AUTOUR DE LA REINE

 

UNE LETTRE INÉDITE DE FERSEN.

 

 

AUCUN document, ce me semble, n'éclaire mieux le caractère de M. de Fersen qu'une lettre encore inédite, du 2 juillet 1792, écrite de Bruxelles[1]. Elle est adressée à l'une des grandes amies de la Reine, qui était parmi ses dames du palais depuis 1781, la duchesse de Fitz- James, née Silvie de Thiard de Bissy et belle-sœur de la princesse de Chimay, dame d'honneur. On a plusieurs lettres écrites par Marie-Antoinette à Mme de Fitz-James qui avait émigré au commencement de 1791 et fixé sa résidence à Bruxelles. Toutes témoignent d'une tendre confiance et plusieurs renseignent l'historien sur les sentiments intimes de la souveraine pendant le séjour aux Tuileries. Marie-Antoinette y parle avec liberté des personnes de son entourage, et il est une de ces pages, où la destinataire a cru devoir par prudence rendre un passage indéchiffrable dans les mêmes conditions que Fersen l'a fait pour certaines lettres reçues de la Reine. En juin 1792, la duchesse de Fitz-James, émue par les dangers croissants que courait sa souveraine, souhaita d'aller reprendre son service auprès d'elle et demanda sur ce point l'avis de Fersen dont les correspondances avec Paris étaient assurées régulièrement par un service secret. C'est la réponse de celui-ci qu'on va lire. Il dissuade avec véhémence la duchesse d'accomplir un acte de dévouement qui serait inutile et ne pourrait que nuire gravement aux intérêts de leur royale amie. Il a les meilleures raisons pour parler ainsi, ayant eu de Paris les nouvelles détaillées de la terrible journée du 20 juin où l'invasion du Château a montré la situation critique du Roi et de sa famille. Pendant des heures, Louis XVI et la Reine ont été injuriés et menacés par une populace déchaînée, et l'on a pu croire en danger la vie de Marie-Antoinette. Elle écrit aussitôt à Fersen : J'existe encore, mais c'est un miracle, la journée du 20 a été affreuse.

Le 23 juin, dans son langage convenu, l'information est plus complète : Votre ami est dans le plus grand danger. La maladie fait des progrès effrayants. Les médecins n'y connaissent plus rien. Si vous voulez le voir, dépêchez-vous. Faites part de sa malheureuse situation à ses parents.... La lettre du 26 juin reproduisait les mêmes inquiétudes. Fersen devait l'avoir en mains quand il écrivait à la duchesse de Fitz- James, car ces courriers privés ne mettaient d'ordinaire que quatre à cinq jours pour le voyage de Paris. Il écrivait déjà dans son journal, le 24 : Affreuse relation de l'attentat du 20 au Château des Tuileries. Horrible !... les suites font frémir. La duchesse devait être, à cette date, à Spa, grand rendez-vous d'émigrés, ce qui explique une allusion de la lettre de Fersen. Elle renonça à son projet, ce qui lui évita le sort de la princesse de Lamballe, revenue à la même époque auprès de Marie-Antoinette, dans un semblable esprit de dévouement. Voici la lettre qui probablement sauva la vie à la duchesse :

Ce 2 juillet.

J'ai reçu, Madame la Duchesse, votre lettre du 26, et je vous remercie de la confiance que vous me témoignez. Je connais assez vos sentiments et votre façon de penser noble et touchante, j'ai trop été témoin de vos regrets en partant pour ne pas sentir le désir que vous avez de retourner en ce moment à Paris, mais je crois qu'il serait dangereux pour la personne à qui vous êtes attachée si vous alliez la rejoindre dans ce moment ; son cœur éprouverait sans doute un grand soulagement de se retrouver avec quelqu'un qui lui est attaché aussi véritablement, mais votre nom, vos principes si connus et le lieu d'où vous venez, tout vous rendrait suspecte et ne ferait que présenter un prétexte de plus aux bruits qu'on ne cesse de répandre sur elle ; ce serait une nouvelle arme dont les factieux ne manqueraient pas de faire usage, et loin de la servir, vous ne pourriez que l'exposer davantage.

Abandonnez donc, Madame la Duchesse, je vous en conjure, ce projet, et consultez plutôt votre raison que votre cœur ; c'est un sacrifice, je le sens, mais depuis trois ans, nous devons tous y être faits, et vous surtout, Madame, faites encore celui-là à votre attachement pour une personne qui le mérite et dont les malheurs ne peuvent être égalés qu'à son courage ; conservez-lui une amie vraie et tendre ; elle aura encore besoin d'en retrouver. Vous savez, Madame la Duchesse, toutes les cruautés des rebelles français : c'est un malheur pour les individus qui en sont victimes, mais c'est un bonheur pour la cause en général. Adieu, Madame la Duchesse ; recevez, je vous prie, tous mes remerciements et l'assurance de mon inviolable et respectueux attachement.

En post-scriptum : J'ai reçu des nouvelles de Paris, elles sont un peu plus rassurantes, mais le danger n'est pas encore passé.

 

Comment ne pas admirer le sentiment profond de cette lettre où celle qui l'a remplie tout entière n'est pas nommée.

 

 

 



[1] L'original m'a été communiqué très amicalement par le comte de Miramon-Fitz-James.