AUTOUR DE LA REINE

 

L'ÉMIGRATION DE MADAME VIGÉE-LE BRUN.

 

 

ÉTAIT-IL indispensable pour sa sécurité que Mme Vigée-Le Brun, peintre de la Reine, émigrât dès le mois d'octobre 1789 ? On en peut douter, quoiqu'elle l'assure en ses mémoires peu véridiques mais charmants, où tous les événements se colorent de ses passions, de ses enthousiasmes, de ses préventions de femme. Ses amis de la Cour, le comte de Vaudreuil et les Polignac, étaient partis pour l'Italie dès le lendemain de la prise de la Bastille, et cet exemple commençait à être suivi. Il devenait de bon ton d'aller attendre la fin des troubles hors des frontières, ne fût-ce que pour suivre la mode. Mme Le Brun se devait de rejoindre sa noble clientèle. Elle croyait avoir des raisons plus graves, et c'en était une que la peur. Elle fut des premières à s'inquiéter des débuts de la Révolution, en écoutant chez elle et chez ses amis, dans ces salons où la causerie était si délicate et les grâces si légères, des gens de lettres échauffés, comme Chamfort et Ginguené, tonner contre les aristocrates et dénoncer âprement les abus de la société dont ils vivaient. Elle trembla bien davantage en voyant la populace, au retour de Longchamp, monter sur le marchepied des voitures et insulter les gens en criant : L'année prochaine vous serez derrière vos carrosses, et c'est nous qui serons dedans ! De méchants voisins achevèrent d'affoler la pauvre femme en lui disant qu'on voulait incendier sa maison ; on jetait du soufre dans sa cave et des boutiquiers de la rue la guettaient à sa fenêtre pour lui montrer le poing.

Il y a contre elle des griefs sans portée, mais qui pourraient, quelque jour, lui réserver le sort de sa compagne d'atelier, Mme Filleul, ou celui de Mme Chalgrin, fille de son ami Vernet, qui, elle aussi, mourra guillotinée. Il est fâcheux qu'elle ait fait avec tant de succès d'aussi nombreux portraits de Marie-Antoinette, et qu'elle ait eu sa part des brocards et des pamphlets qui les ont accueillis aux derniers salons. Alors que sa rivale, Mme Labille-Guiard, en académicienne avisée, fait poser devant elle les hommes du jour, les frères Lameth, Barnave, Robespierre, Mme Le Brun continue à peindre toujours la société de la Reine. Ses modèles suffiraient à la compromettre, et l'on sait trop que, goûtée à Versailles, elle n'est pas moins fêtée dans la ferme générale, dont la bienveillance s'exerce en sa faveur. Les orgies du Tivoli de M. Boutin, qui furent en réalité des réunions du meilleur ton et de la plus aimable cordialité, l'accueillent, seule de son sexe, parmi les artistes et les gens d'esprit. En ce temps où l'imprimerie déchaînée s'attaque avec cynisme aux femmes, maint libelle incrimine ses mœurs. Le 15 mai, son frère Louis Vigée adresse à ce sujet une plainte véhémente au directeur de la Librairie. Il signale notamment l'affreux Gorsas, qui fait colporter publiquement une Réponse de Calonne à la dernière lettre de Mme Le Brun, où, sous couleur de politique, elle est lâchement diffamée. Partout reparaît l'accusation d'être la maîtresse de Calonne et de vivre des libéralités de l'ex-contrôleur général prises sur les fonds de la nation. N'a-t-il pas payé son portrait par une boîte de bonbons enveloppés de billets du Trésor ? N'a-t-il pas acheté pour le ménage Le Brun la maison de la rue du Gros-Chenet où fut donné le fameux souper grec qui a coûté, dit-on, plus de vingt mille livres ? Légendes absurdes, si l'on veut, mais qu'il n'est pas facile de réfuter et qui pèsent lourd sur une destinée, en des temps révolutionnaires.

De santé débile, impressionnable à l'excès, prête à défaillir pour un son de voix trop rude, Mme Le Brun ne put supporter l'air enfiévré de ce Paris, où quelques-uns vécurent avec tant d'ivresse les premiers jours de la liberté. Il fallut s'en aller, interrompre les travaux commencés, toucher en hâte le prix du portrait du bailli de Crussol pour servir aux frais du voyage, manquer de parole à la comtesse du Barry, qui attendait qu'on finît le sien à Louveciennes. Mais le départ même n'est pas facile ; on surveille les sorties de la capitale ; la berline chargée excitant les soupçons du voisinage, des gardes nationales en armes entrent chez Mme Le Brun et lui signifient qu'elle ait à renoncer à ses préparatifs. Elle doit s'accommoder de la diligence, ce qui la retarde de quinze jours, car toutes les personnes qui émigrent, ayant les mêmes raisons de prudence, envahissent les voitures publiques. Les trois places pour elle, sa fille et la gouvernante se trouvent retenues le 6 octobre, le soir même de la tragique journée où le Roi et la Reine sont amenés à Paris par l'émeute. A minuit, brisée d'effroi et de fatigue, Mme Le Brun se traîne au bureau des messageries avec son frère, son mari et le fidèle Hubert Robert, qui lui a conseillé de se réfugier en Italie. Ils accompagnent les voyageuses, à travers le dangereux faubourg Saint-Antoine, jusqu'à la barrière du Trône. Le trajet jusqu'à Lyon est sinistre ; l'artiste craint d'être reconnue sous son déguisement d'ouvrière, et ramène constamment son fichu sur les yeux. Auprès d'elle, un individu mal odorant ne parle que de mettre les gens à la lanterne ; d'autres compagnons pérorent dans les auberges, et partout circulent d'affreuses nouvelles de Paris, qu'on dit à feu et à sang, et le Roi et la Reine massacrés. L'enfant n'est pas moins effrayée que sa mère. A Lyon, continuant de se cacher, elles restent trois jours dans la maison d'un brave négociant qui les recommande comme des parentes à un voiturier du pays pour les mener jusqu'à la frontière. Mme Le Brun ne respire librement qu'après avoir passé Pont-de-Beauvoisin ; la beauté des Alpes de Savoie, la surprise des spectacles de montagne, du chemin des Echelles, du Mont-Cenis, lui apportent une distraction bienfaisante, et, lorsqu'elle arrive à Turin, les inquiétudes et les incommodités du voyage ont disparu devant le pittoresque nouveau que ses regards de peintre viennent de découvrir.

Ce fut ensuite l'Italie, l'enchantement parmi les chefs-d'œuvre, les galeries, les églises, le séjour dans les villes d'art dont les confrères de l'illustre peintre lui faisaient les honneurs, les Académies empressées à l'accueillir, l'hiver à Rome avec des artistes, le printemps à Naples avec des ambassadeurs, et partout de jolies femmes à peindre, des compliments à échanger, une vie mondaine telle qu'elle l'aimait, parmi des compatriotes qu'on retrouvait de plus en plus nombreux à mesure que l'émigration passait les Alpes. Elle s'accommoda fort bien de cette existence, que son travail assurait largement, et se consola d'en prolonger la durée en lisant les lettres de ses amis. Ils étaient dispersés, inquiets, quelques-uns jetés dans la Révolution, et Delille lui révélait tout le désastre d'une société dans ce seul mot : On ne cause plus à Paris. Mais quand elle voulut retourner en France, elle apprit à Turin les terribles nouvelles d'août et de septembre 1792 ; elle vit défiler par milliers les fugitifs des provinces, chassés par le danger pressant, et qui arrivaient sans hardes, sans ressources, n'ayant songé qu'à sauver leur vie.

Il ne peut plus être question de revenir à Paris. Au reste, maintenant, Mme Le Brun est assimilée aux émigrés et sous le coup des décrets rigoureux qui les frappent. C'est en vain que son mari a tenté de lui faire appliquer l'exception stipulée par la loi en faveur des artistes absents de France pour leurs travaux. Une pétition à la Convention, présentée le 10 frimaire an II, est demeurée sans réponse. Le marchand de tableaux, rallié prudemment aux idées nouvelles, défend devant l'opinion la cause de sa femme, au nom de la justice et des beaux-arts. On lira peu son plaidoyer mis en brochure, en faveur de la citoyenne Le Brun. Qui pourrait détruire désormais la solide légende de la maîtresse de Calonne, devenue de toute évidence à l'étranger une dangereuse conspiratrice ? Le Brun trouve opportun de demander le divorce, qu'il obtient sans difficulté, le 15 prairial, l'acte préliminaire ayant constaté une séparation de fait entre les époux par l'abandon de l'épouse du domicile commun, depuis plus de six mois, sans nouvelles.

L'exil devenait définitif. L'artiste y gagna de visiter de nombreux pays, d'y fréquenter et d'y peindre la haute société européenne, et de laisser de ses œuvres dans toutes les capitales où elle séjourna. Elle fit poser les grandes dames les plus séduisantes d'Autriche, de Prusse, de Pologne et de Russie, et il lui suffisait de dérouler en son atelier, dans la ville où se fixait quelque temps sa vie errante, la toile fameuse qui représentait lady Hamilton en Sybille pour que toutes les femmes se disputassent des pinceaux qui savaient embellir même la beauté. Ces triomphes, que Mme Le Brun raconte avec simplicité, ces amitiés princières, qui ne lui faisaient pas oublier ses bons confrères de Paris, ne suffirent pas toujours à remplacer la patrie absente. Dix années s'étaient écoulées, dont six en Russie, quand elle demanda à Leurs Majestés moscovites la permission de les quitter.

Sous les divers gouvernements révolutionnaires qui se succédaient, sa famille et ses amis multipliaient les requêtes pour faire rayer son nom de la liste des émigrés. Mais son dossier était si chargé que les autorités du Directoire refusaient encore d'écouter les voix qui s'élevaient en sa faveur. En vain Mme Tallien a-t-elle écrit de sa main au ministre de la Police, le 2 brumaire an VII, pour l'intéresser au sort d'une femme inoffensive dont le talent fait l'admiration de l'Europe et qui manque assurément aux élégances de la France nouvelle. Le 8 thermidor suivant, Barras reçoit une députation de douze artistes notoires lui apportant une solennelle pétition, signée de deux cent cinquante-cinq noms. On y lit l'éloge le plus touchant de Mme Le Brun et la défense la plus habile : Artiste, son but en voyageant fut d'étudier et de produire. Elle l'a rempli. Comment resterait-elle confondue dans la masse errante et coupable des émigrés ? Mais au juste intérêt que ses talents inspirent, au vif désir que nous éprouvons de la revoir au milieu de nous, se joint l'inquiétude que nous donne l'état alarmant de sa santé. Qu'elle ne soit point perdue pour son pays, citoyens Directeurs, que la France qui l'a vu naître recueille et ses derniers travaux et ses derniers soupirs ! C'est à la grande Nation qu'il appartient de protéger ses grands talents. Nous réclamons votre justice, citoyens Directeurs, et nous redemandons la citoyenne Le Brun au nom des lois, au nom de l'honneur national et en notre nom.

Trois pages de signatures réunissent l'élite des arts, des lettres et des sciences. Ce sont les peintres David, Fragonard, Greuze, Girodet, Isabey, Lagrenée, Prud'hon, Regnault, Robert, Van Spaendonck, Suvée, Carle Vernet, Vien, Vincent ; les sculpteurs Dejoux, Gois, Houdon, Julien, Pajou ; les architectes Brongniart, Chalgrin, Fontaine, Percier, Peyre, Raymond ; les graveurs Bervic, Duvivier ; les musiciens Gossec, Méhul, Martini ; les littérateurs Cailhava, Chénier, Colin, d'Harleville, Ducis, François de Neufchâteau, Legouvé, Millin, Parny ; les savants Cuvier, Fourcroy, Lacépède, Lamarck, Parmentier... Tant d'efforts seraient inutiles, si le tout-puissant David ne se décidait à s'acquitter enfin, par de pressantes démarches personnelles, du devoir de l'amitié. La radiation devient définitive par un arrêté des Consuls du 5 juin 1800, et Mme Le Brun reçoit à Berlin les pièces qui lui permettent de rentrer en France.

Elle dut voir à Berlin le général Beurnonville, ambassadeur de France, et ce premier contact avec l'agent d'un régime exécré ne lui causa pas l'horreur qu'elle redoutait. Elle s'étonna qu'un citoyen de cette espèce fût aussi bien élevé ; et elle rendit justice à la manière flatteuse dont il l'engagea à hâter son retour, l'assurant qu'elle ne courait aucun danger et que l'ordre était complètement rétabli. Elle revit enfin avec une émotion douloureuse cette patrie, théâtre de tant de crimes si atroces, où ses souverains bien-aimés et beaucoup de ses amis les plus chers avaient péri. Son mari nota, le jour de l'arrivée (18 janvier 1802), qu'elle était restée absente douze années, trois mois et douze jours.

Sa maison n'avait subi aucun changement ; ses palettes et ses pinceaux l'attendaient devant le chevalet préparé. Mais le Paris du Consulat, qui la fêta avec grâce, ne ressemblait guère à celui qu'elle avait quitté. Les émigrés rentrés n'acceptaient pas sans amertume de trouver leurs places prises et partout tant de figures inconnues. Mme Le Brun ne bouda point la société distinguée et brillante qui se reconstituait. Elle eut assez de curiosité pour l'observer et de sagesse pour s'y plaire. Dès la semaine de son retour, elle fut au bal chez Mme Regnault de Saint-Jean-d'Angély, au concert chez Mme de Ségur ; et, comme son âme était bienveillante, les jeunes femmes qui s'empressèrent autour d'elle ne lui semblèrent pas moins jolies que celles d'autrefois.

 

MADAME VIGÉE-LE BRUN (PEIGNANT LA REINE), par ELLE-MÊME.