suivent, Marie-Antoinette est continuellement à Trianon. Presque chaque jour, elle va visiter les travaux du jardin, qu'elle se plaît à rendre interminables. Bientôt, elle y passe des journées entières et le Roi l'y vient rejoindre, au retour de la chasse. Ils prennent l'habitude d'y dîner ou souper en famille. Les princesses arrivent à pied et sans gardes, à travers les parcs. Quelquefois est invitée, par faveur spéciale, une personne étrangère à l'intimité. La belle duchesse de Gramont-Caderousse a paru à un souper chez le duc de Laval, coiffée sans poudre et costumée en paysanne provençale ; comme elle y a eu grand succès, la Reine l'a fait venir à Trianon, un après-midi, pour lui voir porter son costume. Le plus souvent, l'entrée n'est permise qu'à la seule société, et les suisses ont ordre de fermer rigoureusement la grille au reste de la Cour.

Ce séjour de campagne augmente la familiarité et l'abandon. La reine de France y tient moins de place que madame de Montesson ou la maréchale de Luxembourg dans leur cercle de Paris. C'est une maîtresse de maison sans prétention, qui laisse volontiers ses invités se grouper autour d'une autre femme, madame de Polignac par exemple, et qui se réserve les soins de l'hospitalité, l'initiative des amusements et des surprises. Son unique désir est de plaire à des hôtes qui sont tous des amis, des amis choisis par son cœur et dont elle se croit aimée.

La Reine, raconte un témoin, séjournait quelquefois un mois de suite au Petit Trianon et y avait établi tous les usages de la vie de château ; elle entrait dans son salon, sans que le piano-forte ou les métiers de tapisserie fussent quittés par les dames, et les hommes ne suspendaient ni leur partie de billard, ni celle de trictrac... Madame Élisabeth y accompagnait la Reine ; mais les dames d'honneur et les dames du palais n'y furent point établies. Selon les invitations, on y arrivait de Versailles pour l'heure du dîner. Le Roi et les princes y venaient régulièrement souper. Une robe de percale blanche, un fichu de gaze, un chapeau de paille étaient la seule parure des princesses. Mercy écrit de son côté, à la date de 1780, que Marie-Antoinette restait en famille toute la matinée, jusqu'à une heure après midi, moment du dîner : Il n'y avait, dit-il, de gens de service en sous-ordre que le nombre strictement nécessaire, sans aucune des charges de la Cour. Les après-dîners prenaient une toute autre face ; les princesses et princes de la famille royale, Mesdames Tantes, les personnes les plus distinguées de leur suite, les dames du Palais et quelques externes des plus favorisés se rendaient à Trianon et y passaient le reste de la journée et la soirée. Les jardins charmants de cette maison de plaisance y procuraient les promenades les plus variées, et quelques jeux de commerce y remplissaient les intervalles de l'avant et de l'après-souper.

Parmi les divertissements de Trianon, il faut compter le jeu de bagues que Marie-Antoinette avait fait établir sur la pelouse, abrité d'un pavillon chinois, le billard et aussi le loto, que Louis XVI aimait particulièrement. Mais le plaisir favori était, pour tout le monde, la promenade. Personne ne se lassait de ce jardin si soigné, si varié, dont le prince de Ligne analysait les beautés en connaisseur et qui provoquait, dans l'Almanach des Muses, les descriptions poétiques du chevalier Bertin. Les étrangers y venaient volontiers, quand la Reine était absente, car elle permettait seulement alors qu'on le leur fît visiter. Le jardinier Richard montrait avec orgueil les arbres de Chine et d'Amérique, qu'il essayait d'acclimater, et les pins, les mélèzes, les genévriers qu'il était allé chercher dans les Alpes et qu'on s'étonnait de voir réussir. La grâce des petites constructions, les surprises ménagées à chaque tournant, toute cette ingénieuse imitation de la nature, faisaient comprendre la prédilection de la Reine pour ce coin de terre embelli par elle.

La baronne d'Oberkirch se rappelait ainsi Trianon au mois de mai : Mon Dieu, la charmante promenade ! que ces bosquets parfumés de lilas, peuplés de rossignols, étaient délicieux ! Il faisait un temps magnifique ; l'air était plein de vapeurs embaumées ; des papillons étalaient leurs ailes d'or aux rayons de ce soleil printanier. Je n'ai, de ma vie, passé des moments plus enchanteurs que les trois heures employées à visiter cette retraite. La Reine y restait la plus grande partie de la belle saison et je le conçois à merveille. Aujourd'hui encore, bien que le temps y ait détruit beaucoup de massifs et modifié plus d'une perspective, le parc du Petit Trianon a conservé quelque chose de sa séduction d'alors ; et le visiteur, qui croit n'y chercher que les émotions de l'histoire, ralentit involontairement son pas dans le détour des allées désertes et se laisse prendre à l'enchantement des yeux.

Marie-Antoinette goûtait de préférence la promenade nocturne. M. de Mercy y voyait divers inconvénients, et surtout l'occasion offerte à la médisance. Mais la Reine ne l'écoutait point ; elle aimait trop les soirées passées au dehors, sous les grands arbres, dans l'air calme des nuits d'été. La société de Trianon, qui s'y plaisait comme elle, lui offrit un divertissement, un soir du mois de juin 1779 : Tous les fossés qui entourent le jardin, raconte Grimm, étaient semés de fascines allumées, dont la lueur, mêlée à celle de plusieurs lampions cachés avec beaucoup d'art dans le feuillage des bosquets les plus touffus, répandait au milieu de la nuit une clarté douce, semblable au clair de lune ou au premier rayon de l'aube matinale. Ayant fait remarquer à Sa Majesté l'effet singulier de la nouvelle aurore, on lui donna le désir de descendre dans ses jardins. Là, elle fut surprise par les sons l'une musique céleste, et en suivant les accents d'une mélodie si touchante, elle aperçut, dans une des niches du bosquet, un berger jouant de la flûte ; c'était M. le duc de Guines ; plus loin deux faunes, Begozzi et Ponte, exécutèrent d'abord un duo de cor et de hautbois et, réunissant ensuite leurs accords avec ceux de la flûte, formèrent un trio charmant. Des couplets chantés par d'autres divinités champêtres terminèrent ce joli impromptu ; mais ces couplets ne sont point sortis du sanctuaire pour lequel ils ont été faits. Au début du siècle et presque dans le même lieu, ces promenades et ces concerts de nuit avaient été la grande passion de la duchesse de Bourgogne.

 

Parfois, à l'occasion d'une fête, Trianon s'ouvrait à de nombreux invités. L'une des plus originales fut celle du 3 septembre 1777, pour l'inauguration du nouveau jardin. On y avait représenté une foire, dont les dames de la Cour étaient les marchandes. Une place publique était figurée sur la pelouse, au moyen de planches et de châssis. Il y avait des échoppes de boulangerie, pâtisserie, charcuterie, jusqu'à des rôtisseries en plein vent, toutes reliées par des guirlandes de fleurs. La Reine tenait une guinguette, entourée de vingt et un berceaux de treillage, dont chacun portait sur un écriteau le nom d'une maison royale.

Il y eut des parades de toute espèce. La plus amusante fut faite, dans une boutique d'oiseleur, pur Carlin, l'arlequin de la Comédie-Italienne, et Dugazon de la Comédie-Française, cachés dans des mannequins d'osier en forme de pie et de dindon. Sur un théâtre improvisé, les acteurs des deux Comédies donnèrent plusieurs spectacles. Le jeu de bagues près de la maison fut le centre d'une fête chinoise, d'accord avec le style anglo-chinois du jardin, et les musiciens des gardes françaises travestis en mandarins, jouèrent dans le pavillon. Les avenues conduisant à Trianon étaient bordées de boutiques de marchands de Paris, qu'on avait engagés à venir en les défrayant de leur voyage.

Si la journée fut au souhait des assistants, au dehors elle nuisit à Marie-Antoinette. C'était l'époque du premier ministère de Necker, et le mot d'économie était dans toutes les bouches. Les gens, déjà mécontents de la création du parc, répandirent que la fête de la Reine avait coûté quatre cent mille livres. Ce chiffre, comme toujours, était fort exagéré ; mais, en matière d'abus, ce n'est pas la réalité qui compte, c'est l'impression qu'en reçoit l'opinion publique.

Quand il s'agissait de faire accueil à quelque grand personnage étranger, la profusion royale semblait plus justifiée. C'est ainsi que Marie-Antoinette associa Trianon aux honneurs rendus à Joseph II par la cour de France. La fête offerte au comte et à la comtesse du Nord peut donner une idée de ces réceptions. Elle commença par un spectacle dans la nouvelle salle du jardin. La Reine guida ses hôtes par un corridor de toile, éclairé de réverbères, qui reliait le château au théâtre. Les gentilshommes russes et la Cour suivaient, en grandes toilettes. La baronne d'Oberkirch, avec ses bouteilles d'eau dans les cheveux et ses fleurs fraîches, était fort entourée, en qualité d'amie de la grande-duchesse. On prit place dans la petite salle où furent distribués, suivant un gracieux usage, des livrets imprimés pour la soirée ; douze exemplaires étaient reliés en maroquin avec large dentelle d'or, aux armes de la Reine et des grands-ducs. Il y eut, comme d'ordinaire, spectacle coupé : un opéra-comique, Zémire et Azor, de Marmontel et Grétry, par la Comédie-Italienne, puis la Jeune Française au Sérail, ballet d'action du sieur Gardel aîné, maître des ballets de la Reine, avec décors nouveaux.

Au château était un souper de trois cents invités. Madame d'Oberkirch y fut placée à côté de Madame Élisabeth, qu'elle regarda fort à son aise et qui eut l'à-propos de lui parler longuement d'une famille de Lorraine connue de toutes les deux ; la Reine, qui saisissait, au milieu du bruit, quelques mots de leur conversation, s'y mêla plusieurs fois avec sa grâce habituelle.

Le souvenir de tant d'honneurs suffit à notre baronne, qui n'a pas noté d'autres détails sur le souper. On en pourrait apporter beaucoup, dire, par exemple, quelle quantité fut servie de hatreaux de lapreaux en hatelets ou d'ailes de campines à la d'Armagnac ; mais l'énumération des tables fera mieux connaître l'importance du festin. La table de la Reine et les trois tables d'honneur occupaient chacune une pièce du premier étage. Aux rez-de-chaussée et dépendances étaient installés celle des seigneurs russiens, celle de l'intendant des Menus, où soupèrent les comédiens français et italiens, celle des musiciens des gardes, cent couverts pour l'Opéra et la musique du Roi, enfin une petite table servie à quatre dames de la part de la Reine et une autre à madame de Polignac. Mangèrent encore les femmes de chambre, les femmes attachées aux dames de la suite de la Reine et de la grande-duchesse, les gardes, les officiers de bouche, les valets de pied, les gens des écuries et les porteurs de chaises, les lingères, les aides de cuisine, et un nombre infini d'ouvriers dont il est impossible de fixer le nombre. On a les comptes officiels : à la table de la Reine, il a été présenté, en viandes seulement, quatre sortes de relevés, vingt-quatre entrées, huit plats de rôts différents ; et plus de douze cents personnes se sont attablées, ce soir-là, dans le petit château de la Reine.

Après ces soupers de gala, arrivaient les personnes de la Cour qui n'y avaient pas été invitées. On se répandait dans les jardins pour écouter les musiques des gardes françaises et suisses. La fête de nuit commençait par une de ces illuminations dont le roi de Suède, Gustave III, devait voir la dernière et qu'un récit contemporain décrit ainsi : L'art avec lequel on avait, non pas illuminé, mais éclairé le jardin anglais, produisait un effet charmant : des terrines, cachées par des planches peintes en vert, éclairaient tous les massifs d'arbustes ou de fleurs et en faisaient ressortir les diverses teintes de la manière la plus variée et la plus agréable ; quelques centaines de fagots allumés entretenaient dans le fossé, derrière le Temple de l'Amour, une grande clarté qui le rendait le point le plus brillant du jardin.

Une des estampes du chevalier de Lespinasse représente ce coin de la fête. On y devine, à l'écart, sous les bosquets, un contraste qui devait plaire à la rêverie : la comtesse de Sabran dit, des soirées semblables de Montreuil et de Bellevue, que l'éclairage discret des massifs donnait aux objets des ombres si légères, que l'eau, les arbres, les personnes, tout paraissait aérien.

C'étaient les grands jours de Trianon, envahi quelques heures par la foule ; mais il reprenait bien vite son charme de retraite et son recueillement de solitude.

 

Entrons maintenant dans la maison ; visitons les pièces inhabitées, d'où se sont enfuis le bruit des rires et l'écho du clavecin ; faisons le rapide inventaire de leurs souvenirs.

Dès le seuil, on est transporté dans le monde d'autrefois. L'escalier désert, aux murs nus et blancs, mène au premier étage seulement avec une rampe de fer forgé où, parmi les lyres et les caducées, paraît le chiffre doré de la Reine. On a placé ce chiffre après coup, car l'ensemble du travail date de Louis XV. Au plafond pend une lanterne de bronze ciselé et d'émail bleu, légère création, suprême effort de cette délicatesse d'art, trop frêle peut-être, en laquelle s'achevèrent les grâces de l'ancien régime.

Au premier étage s'ouvrent les appartements. La salle à manger n'est point, comme on le pourrait croire, du temps de Marie-Antoinette. Elle appartient à l'ancienne décoration, dont Gabriel a donné les dessins pour madame du Barry. Mais l'illusion s'explique et la seconde manière de l'architecte de Louis XV amène de telles méprises. Les sculptures, au reste, conviennent parfaitement à un tel séjour. D'une double guirlande tombe, en haut de chaque panneau, une écharpe tendue soutenant le classique trophée de l'Amour : deux carquois croisés sous une couronne de roses. Peut-on mieux dire que nous sommes chez une reine de la beauté ? Plus bas se révèle la destination de la pièce ; dans une coupe s'étagent en pyramide poires, pommes, grenades, raisins, ananas, groseilles, entourés de rameaux d'oranger chargés de fruits et de fleurs. Des fruits encore sur la frise de la cheminée, que supportent deux têtes de bouc : nèfles, noisettes, cerises, et branches de citron s'y mêlent aux grenades entr'ouvertes. Même ornementation végétale au-dessus des portes, où, parmi des pampres, deux chimères posent la patte sur une coupe garnie. Des guirlandes de fruits ciselées réunissent les bras des appliques de bronze, au pied desquelles sourit une tête de satyre. Au plafond enfin, le lustre descend d'une rosace qui affirme le symbole une fois de plus : autour d'un faisceau de cornes d'abondance, s'entrecroisent des rameaux de vigne et d'olivier, l'huile et le vin.

Du salon voisin, petite salle à manger de Louis XV, Marie-Antoinette avait fait un billard. Les corbeilles sculptées de fleurs et de fruits sont accompagnées d'attributs du théâtre et des champs, masques, pipeaux, houlettes. Les tableaux sont de l'art Pompadour, de la mythologie enjolivée par le pinceau d'un Lépicié et d'un Natoire.

Nous voici dans le grand salon. La corniche porte aux angles des scènes enfantines. Au décor des panneaux, les fleurs les plus modestes des champs se tressent en guirlande ; par contraste, y montent des tiges de lis entourées de laurier, et c'est encore la fleur royale qu'on retrouve, en branches mi-épanouies, sur la frise de la cheminée. Toutes les boiseries, aujourd'hui blanches, étaient autrefois d'un vert d'eau très pâle ; les ornements s'y détachaient en blanc rehaussé d'or ; il ne faut point l'oublier, si l'on veut se figurer l'aspect du salon au temps de la Reine. Le meuble actuel n'est pas celui qui le garnissait alors et qui était de soie cramoisie galonnée d'or. La Révolution a changé ici bien des choses, et d'ailleurs le Petit Trianon a été habité depuis ; d'autres femmes y ont vécu, d'abord la princesse Pauline Borghèse, dont Canova immortalise la beauté, plus tard la duchesse d'Orléans, belle-fille de Louis-Philippe. L'ameublement du château a donc été modifié plusieurs fois, depuis l'époque dont nous cherchons les traces.

Seuls en ce salon peut-être, les personnages de Pater, qui échangent au-dessus des portes leurs grâces mièvres, s'y trouvaient déjà au vieux temps. Ils ont vu Marie-Antoinette s'asseoir à son clavecin. C'est ici qu'elle donnait ses concerts de Trianon. A côté d'elle, sur un pupitre doré, elle posait la musique de Mozart et de Grétry : M. de Polastron, pour l'accompagner, y prenait place avec son violon ou M. de Guines avec sa flûte, cette flûte de diplomate qui charmait la fille de Marie-Thérèse, après avoir, à Potsdam, joué les duos du grand Frédéric.

Les pièces suivantes, boudoir, chambre à coucher et cabinet de toilette, sont entresolées ; le plafond s'abaisse brusquement ; on sent qu'on arrive au coin familier de la maison. Au temps de Louis XV, la chambre était le cabinet du Roi, et le petit boudoir qui la précède renfermait un escalier desservant l'entresol, où se trouvait la bibliothèque. Marie-Antoinette, qui ne lisait pas, avait fait disparaître cette communication, et la pièce qui l'avait remplacée avait pris le nom de cabinet des glaces mouvantes. Elle contenait un mécanisme, par lequel des glaces s'élevaient du plancher, à volonté, pour dissimuler les fenêtres. On détruisit l'appareil et on en vendit les débris pendant la Révolution ; mais la cheminée de marbre blanc a été conservée, ainsi que les panneaux sculptés pour la Reine. Ils ont coûté quinze cents livres et ne sont pas moins parfaits que ceux des cabinets de Versailles.

Les plus étroits sont encadrés de simples branches de rosier fleuries. Sur les autres, plus variés, se montre l'écu fleurdelisé, soutenu par des rubans, parmi les cassolettes aux fumées légères, les colombes, les couronnes et les carquois ; une lyre surmonte ce gracieux ensemble, et çà et là brille le chiffre de la Reine, entre deux torches amoureuses, au milieu des roses. Les fleurs font une grande part, on le voit, de la décoration du Petit Trianon, toute inspirée par les jardins qui l'entourent. Une d'elles surtout a séduit le sculpteur : au sortir de ce boudoir, qu'on pourrait appeler le cabinet des roses, nous allons la retrouver dans la chambre voisine, mêlée aux jasmins et aux narcisses.

En pénétrant dans la chambre de la Reine, sanctuaire fermé, retraite intime, où le Roi n'a jamais dormi, gardons-nous de croire, comme nous l'aimerions, que tout y a été respecté. Quelques meubles seulement sont d'origine royale : cette table en marqueterie, aux initiales enlacées de Louis XVI et de Marie-Antoinette ; cette commode, où le bronze fut transformé par Gouthière en lierre et en pampres ; enfin, ces chaises volantes, qui ont au dossier les lettres M. A. entre deux flèches enrubannées. Les fleurs rapportées sur la courtepointe du lit ont été brodées pour un des lits de la Reine, car on y voit son chiffre et celui du Roi. Quant à la tenture de la pièce, nous savons d'un page qu'elle était jadis en mousseline, avec broderies de soie aux couleurs vives.

Sur la cheminée, plusieurs objets paraissent provenir de Marie-Antoinette. Elle aimait les petits ouvrages d'art. Il y a déjà dans le salon deux vases de bois pétrifié, dont la monture de bronze, en feuillage de houblon, a l'inscription : Jos. Wurth fecit Viennœ, 1780. Peut-être cette œuvre d'un artiste viennois figurait-elle dans la chambre à coucher, où la Reine avait réuni, loin d'une curiosité malveillante, les souvenirs de son pays. La pendule rappelle les armes d'Autriche : deux aigles supportent le cadran, entouré de buissons de rosiers ; sous les oiseaux héraldiques, le socle groupe les emblèmes des bergers de Florian. A côté, sont des vases d'œillets ; le bronze n'a jamais été ciselé avec un sens plus minutieux de la nature ; il semble que tout l'art de Trianon vienne s'y résumer.

Il faudrait voir maintenant le second étage. Deux escaliers y montent : l'un continue, derrière une porte, celui du grand vestibule, l'autre est ménagé à la suite d'une salle de bains qui communique avec la chambre. C'est la partie de Trianon que la Reine donnait à ses amies, quand elle les recevait chez elle. En 1780, nous l'aurions trouvée occupée par madame de Polignac, la duchesse de Guiche et la comtesse de Châlons. Madame Élisabeth et les enfants royaux y ont habité aussi. Les chambres sont petites et nombreuses. Bien que le château ne soit pas grand, disait madame d'Oberkirch, il est admirablement disposé et peut contenir beaucoup de monde. Nous n'en jugerions pas de même en les visitant, car rien ne s'éloigne plus des commodités de l'habitation moderne. Ce ne sont que couloirs entrecroisés, antichambres obscures, cabinets noirs, labyrinthe de cloisons. Pour seul mobilier, quelques fauteuils oubliés par l'Empire. Les pas résonnent tristement dans le silence. On est arrêté une fois, par de beaux dessus de porte sculptés en très bas relief : chapeau de berger, houlette à rubans, cornemuse et cage d'oiseau. Çà et là, un marbre de cheminée, un cuivre de serrure rappelle de loin les merveilles d'art du premier étage. Partout ailleurs, on se croirait dans un appartement vulgaire, quitté depuis longtemps, et d'où s'exhale l'odeur des logis abandonnés.

 

Au sortir du château du côté du jardin français on aperçoit, dissimulé à demi par les massifs de la petite montagne, une construction sans caractère, assez élevée, qui fait songer d'abord à un bâtiment de ferme. La porte seule est ornée ; dans un fronton, un petit génie tenant la lyre s'envole au milieu des emblèmes classiques de la Comédie et de la Tragédie. C'est ici le Théâtre de Marie-Antoinette. Il a souffert du temps et surtout des hommes, qui n'en ont point respecté les souvenirs.

Dès 1776, la Reine a fait venir à Trianon les meilleurs acteurs de Paris. Chacune des petites fêtes données par elle comporte un spectacle et l'on y entend un jour le Barbier de Séville. Cependant l'installation, dans l'orangerie, est très incommode. Pourquoi n'aurait-on pas une véritable salle, avec une scène complètement machinée pour recevoir de grands décors ? Le désir est aussitôt satisfait : la Reine indique elle-même le plan, décide l'ornementation, traite avec les fournisseurs. Mais ce théâtre, qui est son œuvre, est en même temps sa folie. Il va devenir une source de dépenses qu'on peut dire superflues, puisque les spectacles de Versailles suffisent amplement à la Cour. Les troupes entières, qui viendront aux frais de la Reine, seront nourries au château, gratifiées, comblées. Rien ne coûtera en décors, en accessoires. Aussi la malignité des nouvellistes pourra-t-elle aisément dénaturer les détails de ces fêtes. On sait, par exemple, le parti qu'ils vont tirer de la prétendue décoration de diamants, châssis peints par Mazières et embellis de verroterie. Ainsi feront-ils pour tout ce qui touche au Trianon de Marie-Antoinette et à son théâtre.

Au mois de mai 1780, les travaux sont finis, les plâtres séchés, et la Reine a assisté au premier spectacle. Il y a eu un prologue symbolique, où la demoiselle Raucourt, en Tragédie, et l'Opéra, représenté par le sieur Despréaux, se sont disputé, en vers médiocres, l'honneur d'inaugurer la scène ; l'Opéra-Comique, survenu à point, a mis d'accord ces deux puissances et on a joué une parodie en cinq actes de Castor et Pollux. Mais, ce soir-là, personne n'a écouté les vaudevilles et tout le monde a regardé la salle.

Quelle jolie salle que celle de Marie-Antoinette, en son éclat neuf et pimpant comme une toilette de bal du XVIIIe siècle ! Elle est bleu et or. Les fonds sont tendus de moire bleue ; un velours de même couleur revêt les sièges et les appuis des loges et des galeries. Les balustres du balcon royal et les boiseries de l'orchestre sont peints en brèche violette, et l'ébrasement de la scène en marbre blanc veiné. Tout le reste, moulures, figures et ornements en saillie, jette les tons joyeux de l'or jaune ou de l'or vert.

On a multiplié les sculptures ; elles ne sont qu'en pâte de carton, mais la vulgarité de la matière n'enlève rien à l'élégance de l'exécution. Des mufles de lion, terminés en dépouilles d'Hercule, supportent la seconde galerie ; au-dessus règne une frise de couronnes entrelacées ; plus haut encore, dans la voussure percée de douze œils-de-bœuf servant de loges, des enfants nus jouent dans une longue guirlande de fleurs et de fruits. Au fronton de la scène, d'autres enfants entourent des lyres, et deux nymphes couchées gardent le chiffre de la Reine. A droite et à gauche de l'orchestre, deux grandes figures de femmes se groupent en torchère, et, de chaque côté du bleu rideau, le torse d'une autre figure sort d'une gaine, pour soutenir les pentes de soie à franges d'or qui tombent de la frise, bleues toujours et relevées par des cordelières d'or. Au plafond, dans un nuage, le dieu de la Musique et son cortège.

Telle fut cette salle, aujourd'hui à demi détruite, et digne alors de voir sur sa petite scène paraître une reine. Marie-Antoinette a donné ici les représentations d'amateurs qui furent sa grande passion et celle de tout son entourage. Son éducation première avait développé en elle le goût du théâtre. Ce fut l'œuvre de tous les maîtres de musique, de chant, de danse, dont l'avait pourvue Marie-Thérèse. Elle avait débuté, à dix ans, dans les divertissements scéniques, et un tableau, placé par elle à Trianon, rappelle le ballet mythologique qu'elle avait dansé avec ses frères à Schœnbrunn, lors du mariage de Joseph II. Étant dauphine, elle avait joué aussi la comédie dans les entresols de Versailles, mais avec ses belles-sœurs seulement, et un peu en cachette. La liberté de la vie de Trianon lui donna l'idée de recommencer sur la scène du jardin.

Quelques semaines à peine après l'inauguration de la salle par les comédiens du Roi, dès l'été de 1780, elle réalisa son projet. La troupe fut composée de ses amis personnels et du comte d'Artois, et elle décida que les seuls spectateurs seraient le Roi, Monsieur et les princesses. Elle ne voulut point recevoir la Cour, pas même madame de Lamballe, qui, comme surintendante, réclamait l'exception qu'on ne lui accordait point comme amie. Toutefois, pour remplir les loges et donner aux acteurs le stimulant d'un public, certaines personnes furent admises, qui ne comptaient pas, les lectrices, les femmes de la Reine, leurs sœurs et leurs filles, et, un peu plus tard, les officiers des gardes du corps et les écuyers du Roi et des princes.

On ne fut pas choqué de voir la Reine imiter madame de Pompadour, qui avait organisé, trente ans auparavant, dans les cabinets du Roi, un théâtre demeuré célèbre. Toutes les femmes alors, en France, jouaient la comédie. Tout le monde avait, à Paris ou à la campagne, une scène de société avec ses accessoires. La mieux conduite était celle de M. de Vaudreuil, dans sa maison de Gennevilliers, où un parterre choisi applaudissait la beauté de madame Vigée-Le Brun à côté du talent de madame Dugazon. Il y avait des fournisseurs spéciaux pour ce répertoire, qui faisait naître un genre dramatique nouveau, le proverbe. Le plus souvent, cependant, on empruntait le programme aux spectacles en vogue dans la capitale, quand les amateurs ne craignaient pas de se mesurer avec les acteurs de la Comédie-Française ou de l'Opéra-Comique. Il est inutile, en vérité, de chercher des excuses pour la Reine, qui prenait sa part de tous les plaisirs et de toutes les modes de son temps. Elle serait justifiée au besoin par le consentement du Roi, qui assistait souvent aux répétitions et aux représentations de Trianon et y encourageait les applaudissements.

Les renseignements abondent sur le théâtre de la Reine. Les érudits ont retrouvé la date des spectacles, la distribution des rôles, les comptes de dépense pour les costumes et les décors. Les mémoires contemporains et jusqu'à la correspondance littéraire de Grimm en ont plus d'une fois parlé. Écoutons Mercy de préférence : Depuis un mois, écrit-il en septembre 1780, toutes les occupations de la Reine et tous ses amusements sont concentrés dans le seul et unique objet des deux petits spectacles représentés sur le théâtre de Trianon. Le temps nécessaire à apprendre les rôles, celui qui a dû être employé à de fréquentes répétitions, joint à d'autres détails accessoires, a été plus que suffisant pour remplir les journées. Le Roi, en assistant assidument à tous ces apprêts, a donné preuve du goût qu'il prend à ce genre de dissipation. Il ne s'est plus trouvé de moments pour le jeu, non plus que pour les promenades du soir... Je sais par les gens de service en sous-ordre, les seuls qui aient entrée au théâtre, que les représentations y sont faites avec beaucoup d'agrément, de grâce et de gaieté, et que le Roi en marque une satisfaction qui se manifeste par des applaudissements continuels, particulièrement quand la Reine exécute des morceaux de son rôle. Ces spectacles, qui durent jusqu'à neuf heures, sont suivis d'un souper restreint à la famille royale et aux acteurs et actrices. Au sortir de la table, la Cour se retire et il n'y a point de veillée.

Mercy fut admis lui-même à une de ces représentations. Ce n'était pas seulement une faveur amicale que lui faisait la Reine ; elle désirait sans doute lui faire constater l'absence des inconvénients que redoutait l'Impératrice. On le conduisit secrètement au théâtre et il prit place, sans être remarqué, dans une loge grillée. Je vis, dit-il, représenter les deux petits opéras-comiques, Rose et Colas et le Devin de Village. M. le comte d'Artois, le duc de Guiche, le comte d'Adhémar, la duchesse de Polignac et la duchesse de Guiche jouaient dans la première pièce. La Reine exécutait le rôle de Colette dans la seconde ; le comte de Vaudreuil chantait le rôle du devin, et le comte d'Adhémar celui de Colin. La Reine a une voix très agréable et fort juste ; sa manière de jouer est noble et remplie de grâce ; en total, ce spectacle a été aussi bien rendu que peut l'être un spectacle de société. J'observai que le Roi s'en occupait avec une attention et un plaisir qui se manifestaient dans toute sa contenance ; pendant les entr'actes, il montait sur le théâtre et allait à la toilette de la Reine.

Le correspondant de Marie-Thérèse n'était pas toutefois sans inquiétude pour l'avenir. La faveur qu'il avait reçue s'étendit à quelques personnes. La Reine céda au désir d'être vue et applaudie, aux instances qui lui venaient de tous côtés. Mais, comme les représentations royales ne furent jamais bien ouvertes, les solliciteurs qui restèrent exclus se montrèrent blessés et clabaudèrent. Déjà le petit duc de Fronsac, premier gentilhomme en survivance, s'était trouvé offensé d'être écarté des plaisirs de la Reine, que sa charge lui donnait mission de diriger. Tout le monde se croyait en droit d'être admis ; on affectait de ne pas comprendre qu'il fût plus facile d'être présenté à la Cour que d'entrer dans un théâtre. La médisance se donnait carrière sur les rôles de la Reine et de ses amis. On faisait courir le bruit que le Roi la blâmait, qu'il sifflait la troupe des seigneurs. Les documents du temps sont pleins de sottes anecdotes à ce sujet.

Cette animosité contre ses plaisirs décida Marie-Antoinette à y renoncer peu à peu. Il n'y avait eu, d'ailleurs, à part quelques soirées isolées, que trois séries de spectacles suivis, dans les étés de 178o, 1782 et 1783. Il n'y eut rien en 1784 et, en 1785, une représentation unique, celle du Barbier de Séville, mit fin au théâtre de Trianon.

Il est curieux de comparer ce théâtre, tout intime et sans prétention, avec celui de madame de Pompadour. Celle-ci n'hésitait pas à s'attaquer au grand répertoire du XVIIe siècle, à Quinault et à Molière ; elle fit même jouer, un jour, une tragédie de Voltaire. Ses collaborateurs étaient nombreux et instruits et formaient deux troupes distinctes, l'une pour la comédie, l'autre pour l'opéra. Ils étaient soutenus par un orchestre, un corps de ballet, des chœurs. Rien de pareil à Trianon : on y jouait indifféremment des pièces avec ou sans musique ; le plus souvent, sur le même programme, en figurait une de chaque genre. On n'abordait guère, il est vrai, que des comédies de second ordre, ou des opéras-comiques peu compliqués. Tels ceux de Sedaine et de Monsigny, dont les ariettes extrêmement simples pouvaient être chantées par tout le monde, sans longue étude.

Ne cherchant que leur plaisir, les amis de la Reine étaient indulgents les uns pour les antres. Ils comptaient une seule voix vraiment exercée, celle de M. d'Adhémar. On lui confiait toujours les premiers rôles d'amoureux, bien qu'il ne fût plus jeune et chantât en chevrotant. Dans le rôle de Colin du Devin de Village, son âge rendait l'habit de berger un peu ridicule, et la Reine, qui jouait Colette, demandait en riant si les malveillants lui reprocheraient cet amoureux.

A part quelques jolis choix, on est surpris de voir la troupe royale aux prises avec un répertoire musical plus que médiocre et digne de la platitude des livrets. On l'excuse de n'avoir pas osé aborder l'œuvre de Gluck, mais on est fâché de trouver un de ses plus grands succès dans le Sabot perdu de Piis et Barré, et plus fâché encore de l'enthousiasme montré par la Reine pour ces deux piètres auteurs, qui passaient alors pour de grands hommes ; elle les fit venir à Trianon, paraît-il, pour jouer devant eux et consacrer leur gloire, la gloire de Piis et de Barré ! Les comédies furent généralement meilleures que les opéras-comiques : La Gageure imprévue, le Sage étourdi, les Fausses infidélités, enfin le Barbier de Séville, doivent faire pardonner aux nobles acteurs les niaiseries d'Isabelle et Gertrude et cet opéra du Tonnelier, sifflé déjà au théâtre de la Foire avant d'échouer une fois de plus sur la scène de Trianon.

La représentation du Barbier est surtout célèbre. Elle eut un certain succès, d'après Grimm, qui en fait connaître la distribution : le comte d'Artois jouait Figaro ; le duc de Guiche, Bartholo ; M. de Crussol, Basile ; et M. de Vaudreuil, en Almaviva, donnait la réplique à une Rosine qui était la Reine. Le compte rendu continue ainsi : Le petit nombre des spectateurs admis à cette représentation y a trouvé un accord, un ensemble qu'il est bien rare de voir dans les pièces jouées par des acteurs de société ; on a remarqué surtout que la Reine avait répandu dans la scène du quatrième acte une grâce et une vérité qui n'auraient pu manquer de faire applaudir avec transport l'actrice même la plus obscure. Nous tenons ces détails d'un juge sévère et délicat qu'aucune prévention de cour n'aveugla jamais sur rien. Voilà des flatteries trop habilement réparties pour être tout à fait sincères ; mais on y peut voir un hommage aux efforts faits par des amateurs pour se perfectionner dans leur art.

Cette représentation est curieuse encore par un détail. L'auteur, fort discuté alors et dont le caractère n'était point inattaquable, n'en fut pas moins admis à la soirée. La vanité de Beaumarchais put être flattée de voir son œuvre interprétée par une reine, et ce fut pour lui un plaisir raffiné que d'entendre ses tirades les plus hardies débitées par un prince du sang. En écoutant l'auditoire de Trianon prodiguer à sa pièce les mêmes applaudissements que le roturier parterre de Paris, il dut trouver singulièrement aveuglés ces grands seigneurs, qui s'amusaient ainsi de la guerre déclarée à leurs privilèges.

Précisément, à la même heure, éclatait l'affaire du collier, qui devait montrer trop clairement combien avait diminué en France le respect des personnes royales. C'était quatre jours avant la représentation du Barbier que le cardinal de Rohan avait été arrêté à Versailles. C'en était fini désormais des répétitions joyeuses et des rôles de comédie.

Cependant Marie-Antoinette, malheureuse, se rattachait encore davantage à Trianon. Ses enfants l'y attiraient ; on y avait installé pour eux des jeux qu'elle se plaisait à partager. Elle leur inspirait ses goûts, organisait des spectacles enfantins, choisissait les jeunes acteurs dans les familles amies, et leur servait elle-même à souper après la pièce. Elle faisait en même temps de son petit domaine le centre des plaisirs d'été de la Cour. Une tente élégante avait été dressée devant le château. On y dansait, en plein air, pendant toute la belle saison, et la Reine invitait à présent beaucoup de monde, pour atténuer l'effet de ses exclusions d'autrefois. L'après-midi du dimanche, les grilles étaient ouvertes : comme il suffisait, pour entrer, d'être honnêtement vêtu, les gens des environs venaient en promenade. Marie-Antoinette regardait le bal, parcourait les groupes et se faisait présenter les enfants. Elle cherchait visiblement à rappeler sa popularité si vite enfuie, et à guérir par Trianon le mal que Trianon lui avait fait.

Le temps était passé où ces efforts auraient pu lui servir. Elle retrouvait du moins, à chacun de ses chagrins nouveaux, l'apaisante influence de la solitude et des ombrages, et une dernière œuvre, le Hameau, lui apportait quelque temps la distraction et l'oubli.

 

Le Hameau de la Reine est la partie la plus visitée de Trianon. Mais l'abandon l'attriste et la ruine l'a touché. Il faut se hâter de voir, tant qu'il reste encore debout, ce petit village de douze maisons, fragile caprice de femme, qui est en même temps le monument du goût d'une époque.

Le Hameau, comme le jardin anglais, marque le moment du retour à la nature. Ce sentiment s'est d'ailleurs compliqué en quelques années. Avec la nature matérielle, les bois, les rochers, les sources, l'âme française veut aimer les mœurs des habitants de la campagne ; elle s'attendrit de la vie simple et frugale des serviteurs de la glèbe. Greuze, par son œuvre villageoise, révèle assez bien comment l'on s'est mis à s'intéresser au paysan. Le Hameau de Trianon, à la fois réel et idéal, semble fait pour servir de fond aux tableaux du peintre de l'Accordée de village. Cette création, d'ailleurs, n'est point isolée ; on en voit en beaucoup d'endroits, à Chantilly par exemple, chez M. le Prince, comme à Méréville, chez le financier La Borde. Les livres s'en mêlent : fermes et moulins remplacent, dans la théorie des jardins paysagers, les ruines factices dont la mode est passée.

Peut-être le hameau du prince de Condé donne-t-il à la Reine l'idée du sien ; mais elle le fait exécuter dans des conditions très différentes. Les maisonnettes rustiques qui s'élèvent alors dans les parcs ne servent point d'habitation et ne sont qu'un décor : l'humble porte poussée, l'intérieur, richement orné ou peint en trompe-l'œil, présente mainte surprise, tantôt un élégant salon, tantôt l'imitation d'une grotte ou d'une tente. Dans les constructions de Trianon, il n'en est pas de même : ce sont de réelles maisons de village et la plupart sont utilisées pour le domaine. Il y en a bien une plus belle et plus grande que les autres, celle qui sert au Roi et à la Reine dans leurs visites, et où ils aiment venir dîner ; les chambres en sont bien meublées, et la maison du billard, qu'y réunit une galerie extérieure, offre au désœuvrement des après-midi un jeu assez peu champêtre. Il y a aussi un boudoir, au toit de chaume enguirlandé de feuillage, et un belvédère, qu'on appelle la Tour de Marlborough. Mais toutes les autres maisons, gracieusement groupées autour de l'étang, sont disposées pour servir à l'exploitation rurale.

Voici le moulin dont la roue tourne et chante sous le courant d'une petite rivière ; on y moud véritablement : une miniature de Van Blarenberghe montre un meunier avec son âne y portant un sac de grain. Voici la laiterie ; les tables et le revêtement des murs sont de marbre blanc ; mais ce n'en est pas moins une vraie laiterie, munie de terrines à lait, de tasses, de beurriers ; la Reine et ses amies s'amusent même à y faire de leurs mains, sous la direction de la fermière, le beurre et le fromage. Les vaches ne sont pas loin, et nous apercevons, du côté des prairies où elles paissent, les bâtiments d'une ferme très complète. Plus près encore, la maison du jardinier, la grange, le poulailler, autant de constructions utiles, bien qu'elles semblent uniquement faites pour charmer le regard.

La fantaisie a pris possession du Hameau ; c'est presque un de ces lieux de légende où l'histoire véridique ne pénètre pas. De sérieux livres même l'en chassent à plaisir, et la tradition y enregistre gravement mainte sottise.

A écouter quelques compilateurs, Marie-Antoinette aurait fait bâtir à Trianon douze maisons habitables ; elle y aurait placé douze familles pauvres, se chargeant de leur nourriture et de leur entretien ; elle aurait aimé à visiter ces humbles villageois, à demeurer au milieu d'eux avec ses enfants, et aurait même installé un vieil ermite au presbytère pour les diriger dans la vertu. Ce récit est faux de toutes pièces : il y avait au Hameau les trois ménages du fermier, du garde, du jardinier, pas un de plus ; l'ermite à barbe blanche n'a point existé et la maisonnette, à laquelle reste encore le nom de presbytère, n'a jamais été que le poulailler.

Une fable non moins ridicule représente la famille royale jouant sérieusement aux bergers et aux bergères, et séjournant au Hameau en costumes de pastorale. Dans une version, le Roi est le seigneur du village ; dans une autre, le meunier. Marie-Antoinette est la fermière ; le comte d'Artois a les fonctions de garde-chasse, Monsieur, celles de maître d'école ; le duc de Polignac est le bailli, et le cardinal de Rohan, curé du lieu, habite naturellement le fameux presbytère. Il suffit de contrôler l'assertion pour le cardinal. Toujours détesté de la Reine, on sait qu'il n'a jamais été admis à Trianon ; il n'y est entré qu'une fois, par surprise et en corrompant un portier, pour voir la fête de nuit en l'honneur de la comtesse du Nord ; bien plus, au moment où le Hameau s'achevait, au mois d'août 1785, Rohan partait pour la Bastille. Les faits, les dates, tout s'unit pour démentir ici l'invraisemblable tradition et montrer l'autorité que mérite le reste. La réalité n'est-elle pas plus intéressante que cette distribution de rôles de mascarade ? Une belle reine, fatiguée de sa cour, cherchant le repos dans la nature, partageant le goût de son temps pour la vie rustique, se donnant le plaisir de la mettre sous ses yeux, s'essayant même, par passe-temps, aux travaux de sa fermière : voilà un spectacle assez piquant et assez touchant tout ensemble pour émouvoir l'esprit devant le Hameau de Marie-Antoinette.

C'est ici qu'on évoque le mieux la Reine dans sa simplicité et dans sa grâce de femme, soit au milieu de ses enfants, comme l'a peinte Wertmüller, le front déjà assombri des soucis de l'avenir, soit au bras d'une amie, lui confiant ses peines et sollicitant sa tendresse. On la voit glissant seule le long des allées, une badine à la main, au bord de l'étroite rivière qui serpente dans le gazon : elle va visiter son domaine, juger des embellissements, savoir si personne de ceux qui la servent n'a besoin de sa bonté. Elle porte un fichu et une coiffe de dentelles, et cette robe à l'enfant, robe de linon, blanche et modeste, qui lui donne un attrait de plus.

Tout le monde à Trianon prend modèle sur la châtelaine, à commencer par Madame Élisabeth, à qui de telles toilettes vont si bien, elle qui a, dit madame Le Brun, tout le charme d'une jolie bergère. Et c'est un spectacle exquis, pendant le mois qu'on passe chaque année à Trianon, que ces princesses et ces grandes dames oubliant le luxe et l'orgueil de la vie officielle, dédaignant les honneurs de l'étiquette et préférant goûter la vie dans cette retraite délicieuse que leur a faite l'une d'elles.

 

L'après-midi du 5 octobre 1789, Marie-Antoinette est allée à Trianon, à pied, suivant sa coutume, avec un seul valet pour l'accompagner. Elle vient de parcourir le Hameau, où les festons de vigne vierge le long des murs prennent déjà les teintes de l'automne ; elle a arrosé ses plantes favorites, dans les vases de porcelaine blanche à son chiffre, qui garnissent les allées et l'escalier des maisonnettes ; elle s'est amusée à traire une vache, a donné au jardinier des ordres pour l'hiver. Aucune amie aujourd'hui ne doit la rejoindre, et le Roi chasse au tir à Meudon.

Sa promenade achevée, elle est venue se reposer dans la grotte et s'est assise sur la mousse. Elle songe au fils qu'elle vient de perdre, à cet aimable enfant, le Dauphin, qu'elle a tant de fois conduit par la main ici même. Elle se rappelle les derniers événements publics, qui l'ont directement atteinte : les États Généraux transformés contre son gré, la Monarchie désarmée, le Roi incertain, le Tiers révolté, la Bastille détruite, et tous ceux qui passent pour ses amis dénoncés à l'opinion ou en fuite pour sauver leur vie ; elle-même, menacée par les orateurs des clubs, insultée chaque jour dans sa dignité de femme et de reine. Elle se demande quel sort réserve au fils qui lui reste, à l'héritier des Bourbons, cette révolution commencée. Ces préoccupations la suivent partout, jusqu'en ce séjour qui a tant de souvenirs de joie. Le ciel de la journée est à l'unisson de sa pensée : il est resté couvert, et quelques gouttes de pluie commencent à tomber.

Cependant, par la crevasse du rocher qui s'ouvre vers la prairie et permet de voir les arrivants, elle reconnaît un page de son service ; il tient un pli à la main et paraît la chercher en toute hâte. Elle va au-devant de lui et prend le billet. C'est un mot du ministre de la maison du Roi qui lui annonce de graves nouvelles : le peuple de Paris marche en armes sur Versailles ; l'Assemblée est affolée, le Château sans ordres ; déjà l'avant-garde des piques est au bout de l'avenue de Paris ; dans une heure, le flot battra les grilles. La Reine part aussitôt ; elle a compris qu'un moment tragique est venu et qu'elle va faire la grande épreuve de son courage. Peut-être se retourne-t-elle dans l'allée, pour voir encore, au bout des peupliers, la maison de ses jours heureux. Pense-t-elle à y faire, d'un regard, ses derniers adieux ? Pressent-elle qu'elle ne reviendra plus à Trianon ?...

***

Le 5 octobre est la dernière journée de la Royauté à Versailles ; c'est aussi la dernière journée du règne, qui désormais appartient à la Révolution.

Toute la soirée, l'émeute de la faim et de la haine gronde autour du Château. Les places et les avenues sont pleines de femmes déguenillées, d'hommes armés, qui demandent du pain et semblent vouloir du sang. La pluie tombe, la nuit devient obscure. Quelques réverbères éclairent mal les rues aux boutiques fermées. Les gens de Paris frappent aux portes pour avoir à manger. De temps en temps, un garde du corps est reconnu, conspué, couvert de boue, poursuivi à coups de fusil.

Une partie de la troupe occupe la caserne des gardes françaises, sur la place d'Armes ; une autre a envahi la salle de l'Assemblée nationale et y passe la nuit, mêlée aux députés en séance. Pour éviter d'irriter le peuple, le régiment des gardes a reçu l'ordre de se replier, par les jardins, sur Trianon, puis sur Rambouillet. La maison du Roi suffira-t-elle à garder le Château, si l'on tente un coup de main cette nuit ?

La situation reste menaçante. Des inconnus vont çà et là, le sabre au poing, et distribuent des mots d'ordre. Chacun sait qu'on en veut à la Reine ; les conversations entendues dans les groupes ne laissent aucun doute sur les intentions des meneurs. Mirabeau, d'ailleurs, vient de demander à la tribune l'inviolabilité pour le Roi seul n'est-ce pas excuser d'avance les crimes qui pourraient se commettre ? On a voulu faire partir Marie-Antoinette et les voitures sont venues aux grilles du parc. Elle a refusé : Puisqu'il y a du danger, a-t-elle dit, ma place est auprès du Roi.

A minuit, M. de La Fayette arrive avec les gardes nationales de Paris. Il se rend d'abord chez le Roi. On épie sur son visage s'il vient en ami ou en ennemi. C'est bien la paix qu'il apporte : il déclare à Louis XVI qu'avec ses vingt mille hommes il répond de l'ordre dans Versailles. Il en va dire autant à l'Assemblée et fait lever la séance. Il est trois heures du matin. Le Roi se couche, la Reine se retire et va dormir aussi. Le général finit la nuit à l'hôtel de Noailles ; ses patrouilles parcourent les rues, la ville est tranquille.

A cinq heures et demie, Marie-Antoinette est éveillée en sursaut. Il y a un grand bruit sous ses fenêtres. Des femmes ont pénétré dans le jardin par des grilles mal gardées et cherchent à entrer dans le Château. On distingue des cris : A mort l'Autrichienne ! Où est la gueuse, qu'on lui torde le cou ?Qu'est-ce encore ? demande la Reine effrayée. Une femme de service tire les volets intérieurs et regarde : Ce sont des femmes de Paris, dit-elle, qui n'ont pas trouvé à coucher dans la ville et qui se promènent en attendant le jour. La Reine accepte la réponse et n'ajoute rien.

Quelques minutes se passent. Bientôt, vers l'Escalier de marbre, une rumeur de foule, des cris, des coups de pistolet. Tout cela arrive confusément à la chambre royale. C'est le moment où l'escalier et les premières salles sont envahies ; on égorge des gardes du corps, et il y aura bientôt deux têtes coupées promenées dans les cours. La femme de chambre de la Reine va à la porte de la salle des gardes. Un d'eux, M. de Miomandre, l'entr'ouvre un instant et a le temps de crier : Sauvez la Reine ! Presque aussitôt, la pièce se remplit de gens armés ; Miomandre reçoit un coup de crosse sur la tête et tombe évanoui au travers de la porte.

Il est visible que la foule cherche l'entrée des appartements de Marie-Antoinette. Mais elle passe devant sans le savoir ; elle va de salle en salle, au hasard ; s'il est vrai qu'il y ait, comme on le dit, des émissaires du duc d'Orléans, ils connaissent bien mal le Château. Cette hésitation est le salut de la Reine. Ses femmes ont barricadé la porte ; elles la font lever, lui passent des bas, un jupon, jettent un mantelet sur ses épaules. Elle fuit par ses cabinets, se fait ouvrir l'Œil-de-bœuf et gagne la chambre du Roi.

Le Roi, pendant ce temps, éveillé aussi par le bruit, a vu de sa fenêtre le peuple envahir les cours et se précipiter à l'escalier qui monte chez la Reine. Effrayé, il accourt par le passage secret qui réunit les deux chambres. Il trouve celle de Marie-Antoinette vide ; des gardes du corps, réfugiés dans l'appartement, l'assurent qu'elle est allée chez lui. Il va la rejoindre aussitôt et descend avec elle, par les escaliers intérieurs, pour chercher Madame Royale. Madame de Tourzel vient d'amener le Dauphin, Madame Élisabeth arrive, ainsi que Monsieur et Madame ; la famille royale est rassemblée.

La matinée avance. Le Roi, très calme, a réuni les ministres et tient conseil. Les officiers du régiment de Flandre, les gardes du corps occupent les passages. Une partie du Château est aux bandes armées qui brisent les portes, pillent, jettent des meubles par les fenêtres. Les gardes nationales de Versailles et de Paris se forment peu à peu et viennent au pas de course ; on fait redescendre les pillards, qui refluent dans la Cour de marbre. En un instant, elle est remplie de piques, de bâtons, de fusils, d'un tumulte de jurons et de menaces. Les femmes surtout sont sauvages contre la Reine ; elles veulent rapporter sa tête à Paris, prendre ses boyaux pour faire des rubans !

Marie-Antoinette est debout dans une fenêtre de la chambre du Roi. La foule ne la voit pas, mais elle écoute la foule, et regarde, les yeux fixes, rougis de larmes contenues. Monsieur et Madame, assis au fond de la chambre, consternés, se taisent. Madame Élisabeth et Madame Royale entourent la Reine ; devant elle, le petit Dauphin est monté sur une chaise et caresse les cheveux de sa sœur. L'enfant s'ennuie : Prenez patience, mon fils, répond la mère, tout cela va bientôt finir. Mais le Dauphin répète doucement : Maman, j'ai faim.

M. de La Fayette entre dans la chambre : Madame, le peuple demande Votre Majesté au balcon. La Reine hésite ; elle entend les cris qui l'appellent, elle voit des fusils qui mettent en joue. Le général insiste, respectueusement : C'est nécessaire pour ramener le calme. Soit, dit-elle, serait-ce la mort, j'y vais. Elle prend les enfants par la main et paraît au balcon de la chambre de Louis XIV. Pas d'enfants ! crie-t-on dans la foule. D'un geste, elle les repousse derrière elle ; elle est seule maintenant, la main sur la grille... Les cris s'apaisent, les fusils s'abaissent. Marie-Antoinette vient d'apprendre à ne plus craindre la mort.

 

La famille royale part pour Paris, ramenée en triomphe par le peuple. Singulier cortège qui défile sur la route : des femmes à cheval ou juchées sur des canons, riant et chantant, portent les chapeaux et les bandoulières des gardes du corps ; des grenadiers, tenant des branches de peuplier, escortent des voitures de farine ; puis viennent les carrosses de la Cour pleins de dames, de ministres, de députés. Derrière la voiture du Roi marchent la délégation de l'Assemblée et quelques gardes désarmés, épuisés de faim et de fatigue, entourés de huées. On ne parle pas dans le carrosse. La Reine, impassible, semble résignée. Elle tressaille seulement aux coups de fusil qu'on tire en l'air, comme si elle craignait pour les siens un nouveau massacre. On va au pas pendant six heures. Marie-Antoinette se penche parfois pour voir où l'on en est de ce trajet interminable. Ses yeux regardent vers Paris, sa pensée va plus loin encore ; elle plonge dans cet avenir effrayant déjà et dont son épouvante n'entrevoit même pas la réalité.

 

Au bout de la route du 6 octobre, il y a la Révolution. Il y a la première prison, les Tuileries ; il y a le retour de Varennes, dans le silence moqueur de la ville, puis la surveillance, les dénonciations, la geôle installée au palais des rois, les insultes dans le jardin, les articles du Père Duchêne jetés aux vitres des princesses. Il y a le 20 juin, les Tuileries envahies, les portes hachées, les meubles brisés, le défilé des couteaux et des injures devant le Roi et la Reine, et le bonnet rouge sur le front du Dauphin. Il y a le 10 août, la journée cruelle entre toutes, celle où la Reine veut mourir avec ses fidèles, et où le Roi, qui n'est déjà plus roi, préfère vivre. Il y a la tour du Temple, la vie en commun épiée par les municipaux, et ce 3 septembre, où sous la fenêtre des prisonniers passe une tête sanglante, dernier salut de la princesse de Lamballe... Puis la séparation, la famille en larmes pour l'adieu du père, l'aumône des habits de veuve faite à la Reine par la Convention, et l'enfant arraché à sa mère pour aller apprendre, lui aussi, à la calomnier... Puis le procès sans pièces, sans témoins, sans défense..., puis, dans le cachot de la Conciergerie, le réveil du 16 octobre...

 

Voici la dernière entrevue du peuple et de Marie-Antoinette. Jamais on ne lui a rendu tant d'honneurs. Réveillé à l'aurore par le tambour des sections, Paris tout entier est debout pour la voir passer. Il y a trente mille hommes sous les armes ; les gardes nationales s'échelonnent du Palais de justice à la place de la Révolution. Les curieux s'entassent aux carrefours ; les toits sont chargés, les fenêtres pleines. La charrette avance, lentement, par la rue Saint-Honoré.

La Reine est assise sur une planche, les mains liées durement d'une corde que tient le bourreau. Un bonnet de linon couvre ses cheveux blanchis, qu'elle vient de couper elle-même. Elle a au cou un fichu de mousseline, et porte un manteau de lit de piqué blanc et un jupon noir. Cette dernière toilette, ces pauvres habits de prison lui donnent une majesté nouvelle qu'elle n'avait pas à Versailles. Et cependant elle est toute vieillie, brisée par les fatigues des derniers jours, très pâle, le sang amassé autour des yeux. Elle semble ne point voir et ne point entendre, toute à une prière intérieure, aux souvenirs du mari qui a fait le même chemin, des enfants qu'elle n'a pas revus, et aussi d'un passé lointain, très lointain, où les peuples acclamaient une jeune reine... Derrière la charrette, le flot des cris et de l'ordure.

Il est midi. Les spectateurs couvrent la terrasse des Tuileries. La place, hérissée de baïonnettes, est frémissante. La Reine monte l'escalier de bois... l'exécuteur se penche et fait son œuvre. Un aide montre la tête coupée, qui bat des paupières... On crie : Vive la République ! Mais la grande foule reste silencieuse. Le peuple se demande déjà ce qu'a gagné la République à tuer cette femme.

 

FIN DE L'OUVRAGE