ÉTUDES DE MŒURS ET DE CRITIQUE SUR LES POÈTES LATINS DE LA DÉCADENCE

 

JUGEMENTS SUR LES QUATRE GRANDS HISTORIENS LATINS.

CÉSAR.

 

 

I. Considérations générales sur la nécessité de connaître le latin pour savoir le français.

En montant dans la chaire d’éloquence latine, au sortir d’un enseignement qui avait pour matière l’histoire de la littérature française[1], je ne change pas de sujet. Je vais reconnaître les premiers modèles de l’esprit français, et visiter la plus abondante des sources de notre langue.

Étudier le latin, c’est en effet reculer l’étude du français jusqu’à ses éléments primitifs, jusqu’à l’origine d’où notre langue a tiré les grands caractères qui l’ont faite héritière de l’universalité des langues grecque et latine.

Je ne fais pas ici une spéculation arbitraire, je ne parle pas de mon chef ; j’exprime un fait dont tous les esprits cultivés en Europe sont d’accord, et que les plus éminents attesteraient tous en langue française, s’ils y étaient conviés. Et ce fait est une réponse invincible à ceux qui veulent retrancher le latin de l’éducation publique, ou, ce qui revient au même, ne lui faire que la part d’une connaissance accessoire.

Regardez ce qu’ils proposent de vous dérober la connaissance de votre propre langue !

Un de mes collègues et amis, dont vous avez applaudi souvent le savoir ingénieux et sûr, M. Ampère, a dit devant vous :

Les mots latins sont la langue française elle-même ; ils la constituent. Il ne peut donc être question de rechercher quels sont les éléments latins du français. Ce que j’aurai à faire, ce sera d’indiquer ceux qui ne le sont pas.

Et encore :

La grammaire française est entièrement latine. Le fond du vocabulaire l’est également. L’immense majorité des mots français a une origine purement latine.

Ainsi, voilà ce qu’on veut que vous ignoriez. C’est plus de la moitié de votre langue ; à moins qu’on ne prétende savoir une langue quand on ne la sent pas. Or, on ne sent une langue qu’autant qu’on en perçoit la force étymologique. Cela est d’une vérité saisissante, pour un très grand nombre de mots dont l’origine est une image qui peint la pensée, et non simplement un signe arbitraire qui ne fait que l’indiquer.

Fermer les livres latins, ce serait fermer la plupart des livres français aux plus beaux endroits. En effet, les plus délicates beautés d’expression de nos grands écrivains sont le plus souvent latines. Quelques-uns d’entre eux ont le tour d’esprit entièrement latin ; par exemple Montaigne, qui, à l’âge de sept ou huit ans, se déroboit, dit-il, de tout autre plaisir pour lire les Métamorphoses d’Ovide, d’autant que le latin lui estoit langue maternelle. Et il ajoute (tout le passage est bon à citer) : Car des Lancelot du Lac, des Amadis, des Huons de Bordeaux, et tels fatras de livres à quoy l’enfance s’amuse, je n’en cognoissoys pas seulement le nom, ny ne foys encores le corps, tant exacte estoit ma discipline.Ses précepteurs, parmi lesquels étaient Buchanan et Muret, deux savants supérieurs, craignoient, dit-il, de l’accoster, tant il avoit le latin prest et à main[2].

Je sais qu’on peut ne pas lire Montaigne ; mais, si on le lit, on n’en peut tirer plaisir et profit qu’à la condition de savoir la langue dans laquelle il a pensé d’abord, et qui a été sa langue maternelle.

Au XVIIe siècle, tous les écrivains sont marqués de l’empreinte latine : les meilleurs ne sont-ils pas les plus latins ? Descartes compose d’abord en latin, puis se traduit lui-même ou se fait traduire en français. Pascal, Bossuet, ont transporté dans le français les plus grandes hardiesses du latin. Nicole, traduisant les Provinciales en latin, trouvait des analogies pour chaque phrase. Quelques volumes de Bossuet sont tout entiers en latin, et tout ce qu’il a mis de philosophie morale dans cette théologie semble extrait de Cicéron ou de Sénèque. Plus tard, Rollin s’excusera naïvement d’écrire ses histoires en français, n’étant pas sur que le latin ne nous soit pas, comme dit Montaigne, plus maternel que le français. N’allons pas jusqu’à cette superstition ; mais ne fermons pas les yeux à cette coexistence et à cette pratique simultanée des deux langues chez tous les écrivains d’élite aux XVIe et XVIIe siècles, et, sauf exceptions, au XVIIIe.

J’attribue à des études latines ou trop faibles, ou abandonnées irrévocablement au sortir des écoles, l’indifférence fort innocente, mais fort dommageable, qui fait négliger ces grands écrivains.

Ce n’est pas la matière qui s’est refroidie. Cette matière n’est-elle pas d’un intérêt éternel ? Il s’agit de l’homme, de ses passions, de ses misères, de l’obscurité de sa destinée. Nous ne cesserons de nous y intéresser qu’en cessant de nous intéresser à nous-mêmes. Nos infidélités envers nos grands maîtres viendraient plutôt de l’idée que d’autres en ont su davantage sur ce sujet, ou qu’ils y ont découvert du nouveau. Mais la principale cause est que, ne sentant pas, faute de savoir, toute la force de leur langue, nous n’arrivons pas à saisir toute leur pensée. Une partie nous en échappe. Or, cette partie en est souvent le point vif. Nous glissons donc sur telle beauté délicate et cachée qui saisira et charmera un lecteur instruit dans la langue ; telle note que nous n’avons pas entendue va le remuer au plus profond de son âme.

N’est-ce pas aussi faute de posséder ou d’entretenir cette connaissance des origines et des traditions de notre langue, que nous-mêmes nous parlons ou écrivons avec si peu de propriété et de précision ?

Quand cette connaissance manque, l’on parle ou l’on écrit d’après l’usage. Mais s’il est vrai que l’usage soit le régulateur des langues, encore faut-il, comme l’a fait Vaugelas, distinguer le bon usage du mauvais. Or, aux époques où l’usage est mauvais, et qui peut nier qu’il n’y ait de ces époques ? tout ce qu’on reçoit de l’usage, qui alors n’est que la mode, est mauvais ou au moins défectueux.

Ainsi, de notre temps, nous aimons beaucoup les mots qui font image, et il s’est établi à cet égard un usage funeste à la langue. On craint d’en trop peu dire ; soit qu’on parle ou qu’on écrive, on vise au mot qu’on juge le plus expressif, et qui nous donnera la réputation fort recherchée d’avoir beaucoup d’imagination et une âme passionnée. De là ces mots qui prétendent faire voir avec les yeux du corps, que dis-je ? faire toucher du doigt les pensées, et qui sont ou sans proportion avec le sujet, ou en contradiction avec le caractère et le tempérament de ceux qui s’en servent. D’oie vient ce vice, sinon de l’ignorance où l’on est de l’étymologie de ces mots ? On sait seulement qu’ils plaisent, et cela suffit. Mais combien de temps plairont-ils ? Le temps que durera telle mode d’habit. On pourra parler successivement dans sa vie cinq ou six langues à la mode ; on n’aura jamais eu de langue à soi.

Faut-il donc être savant pour parler ou pour écrire avec justesse ? Sans doute.

Et à quelle époque en a-t-il été autrement ? Croyez-vous que cette simplicité et cette pureté irréprochable de nos bons écrivains ne leur ait coûté aucune étude, et qu’une langue si parfaite ait coulé de leur plume sans effort ? Non, toms ces hommes ont été savants en leur langue ; ils étaient rompus à la comparaison du français et du latin ; et, comme le musicien consommé, ils savaient toutes les valeurs des notes avant de faire chanter l’instrument. A la vérité, il ne s’agit pas pour nous d’être de grands écrivains ; mais nous pouvons et devons désirer d’être dés personnes capables de se rendre compte de leurs pensées. Or, c’est à la condition de posséder, dans une mesure appropriée, le savoir de ces grands maîtres de la langue. Quand on parle et qu’on écrit, non d’après l’usage auquel nous attire l’esprit d’imitation, mais d’après la connaissance qu’on a du sens des mots, on parle avec justesse, et, quand il le faut, on écrit bien.

Une étude élémentaire, je ne dis pas philologique, du latin, nous apprend donc d’une part à mieux sentir les beautés de notre langue, d’autre part à ne point parler ni écrire au hasard. Ce sont ces deux avantages que veulent nous enlever les ennemis des études latines.

Ils obtiendraient plus qu’ils ne veulent ; ils nous amèneraient à ignorer le génie même de notre pays. Cette gravité, ce sens pratique, cet air de grandeur qu’on admire dans les productions du génie français, ce sont des qualités romaines. Il y a un mot qui sonne à l’égal du fameux civis Romanus sum, c’est le mot : je suis français. C’est une pensée romaine de vouloir que la société française serve de type à toutes les autres ; c’est une ambition romaine de désirer que Paris, comme Rome, soit la capitale de l’univers.

Je sais qu’il y a des esprits qui voient dans cette ressemblance une marque d’imitation et une livrée de servitude, comme si l’on imitait la raison, le sens pratique, comme si la grandeur se copiait. Qui donc a empêché les autres nations de prendre ces caractères ? Rome, en mourant, n’avait point désigné d’héritier. Chaque peuple a pu l’être ; mais celui-là seul a hérité de Rome qui s’est trouvé de taille à reprendre ses idées, son esprit d’universalité, et cette ardeur de civiliser qui n’est que le désir de faire prévaloir partout le juste sur l’injuste, le droit sur la force, l’esprit sur la matière. Ces jaloux de l’originalité d’une nation, qui aimeraient mieux la voir dans l’étroite dépendance du sol qu’elle habite, que s’en rendant libre par la pensée, qui auraient préféré l’esprit gaulois à l’esprit français, ne s’aperçoivent pas qu’ils sont plus imitateurs que les partisans des études latines, car ils imitent un goût à la mode, et qui passera comme il est venu ; et nous, amis du latin, nous nous rangeons à notre tour, après nos aïeux et nos pères, et par la libre adhésion de notre jugement, à une tradition antique, à la plus vivace de nos coutumes nationales, et nous ne voulons pas retrancher l’une des deux mamelles nourricières qui ont allaité tout ce qui, depuis trois cents ans, a été grand et fort dans notre pays.

Les Romains, qui cependant n’avaient pas une médiocre idée d’eux-mêmes, étaient moins jaloux de leur originalité nationale que ces personnes ne le sont de la nôtre. Dans l’éducation de leurs enfants, l’étude de la langue grecque précédait celle de la langue maternelle. C’est dans le même esprit qu’ils formèrent successivement leur constitution militaire d’un choix de règles et d’usages empruntés aux peuples qu’ils avaient vaincus. Vous semble-t-il donc que la légion romaine ait manqué d’originalité ? A la vérité, dans les rapports de Rome avec les autres peuples, la langue latine était seule admise ; on haranguait en latin la Grèce vaincue, et on sut mauvais gré à Cicéron d’avoir parlé un jour en grec aux Athéniens. Nous, nous n’avons à cet égard aucune violence à faire à personne. Plus heureux que les Romains, qui imposaient le latin par la force, les autres nations nous empruntent le français pour communiquer entre elles, et dans les grands conseils de l’Europe c’est dans la langue de nos ambassadeurs qu’on délibère et qu’on prend les résolutions.

Pourquoi ce soin de la langue grecque chez les Romains ? était-ce donc imitation ? abdication du génie national ? Non, pas plus que chez nous l’étude du latin n’a été une abdication de l’esprit français. La lumière était de ce côté ; leurs yeux la virent et en furent charmés. La Grèce vaincue, dit Horace, se rendit maîtresse de son farouche vainqueur.

Græcia capta ferum victorem cepit...

Les Romains reconnurent que ce qu’ils cherchaient était trouvé ; ils ne s’avisèrent pas qu’en fermant systématiquement leurs oreilles et leurs yeux aux séductions de la Grèce captive, ils arriveraient par leurs propres forces, et après quelques générations de plus, à la même perfection des arts, avec la. gloire de leur originalité sauvée. Ils étaient impatients de s’approprier ces richesses de l’esprit ; ils en pressaient la conquête, et le plus entêté de ce qu’on appelait alors le vieux Latium, le plus ennemi de la mode qui fut au monde, Caton l’Ancien apprenait le grec à quatre-vingts ans.

C’est à l’exemple de Caton qu’au temps de la renaissance, des vieillards se pressaient autour des chaires nouvellement créées, ne voulant pas mourir sans s’être retrempés et rajeunis dans ces vives sources de tout savoir humain. Avant cette époque, et pendant toute la durée du moyen âge, notre nation n’avait pas été un seul jour sans communication avec le latin. Dans l’enfantement si laborieux de la France, le peu qui perce de lumières de philosophie et de droit vient du latin. C’est en latin que sont consignées toutes les paroles par lesquelles on se lie et on enchaîne sa volonté, serments, promesses, garanties civiles et politiques ; c’est dans cette langue que disposent les mourants et que les morts sont obéis. Les docteurs et les philosophes parlent en latin à la conscience de l’homme et l’entretiennent de sa nature et de sa destinée ; quelques-uns même mûrissent avant le temps par la vertu de cette culture latine, et témoignent à la fois et de notre aptitude à penser en latin, et du noble désir qu’éprouve l’homme, à toutes les époques, de savoir tout ce qui a été su de l’homme. Au temps de la renaissance, une grande faveur attire les esprits à l’étude de la langue grecque ; l’Église, en la persécutant comme langue schismatique, nous eût faits Grecs par esprit d’opposition, si nous avions pu l’être ; mais le génie latin l’emporte sur le génie grec, et le premier écrivain supérieur oit la France d’aujourd’hui admire une première image de son propre esprit, c’est Montaigne, qui, à huit ans, parlait le latin à embarrasser Muret et Buchanan.

Cette vie en commun des deux langues pendant tant de siècles n’est pas, remarquez-le bien, l’ouvrage de la force imposant un langage étranger au génie d’un pays qui le repousse. La conquête un jour apporta dans les Gaules un langage nouveau. Les idiomes germaniques y firent irruption à la suite des Francks. Le latin, qui était vaincu, leur résista et les conquit.

Je sais bien que ce latin, que les Francks trouvèrent établi, avait été introduit par la conquête dans les Gaules devenues romaines, et que l’épée de César nous l’avait inoculé ; mais nous ne l’avons reçu si facilement que parce qu’il convenait à notre génie, et j’oserais dire parce que nous y avons reconnu notre bien. César, en un endroit de ses Mémoires, parle de l’habileté des Gaulois à imiter les inventions romaines. Apparemment il n’a pas pensé les rabaisser par là ; car qu’imitaient-ils des Romains, sinon ce que les Romains avaient imité des peuples grecs ou italiques, c’est-à-dire les moyens d’attaque et de défense ? Vaincus et incorporés à l’empire, ils imitèrent bientôt sa langue, la jugeant meilleure pour rendre leurs pensées. La conquête des Saxons par Guillaume de Normandie fut plus complète et plus radicale que celle des Gaules par César ; la veille, l’Angleterre était saxonne, le lendemain elle se trouva normande ; et pourtant le saxon a prévalu dans la langue anglaise. En Gaule, les choses se sont passées autrement. On subit l’administration de Rome, on alla au-devant de sa langue. D’après le portrait que César a tracé des Gaulois, on comprend tout d’abord comment l’aversion naturelle pour les conquérants ne leur fit pas haïr la langue victorieuse. Peuple ingénieux, vif, mobile, les Gaulois avaient trop d’idées pour leurs grossiers idiomes ; les Romains leur apportèrent de quoi exprimer ces idées ; ils naquirent ainsi à la vie intellectuelle le lendemain de la vie barbare.

C’est donc le français qui recevrait le coup le plus rude, soit d’une diminution du temps que l’on consacre au latin dans le cours des études, soit d’une modification quelconque qui le réduirait aux proportions d’une étude accessoire.

Si le français est en effet la langue de la civilisation moderne, la langue dans laquelle se font les affaires de l’esprit humain, son autorité doit être de quelque intérêt pour nous. C’est la plus belle partie de notre domaine. C’est par là que nous ne cessons pas de faire des conquêtes dans le monde au profit de la raison.

Eh bien ! ôtez à cette langue le prestige de son antiquité ; que reste-t-il pour la défendre ? La grammaire ? Belle barrière contre l’usage, quand l’usage est devenu une fureur de changement ! Opposer la grammaire à l’usage, c’est opposer un pédagogue à un fougueux jeune homme. Les vocabulaires ? Il en est un officiel que recommande l’autorité du corps illustre dont il est l’ouvrage ; mais croit-on au dictionnaire de l’Académie ? On consulte beaucoup plus ces vocabulaires industriels qui étendent la langue et engendrent indéfiniment des mots, flattant ainsi notre penchant à croire que nous avons plus d’idées que la langue n’a de signes pour les exprimer. N’est-ce pas une recommandation, pour un dictionnaire, de contenir plus de mots que ses devanciers ? La glorieuse affiche quand on en peut promettre plusieurs milliers !

Il reste les exemples des chefs-d’œuvre. D’abord, il n’est pas inouï qu’on les ait contestés. Ils le seront bien plus encore le jour où l’on n’apprendra plus la langue sur laquelle ils se sont modelés, et où leurs beautés ne seront plus senties. Mais fût-on d’accord pour y voir les vraies traditions de la langue, ce ne serait pas trop, pour protéger cette langue, de l’autorité de deux traditions réunies, son origine et ses chefs-d’œuvre : ce sont deux lignes de défense derrière lesquelles je la trouverais plus à l’abri.

Elle est si belle, cette langue française, par sa sévérité même qui fait qu’elle ne soutient que des choses sensées, efficaces, durables ; par son honnêteté, oserais-je dire, qui la rend rebelle au charlatanisme, à la déclamation, à tout ce qui va au delà du vrai ; par sa clarté, qui nous force à tirer nos pensées du fond de nous-mêmes, et à les amener à la pleine lumière ; elle est si amie de notre liberté, dans sa rigueur même, en défendant notre raison, par laquelle seule nous sommes libres, contre les servitudes de notre imagination et de notre tempérament ! Nous l’avons, non point produite tout -entière, mais reçue en grande partie de la plus grande nation de l’antiquité et transformée par le génie qui nous est propre, sans lui ôter les qualités qu’elle tient de son origine ; nous devons la rendre au genre humain, avec ce qui nous en est venu de la ville éternelle et avec ce qui lui est venu de nous. Héritière d’une langue universelle, ne la laissons pas déroger de son privilège d’universalité. Le dirai-je ! c’est l’amour du français qui m’attache au latin ; et c’est à cause de cette parenté directe des deux langues que je considère les chaires de latinité au Collège de France comme des chaires nationales.

 

II. De l’intérêt qu’offre l’étude de la littérature latine. - Plan d’un cours d’éloquence latine.

Toutefois, on en restreindrait trop l’objet, si l’on n’y cherchait que ce qui peut donner autorité à notre langue : les analogies, les origines françaises.

L’étude de la langue latine ouvre l’entrée de ce vaste dépôt de sagesse, de raison, d’éloquence, où ont puisé depuis trois siècles toutes les nations européennes. Presque tous les grands esprits qui ont conduit les affaires du monde ont été formés par cette littérature, où se réfléchit la discipline des armées romaines et qui est elle-même une excellente discipline. L’art romain a conquis les esprits par la même vertu qui a tout soumis à la légion romaine : le courage, l’élan, l’audace, y sont libres ; toute carrière y est donnée à la valeur individuelle ; mais une règle domine toutes les inégalités, et rend impossible la lâcheté comme l’emportement.

Étudier ce que cette grande littérature a exprimé de vérités politiques, sociales, morales, qui peuvent nous intéresser comme hommes et servir à la conduite de notre esprit et à la direction de notre vie ; distinguer par quels points cette étude nous peut toucher en particulier comme Français et ce qui est plus proprement notre part dans l’héritage intellectuel de Rome ; tel sera l’esprit de ce cours. L’expression de ces vérités, soit universelles, soit d’application plus particulière à notre nation, c’est, si je ne me trompe, l’éloquence, que le titre de ce cours restreint aux ouvrages en prose.

J’étudierai l’éloquence, ainsi entendue, dans chaque genre successivement, depuis le moment où elle paraît réalisée jusqu’à sa fin. Je suivrai, par exemple, le genre historique depuis les Commentaires de César, qui en sont comme le dessin le plus pur et le plus élémentaire, jusqu’aux amplifications d’Ammien Marcellin ; l’éloquence politique, depuis les Gracques, lesquels en font entendre les premiers accents durables, jusqu’à Tacite qui en recueille les derniers soupirs dans ses pathétiques récits. Nous examinerons, d’après le même plan, les autres genres, éloquence judiciaire, philosophie morale, rhétorique, correspondance ; passant en revue tous les grands noms qui les représentent, Quintilien, Sénèque, Pline le jeune, et le plus grand de tous, Cicéron, vaste source d’où jaillissent à la fois tous les genres et toutes les formes de l’éloquence.

Je rechercherai comment et par quelles causes ces genres se sont corrompus ; quels ont été les caractères de cette corruption dans la méthode, dans la forme : de la composition, dans la langue ; si ces caractères témoignent de l’impossibilité de prévenir la décadence des littératures : étude que l’on calomnierait, si l’on y voyait la pensée de décourager les talents. L’entreprise en serait aujourd’hui d’autant plus coupable qu’en nul temps il ne sied mieux d’encourager les écrivains qu’aux époques où ils ont à lutter contre quelque cause secrète de décadence. Mais il n’y a pas d’encouragement plus efficace que de leur dire comment et d’où vient le danger. Le plus sûr moyen de donner du sang-froid à un homme de cœur, c’est de l’avertir qu’il est en péril. S’est-on jamais avisé de dire que le moraliste qui nous montre la fragilité de notre volonté veut décourager notre vertu ? Celui qu’on décourage en l’avertissant qu’il va tomber ne vaut pas qu’on prenne ce soin de lui.

L’étude des causes qui corrompent l’éloquence, laquelle n’est que l’art d’exprimer la vérité dans les lettres, est un exercice vigoureux et qui fortifie les esprits. S’il est un point de maturité et de perfection pour le génie littéraire d’une nation, cette étude l’y maintient ou du moins l’empêche de s’en éloigner trop vite. La lutte qui s’engage alors entre les forces aveugles qui précipitent la chute et les forces intelligentes qui veulent en reculer le moment, est une lutte féconde, et qui tourne au profit de ce qui est bon et beau. C’est comme chez une nation glorieuse les souvenirs de sa gloire rappelés à propos ; ils rendent son repos honorable, même en l’inquiétant ; et ils tiennent le présent en respect devant le passé.

 

III. César ; son caractère ; ses Mémoires.

Je commencerai par les historiens et par le premier, dans l’ordre des temps, qui ait laissé un monument historique complet, César. Mon plan ne me l’eût pas indiqué que mon penchant m’eût amené vers lui.

C’est en effet par César que le latin s’est introduit dans notre pays. C’est lui qui a montré à ce pays, devenu la France, une première image de la civilisation dans le spectacle d’une armée disciplinée marchant comme un seul homme sous la conduite :d’un chef de génie. Nos souvenirs des cinquante dernières années nous ont familiarisés avec la matière et avec le héros. N’avons-nous pas épuisé toutes les calamités et toutes les grandeurs de la Rome contemporaine de César ? Guerre étrangère, guerre civile, une vieille société détruite et remplacée, un essai d’empire universel, un autre César, rien n’a manqué à la ressemblance. Nous avons notre histoire pour annoter les Mémoires de César.

L’étude de ces Mémoires offre un double intérêt l’intérêt de l’homme ; l’intérêt du sujet.

Quel homme fut à la fois plus extraordinaire et plus séduisant ! Il ne paraît pas un moment étourdi par sa fortune, ni pressé, ni inégal. N’est-ce pas même parce qu’il n’est point impatient, qu’il fait toutes choses si à point ? Véritable héros, quand son âme s’attache à un objet, son corps ne lui est d’aucun obstacle. Ainsi ce délicat dont Sylla suspectait la tunique à la ceinture lâche, et qui relevait comme les femmes les bords de sa toge, pour n’en point gâter les franges, traversait les fleuves à la nage, marchait la tête découverte, par l’orage et la pluie, faisait cent milles en un jour, se frayait un passage à travers les neiges des Cévennes, et conduisait une armée oit les pâtres se traçaient à grand’peine un sentier. Avec le monde entier sur les bras, il n’est jamais tendu ni haletant, et, si l’on me passe l’expression, dans les moments les plus pressants il trouve toujours du temps à perdre. Pendant que les Égyptiens le tiennent assiégé dans un quartier d’Alexandrie, il se fait enseigner l’astronomie par leurs prêtres, dans de doctes festins où il savait être plus sobre qu’Alexandre. Plusieurs fois le vieux parti républicain a eu sur lui l’avantage du temps, si décisif à la guerre ; mais César savait de ses ennemis plus que leurs desseins, il savait leurs caractères et leurs humeurs, et sa fortune fut surtout sa connaissance parfaite de ce que ses ennemis pouvaient oser.

Il aimait les lettres, non par distraction ni pour affecter tous les genres de supériorité, mais d’un amour vrai, que l’étude et la pratique avaient rendu savant et délicat. On ne lui eût pas dit, comme à l’autre César assistant à une œuvre de musique et n’y remarquant que le bruit : Votre Majesté aime la musique qui ne l’empêche pas de s’occuper d’affaires. César n’avait pas d’affaires quand il s’occupait de lettres.

Qui croirait qu’au plus fort de ses difficultés, entre la guerre d’Afrique, oit mourut Caton, et la seconde guerre d’Espagne, où devait mourir le fils de Pompée, il trouvait du loisir pour réfuter par écrit l’apologie que Cicéron avait faite de Caton ? Si ce n’était qu’un acte politique, je m’en étonnerais moins ; mais il y avait là une lutte littéraire ; l’art y était la véritable cause ; le sujet n’en était que le prétexte. La preuve, c’est que les deux rivaux se complimentent réciproquement. César avoue que la lecture répétée de l’ouvrage de Cicéron l’a rendu plus abondant. Cicéron, à son tour, loue César de la beauté de sa pièce, sans flatterie, écrit-il à Atticus, et pourtant de façon à ce que rien ne lui fût plus agréable à lire[3].

La mort même de ce grand homme a quelque chose de touchant, par son mépris pour les avis qu’il avait reçus d’une conjuration contre sa vie. Était-ce magnanimité, et ce sentiment qui faisait dire à Danton, menacé du bourreau de Robespierre : Il n’oserait ? Ou n’était-ce pas plutôt indifférence et fatigue après avoir épuisé toutes les fortunes humaines ? J’inclinerais à le croire, parce que c’est une grandeur plus rare que la première. L’effort violent qu’il aurait eu à faire pour sauver sa vie, le sang qu’il eût fallu répandre, ces meurtres que n’aurait pas justifiés sa légitimité de si nouvelle date, auraient pu faire ressembler à un tyran vulgaire le plus magnanime des hommes. Cette mort arrivait d’ailleurs si à propos ! car, plus heureux que l’autre César, celui-ci mourut son œuvre achevée, et cette œuvre lui survécut. En poignardant son vainqueur, la vieille aristocratie romaine laissa sa vie dans la blessure.

Ses vices, quoique détestables, même aux yeux de la morale de son époque, n’ont pu le rendre odieux. C’est qu’on sent qu’il les dominait, et que c’étaient moins des entraînements pervers que des servitudes de son temps et de son rang dont il tirait parti en s’y laissant aller. Ainsi, il se servit de ses débauches, tantôt pour se dérober à Sylla, qui le devinait et qui voulait, en le tuant, en délivrer par avance le parti de l’ancienne république, tantôt pour se faire des partisans parmi la jeunesse licencieuse et obérée. Lui-même s’obérait pour prêter, donnant à ses créanciers hypothèque sur ses futures victoires ; mais, dans aucun genre de corruption, César n’innova. Il se servit des mœurs d’alors ; il ne les fit pas. Le seul vice où il ait surpassé ses contemporains, ce sont ses dettes, dont le chiffre épouvante ; mais une partie de l’odieux en doit être renvoyé aux prêteurs d’argent, lesquels, en prenant des gages sur son ambition, l’irritaient et la dépravaient. J’admire même qu’à une époque où nulle force morale ne soutenait personne, ni le respect des vieilles formes républicaines que leur impuissance avait déshonorées, ni la religion qui n’était plus qu’un usage, ni la conscience publique que les violences avaient pervertie, il ait été meilleur que son temps, même dans ses vices.

Cruel à la guerre, il ne le fut ni autant ni aussi souvent que le droit de la guerre d’alors le lui aurait permis, et il le fut de sang-froid, par une politique qu’on fait bien de trouver mauvaise, plutôt qu’en homme passionné qui cède à la colère ou à la vengeance. Cette sorte de cruauté qu’engendre le dépit ou la faiblesse, il la laissa au parti de Pompée, lequel osa menacer ses adversaires des exterminations de Sylla, sans que César y répondit par la menace des représailles de Marius.

Dans ce petit nombre d’hommes rares entre tous que compte l’histoire, et au-dessus desquels il ne s’élève aucune tête, le seul peut-être qui ait du charme, c’est César. Sa grandeur est toujours aisée et naturelle : nul effort pour paraître ; rien d’emprunté ni de théâtral ; nul air de parvenu, même au faite du pouvoir suprême, où il semble être arrivé comme de plain-pied. Il n’y a pas un héros duquel on puisse dire, comme de César, qu’il ne le fut ni trop en public ni trop peu dans le privé. De là ce charme que ses contemporains ont senti, et que sentent encore, après dix-huit siècles, ceux qui lisent ses écrits. T’en vois l’aveu, ou plutôt j’en reconnais l’impression dans la correspondance de Cicéron, lequel se débattit plusieurs années entre la séduction du vainqueur des Gaules et les engagements de sa vie passée, n’osant pas s’interroger sévèrement là-dessus, ayant besoin des autres pour haïr César, n’ayant qu’à être de son avis pour l’aimer. Il en a fait en plusieurs endroits des éloges qui pourraient se résumer en ce mot de charme, qu’il semble n’avoir pas osé écrire.

Il faut prendre garde que cette séduction ne corrompe notre jugement. Faisons donc toutes les réserves sur les vices de ce grand homme ; mais, cette précaution prise, ne craignons pas de l’admirer.

L’admiration pour les grands hommes est bienfaisante : c’est la seule chose qui nous apprenne notre mesure ; car, de même que nous ne sentons jamais mieux notre petitesse qu’en passant devant quelque édifice élevé ; de même, quand, par le commerce des lettres, nous avons fréquenté quelqu’un de ces hommes qui dépassent la commune portée, nous nous diminuons dans notre propre estime, ce qui est le commencement de se connaître. Dans la vie de ces hommes qui sont appelés grands, non parce qu’ils sont parfaits, mais parce que leurs qualités l’ont emporté sur leurs défauts, ne nous attachons pas aux mauvais côtés ; ils nous donnent sur ceux que nous jugeons des avantages qui nous trompent, et si l’admiration nous aide à nous connaître, la critique nous porte à nous estimer au delà de notre prix. Est-il sage d’ailleurs de résister à l’opinion du genre humain ? De quoi se souvient-il dans la vie des hommes supérieurs ? Des qualités, des grandes actions, du bien. Au contraire, ou il oublie le mal, ou, après l’avoir blâmé par la bouche de l’histoire, il le leur pardonne en reconnaissance de la force morale qu’il tire de leurs exemples et des impressions d’héroïsme et de grandeur qu’il en reçoit.

 

IV. Sujet des Mémoires de César. - Intérêt de ce sujet pour des lecteurs français.

Voilà quelques traits de l’homme que nous avons à étudier dans les Mémoires de César ; voici le sujet.

Si je regarde la guerre des Gaules, quel sujet est plus près de nous ? Nos pères ont été la matière même des victoires de César ; c’est sur le sol que nous habitons qu’ils ont résisté au double ascendant de la civilisation et du génie. Paris a été l’un des champs de bataille où les Gaulois ont lutté contre Rome. César y tint l’assemblée de la Gaule confédérée : qui sait ? peut-être sur l’emplacement des Tuileries ou du Louvre. Au nord de Paris était un vaste marais ; c’est derrière ce marais que le vieux chef des Parises, Camulogène, s’est défendu contre l’habile lieutenant de César, Labienus. Ici, à cette place où nous sommes, Labienus a eu son camp. Il y a sans doute dans cet auditoire quelques descendants de chacune des vaillantes nations qui disputèrent à l’épée de César, à la discipline romaine, à la civilisation, à toutes les forces humaines réunies, ce sol que leurs divisions livrèrent, et où leur union a formé la première nation des temps modernes.

Quoique nous soyons les vaincus, dans les Mémoires de César, nous pouvons nous complaire au récit de nos défaites plus glorieuses que bien des victoires. Grâce à César, tout ce qui, dans ce monde, a une connaissance des lettres latines, sait qu’il y a dix-huit siècles les Gaulois donnaient les premiers exemples de ce courage proverbial qui nous a fait appeler par nos ennemis mêmes les premiers soldats du monde. Nous trouvons, comme inhérent à ce sol qui fut celui de la liante, le sentiment de l’honneur national, déjà vif et énergique avant même qu’il y eût une nation, et cet amour de la gloire, notre passion, notre patriotisme à nous, notre travers peut-être.

Il y a d’ailleurs deux causes engagées dans la lutte entre Rome et la Gaule, l’indépendance gauloise et la civilisation. L’une ne nous touche guère moins que l’autre ; car si nous nous intéressons, comme descendants des Gaulois, aux efforts et aux souffrances de la Gaule défendant son indépendance ; comme la première des nations civilisées, nous faisons des vœux pour que la civilisation triomphe. Nous sommes Gaulois contre les Romains envahissant la terre d’autrui ; nous sommes Romains contre la Gaule barbare. Que les Gaulois succombent bravement, c’est assez pour la gloire de nos origines ; mais la raison veut qu’ils succombent. Voilà ce qui fait des Mémoires de César sur la guerre des Gaules un livre unique ; le vainqueur n’y intéresse pas moins que le vaincu.

Est-il besoin de dire quel intérêt nous offrira l’étude des Mémoires sur la guerre civile ? Quel plus beau sujet à n’y regarder que le héros, soit qu’on le suive au delà du Rubicon après huit années de guerre et de victoires dans les Gaules, commençant sans reprendre haleine sa campagne contre l’univers romain, courant de l’Italie en Espagne, de la Grèce sur les rives du Nil et de la Propontide, enlevant l’empire du monde au pas de course ; aussi hardi qu’en Gaule, aussi peu surpris par l’imprévu, sans nul air de précipitation, même dans cette rapidité prodigieuse qui le faisait arriver avant la nouvelle de sa marche ; toujours le même mélange d’audace dace et de prudence, de témérité et de profondeur de calcul ; mais cette fois avec le monde connu pour théâtre, l’empire pour prix du combat, et un danger plus capital que celui de périr ; soit qu’on cherche à pénétrer par quels motifs il laisse toujours ses actions parler pour lui et raconte ce qu’il a fait, rarement pourquoi il l’a fait, si c’est raffinement, pour paraître d’autant plus qu’il se dérobe davantage, ou calcul politique, pour ne pas rendre toute réconciliation impossible, ou plutôt si ce n’est pas magnanimité naturelle, pour ne pas accabler à la fois ses ennemis du récit de leurs défaites et de l’apologie de ses victoires.

L’intérêt redouble quand, de l’étude de l’homme passant à l’étude de l’événement, on recherche, dans les discrètes indications de César, les causes et les caractères des guerres civiles ; combien, dans ces grandes crises des États, au milieu des ressentiments, des colères, des espérances, des illusions, de toutes les passions humaines exaltées jusqu’à la fureur, la modération est périlleuse et impuissante ; quel ascendant y a la réputation ; comme toutes les combinaisons des sociétés humaines, lois, coutumes, croyances, discipline, tout fait place à un seul homme qui tient lieu un moment de tout. Nous aussi, nous avons souffert de la maladie qui travaillait Rome au temps de César, et c’est par ce trait de ressemblance que les Mémoires sur la guerre civile nous touchent de si près. Nous aussi, nous avons vu tout un ordre social disparaître, et un homme remplaçant toutes choses, lequel a disparu lui-même, pour s’être cru plus fort que ce qu’il avait rétabli. Si la guerre des Gaules nous intéresse comme Français, la guerre civile nous intéresse comme fils de la révolution et de l’empire.

César, a dit M. de Chateaubriand, est l’homme le plus complet de l’histoire, parce qu’il a le triple génie du politique, du guerrier et de l’écrivain. Nous l’étudierons sous ce triple aspect.

Le politique, non dans toute la suite de sa vie je ne fais pas un cours d’histoire ; mais dans tout ce que ses Mémoires en laissent voir, et qui peut en être pénétré à travers la réserve de ses récits. Je n’ai à chercher César que dans ce qu’a écrit César.

De même, toutes les parties du guerrier ne sont pas de mon sujet. Il y a un César pour les gens de guerre ; je me garderai bien d’y toucher. Le César que nous avons à étudier, c’est le guerrier dont tous les esprits cultivés ont une idée générale, où il entre plus de sentiment que de science. C’est ainsi que, sans être stratégistes, nous avons une autre idée d’Alexandre que de César, d’Annibal que de Scipion, du grand Frédéric que du roi de Suède, de Turenne que de Condé. Rechercher les traits généraux sous lesquels apparaissent aux imaginations populaires les hommes que la guerre a rendus grands ; admirer par quelle puissance un seul homme fait mouvoir de si grands corps, et, comme parle Plutarque dans la Vie de César, se fait de son armée un corps dont il est l’âme ; comment ces masses, auxquelles il a permis hier le pillage et le carnage, il les rendra demain modérées et humaines ; comment il sait les retenir et les précipiter ; par quel langage il les calme ou les exalte ; s’il a eu quelque manière constante de l’aire la guerre, ou s’il a eu toutes celles que demandaient le lieu, le moment, le genre de combat et d’ennemis ; quelles fautes il a faites, non de tactique, mais de conduite, et quelle part il a laissée à la fortune ; quel il s’est montré dans la victoire, et quel dans les revers ; enfin tout ce qui est de l’homme dans le guerrier ; — c’est par ces points que les hommes de guerre peuvent être jugés dans le cabinet ou du haut de la chaire du professeur ; c’est dans ces limites que nous jugerons César, en nous abstenant de tout ce qui regarde l’art de la guerre, s’il est vrai que, pour les hommes de la trempe de César, il y ait un autre art de la guerre que la discipline avec un chef de génie, en la main duquel elle est un moyen d’exécuter les plans les plus divers, les plus inattendus, les plus rebelles à toute théorie.

 

V. Des qualités littéraires des Mémoires de César.

Quant à l’écrivain, il nous appartient tout entier. C’est l’écrivain qui nous révélera le politique, quelquefois même en voulant le cacher ; c’est l’écrivain qui nous peindra le guerrier dans toutes les situations de la vie militaire. C’est dans l’écrivain que nous aurons à étudier l’éloquence, c’est-à-dire l’expression de la vérité propre à toutes les parties de l’histoire, récits, descriptions, harangues publiques, opinions dans les conseils, portraits, réflexions. Quelques-unes y sont traitées en perfection ; d’autres, seulement indiquées ; nous rechercherons par quelles raisons. Les premières pourront être comparées à des modèles analogues dans nos historiens militaires, et nous aurons peut-être sujet de rapprocher César et Napoléon.

Dans cette appréciation littéraire de César, nous avons un guide excellent : c’est Cicéron. Le jugement qu’il a porté des Commentaires est exquis. Il a eu, certes, quelque belle statue grecque en vue, quand il en louait la nudité, la pureté et les grâces : Nudi enim sunt, recti, et venusti[4]. Et il ajoute : Rien n’est plus agréable qu’une brièveté correcte et qui fait voir toutes choses. Plus haut, dans le même traité, il fait dire à Atticus, parlant de la latinité de César : César est peut-être de nos orateurs celui qui parle la langue latine avec le plus d’élégance ; et il ne le doit pas seulement aux habitudes domestiques : il n’est arrivé à cette admirable perfection que par des études variées et profondes, et par beaucoup de soin et d’application[5]. Nous ne ferons que développer un si beau texte. C’est à l’éternel honneur de Cicéron que, dans l’embarras de ses relations avec César, dans l’incertitude de ses sentiments sur ce grand homme, ayant à parler de l’auteur des Commentaires, César vivant et régnant, il n’ait rien retenu par ressentiment, ni rien outré par flatterie, et qu’un contemporain ait jugé comme la postérité. Nous pèserons ce jugement, et en mettrons tous les termes en regard du sujet ; et nous tâcherons de sentir à notre tour cette nudité pure et gracieuse, cette élégance, fruit de l’éducation domestique et de l’étude, et cette perfection de l’art qui consiste à cacher l’homme derrière le sujet, l’auteur derrière l’homme.

L’étude de qualités qui se dérobent, pour ainsi dire, n’attire pas tous les esprits, et il n’est guère ordinaire qu’on admire un style qui ne parle pas aux yeux, et un auteur qui se cache. Tel qui nous étale, dans les excès de son langage, sa vanité, ses illusions, ses exagérations, est quelquefois plus goûté du public que tel qui ne veut nous faire voir, dans une langue simple et honnête, que ce qu’il conçoit de plus pur et de plus sain dans une âme rendue libre et forte par l’étude et la réflexion. La simplicité, la brièveté lumineuse, l’élégance, ne sont pas de mode de notre temps où, dans une grande abondance de talents et d’écrivains, il en est trop peu qui cherchent le secret de ces qualités dans les profondes études, dans le soin et l’application dont Atticus louait César.

Les jeunes gens surtout sont médiocrement sensibles à ces beautés, pour ainsi dire, intérieures et secrètes. Et ce n’est pas d’aujourd’hui seulement : entendez les plaintes d’un habile commentateur du XVIe siècle, Vossius, sur le peu de goût de la jeunesse de son temps pour César : Il n’est que trop vrai, dit-il, ô douleur ! que la jeunesse fréquente assez peu ce noble et divin auteur ; ou si quelques-uns l’ont dans les mains, ils ne le lisent que pour la pureté du latin, moins sages que ces enfants qui n’aiment pas les feuilles de l’arbre jusqu’au point d’en dédaigner les fruits[6]. C’est encore aujourd’hui le double sort des Commentaires de César ; ou ils sont négligés tout à fait, ou, s’ils sont lus, c’est pour la langue toute seule, et pour en louer l’élégance de la même façon que j’entends quelquefois louer l’harmonie de Racine. Comme si l’élégance, dans César, et l’harmonie dans Racine, au lieu d’être des qualités distinctes et absolues, n’étaient pas l’effet général d’un style qui exprime toutes choses en perfection. S’arrêter à l’élégance dans César et à l’harmonie dans Racine, c’est, non seulement ne pas connaître ces divins auteurs, c’est ne se pas rendre compte de l’impression qu’on en reçoit. Nous irons au delà ; nous chercherons si cette impression d’élégance ne vient pas de la réunion de toutes les qualités de l’écrivain, et nous analyserons notre plaisir, afin qu’il tourne en exercice salutaire pour notre jugement.

Je sens qu’en ce qui touche l’appréciation spéciale et profonde de la latinité dans César, je ferai souvent regretter l’humaniste célèbre auquel je succède. Des études partagées, un âge qui me laisse à apprendre bien plus que je n’ai appris, me mettent bien loin de M. Burnouf. Philologue d’élite, grammairien populaire, traducteur habile, il savait l’origine, l’histoire et les acceptions de chaque mot, dans les deux langues qui ont été universelles avant la nôtre, le grec et le latin. Cet enseignement des langues anciennes, dont l’affaiblissement abaisserait notre pays, lui doit ses meilleures méthodes. De son modeste auditoire sont sortis, fortifiés et éprouvés, bon nombre d’habiles maîtres, qui l’ont eu tour à tour pour professeur dans les collèges, ici pour maître de perfectionnement, ailleurs pour juge des concours où ils ont gagné le droit d’enseigner.

Loin d’être jaloux des souvenirs qu’il a laissés dans cette chaire ; je me consolerai de mon insuffisance par la pensée qu’elle entretiendra quelques sentiments reconnaissants pour un homme qui a rendu tant de services aux choses qui durent. Le temps, d’ailleurs, diminuera celles de mes imperfections qui peuvent être corrigées par l’étude et la volonté. La chaire ne doit pas moins former le professeur que l’auditoire. Vous m’y aiderez, si vous voulez bien montrer du goût pour des études qui n’ont pas la faveur du dehors, et si vous apportez ici ce que vous serez toujours sûrs de trouver dans le professeur : cet amour du vrai et du beau qui doit être, à toutes les époques, la marque de tous les esprits bien faits et de tous les honnêtes gens.

 

 

 



[1] A l’École normale, où j’ai professé dix ans.

[2] Livre I, chapitre XXV.

[3] Lettres à Atticus, XIII, 46, 50.

[4] Brutus, LXXIV.

[5] Brutus, LXXII.

[6] Vossius, De histor. latin, I, 13.