LA REINE MARIE-ANTOINETTE

 

CHAPITRE PREMIER. — LE RÈGNE.

 

 

LE 10 mai 1774, les Français furent un peuple heureux. Pour la première fois depuis bien des années, la nation avait un roi et une reine selon son cœur. Louis XVI, malgré un rôle effacé à la cour de son grand-père, avait montré déjà des qualités solides et vraiment royales. On lui savait une honnêteté absolue, un sentiment profond des obligations de la couronne, l'amour de la justice, la crainte des favoris, tout le contraire, semblait-il, de ce roi que les huées populaires accompagnaient à Saint-Denis. Peu d'extérieur, il est vrai, des manières gauches et le sang lourd ; beaucoup de lenteur dans cet esprit juste et pondéré. Mais ces défauts ne pouvaient paraître bien graves comparés à ceux du prince trop séduisant dont le règne finissait. La Reine avait, d'ailleurs, tout ce qui manquait au Roi et semblait née pour plaire au goût national. Brillante, vive, spirituelle, presque belle, aimant les fêtes et le plaisir, à la bonté de son mari joignant la grâce, moins prévenue contre les favoris, mais n'ayant pas fait de mauvais choix, Marie-Antoinette attirait les cœurs en charmant les yeux. Quatre années de Versailles avaient transformé la petite princesse allemande, reçue à Strasbourg en 1770, en une femme française accomplie.

Pour qui songeait à la politique, le nom de la blonde Reine signifiait paix et prospérité. Le mariage du Dauphin, un des grands actes du ministère Choiseul, avait éteint, au moins en apparence, la rivalité des Maisons de France et d'Autriche et assuré le pays contre le retour de guerres malheureuses. Si le parti français de la Cour, se réclamant des traditions anciennes, regrettait encore le choix de cette archiduchesse, l'opinion publique, déjà mêlée aux affaires, y portait moins de préventions et attendait de juger aux résultats le nouveau système. Quelle joie d'ailleurs de voir fini un règne de maîtresses, de saluer une femme vraiment aimable sur ce trône des Bourbons, où les reines tenaient depuis longtemps si peu de place ! N'en devenait-il pas plus brillant et plus solide ? Ce fut, dans le royaume, un élan universel d'admiration et d'amour, tant il y avait d'espoirs mis en ce jeune roi et plus encore en cette jeune reine.

Comment ce beau rêve s'évanouit-il ? comment les acclamations de l'avènement se changèrent-elles en murmures, puis en malédictions ? comment une reine adorée de tout un peuple perdit-elle son affection avant de mourir de sa haine ? comment celle qui paraissait douée pour relever le prestige de la Monarchie aida-t-elle à en précipiter la chute ? C'est là un des plus tristes problèmes de l'histoire, mais qui ne demande, pour être résolu, que de l'impartialité et de la franchise.

Il n'est pas impossible aujourd'hui, à plus d'un siècle de distance, de parler sans passion et sans illusion des années qui ont préparé la Révolution française. On peut raconter ce passé déjà lointain avec le respect qu'impose le souvenir d'une grande âme et d'un long martyre ; mais il y faut porter aussi la sérénité d'esprit qui ne recule devant aucune vérité et sans laquelle on ne pourrait comprendre l'enchaînement fatal des événements.

 

Le règne de Marie-Antoinette débute par la fête et l'union des cœurs. La Reine et la nation sont venues l'une à l'autre et se sont charmées. A la Muette, Louis XVI a fait ouvrir au public le bois de Boulogne, toujours fermé auparavant pendant les séjours de Louis XV ; Marie-Antoinette s'y montre sans gardes ; elle parcourt les allées à cheval ou à pied avec la princesse de Lamballe, parlant à tout le monde, caressant les enfants, recevant elle-même les placets des solliciteurs. Une procession de voitures emplit les routes ; les Parisiens vont saluer leur jeune souveraine et apprendre à l'aimer.

Quand la famille royale se promène dans la ville, sur les boulevards, c'est la Reine qui est le plus acclamée. On lui sait gré d'avoir renoncé au droit de ceinture, impôt levé pour les reines à chaque avènement. On la remercie d'avoir fait chasser de la Cour la Du Barry et tout ce qui porte ce nom détesté. On lui attribue une part dans la chute du contrôleur général des finances, l'impopulaire abbé Terray, et dans le renvoi du chancelier Maupeou, où l'opinion voit avec raison la promesse du rappel des parlements. Lorsqu'on brûle à Paris le mannequin de paille des deux ministres, c'est au cri de Vive la Reine ! Bientôt va commencer cette série de représentations à l'Opéra, où le public fera des ovations à la princesse qui partage ses plaisirs. On verra, à l'Iphigénie en Aulide de Gluck, toute une salle se lever pour répéter le chœur du deuxième acte : Chantons, célébrons notre reine, et les bravos, les cris de joie, le délire de la foule se prolonger pendant dix minutes et arracher à celle qui les écoute des larmes d'attendrissement.

L'enthousiasme des premiers jours du règne redoublera pendant les journées du sacre, où Marie-Antoinette paraîtra à tous les yeux le symbole de la royauté rajeunie. Les provinces répéteront comme Paris l'écho des fêtes de Reims, les réjouissances se multiplieront en l'honneur de Louis XVI et de sa compagne, et partout on imitera le peuple béarnais, qui a mis, sur la façade illuminée de l'hôtel de ville de Pau, cette inscription en la langue de Henri IV : Notre Henri est revenu, cette fois mieux marié ! Vive le Roi ! Vive la Reine !

La Cour ne semble pas moins satisfaite. Pendant leur premier été, les souverains visitent toutes leurs résidences, Marly, Compiègne, Choisy, Fontainebleau. A Choisy, où sont invitées chaque jour des femmes de Paris, Marie-Antoinette reçoit de façon charmante ; le Roi lui-même se met en frais d'amabilité, cause volontiers, sans trop d'embarras, et on fait honneur à la Reine de cet heureux changement dans les habitudes de son époux. A Fontainebleau, la Cour est plus largement installée et les appartements ne désemplissent pas. De bien des années on n'a vu une cour si nombreuse, si choisie, si assidue. Chacun emporte, de l'accueil reçu, le désir de revenir, et Marie-Antoinette décide qu'elle retournera chaque automne au château des Valois, où mille beaux aménagements intérieurs sont projetés. Elle reviendra, en effet ; elle retrouvera le décor, les courtisans, les plaisirs de la chasse et de la forêt ; mais elle ne rapportera ni les mêmes dispositions, ni les mêmes espérances.

Il y a un défaut dans ce joli ménage royal dont les gazettes célèbrent les vertus : le Roi a vingt ans, la Reine dix-huit. Ni l'un ni l'autre ne comprend le péril qu'il y a à succéder à Louis XV, ni de quelle responsabilité le siècle qui s'achève a chargé leu' tête innocente. C'est sans trouble, sans pressentiments, que Marie-Antoinette devient reine de France. Elle a été élevée pour le trône ; elle en connaît ou croit en connaître les devoirs ; sa jeunesse impatiente lui en fait d'avance savourer les joies. Voici, quatre jours après son avènement, les premières impressions de royauté qu'elle envoie à Marie-Thérèse : Quoique Dieu m'ait fait naître dans le rang que j'occupe aujourd'hui, je ne puis m'empêcher d'admirer l'arrangement de la Providence qui m'a choisie, moi la dernière de vos enfants, pour le plus beau royaume de l'Europe. Je sens plus que jamais ce que je dois à la tendresse de mon auguste mère, qui s'est donné tant de soins et de travail pour me procurer ce bel établissement. Je n'ai jamais tant désiré de pouvoir me mettre à ses pieds, l'embrasser, lui montrer mon âme tout entière et lui faire voir combien elle est pénétrée de respect, de tendresse et de reconnaissance. A ce débordement de joie ingénue, l'Impératrice, qui sait la vie, répond d'un mot : Vous êtes tous deux bien jeunes, mes chers enfants ; le fardeau est grand ; j'en suis en peine et bien en peine...

Les premières difficultés de Marie-Antoinette sont dans la famille royale. Nous les connaissons aujourd'hui dans le détail, par les correspondances secrètes du comte de Mercy-Argenteau, et surtout par ses lettres à Marie-Thérèse. L'ambassadeur de l'Empire, qui est en même temps le confident intime de l'Impératrice et le mentor de la jeune Reine, note au jour le jour tout ce qui peut éclairer la mère sur les actes de la fille et les dangers qui l'entourent. Ses rapports sont le tableau le plus précis et le plus curieux de cette cour de France, où chaque parole cache une trahison, où chaque sourire est un piège.

Sans doute, sur un banc de Choisy, le Roi, revenant de la promenade, trouve un jour, groupées en scène de Greuze, la Reine et les princesses mangeant des fraises avec du lait, et ce spectacle émeut, nous dit-on, sa sensibilité. Mais cette familiarité ne met point la sympathie dans les cœurs. Déjà le comte et la comtesse de Provence, le comte et la comtesse d'Artois refusent d'aller faire leur cour au Roi et à la Reine, le matin, aux heures de représentation où ils allaient chez le feu Roi. La nouvelle souveraine s'en irrite, marquant son rang en public par des airs de tête et des attitudes. Ses deux belles-sœurs, d'esprit borné et d'humeur jalouse, répondent aigrement à ce dépit. Les premiers jours creusent des blessures qui ne se cicatriseront pas. Le comte d'Artois affecte de traiter son aîné comme autrefois, passant dans une réunion vingt fois devant lui, le poussant, lui marchant presque sur les pieds et lui coupant la parole pour le contredire. Le comte de Provence y met plus de formes, mais moins de franchise ; Louis XVI a trouvé, dans les papiers de son grand-père, des lettres montrant clairement le double jeu de Monsieur, et la Reine se méfie de l'homme dont elle connaît le caractère très faible, joint à une marche souterraine et quelquefois très basse.

Les frères du Roi n'ont pas sur lui une influence capable de contrebalancer celle de sa jeune femme. Mesdames, au contraire, gardent sur le cœur de Louis XVI les droits d'une ancienne affection, et sur son esprit le prestige de l'expérience et de l'âge. Les quatre filles de Louis XV sont assez mal disposées pour Marie-Antoinette, depuis Madame Adélaïde, fière de sa longue autorité au temps de son père, jusqu'à la carmélite Madame Louise, qui, de sa cellule de Saint-Denis, n'a jamais cessé de regarder du côté de Versailles. Mesdames s'associent donc, plus ou moins ouvertement, aux prétentions de leurs jeunes neveux. Madame Adélaïde affiche même, dès le début, l'intention de diriger le Roi et de lui désigner ses conseillers.

Marie-Antoinette y songe aussi. Elle aurait un ministre à proposer, à qui l'attachent la reconnaissance et l'amitié. M. de Choiseul est malheureusement le seul homme dont on ne veuille à aucun prix. Marie-Thérèse de son côté, défiante du caractère du trop brillant ministre, ne tient point à le voir revenir aux affaires ; l'Autriche n'a plus rien à y gagner. La Reine, au contraire, n'écoute que son cœur et ses naïfs calculs de femme. Elle essaye d'abord de réconcilier avec Louis XVI le diplomate qui a fait leur mariage. Il ne pourra, dit-elle, lui donner une plus agréable preuve qu'il est satisfait de l'avoir épousée. Tout ce qu'elle obtient, c'est que le Roi recevra Choiseul à Versailles et marquera ainsi la fin de son exil ; mais l'entrevue est courte, gênée, et tandis que la femme multiplie les aimables paroles, le mari ne trouve qu'un mot à dire : Vous avez vieilli, monsieur de Choiseul, vous devenez chauve.

Le duc repart pour Chanteloup, et Marie-Antoinette doit se contenter de rappeler sa cousine, la comtesse de Gramont, exilée de la Cour par madame du Barry. Elle voit, du premier coup, les bornes de son pouvoir ; ce prompt désenchantement lui apprend qu'il ne suffit pas d'être reine pour être obéie, et qu'il faut, par une conduite soutenue, préparer l'heure de son influence. Elle s'y mettra plus tard, malgré sa répugnance pour les affaires et le sérieux du gouvernement ; mais le règne a déjà pris sa route, quand elle s'est avisée d'y penser.

Le choix du principal ministre, qui va décider de tant de choses, s'est trouvé une loterie. Madame Adélaïde a parlé du cardinal de Bernis : Je n'en veux pas, a dit le Roi, c'est un poète. Il a pourtant pris un faiseur de vers, mais seulement de mauvaises chansons satiriques, littérature de médisance qui ne mène pas à l'Académie. Le comte de Maurepas n'est pas venu, du reste, chez Louis XVI, comme candidat au ministère ; on l'a introduit par occasion. Le Roi est dans l'embarras pour les premières questions d'étiquette et le cérémonial des obsèques ; M. de Maurepas, ancien ministre de Louis XV, a les traditions, les apporte et s'en fait valoir auprès de Louis XVI. Il se trouve être un des personnages que le Dauphin mourant a recommandés à son fils, comme fidèles à l'ancienne politique française trahie par Choiseul. Il a une réputation d'homme d'esprit, qu'il justifie ; ne pourrait-il justifier sa réputation d'homme d'État ? Les voies ainsi préparées, Maurepas se rend agréable, nécessaire ; il reste, il est ministre. M. de Choiseul achèvera de vieillir à Chanteloup.

 

N'ayant pas ramené au ministère le seul homme en qui elle eut confiance, Marie-Antoinette veut en chasser du moins celui qu'elle déteste le plus, ce duc d'Aiguillon, créature de madame du Barry, qu'elle a combattu vainement étant Dauphine. Le ministre des Affaires étrangères n'est pourtant pas de ceux auxquels on puisse toucher à la légère. Il y a quelque importance à maintenir en place l'homme en possession des récents secrets de l'État. M. de Mercy lui-même, dans l'intérêt de la cour de Vienne, sollicite la Reine d'oublier un instant son ressentiment. Elle préfère écouter les excitations intéressées du parti Choiseul. Chaque jour, elle attaque le ministre chez le Roi. Madame de Maurepas, qui est la tante de M. d'Aiguillon, le défend auprès de son mari ; mais celui-ci ne tient pas plus à ses amis qu'à ses principes ; il oblige le duc à se démettre. C'est d'ailleurs un mauvais service qu'il rend à Marie-Antoinette, et peut-être le sait-il, en déliant un adversaire qui, dans le ministère, eût été moins à craindre.

Marie-Thérèse est fâchée du départ de M. d'Aiguillon, d'autant plus que, pour le choix du successeur, Marie-Antoinette se montre indifférente. Il lui suffit que son ennemi soit renversé ; elle ne voit pas l'intérêt qu'elle aurait à le remplacer par un homme à elle et qui lui dût sa fortune. Elle n'appuie sérieusement ni Bernis, ni Breteuil ; elle laisse nommer Vergennes, sans presque songer à s'en informer. Bientôt, il est vrai, l'occasion s'offre de réparer cette faute. L'obscure naissance de la comtesse de Vergennes, ramenée par son mari d'une ambassade à Constantinople, semble lui interdire de paraître à la Cour ; la Reine, conseillée par sa mère, obtient du Roi qu'elle sera présentée ; elle annonce elle-même cette faveur au mari, et Vergennes, touché jusqu'aux larmes, lui promet un éternel dévouement.

Vergennes n'est donc point, comme on le dit, hostile à la Reine. Bien que choisi en dehors d'elle, le ministère n'est pas formé contre elle. Elle y trouve M. de Sartine, ministre de la marine, qu'elle a protégé, et M. du Muy, ministre de la guerre, mi des honnêtes gens éloignés de la cour précédente, qui se trouve gagné par l'accueil flatteur fait à sa femme ; enfin le contrôleur général, M. Turgot, est lié avec l'abbé de Vermond, ancien précepteur de l'Archiduchesse à Vienne, resté à Versailles le conseiller le plus intime de la Dauphine. M. Turgot s'efforce à marquer son zèle, et, malgré les réformes financières et les économies qu'il inaugure, il n'hésite pas à porter de quatre-vingt-seize mille livres à deux cent mille la cassette insuffisante de la Reine.

Marie-Antoinette ne saura pas profiter de ces dispositions des ministres. Elle ne cherchera pas à s'attacher des hommes qui ne demandent qu'à lui plaire. Elle se laissera très vite indisposer contre Turgot, et fera trop voir à Maurepas et à Vergennes qu'elle se borne à les supporter. Les deux ministres, inquiets pour leur avenir, trouvant sans cesse la Reine parmi leurs adversaires, devront se décider à la combattre. Sans déclarer une guerre ouverte, en se prêtant même à ses caprices, ils ruineront secrètement son autorité et donneront le champ libre à des ennemis plus audacieux. C'est surtout auprès de Louis XVI qu'ils agiront. M. de Maurepas habite à Versailles très près du Roi, et peut pénétrer chez lui à toute heure par un escalier privé. Que de fois la Reine est surprise de voir détruit, le soir, sans qu'elle sache comment, l'effet d'un entretien du matin avec son mari ! L'escalier de M. de Maurepas a joué son rôle et ce n'est pas en vain que Louis XVI a logé son ministre où Louis XV mettait ses maîtresses.

Le Roi n'accorde encore à la Reine que les menues grâces de cour. Il l'écarte des affaires autant qu'il le peut, et ne se laisse point intimider par ces colères fréquentes, qui sont la principale ressource de la jeune femme. Ce n'est pas sans en souffrir quelquefois assez durement. Un jour que Maurepas veut aller trouver la Reine et l'entretenir d'une mesure qui lui a déplu, le remplacement de La Vrillière par Malesherbes : N'y allez pas ! dit le Roi. Il n'y fait pas bon aujourd'hui ! La confiance ne saurait être complète entre deux époux aussi dissemblables.

Les goûts même de Marie-Antoinette la desservent auprès de son mari. Cet homme tranquille, méthodique, aimant la vie réglée et le coucher tôt, la trouve souvent trop bruyante, trop gaie, trop ardente aux distractions mondaines, aux veilles prolongées. Comment pourrait-elle avoir un esprit solide et de bon conseil ? Dans quelques années, surtout quand Maurepas aura disparu, l'amour grandissant du Roi détruira peu à peu en lui ces impressions fâcheuses. Chez le public, au contraire, elles sont déjà trop profondes pour s'effacer. Avec Mesdames de France, les gens rigides murmurent les premiers contre les plaisirs de la Reine. Ces murmures vont grossir au long du règne, et déjà un événement de cour fournit aux mécontents l'occasion de se compter.

La Reine reçoit la visite de son frère, l'archiduc Maximilien ; c'est pour elle une grande joie longtemps savourée à l'avance et qu'une difficulté d'étiquette vient changer en amertume. Les princes du sang, c'est-à-dire les Maisons d'Orléans, de Condé et de Conti, refusent d'aller voir l'Archiduc et soutiennent qu'il leur doit la première visite, voyageant, comme il le fait, incognito. La Reine appuie son frère avec chaleur et le fait résister aux exigences des princes : Le Roi a traité l'Archiduc en frère, dit-elle à l'un d'eux, puisqu'il l'a fait souper en particulier, dans l'intérieur de la famille royale, honneur auquel je suppose que vous n'avez jamais prétendu. Au reste, mon frère sera fâché de ne pas connaître les princes ; mais il est pour peu de temps à Paris, il a beaucoup de choses à voir ; il s'en passera.

Cette boutade n'arrange rien et l'Archiduc est fêté à Versailles par les seuls frères du Roi. Il y a intermède des Italiens et bal au salon d'Hercule, puis un autre jour, brillante fête au Manège ; les jeux et les spectacles de la foire ont été installés en sept rues improvisées et on y a appelé les troupes dramatiques de Paris. La soirée a le tort de coûter bien cher, plus de cent mille francs ; six cent mille francs, dit-on aussitôt dans le public. L'Archiduc n'est pas jugé digne de cette profusion. On le trouve plein de morgue, sans esprit, sans goût pour les arts. On approuve hautement les princes de ne point paraître à Versailles. Le duc d'Orléans est à Sainte-Assise, le prince de Condé à Chantilly, le prince de Conti à l'Isle-Adam. Le jeune duc de Chartres, fils dît duc d'Orléans, et le comte de la Marche, fils du prince de Conti, affectent de se montrer à Paris pendant les fêtes de la Cour. Ils sont applaudis à outrance. On sait gré à tous ces Bourbons de ne pas céder aux prétentions d'un archiduc d'Autriche, et l'amour-propre national en veut à Marie-Antoinette de paraître moins française qu'eux.

 

La Reine fait des mécontents sans le vouloir, par ses premières bontés pour son entourage. N'a-t-on pas vu le duc de Fitz-James recevoir le bâton de maréchal de France, sans autre titre que d'être le père de la princesse de Chimay, dame du palais de la Reine ? Et n'a-t-il pas fallu que Louis XVI, cherchant à mettre sa conscience à l'abri, nommât du même coup six autres officiers généraux, qui avaient plus de droits que le duc, et exposât ainsi aux quolibets et aux satires la plus haute dignité de l'armée ?

L'affaire de M. de Guines est plus grave. C'est un des familiers de Marie-Antoinette, qui représente le Roi en Angleterre. Il est accusé d'avoir fait la contrebande, sous le couvert de son ambassade, et d'avoir joué sur les fonds publics en abusant des fonds secrets de l'État. Les faits sont prouvés ; M. de Guines les rejette sur son secrétaire ; celui-ci prétend avoir agi de connivence avec lui. Le Parlement est chargé d'une instruction très compliquée, qui tient en éveil l'opinion pendant des années. Dès le début, Marie-Antoinette, qui croit à l'innocence de l'ambassadeur, travaille en sa faveur et lui fait accorder pour sa défense, malgré l'opposition des ministres, l'usage des pièces officielles et de sa correspondance diplomatique. Dans ces conditions, l'acquittement survenu est considéré comme un acte de faiblesse des juges, et le public s'imagine que la Reine peut couvrir de sa protection des hommes de réputation équivoque.

Ce procès a remué les plus vives passions politiques du moment. Guines est du parti Choiseul ; le parti d'Aiguillon et tout ce qui tient à madame du Barry ont travaillé à le perdre avec l'ardeur que la Reine a mise à le sauver. On représente cette attitude à Marie-Antoinette comme une suite de la haine que lui porte M. d'Aiguillon. Des gens d'intrigue, tels que la comtesse de Brionne et le baron de Besenval, tout à Choiseul, exaspèrent son ressentiment. On la conduit à dire ce mot significatif sur d'Aiguillon : Les cheveux me dressent sur la tête, quand j'aperçois cet homme-là. A la revue de la maison rouge du Roi, dans la plaine de Marly, quand passe la compagnie des chevau-légers, dont le duc est capitaine, la Reine baisse brusquement le store de son carrosse. Cet affront public a été précédé d'une scène fort vive dans le cabinet de la Reine ; quand d'Aiguillon est venu prendre ses ordres pour la revue, Marie-Antoinette s'est écriée : Que n'allez-vous plutôt à Saint-Vrain, monsieur, prendre les ordres de madame du Barry !

L'orage finit par éclater. Au moment où il se prépare à partir pour le sacre avec la Cour, le duc est exilé dans sa terre de Véretz, en Touraine, et, comme il tarde à quitter Paris, Marie-Antoinette persuade au Roi d'aggraver son exil : Ce départ est tout à fait mon ouvrage, écrit-elle ensuite. La mesure était à son comble ; ce vilain homme entretenait toute sorte d'espionnage et de mauvais propos ; il avait cherché à me braver plus d'une fois dans l'affaire de M. de Guines ; aussitôt après le jugement, j'ai demandé au Roi son éloignement. Il est vrai que je n'ai pas voulu de lettre de cachet ; mais il n'y a rien perdu, car au lieu de rester en Touraine, comme il voulait, on l'a prié de continuer sa route jusqu'à Aiguillon, qui est en Gascogne.

La Reine se vante trop tôt d'un acte de rigueur qui se retourne contre elle. Les nombreux amis de M. d'Aiguillon le célèbrent en martyr chez madame de Maurepas. Les indifférents prennent parti, ne comprenant pas pourquoi, si M. d'Aiguillon est coupable, le Roi l'a conservé comme ministre aux premiers temps du règne, comment du moins il ne l'a pas exilé à sa sortie du ministère. Les amis de Choiseul eux-mêmes ne sont pas les derniers à clabauder ; exilés presque tous sous le règne précédent, ils s'inquiètent de voir ces procédés de gouvernement reparaître sous le nouveau. Les femmes surtout ne parlent que de violation des droits du citoyen, employant des mots qui vont devenir à la mode et qui sont déjà une force. Le duc supporte avec fierté cette sévérité tardive et visiblement injuste. A Vienne, on est fort mécontent. Le prince de Kaunitz commence à s'inquiéter sérieusement d'imprudences qui ne font que croître et embellir de la part de notre aimable petite Reine. Marie-Antoinette, grondée dans les lettres de sa mère, blâmée par Mercy, se sentant elle-même en faute, hésite bientôt dans sa vengeance et parle de laisser revenir l'exilé. Sa faiblesse la sert aussi mal que sa colère, en apprenant à tous que la Reine n'a pas de suite dans ses rancunes et qu'on peut, contre elle, tout se permettre impunément.

 

L'intervention dans le procès de M. de Guines et l'exil du duc d'Aiguillon sont dus à ce que Mercy appelle les alentours de la Reine. Il en signale les intrigues à Marie-Thérèse, pour qu'elle mette en garde Marie-Antoinette dans l'intimité des lettres maternelles. Une des plus dangereuses des amies, à qui la Reine ne sait rien refuser, paraît être alors la princesse de Lamballe. La princesse se montre, sinon intéressée, du moins peu discrète. Marie-Antoinette a songé à lui offrir la place de surintendante de sa maison. C'est une charge à rétablir ou plutôt à créer, car on ne sait rien de précis sur les appointements d'une surintendante, ni sur la part d'autorité qui lui revient dans la maison de la Reine. Mercy et Vermond conseillent de diminuer le plus possible la dépense et les prérogatives d'une fonction destinée à embarrasser le service. Un règlement est rédigé dans ce sens et approuvé au Conseil ; mais, au dernier moment, le duc de Penthièvre refuse d'accepter pour sa belle-fille une charge qu'il regarde comme déchue d'une partie de son ancienne importance ; la princesse pleure près de la Reine et le règlement est déchiré. Marie-Antoinette ne voit qu'une chose, n'a qu'une pensée : Je rendrai, dit-elle, mon amie intime heureuse, et j'en jouirai encore plus qu'elle.

Un tel sentiment ne désarme personne à la Cour. Il y a des murmures. Se jugeant trop diminuées, la princesse de Chimay hésite à prendre la place de dame d'honneur et la comtesse de Mailly celle de dame d'atours, que leur réserve la Reine. Le plus grave est la dépense : cent cinquante mille livres de traitement sent jugées lourdes pour une charge inutile et dont l'unique résultat a été de créer des rivalités et des conflits.

 

C'est alors qu'apparaît dans la vie de Marie-Antoinette la jeune femme qui va supplanter madame de Lamballe, ainsi que toutes les amies passagères de la Reine, pour prendre très vite la première place dans son cœur et le premier rôle à la Cour. Un nouvelliste écrit, à la date du 19 août 1775, avec ce ton de respect qu'on perdra bientôt : La faveur dont madame la comtesse de Dillon jouissait auprès de la Reine paraît passer à madame la comtesse Jules de Polignac ; elle est jolie, douce et honnête, et mérite les bontés dont Sa Majesté voudra bien l'honorer. Mercy annonce la même chose à Marie-Thérèse presque au même moment. Avec sa perspicacité ordinaire, il a déjà vu que cet attachement de Marie-Antoinette serait plus sérieux que les autres. Quelques semaines plus tard, il est obligé de discuter avec elle pour l'empêcher de donner une des deux places d'honneur de sa maison à la nouvelle amie. Désormais, chacun des courriers parlera de madame de Polignac, et on y verra croître sa faveur avec une rapidité inouïe.

Pour savoir le mal que cette liaison a fait à la Reine, c'est dans les lettres de ce serviteur dévoué et sagace qu'il en faut suivre les progrès ; on doit y noter une à une toutes les mentions de la jolie comtesse et reprendre la même étude dans les correspondances privées et dans les Mémoires secrets des annalistes. Ce travail éclaire l'histoire du règne d'une lumière singulière. On assiste à la formation de la coterie dont madame de Polignac devient le centre. A mesure que grandit l'affection de la Reine, les intérêts et les ambitions d'une partie de la Cour spéculent sur ce sentiment ; les sollicitations, les menées enserrent Marie-Antoinette et la font prisonnière de son amitié. Toutes les places de l'État vont aux Polignac et à leurs amis, le trésor est à leur disposition. On voit une famille s'élever en honneurs et en fortune, à mesure que la misère publique augmente et que la nation se ruine. Ce spectacle irrite les meilleurs et fait le vide autour du trône. Les reproches que Mercy a faits le premier à voix basse, toujours plus inquiet d'année en année, dans sa conscience de serviteur fidèle, les cercles de Versailles les répètent avec l'accent de la jalousie et de la haine. De la Cour, le mécontentement gagne la Ville, puis la province, passe dans la bourgeoisie et dans le peuple, et le nom de Polignac est bientôt sur toutes les bouches, chansonné, maudit, et malheureusement accompagné d'un autre nom.

 

Madame de Polignac n'a pas d'abord de salon particulier. Logée au Château tout près de la Reine, mais en quelques chambres étroites, elle et ses amis se réunissent chez la princesse de Guémené, gouvernante des Enfants de France, dont la charge, pour le moment, est une sinécure et lui laisse tous ses loisirs pour l'intrigue. Ce salon rivalise avec celui de la princesse de Lamballe, où vont le comte d'Artois, le duc de Chartres et le parti naissant du Palais-Royal. La Reine se partage entre ces deux cercles, qui affectent pour elle le plus grand dévouement et sont du moins dévoués à ses plaisirs. Elle passe la soirée tantôt chez l'une, tantôt chez l'autre des deux princesses, sollicitée en sens divers, accablée de recommandations et de demandes plus que sa jeune tête n'en peut porter. Chaque camp espère la conduire à son tour, et les nominations, les affaires d'État se traitent au bal, entre deux menuets.

Les Rohan comptent que madame de Guémené leur obtiendra des faveurs exorbitantes ; ils demandent que le cordon du Saint-Esprit, le cordon bleu, soit donné à vingt-cinq ans aux membres de leur maison, comme il l'est aux princes français de la Maison de Lorraine. La Reine ne s'y prête pas ; elle garde sur le cœur les méchancetés débitées à Vienne par un Rohan, le cardinal, qui y a été ambassadeur. La puissante famille ne lui pardonne pas tant de mémoire. La voilà désignée aux attaques violentes ou sournoises de toute la noble tribu, Soubise et Rohan, guidée au combat par une femme très habile, madame de Marsan, et bientôt renforcée d'alliés nouveaux. Il fallait une charge au mari de l'amie de la Reine et aucune n'était vacante. Marie-Antoinette en a fait créer une et a imposé M. de Polignac comme survivancier à son premier écuyer, M. de Tessé. Celui-ci, d'après les usages du temps, considère cette création, faite sans son aveu, comme une injure. Il est fort estimé à la Cour et grandement apparenté, puisqu'il est gendre du maréchal de Noailles. Il offre sa démission ; la Reine la refuse ; mais elle s'est aliéné encore une famille entière, l'une des plus influentes de la noblesse française, les Noailles après les Rohan ! Bientôt ce seront les Civrac, puis les Montmorency, tous mécontentés par des maladresses, tous jetés dans le camp ennemi.

La petite Reine a aussi contre elle bien des femmes de l'ancienne Cour, les affichées du temps de Louis XV, qui ne lui pardonnent pas sa vertu. Elles en veulent à cette pureté souriante, dont l'exemple les condamne, à cette malice juvénile, qui s'échappe en mots trop verts et les ridiculise en les flétrissant. Ces femmes qu'on refuse de recevoir, qu'on raye des listes des bals, qu'on renvoie à leurs laquais, autant de rancunes sans pitié et sans scrupule. Ajoutons-y cette comtesse de Balbi, protégée de Monsieur, nommée malgré cela dame de Madame, et dont Marie-Antoinette n'a pu s'empêcher de reprocher à sa belle-sœur le choix étrange. La cabale a désormais ses cadres complets ; l'armée de la calomnie est prête, et, comme la Cour sait à quoi s'en tenir sur beaucoup de ces grandes colères, c'est la Ville qu'on va travailler. Paris va se remplir de satires et de chansons, où, pour mieux perdre une femme, on ne craindra pas d'avilir la royauté. Le choix est difficile dans cette littérature de salon qui sent le ruisseau. Voici pourtant une épigramme, inspirée par une fâcheuse légèreté de Marie-Antoinette ; c'est une des pièces les plus innocentes, qui marque cependant la double attaque :

La Reine dit imprudemment

A Besenval son confident :

Mon mari est un pauvre sire.

L'autre répond d'un ton léger :

Chacun le pense sans le dire,

Vous le dites sans y penser.

Dans ces premiers pamphlets qui font le tour de l'Europe, qu'on imprime à Londres et qu'on applaudit à Berlin, l'animosité s'étale avec une audace grandissante. Les ennemis que l'Autriche compte un peu partout et que le mariage de 1770 a tant désappointés, sont charmés et surpris à la fois d'entendre fredonner par des lèvres françaises ce couplet dont la haine dépasse leurs espérances :

Petite reine de vingt ans,

Qui traitez mal ici les gens,

Vous repasserez la Bavière...

Par une inconscience singulière, Marie-Antoinette ne s'aperçoit pas qu'elle appelle ces attaques, qu'elle fournit elle-même aux nouvellistes le canevas sur lequel l'impure broderie devient facile. Elle reçoit dans son intimité des femmes dont la conduite est décente, mais pas toujours régulière. Elle s'entoure de jeunes gens dont la vie hors de la Cour est un scandale. Son conseiller, son ami, ce n'est pas le Roi, dont elle se moque trop volontiers, c'est le comte d'Artois, de qui les plus indulgents disent que c'est un grand enfant et qui, dans les loisirs de sa débauche, n'est occupé que de frivolités. Il a pour la Reine de l'amitié, mais l'hostilité de Monsieur n'est pas plus nuisible.

C'est le comte d'Artois qui accompagne Marie-Antoinette aux bals de l'Opéra, un jour travestie en amazone, un autre jour sous le domino vulgaire qui chasse le respect et attire l'indiscrétion ; c'est lui qui la mène à Paris, en diable, conduisant lui-même, à côté d'elle, ce trop leste équipage : c'est lui qui la met en goût de ces courses à l'anglaise, dont il est le promoteur et où elle paraît mêlée à la foule, dans la plaine des Sablons, au milieu des paris bruyants et des propos indécents des jeunes gentilshommes ; c'est lui qui l'entraîne chasser le daim au bois de Boulogne, sans le Roi, et, s'il reste à dîner dans les petites maisons du bois, en trop joyeuse compagnie, la méchanceté peut sans effort persuader au public que la Reine y est restée aussi.

Les esprits raisonnables reprochent à Marie-Antoinette d'abuser de sa santé pour le plaisir, de danser par exemple à l'Opéra jusqu'à cinq heures du matin, de rentrer à Versailles à six heures et demie et d'en repartir à dix pour aller aux courses. D'autres lui en veulent surtout d'adopter les modes les plus extravagantes et les plus coûteuses, les coiffures à plumes, les poufs énormes de la Bertin, au moment même où les vivres renchérissent et quand on a vu déjà des émeutes pour le pain. On avait, dit-on partout, espéré de la reine de France des initiatives plus fécondes pour le bien public. Hélas ! cette reine ignore les affaires, elle a vingt ans et personne ne semble y songer.

Madame et la comtesse d'Artois ont leur part dans cette campagne si bien menée. Celle-ci manque d'intelligence, mais elle donne des princes à la Maison de Bourbon ; cela suffit pour qu'on l'exalte aux dépens de la Reine, qui fait si longtemps attendre un dauphin. Moins passif et moins innocent est le rôle de Madame. Elle s'inspire de son mari, qui compte bien être roi un jour, puisque son frère n'a pas d'enfants, et qui se prépare d'avance une popularité. Elle prend comme lui le contre-pied de la conduite de la Reine ; elle vit modestement, sans amitiés affichées, sans dépenses superflues, ne paraît qu'aux fêtes d'étiquette, aux réunions de bienfaisance, aux couronnements de rosière. Elle met en tous ses actes une ruse et un calcul, que la franche nature de Marie-Antoinette ne démasque point. Si la Reine organise une partie de plaisir où sa belle-sœur doit figurer, Madame, le matin venu, se dit souffrante et n'y va pas ; la partie a lieu sans elle ; le comte d'Artois y fait mille folies, et le public remarque d'autant mieux, par la réserve de Madame, la dissipation de Marie-Antoinette. Il ne manque pas de gens pour opposer la sage influence de Monsieur sur sa femme à la faiblesse du Roi pour la sienne. C'est par des comparaisons de ce genre que le respect diminue peu à peu. Il fuit, par mille fissures, de la conscience nationale, et la comtesse de la Marck, décrivant la cour de France à Gustave III, ne trouve au chapitre de la Reine que ces paroles : La Reine va sans cesse à l'Opéra, à la Comédie, fait des dettes, sollicite des procès, s'affuble de plumes et de pompons, et se moque de tout !

Ce sont légèretés de jeune femme, sans portée, inévitables et innocentes, imprudentes seulement à cause du public mal intentionné qui les relève. Mais voici un acte plus grave : Marie-Antoinette intervient dans le gouvernement et change les ministres. Deux lui déplaisent : M. de Malesherbes, de qui Choiseul, par ses plaisanteries sur les gens de robe, l'a dégoûtée ; M. Turgot, le financier réformateur qui gêne ses libéralités et ses fantaisies. Leurs plans de réforme de la Maison du Roi inquiètent beaucoup de monde autour d'elle. Elle a contre eux, du reste, un grief plus sérieux : elle n'a pas été satisfaite de leur attitude dans l'affaire de Guines. Malesherbes prend les devants et se retire. Turgot songe à l'imiter, mais il veut d'abord achever le plan d'économies qu'il doit présenter au Roi. On ne lui en laisse pas le temps. Marie-Antoinette raffine même sur sa vengeance : Le projet de la Reine, raconte Mercy, était que le sieur Turgot fût chassé et de plus envoyé à la Bastille, le même jour que le comte de Guines serait déclaré duc. Il a fallu les représentations les plus fortes et les plus instantes pour arrêter les effets de sa colère...

Attaqué non seulement par la Reine, mais par tous les privilégiés pour les abus qu'il veut détruire, Turgot finit par succomber, et Mercy écrit, aussitôt après son renvoi : Le public n'ignore pas que tout cela s'opère par la volonté de la Reine et par une sorte de violence exercée de sa part sur le Roi. Le contrôleur général jouissait d'une grande réputation d'honnêteté et, étant aimé du peuple, il sera fâcheux que sa retraite soit en partie l'ouvrage de la Reine. De tels effets de son crédit pourront lui attirer un jour de justes reproches de la part du Roi son époux, et même de toute la nation. Ces paroles soulignent la portée de l'acte de Marie-Antoinette, le plus grave peut-être de sa carrière royale, sa part dans la chute du ministère réformateur qui pouvait atténuer la Révolution et sauver la Monarchie.

 

Depuis longtemps, Marie-Thérèse est inquiète. A propos du renvoi de Turgot, elle avertit sa fille : Le public ne parle plus avec tant d'éloges de vous et vous attribue tout plein de petites menées qui ne seraient pas convenables à votre place. La vieille Impératrice est bien informée : elle sait, par exemple, que lorsque Marie-Antoinette est venue à Paris assister à la première représentation de l'Alceste de Gluck, le public de l'Opéra, qui l'acclamait naguère, l'a accueillie très froidement et l'a laissée applaudir presque seule l'œuvre de son musicien favori. Une leçon de ce genre devait frapper la Reine. Elle est trop sensible pour n'en pas souffrir, mais trop fière pour paraître y céder. Ses favoris d'ailleurs l'entourent, la flattent, l'égarent, et un véritable ami comme l'abbé de Vermond se dégoûte de la Cour, se retire peu à peu, épargnant ainsi à la jeune femme des conseils écoutés avec bienveillance, mais jamais suivis, et qu'un mot de madame de Polignac suffit à rendre ridicules.

Il y a de grandes critiques contre les dépenses de Marie-Antoinette. On blâme ses habitudes de jeu, ses nouveaux diamants, ses plumes de cinquante louis, l'augmentation de ses écuries et les constructions de son Trianon, jusqu'aux soupers de dames, aux retours de chasse, qu'elle a rétablis dans les cabinets du Roi. Mercy, qui sait le détail de ces caprices, en voit d'un coup d'œil accourir les conséquences : Parmi les bruits qui s'élèvent, il en est un qui paraît plus dangereux et plus fâcheux que tous les autres ; il est dangereux, parce que de sa nature il doit faire impression sur tous les ordres de l'État et particulièrement sur le peuple ; il est fâcheux, parce qu'en retranchant les mensonges et les exagérations inséparables des bruits publics, il reste néanmoins un nombre de faits très authentiques auxquels il serait à désirer que la Reine ne se fût jamais prêtée. On se plaint publiquement que la Reine fait et occasionne des dépenses considérables. Ce cri ne peut aller qu'en augmentant, si la Reine n'adopte bientôt quelques principes de modération sur cet article. Disons, pour abréger, qu'au commencement de l'année 1777, les dettes personnelles de Marie-Antoinette s'élèvent à quatre cent quatre-vingt-sept mille livres. Le Roi les paye en quelques mois sur sa cassette particulière, sans vouloir recourir à M. Necker, appelé depuis peu à diriger les finances. Mais on n'a pu les cacher à tout le monde, et plus d'une anecdote apocryphe montre la part qu'elles ont dans l'impopularité de la Reine. La Cour même, selon le prince de Ligne, se plaît à exagérer sa prodigalité, par la voix de toutes les petites femmes mécontentes de n'avoir pas été aussi belles qu'elle aux bals du dernier hiver. Dans un procès à scandale, celui d'une dame Cahuet de Villers, le nom de Marie-Antoinette est prononcé à propos d'argent ; l'accusée a escroqué d'énormes sommes, en prétendant les emprunter pour le compte de la Reine et en fournissant de faux reçus. Cette femme aurait-elle eu créance auprès des banquiers, si l'on n'avait su les dépenses excessives de Marie-Antoinette ? L'aventure agite l'opinion, donne matière aux calomnies et prépare l'affaire du collier.

 

Marie-Antoinette va trouver un juge sans prévention dans son frère Joseph II, qui arrive à Paris. Ce n'est pas l'empereur d'Allemagne qui vient rendre visite au roi de France, mais un frère qui veut connaître la nouvelle vie de sa sœur, voir de ses yeux si elle est heureuse et lui donner au besoin appui et conseils. S'il profite de son voyage pour s'instruire des choses de France, s'il étudie les arsenaux, les manufactures, les académies et les théâtres, s'il court Paris, suivant le programme officiel des visites princières, le complétant par les curiosités de son esprit, c'est la Reine surtout qui l'occupe, c'est avec elle qu'il passe des journées entières, dans ses cabinets du Château ou à Trianon. Il arrive malheureusement après un hiver très dissipé ; la Cour n'a pas été brillante, les faveurs excessives marquées à quelques familles ayant éloigné les autres ; mais les plaisirs coûteux et sans dignité ont été particulièrement prodigués. La Reine a donné l'exemple, et le Roi, par faiblesse et par amour, l'a laissée faire.

Joseph II observe tout, les habitudes de la famille royale, les défauts de son chef, le milieu dangereux où vit Marie-Antoinette. Quelques scènes le frappent beaucoup, celle-ci entre autres, que Mercy raconte : L'Empereur m'apprit que, pour céder au désir de la Reine, il l'avait accompagnée chez la princesse de Guémené, qu'il avait été choqué du mauvais ton, de l'assemblage des gens et de l'air de licence qui régnaient chez cette dame. Sa Majesté y a vu jouer au pharaon ; elle avait entendu elle-même des espèces de reproches faits en présence de la Reine à madame de Guémené, sur sa façon suspecte de jouer. L'Empereur était indigné de cette indécence ; il avait dit nettement à la Reine que cette maison était un vrai tripot. La Reine avait cherché à pallier cette vérité ; elle était même retournée après minuit chez ladite princesse, sous prétexte qu'elle le lui avait promis ; l'Empereur en était mortifié et en concluait une obstination décourageante. Le frère aîné n'hésitait pas à intervenir. Après la gêne et la résistance des premiers jours, il ressaisissait la confiance de Marie-Antoinette et en usait pour la sauver. Il finissait par obtenir d'elle l'aveu de ses dissipations, lui prouvait qu'elle oubliait ses devoirs d'épouse et de reine, lui faisait promettre de changer de vie. Il laissait même, en partant, une longue instruction par écrit, qui devait fixer les souvenirs de sa visite.

C'était la première fois qu'une voix rude, autorisée par la familiarité du sang, venait dire la vérité à cette petite Reine grisée jusqu'à présent de flatterie. On la forçait à interroger sa conscience, et sa sincérité savait répondre. Par un faux point d'honneur, il est vrai, elle ne voulait pas avoir l'air de céder à des conseils ; elle tenait à laisser croire que la réforme partait d'elle-même et de sa volonté. Il n'importait, l'effet était produit. La Reine venait moins souvent aux spectacles de Paris ; elle accompagnait régulièrement le Roi à ses chasses, réservait quelques heures de la journée à se recueillir dans ses cabinets et à faire des lectures, ne jouait presque plus hors de chez elle, et, si son goût persistait pour madame de Polignac, elle commençait à se détacher de madame de Guémené ; elle montrait enfin plus d'affabilité aux personnes d'âge et de rang, plus de soin à ménager les susceptibilités. Le voyage de Choisy, qui avait toujours tant d'inconvénient par les faveurs exclusives qu'y affichait la Reine, ne donnait lieu, cette année, à aucun mécontentement. Chacun était traité suivant sa place et son mérite.

Il faut tenir compte à Marie-Antoinette de cet essai de réforme qui marque l'été de 1777. L'absence du comte d'Artois le rendait moins difficile. Monsieur et son frère visitaient la France comme venait de le faire Joseph II ; la comparaison, d'ailleurs, n'était pas à l'avantage des princes français : Ils voyagent, dit la comtesse de la Marck, comme ces gens-là voyagent, avec une dépense affreuse et la dévastation des postes et des provinces. Si le comte d'Artois sert la Reine en s'éloignant de Paris, il trouve le moyen de lui nuire encore à distance. Sans le savoir, c'est la Révolution qu'il sème sur son passage, et il prépare l'impopularité de Marie-Antoinette, en montrant aux peuples l'homme qu'ils savent son ami et son compagnon de plaisir.

A son retour, il reprend son rôle de mauvais génie. Très lié à présent avec madame de Polignac, il partage avec elle la direction de la Reine. Le mal que Joseph II avait enrayé reparaît plus grave que jamais. La Reine y est entraînée, lui écrit Mercy, par M. le comte d'Artois et le duc de Chartres, qui sont les plus terribles instigateurs de tout le désordre, et un vrai fléau pour cette cour-ci. A cela se joint le plus grand de tous les malheurs, qui est que le Roi, par complaisance ou faiblesse, contre son gré, semble applaudir à ces mêmes désordres, nommément par rapport au jeu, aux courses et aux bals masqués. Cette circonstance rend infiniment difficile ou impossible tout moyen de remédier au mal ; quand, après les représentations les plus énergiques, la Reine répond que rien n'arrive sans le bon plaisir et l'avis du Roi et qu'il est parfaitement content, toute réplique perd une partie de sa force. C'est ainsi que le jeu devient l'occupation principale de Marie-Antoinette, chez elle et chez ses amis. Les inconvénients ne se font point attendre. Après qu'elle a gagné pendant quelque temps, écrit Mercy, la chance a tourné, et la Reine perd maintenant assez pour se trouver très gênée dans toutes ses autres dépenses : les anciennes dettes contractées pour des diamants se payent mal : il n'y a plus de fonds pour les dons de bienfaisance, et le pire de tout, c'est le mauvais exemple, le regret qu'il cause au Roi et l'effet fâcheux qu'il produit dans le public.

Une telle fureur pour le jeu n'était plus dans les habitudes de la Cour. Sous Louis XV, on jouait en public seulement dans les grandes occasions de représentation et d'étiquette, et encore était-ce le cavagnol ou le lansquenet ; aujourd'hui c'est régulièrement, trois fois par semaine, le dangereux pharaon. Tout le monde peut aborder la table de la Reine et ponter, assis ou debout, sans présentation spéciale ; il suffit d'apporter de l'argent et d'être disposé à le perdre, car certaines dames trichent effrontément. Les mises sont énormes et font reculer les gens de qualité, qui laissent la place aux premiers venus. On trouve scandaleux que les jeux de hasard poursuivis à Paris par le gouvernement, soient encouragés à Versailles par la Reine. Des Anglais disent, à Vienne, que le jeu de Fontainebleau fait concurrence à celui de Spa, et le mot de tripot, dont s'est servi l'Empereur en parlant d'un salon, devient courant pour désigner la Cour de France tout entière. Les nouvelles à la main font savoir à l'Europe que, pour l'amusement de sa souveraine, le duc de Chartres a perdu trente mille louis. Marie-Antoinette se moque des Anglais et des nouvellistes. Elle rit des conseils de son frère et plaisante en lisant ses lettres. Elle n'écoute même pas ce cri de Marie-Thérèse : Votre avenir me fait trembler !

 

Ce que l'Europe ignore et ce que nous savons aujourd'hui, c'est le secret de cette dissipation terrible, qui coûtera si cher à la Reine. Elle croit la justifier en répondant aux reproches de Mercy : Que voulez-vous ? j'ai peur de m'ennuyer. Ni le jeu, ni les courses, ni les spectacles, ni les bals, ni les voyages ne viennent à bout de cet ennui, maître inexorable du cœur des reines, quand n'est pas atteint le but naturel de leur vie de femme. Marie-Antoinette n'est pas mère et s'étourdit pour n'y point songer.

Le moment approchait cependant où l'espoir pouvait commencer. Louis XVI avait suivi les conseils de la science, et Marie-Thérèse écrivait à sa fille, non sans émotion et sans joie, le 3 octobre 1777 : J'embrasse tendrement ma chère petite femme que j'aime bien. Bientôt après, la Reine recevait les compliments de la Cour pour une grossesse officiellement annoncée, et le peuple de Paris se réjouissait de la bonne nouvelle. Hélas ! la politique venait gâter ces premières grandes joies de Marie-Antoinette et cette maternité si précieuse et si choyée.

L'affaire de la succession de Bavière éclatait, mettant en péril le principe même de l'alliance autrichienne. Le cabinet de Versailles ne voulait pas s'associer aux prétentions de Joseph II, qui, à la mort de l'Électeur, avait mis la main sur la Basse-Bavière ; on refusait de défendre un allié trop ambitieux contre les représailles de Frédéric II, dont l'armée avait envahi la Bohême. C'était une question à régler entre chancelleries. Les Français y demeuraient indifférents, tout occupés qu'ils étaient par la guerre de l'indépendance américaine et l'ambassade de Franklin en Europe ; d'ailleurs, l'opinion, toujours peu portée vers l'Autriche et travaillée sans relâche par les agents du roi de Prusse, ne voyait pas d'un mauvais œil les succès de l'ami de Voltaire. Marie-Thérèse comprenait elle-même qu'il ne fallait pas mêler Marie-Antoinette aux négociations et risquer, si on lui demandait un rôle direct, de la rendre importune au Roi et odieuse à la nation. Elle le fit pourtant, entraînée par la situation critique de l'Empire : elle écrivit à sa fille, coup sur coup, pour la supplier d'agir auprès de Louis XVI et des ministres, d'obtenir au moins une pression diplomatique sur Frédéric II. L'Empereur écrivit également. Marie-Antoinette se jugea bientôt le seul espoir de sa famille et Mercy lui persuada qu'elle avait à servir en même temps ses deux patries. D'ailleurs, tout ce qu'elle savait de politique se résumait depuis longtemps à soutenir l'alliance et à détester la Prusse. Elle intervint avec passion.

On la voit alors uniquement occupée de la guerre en Bohême, d'où les mauvaises nouvelles se succèdent ; elle a les yeux rouges à l'arrivée du courrier de Vienne ; on apprend qu'elle décommande, pour marquer sa peine, une fête à Trianon ; on commente ses entretiens avec les ministres qu'elle fait venir sans cesse dans son cabinet. Elle discute avec eux, on le sait, devant le Roi et répète la leçon que lui apprend l'ambassadeur de l'Empire. Presque toujours son ardeur l'égare : tantôt elle s'emporte contre M. de Vergennes, au point de solliciter le Roi de le chasser, tantôt, parlant au nom de l'enfant qu'elle porte, elle use sans mesure du puéril argument des larmes.

En voilà plus qu'il ne faut pour faire crier la cabale que la Reine veut livrer la France à l'Autriche. L'Impératrice, l'Empereur et M. de Mercy, tous ces donneurs de bons conseils, ont été, cette fois, funestes à Marie-Antoinette ; ils ont couronné par une faute grave les années décisives de son règne. On ne lui pardonnera pas de s'être engagée si violemment en des questions qu'elle a prises à tort pour des affaires de famille. Dès maintenant, la reine de France a reçu le nom fatal qu'elle ne perdra plus : l'Autrichienne !

 

Je ne me flatte nullement d'un dauphin, écrivait Marie-Thérèse ; je ne suis accoutumée d'avoir des consolations entières. Les Français, au contraire, attendaient un héritier pour le trône, cet aîné mâle des rois Bourbons, que la nation considérait comme son bien et dont le nom traditionnel gardait encore tant de prestige. S'il fût arrivé en ce moment, les premières années étaient oubliées et la popularité de la Reine pouvait renaître. L'enfant naquit le 19 décembre 1778 ; ce fut une fille, Madame Royale.

En vain les cent mille livres données par le Roi à la jeune mère furent-elles employées en bonnes œuvres et en largesses, en vain les curés de Paris distribuèrent-ils des aumônes au nom de la Reine et vidèrent-ils les prisons pour dettes, en vain maria-t-on cent jeunes couples dotés par elle ; le jour où elle vint dans la capitale faire ses actions de grâces aux églises, il n'y eut aucun enthousiasme sur son passage, la foule curieuse fut immense, mais les vivats clairsemés. Le peuple, éprouvé par la disette, attribuait à la Reine une part dans les maux de la nation et trouvait que la naissance d'une princesse était une faible compensation à ses souffrances.

Par la maternité Marie-Antoinette entre dans une vie nouvelle. Elle avait dit à Mercy que, le jour où Dieu lui ferait la grâce d'être mère, elle abandonnerait la frivolité et serait toute à ses devoirs. Elle essaye de tenir parole. Moins d'excès de jeu, moins de coûteux caprices ; la Reine renonce même au voyage de Fontainebleau, qui entraîne le déplacement de toute la Cour, et le remplace par de petits séjours à Choisy et à Marly. Elle diminue les plaisirs et les veillées, voit sa fille plusieurs fois le jour et donne au Roi plus de temps et d'intimité. La famille royale prend l'habitude de se réunir à Trianon chaque semaine pour souper chez la Reine, en petit comité. Ma santé est entièrement remise, écrit-elle à Marie-Thérèse. Je vais reprendre ma vie ordinaire et, par conséquent, j'espère pouvoir bientôt annoncer à ma chère maman de nouvelles espérances de grossesse. Elle peut être rassurée sur ma conduite, et je sens trop la nécessité d'avoir des enfants pour rien négliger sur cela. Si j'ai eu anciennement des torts, c'était enfance et légèreté ; mais à cette heure ma tête est bien plus posée, et elle peut compter que je sens bien tous mes devoirs sur cela. D'ailleurs, je le dois au Roi pour sa tendresse et, j'ose dire, sa confiance en moi, dont je n'ai qu'à me louer de plus en plus. Comme le ton est changé des lettres légères d'autrefois ! Comme les futilités de la Reine se sont vite enfuies à la vue de son avenir transformé, devant les devoirs entrés dans sa vie et réunis autour d'un berceau !

La réforme est réelle, durable ; si Marie-Antoinette n'est pas fidèle à toutes ses promesses, du moins ne laissera-t-elle pas revenir les folles années. Par malheur, il est trop tard. L'opinion des Français est faite sur la compagne de leur Roi. Ils la croient incapable du sérieux d'une reine et doutent même de son honnêteté de femme. A côté de la médisance, trop souvent justifiée, la calomnie a fait son œuvre, sourde, lente, mais implacable et définitive, telle que la décrit en ce moment même Beaumarchais dans le Barbier de Séville, avec son bruit léger, rasant le sol, piano, piano, puis cheminant dans la foule, rinforzando de bouche en bouche, jusqu'au cri général, au crescendo public, au chorus universel de haine et de proscription.

 

Les actes les plus innocents de Marie-Antoinette continuent à être calomniés. Elle va incognito à l'Opéra, au bal du mardi gras, avec la princesse d'Hénin ; le Roi est seul dans le secret de cette petite escapade. La voiture casse dans Paris ; pour arriver au théâtre, la Reine est obligée de s'arrêter dans une boutique et de prendre le premier fiacre qui passe. Personne ne le saurait, mais Marie-Antoinette s'empresse, en entrant au bal, de raconter l'aventure aux amis qu'elle y rencontre : Moi, en fiacre, à l'Opéra ! n'est-ce pas plaisant ? Les nouvellistes s'emparent du récit et brodent on ne sait quelle aventure louche sur cette course en fiacre, dans cette nuit de carnaval.

L'été, pendant les chaudes soirées de Versailles, la famille royale a l'habitude de sortir après le souper et de se promener sur les terrasses, en écoutant quelque musique ; le public y vient librement et la cohue coudoie les princesses. Le divertissement est un peu déplacé, et sans doute conviendrait-il de blâmer le comte d'Artois, qui en a eu l'idée ; mais c'est encore à la Reine que vont les attaques. Les gazettes anglaises défigurent, au mépris de la vraisemblance, le récit des soirées royales, y mêlent les détails les plus scabreux et transforment ces promenades familières en immondes orgies. A Paris même, la calomnie est accueillie ; des gens raisonnables, fort attachés au Trône, parlent avec indignation des nocturnales de Versailles. Tous les actes de la Reine sont ainsi travestis, toutes ses intentions souillées, et, dans ce débordement d'infamies, personne ne s'aperçoit du changement survenu en elle ni des résolutions qu'elle a prises.

 

Il y a un point, il est vrai, sur lequel la réforme ne s'est pas faite ; c'est le coin réservé de la conscience de la Reine, celui d'où son frère ne lui a arraché aucun aveu, où elle refuse de se reconnaître coupable. Elle garde pour ses favoris la même faiblesse, et met au nombre de ses devoirs l'abandon sans réserve à ses amitiés. Ceux qu'elle a laissés venir à elle en sont-ils dignes ? Ont-ils d'autres mérites que celui d'empêcher la Reine de s'ennuyer ? Une dame de Madame Élisabeth nous répondra : Cette fameuse société est composée de personnes bien méchantes et montée sur un ton de morgue et de médisance incroyable. Ils se croient faits pour juger le reste de la terre... Ils ont si peur que quelqu'un puisse s'insinuer dans la faveur, qu'ils ne font guère d'éloges, mais qu'ils déchirent bien à leur aise. Si madame de Bombelles en parle ainsi, elle qui est la bonté même et n'a pas à souffrir d'eux, que doit dire le reste de la Cour ? Que d'animosités vaut à la Reine cet indiscret entourage ?

En réalité, une seule personne occupe son cœur ; mais, si elle ne refuse aucune faveur à madame de Polignac, madame de Polignac ne refuse aucun service à ses amis. Pour eux désormais les meilleures places et les plus fortes pensions. A celui-ci une ambassade, à celui-là un régiment, à cet autre un évêché, à tous de l'argent. C'est un pillage, dit Mercy ; c'est une troupe de fripons, ajoute Kaunitz, qui parle cru.

La belle-sœur de la comtesse, Diane de Polignac, simple daine de la comtesse d'Artois, obtient la première charge dans la maison qu'on monte pour Madame Élisabeth ; M. de Vaudreuil, qui tient à la comtesse par d'autres liens, devient grand fauconnier, et Marie-Antoinette demande pour lui trente mille livres de pension, sous le prétexte que la guerre avec l'Angleterre empêche ses revenus d'arriver des colonies. Elle fait faire un brillant mariage à la fille de son amie, et le gendre, le jeune duc de Guiche, est nommé survivancier d'une compagnie de gardes du corps au mépris des droits acquis par d'autres. Depuis quatre ans, écrit Mercy, on compte que toute la famille de Polignac, sans aucun mérite envers l'État et par pure faveur, s'est procuré, tant en grandes charges qu'en autres bienfaits, pour près de cinq cent mille livres de revenus annuels ! Toutes les familles les plus méritantes se récrient contre le tort qu'elles éprouvent par une telle dispensation de grâces, et, si l'on eri voit encore ajouter une qui serait sans exemple, les clameurs et le dégoût seront portés au dernier point.

Cette faveur redoutée de Mercy était le don de la terre de Bitche, en Lorraine, qui faisait partie du domaine royal et représentait cent mille livres de rente. Devant le bruit soulevé par leur demande, les Polignac y renonçaient provisoirement, mais moyennant une compensation effroyable, huit cent mille livres pour la dot de leur fille, alors que les dots données par le Roi n'avaient jamais dépassé six mille livres de rente. Plus tard le domaine arrivait à son tour, et, avec l'argent, les honneurs, car, pour ne rien laisser désirer à la favorite, son mari était créé duc héréditaire et la nouvelle duchesse prenait le tabouret à la Cour.

L'amitié de la Reine l'empêchait de voir l'insatiable avidité de la société Polignac ; elle s'irritait contre la malignité publique, qui comptait dans ses libéralités, disait-elle, plus de louis d'or qu'il n'y avait d'écus ; elle dédaignait les propos des cabarets populaires contre la Polignac, plus grossiers et plus violents que jadis contre la Du Barry ; elle traitait de jalousie le mécontentement de la noblesse et de tant de fidèles serviteurs du Roi, qui protestaient tout haut contre des faveurs scandaleuses. Elle ne voulait même pas tenir compte des observations de Marie-Thérèse et lui répondait que le bruit public l'instruisait Mal. Ce furent les dernières inquiétudes de l'Impératrice. Elle mourait sans avoir revu sa fille, et Marie-Antoinette perdait cette voix maternelle, tendre et sévère, qui la rappelait sans cesse à la raison et ressemblait parfois à la voix de sa propre conscience.

 

Son jugement mûrissait cependant. La politique commençait à l'intéresser. Elle n'apportait point sans doute dans les affaires intérieures l'impartialité d'un sage ; elle ne mettait pas non plus, on le sait trop, dans les délicates négociations de la diplomatie le jaloux patriotisme d'une Française. Mais, quand elle échappait à sa coterie de Versailles ou à l'influence de Vienne, elle pouvait donner des avis de femme intelligente et sincère. Tout le monde malheureusement ne cherchait plus qu'à la prendre en faute. On soutenait, par exemple, qu'elle ressentait trop peu d'intérêt pour la cause américaine, passionnément défendue par toute la jeune noblesse, et que sa bienveillance pour le marquis de La Fayette s'adressait trop uniquement au brillant danseur de ses bals. Cependant, l'appui qu'elle donnait à M. Necker, pendant son premier passage aux finances, aurait pu lui être compté.

Quand le banquier genevois a parlé de réformes, d'ordre et d'économies, Marie-Antoinette a commencé par résister : ce sont, en effet, les idées de M. Turgot qu'on lui rapporte ; mais, devant les besoins du royaume clairement compris par elle pour la première fois, elle s'incline et ne s'oppose à rien: Les conversations de Necker, fortifiées des patientes insistances de Mercy, lui font même entrevoir l'indiscrétion de ses amis, l'inconvénient des largesses que madame de Polignac obtient d'elle. Cette pensée va lui venir, qu'elle a pu se tromper et être trompée. En attendant, elle partage l'admiration de Joseph II pour le directeur général des finances ; elle le défend contre la cabale qui s'ameute ; elle l'aide même à détruire M. de Sartine, ce trop belliqueux administrateur de la marine, qui a jeté dans l'Atlantique tant de millions. Mais elle ne suffit pas à protéger le ministre réformateur contre Maurepas. Necker tombe à son tour, et ses fanatiques reprochent à Marie-Antoinette de ne pas l'avoir sauvé, tandis que des colères se déchaînent contre elle pour l'avoir soutenu.

La bataille est engagée entre la Reine et Maurepas. Malgré lui, elle fait entrer au ministère Castries et Ségur, l'un pour la marine ; l'autre pour la guerre. Bien que suggérés par sa société, les choix ne semblent point mauvais ; le maréchal de Ségur surtout est bien accueilli par l'armée à une place fort mal tenue par le prince de Montbarey, créature de M. de Maurepas. Le ministre va répondre à ce double défi ; il a toujours pour lui l'escalier du Roi et garde au Conseil deux hommes dévoués, M. Amelot et M. de Vergennes. La mort le surprend dans les préparatifs de sa revanche, vers la fin de 1781. Les héritiers de sa politique essaient encore de combattre Marie-Antoinette. Mais elle est maintenant armée pour se défendre ; elle commence à apprendre le maniement des hommes et, d'ailleurs, vient d'acquérir sur le Roi des droits nouveaux : elle lui a donné le fils désiré.

Le 22 octobre 1781, la succession au trône était assurée. La Cour s'associait à la joie des souverains, et Monsieur et Madame faisaient bonne contenance, pour cacher le déplaisir que leur causait la naissance d'un Dauphin. Paris offrait à Marie-Antoinette les grandes fêtes dont on trouvera plus loin le récit ; elle y recueillait des acclamations reconnaissantes, qui purent lui sembler un écho à peine affaibli de celles d'autrefois. Enthousiasme éphémère cependant, qui ne s'adresse qu'à la mère et qui ne résistera ni aux préventions enracinées, ni aux attaques nouvelles, redoublées et multipliées contre la Reine à mesure que sa situation paraît mieux affermie.

 

Un malheur grave, et qui la touchait de près, éclatait comme un coup de foudre dans un ciel tranquille et ranimait l'hostilité publique : on apprenait la banqueroute du prince de Guémené. Il était question d'abord de quinze millions, mais, tout compte fait, les dettes montaient à trente-trois millions. Voilà qui faisait plus de bruit dans Paris que les exploits du comte d'Artois au siège de Gibraltar ! Des milliers de familles étaient atteintes ; c'était un immense cri de colère, parmi tous ces fournisseurs que le prince payait en rentes viagères et ces créanciers du petit peuple qui avaient eu foi dans la parole d'un grand seigneur. Le prince recevait l'ordre de remettre sa charge de grand chambellan et défense de paraître à la Cour. Bien que séparée de son mari depuis quelques années, la princesse, qui d'ailleurs avait eu sa part dans les fêtes et les folies, était obligée d'abandonner ses fonctions de gouvernante des Enfants de France.

C'est ici qu'on voit bien le chemin parcouru en peu de temps par la Reine, dans le désenchantement de ses amitiés. Ce n'est pas à la duchesse de Polignac qu'elle songe d'abord pour élever ses enfants. La charge est trop sérieuse pour qu'elle la confie à une femme dont le caractère n'est pas sûr, en qui son frère Joseph II vient de lui montrer, pendant une nouvelle visite à Versailles, l'instrument d'une dangereuse coterie. Déjà, on le sait d'un témoin irrécusable, la Reine n'aime plus madame de Polignac. Elle pense sans doute, comme le Roi, à choisir la duchesse de Duras, femme respectable avant l'âge et qui donne à la Cour l'exemple de toutes les vertus. Mais l'opinion ignore les changements survenus chez la Reine et qu'aucun acte extérieur n'a révélés ; on attend, sans le désirer, de voir nommer madame de Polignac. Il est facile, dit une lettre contemporaine, de deviner sur qui le choix tombera ; de tout temps cette belle place a été donnée aux favorites et amies intimes de la Reine ; il est de toute justice que la mère choisisse la bonne de ses enfants. Le baron de Besenval, pendant un séjour à la Muette, sait persuader à la Reine qu'une autre nomination étonnerait tout le monde ; cela laisserait croire, dit-il, qu'elle n'a plus assez de crédit pour faire donner la place à sa meilleure amie. Touchée aux points sensibles, Marie-Antoinette se croit obligée de parler au Roi, et madame de Polignac est nommée.

Ce choix, qu'elle a fait sans plaisir, va lui être plus funeste que tous les autres. Non seulement on murmurera contre les gratifications nouvelles, qui recommenceront à accabler les Polignac, justifiées pourtant cette fois par les frais de représentation d'une grande charge ; mais, désormais, quand les regards de la France iront au Dauphin, à l'enfant royal qui incarne son avenir, ils rencontreront toujours à ses côtés, en ce poste d'honneur et de confiance, le premier peut-être de la Cour, la gouvernante que sa mère lui a donnée, et l'impopularité croissante de la favorite aggravera encore celle de la Reine.

 

Un petit fait montre les mauvaises dispositions de l'esprit public contre Marie-Antoinette. Au Salon de 1783, son portrait est exposé par madame Le Brun. Elle est représentée en gaulle, robe blanche et flottante, entièrement simple, que la mode vient d'emprunter aux créoles. Les Parisiens, qui ont tant murmuré contre les bijoux et les coûteux falbalas, ne sont pas satisfaits davantage des nouveaux goûts de la Reine, ni d'une toilette dont la mousseline et la batiste font tous les frais. On se presse devant le portrait pour se moquer de l'original. Elle s'habille comme les femmes de chambre, disent les uns ; elle veut affirment les autres, ruiner le commerce de Lyon et c'est pour enrichir les Belges de Courtrai, sujets de son frère ! On a trouvé un titre au tableau : La France, sous les traits de l'Autriche, réduite à se couvrir d'une panne. La critique est si vive et si malséante qu'on retire le tableau du Salon.

D'autres indices apparaissent dans l'opinion, laissant voir combien la France se détache de ses maîtres et perd l'habitude du respect. Cette année même, on donne à Paris, avec un prodigieux succès, une comédie de Beaumarchais, dont Louis XVI a dit lui-même qu'il faudrait, si on la jouait, démolir d'abord la Bastille. Il a commencé par refuser l'autorisation aux artistes de la Comédie. Mais un familier de Versailles, M. de Vaudreuil, fort entiché de la pièce, l'a montée chez lui, à ses frais, en surexcitant habilement la curiosité publique pour l'œuvre prohibée. Il a circonvenu la Reine, l'a trompée sur la portée de l'ouvrage, sur les corrections que l'auteur prétend y avoir faites ; et c'est Marie-Antoinette elle-même, Marie-Antoinette qu'un rôle de la pièce va servir à outrager, qui a fait revenir le Roi sur sa décision et obtenu la permission du Mariage de Figaro.

Il faut cette audace, et le scandale qui en résulte, pour éclairer la Reine sur le caractère de quelques-uns des protégés de madame de Polignac. Mais M. de Vaudreuil a eu le temps, avant de perdre sa faveur, de rendre encore à la Monarchie un terrible service : il a fait nommer au contrôle des finances M. de Calonne.

Calonne est pour le salon Polignac la clef des coffres royaux. Puisque, depuis longtemps, la Reine met moins de complaisance à y puiser pour ses amis, ceux-ci s'arrangent de façon à se passer d'elle. Belle danse des deniers publics que ce ministère de M. de Calonne ! Les emprunts, les loteries lui en fournissent, et, en dépensant hardiment l'argent que l'État ne possède point, il donne l'illusion du retour de la prospérité. Les Besenval et les Vaudreuil, qui en profitent, lui fabriquent aisément, aux dépens de Necker, une réputation de grand ministre.

La Reine y est prise comme le reste de la Cour. Ses prodigalités, arrêtées un instant, recommencent de plus belle. Sa garde-robe en est un exemple. Chaque année, il est vrai, depuis 1776, on a dépassé le fonds régulier de cent vingt mille livres affecté à cet usage ; mais il n'y a plus de bornes maintenant aux caprices de toilette. Les chiffres seuls peuvent ici parler clairement. En 1783, les dépenses de la garde-robe de la Reine montaient à 199.000 livres ; en 1784, elles atteignent 217.000 ; en 1785, 252.000. C'est surtout le chapitre des modes qui a augmenté : il comptait autrefois pour vingt-cinq mille livres, pour plus de cent mille aujourd'hui. La Reine appartient à ses marchandes, qui lui livrent directement et sans contrôle leurs fournitures. La Bertin ne daigne plus marquer le détail sur ses mémoires ; elle y porte six mille livres, non compris l'étoffe, pour un habit de jour de l'an qui ne sera mis qu'une fois. Les avertissements ne manquent cependant point à Marie-Antoinette, ne serait-ce que ceux de sa dame d'atours ; mais sa faiblesse autorise et encourage tous les gaspillages.

M. de Calonne se pique d'aller au-devant de chaque désir de la Reine. Il lève les difficultés, trouve des expédients. Comment aurais-je pu, dira-t-elle plus tard, me douter que les finances étaient en mauvais état ? Quand je demandais cinquante mille livres, on m'apportait cent mille ! C'est ainsi qu'au mois de juin 1784, la fête donnée à Trianon en l'honneur de Gustave III dépasse en magnificence tout ce qu'on a vu jusque-là. Pour aller à Fontainebleau par eau, en remontant la Seine, on construit à Marie-Antoinette un yacht pourvu d'un appartement complet, qui coûte soixante mille livres. Ces galanteries, qui l'enchantent, lui sont sévèrement reprochées, le jour où tout le monde ouvre les yeux sur les fautes du ministre. Calonne, la Polignac et la Reine sont chansonnés ensemble, comme dans ce mauvais couplet, mis dans la bouche de Marie-Antoinette :

Calonne n'est pas ce que j'aime,

Mais c'est l'or qu'il n'épargne pas.

Quand je suis dans quelque embarras,

Alors je m'adresse à lui-même ;

Ma favorite fait de même,

Et puis nous en rions tout bas,

Tout bas, tout bas, tout bas, tout bas.

Cette littérature, aussi perfide que plate, et quelques maladresses trop apparentes suffisent à faire admettre que la Reine a créé Calonne et doit répondre de ses folies. Ce n'est pas elle pourtant qui l'a appelé au ministère, ni qui l'y soutient. Calonne la déteste au fond, et plus tard, réfugié à Londres après sa chute, ne cessera d'intriguer contre elle. Mais l'opinion raisonne-t-elle, et n'a-t-elle pas une condamnation prête pour tous les actes, quels qu'ils soient, de Marie-Antoinette ?

Voici, par exemple, l'achat de Saint-Cloud. En même temps que Louis XVI joint à la Couronne les belles chasses de Rambouillet, il offre à la Reine un château près de Paris. Une résidence de ce genre peut devenir nécessaire au cas où les réparations de Versailles forceraient la Cour à s'en éloigner. Dès à présent, elle est utile aux enfants royaux, que l'étroit château de la Muette ne suffit pas à réunir. Le séjour sera surtout excellent pour le pauvre petit Dauphin, qui commence à mourir lentement d'une maladie inconnue et que les médecins conseillent de tenir à la campagne. Cette acquisition de Saint-Cloud, si justifiée et faite plutôt pour la mère que pour la reine, ne trouve pas grâce devant le public. Il y voit une source de dépenses nouvelles et accueille le bruit qu'on y va construire un palais grand comme Versailles ; il croit que, si l'on renvoie les missionnaires desservant la chapelle, c'est pour les remplacer par des comédiens et une salle de spectacle ; il prend parti pour l'archevêché qui lutte contre la Reine et veut maintenir les missionnaires ; il s'unit aux récriminations des habitants de Saint-Cloud forcés de loger, malgré eux, le personnel de la Cour, pour lequel la place manque au château. Enfin l'affiche des consignes intérieures porte en tête, comme à Trianon, les mots Par ordre de la Reine, qui font dire au plus violent des parlementaires, M. d'Éprémesnil, qu'il est impolitique et immoral de voir des palais appartenir à une reine de France. Marie-Antoinette est blessée cruellement de ces paroles : Mon nom, cependant, dit-elle, est-il déplacé dans les jardins qui m'appartiennent ? n'y puis-je donner des ordres sans attenter aux droits de l'État ?

Une tristesse plus grande l'attend à Saint-Cloud. Elle a espéré, en voisinant avec Paris, ramener à elle l'affection de sa capitale, rétablir le courant d'amour entre le peuple et la royauté et retrouver les marques de sympathie qu'on lui prodiguait au début du règne. Mais elle a beau se mêler aux fêtes populaires et parcourir les groupes, tenant le Dauphin par la main, tout se glace sur son passage, et les vivats pour le Dauphin ou pour le Roi soulignent mieux encore le silence pour la Reine. D'année en année, elle sent la foule plus hostile, et plus d'une fois quelque expression malsonnante lui vient aux oreilles, du milieu de cette populace gouailleuse qui dit volontiers sur la route de Paris : Nous allons à Saint-Cloud voir les grandes eaux et l'Autrichienne ! Elle se tient froide, hautaine, refoulant ses sourires, cachant sa souffrance sous cet air de fierté qui est contre elle un grief de plus, et lorsque l'épreuve est finie et qu'elle rentre de cette horrible promenade, elle s'enferme dans son cabinet pour éclater en sanglots : Que leur ai-je fait ? s'écrie-t-elle.

 

Un nouveau prince naît le 27 mars 1785, le duc de Normandie, celui qui sera Louis XVII, et les muses de la calomnie saluent cette naissance de leurs plus atroces chansons. La Reine, qui connaît ces infamies et les sait chantées par son peuple, redoute le voyage solennel de ses relevailles, la première visite qu'elle doit faire à Paris sans le Roi. Elle voudrait au moins avoir près d'elle le Dauphin ; mais l'étiquette s'y oppose ; Madame fait d'ailleurs valoir son droit d'être au fond du carrosse, à côté de la Reine ; si le Dauphin devait venir, obligée de lui donner cette place, Madame s'abstiendrait de la cérémonie plutôt que de déroger à sa prérogative. Il faut céder à l'étiquette et à Madame ; la Reine va à Paris sans son fils.

Après les actions de grâces à Notre-Dame, se sentant fatiguée par la chaleur, elle croit pouvoir abréger le cérémonial à Sainte-Geneviève et prie ses dames de ne point descendre. Le menu peuple, plus dévot à la patronne de Paris qu'à la Sainte-Vierge elle-même, murmure contre l'impiété de Marie-Antoinette. Aucun cri n'est poussé dans les rues que traverse le cortège ; aucune acclamation ne répond au canon des Invalides, de la Grève, de la Bastille et du petit bâtiment le Dauphin amarré sur la Seine. C'est dans toute la ville la solennité glaciale d'une fête officielle. En rentrant aux Tuileries, Marie-Antoinette, très émue, évite la Cour qui l'attend et la corvée des compliments d'usage ; elle monte par le petit escalier, renvoie Madame, et s'enferme chez elle, seule avec Madame Élisabeth.

Dans l'après-midi, les deux princesses vont à l'Opéra ; elles y sont applaudies, et la Reine, attendrie, heureuse de peu, multiplie les révérences reconnaissantes. On soupe à petit nombre chez le comte d'Artois ; il n'y a que MM. de Besenval, de Crussol et le duc de Coigny, en hommes ; en femmes, la princesse de Chimay et les deux Polignac. Cette réunion a lieu au Temple, là même où doit mourir l'enfant dont on fête la naissance. Quelle triste fête, d'ailleurs, pour la mère ! Ni les politesses de l'Opéra, ni les compliments de l'intimité, ni le feu d'artifice qu'offre le comte d'Aranda sur la place Louis XV, ne font oublier à Marie-Antoinette l'accueil singulier de la population des rues, cette malveillance sourde qu'elle a lue sur tant de visages. Elle se souviendra toujours de cette journée, où elle est venue chercher son Paris d'autrefois et où Paris lui a répondu par le silence.

 

Il y a grande rumeur dans la capitale, l'après-midi du jour de l'Assomption de 1785. Le cardinal de Rohan a été arrêté à Versailles, en présence de toute la Cour, au sortir du cabinet du Roi ; le grand aumônier de France est à la Bastille ! Ce haut personnage ne jouit pas d'une grande estime, mais on sait que Marie-Antoinette le déteste ; on voit dans sa disgrâce une vengeance ; chacun prend aussitôt son parti. Et quand, peu de jours après, on apprend qu'il va y avoir un grand procès et que c'est la Reine qui fait poursuivre le prélat, d'avance l'accusé est absous et la Reine condamnée à sa place ; l'opinion a prononcé, aveugle et terrible, sans débats et sans appel.

Elle est pourtant, sinon bien simple, au moins bien claire, cette affaire du collier, qui a achevé de perdre Marie-Antoinette. Nous la connaissons aujourd'hui dans tous ses détails, et la voici en quelques mots.

Le cardinal de Rohan est un brouillon, malgré l'âge et malgré le titre, et sa liaison avec Cagliostro achève de troubler son esprit. Il est tombé entre les mains d'une intrigante sans scrupule, mais belle et de robuste intelligence, la comtesse de Lamotte-Valois. Cette femme, qui veut la fortune par tous les moyens, descend d'un fils naturel du roi Henri II ; Chérin, l'impeccable généalogiste, reconnaît ses prétentions ; le duc de Penthièvre la reçoit. Mais elle n'a pas ses entrées à la Cour ; elle vit d'expédients et d'aventures, et songe naturellement à exploiter les passions de Rohan. Celui-ci, mêlant à ses ambitions de courtisan quelque sentiment romanesque et coupable, n'a qu'un désir, regagner la faveur de la Reine, qui lui tient rigueur depuis son retour de Vienne et ne lui parle plus. Madame de Lamotte connaît l'existence d'un collier de diamants tout à fait merveilleux, d'une valeur de seize cent mille livres, qu'a réuni Bœhmer, joaillier de Marie-Antoinette. Le collier a été présenté à deux reprises à la Reine, qui l'a refusé, disant qu'elle ne voulait plus de diamants et que le Roi ferait mieux d'acheter un vaisseau de plus à la France. Bœhmer, embarrassé de ce collier qu'il ne trouve à placer nulle part et dans lequel il a mis toute sa fortune, s'imagine toujours que la Reine se ravisera et se décidera à l'acquérir. Tels sont les personnages et la situation dont va se servir madame de Lamotte.

Elle commence par persuader au cardinal qu'elle est en grande faveur auprès de la Reine, en montrant de fausses lettres et en inventant une série d'audiences intimes à Versailles et à Trianon. Elle organise ensuite une audacieuse comédie, pour faire croire au courtisan écarté qu'elle a obtenu son retour en grâce. Une nuit,. conduit par elle dans un bosquet de Versailles, le cardinal voit paraître une femme, vêtue de blanc, qui a la taille, les traits, la démarche de Marie-Antoinette ; elle lui donne une lettre, une rose, murmure un mot convenu et passe.

Cette mise en scène exalte l'imagination du pauvre homme. Bientôt madame de Lamotte lui apprend que la Reine veut le collier de Bœhmer et qu'elle l'a choisi, lui, son ennemi d'autrefois, pour négocier en secret cet achat. Son pardon public, peut-être plus encore, sera le prix de ce service. Un projet de marché lui est communiqué à Paris, revêtu d'approbations et de l'étrange signature : Marie-Antoinette de France. Rohan, tout à son rêve, incapable de voir la supercherie, achète le collier discrètement, au nom de la Reine. Il le porte à Versailles, à un rendez-vous où madame de Lamotte le remet, en sa présence, à un complice qu'il croit un valet du Château. L'aventurière et son mari gardent le bijou, le vendent en détail, payent leurs dettes et mènent grand train.

Les mois s'écoulent. Le cardinal voyage ; il s'étonne seulement de ne pas recevoir d'autres remerciements que ceux qu'a transmis madame de Lamotte. Le joaillier, de son côté, inquiet de n'avoir pas à la date fixé le premier paiement promis, s'adresse directement à Marie-Antoinette. Celle-ci refuse d'abord de l'écouter et d'entendre encore parler de ce collier ; puis, quand le malheureux fournisseur lui déclare qu'il est ruiné, si elle ne paye l'objet acheté pour elle par le cardinal de Rohan, elle croit comprendre : le cardinal a abusé de son nom pour escroquer le collier ! Il y a délit de vol et crime de lèse-majesté. Elle court chez le Roi demander justice. L'honnêteté de Louis XVI se révolte à son tour. Sans réfléchir davantage, il accorde un châtiment éclatant et prompt. Le cardinal, appelé chez le Roi, voit aux paroles de la Reine qu'on l'a trompé ; mais, dans son trouble, il ne trouve pas d'explications, il balbutie, semble avouer un crime. La Reine n'hésite plus ; il faut qu'il y ait procès public devant le Parlement, que l'imposteur soit confondu, qu'on sache bien qu'il n'y a rien de commun entre elle et le misérable qui avilit dans le vol la pourpre romaine et le nom de Rohan.

Laissons dire à Marie-Antoinette elle-même son premier sentiment : Tout a été concerté entre le Roi et moi, écrit-elle à Joseph II ; les ministres n'ont rien su qu'au moment où le Roi a fait venir le cardinal et l'a interrogé en présence du garde des sceaux et du baron de Breteuil. J'y étais aussi et j'ai été réellement touchée de la raison et de la fermeté que le Roi a mises dans cette rude séance. Dans le moment où le cardinal suppliait pour ne pas être arrêté, le roi a répondu qu'il ne pouvait y consentir, ni comme roi, ni comme mari. J'espère que cette affaire sera bientôt terminée, mais je ne sais encore si elle sera renvoyée au Parlement ou si le coupable et sa famille s'en rapporteront à la clémence du Roi. Mais, dans tous les cas, je désire que cette horreur et tous ses détails soient bien éclaircis aux yeux de tout le monde.

Hélas ! l'affaire n'est pas aussi simple que se l'imagine la Reine. Le cardinal accepte le procès. Madame de Lamotte, son mari, ses complices apparaissent bientôt en scène, sont arrêtés. Marie-Antoinette s'étonne de ces nouveaux personnages : Le cardinal, dit-elle, a pris mon nom comme un vil et maladroit faux-monnayeur... Cagliostro, charlatan, Lamotte, sa femme et une nommée Oliva, barboteuse des rues, sont décrétés avec lui : il faudra qu'il leur soit confronté et réponde à leurs reproches. Quelle association pour un grand aumônier et un Rohan cardinal !

Bientôt, pour tout le monde, sauf pour le Roi et la Reine, il devient évident que le cardinal n'a pas été escroc, mais dupe. Le procès se déroule, interminable, plein de ténèbres et de surprises. Le roman que bâtit madame de Lamotte contre Cagliostro et sa femme achève de passionner l'opinion. Le débat se circonscrit en apparence entre l'intrigante et le cardinal, dont toute la défense consiste à établir qu'il a été trompé. Mais le nom de Marie-Antoinette est à chaque instant prononcé. C'est bien son procès qui se plaide, et beaucoup de gens voudraient le voir au banc des accusés. Il y a du moins une grande lacune dans l'instruction : le principal témoin n'y paraît pas.

Cette absence multiplie les obscurités, irrite le public, le jette aux suppositions les plus outrageantes. Le procès retentissant qu'a voulu la Reine devient la joie de ses ennemis. Quel horrible doute naît dans les esprits ! La coupable, la faussaire, la voleuse, serait-elle la Reine de France ? L'histoire en demeure troublée jusqu'à nos jours, et on la verra plus d'une fois exprimer contre la Reine les préventions et l'aveuglement des contemporains, se débattre dans les inextricables difficultés de l'affaire du collier, et partager encore les inquiétudes, les soupçons, les colères de l'opinion d'alors.

Cependant, le procès s'achève. Le cas des Lamotte est clair ; ils sont condamnés. Le cardinal de Rohan le sera-t-il ? La Reine le croit coupable ; tout au moins, s'il a été trompé, n'est-ce pas qu'il jugeait Marie-Antoinette capable de le prendre pour intermédiaire, que dis-je ? capable de se vendre pour un bijou ? C'est un crime aussi contre la majesté royale ; l'honneur de la Reine est intéressé à une condamnation. Mais que pèse en ce moment l'honneur de la Reine ? Toutes les haines, accumulées depuis tant d'années, se sont donné rendez-vous autour du tribunal et exercent sur les juges une pression sans exemple ; les femmes de la famille de Rohan assiègent les conseillers de flatteries, de corruptions, de menaces. Enfin, le 31 mai 1786, par vingt-six voix contre vingt-trois, le Parlement, la Grand'chambre assemblée, acquitte le cardinal. Massé aux abords du Palais de justice, le peuple de Paris acclame le triomphe des Rohan et la flétrissure de la Reine.

Marie-Antoinette n'est pas au bout de ses humiliations. Il n'a pas dit son dernier mot, ce procès, auquel elle n'a rien compris sinon qu'on a voulu la perdre, et qui la poursuit comme le souvenir d'un cauchemar. Tandis qu'elle pleure à Trianon et que le cardinal est exilé dans son abbaye de la Chaise-Dieu, madame de Lamotte s'évade de la Salpêtrière et fuit à Londres, où s'est déjà réfugié son mari. Elle s'y venge des verges qui l'ont fustigée et du fer chaud qui l'a marquée à l'épaule, et publie ses odieux Mémoires, faits de rage et de mensonge, qui traînent la couronne dans la boue des ruisseaux infâmes. Entre la parole de la Reine et celle de la drôlesse, la France hésite ; bientôt même, elle ose choisir, et ce sont les pamphlets de cette femme qui font accepter définitivement la légende des vices de Marie-Antoinette. C'est là que Fouquier-Tinville prendra ses arguments et armera sa justice.

Il est nécessaire de marquer ici les responsabilités dans les événements qui approchent. Les témoignages contemporains font connaître qui a autorisé et propagé les calomnies. Le comte de la Marck, ayant vu à l'œuvre les coupables, n'hésite pas à les désigner : C'est dans les méchancetés et les mensonges répandus, de 1785 à 1788, par la Cour contre la Reine, qu'il faut aller chercher les prétextes des accusations du tribunal révolutionnaire, en 1793, contre Marie-Antoinette. Ces accusations, on les lit déjà dans les brochures obscènes qui courent les cercles et passent de mains en mains, du boudoir à l'antichambre ; on les retrouve dans ces recueils manuscrits, où l'on rougit de reconnaître de nobles armoiries et des ex-libris de femme. Les immondices que remuera la Révolution, les allusions à Messaline et à Frédégonde, s'étalent en couplets piquants, aux rimes élégantes et poudrées, et les grandes dames les chantent sur les airs à la mode, dans l'intimité des fins soupers. Mais les fenêtres sont ouvertes ; les passants de la rue écoutent, répètent, et, du salon, la chanson descend au cabaret. Ce peuple, à qui l'on enseigne le mépris des reines, des femmes et des mères, n'oubliera aucune des leçons qu'il a reçues ; et ce sont les refrains des gens de cour qui les accompagneront à la guillotine.

 

A partir de l'affaire du collier, la France se hâte vers la Révolution. La royauté a perdu son dernier prestige. Marie-Antoinette est à l'avance découronnée. Par moments, l'éducation de ses enfants l'absorbe ; elle y cherche l'oubli des pamphlets et des ordures. D'autres fois, elle retourne au plaisir avec folie, pour s'étourdir peut-être. Le voyage de Fontainebleau qui suit le procès n'est pas moins dissipé que les précédents. Bien que la Reine ait à présent trente ans sonnés, on la dit encore dans l'ignorance et le dégoût de toutes les affaires sérieuses. Peut-on, du moins, espérer qu'elle ne touchera plus aux choses de l'État ? Elle s'y mêle, au contraire, sans comprendre que la seule chance de salut qui lui reste serait de se faire oublier.

Marie-Antoinette sert plus aveuglément que jamais cette politique de famille qui lui a déjà fait tant de mal. Elle est entre les mains de l'Empereur qui la dirige par son ambassadeur et la flatte maintenant pour se servir d'elle. Depuis la mort de Maurepas et la naissance du Dauphin, le prince de Kaunitz et Mercy sont parvenus au but qu'ils s'étaient fixé, faire de leur archiduchesse le meilleur auxiliaire de leur diplomatie. C'est un mauvais payeur, comme ils disent, mais on en tire cependant quelque avantage. La Reine fait à présent de son époux tout ce qu'elle veut, et lui apporte comme ses idées propres ce qu'elle prend dans les lettres de son frère ou dans les entretiens de son mentor. Si parfois M. de Mercy semble ingrat et juge durement, c'est que le goût des amusements empêche Marie-Antoinette de mettre assez de persévérance à suivre les affaires. Il en est peu cependant, parmi celles qui intéressent l'Autriche pendant cette période, où elle ne prête quelque appui à l'auguste service, au moins par les renseignements qu'elle peut fournir. La Reine, écrit Mercy à son maître, continue à donner dans toutes les occasions des marques de sollicitude et de vrai zèle pour ce qui a trait au service de Votre Majesté. Elle témoigna du regret de ce que son indisposition l'avait empêchée de prendre des informations plus précises sur l'apparition du dernier émissaire anglais... Les textes semblables abondent sur cette étrange complaisance de la Reine et l'on est gêné d'entendre aussi souvent Mercy mentionner les particularités d'affaires, dont cette princesse est, dit-il, ordinairement informée par le Roi et les ministres, et qu'elle a la bonté de lui confier. Ne soyons pas trop sévères pour l'inconscience de Marie-Antoinette, puisque nous en trouvons une pire chez ses conseillers.

Les témoignages du rôle politique de Marie-Antoinette resteront ensevelis jusqu'à nos jours dans le secret des archives de Vienne, mais les contemporains en devinent quelque chose. Il lui est impossible, d'ailleurs, de ne pas se trahir par des imprudences. S'il est naturel qu'elle ait choisi pour marraine de son second fils sa sœur aînée, la reine Caroline, elle a eu tort d'exiger qu'on sacrifie trois bons serviteurs du Roi, les agents diplomatiques à Naples, pour le seul crime d'avoir parlé librement dans leurs dépêches des scandales publics de cette cour. L'entente des deux sœurs est du plus fâcheux effet sur les esprits. On sent de quel dangereux exemple pour la Reine de France est cette autre archiduchesse, femme d'un Bourbon, qui livre hardiment à l'Autriche le royaume de son mari. Il faut que l'inquiétude soit grande, pour que le ministre de France à Rome, le cardinal de Bernis, ose écrire à M. de Vergennes, c'est-à-dire au Roi, de prendre garde qu'on ne soupçonne en Europe que l'influence autrichienne peut dominer à Versailles autant qu'à Naples !

On voit cette influence presque à découvert dans l'affaire de Hollande, où Marie-Antoinette soutient, avec une singulière passion, les prétentions de Joseph II sur Maëstricht et l'ouverture de l'Escaut. Toutes les traditions de la politique française exigent que le cabinet de Versailles prête son appui aux Hollandais. Les ministres et Louis XVI sont pleinement d'accord et tâchent de concilier l'intérêt national avec les susceptibilités de l'alliance autrichienne. Mais on a compté sans la Reine. Elle entre en guerre, seule, contre le ministère. Elle assiège le Roi, l'attaque par quelques idées simples qu'elle possède bien, l'intimide, lui arrache des engagements qu'il ne peut tenir. Elle malmène Breteuil, ruse avec Vergennes, retarde ses courriers pour les distancer par ceux de Mercy et prévenir à l'avance l'Empereur des résolutions de la France. Un jour, dans le cabinet du Roi, elle a fait au ministre une scène tellement violente que celui-ci a cru devoir présenter, séance tenante, sa démission à Leurs Majestés. Le manège se prolonge pendant dix-huit mois ; c'est la répétition de l'affaire de Bavière, mais aggravée par le temps qui a marché et qui donne à tout de plus sérieuses conséquences. Marie-Antoinette s'y compromet à plaisir, pour un frère qui ne lui en sait aucun gré et pour les intérêts d'une maison qui ne devrait plus être la sienne.

Cette intervention transpire dans le public plus qu'on ne le pense à Vienne. Une fois divulguée, il est facile d'en travestir le mobile et d'en grossir les résultats. Comme la France s'est engagée à payer une partie de l'indemnité due par la Hollande, on montre des subsides énormes, des centaines de caisses pleines d'or passant la frontière. Les inventions les plus sottes prennent créance : il y a des gens qui parleront sans hésiter de deux cents millions envoyés par Marie-Antoinette à Joseph II, pour soutenir la guerre contre les Turcs ! Ce sont des bruits ridicules, mais qui peuvent mener loin l'imagination populaire et où il est dangereux qu'il y ait une part de vérité.

Voilà pour la politique extérieure. Au dedans, où la Reine porte un sincère désir du bien de l'État, son action est-elle plus heureuse ? Un prélat, M. Loménie de Brienne, archevêque de Toulouse, est depuis longtemps poussé au ministère par l'abbé de Vermond ; Joseph II, qui l'a vu autrefois dans son diocèse, l'a jugé bon administrateur et l'a recommandé à la Reine. Enfin, il ne doit rien aux Polignac et, quand leur créature tombe du pouvoir, Marie-Antoinette, qui commence à secouer le joug, pense à lui aussitôt pour remplacer Calonne. Justement, M. de Vergennes vient de mourir : le Roi, livré à lui-même, ne sait plus rien refuser à sa femme. L'archevêque la remercie en la faisant entrer dans tous les comités, en affectant de lui donner voix prépondérante pour les décisions. La Reine, écrit Mercy à l'Empereur, trouve dans le principal ministre tout le dévouement qui lui faciliterait plus que jamais les moyens de disposer de la Monarchie. Elle en dispose en effet, et nul ne l'ignore. La Reine gouverne ! voilà le cri public. Mais les qualités de Brienne ne sont pas celles qu'exige la gravité des circonstances. Le prélat philosophe n'est pas de force à prendre la direction d'un pays troublé, à résister aux parlements coalisés, à faire aboutir les réformes demandées par les assemblées de notables, à relever le crédit qui s'effondre de plus en plus. L'opinion rend ce ministre éphémère responsable des fautes accumulées dans le passé, et Marie-Antoinette va payer cruellement le manque de génie de son protégé.

Jamais la situation n'a été aussi bonne à exploiter pour les ennemis de la Reine. Ses prodigalités d'autrefois sont dénoncées par eux comme le gouffre où se sont perdues les finances publiques ; les brochures en parlent couramment ; ceux qui n'ont pu en profiter et ceux qui n'en profitent plus s'entendent pour les exagérer et les flétrir. Les autres se laissent prendre à ces indignations vertueuses. Des serviteurs sincères de la Monarchie séparent volontiers la cause du Roi de celle de la Reine. L'épigramme prélude à l'insulte : le portrait de Marie-Antoinette au Salon de 1787, un moment absent de son cadre, reçoit le nom significatif de Madame Déficit. Les manifestations de la rue, au mois d'août et de septembre 1788, montrent l'effervescence croissante. Un soir, au Théâtre-Italien, au moment où les quinquets s'allument, les spectateurs lisent, collé sur la loge de la Reine, un placard en grosses lettres : Tremblez, tyrans, votre règne va finir ! Marie-Antoinette est obligée d'abandonner Brienne et lui demande elle-même sa démission. Le garde des sceaux Lamoignon le suit dans sa chute. La populace fait des feux de joie, place de Grève et place Dauphine ; on brûle le mannequin des deux ministres, comme jadis celui de Maupeou et de Terray ; mais les temps sont bien changés, et le cri : A demain le tour de Vermond ! frappe directement la Reine.

 

M. Necker est revenu, ramené par le vœu de la nation, par la nécessité des réformes énergiques et suprêmes. Marie-Antoinette, qui l'a désigné au Roi, écrit le matin de son retour ce triste billet : Il n'y a plus à hésiter ; si demain il peut se mettre à la besogne, c'est le mieux ; elle est bien urgente. Je tremble, passez-moi cette faiblesse, de ce que c'est moi qui le fais revenir. Mon sort est de porter malheur. S'il ne réussit pas, ajoute-t-elle, on m'en détestera davantage...

En attendant, elle donne l'exemple de la diminution des dépenses de cour ; elle laisse retirer ses dons à ses serviteurs, à ses amis. Plus de douze cent mille livres de charges dans la maison de la Reine sont supprimées et le remboursement en est ordonné. Quels sacrifices pourraient lui coûter davantage ? Elle va plus loin. Il semble que le péril entrevu lui apporte la prudence qui lui a manqué si longtemps. Elle appuie le ministre dans son projet pour la double représentation du Tiers aux États Généraux qui se préparent. Elle n'hésite pas à contredire ici le comte d'Artois, qui la boude et lui marque publiquement le refroidissement de son affection. C'est l'annonce du désaccord qui se produira pendant l'émigration et stérilisera les tentatives des royalistes. Mais il ne sert point à la Reine de se séparer de ses amis, de se rallier aux plans du ministre populaire, de pousser le Roi, au moins au début, sur le chemin des mesures libérales. Il y a trop de gens intéressés à augmenter le malentendu entre elle et le peuple ; la France est trompée sur tous les actes de Marie-Antoinette, et la voix de sa souveraine ne lui parvient pas.

Un parti surtout s'est donné mission d'empêcher cette réconciliation de l'heure décisive, le parti d'Orléans. Quelles causes ont agi sur le duc d'Orléans pour faire de lui l'ennemi le plus acharné de la Reine ? Comment l'amitié de jeunesse de l'ancien duc de Chartres s'est-elle changée en haine féroce, mortelle ? Nous pouvons deviner, en ces dix dernières années, toute une campagne de désunion menée par certains familiers du duc, par cette bande qui vit à ses gages et exploite son faible esprit. On lui a représenté l'aversion du Roi pour sa personne comme l'œuvre directe de Marie-Antoinette ; on a envenimé des propos légers, inventé des propos blessants, tenus dans l'entourage de la Reine. Des vengeances de femmes de cour ont fait le reste. En 1789, la rupture est depuis longtemps complète.

L'exil du duc d'Orléans à Villers-Cotterêts, pour avoir défendu le Parlement, n'a fait que mieux accentuer une situation dont il a tout le bénéfice. Le Palais-Royal est devenu le centre de l'opposition à la Cour, et le prince du sang s'est laissé mettre à la tête des mécontents. Ses amis, nombreux et hardis, tiennent l'opinion par la presse, les salons, les cafés. Ils font la popularité de leur maître aux dépens de celle de la famille royale, par des distributions d'argent, de journaux, de brochures. Il y a autre chose ici que la lutte basse des rancunes ; c'est l'action d'un parti politique, qui commence à s'organiser et ne prétendrait rien moins que changer la constitution du royaume. Il n'ose encore s'en prendre au Roi ; le but désigné aux coups, c'est la Reine, la Reine toujours.

Une telle attaque est un hommage. La femme qui la mérite n'est plus la frivole enfant d'autrefois, incapable de sérieux desseins. C'est la mère d'un dauphin, l'épouse d'un roi. Ses fautes maintenant, même les plus graves, s'expliqueront par son amour maternel et par sa conviction profonde du droit divin des monarchies. Des qualités nouvelles, des vertus non soupçonnées apparaîtront chez Marie-Antoinette, à mesure que se laissera mieux voir l'insuffisance de Louis XVI. Elles viendront trop tard pour la sauver, à temps pour grandir son rôle et laisser d'elle une noble image. Les années qui lui restent à vivre lui mettront une auréole, car elle se montrera vraiment reine pendant l'agonie de la royauté.

 

Cette agonie est aussi celle de la Reine, et le règne tout entier l'a préparée. Pourquoi s'étonner que la grande haine du Paris révolutionnaire aille à Marie-Antoinette, qu'elle soit, dès le premier jour, la victime exigée, la proie marquée ? Voilà quinze ans qu'on la lui désigne comme le danger national et l'auteur de tous ses maux. A mesure que la misère, les massacres et la guerre l'affolent davantage, cette idée devient plus tenace et résume toutes ses colères. Des souvenirs criminels, des accusations d'autant plus dangereuses qu'elles sont plus vagues, hantent les cervelles populaires : Trianon, les favoris, les favorites, les orgies du parc de Versailles, le vol du collier, surtout la France vendue à l'Autriche par l'étrangère qui mène le Roi !

La légende qui conduit la Reine à l'échafaud est faite d'éléments divers. On y retrouve les gronderies de Mesdames Tantes et les calomnies de madame de Lamotte, les épigrammes de Maurepas et les infamies des noëls satiriques, l'hostilité de Monsieur contre la mère du Dauphin et l'acharnement de Frédéric II contre la fille de Marie-Thérèse, les rancunes des femmes de qualité, le besoin d'argent des pamphlétaires. Tout le monde y a travaillé, les princes et les valets, la Cour et la Ville. Versailles et l'Europe, Rohan, Lauzun, Calonne, Joseph II sans le vouloir et le comte d'Artois sans le savoir, Marie-Antoinette elle-même, avec ses innocentes légèretés, ses plumes, ses diamants, sa Polignac, sa longue et insouciante jeunesse...

Un jour, la Reine fera le compte de tout ce passé ; elle n'ignorera rien, ce jour-là, de ce qu'on lui a reproché. Un homme, une sorte de magistrat se lèvera devant elle et le lui expliquera longuement. Elle écoutera avec stupeur ce résumé de sa vie, comme on se contemple, sans se reconnaître, dans un miroir grossissant et souillé de boue :

Examen fait de toutes les pièces... il résulte qu'à l'instar des Messalines, Brunehauts, Frédégondes et Médicis, que l'on qualifiait autrefois de reines de France et dont les noms, à jamais odieux, ne s'effaceront pas des fastes de l'histoire, Marie-Antoinette a été, depuis son séjour en France, le fléau et la sangsue de tous les Français ; qu'avant même l'heureuse révolution qui a rendu au peuple français sa souveraineté, elle avait des rapports politiques avec l'homme qualifié de roi de Bohême et de Hongrie ; que ces rapports étaient contraires aux intérêts de la France ; que, non contente, de concert avec les frères de Louis Capet et l'infâme et exécrable Calonne, leur ministre des finances, d'avoir dilapidé d'une manière effroyable les finances de la France — fruit des sueurs du peuple — pour satisfaire à des plaisirs désordonnés et payer les agents de ces intrigues criminelles, il est notoire qu'elle a fait passer, à différentes époques, à l'Empereur, des millions qui lui ont servi et lui servent encore à soutenir la guerre contre la République, et que c'est par ces dilapidations excessives qu'elle est parvenue à épuiser le trésor national...

Quelle est cette étrange parole ? C'est l'acte d'accusation de Marie-Antoinette, veuve Capet.