AUTOUR DE LA REINE

 

MESDAMES TANTES.

 

 

QUELQUES-UNES des salles installées, au début de ce siècle, au rez-de-chaussée de Versailles ont repris dans le public leur nom d'autrefois, celui d'appartement de Mesdames. Elles ont été habitées par les trois filles de Louis XV qui survécurent sous Louis XVI, et en dernier lieu, par Mesdames Adélaïde et Victoire, la paisible Sophie étant morte en 1782. La chambre la plus vaste, qui donne à la fois sur la terrasse du Parterre d'eau et sur le Parterre du Nord, a conservé sa magnifique corniche et des panneaux de bois sculpté échappés aux destructions de Louis-Philippe. C'était le salon commun de Madame Adélaïde et de Madame Victoire. Une heureuse fortune a permis d'y placer les grands portraits en pied des deux princesses par Mme Labille-Guiard.

L'excellente artiste, qui fut, pourrait-on dire, la Vigée-Lebrun de Mesdames et la rivale, dans l'opinion, du peintre de Marie-Antoinette, exposa ces toiles aux Salons de 1787 et de 1789. Elles sont ici singulièrement évocatrices. Les tantes de Louis XVI, avec leur grand air de filles de France, regardent par les fenêtres l'horizon qui leur fut familier ; elles semblent attendre les visiteurs qui viennent leur apporter les racontars de Versailles, les mettre au courant des intrigues, déchirer pour leur joie de vieilles filles la réputation des jeunes duchesses, flatter leurs manies de préséance et exploiter les restes d'un crédit qui s'emploie pour les courtisans de leur solitude.

C'est là qu'aux premiers jours du règne, alors que ce crédit était encore intact, se trama la petite conspiration dévote qui imposa à un neveu docile et embarrassé le conseil et le choix ministériel de M. de Maurepas. C'est là que Louis XVI venait chercher des avis chez ses bonnes tantes et les trouva si souvent indignées des modes nouvelles, des folles coiffures, des plumes et des aigrettes, qui faisaient l'amusement de la Reine. C'est là que s'agitèrent les fiévreuses ambitions de la dame d'honneur de Madame Adélaïde, Mme de Narbonne, qui eût sacrifié la France à la fortune d'un fils et à la vanité de sa maîtresse. C'est là que cette princesse, qui détestait en Choiseul le destructeur des Jésuites et en Marie-Antoinette le gage de la politique de Choiseul, jeta pour les premières fois aux échos de Versailles la perfide appellation de l'Autrichienne, qui devait sonner si souvent aux oreilles de sa malheureuse nièce et l'accompagner à l'échafaud.

Ces chambres gaies, aux boiseries claires, aux larges baies lumineuses, ont entendu les pires médisances et vu se préparer les méchancetés les plus dangereuses. Le comte de Provence, qui en prit sa part, le racontait plus tard avec repentir, de sa plume royale, et ce coin du Château, quand il revint le visiter, lui suggérait sans doute quelques remords. Vers la fin du règne, Mesdames cessèrent peu à peu d'y résider. Elles habitaient de préférence l'Ermitage de Versailles, que le roi leur avait donné, et surtout cet admirable Bellevue, d'où avaient fui devant elles les mythologies trop nues de Boucher et les élégances de Mme de Pompadour. Dans ses souvenirs d'enfance, Mme de Boigne gardait une vision fort nette de Madame Adélaïde : Je la vois encore avec sa grande taille sèche, sa robe violette — c'était l'uniforme de Bellevue — à plis, son bonnet à papillon, et deux grandes dents, les seules qui lui restassent. Elle avait été jolie, mais à cette époque elle était bien laide et me paraissait telle. Le pinceau de Mme Guiard néglige les deux dents, mais ajoute hardiment un nez rouge et un teint couperosé. On retrouve le bonnet à papillon ; mais la princesse est en robe d'apparat, de velours rouge, ouverte sur une jupe de soie gris perle brodée de fleurs d'or, et sa grande taille sèche lui donne un air majestueux, que l'artiste a su rendre aussi parfaitement que l'embonpoint aimable de la bonne Victoire, se promenant dans le parc de Bellevue au pied d'une statue de l'Amitié.

Ce portrait de Madame Adélaïde regorge d'accessoires et d'emblèmes. A gauche, sur un tabouret de cour, un rouleau de musique rappelle l'excellente élève du sieur Caron de Beaumarchais ; à droite, un chevalet drapé soutient un médaillon, où se détachent en bas-relief bronzé les profils de Louis XV, de Marie Leczinska et du Dauphin. La princesse, qui est supposée les avoir peints elle-même, y a mis cette mention : Leur image est encore le charme de ma vie. Elle tient d'une main le crayon qui les fait revivre, et de l'autre, le mouchoir qui l'aide à les pleurer. On remarque à peine un bas-relief de pierre discrètement placé entre les colonnes du fond. Il représente cependant une émouvante scène : un malade est sur son lit, entouré de médecins, et l'un d'eux paraît repousser trois femmes, qui refusent de se retirer. C'est la dernière maladie de Louis XV que le peintre a voulu rappeler avec le courage de ses filles, qui s'obstinèrent à le soigner jusqu'à la fin, malgré le péril évident. Mesdames, écrivait un témoin, qui n'ont jamais eu la petite vérole, qui ne sont plus jeunes et dont la santé est habituellement mauvaises, sont toutes trois dans la chambre, assises près de son lit et sous ses rideaux... Tout le monde leur fait à ce sujet les plus fortes représentations ; on leur a dit que c'était plus que d'exposer leur vie, que c'était la sacrifier. Rien n'a pu les empêcher de remplir ce pieux devoir. Cinquante personnes eurent la petite vérole dans le château, plusieurs moururent, et les trois filles de Louis XV furent en grand danger. De cet acte de dévouement filial, accompli sans ostentation et par devoir chrétien, nul ne sut gré aux princesses, d'abord parce qu'elles n'avaient pas su se rendre populaires et puis parce que le Roi n'était plus aimé ; rien de ce qu'on pouvait faire pour lui, dit le duc de Liancourt, n'avait droit d'intéresser le public.

Il faut cependant rappeler cet épisode, qui fut l'acte héroïque de la vie de Mesdames, parce qu'on est trop porté à les juger avec sévérité pour leurs défauts de caractère et leurs ingérences fâcheuses. Médiocrement nées pour inspirer la sympathie, elles ont droit à quelque justice, et lorsqu'on les étudie de plus près, par exemple dans leur correspondance familière, on s'aperçoit qu'elles eurent un fond de bonté et une amitié fidèle, qu'elles vécurent entre elles en parfaite union, surent faire la charité avec largesse et s'occupèrent sagement d'œuvres bienfaisantes. Sans les ambitions tracassières qui dévorèrent l'âme ardente et mal utilisée d'Adélaïde, elles auraient pu faire revivre à Versailles les vertus de la bonne Marie Leczinska.

Celle des sœurs qui porta ces vertus parmi les austérités du cloître laissa plus d'une fois paraître dans une vie sainte l'impétuosité du sang des Bourbons. Ce relief de sa nature n'est pas pour diminuer l'intérêt qu'inspire Madame Louise, et la jolie enfant en panier de dentelles, qui joue avec des fleurs dans le tableau de Nattier, devait faire grande figure à Saint-Denis, sous sa robe humiliée de Carmélite. Elle avait quitté la Cour par une de ces soudaines résolutions qui ne peuvent être inspirées que par une grande piété ou par un esprit vif et ardent que les petits moyens ne satisfont pas. Cette heure sublime manque à la vie de ses sœurs. Pour elles, l'existence de Versailles, et plus tard de Bellevue, fut trop facile, trop confortable, trop pleine de repas succulents et de délectables confitures. Toutes ces princesses pourraient disparaître de l'histoire, sans qu'on s'aperçût de leur absence.

Elles avaient longtemps encombré la Cour, et y avaient toujours paru trop nombreuses. Comme elles étaient sept en 1736, occupant une infinité de femmes et de domestiques, le cardinal de Fleury, par mesure d'économie, décida qu'on enverrait les quatre dernières faire leur éducation dans un couvent lointain. Madame Sixième, comme on, disait alors, non sans dédain, mourut à Fontevrault ; les trois autres revinrent, douze ans plus tard. Malgré leurs maisons, qui coûtèrent fort cher, elles n'ajoutaient à la Cour de leur père que peu d'éclat. Elles étaient d'un établissement difficile ; celle qui désirait le plus se marier était aussi la plus exigeante ; mettant très haut son titre de fille de France, elle dut s'en contenter jusqu'à la fin. Il n'a peut-être manqué à Madame Adélaïde qu'un mari pour devenir une grande princesse. La seule des sœurs qui fut épousée, l'aînée, Élisabeth, mériterait presque un tel renom. Mariée à l'infant Don Philippe, elle reparut plusieurs fois en France, afin de servir les intérêts d'un époux qu'elle aima avec dévouement et pour qui elle obtint, faute de mieux, le duché de Parme, lors du traité d'Aix-la-Chapelle. Elle rêva pour lui successivement Milan, la Pologne, les Pays-Bas, les Deux-Siciles, jusqu'au trône d'Espagne. Son extraordinaire ténacité dans l'intrigue politique se heurta à l'apathie de son père, dont elle était pourtant la préférée, et finit par se briser contre l'hostilité de Choiseul. La petite vérole enleva Madame Infante à Versailles même, au milieu de ses dernières déceptions. Elle était digne d'une destinée meilleure ; elle avait plus que ses sœurs du sang de Henri IV et des qualités viriles d'ambition et de courage.

Le Musée de Versailles présente au complet l'abondante iconographie de ces princesses. Celle qu'elles doivent à Nattier est devenue célèbre. Me permettra-t-on de rappeler que j'ai introduit jadis la lumière dans l'obscur fouillis des attributions ? Sur les murs du nouveau musée, les filles de Louis XV se montrent à tous les âges, depuis les portraits enfantins de Gobert. On y voit à regret comment les jolies Flore et les Diane adolescentes de Nattier, d'un charme si délicat, deviennent peu à peu les sèches dames fardées de Drouais, puis les vieilles filles revêches de Heinsius. Cette manie qu'avaient Mesdames de se faire peindre sans cesse nous a valu du moins quelques chefs-d'œuvre du portrait. On se rappelle les admirables bustes de Houdon. Réjouissons-nous que leur existence si peu occupée leur ait permis de poser à loisir devant les peintres et les sculpteurs.

Leur vie, qui avait été trop paisible, la Révolution prit soin de la bouleverser et d'accumuler, dans les dernières années des survivantes, les plus pénibles épreuves. Leur historien, Casimir Stryienski, en a conté les dramatiques épisodes. En 1789 et 1790, Mesdames Adélaïde et Victoire sont demeurées en leur château de Bellevue. Malgré les troubles du royaume, elles ne songeraient pas à quitter la France, mais la constitution civile du clergé les atteint dans leurs habitudes religieuses. Louis XVI les autorise à aller à Rome ; leur départ, le 19 février 1791, soulève des discussions à l'Assemblée, de petites émeutes sur leur chemin. Elles arrivent cependant en Italie, sont reçues à Turin par le comte d'Artois et leur nièce Clotilde, devenue princesse de Piémont ; à Parme, par leur neveu Ferdinand ; à Rome, par leur ami le cardinal de Bernis. Ce sont quelques moments de répit, peu à peu assombris par les tragiques nouvelles. Après la mort du Roi, de la Reine, de Madame Elisabeth, elles attendent vainement de la Providence le châtiment des Jacobins ; voici que ces brigands envahissent l'Italie et semblent se mettre à les poursuivre. Obligées de quitter Rome, réfugiées à Caserte, elles fuient devant les armées républicaines. En plein décembre de 1798, par le froid, le vent et la neige, au milieu d'inquiétudes continuelles, elles errent à travers la Pouille, avec quelques serviteurs fidèles, cherchant à gagner la côte, puis à prendre la mer. Cet embarquement pour Trieste, où elles iront mourir, est toute une aventure.

Les pauvres princesses ont de la résignation, mais aussi de la décision et du sang-froid ; le malheur, en les frappant, a trempé leur âme. Les dernières lettres qu'on a d'elles leur font honneur. L'affection pour leur famille éprouvée y parait avec sincérité ; il n'y a plus trace de rivalités, de dissensions, d'aigreurs ; la souffrance commune a tout effacé. La vaillance de Marie-Antoinette, dès les premiers moments difficiles, a éveillé l'admiration des vieilles tantes, et ses malheurs leur arrachent des larmes. En août 1793, alors que les événements de Toulon et de Lyon permettaient d'espérer la contre-révolution, elles apprirent que la Reine avait été transportée à la Conciergerie et Madame Adélaïde écrivait : Ah ! quelles nouvelles de Paris ! et pourquoi notre bonheur, et les sujets d'espérer dans les nouvelles de l'intérieur et de l'extérieur que nous avons, est-il troublé par les horreurs qu'on exerce contre cette malheureuse reine ? Quel courage et quelle fermeté elle a montrés ! Comme elle a parlé à tous ces gueux ! Qu'elle est grande dans son malheur ! Ce n'est pas la première fois que nous le voyons, et si le tout avait dépendu d'elle ! On dit que sa fermeté en a imposé tellement que c'est ce qui fait qu'ils n'ont pas osé encore l'interroger et commencer son procès. Dieu la tire de là ; elle le mérite bien !

 

MADAME ADÉLAIDE, peinture de Mme LABILLE-GUIARD