LA REINE MARIE-ANTOINETTE

 

CHAPITRE III. — L'INTIMITÉ.

 

 

Au bout de la grande Galerie, à Versailles, s'ouvre le salon de la Paix. Sur la cheminée, un panneau de Le Moyne représente, parmi de gracieuses allégories, Louis XV donnant la paix à la France. Les glaces, les marbres, les trophées de cuivre couvrent les murs, couronnés par les peintures de Le Brun. Trois fenêtres regardent le parterre d'eau, trois autres la terrasse de l'Orangerie, derrière les balustres de laquelle la pièce d'eau des Suisses reflète les bois. Cet horizon est celui des grands appartements de la Reine et nous sommes chez Marie-Antoinette.

Le salon ne forme, à vrai dire, qu'un prolongement de la Galerie de Louis XIV et, démeublé comme elle aujourd'hui, il en a la tristesse majestueuse. Sous Louis XVI, une porte mobile et une tenture l'en séparaient, qu'on enlevait les jours de grandes réceptions. C'était le salon des concerts et surtout des jeux de la Reine. C'est là d'ordinaire que les étrangers de distinction lui étaient présentés et recevaient d'elle cet accueil dont le souvenir leur restait si doux. Un patricien de Venise, Nicolas Venier, qui s'est assis souvent à la table ronde de Marie-Antoinette, parle de l'entrain qu'elle mettait à la partie et de son aimable vivacité pour y intéresser les assistants. Ces réunions sont celles qui montrent le mieux la familiarité de l'ancien Versailles. Au moment des États Généraux, il y eut plusieurs fois grand appartement à la Cour et jeu public de la Reine, en l'honneur des députés ; ils y vinrent en grand nombre, et l'on vit un bon curé de campagne, en vieille soutane, suivre la partie de Sa Majesté, accoudé sans façon sur le dossier du fauteuil royal.

C'est aussi la pièce que traversait Marie-Antoinette pour se rendre à la chapelle. Les jours solennels, à l'heure de la messe, elle sortait de sa chambre par la porte dorée, et entrait dans la Galerie, suivie de toute sa maison, de son clergé, et des princesses de la famille royale accompagnées à leur tour par leur service et leurs charges d'honneur. C'était une forêt de plumes qui s'avançait. Le public, toujours nombreux ici, pouvait voir de près la Reine. Elle dominait la foule de son port majestueux, et la traversait de sa démarche harmonieuse et ferme, disant un mot flatteur, sans s'arrêter, à quelque gentilhomme connu d'elle, ou glissant une malice à l'oreille de madame de Mailly sur un ridicule aperçu au passage.

La chambre à coucher de Marie-Antoinette avait été occupée, depuis Louis XIV, par les reines ou les dauphines. Marie Leczinska en avait changé la décoration ; le plafond, remis à neuf pour le dernier mariage, faisait alterner, parmi les hauts-reliefs d'or, l'écusson de France et Navarre et l'aigle d'Autriche. Les dessus de porte étaient signés Natoire et De Troy, et les camaïeux de la voûte, Boucher. De magnifiques tapisseries tendaient le fond de la pièce ; trois trumeaux de glace s'encadraient de palmiers enlacés de festons de fleurs, qui entouraient aussi les portraits de Marie-Thérèse et de Joseph II tissés aux Gobelins. Sur une estrade, derrière la balustrade dorée, s'élevait le lit à baldaquin ; des amours sculptés y jouaient dans les guirlandes, de grands lis de cuivre à la main. A côté, le fauteuil du Roi, où chaque soir, quand il venait, était déposée son épée ; puis la toilette, le plus beau meuble de la pièce, qu'on roulait au milieu de la chambre, à l'heure de midi ; aux murs, le canapé et les pliants des grandes entrées.

En face de la cheminée, on dressa quatre fois, pour les couches de Marie-Antoinette, un petit lit blanc. Voici les fenêtres calfeutrées que Louis XVI ouvrit violemment, à la force des poignets, lors de la naissance de Madame Royale, quand la Reine manqua d'air dans la chambre pleine de monde et que le chirurgien craignit pour sa vie. La scène a été racontée souvent ; mais il y a un récit moins connu, que l'envoyé de Suède, M. de Stedingk, a écrit pour Gustave III le jour même de la naissance du Dauphin ; on se reprocherait d'en ôter un mot, tant il a l'accent vif et l'émotion pittoresque :

La Reine est accouchée d'un Dauphin aujourd'hui, à une heure vingt-cinq minutes après-midi... On avertit madame de Polignac à onze heures et demie. Le Roi était au moment de partir pour la chasse avec Monsieur et le comte d'Artois. Les carrosses étaient déjà montés, et plusieurs personnes parties. Le Roi passa chez la Reine ; il la trouva souffrante, quoiqu'elle n'en voulût pas convenir. Sa Majesté contremanda aussitôt la chasse. Ce fut le signal pour tout le monde de courir chez la Reine, les dames, la plupart, dans le plus grand négligé, les hommes, comme on était. Le Roi, cependant, s'était habillé. Les portes des antichambres furent fermées, contre l'usage, pour ne pas embarrasser le service, ce qui a produit un bien infini. J'allai chez la duchesse de Polignac, elle était chez la Reine ; mais j'y trouvai madame la duchesse de Guiche, madame de Polastron, madame la comtesse de Gramont la jeune, madame de Deux-Ponts et M. de Châlons. Après un cruel quart d'heure, une femme de la Reine tout échevelée, tout hors d'elle, entre et nous crie : Un dauphin ! mais défense d'en parler encore. Notre joie était trop grande pour être contenue. Nous nous précipitons hors de l'appartement, qui donne dans la salle des gardes de la Reine. La première personne que j'y rencontre est Madame, qui courait chez la Reine au grand galop. Je lui crie : Un dauphin, madame ! quel bonheur ! Ce n'était que l'effet du hasard et de mon excessive joie ; mais cela parut plaisant, et on le raconte de tant de manières que je crains bien que cela ne servira pas à me faire aimer par Madame...

L'antichambre de la Reine était charmante à voir. La joie était au comble ; toutes les têtes en étaient tournées. On voyait rire, pleurer alternativement des gens qui ne se connaissaient presque pas. Hommes et femmes sautaient au cou les uns des autres, et les gens les moins attachés à la Reine étaient entraînés par la joie générale ; mais ce fut bien autre chose quand, une heure après la naissance, les deux battants de la chambre de la Reine s'ouvrirent, et qu'on annonça M. le Dauphin. Madame de Guémené, toute rayonnante de joie, le tint dans ses bras et traversa dans son fauteuil les appartements pour le porter chez elle. Ce furent des acclamations et des battements de mains, qui pénétrèrent dans la chambre de la Reine et certainement jusque dans son cœur. C'était à qui toucherait l'enfant, la chaise même. On l'adorait, on le suivait en foule. Arrivé dans son appartement, un archevêque voulut qu'on le décorât d'abord du cordon bleu, mais le Roi dit qu'il fût chrétien premièrement. Le baptême s'est fait à trois heures après-midi.

On n'avait pas osé dire d'abord à la Reine que c'était un dauphin, pour ne pas lui causer une émotion trop vive. Tout ce qui l'entourait se composait si bien que la Reine, ne voyant autour d'elle que de la contrainte, crut que c'était une fille. Elle dit : Vous voyez comme je suis raisonnable ; je ne vous demande rien. Le Roi, voyant ses inquiétudes, crut qu'il était temps de l'en tirer. Il lui dit, les larmes aux yeux : Monsieur le Dauphin demande d'entrer. On lui apporta l'enfant, et ceux qui ont été témoins de cette scène disent qu'ils n'ont jamais rien vu de plus touchant. Elle a dit à madame de Guémené, qui prit l'enfant : Prenez-le, il est à l'État ; mais aussi je reprends ma fille.

Dans cette chambre aujourd'hui défigurée, rien ne rappellerait le souvenir de ces grands événements de la cour de France, sans le portrait qu'on y a placé de Marie-Antoinette par madame Vigée-Le Brun. C'est celui de 1788, en robe blanche et en toque et manteau bleus, où le front déjà soucieux dit les premiers chagrins de la mère et les premières inquiétudes de la reine.

La porte s'ouvre sur la pièce des nobles, qu'avoisine l'antichambre, où Marie-Antoinette, chaque dimanche, devait subir cet usage du grand-couvert qu'elle détestait et manger en public avec le Roi. Sa chambre même était pour elle un lieu de représentation insupportable, où ses moindres actes étaient soumis à l'étiquette, où elle était exposée, par exemple, à subir le froid des matins d'hiver sur ses épaules nues, avant de recevoir une chemise que les dames de service et les princesses, arrivées successivement, étaient obligées de se passer de main en main. Comme on comprend facilement qu'elle ait abrégé sa toilette, qu'elle ait même supprimé un jour l'habillement public, pour se retirer dans ses cabinets, après la coiffure, et s'y faire habiller à son aise et à son goût

Ces cabinets de la Reine étaient l'asile de son intimité, et les femmes n'y laissaient pénétrer, hors des audiences, que quelques privilégiés dont elles avaient la liste. Voilà cent ans que les femmes de la Reine ne les gardent plus et que la foule les traverse. Essayons de dire ce qu'ils ont vu et ce qu'ils retiennent du passé.

 

Deux étroites portes, alors dissimulées sous les tapisseries de la chambre, y donnent accès. L'une, par le cabinet de toilette de la Reine, permet de sortir sur l'Œil-de-bœuf et mène ainsi aux appartements du Roi. Mais un passage secret conduit d'une chambre à l'autre, couloir nuit et jour éclairé aux lampes, qui rampe sous les pièces d'apparat, à travers les entresols du rez-de-chaussée, et qui est l'unique chemin de Louis XVI, quand il se rend chez sa femme. C'est aux instances de Mercy qu'on a dû l'exécution de ce couloir, difficile à établir à cause de la distance, mais nécessaire à l'intimité des époux, obligés jusque-là, pour aller l'un chez l'autre, de traverser l'Œil-de-bœuf plein de monde à toute heure. On le désigne à la Cour sous le nom de passage du Roi.

La seconde porte de la chambre, à droite du lit, ouvre sur le plus joli boudoir du Château, un petit cabinet à plafond bas et à pans coupés ; un des pans contient une cheminée, deux autres, des portes de glaces sans tain. Un maître de la ciselure a fait monter autour de ces glaces les tiges d'un rosier, dont les délicats feuillages se retrouvent sur les boiseries, avec l'aigle d'Autriche et les attributs de l'Amour, lacs, torches, cœurs percés de flèches. Les verrous sont au chiffre de la Reine. Entre les portes s'ouvre une niche de glaces, qui, de tous les côtés, renvoie son image à la personne assise sur le sofa.

Quand Marie-Antoinette est arrivée en France, les cabinets étaient encore tels que les avait créés Marie Leczinska ; peu à peu elle a tout remanié, et chaque pièce, l'une après l'autre, a été refaite dans le goût nouveau. Sa méridienne, par exemple, date de 1781, et son architecte particulier, Mique, en a composé les dessins. C'est un très pur exemple du style Louis XVI. La lumière y manque, il est vrai, pour en achever la perfection. Mais ce n'est pas la faute de la Reine, si ces cabinets tournent autour de la cour triste et sans soleil que nous voyons par la fenêtre. C'est le seul coin de ce grand Versailles qu'elle ait pu consacrer à son intimité, le seul où il lui ait été permis de démolir, de rebâtir, de toucher à la majesté incommode du vieux palais.

A côté du boudoir, la bibliothèque, cette bibliothèque qui fera médire nos contemporains, et qui contient, à côté d'ouvrages graves et de collections sérieuses, toutes les nouveautés littéraires du temps, reliées aux armes de la Reine. Il y a beaucoup d'hommages d'auteurs et des plus inattendus : un certain physicien nommé Marat, encore obscur, n'a-t-il pas offert à sa souveraine un exemplaire de ses Recherches sur le Feu ? Pour les acquisitions, Marie-Antoinette s'en est remise à M. Campan, son secrétaire de cabinet. C'est lui qui a meublé les rayons ; mais il a rempli cette mission délicate avec le peu de scrupule d'un homme de plaisir, et sans penser que des livres choisis pour son propre amusement pourraient servir un jour à salir la mémoire de la Reine. Le catalogue indique beaucoup de ces poèmes et de ces romans à pages légères, que le XVIIIe siècle a prodigués et qu'on préférerait ne pas trouver ici. Qu'en conclure ? tout simplement que Marie-Antoinette a pu avoir le défaut des femmes de son temps, dont les lectures comme les paroles étaient fort libres.

Elle ignore elle-même peut-être 'la composition de sa bibliothèque : Hors quelques romans, dit Besenval en exagérant à peine, elle n'a jamais ouvert un livre ; et Marie-Thérèse, par son porte-parole Vermond, reproche à sa fille de ne prendre aucun souci de cultiver ni d'orner son esprit. Elle aborde cependant, par devoir et pour plaire à l'abbé, de gros et lourds ouvrages, comme l'Histoire d'Angleterre de Hume ; mais si l'effort est méritoire, il est passager et ne se renouvelle guère. Il n'est même pas sûr que la Reine parcoure, en les recevant, les belles livraisons du Voyage pittoresque de Naples et de Sicile, que lui a dédié l'abbé de Saint-Non avec un en-tête galant de Fragonard.

Marie-Antoinette a beau traiter avec un égal mépris les frivolités de Campan et les livres trop sérieux de Vermond, sa bibliothèque cependant s'augmente très vite et, bien qu'on en porte une partie à Trianon et un peu partout, il faut songer à agrandir les rayons de Versailles. A côté de cette pièce aux armoires élégantes, où la double tête d'aigle sert de poignée aux tiroirs à estampes, on transforme en bibliothèque une chambre réservée jusque-là aux femmes de la Reine, et les portes y sont tapissés de dos de livres en trompe-l'œil, suivant la mode du temps. Le cabinet de bains est tout voisin. La Reine ne s'en sert pas souvent ; elle se baigne plutôt à son lever, dans un sabot qu'on roule dans sa chambre. A côté des bains, est une chambre de repos, juste assez large pour placer un lit ; c'est là que dort madame de Lamballe, en sa qualité de surintendante, pendant les jours de couches de Marie-Antoinette.

La principale de toutes ces petites pièces est celle qu'on appelle le cabinet de la Reine. La décoration est toujours blanc et or, mais plus riche et d'un goût déjà un peu plus froid. Les panneaux uniformes présentent des sphinx ailés adossés à des trépieds fumants et enguirlandés de roses, comme pour un sacrifice à l'Amour ; dans le bas, des amours aux yeux bandés. En face de la glace qui sépare les fenêtres, est une niche de glaces plus grande que celle du boudoir, et dont le cintre est drapé de soie. Des meubles charmants, grêles et fins, ornent cette retraite, où Marie-Antoinette passe la plus grande partie de son temps. Une harpe, un pupitre chargé de musique, un clavecin de Taskin toujours ouvert attestent son goût favori. Son fauteuil est entouré de chaises basses pour ses corbeilles à ouvrage et ses sacs à laines de tapisserie. Les consoles, la cheminée de marbre rouge et une grande table en marqueterie s'encombrent de souvenirs, de chinoiseries, de menus objets d'art. Les miniatures sont de Siccardi, de Liotard ou de Campana ; la Reine a réuni les portraits de sa famille, ses frères, ses sœurs, et ses compagnes d'enfance, les princesses de Hesse-Darmstadt ; il y a aussi un coin réservé aux amies de France. Au milieu de ce musée féminin, un grand vase de Chine et beaucoup de petits vases de cristal, Sèvres ou Venise, sont remplis de fleurs toujours renouvelées. Marie-Antoinette aime tant les fleurs qu'une de ses femmes a pour unique fonction de soigner celles de l'appartement ; elle en met partout, et surtout dans le grand cabinet.

Les audiences particulières de la Reine ont lieu ici ; les femmes de garde annoncent et introduisent par la seconde bibliothèque. Un jour, madame Campan s'y trouve de service et vient de faire entrer le duc de Lauzun. Lauzun est un familier de madame de Guémené, bel homme et fat, qui ne manque pourtant pas d'esprit et que Marie-Antoinette traite bien. Quelques jours auparavant, il lui a fait offrir une fort belle plume de héron blanc, portée par lui dans une réunion chez la gouvernante, où la Reine l'avait beaucoup admirée. Celle-ci, embarrassée du présent qu'elle s'est attiré, l'a mise à sa coiffure une fois, à son dîner, et a poussé la grâce du remerciement jusqu'à dire qu'elle s'en trouvait bien parée. La chose en est restée là, et la plume n'a plus reparu. Mais le jeune duc, habitué à des succès faciles, a voulu voir en cette affaire la marque d'un intérêt particulier. Depuis quelque temps déjà, il affiche, à Paris et à Versailles, la faveur dont il se croit l'objet, et l'audience qu'il a demandée à Marie-Antoinette n'a pas d'autre but que de s'en prévaloir. Il est à peine entré dans le cabinet que la porte se rouvre brusquement ; la Reine très émue est sur le seuil et, d'un geste irrité, d'une voix brève : Sortez, monsieur, dit-elle. Lauzun salue fort bas et disparaît. La Reine le désigne à la femme de chambre : Jamais désormais cet homme n'entrera chez moi !

Lauzun n'est pas retourné chez la Reine. Plus tard, devenu duc de Biron, il l'a rencontrée fermant le chemin à son ambition. De ce jour, son amour-propre blessé s'est cru en droit d'être implacable. Il s'est uni au duc d'Orléans : il avait les mêmes vices, il a pris les mêmes haines. Marie-Antoinette n'a pas eu d'ennemi plus acharné. Il l'attaque jusque dans la mort, et c'est encore le témoignage de Lauzun et de ses pareils qu'invoquent les ennemis de la Reine, lorsqu'ils veulent ressusciter la calomnie.

 

Le cabinet de Marie-Antoinette a de plus riants souvenirs. C'est devant cette glace, au milieu des rubans, des gazes, des plumes et des fleurs, qu'elle avait avec Rose Bertin ces longues conférences d'où la marchande de modes sortait si fière. On était loin des jours d'économie et de sagesse, où la Reine devait confier à madame Éloffe les raccommodages de ses souliers de satin et les reprises de ses robes. Elle ne se refusait alors à aucun caprice et donnait l'exemple des folies charmantes. Elle a habillé ici, de ses propres mains, la jolie comtesse de Polastron, belle-sœur de madame de Polignac, le jour de sa présentation. Tout son goût féminin se bornait aux choses de la parure ; mais elle y excellait et voulait qu'on lui demandât conseil.

Ce clavecin indique sa passion pour le seul art qu'elle ait vraiment aimé. Elle y chantait, de sa voix mal assurée, mais agréable ; elle y jouait ses musiciens préférés, Mozart, dont le nom seul évoquait Schœnbrunn et son enfance, Grétry, dont la fille était sa filleule, Gluck surtout, le novateur de son temps, qu'elle avait, simple dauphine, fait accepter à la France. On y a vu le maître lui-même, aux lèvres hautaines, à la parole brusque, se faire humble et docile pour accompagner sa royale élève.

Les musiciens d'Allemagne étaient tout particulièrement reçus par Marie-Antoinette ; c'était le seul goût qu'elle eût gardé de son pays, dont elle avait presque oublié la langue. Le harpiste qui lui donnait des leçons était un Allemand, un certain Hinner, qu'elle maria à une de ses femmes de chambre et qu'elle prêta à sa sœur de Naples. Le jeune Steibelt, dont la voix ardente causait aux dames des attaques de nerfs, et Salieri, qui fut maître de chapelle de la cour de Vienne, ont fait entendre leur musique dans ce petit salon, assez grand pour l'intimité d'une reine.

Non seulement les chanteurs en vogue à Paris, mais tous les talents naissants étaient encouragés par elle, et l'on vit le duc de Penthièvre et madame de Lamballe faire exprès le voyage d'Anet à Versailles, pour lui amener un prodige de sept arts et demi, alors les délices de leur province. C'était ce Martin-Pierre d'Alvimare, qui allait devenir, sous l'Empire, le compositeur de romances à la mode et le maître de harpe de Joséphine. Garat, présenté aussi à Marie-Antoinette, vers la fin de 1782, aimait à raconter sur ses vieux jours l'accueil qu'il avait reçu à Versailles, au début de sa carrière, et dont les moindres détails lui restaient présents à l'esprit.

Son père, magistrat du Parlement de Bordeaux, l'a accompagné. Il y a dans le cabinet les frères du Roi, avec toute la société de la Reine, et Salieri attend au clavecin. Comment ! monsieur Garat, dit la Reine, vous amenez à Paris votre fils, un musicien excellent, un chanteur habile, et vous ne me le présentiez pas ? Le père s'excuse sur ce que son fils n'a qu'un talent d'écolier, et celui-ci assure à son tour qu'il n'a reçu aucune notion de musique ; tout ce qu'il sait, ce sont les chants de son pays. Eh bien ! voyons vos chansons gasconnes, dit Marie-Antoinette. Garat, qui n'est point timide, obéit, en ayant soin de traduire à mesure en français chacun des petits poèmes. Le succès est très vif, et la Reine demande s'il ne connaît rien des opéras français : Je n'en ai rien appris, Madame, dit-il, monsieur mon père ne m'ayant permis de perdre mon temps qu'à l'étude du droit. — Quoi, rien ? reprend Marie-Antoinette en riant. — Mon Dieu, Madame, je suis allé hier à l'Opéra ; j'y ai entendu Amide, et peut-être en ai-je retenu quelque chose. — Ah ! voyons ; monsieur Salieri, voulez-vous prendre le volume et accompagner monsieur Garat ? Sans une défaillance de mémoire, le jeune homme chante les meilleurs soli de l'Opéra. La Reine, émerveillée, donne le signal des applaudissements. C'est très bien, s'écrie le comte d'Artois, et quand il aura appris la musique... Salieri se lève vivement du tabouret : Lui ! apprendre la musique, Monseigneur ! mais il est la musique même ! Garat quitte Versailles enthousiasmé pour Marie-Antoinette : Nous vous reverrons, monsieur, lui a-t-elle dit ; et il revient souvent, en effet, toujours bien reçu, en dépit de sa familiarité méridionale, car il est nécessaire aux concerts de la Reine, personne ne chantant Gluck aussi bien que lui.

 

Les quelques artistes admis à faire le portrait de la Reine d'après nature ont travaillé dans ce même salon, la pièce la plus commode et la mieux éclairée des cabinets. Le lieu est tranquille et se prête aux longues séances ; mais Marie-Antoinette a-t-elle le temps d'en donner ? Le matin, les détails interminables de l'étiquette ; le soir, les promenades, les chasses, les changements de toilette, l'imprévu du plaisir, tout cela prend le meilleur de ses journées ; plus d'une fois l'artiste venu de Paris doit s'en retourner sans avoir vu son modèle. C'est ainsi qu'elle fait attendre des mois, des années, le bon portrait que lui demande Marie-Thérèse, pourtant avec des supplications touchantes : Je voudrais avoir votre figure et habillement de cour... Pour ne vous trop incommoder, il me suffit que j'aie la figure et le maintien que je ne connais pas et dont tout le monde est si content. Ayant perdu ma chère fille bien petite et enfant, ce désir de la connaître comme elle s'est formée doit excuser mon importunité, venant d'un fond de tendresse maternelle bien vive. L'Impératrice n'obtient cette satisfaction qu'un an avant sa mort ; mais elle a lieu d'être contente : l'artiste, à qui s'est confiée la Reine pour envoyer son image en Autriche, est madame Vigée-Le Brun.

Les détails laissés par madame Le Brun sur les séances de Versailles révèlent un côté nouveau du caractère de la Reine. Marie-Antoinette n'avait pas tardé à traiter son peintre affectueusement. Ayant su qu'elle avait une jolie voix, elle chanta avec elle, dans les repos de la pose, des duos de Grétry. Elle lui laissa même voir, une fois, quelque chose de ses amertumes, lorsque à un compliment sur ses airs de tête nobles et imposants, elle répondit vivement, comme blessée d'un souvenir : Si je n'étais pas reine, on dirait que j'ai l'air insolent, n'est-il pas vrai ?

Un jour, madame Le Brun, étant grosse et se sentant tout à coup fatiguée, manque à un rendez-vous de travail avec la Reine ; elle accourt à Versailles le lendemain, pour s'excuser. Dans la cour du Château, elle aperçoit la calèche royale attelée pour une promenade, et, montée chez la Reine, Campan lui dit, l'air sec et la voix rogue : C'était hier, madame, que Sa Majesté vous attendait, et aujourd'hui Elle va se promener et bien sûrement ne posera point. La pauvre Le Brun répond simplement qu'elle vient prendre, pour un autre jour, les ordres de Sa Majesté. On l'introduit ; la Reine est justement dans son cabinet, achevant sa toilette et faisant répéter, un livre à la main, une leçon à Madame Royale. Le cœur me battait, raconte madame Le Brun ; car j'avais d'autant plus peur que j'avais tort. La Reine se tourna vers moi et me dit avec douceur : Je vous ai attendue hier toute la matinée ; que vous est-il donc arrivé ?Hélas ! madame, répondis-je, j'étais si souffrante que je n'ai pu me rendre aux ordres de Votre Majesté. Je viens aujourd'hui pour les recevoir et je repars à l'instant. Non, non ! ne partez pas, reprit la Reine ; je ne veux pas que vous ayez fait cette course inutilement. Elle décommanda sa calèche et me donna séance. Je me rappelle que, dans l'empressement où j'étais de répondre à cette bonté, je saisis ma boîte à couleurs avec tant de vivacité qu'elle se renversa : mes brosses, mes pinceaux tombèrent sur le parquet ; je me baissai pour réparer ma maladresse : Laissez, laissez, dit la Reine ; vous êtes trop avancée dans votre grossesse pour vous baisser, et, quoi que je pusse dire, elle releva tout elle-même.

Madame Vigée-Le Brun a été vraiment le peintre attitré de Marie-Antoinette. Depuis le premier portrait, qui remonte à 1779 et qu'une gravure a popularisé à tort sous le nom de Roslin — la Reine en pied et en grands paniers, une rose à la main —, elle a consacré à ce noble visage plusieurs de ses meilleurs tableaux. Ces œuvres n'ont jamais sans doute la sincérité documentaire du médaillon de Nini ou de la toile de Wertmüller ; mais elles savent dégager le charme particulier d'une beauté à la fois incomplète et souveraine, la fierté et la douceur du regard, l'élégance du port, la fraîcheur éclatante de la peau ; elles atténuent les détails fâcheux, les yeux ronds et gros, le front trop découvert, la lèvre autrichienne ; un pinceau tout féminin y fixe pour jamais le portrait idéal de la brillante reine de Versailles.

 

Quand Marie-Antoinette réunit sa société intime et qu'il n'y a pas de musique, que fait-on dans ses cabinets ? on joue et on cause. Cette causerie, malgré l'esprit de quelques-uns, ne s'élève jamais bien haut, c'est un bavardage de salon. Le défaut de la Reine, très longtemps, est de ne point supporter les matières sérieuses. Chez elle, on parle surtout du théâtre, cette ressource commode des esprits superficiels. Elle veut tout savoir sur les représentations auxquelles elle n'a pas assisté. La question : Y avait-il beaucoup de monde ? ne manque jamais ; et souvent un assistant s'incline et répond : Madame, il n'y avait pas un chat. Cela ne veut pas dire que la salle ait été vide ; elle a été comble peut-être, mais de financiers, de bourgeois, de provinciaux.

Voilà le ton de la conversation chez la Reine. La sienne, d'après Besenval, est décousue, sautillante et voltige d'objet en objet. Son goût va à l'historiette du jour, surtout à la médisance comme on la sert à la Cour. Madame Campan avoue que les chansons nouvelles et les petites anecdotes scandaleuses font, autour de Marie-Antoinette, le principal sujet d'entretien. Madame Le Brun, pendant une séance de l'auguste modèle, assiste à une visite du baron de Breteuil entièrement consacrée à dire du mal de toutes les femmes qu'il connaît. Le malheureux penchant à la moquerie, qui fait tant d'ennemis à Marie-Antoinette, est ainsi développé par le milieu qui l'entoure ; née bonne, elle s'abandonne à l'esprit aisément méchant des cercles mondains ; et ce Besenval, qui s'en montre choqué, est le premier à l'y pousser et à l'y compromettre.

La musique et le théâtre mis à part, l'art tient moins de place qu'on ne s'y attendrait autour de la Reine. Quoi qu'en pense la tradition consacrée, ni la peinture, ni la sculpture, ni la poésie ne l'intéressent. C'est presque en pure perte que les artistes, autres que les musiciens, ont escompté le goût de la jeune souveraine. Le rêve du duc d'Aiguillon, quand il songe à rentrer en grâce auprès d'elle, est chimérique : la Reine est tout à fait incapable de diriger ce département des arts, des sciences et des actes d'utilité publique qu'il se plaît à lui proposer. M. Davy de Chavigné, auditeur à la Chambre des comptes, a fait graver un grand projet de fontaine monumentale, la Fontaine des Muses, en mémoire, dit l'estampe, de la protection accordée à la littérature et aux arts par Sa Majesté. Mais Marie-Antoinette n'a aucun droit à être représentée sous le casque de Minerve par cet architecte amateur, et le monument n'offre qu'un symbole exact : Apollon, dieu de la Musique, rendant hommage à Sa Majesté des progrès nouveaux de la musique en France. De même, au début du règne, Cochin lui avait dédié une allégorie pleine d'espérance, l'Hommage des Arts, où la postérité a vu trop vite leur remerciement.

En peinture, la Reine, toujours femme, ne regarde que les scènes de genre et les portraits de sa connaissance. Louis David lui fera payer cruellement le dédain qu'elle montre au Salon pour ses grandes toiles, comme si elle pouvait préférer des Romains peu vêtus aux séduisantes bergères de madame Le Brun. Hubert Robert lui plaît, non pour ses tableaux, mais pour son habileté de jardinier-paysagiste ; elle l'utilise, en lui faisant construire, aux jardins de Versailles, le rocher du nouveau bosquet des Bains d'Apollon. Cependant, parmi les artistes du moment, il en est un qui a du génie ; c'est un sculpteur, Jean Houdon ; il prépare un admirable buste de Louis XVI, et Marie-Antoinette, qui l'a vu travailler, lui a commandé le sien.

Pour les lettres, on lui doit cette justice qu'elle n'a point de prétention : n'y entendant rien, elle aime mieux n'en point parler. Elle montre, au reste, du respect pour le talent, quand ses amis s'en font garants. Elle protège ainsi l'abbé Delille, demande une pension pour Chamfort et, malgré les répugnances de Louis XVI, tente de faire recevoir à la Cour le vieux Voltaire. Un libraire donne, aux frais de sa cassette, une édition nouvelle des œuvres de Métastase. Elle encourage les débuts de Collin d'Harleville. Si elle applaudit une mauvaise tragédie de M. de Guibert et une comédie ridicule de Dorat-Cubières, pour cette comédie du moins elle a une excuse : le lecteur qui l'a interprétée dans ses cabinets était Molé, l'acteur de la Comédie-Française, dont la diction habile a fait illusion aux auditeurs.

La meilleure littérature qu'on lise chez Marie-Antoinette, ce sont les épigrammes du chevalier de Boufflers et la correspondance du prince de Ligne. Les jolies lettres, adressées régulièrement à la société du comte d'Artois, vont toujours finir dans les poches royales ; il y a des pages exquises, mais légères, et l'on recommande au prince d'y mettre le moins de gaietés possible, la Reine ne les aimant pas trop vives. Tels sont l'art et l'esprit que comprennent les femmes de Versailles. Il semble qu'André Chénier pense à leur reine, en écrivant ses vers sur la Frivolité, Chénier, qu'on ignore à la Cour et le seul poète de ce temps dont la postérité se souviendra :

Mère du vain caprice et du léger prestige,

La fantaisie ailée autour d'elle voltige...

La Reine, en cette Cour qu'anime la folie,

Va, vient, chante, se tait, regarde, écoute, oublie,

Et, dans mille cristaux qui portent son palais,

Rit de voir mille fois étinceler ses traits.

Bien que Marie-Antoinette n'aime pas les sujets sérieux, si cependant elle y touche, c'est avec un bon sens qui n'est pas commun autour d'elle. Les engouements de la mode ne l'atteignent pas toujours. On l'entend répondre au jeune Ségur, qui s'enflamme pour le baquet de Mesmer : Comment voulez-vous qu'on écoute vos folies, lorsque sept commissaires de l'Académie des sciences ont déclaré que votre magnétisme n'est que le produit d'une imagination exaltée ? Mais s'il est trop longtemps question chez elle des insurgents d'Amérique, ou des parlementaires, ou des économistes, Marie-Antoinette fait la moue, rompt les chiens, entraîne toute la société à travers ses cabinets. Les paniers de soie se froissent dans l'étroit escalier qui monte au billard. La Reine prend sa jolie queue d'ivoire, une dent d'éléphant à crosse d'or, et son jeu favori la venge bien vite des ennuyeuses dissertations qu'elle vient d'entendre.

Que ne donnerait-on pas pour avoir une conversation de Marie-Antoinette, si insignifiante fût-elle, avec l'accent, le ton léger, la pointe rapide, le parfum et le charme de la femme ! On sait d'elle des mots à moitié authentiques ou des causeries arrangées. Les seules, peut-être, qui donnent l'impression vivante de sa parole sont rapportées par son page, Tilly, ce mauvais sujet fort séduisant, qui a rempli ses Mémoires du récit de ses bonnes fortunes. La Reine se croit le devoir de veiller sur la conduite de ses pages, et le jeune Tilly n'est pas celui qui lui cause le moins de souci. Elle reçoit sur lui mille plaintes : il va sans cesse à Paris, il tutoie la plus mauvaise langue de la Cour, Champcenetz, il fait des dettes pour sa toilette : Soyez vêtu plus simplement, lui dit la Reine ; depuis quelques jours, voilà déjà deux habits brodés ; votre fortune ne vous suffira pas, si vos goûts l'excèdent. Pourquoi cette coiffure et ces crochets ? allez-vous à la comédie ? La simplicité ne fait pas qu'on vous remarque, mais elle fait qu'on vous estime. Ces avis, tout maternels, touchent l'étourdi sans le convaincre, et la Reine se décide à lui tenir rigueur. Elle ne se montre pas bien dure pourtant, le jour où Tilly lui a demandé, dans la Galerie, de se mettre à ses pieds pour lui transmettre une requête. Soyez chez moi avant cinq heures, a-t-elle dit. A l'heure indiquée, le page attend dans la pièce des nobles et la Reine paraît :

Bonjour. Où avez-vous dîné ?Chez madame de Beauvilliers, madame. — Chez la mienne ? Non, madame, chez celle de Madame Adélaïde. — Est-ce qu'elle donne à dîner ?Oui, madame, à moi du moins, qu'elle a vu très enfant et avec qui elle ne se gêne pas. — Si M. de Champcenetz avait été à Versailles, vous auriez dîné avec lui... C'est ça qui est bonne compagnie !Madame, il a quelque esprit et beaucoup de gaieté !Oh ! c'est charmant ! Ça le mènera loin ! Eh bien, monsieur, qu'est-ce que vous voulez ? entrez. Je prie la Reine de m'écouter avec un peu d'indulgence, parce que je serai peut-être un peu plus long que je ne devrais... — Mais sûrement, je vous écouterai. — Madame, il est arrivé ici un monsieur... une espèce de magistrat, à qui mes parents veulent du bien et moi aussi ; il voudrait bien obtenir une place à Alençon ; elle est vacante, la voilà sur un morceau de papier... Cela dépend de M. de Miromesnil ; mon monsieur est un excellent sujet... Un mot de la Reine à M. le Garde des sceaux, et il est clair... — Eh bien ! il est clair... ?Oui, madame... qu'il ne pourrait pas refuser... — Est-ce là tout ?Oui, madame. J'écrirai. Donnez-moi ce papier ; revenez demain à trois heures et demie, la lettre sera faite. Adieu. — Je ne sais comment exprimer à la Reine toute la reconnaissance... — En vous conduisant bien. Et la Reine congédie du geste le page incliné.

Ce simple dialogue ne montre pas seulement la facilité de bienveillance de Marie-Antoinette, qui ne sait refuser à personne ; on croit sentir aussi en ces petites phrases la vivacité de sa parole et jusqu'au timbre clair de sa voix.

Nous connaissons assez bien les personnages qui formaient l'intimité de la Reine et qui, pendant de longues années, l'absorbèrent entièrement. Les Mémoires de leurs amis ou de leurs adversaires, les documents diplomatiques, les lettres privées nous parlent d'eux avec tant de détail que chacun se présente aujourd'hui avec sa physionomie particulière, sa qualité ou son défaut dominant, à la place encombrante ou effacée qu'il avait prise dans la société de Marie-Antoinette.

Le moins digne y occupe malheureusement le premier rang. C'est le comte d'Artois, dont l'élégante séduction est comparable à celle de son aïeul Louis XV, mais dont la conduite publique est plus scandaleuse. Ses amis, qu'il a très chauds, car il est libéral et fidèle, le comparent volontiers à Henri IV dont il montre surtout les vices. On le grise aisément de louanges, et, par malheur, pour un franc serviteur tel que le bailli de Crussol, il compte autour de lui vingt flatteurs, vingt complaisants comme le prince d'Hénin. Sans souci de sa propre dignité, il s'inquiète peu de compromettre celle de la Reine : sa légèreté, dit Mercy, irait même jusqu'à corrompre la jeune femme, si elle ne l'arrêtait dès qu'il commence ses polissonneries. Les portraits suffisent à faire connaître ce fin jeune homme, l'air impertinent, la bouche entr'ouverte, brillant de santé et d'étourderie, incapable de réflexion et de mesure, et que le plaisir n'assouvit qu'accompagné de défis bruyants à l'opinion. Le comte d'Artois, dont les folies contribuent à perdre la Monarchie, n'a droit qu'à la justice de l'histoire ; elle garde ses respects pour l'expiation de Charles X.

Il n'est pas un gentilhomme auprès de la Reine qui ne vaille mieux que ce prince du sang. Coigny, l'aîné des Coigny, le duc, est un vieil ami. C'est un fidèle de Chanteloup, qui doit à ce titre d'avoir été nommé premier écuyer, dès l'avènement de Marie-Antoinette, et plus tard lieutenant général des armées du Roi et gouverneur de Choisy. Il a eu, un moment, assez de crédit pour combattre madame de Polignac, pas assez pour la renverser. De beaucoup d'esprit et de hautes manières, il fuit les intrigues et se borne à représenter, dans les cabinets de la Reine, l'influence toujours présente de M. de Choiseul. C'est un cœur droit que l'élévation n'a point gâté. Il est sans haine et sans ennemis, et si l'on calomnie l'affection que Marie-Antoinette a pour lui, c'est un hommage que beaucoup de gens croient rendre à son mérite et au charme de sa personne.

Du même âge que Coigny et comme lui grisonnant, le duc de Guines vient aussi du parti Choiseul ; mais, adroit et intrigant, il a assuré sa situation à la Cour en devenant le familier des Polignac. Ambitieux à grandes vues, il a levé les yeux vers le ministère ; on dit même qu'il a songé à remplacer Maurepas, en dépit des fâcheux souvenirs de son ambassade à Londres. Longtemps sa parole habile a séduit la Reine ; il lui a remis des mémoires écrits et lui a persuadé une sorte de réforme de la Cour qui a été sur le point d'aboutir. Tout n'était pas mauvais dans les plans de M. de Guines, Mercy lui-même en convient, mais ils donnaient au duc le premier rôle, et l'ambassadeur, sous main, l'a combattu. Sentant une résistance inexpliquée, Guines a voulu brusquer les choses, achever sa victoire, trancher du mentor. Mais Marie-Antoinette, qu'on mène si facilement tant qu'elle l'ignore, ne veut pas même admettre d'être conseillée. A un voyage de Marly, Guines est si mal reçu qu'il quitte la Cour brusquement, sous le prétexte d'une attaque de goutte, retourne à Paris et, huit jours durant, fait défendre sa porte. Quand il revient, il doit s'estimer content de n'être pas exclu de cette société qu'il avait rêvé de diriger.

La famille de Polignac, qui règne désormais sans partage, est aimablement composée, en hommes comme en femmes, mais, dans chaque ménage, le mari tient le second rang. Le duc de Polignac, accablé de titres et d'honneurs, et reconnaissant qu'il ne les doit point à son mérite, en porte le fardeau avec une simplicité du meilleur goût. Il sait remercier la duchesse par la liberté entière qu'il lui laisse, ne se mêle point aux coteries de son salon ; un contemporain le peint d'un mot, en disant avoir rencontré M. de Polignac qui, par hasard, veut aussi parler d'affaires, ce qui ne lui va pas.

M. de Guiche, le gendre, est aux pieds d'une belle-mère à qui il doit la fortune, sinon le bonheur. Moins aimable, le frère, M. de Polastron, a même le singulier travers de ne pas chercher à le paraître ; son rôle, quand il est à Versailles, est de jouer du violon chez la Reine, et il passe son temps auprès de sa femme à regretter son régiment. Le mari de madame de Châlons, pour ne point gêner la sienne, pousse l'obligeance jusqu'à demander des postes diplomatiques fort lointains, Venise et Lisbonne. Un autre diplomate, moins discret, M. d'Andlau, qu'on a fait ministre du Roi à Bruxelles, remplit d'ordinaire cette fonction dans le salon de la duchesse.

Il y a plusieurs Polignac à la Cour, mais ils ne sont pas de la société ; tels le vieux marquis de Polignac, premier écuyer du comte d'Artois, et ce peu régulier évêque de Meaux, dont la Reine a fait par complaisance son premier aumônier, fonction heureusement tout honorifique. Un Polignac qu'on invite quelquefois, mais le plus rarement possible, car il est sans esprit, c'est le chef de la maison, le vicomte, père de Jules. Son incapacité l'avait toujours éloigné des affaires jusqu'au jour où sa belle-fille a découvert en lui l'étoffe d'un ambassadeur ; sur cette recommandation, il a représenté le Roi plusieurs années près des Cantons suisses.

Plus animée et plus vivante apparaît la figure du comte d'Adhémar. Né sans fortune, mais avec une ambition sans bornes, il est doué pour la satisfaire. Esprit insinuant et doux, assez agréable pour charmer, point assez brillant pour effaroucher ou rendre jaloux, il a, de plus, compris son temps et qu'il faut parvenir par les femmes. Ayant longtemps battu ce chemin, il en connaît les détours. Il a épousé une dame du palais, fort riche, madame de Valbelle, dont on ne parle guère une fois devenue madame d'Adhémar, et qui a été, disent les bonnes langues, mal récompensée de cette fantaisie de sacrement. Le comte ne voulait d'elle que l'argent ; c'est une autre femme qu'il utilise pour sa carrière. Madame de Polignac a été séduite par ses grâces de beau déjà mûr, par son humilité, ses attentions, ses talents de société — M. d'Adhémar chante et fait de petits vers —, par cette complaisance toujours prête derrière les fauteuils. Elle se donne à le servir et le fait nommer ambassadeur en Angleterre. Il vient sans cesse à Versailles voir son amie ; elle-même passe le détroit pour l'aller visiter, et M. de Polignac est du voyage.

 

Deux hommes surtout dominent la société de la Reine, Besenval et Vaudreuil. Comme à M, d'Adhémar, la fortune a souri au baron de Besenval, mais il l'a laissée venir à lui. Ce Suisse a servi le Roi brillamment pendant la guerre de Sept Ans, avec la bravoure étourdie et spirituelle d'un soldat français. Il a rencontré au moment voulu la faveur du comte d'Artois, pour mettre en lumière ses mérites et l'introduire auprès de la Reine. Le voici devenu lieutenant général et inspecteur général des gardes suisses. Il n'est plus jeune, bien qu'il le paraisse sans peine ; cependant son esprit plein de souplesse, capable de caresser et de mordre, rompu aux fausses franchises et aux imprudences savantes, ses rudesses jetées comme par mégarde dans une conversation et soudain retirées avec grâce, ses flatteries et ses brusqueries font de lui l'homme inquiétant et dominateur, que les femmes craignent et recherchent.

La Reine l'écoute d'autant mieux qu'il se réclame de Choiseul et montre au ministre éloigné une fidélité tout helvétique. Cette confiance n'est pas sans danger pour elle. Mercy lui a fait remarquer depuis longtemps que le baron et madame de Polignac se rendent, en maintes occasions, coupables d'une sorte de trahison, en défigurant ce que la Reine a la bonté de leur dire et en abusant, à leur profit ou à celui de leurs amis, du crédit qu'ils se sont procuré. Ce sont paroles perdues. Marie-Antoinette va jusqu'à confier à Besenval de ces secrets de ménage qu'il vaut mieux taire à tous, car ils donnent à qui les écoute trop d'autorité et trop de droits.

Besenval a laissé des Mémoires, qui sont d'un véritable écrivain. Ils comptent parmi les meilleurs de la fin du siècle, et l'auteur y fait assez voir sa partialité pour que ses préventions ne puissent égarer. On l'a accusé d'ingratitude envers la Reine et d'une faute plus grave encore. Le premier reproche ne charge guère la mémoire d'un homme de cour. Le second vient d'une historiette racontée par madame Campan, les cheveux gris du baron aux genoux de la Reine ; mais ce récit semble fort arrangé pour servir une rancune de la femme de chambre. Si vraiment Besenval, malgré son âge, s'était risqué à une déclaration en règle, que penserait-on de la Reine qui, après une disgrâce passagère, l'a de nouveau reçu dans son intimité ? La fierté d'âme de Marie-Antoinette garantit la retenue de son favori. Quant à défendre autrement Besenval, n'y songeons point, et n'oublions pas qu'on le peignait d'un mot : On ne peut avoir ni plus d'amabilité, ni moins de mœurs.

Madame de Polignac est menée par M. de Besenval, seulement jusqu'où le veut M. de Vaudreuil. Celui-ci, le meilleur ami du comte d'Artois, est aussi le véritable maître du salon de la favorite. Il y affirme un despotisme maladif qu'expliquent ses langueurs, ses vapeurs, ses crachements de sang, et que font excuser, dit la duchesse, les qualités de son cœur. Il est d'ailleurs, quand il y tient, la séduction même, et sait parler aux femmes sur ce ton de galanterie tendre, enjouée et respectueuse, dont le secret se perd. Créole, fils d'un gouverneur de Saint-Domingue, il conserve presque seul, à la cour de Versailles, les traditions de la conversation française. Il y joint une verve, une véhémence qui le font écouter partout, et, lorsqu'il parle, son visage, détruit par la petite vérole, s'embellit et rayonne. Prôneur de ses amis, prompt à les défendre, il n'est pas moins ardent pour l'attaque ; à la moindre contrariété, il s'emporte en fugitives colères.

La lutte est fréquente entre Besenval et Vaudreuil, qui ne se pardonnent guère leur supériorité. Il est pourtant des goûts communs, pour unir ceux que les rivalités de salon mettent aux prises. Ils sont l'un et l'autre des collectionneurs et 'des lettrés. Besenval s'est fait peindre par Danloux accoudé à sa cheminée, dans un cabinet plein de tableaux et de meubles d'art. Quant à Vaudreuil, il s'intéresse de toute son âme passionnée à l'œuvre entière de son temps. Sa fortune lui permet de jouer le Mécène et, quand il la dépasse, les coffres du Roi payent en son nom. Il donne des fêtes de financier, où ne viennent que des gens d'esprit. Il a une collection de toiles de maîtres, un théâtre à la campagne, et les artistes qu'il protège souhaitent de le voir un jour à la seule place qui puisse lui convenir dans l'État, celle de directeur général des Bâtiments du Roi. Il fréquente, en attendant, les coulisses et les ateliers. Il est l'intime compagnon de Chamfort et le protecteur de Lebrun-Pindare.

Par un raffinement de sceptique, ce gentilhomme, qui vit de la Cour et du Trône, goûte les pires hardiesses de plume de ceux qui les attaquent ; il en fait accepter plus d'une jusque dans l'entourage royal, et Marie-Antoinette lui dit un jour, un peu effrayée d'une ode de Lebrun qu'il lui donne à lire : Savez-vous que cet homme nous ôte notre enveloppe ! Il partage du moins le goût de sa souveraine pour le talent et la personne d'une femme, qui n'a de commun que le nom avec le poète révolutionnaire, et madame Vigée-Le-Brun, dont il honore le salon, parle de lui dans ses Souvenirs avec une tendre reconnaissance. C'est chez elle surtout que se plaît Vaudreuil : dès qu'il a rempli à Versailles ses devoirs d'ami ou de courtisan, il s'échappe au plus vite d'un monde futile, pour retrouver à Paris le milieu d'intelligence où il aime vivre.

 

Tels sont les principaux gentilshommes dont s'entoure la Reine, au temps de sa grande intimité avec madame de Polignac, alors qu'elle se fie au choix de son amie. Il faut ajouter quelques autres noms : le comte Édouard Dillon, qui est pour tous le beau Dillon et, dit-on, le sait un peu trop ; le bailli de Crussol, le comte d'Avaray, le duc de Dorset, ambassadeur d'Angleterre, que la Reine appelle une bonne femme et qu'elle reçoit bien, le comte Eszterházy, qu'elle traite mieux encore, puisqu'elle paye cent mille livres de ses dettes, enfin un étranger plus illustre, le prince de Ligne, qui, né dans les États de Marie-Thérèse, se plaît à vivre sujet de Marie-Antoinette.

Ce grand voyageur, errant à travers les cours de l'Europe, réserve chaque année plusieurs mois à celle qu'il préfère. Il écrit, en parlant de Versailles : Le goût du plaisir m'y a conduit, la reconnaissance m'y ramène. Il est tenu au courant des nouvelles du petit cercle par le chevalier de l'Isle, capitaine au régiment de Champagne, le même qui arrive le premier, au sortir de table, chez madame de Polignac, pour faire croire aux visiteurs qui viennent ensuite qu'il a dîné avec la Reine. Le chevalier correspond aussi avec Voltaire et tourne facilement noëls satiriques et chansons. Il adresse des vers à Marie-Antoinette. Voici un couplet, sur l'air de Joconde, curieux pour le ton familier qu'il décèle ; l'auteur menace la Reine de la faire connaître au bal de l'Opéra, ce qui, paraît-il, est sa grande terreur :

Dans ce temple où l'incognito

Règne avec la folie,

Vous n'êtes, grâce au domino,

Ni reine, ni jolie.

Sous ce double déguisement

Riant d'être ignorée,

Je vous nomme ! et publiquement

Vous serez adorée.

C'est ici la limite de galanterie que les hommes ne dépassent pas. Il importe de le dire, car cette familiarité de Marie-Antoinette a été beaucoup exagérée. Son tact, dit le prince de Ligne, en imposait autant que sa majesté. Il était aussi impossible de l'oublier que de s'oublier soi-même. Au même témoin prenons encore quelques traits, car il a seul autorité pour ces mille détails intimes : Marie Leczinska, dit-il, vieille de bonne heure, assez laide, demandait quelquefois au théâtre des pièces un peu fortes ; les dévotes aiment assez les sottises ; et quand on donnait une pièce où il y en avait, nous disions quelquefois : C'est du répertoire de la Reine. — Ajoutez au moins, disait Marie-Antoinette, que c'est de la feue Reine. On n'osait pas risquer devant elle, continue le prince, un propos trop libre, une historiette trop gaie ou une grosse méchanceté. On se dédommageait, il est vrai, dès qu'elle était sortie, dès qu'on n'avait plus à craindre de froisser l'âme blanche de la Reine.

 

Les femmes régnaient alors, la Révolution les a détrônées. Ainsi parle une de celles dont la royauté fut la plus douce. Les femmes qui entouraient Marie-Antoinette avaient bien, par la beauté ou la grâce, quelques droits à lui disputer le sceptre. .

Presque toutes étaient parentes des Polignac. La comtesse de Polastron ; née d'Esparbès de Lussan, parait déjà de langueur de beaux yeux destinés à beaucoup pleurer ; sa voix, chantante et très douce, révélait une âme romanesque, aisément craintive et retirée, qui demandait, pour être comprise, à être cherchée. M. le comte d'Artois s'était mis à cette recherche. Bien différentes étaient les autres femmes de la famille : la comtesse d'Andlau, fille d'Helvétius, qu'on appelait la brillante d'Andlau, la comtesse de Châlons, née d'Andlau, un des plus jolis visages de la Cour, idolâtrée de beaucoup et surtout du duc de Coigny, qui finit par l'épouser, enfin la jeune duchesse de Guiche, belle comme sa mère, gaie, bienveillante, et qui était Guichette pour les familiers, comme madame de Polastron était Bichette. On voyait encore, de temps en temps, à Versailles, chez les Jules, d'aimables Parisiennes goûtées par la Reine : telle la comtesse de Sabran, dont les lettres à M. de Boufflers reflètent ce monde de cour dans le miroir d'une âme indulgente.

Les deux femmes qui tiennent le plus de place dans le cercle de la Reine sont la comtesse Diane et la duchesse Jules, l'esprit et la beauté. Diane de Polignac est laide et dédaigne les artifices qui pourraient le faire oublier. Elle a de sûrs moyens de séduction qui la font préférer aux plus belles. En ce groupe les mélancoliques ne sont point rares, et la Reine elle-même rit beaucoup sans avoir de gaieté naturelle ; c'est Diane de Polignac qui apporte le mouvement et la vie. Elle est le boute-en-train de la Cour, le rayon de soleil des jours de pluie. Elle fait ce qu'on néglige autour d'elle, elle cultive son intelligence en lisant beaucoup. Ironique et sensible à la fois, tantôt facilement rougissante, tantôt prompte et audacieuse de parole comme un homme, il n'y a qu'elle pour tenir tête à M. de Vaudreuil et railler impunément ses emportements féminins. Son esprit, bien armé, ne craint rien ni personne ; il voit les ridicules, les saisit au point juste et trouve des mots à l'emporte-pièce, qui vengent et tuent. On la dit intrigante, d'une conduite Libre jusqu'au scandale et galante sans pudeur. De tels mots sont exagérés et viennent sans doute de gens qu'elle a blessés. Louis XVI a fait pourtant un singulier choix, en la mettant à la tête de la maison de Madame Élisabeth ; on pouvait trouver, sans chercher beaucoup, plus vertueuse dame.

Auprès d'un tel repoussoir, la duchesse Jules paraît d'une séduction plus douce, de même qu'à côté de madame de Guiche, sa fille, aux charmes un peu apprêtés, elle fait mieux goûter sa simplicité et son naturel. Cette petite femme toute menue est délicieusement jolie, de la beauté des brunes aux yeux bleus ; aucun portrait, pas même ceux de madame Le Brun, ne rend assez un enchantement que tous les contemporains proclament et que ses ennemis même subissent, en le maudissant. C'était, dit le duc de Lévis, la plus céleste figure qu'on pût voir. Son regard, son sourire, tous ses traits étaient angéliques. Elle avait une de ces têtes où Raphaël sait joindre une expression spirituelle à une douceur infinie. Les témoins s'accordent à marquer le trait distinctif de sa beauté : Sa démarche, dit l'un, portait l'empreinte d'un abandon séduisant, qui la distinguait des autres femmes de la Cour, qui n'avaient que le remuant de l'orgueil et de la vanité ; elle mettait, dit un autre, dans tous ses mouvements, je ne sais quelle grâce négligée qui la faisait remarquer au milieu des plus belles.

Voilà l'attrait neuf et rare qui a conquis Marie-Antoinette. Cette grâce négligée correspond du reste, chez madame de Polignac, à de réelles qualités morales. La Reine a aimé tout de suite sa sincérité de jugement et sa fraîcheur d'âme, non moins que son goût de musicienne et la caresse de sa voix. Elle lui donne, dès la première heure, toute la réserve de tendresse qu'elle n'a pu épuiser avec d'autres amies. Alors commence entre elles une de ces jolies affections de vingt ans, échanges de confidences, d'impressions, de prévenances, qui ne durent pas toujours jusqu'aux années graves, mais qui parfument le cœur pour la vie. L'âme ardente et confiante de Marie-Antoinette devait en connaître, mieux que toute autre, les joies et les désillusions.

On sait l'irréparable tort que ce lien fit à la Reine et les abus qu'il entraîna. N'attristons pas ici le souvenir d'une amitié, dont les premières heures ont été désintéressées, qui le fût restée peut-être, sans les ambitions qui l'exploitèrent, tant madame de Polignac mettait de détachement à jouir de sa fortune et d'indifférence à la soutenir. Cette indolence même, cette apathie qui était le fond de sa nature, lui donna, il est vrai, une force infinie : elle irrita la générosité de Marie-Antoinette ; elle lui fit chercher sans cesse quel plaisir nouveau inviterait son amie à sourire, quelle largesse inattendue pourrait forcer sa reconnaissance.

La première faveur, et la plus chère aux deux amies, fut de fixer à la Cour madame de Polignac par une charge pour son mari. La Reine leur fit donner aussitôt un appartement au Château, dans la vieille aile, bien petit, mais très voisin du sien. A la première occasion, on l'agrandit, pour que Marie-Antoinette pût s'y faire recevoir. Elle y passa bientôt tout son temps, et le salon de madame de Polignac devint une répétition du salon royal. Même société, mêmes divertissements, même intimité. Il y avait assez de jolies femmes pour que le comte d'Artois y oubliât, des journées entières, ses actrices de Paris. Le Roi lui-même y venait le soir assez souvent. L'auguste présence du souverain honorait les maîtres du logis, mais contraignait un peu la gaieté générale ; plus d'une fois, comme on le savait très ponctuel et se retirant à dix heures, un mauvais plaisant avançait furtivement l'aiguille de la pendule. Le Roi parti, la Reine restait le plus longtemps possible ; ce n'était que fort tard qu'elle rentrait chez elle et traversait, enveloppée de ses fourrures, la salle où sommeillaient les gardes autour de leur grande cheminée.

Il en allait de même à Fontainebleau, où la favorite logeait aussi tout près de la Reine. Bientôt celle-ci ne pouvait plus se passer d'elle. Quand madame de Polignac fit ses couches à Passy, la Reine décida un petit voyage de la Cour à la Muette, afin d'être auprès de son amie. Elle arrivait chez la jeune mère à dix heures du matin, y dînait et y restait toute la journée. Elle marqua, dans les mêmes circonstances, la même tendresse à la duchesse de Guiche, prolongeant un autre séjour à la Muette pour partager les émotions maternelles de madame de Polignac. Le chevalier de l'Isle en parlait ainsi au prince de Ligne : Je vous écris de la villa Jules, à côté de l'accouchée. La mère est là qui vous salue. La Reine vient d'en sortir, elle qui n'en sort guère ; c'est la plus charmante garde de France.

 

Cette liaison si étroite se dénoue pourtant. On accuse à tort l'inconstance de Marie-Antoinette, qui a eu, il est vrai, des engouements, mais dont l'affection est restée fidèle. Elle a subi, après des années d'illusion, un désenchantement cruel. La favorite est devenue l'instrument de sa coterie ; elle a pris goût à son rôle de pourvoyeuse de places et de faiseuse de ministres ; elle ne demande plus, elle impose ses volontés, souvent sans les faire passer par la Reine. Celle-ci comprend peu à peu que madame de Polignac la sacrifie à ses amis et que sa trop grande bonté n'a fait en somme que beaucoup d'ingrats. Elle se refuse d'abord à y croire ; elle se repent de ses premières révoltes, et il suffit que la duchesse fasse mine de vouloir quitter la Cour, pour voir à ses genoux une reine en larmes lui demander grâce pour un soupçon. Mais les gens à franc-parler, les Mercy et les Vermond, ont mille occasions de convaincre Marie-Antoinette et leur jalousie aiguise leur vigilance. Ils exploitent surtout son antipathie pour M. de Vaudreuil.

Depuis longtemps elle souffre de la place que tient, dans le cœur de madame de Polignac, son ami trop intime. Une telle rivalité, où elle se sent toujours vaincue, a fini par inquiéter son affection. Elle a su bientôt les intrigues de Vaudreuil, sa conduite équivoque pour le Mariage de Figaro, sa campagne affichée en faveur du cardinal de Rohan. C'est à cause de lui qu'elle marque un jour à madame de Polignac son regret de rencontrer chez elle certaines personnes qui lui déplaisent ; et celle-ci se permet de répondre : Je pense que, parce que Votre Majesté veut bien venir dans mon salon, ce n'est pas une raison pour qu'Elle prétende en exclure mes amis. Marie-Antoinette dira plus tard à M. de la Marck, en lui rapportant ce propos : Je n'en veux pas pour cela à madame de Polignac ; dans le fond, elle est bonne et elle m'aime, mais ses alentours l'avaient subjuguée.

La Reine s'éloigne peu à peu de son amie. Elle ne va plus chez la gouvernante que pour voir son fils, et aussi par amour-propre, afin de pallier aux yeux du monde le désastre de ses sentiments. Extérieurement, rien n'est changé ou peu de chose : les attentions amicales de la Reine sont à peine diminuées ; mais elle ne se confie plus, ne demande plus conseil ; elle ne parle de ses projets que lorsqu'ils sont résolus et engagés. Cette situation nouvelle ne plaît ni à Besenval, ni à Vaudreuil. Celui-ci surtout est désappointé, qui avait osé élever ses prétentions jusqu'à la place de gouverneur du Dauphin. Madame de Polignac, au contraire, prise jadis par la faveur sans l'avoir cherchée, la laisse partir sans s'y cramponner, sûre d'ailleurs des avantages publics qui lui resteront. A l'affection jalouse de Marie-Antoinette elle ne sacrifie ni son repos, ni ses amis. Chaque fois que la Reine se décide à passer la soirée chez celle qu'on s'obstine à appeler la favorite, elle est obligée d'envoyer d'abord un valet de chambre s'informer du nom des personnes qui s'y trouvent ; si la liste ne lui convient pas, ce qui est fréquent, comme elle n'a plus le droit de la changer, elle s'abstient.

Quelle tristesse alors, en remontant par le souvenir aux aimées meilleures, de s'apercevoir qu'on a été seule à entretenir le feu sacré ! Il ne faut rien moins que la menace de la Révolution pour ranimer cette amitié éteinte. Lorsque la Reine est au bord de l'abîme, madame de Polignac reconnaît-elle qu'elle l'y a poussée ? Elle comprend du moins qu'il faudrait l'aimer mieux et le mieux montrer. La Reine oublie, de son côté, son propre danger, pour ne songer qu'à celui de ses serviteurs et mettre les Polignac à l'abri des fureurs populaires. Au moment de la séparation dernière, le lendemain de la prise de la Bastille, quelque chose du passé renaît dans les cœurs, mais, en cette lutte de tendresse, celle qui l'emporte est encore l'amie couronnée.

Pendant toute la fin du règne, madame de Polignac continue à tenir le cercle d'autrefois dans son appartement de gouvernante, à l'angle du Château, sur la terrasse de l'Orangerie. Elle reçoit le dimanche la Cour et Paris, le reste de la semaine quelques amis seulement, toujours les mêmes. On mène autour d'elle une sorte de vie de campagne, pleine de paix ; le duc de Lévis, qui l'a goûtée, la rappelle dans ses Souvenirs avec un accent de singulier regret. Il décrit le salon d'hiver, la grande galerie de bois qui contient au fond un billard, à droite un piano, à gauche une table de quinze. Ce sont les jeux aimés de la Reine ; mais, dans ce milieu où rien ne semble changé, une seule personne manque, et c'est la Reine.

 

Cependant Marie-Antoinette ne peut se passer d'amitié. A mesure que croissent les difficultés de sa vie royale, elle a un besoin plus grand de confidences et d'appuis intimes. On pourrait penser qu'elle a retrouvé une amie délaissée, cette princesse de Lamballe, si chère autrefois à la Dauphine et à la jeune Reine, et que madame de Polignac, plus intelligente, plus attrayante, a remplacée. Mais la princesse n'est plus là. Elle n'a pu se contenter de la seconde place ; sa mauvaise santé lui a donné le prétexte nécessaire pour se retirer peu à peu de la Cour ; elle n'y séjourne que pour remplir ses fonctions de surintendante. Elle ne voit donc plus la Reine que lors des fêtes et des circonstances officielles, ou quand elle la reçoit à Paris, en grand souper, à l'hôtel de Toulouse. Le reste du temps, elle vit avec sa belle-sœur, la duchesse d'Orléans, ou son beau-père, le vénérable duc de Penthièvre. Elle le suit dans ses résidences de province, Eu, Crécy, Anet, Rambouillet, Aumale, Vernon. Elle prend part à ses œuvres de piété et de charité, préside ces singulières réunions de loges maçonniques fort à la mode dans la noblesse, ou prépare, sous les ombrages de Sceaux, la candidature académique du chevalier de Florian.

Madame de Lamballe aime pourtant la Reine profondément. La Cour la reverra aux jours douloureux ; elle accourra, dès le lendemain du 6 octobre, dans ces Tuileries devenues périlleuses et désertées des courtisans ; elle apportera son cœur qui ne change pas, ce cœur fidèle jusqu'à la prison, jusqu'au supplice.

En attendant, la Reine se lie plus intimement avec quelques nobles femmes qui lui resteront aussi dans le danger, la duchesse de Fitz-James, sa fille, la jeune duchesse de Maillé, la princesse de Tarente, la marquise de Tourzel. Mais l'amie chez qui elle trouve un salon familier pour remplacer celui de madame de Polignac, c'est madame d'Ossun, sa dame d'atours.

Geneviève de Gramont, comtesse d'Ossun, est alliée à M. de Choiseul et sœur du duc de Guiche. Cette parenté l'a depuis longtemps rapprochée de la Reine, qui, dès 178o, l'a attachée à son service et n'a cessé de lui témoigner toujours plus d'affection et de confiance. Madame d'Ossun a essayé de mettre un peu d'ordre dans les dépenses effrénées de la garde-robe et de lutter contre l'influence sans contrôle des marchandes de modes. Ses représentations, d'abord mal écoutées, ont fini par convaincre la Reine, après des années. Il faut, d'ailleurs, un certain temps pour goûter madame d'Ossun, car chez elle les dehors manquent et aussi le piquant de l'esprit ; c'est le contraste le plus complet avec la séduisante Polignac ; mais le caractère est solide et sans arrière-visées ambitieuses. Marie-Antoinette, mûrie et instruite, a mieux placé son amitié.

Quand elle s'est mise à fréquenter régulièrement chez sa dame d'atours, elle lui a offert un traitement pour l'indemniser de ses dépenses de réception quotidienne. La comtesse, qui a peu de fortune, a demandé seulement quelques milliers de livres par mois, et depuis n'a rien sollicité pour elle, ni pour personne. Le bonheur d'avoir chez elle sa reine lui suffit ; s'il lui vient enfin une pension royale, c'est Marie-Antoinette qui a exigé qu'elle l'acceptât. L'état des finances ne permet pas à la souveraine de faire pour cette amie rien de ce qu'elle a fait pour l'autre ; mais madame d'Ossun s'ingénie à lui procurer les mêmes plaisirs. Elle la reçoit à dîner avec quatre ou cinq personnes seulement, qui apportent la gaieté sans la gêne. Elle organise de petits bals, des concerts où elle fait entendre les chanteurs à la mode, à l'époque où la Reine ne va plus à l'Opéra. Par une coïncidence singulière, madame d'Ossun occupe au Château l'ancien appartement de madame de Polignac ; l'intimité de Marie-Antoinette semble destinée à ce logis, où chaque coin lui rappelle mille souvenirs tristes et doux.

Chez madame d'Ossun, la Reine rencontre la mère du jeune duc d'Enghien, la duchesse de Bourbon, qui fait de la musique avec elle et trouve dans les mélancolies royales un écho aux douleurs de sa vie brisée. Le cercle des hommes est un peu restreint et surtout composé de grands seigneurs étrangers. On y voit M. de Mercy, que Marie-Antoinette traite avec un respect presque filial et dont elle écoute plus qu'il ne faudrait les instructions politiques, le comte de la Marck, qui prélude par cette liaison avec la Reine aux négociations qu'il nouera plus tard entre elle et Mirabeau, puis ce brillant groupe de Suédois, devenus par un long séjour plus qu'à moitié français, le comte de Stedingk, le comte Axel Fersen, d'autres encore ; et peut-être y rencontre-t-on en passant le nouvel ambassadeur de Suède, M. de Staël-Holstein, qui doit à Marie-Antoinette son mariage avec mademoiselle Necker.

La Reine n'a pas renoncé à cette habitude qui lui a fait tant de mal, de se cantonner dans une étroite société privée. Bien que son choix soit devenu meilleur, ces dispositions découragent autour d'elle plus d'une bonne volonté et d'un dévouement. Le jeune Schomberg, admis un jour à l'honneur d'un souper royal, écrit à sa mère : La Reine a traité devant moi avec beaucoup de bonté le chevalier de Puységur, qui y était, et je vois bien, ainsi qu'on me l'a dit, qu'elle est extrêmement aimable pour les personnes de sa société. Il est bien fâcheux, ajoute-t-il, qu'il faille autant de peines et de soins pour en pouvoir approcher. Que de gentilshommes partent de Versailles avec le même sentiment, et que de forces, à cette heure suprême, se trouvent perdues pour la Monarchie ! On devine pourtant d'où vient cette répugnance instinctive de la Reine à élargir son intimité ; elle l'a expliqué d'un mot à quelqu'un qui lui montrait l'inconvénient d'une préférence trop marquée pour les étrangers : Vous avez raison, a-t-elle dit avec un sourire triste ; mais c'est que ceux-là ne me demandent rien !

Les anciens favoris, ceux qui demandaient toujours, ne pardonnent pas à Marie-Antoinette de les avoir quittés. Malgré l'extrême réserve de madame d'Ossun, le salon Polignac poursuit d'épigrammes le salon rival. On y parle avec malignité des écossaises que la Reine aime à danser, chez la comtesse, avec le jeune lord Strathavon. Un des hommes qu'elle a le plus comblés ne craint pas de composer à ce sujet un couplet odieux, qui, après avoir fait sourire chez la gouvernante, va faire crier dans Paris. Et du sentiment de Marie-Antoinette pour Fersen, que n'a-t-on pas dit ? que d'infamies, cyniques ou sournoises, n'a-t-il pas pro-voguées ? Il faut répondre par la dépêche que le , comte de Creutz, ambassadeur de Suède, adressait , à son roi, après le premier séjour de Fersen en France. Voici ce document, qui appartient à l'histoire et qu'on ne peut lui dérober :

Je dois confier à Votre Majesté que le jeune comte Fersen a été si bien vu de la Reine que cela a donné des ombrages à plusieurs personnes. J'avoue que je ne puis pas m'empêcher de croire qu'elle avait du penchant pour lui : j'en ai vu des indices trop sûrs pour en douter. Le jeune comte Fersen a eu dans cette occasion une conduite admirable par sa modestie et par sa réserve, et surtout par le parti qu'il a pris d'aller en Amérique. En s'éloignant, il écartait tous les dangers ; mais il fallait évidemment une fermeté au-dessus de son âge pour surmonter cette séduction. La Reine ne pouvait pas le quitter des yeux les derniers jours ; en le regardant, ils étaient remplis de larmes. Je supplie Votre Majesté d'en garder le secret pour elle et pour le sénateur Fersen. — Lorsqu'on sut le départ du comte, tous les favoris en furent enchantés. La duchesse de Fitz-James lui dit : Quoi ! monsieur, vous abandonnez ainsi votre conquête ?Si j'en avais fait une, je ne l'abandonnerais pas, répondit-il ; je pars libre, et malheureusement sans laisser de regrets. Votre Majesté avouera que cette réponse était d'une sagesse et d'une prudence au-dessus de son âge.

Marie-Antoinette a donc éprouvé pour un étranger quelque chose de plus que de l'amitié ; ses yeux se sont troublés en rencontrant les regards du seul homme que, sans doute, elle ait aimé. Oui, tout cela est vrai, mais rien de plus. Celui qu'elle a distingué s'est montré digne d'un cœur royal trop fier pour un aveu, trop faible pour dissimuler. Ce Fersen qu'on nous représente grand, réservé, sérieux, si différent de nos petits-maîtres parisiens et de nos courtisans de Versailles, c'est bien le héros qu'on rêve pour ce roman, fait de silence et de sacrifice. Son retour en France pendant la Révolution et son dévouement chevaleresque à la famille royale ennoblissent encore son souvenir ; il n'est pas jusqu'à sa mort tragique, dans une émeute de Stockholm, qui ne serve à compléter sa destinée. Fersen fut généreux et brave, et Marie-Antoinette sut le comprendre. Mais les femmes qui portent la couronne ont-elles les droits des autres femmes ? Leurs plus intimes sentiments, les plus délicats, les plus sacrés, ne sont-ils pas promis, tôt ou tard, à la calomnie ?

 

Auprès de Marie-Antoinette un homme a la première place, le Roi. Le Roi ! c'est, pour la nation, l'incarnation de sa force et de sa gloire, le représentant de la justice et du droit divin, le père et le maître ; pour la Reine, c'est le mari. Rôle écrasant pour un homme médiocre, que de maintenir ce double prestige aux yeux d'une femme et d'une nation, qui semble posséder elle-même les délicatesses féminines et qui a plus qu'aucune autre ses crises, ses exigences, ses caprices.

Louis XVI vient de chasser, à Saint-Hubert ou à Rambouillet ; il a soupé à un rendez-vous de chasse et, las de sa journée, il s'est endormi dans la voiture qui le ramène à Versailles. En arrivant au Château à la nuit, on est obligé de le réveiller. Il descend de voiture, encore somnolent et titubant comme un homme ivre ; des valets de chambre doivent soutenir ce corps massif et alourdi, et les gardes, qui assistent à la scène, rient entre eux et croient que le Roi a trop bu. Le matin, il se lève de bonne heure ; à peine débarrassé de l'étiquette du lever, il s'échappe par un escalier intérieur et monte à sa forge, à son atelier dans les combles, où l'attend le compagnon Gamain. Il y fabrique des clefs, des pênes, des boîtes de fer. Il fait aussi du travail fin, de la mécanique de précision, avec l'ingénieur Poux-Landry ; mais on ne s'entretient que de son ouvrage commun de serrurier. Au reste, il lui arrive d'interrompre la besogne, s'il voit par la fenêtre des maçons qui gâchent du plâtre dans la cour ; il descend pour les aider, sa chemise retroussée sur les bras.

Voilà ce que la France sait de son roi ; voilà comment Marie-Antoinette aperçoit son mari, la truelle à la main ou son gros visage encore rouge du feu de la forge. Quand il faut reprendre l'habit brodé, recevoir les ambassadeurs, donner dans un bal la main aux dames, tout révèle, en ce singulier descendant de Louis XIV, le tempérament et les habitudes d'un ouvrier : ses mains robustes, ses gestes sans grâce, ses plaisanteries en coup de boutoir avec les hommes, son embarras sous l'œil malicieux des femmes.

Ni la nation, ni l'épouse ne trouvent en lui ce rayonnement dont le souverain et le mari ont également besoin. La France le regrette, la Reine en sourit. Elle écrit à un ami d'Autriche que le rôle de Vulcain plaît au Roi, mais qu'il n'aimerait guère qu'elle jouât celui de Vénus ; elle raconte comment elle s'y prend pour obtenir de lui tout ce qu'elle désire et mener le pauvre homme à ses volontés. Le pauvre homme ! le mot y est, bien irréfléchi sans doute, mais destiné à faire le tour de l'Europe, aussi fâcheux pour la femme que pour le mari. Peut-on écrire, gronde l'Empereur, quelque chose de plus imprudent, de plus irraisonnable, de plus inconvenant ? La Reine est une enfant alors ; elle promet de veiller sur sa plume ; mais elle continuera longtemps encore à dédaigner le Roi, à lui préférer la société d'hommes aimables et superficiels. Se croyant supérieure à lui, elle se plaira à le lui faire sentir, sans dureté aucune, mais avec cette petite cruauté à demi inconsciente, revanche féminine de la soumission au lien conjugal, et le Roi ébloui, intimidé, amoureux, remerciera des moindres faveurs.

Tout cela change peu à peu avec les années, la raison, la maternité. La Reine avait peut-être quelque droit d'en vouloir au Roi, au fond d'elle-même, quand les poissardes la poursuivaient de leurs quolibets dans les salons de Versailles, lors des couches de la comtesse d'Artois, et lui demandaient grossièrement un dauphin pour la France. Cette souffrance secrète l'irritait et la disposait à l'ironie et à l'impatience. Mais les enfants sont venus tranquilliser ce cœur longtemps inquiet ; et voici que les qualités de Louis XVI commencent à se révéler à la Reine. Ce mari sérieux a vu toutes ses folies de jeune femme et, avec le tact que donne l'amour, ne lui a pas adressé un seul reproche pouvant la blesser ; il fait violence à ses goûts personnels pour prendre les siens ; c'est pour lui plaire qu'il a essayé de changer quelque chose à la rudesse de ses manières. Si elle a été cruellement froissée d'apprendre qu'on a songé à lui faire accepter une maîtresse, elle est touchée de voir qu'il l'aime trop pour s'y prêter.

Comme roi est-il sans mérite ? N'a-t-il pas un sentiment du devoir que tous admirent ? N'est-ce pas un travailleur, qui étudie lui-même les dossiers importants, qui se fait mettre au courant des affaires par ses ministres, et, quand il a dépensé dans sa forge l'excès de son activité physique, ne garde-t-il point de longues heures pour sa bibliothèque ? Ne voit-on pas sa table de travail encombrée de papiers, de cartes, de volumes ouverts et annotés ? Peut-on reprocher bien sévèrement sa faiblesse intermittente et son irrésolution à un roi dévoué, appliqué, et qui ne s'en tient pas aux bonnes intentions ? A mesure que Marie-Antoinette devient plus sage, ces réflexions la pénètrent mieux. A force d'estimer Louis XVI et de prendre confiance en lui, à force de se sentir adorée par cet homme aux dehors vulgaires, mais au cœur sûr, elle finit, elle aussi, par éprouver un sentiment qui ressemble presque à de l'amour. Elle devient du moins, comme le voulait sa mère pour son bonheur, la meilleure amie du Roi.

Cette transformation se constate dans l'extérieur des deux époux et dans le rapprochement de leur vie. Joseph II, à son second voyage, en 1781, a remarqué un changement en mieux considérable. On l'aperçoit aussi dans les lettres de Marie-Antoinette, où elle rend de plus en plus justice à son mari et lui reconnaît, à certains moments, des attentions et des recherches de tendresse qu'elle n'oubliera de sa vie. Une jeune fille, la plus jeune des femmes de la famille royale, travaille à resserrer cette union ; c'est la sœur bien-aimée de Louis XVI, Madame Élisabeth.

Quand Madame Clotilde a quitté la France, Madame Élisabeth ne pouvait encore la remplacer. La seconde sœur du Roi n'a tenu son rang à la Cour qu'à partir de 1778. C'est alors qu'elle a été remise à Louis XVI par sa gouvernante, madame de Guémené, et qu'on lui a constitué une maison. La princesse n'est pas jolie : ses traits peu réguliers, son nez bourbonien à l'excès, sa petite taille lui enlèvent toute majesté ; mais la fraîcheur de son teint, la douceur de ses yeux bleus, la bonne grâce de son sourire, la rendent cependant agréable. Elle est déjà sérieuse, instruite, pleine d'à-propos et de sagesse. Marie-Antoinette, qui n'a vu longtemps qu'une enfant dans sa belle-sœur, est toute surprise du charme qu'elle lui découvre. Madame de Bombelles, la confidente de Madame Élisabeth, marque dans sa correspondance la naissance de ce sentiment nouveau : Madame Élisabeth, écrit-elle le 22 avril 1779, est revenue hier de Trianon. La Reine en est enchantée ; elle dit à tout le monde qu'il n'y a rien de si aimable, qu'elle ne la connaissait pas encore bien, mais qu'elle en avait fait son amie et que ce serait pour toute la vie. Le caractère, les goûts, l'éducation, tout est différent entre la Reine de vingt-trois ans et la princesse de quinze. Mais ce contraste ne les attire que mieux l'une vers l'autre : en dépit des intrigues qui la traversent, leur union sans cesse grandit.

On peut regretter que Marie-Antoinette n'ait pas rencontré plus tôt Madame Élisabeth. Le cœur affectueux, qui s'était formé à Vienne au milieu de si douces habitudes d'intimité, s'était trouvé bien isolé en arrivant à Versailles. Dans la famille nouvelle de Marie-Antoinette, aucune femme n'était digne d'elle. Partout des esprits jaloux, défiants, tout au moins sans chaleur et sans jeunesse. Comment s'étonnerait-on qu'elle ait cherché ailleurs, qu'elle soit allée aux étrangères qui lui donnaient la réalité ou l'illusion de l'amitié ? Peut-être que Madame Élisabeth, avec quelques années de plus, eût tenu auprès d'elle la place qu'y prit madame de Polignac. Sans avoir les inconvénients des faveurs privées, cette liaison eût beaucoup servi à la formation morale de Marie-Antoinette. Elle subissait facilement les influences extérieures et, quoique venue tard dans sa vie, celle de Madame Élisabeth s'y fit sentir. La princesse voyait les légèretés de la Reine, le mauvais choix de ses amis, sans se croire le droit de les blâmer ; mais son exemple seul était un discret reproche, que Marie-Antoinette savait entendre.

Les lettres de Madame Élisabeth font deviner son rôle et son action cachée. Elle est une de ces jeunes filles dévouées et tendres, qui maintiennent dans les familles l'union et la paix. Elle atténue et cherche à désarmer les mécontentements de Mesdames contre la Reine. Le Roi a contrarié sa vocation religieuse sans rien perdre de sa confiance fraternelle ; elle a même pour lui une réelle admiration qui s'échappe de sa plume en mots touchants : Mon frère, écrit-elle un jour, a de si bonnes intentions, il désire tant le bien, de rendre ses peuples heureux, il s'est conservé si pur, qu'il est impossible que Dieu ne bénisse pas toutes ses bonnes qualités par de grands succès... Il est bien bon et bien supérieur à toute la Cour réunie. De tels sentiments ne peuvent qu'affermir ceux que Marie-Antoinette prend pour son mari et balancer les critiques et les irrévérences chuchotées autour d'elle. Ici, comme partout, Madame Élisabeth est l'ange gardien de la maison royale.

Parmi les femmes de Versailles, ce qui la distingue est la piété. La religion manque beaucoup à la cour du Roi Très-Chrétien. Les pratiques extérieures, qui sont d'étiquette ou de bon ton, ne sont point abandonnées ; mais le siècle incrédule a touché ces petites têtes féminines ; elles lisent les pires romans et la plupart ont certaines raisons privées pour ne point vivre chrétiennement. Sans aucun doute, la Reine n'en est point venue là, mais son entourage l'y pousse et lui fait accepter des conversations légères aussi périlleuses pour la foi que pour la conduite. Mesdames s'en montrent scandalisées ; l'abbé de Vermond lui reproche d'être devenue fort indulgente sur les mœurs et la réputation de ses amis et amies. Il n'est pas jusqu'à Joseph II, cependant très éloigné d'être dévot, qui ne l'avertisse des dangers auxquels elle s'expose et du relâchement de ses habitudes religieuses. En réalité, Marie-Antoinette n'a rien perdu de ses croyances ; il suffira des premières grandes souffrances pour les raviver ; elle n'attendra pas les épreuves suprêmes pour se plier à la résignation chrétienne, à la charité et au pardon. Mais il n'est pas téméraire de voir, en ce retour des dernières années, l'influence de Madame Élisabeth.

C'est que la piété de la princesse n'a rien d'étroit, ni d'attristé. C'est la seule qui puisse attirer la Reine, puisqu'elle s'allie avec la jeunesse, la gaieté, l'amour du plaisir honnête, les grâces de la société. Elle n'empêche Madame Élisabeth ni de monter à cheval des matinées entières, ni de se passionner au billard, ni même d'avoir à l'occasion la repartie malicieuse. Ses austérités n'altèrent jamais sa bonne humeur. Du caractère emporté que l'éducation a corrigé, il lui est resté un entrain charmant qu'elle met en toutes choses, et surtout dans le soulagement de la misère. Elle n'en veut à personne de ne point penser comme elle. Elle aime et respecte, par exemple, une femme de la Cour que tout semble séparer d'elle, bien qu'on l'ait mise, par méprise, à la tête de sa maison. Certes, elle demande à Dieu, dans ses prières, la conversion de la comtesse Diane ou de telle autre amie de la Reine, mais elle suppose l'œuvre aisée : cette âme absolument bonne croit à la bonté de toutes les âmes.

 

Deux voyageurs étrangers, mieux placés que personne pour bien juger, observèrent de près l'intérieur de la famille royale, pendant l'été de 1786. Marie-Christine, archiduchesse d'Autriche et duchesse de Saxe-Teschen, qui vint en France avec son mari, était l'aînée des sœurs mariées de Marie-Antoinette. Son voyage avait été projeté plusieurs fois, surtout depuis qu'elle avait été nommée gouvernante des Pays-Bas au nom de l'Autriche et avait fait de Bruxelles sa résidence officielle. Marie-Thérèse aurait été heureuse que la duchesse vînt à Versailles après la naissance de Madame Royale, et lui rapportât des détails d'observation féminine sur sa fille et sa petite-fille. Malheureusement, aux difficultés d'étiquette que soulevait la réception de Marie-Christine, s'ajoutait l'absence de bonne volonté de Marie-Antoinette. La Reine ne tenait pas à revoir une sœur qu'elle avait à peine connue, qu'une grande différence d'âge séparait d'elle et à qui elle attribuait une part des propos et des critiques envoyées à Vienne sur son compte. Quoi qu'en aient pensé les fabricants d'autographes, elle n'eut jamais avec Marie-Christine de correspondance familière. Son penchant allait plutôt à Marie-Caroline, reine des Deux-Siciles. Ses sympathies, qui souvent s'adressaient mal à Versailles, s'égaraient aussi, on le voit, en passant la frontière.

A tous égards, Marie-Christine les eût mieux méritées que la sœur de Naples. Contrefaite, mais de visage agréable, irréprochable dans sa conduite, elle avait un esprit cultivé, l'amour des beaux livres et des belles œuvres, le goût et la pratique du dessin. On a d'elle une suite de compositions pour Don Quichotte, qui lui vaut une place parmi les princesses artistes. Son souvenir reste attaché aussi à la bibliothèque et à la collection de dessins et d'estampes formées par son mari et demeurées au nombre des trésors artistiques de la famille impériale de Vienne. C'étaient des goûts que Marie-Antoinette ne partageait guère. Ses préventions, du moins, avaient diminué au moment du voyage, et la visite de sa sœur devait les amoindrir encore.

Le duc et la duchesse de Saxe-Teschen voyagent en simples particuliers. En arrivant à Versailles, ils montent aux appartements par l'escalier des Princes. Ce qui les frappe d'abord, c'est la saleté de l'entrée et les petites boutiques sordides étalées sur les paliers. Cette mauvaise impression s'atténue à l'accueil de la Reine. Elle les reçoit au lit, car elle a mis récemment au monde son dernier enfant et se trouve encore dans ses semaines de couches. Dès les premiers mots, les deux sœurs, l'une et l'autre sur la défensive, échangent une explication. Le nom de leur mère, tant de souvenirs communs, leur affection pour l'Empereur, leur mutuelle franchise dissipent quelques malentendus. L'amabilité de Marie-Antoinette fait le reste. Il n'y aura pas d'abandon, mais pas d'hostilité non plus. Au bout d'une heure, arrive le Roi : il s'excuse d'avoir été retenu chez lui par des membres du Parlement de Bordeaux, qui avaient audience. Son manque de distinction, sa timidité, sa carrure et ses traits de gros forgeur surprennent un peu les visiteurs, mais ils ne tardent pas à reconnaître qu'il ne manque ni d'intelligence, ni d'instruction. Cette première entrevue se prolonge et, vers dix heures du soir seulement, le duc et la duchesse prennent congé. Sans vouloir profiter du pied-à-terre préparé au Château, ils vont loger, comme a fait Joseph II, dans une auberge de la ville.

Le lendemain, ils reçoivent la visite du comte d'Artois et de l'abbé de Vermond, qui a eu l'honneur de les connaître à Vienne. Ils reviennent à midi chez la Reine et dînent dans sa chambre, seuls avec elle et le Roi. On leur présente les quatre enfants ; le nouveau-né, la petite Madame Sophie, est dans les bras de sa nourrice. L'après-midi est rempli par des politesses au reste de la famille ; puis ils reprennent leur liberté et retournent à Paris.

L'Empereur leur a indiqué ce qu'il faut connaître en cette ville, séjour des plaisirs et des inconséquences. Ils vont aux bons endroits sans perdre de temps. Ils assistent à une séance de l'Académie : ils ont la fortune d'y voir pleurer les dames au rapport sur les prix de vertu, lu par Chamfort, et on leur montre les fils du duc d'Orléans avec madame de Genlis, leur gouverneur. Ils rendent leurs devoirs à la duchesse d'Orléans, qui ne va point à l'Académie ; ils rencontrent les vieilles maréchales et l'ancienne Cour chez la princesse de Conti et à la petite fête que M. de Richelieu leur offre en son hôtel. Désireux de ne froisser aucune puissance, et certainement sur le conseil de Marie-Antoinette, ils vont visiter Madame Louise à Saint-Denis, et à Saint-Ouen madame Necker.

Versailles leur prend beaucoup de journées. Ce n'est pas que Marie-Antoinette désire voir souvent sa sœur : Mon beau-frère, écrit-elle à Mercy, chasse lundi avec le Roi. Faites bien entendre, s'il est possible, que ces jours-là, je me les réserve pour mes affaires et que j'aime à être seule, pour qu'elle ne demande pas à venir, car cela me gênerait fort. La Reine veut du moins que la réception extérieure soit correcte. Elle choisit avec soin les présents ordinaires du Roi, tapisseries, tapis, porcelaines. Elle ne donne pas de fêtes : sa santé s'y oppose, et aussi les trop récentes émotions du procès du collier. Marie-Christine et son mari voient seulement la Saint-Louis, avec le chapitre des chevaliers de l'Ordre tenu dans la chapelle et la cérémonie des relevailles : devant le lit de repos où la Reine est couchée, toutes les dames traversent la chambre, une à une, en robe de cour et grand panier, et font trois révérences. Cela ne peut donner aux souverains de Saxe-Teschen une idée de la magnificence de la cour de France ; en revanche, ils en connaissent bien la vie ordinaire.

Chaque matin, les porteurs de chaise de la Reine viennent les prendre à l'auberge et les emportent au Château dans leurs cages ambulantes. Pendant que la duchesse va chez sa sœur, à la toilette, le duc assiste au lever du Roi. On dîne ensuite dans l'intimité, en table à quatre, excepté le jour du dîner public, dont le spectacle étonne beaucoup nos étrangers. L'après-dîner, ils se promènent au grand parc, à Trianon et à Montreuil, dans le délicieux jardin de Madame Élisabeth, le Trianon de la sœur du Roi ; quand ils vont à Saint-Cyr, celle-ci ne manque pas de venir les rejoindre, pour leur en faire les honneurs. Un autre jour ils se rendent à Bellevue avec la Reine, pour dîner chez Mesdames et admirer le coup d'œil de la vallée de la Seine que domine le château bâti par madame de Pompadour. Ils passent aussi un après-midi chez madame de Polignac, où ils trouvent sa société. La situation officielle de la gouvernante explique cette visite ; d'ailleurs, Marie-Antoinette tient à ménager l'amour-propre de son amie et à cacher aux personnes de sa famille combien ses sentiments ont changé.

Le soir, la Reine les mène au théâtre de la ville ou fait jouer, dans le salon de la Paix, des proverbes, des parades, de courtes comédies. La journée se termine chez Madame. Les divers ménages de la famille royale y envoient leur souper, auquel on met la dernière main dans les cuisines de l'appartement. C'est un récent usage, établi par Marie-Antoinette, que cette réunion pour le repas du soir. A neuf heures précises, tout le monde est à table, les fenêtres de la salle à manger ouvertes sur le parterre. On sert parfois un potage d'une composition particulière, fait par Madame elle-même avec de petits oiseaux pris au filet. Ce potage est le triomphe de la princesse, qui n'en peut guère espérer d'autres. Après le souper, la conversation continue, sans que les convives quittent la table ; quand le sommeil commence à les gagner, le Roi donne le signal, se lève, et chacun remonte chez soi.

En résumé, la vie royale à Versailles, en cette fin de règne, se rapproche beaucoup de celle que Marie-Christine a toujours vue à la cour impériale. De sa sœur, la princesse emporte un assez bon souvenir ; elle lui reproche seulement son trop évident désir de plaire, et l'indique dans une lettre à Joseph II, comprise par lui à demi-mot : Oui, répond-il, elle est un peu française, et du bon gros allemand il n'y a que la figure. Laissons l'Empereur et l'archiduchesse regretter ce défaut.

 

Ce que Marie-Christine a bien constaté, ce qui frapperait les yeux les plus prévenus, c'est la haute façon dont Marie-Antoinette entend ses devoirs de mère. Elle ne vit plus que pour ses enfants et se console auprès d'eux de toutes les tristesses de sa vie. Leurs maladies sont ses grosses inquiétudes, leur éducation son grand souci. Elle a choisi elle-même toute la maison du Dauphin. Elle n'a pas craint de lutter contre les autorités de la famille, pour donner à son fils un gouverneur en qui elle eût confiance et imposer le duc d'Harcourt à la répugnance dévote de Mesdames. Elle a fait plus : dès la naissance de son premier fils, elle a voulu avoir sa fille tout près d'elle ; elle l'a logée, avec madame de Mackau, la sous-gouvernante, dans ses petits appartements au rez-de-chaussée, où elle ne s'est réservé que quelques pièces. Quand on retire le Dauphin des mains des femmes, elle demande à Monsieur et à Madame leur bel appartement du parterre, tout voisin de celui de Madame Royale, et les envoie, malgré leur dépit, à l'autre bout du Château. Le Dauphin s'installe à leur place, avec la famille d'Harcourt.

La Reine a maintenant ses deux aînés aussi rapprochés d'elle que possible ; des escaliers, des portes intérieures, lui permettent d'entrer chez eux à toute heure, d'aller les embrasser dès qu'elle le désire. Ainsi s'attache-t-elle de plus en plus à ces petits appartements, qui la réunissent à ses enfants et la mettent de plain-pied avec les terrasses où le Dauphin peut jouer sous ses yeux. Elle y rêve un nid maternel, plus intime encore que ses cabinets. Déjà, on lui fait une grande salle de bains, une chambre de repos, une bibliothèque ; elle y projette mille commodités et la journée du 5 octobre y trouvera les ouvriers...

Il ne reste plus chez madame de Polignac que le duc de Normandie ; pour les autres enfants, la mère s'est instituée gouvernante. Ses matinées sont à eux ; elle assiste aux leçons de leurs maîtres et quelquefois les fait répéter. Tous les loisirs que le plaisir prenait autrefois sont aujourd'hui réservés à ces nouveaux devoirs. Qu'on juge si Marie-Antoinette est capable de former l'âme de ses enfants : On les a toujours accoutumés, écrit-elle, à avoir grande confiance en moi et, quand ils ont eu des torts, à me les dire eux-mêmes. Cela fait qu'en les grondant, j'ai l'air plus peinée et affligée de ce qu'ils ont fait que fâchée. Je les ai accoutumés tous à ce que oui ou non, prononcé par moi, est irrévocable, mais je leur donne toujours une raison à la portée de leur âge pour qu'ils ne puissent pas croire que c'est humeur de ma part... Mon fils n'a aucune idée de hauteur dans la tête, et je désire fort que cela continue : nos enfants apprennent toujours assez tôt ce qu'ils sont... Tel est le ton de l'instruction adressée un peu plus tard à madame de Tourzel, quand elle est appelée à remplacer madame de Polignac. Aucune mère n'a étudié ses enfants avec des idées plus justes ni une affection plus clairvoyante. On sent le progrès moral accompli chez Marie-Antoinette ; on entrevoit aussi ce qu'elle fût devenue, comme reine, en des temps moins troublés.

Une éducation aussi droite porte ses fruits et récompense le dévouement qui la dirige. Madame Royale commence à devenir un personnage et une charmante compagnie pour sa mère. Elle la suit dans ses visites charitables à ces orphelins que la Reine fait élever par les gens de sa maison, à ces vieux serviteurs infirmes pensionnés par elle ou placés à Trianon. La pratique de la bienfaisance doit corriger ce qu'il y a chez la princesse d'un peu dur et de trop fier.

On ne parle guère du petit duc de Normandie, vrai enfant de paysan, grand, frais et gros, dit Marie-Antoinette avec orgueil ; mais le Dauphin promet un prince généreux et intelligent. Il est réfléchi, précoce, avec le sérieux excessif des enfants qui lisent plus qu'ils ne jouent. Il a des actes et des mots au-dessus de son âge. Un de ses jeunes compagnons a cassé une porcelaine à laquelle la Reine tenait beaucoup ; le coupable étant parti, on accuse le Dauphin, qui ne se défend pas ; la punition est pourtant sévère, car il est privé pendant trois jours de sa chère promenade à Trianon. L'autre enfant revient et, spontanément, avoue sa faute ; on s'étonne alors que le prince n'ait rien dit : Est-ce à moi, répond-il, d'accuser quelqu'un ?

Le bonheur maternel de Marie-Antoinette ne dure pas longtemps. Sa dernière fille, Madame Sophie, meurt à onze mois ; presque aussitôt, la santé du Dauphin s'altère et son état brusquement devient grave. Mon fils aîné, écrit la Reine à Joseph II, me donne bien de l'inquiétude. Quoiqu'il ait été toujours faible et délicat, je ne m'attendais pas à la crise qu'il éprouve. Sa taille s'est dérangée, et pour une hanche qui est plus haute que l'autre, et pour le dos dont les vertèbres sont un peu déplacées et en saillie. Depuis quelque temps, il a tous les jours la fièvre et est fort maigri et affaibli... Le Roi a été très faible et maladif pendant son enfance ; l'air de Meudon lui a été très salutaire, nous allons y établir mon fils. C'est une illusion que les médecins donnent à la mère, comme aussi lorsqu'ils lui persuadent que la cause principale du terrible mal est un travail de dentition. Seuls mensonges bienfaisants dans la vie de cette reine, dont la destinée fut d'être trompée.

Le séjour au château de Meudon n'amène aucun bien. Au printemps de 1789, on ne peut plus rien cacher : l'enfant est condamné, et lui-même se sent mourir. La jeune comtesse de Lage va le voir, un après-midi, avec madame de Lamballe, et revient de Meudon tout émue : Il est déchirant, écrit-elle, d'une souffrance, d'une raison, d'une patience qui va au cœur. Quand nous sommes arrivées, on lui faisait la lecture. Il avait eu la fantaisie de se faire coucher sur un billard ; on y avait étendu des matelas. Nous nous regardâmes, la princesse et moi, avec la même idée que cela ressemblait au triste lit de parade après leur mort. Madame de Lamballe lui demanda ce qu'il lisait : Un moment fort intéressant de notre histoire, madame, le règne de Charles VII ; il y a là bien des héros. Je me permis de demander si Monseigneur lisait de suite ou les morceaux les plus frappants : De suite, madame, je n'en sais pas assez long pour choisir et tout m'intéresse... Ses beaux yeux mourants se tournèrent vers moi en disant cela. La comtesse parle aussi de la mère, de cette mère qu'on a voulu représenter chassée par une répugnance enfantine du chevet de son fils mourant : Tout ce que dit ce pauvre petit est incroyable ; il fend le cœur de la Reine ; il est d'une tendresse extrême pour elle. L'autre jour, il la supplia de dîner dans sa chambre ; hélas ! elle avalait plus de larmes que de pain.

Le dénouement approche. Paris, si agité depuis quelques semaines par la politique, s'attendrit cependant à la pensée de l'enfant qu'il acclamait il y a sept années. On raconte ses souffrances courageuses on s'informe avec anxiété des progrès du mal. Le 2 juin, à dix heures du soir, le bourdon de Notre-Dame se met à sonner les prières des quarante heures ; le 3 au matin, le Saint-Sacrement est exposé dans toutes les églises ; le 4, entre six et sept heures du soir, après le premier acte au Théâtre-Français, on baisse la toile : la mort du Dauphin vient d'être annoncée. Tandis que la rumeur et les commentaires emplissent la ville et font oublier un moment la Révolution, une mère sanglote, dans une chambre du château de Meudon, à genoux près du lit où viennent de finir tant d'espérances.