ÉTUDES DE MŒURS ET DE CRITIQUE SUR LES POÈTES LATINS DE LA DÉCADENCE

 

PHÈDRE OU LA TRANSITION.

 

 

Pourquoi ai-je compris dans mon sujet Phèdre le fabuliste, lequel n’appartient tout à fait ni à l’époque de Virgile, ni à l’époque de Lucain ? Le second titre de cette étude donnera la raison du premier. Phèdre est un poète de transition. Né au temps d’Auguste, il est mort vers le temps de Néron ; son petit recueil de fables est le seul monument littéraire des trois quarts de siècle qui s’écoulent entre l’âge d’or de la littérature latine et l’âge de sa décadence. Or, l’appréciation d’un livre unique dans les lettres romaines, par sa position intermédiaire entre deux époques littéraires également, quoique très diversement éclatantes, m’a paru nécessaire pour compléter mon travail, en me donnant l’occasion de saisir les premiers symptômes de la décadence dans un poète qui ferme l’une des deux époques et qui ouvre l’autre.

 

I. Vie de Phèdre.

Excepté Martial et Avianus, qui ont fait mention de Phèdre, l’un dans une épigramme à Canius Rufus[1], l’autre dans une lettre à Théodose[2], aucun autre poète ni critique de Rome ne l’ont même nommé. Quintilien n’en dit mot. Sénèque, qui est plus rapproché du temps de Phèdre, et qui devait, sinon l’avoir lu,,du moins en avoir entendu parler, engage Polybe, affranchi de l’empereur Claude, à faire des fables à la manière d’Ésope, Æsopeos logos, intentatum Romanis ingeniis opus, genre d’écrit non essayé par les esprits romains. Il est vrai qu’on peut expliquer cette réflexion assez naturellement. Sénèque écrit à un affranchi puissant, et le flatte, en omettant le nom de Phèdre, et en persuadant au favori qu’il sera le premier et le seul fabuliste romain, du jour où il daignera faire des fables ; que c’est une gloire toute nouvelle qui n’attend plus que lui. Toutefois, il faut en conclure ou que Phèdre était bien peu connu, ou que Sénèque était un flatteur bien effronté[3].

On n’a donc pu savoir que par Phèdre lui-même quelle a été sa vie, sa patrie, et à quelle époque il’ a écrit ses fables. C’est avec son livre qu’on a fait sa biographie ; c’est avec des bouts de vers qu’on lui a trouvé une patrie, un état, des malheurs, une catastrophe, une vieillesse douloureuse, une réputation contestée, non sans le secours de la conjecture, autorité sujette à soupçon, mais dont il m’appartient moins qu’à tout autre de dire du mal.

Phèdre naquit en Macédoine, on ne sait en quelle année du règne d’Auguste, mais assurément sous ce règne. J’ai calculé qu’on pourrait faire un fort volume in-8° avec les commentaires qui ont été écrits sur ce vers, le seul où Phèdre indique avec quelque précision le lieu de sa naissance : Moi que ma mère a enfanté sur le mont Piérius,

Edo quem Pierio mater enixa est jugo.

Est-ce le mont Piérius ?

Est-ce un mont de la Piérie ?

Est-ce de la Piérie thrace ou de la Piérie macédonienne ?

Est-ce avant ou après la réunion de cette province à la république romaine ?

J’ai d’autant plus mauvaise grâce à me railler de ces commentateurs, que je leur dois de pouvoir affirmer que Phèdre était Macédonien et non pas Thrace, et né sur le mont Piérius de Macédoine, ou, sans métaphore, dans la Piérie macédonienne.

Phèdre fut affranchi de l’empereur Auguste. Qui dit cela ? le titre même de ses fables, où il est qualifié d’affranchi d’Auguste, Augusti liberti. Comme c’était là tout le texte à conjectures, je calcule que les commentaires à-ce sujet ne feraient guère qu’une assez grosse brochure. C’est peu. Mais encore où a-t-on pu trouver assez de raisonnements pour en former une brochure ? Voyez de quelles questions ce titre était gros, et comment les souris deviennent des montagnes en des mains de commentateurs. Avant d’être affranchi, Phèdre avait dû être esclave. — Esclave de guerre ou de paix ? — Esclave de guerre, puisqu’il était étranger. — Mais dans quelle guerre ? Restait-il une Macédoine à conquérir sous Auguste ? — Phèdre était-il de la Macédoine proprement dite, ou d’une Macédoine particulière ? — Comment éclaircir tout cela ? — Autant de difficultés, autant de discussions.

Maintenant si libertus Augusti s’entendait de Tibère-Auguste, et non d’Auguste ! nouveau commentaire. Mais quelles raisons aurait eues Tibère d’affranchir Phèdre ? Il n’aimait pas les lettres, et c’est évidemment pour ses talents littéraires que Phèdre a dû être affranchi. — Qui vous dit cela ? — -Personne ; mais personne ne m’empêche de le croire.

Il n’a été rien conjecturé de concluant sur l’affranchissement de Phèdre. J’accorde bien qu’il est Macédonien, mais je garde toute la liberté du doute sur les questions de savoir à quelle occasion il fut emmené captif à Rome, s’il fut esclave de guerre ou fils d’esclave résidant à Rome, s’il fut affranchi par Auguste, pour quels mérites, ou bien s’il n’a jamais été affranchi d’Auguste que sur le titre de son recueil. Ce qu’il importe de connaître certainement, c’est le temps où il vécut ; or, il ne peut y avoir à ce sujet aucune difficulté. Phèdre, racontant une anecdote où l’empereur Auguste est acteur, dit : Je raconterai un fait qui s’est passé de mon temps,

Narrabo memoria quod factum est mea. (Lib. III, f. 10.)

Ailleurs il parle des persécutions de Séjan, et nomme Séjan en toutes lettres :

Quod si accusator alius Sejano foret.... (Prol. lib. III.)

Il est jeune homme sous Auguste, il est au moins homme mûr sous Séjan ; il sera vieux sous Claude, car ses deux derniers livres sont dédiés à Particulon et à Philétus, deux affranchis de ce prince. Je ne sache pas de critique, si scrupuleuse qu’elle soit sur les témoignages, qui ne se contente de ceux-là !

 

II. Phèdre et Séjan.

Maintenant, quelle est cette persécution dont Phèdre se plaint, où Séjan fut tout à la fois accusateur, témoin et juge, selon la procédure suivie à cette époque ? Quel en fut le résultat ? Quels sont ces maux si grands dont il parle ? Est-ce la prison ? la confiscation ? un exil temporaire ? On ne le sait, quoiqu’on en ait beaucoup commenté : la matière était si riche ! Quelle avait pu être la cause de cette persécution ? il n’est pas besoin de la conjecturer. Phèdre l’indique assez clairement dans ce passage, où parlant de l’origine de la fable ésopienne, et du soin qu’elle prit de se mettre à couvert, sous le voile de la fiction, des interprétations calomnieuses : J’ai, dit-il, fait un chemin de l’étroit sentier d’Ésope, imaginant plus de fables qu’il n’en a laissé. Hélas ! il en est que j’ai choisies pour mon malheur !

Ego illius pro semita feci viam,

Et cogitavi plura quam reliquerat,

In calamitatem quædam deligens meam. (Prol. lib. III.)

Ailleurs, Phèdre confesse qu’il a de la peine à se contenir, quand il se sent opprimé par l’insolence des méchants[4]. Que conclure de ce double aveu, sinon que Phèdre ne résistait pas au plaisir de faire des allusions satiriques aux vices des hommes puissants, et que Séjan se vengea brutalement de quelque épigramme trop peu voilée apparemment, pour n’être pas découverte par les délateurs, grands dénicheurs d’allusions, grands faiseurs de procès de tendance, race qui a différents noms selon les temps ?

Mais quels sont ces sujets (quœdam) choisis par Phèdre pour son malheur ?

Deux fables ont parti plus particulièrement dirigées contre Séjan et Tibère ; ce sont : le Soleil et les Grenouilles, au livre Ier, et les Grenouilles demandant un roi, au même livre. La première fait allusion à l’ambitieux mariage que Séjan osa projeter avec Livie, fille de Germanicus, et mariée successivement à Caïus, petit-fils d’Auguste, puis à Drusus, fils de Tibère : projet qui avait excité la haine des grands, et refroidi l’empereur lui-même pour sort favori. Dans cette allusion, vraie ou fausse, le soleil desséchant tous les lacs, ce serait Séjan épuisant toutes les fortunes de Rome ; les grenouilles, ce seraient toutes les familles de Rome ; Jupiter, ce serait Tibère. Tout ce petit drame a du mouvement.

Ésope, voyant les noces pompeuses d’un voleur, son voisin, fit au peuple ce récit : Le soleil voulut un jour prendre femme ; les grenouilles en firent des plaintes qui montèrent jusqu’aux cieux. Jupiter, ému de ce vacarme, demanda quel était le sujet de leurs plaintes. Alors une des habitantes des étangs : Aujourd’hui, dit-elle, un seul soleil suffit pour dessécher tous les lacs, et nous fait périr misérablement dans nos demeures brûlées ; que sera-ce s’il a des enfants ?

Vicini furis celebres vidit nuptias

Æsopus, et continuo narrare incipit :

Uxorem quondam sol quum vellet ducere

Clamorem Ranæ sustulere ad sidera.

Convicio permotus quærit Jupiter

Causam querelæ. Quædam tutu stagni insola

Nunc, inquit, omnes unus exurit lacus,

Co-itque miseras arida selle emori ;

Quidnam futurum est, si crearit liberos ? (Lib. I, f. 6.)

Outre que Séjan pouvait être ici le soleil, il pouvait bien être encore le voleur, voisin d’Ésope, qui fournit l’occasion de cette fable. Dans ce cas-là, il y avait lieu d’être piqué, sinon de châtier l’auteur. Mais il n’était pas rare qu’on se vengeât d’une allusion par la prison ou la torture, dans un temps où l’on se vengeait du silence par la mort.

Dans la fable des Grenouilles qui demandent un roi, le soliveau sur lequel saute d’abord la troupe coassante pour faire pis ensuite, serait Tibère retiré à Caprée, loin des affaires, abandonnant tout à la funeste activité de Séjan. Aussi bien, dit Tacite, parlant de cette retraite obstinée de Tibère sur le rocher de Caprée, on fit des railleries blessantes de son oisiveté, et Fulcinius Trio, un de ces délateurs effrontés dont Tibère se débarrassait, quand il avait épuisé toute leur bassesse, le qualifiait dans son testament de vieillard imbécile, dont la retraite sans fin n’était qu’un exil[5].

Ce n’est pas tout : Tibère, figuré d’abord par un soliveau, serait un peu plus bas, l’hydre que Jupiter envoie aux grenouilles, et qui les croque l’une après l’autre. Cette double allusion comprendrait tout à la fois et les moments de torpeur de Tibère, et ses terribles explosions de cruauté. Armé de ces deux pièces justificatives, vrais corps de délit, même dans des temps moins dangereux et d’une justice moins préventive, Séjan aurait corroboré l’injure faite au ministre de l’attaque contre l’empereur, et aurait accusé Phèdre du crime de lèse-majesté, crime que les poètes commettent bien plus souvent par de plates flatteries que par des allusions courageuses. Et non seulement Séjan aurait accusé Phèdre, il aurait encore déposé contre lui comme témoin, et rendu comme juge une condamnation dont Phèdre eut le courage de se plaindre. Tout cela est une belle histoire, ou plutôt serait le thème d’une belle histoire. Séjan, Tibère, un poète qui n’est pas un flatteur ; un procès où Séjan est accusateur, témoin et juge ; que sais-je ? une signature de mort demandée au vieux tyran de Caprée, qui commua la peine, dans un de ses jours de clémence, pour la rareté d’un poète qui osait dire du mal de l’empereur et de son ministre : voilà des personnages curieux, voilà un sujet plein d’émotions et d’enseignements ; mais quel dommage que cette histoire ne repose que sur deux vers laconiques, qui rapportent le jugement sans ses motifs, et la condamnation sans dire la peine !

Je ne puis trop m’étonner qu’aucun écrivain des règnes suivants n’ait parlé de ce fait si honorable pour Phèdre, si rare dans l’histoire des poètes. On a enregistré avec honneur des noms d’historiens morts pour avoir loué des morts, et il n’y a pas eu une mention pour un poète qui avait risqué uni e allusion contré Séjan vivant et tout-puissant, et une autre contre Tibère dormant de ce sommeil dont les rêves étaient des projets de meurtre ou de débauche. A la vérité il faut toujours supposer que Phèdre fut maltraité pour des allusions contre Séjan et Tibère, et admettre ce qui est en question et y restera jusqu’à preuves plus authentiques.

 

III. Phèdre a d’autres ennemis que Séjan.

Séjan ne fut pas le seul ni le dernier ennemi de Phèdre. Le poète se plaint de persécutions nouvelles qui inquiétèrent sa vieillesse sous les règnes de Caligula et de Claude. Était-ce pour d’autres allusions satiriques ? On l’ignore. En ce qui regarde Séjan et Tibère, la critique peut bien admettre jusqu’à un certain point que les deux fables citées plus haut s’adressaient à eux ; mais, pour les nouveaux ennemis de Phèdre, il faudrait plus que de la bonne volonté pour les trouver nominalement dans son recueil, sous la peau de quelques-unes de ses bêtes. Il est à croire, ou que ces allusions étaient très discrètes, ou que des traits qui nous paraissent dirigés contre des vices généraux, de tous les temps, atteignaient certains personnages contemporains ; ou enfin que Phèdre contenait moins sa langue que sa plume. Je n’oublierai jamais, dit-il à Eutychus, tant que je serai dans mon bon sens, le vieil adage que j’ai lu enfant, qu’il en coûte cher à un plébéien pour murmurer tout haut.

Ego, quondam legi quam puer sententiam,

Palam mutire plebeio piaculum est,

Dum sanitas constabit, pulchre meminero. (Epil., lib. III.)

Le temps vous fera connaître quels sont mes ennemis, ajoute-t-il. Cet Eutychus paraît avoir été le patron de Phèdre, et de plus juge dans une instance où Phèdre était accusé. Mais accusé de quoi ? — Il se dit innocent. Innocent de quoi ? — Il demande à Eutychus toute l’indulgence qu’il pourra concilier avec son serment de juge. Toute cette affaire est restée et restera toujours dans les ténèbres. J’ai peur que les choses n’aient été moins graves que Phèdre ne les présente dans son laconisme sombre et plein d’un vague désespoir. Il est très possible qu’il s’exagérât ses ennemis politiques, comme je crois fort qu’il s’exagérait ses ennemis littéraires, ceux-là par le souvenir de Séjan, ceux-ci par son excessive vanité dont je parlerai tout à l’heure.

 

IV. Allusions vraies et allusions fausses.

On ferait de puérils efforts de sagacité conjecturale pour retrouver dans les fables de Phèdre les mœurs de ses contemporains. Il y a deux sortes de moralités dans son recueil ; l’une s’applique à certains vices ou travers de l’homme, communs à tous les états de société, et qui, par conséquent, pouvaient bien être aussi vrais de celui où vivait Phèdre que dé tout autre. Ce n’est pas de celle-là que Phèdre a pu recevoir du dommage dans sa liberté ou dans ses biens. Je ne sais qui pouvait s’offenser de fables où Phèdre mettait en action, sous des noms d’anis maux, des vérités du genre de celles-ci :

Qu’on perd son propre bien à convoiter celui d’autrui[6] ;

Qu’il n’est jamais sur de s’associer à un plus puissant que sois[7] ;

Que les petits se perdent à vouloir imiter les grands[8] ;

Que le maître voit le mieux dans ses affaires[9] ;

Que le nom d’ami est commun et l’amitié rare[10] ;

Qu’on se repent tôt ou tard du bien qu’on a fait aux méchants[11] ;

et d’autres, sans nombre, d’un sens encore plus général, et qu’il serait superflu de citer. A moins qu’on ne suppose que ces vérités, vraies de tous les temps et de tous les hommes, reçussent l’une après l’autre, du temps de Phèdre, quelque application éclatante dans la personne de gens fort en vue, et qu’à cette occasion Phèdre publiât immédiatement une fable tout exprès, pour que la leçon ne s’en perdit pas, et surtout en fût plus forte ou plus amère, étant plus près de l’événement. Mais, avec cette supposition, on ferait à Phèdre un rôle immense, qu’il n’a pas eu et n’a pas pu avoir ; car comment expliquerait-on qu’un fabuliste si austère, surveillant la morale de si haut et à si grands risques, qu’un poète si mêlé aux hommes et aux choses de son temps, fût resté profondément ignoré, jusqu’à n’avoir place dans aucune histoire politique ou littéraire des hommes et des choses de ce temps ?

La seconde sorte de moralités peut s’appliquer plus directement à des événements ou à des vices contemporains du poète. Il y a plus d’une fable qui devait être une allusion. J’en donnerai des exemples.

Au temps de Phèdre et après lui, il n’était pas rare de voir des hommes enrichis par la confiscation sous un empereur, rendre, sous un autre, et les biens confisqués et ceux qu’ils avaient en propre, avec la vie en outre ou la liberté, comme intérêts des sommes acquises. Sous Tibère, beaucoup d’hommes engraissés par Séjan des dépouilles de ses ennemis, firent livrés ensuite par le même Séjan, corps et biens, à Tibère, qui avait eu envie des uns et des autres. Les délateurs et les grands se jetaient sur ces dépouilles ; gens stupides comme les sangsues qui ne voient pas qu’elles mourront en dégorgeant. L’homme sage, au contraire, craignait d’y toucher, dans la prévision du lendemain, et parce qu’il voyait tous les jours finir misérablement tels de ces propriétaires de l’institution de l’empereur ou de son ministre, lesquels n’avaient qu’un droit de possession précaire, octroyé et révoqué par la faveur, le joui où le coffre du premier ministre était vide, et où il convenait au prince d’acheter des amitiés nouvelles avec les dépouilles d’amitiés usées ou trop compromises pour pouvoir être utiles. La fable suivante est une énergique allusion à ces fortunes dangereuses, créées et renversées par le même souffle ; elle est de l’invention de Phèdre, comme presque toutes ses meilleures.

L’HOMME ET L’ÂNE.

Un homme ayant immolé un porc au divin Hercule, pour s’acquitter d’un vœu qu’il avait fait étant malade, fit donner à son âne les restes de l’orge qui avait engraissé le porc. Mais celui-ci n’en voulut point et dit : Je mangerais volontiers le grain que tu me donnes, si celui qui s’en est nourri n’avait pas été égorgé.

Effrayé du sens de cette fable, j’ai toujours regardé le lucre comme une chose pleine de dangers. Mais, direz-vous, ceux qui sont devenus riches par la rapine n’en demeurent pas moins riches. Comptons donc combien il a péri de gens surpris au plus haut de leur fortune ! Vous trouverez que ceux-là sont les plus nombreux qui n’ont pu être riches impunément. L’audace et l’avidité réussissent à peu de gens, elles sont la perte du plus grand nombre.

Quidam immolasset verrem quum sancto Herculi,

Cui pro salute votum debebat sua,

Asello jussit reliquias poni hordei.

Quas aspernatus ille sic locutus est

Tuum libenter prorsus appeterem cibum

Nisi, qui nutritus illo est, jugulatus foret.

Hujus respectu fabulæ deterritus,

Pericolosum semper reputavi lucrum.

Sed dicis : Qui rapuere divitias, habent.

Numeremus agedum qui deprensi perierint :

Majorem turbam punitorum reperies.

Paucis temeritas est bono, multis malo. (Lib. V, f. 4.)

Tacite n’a rien écrit d’aussi simple, ni de plus énergique. La fable est ici à la hauteur de l’histoire. Quant à l’allusion, elle est frappante. Les réflexions de la fin montrent que Phèdre entendait bien qu’elle n’échappât à personne. Certes, une telle fable, répandue dans la Rome de Tibère et de Néron, pouvait bien refroidir ceux qui étaient tentés de manger l’orge du porc immolé.

La fable les Mulets et les Voleurs peut être prise pour un corollaire de celle-ci. Elle est aussi toute de l’invention de Phèdre, et n’est pas moins sensée ni écrite d’un style moins vigoureux que la précédente.

Deux mulets chargés de bagages allaient de compagnie. L’un portait des corbeilles pleines d’argent, l’autre des sacs gonflés d’orge. Le premier, riche de son fardeau, marche la tête haute et fait sonner la sonnette suspendue à son cou ; son compagnon le suit d’un pas modeste et tranquille. Tout à coup des voleurs sortent d’une embuscade, et, dans la bataille, blessent le mulet chargé d’argent, pillent son précieux fardeau, laissant l’orge comme une chose de vil prix. Le mulet dépouillé se mit à déplorer son destin. — Quant à moi, dit l’autre, je me réjouis d’avoir été méprisé, car je n’ai rien perdu et je suis sans blessure.

Cette fable prouve que les conditions humbles sont en sûreté, mais que les hautes fortunes courent les plus grands périls.

Muli gravati sarcinis ibant duo.

Unus ferebat fiscos cum pecunia,

Alter tumentes multo saccos hordeo.

Ille, onere dives, cella cervice eminet,

Clarumque collo jactat tintinnabulum ;

Comes quieto sequitur et placido gradu.

Subito latrones ex insidiis advolant,

Interque cædem ferro mulum sauciant,

Diripiunt nummos, negligunt vile hordeum.

Spoliatus iditur cum casus fleret suos

Equidem, inquit alter, me contemptum gaudeo,

Nam nihil amisi, nec sum hesus vulnere.

Iloc argumento Luta est hominum tenuitas ;

Magnæ perielo sunt opes obnoxiæ. (Lib. II, f. 7.)

Phèdre, ayant vu deux ou trois révolutions de gouvernement, avait dû se convaincre du peu que gagnent les masses pauvres aux changements de maîtres. On mourait de faim sous la Rame impériale comme sous la Rome républicaine : seulement celle-ci donnait au petit peuple des droits de suffrage au lieu de pain ; celle-là lui proposa d’échanger contre du pain et des spectacles son droit de suffrage, et le petit peuple accepta l’échange. On lui faisait la charité comme à un mendiant ; mais la charité étant chose de caprice, surtout sous le paganisme en décrépitude, le mendiant se trouva souvent sans droits et sans pain. La fable suivante est l’histoire des pauvres sous tous les gouvernements :

Les pauvres gens ne gagnent au changement des chefs de l’État qu’un même maître sous un autre nom. La petite fable qu’on va lire démontre cette vérité :

Un vieillard craintif faisait paître un âne dans un pré. Tout à coup on entend le cri des ennemis ; le vieillard conseille à l’âne de fuir, pour n’être pris ni l’un ni l’autre. — Mais, de grâce, dit l’âne, sans presser sa marche, pensez-vous que le vainqueur me mette sur le dos deux bâts ?Non, répond le vieillard. — Eh bien ! qu’importe qui je serve, pourvu que je ne porte que mon bât ?

In principatu commutando civium

Nil, præter domini nomen, mutant pauperes.

Id esse verum parva hæc fabella indicat.

Asellum in prato timidus pascebatsenex.

Is, hostium clamore subito territus,

Suadebat asino fugere, ne possent tapi.

At ille lentus : Quæso, num binas mihi

Clitellas impositurum victorem putas ?

Senex negavit. Ergo quid refera mea

Cui serviam, clitellas dum portem meas ? (Lib. I, f. 45.)

Seulement l’âne paissait dans le pré. Le petit peuple n’était pas toujours si heureux, outre que son bât était double ou triple, suivant l’occasion, mais jamais simple, si ce n’est à certaines époques et sous certains règnes que Phèdre ne vit pas. La fable, ainsi faite, est de la haute littérature ; celle-ci, en particulier, devait tirer un certain caractère de hauteur et de gravité des circonstances contemporaines, et il y avait quelque courage à se moquer des changements de gouvernements en présence d’un pouvoir d’origine nouvelle, qui n’avait commencé qu’avec Auguste et n’avait osé porter son vrai nom que sous Tibère. Dans mes longues lectures de toutes les poésies de cet âge, peu de morceaux m’ont fait plus d’impression et de vrai plaisir que ces petites fables si brèves, si nerveuses. Soit fatigue d’une époque qui déploya tant d’appareil littéraire pour si peu de résultats, et qui enfouit son mince génie poétique sous un nombre formidable de vers ; soit plaisir de comparaison entre le peu de cas que je faisais de Phèdre, à douze ans, quand il me fallait le savoir par cœur sans le comprendre, et le fruit que j’en ai tiré, le lisant à loisir avec l’intelligence des mots et des choses ; ce que j’ai revu avec le plus de charme, ce sont peut-être ces récits si laconiques et pourtant si pleins, vraies nouveautés au milieu de tant de poésies vidés et luxuriantes, et qui m’ont confirmé dans la croyance que les meilleures choses en littérature sont celles qui tiennent dans le moins de mots.

La pièce suivante prouve une grande expérience des allures et des sentiments des flatteurs. — Les grands d’Athènes s’empressent de faire cortége à Démétrius de Phalère, le tyran de leur patrie ; « ils baisent cette main qui les opprime, mais en gémissant tout bas d’un si triste revers de fortune. A leur suite, les hommes tranquilles, qui se tenaient à l’écart dans le repos, rampent les derniers sur les pas de Démétrius, pour qu’il ne leur arrive pas malheur d’avoir manqué a la fête.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Ipsi principes

Illam osculantur, qua surit oppressi, manum,

Tacite gementes tristem fortune vicem.

Quin etiam resides, et sequentes otium,

Ne defuisse noceat, repunt ultimi. (Lib. V, f. 4.)

Phèdre a été le martyr de cette vérité-ci : Qu’il est plus utile à l’homme de ne rien dire, que de bien dire.

Utilius homini nihil est quam recte loqui. (Lib. IV, f. 43.)

Vérité vraie dans le temps des tyrans comme dans des temps meilleurs, dans les choses de la politique comme dans les choses de la vie sociale, mais qu’il n’est pas de devoir de pratiquer. C’est de la morale facultative ; ceux qui la connaissent et ne s’y conforment pas sont doublement gens de bien, parce que sachant le danger, ils s’y jettent.

Les passages que j’ai cités ne sont pas seulement des allusions, c’est de l’histoire contemporaine. On peut en rencontrer d’autres encore dans les fables de Phèdre, mais dont l’application est beaucoup moins directe, et qui font moins d’honneur au courageux poète. Quant à voir des allusions à chaque fable, c’est une préoccupation de commentateur où la critique sérieuse doit se garder de tomber. Il est très regrettable assurément que chaque vers de Phèdre ne soit pas un renseignement historique sur son époque ; mais encore vaut-il mieux en prendre son parti que de tirer de force des allusions fort méchantes de fables fort inoffensives.

Direz-vous, par exemple, que la vieille qui flaire une amphore vide, et à qui l’odeur évaporée du vase fait pousser une exclamation cynique sur ce que devait être la liqueur[12], n’est autre que Tibère épuisé d’années et de débauche, et réduit à flairer les sales voluptés dont il ne peut plus jouir ?

Direz-vous que la panthère tombée dans une fosse, que des bergers accablent de pierres, à qui d’autres jettent du pain, et qui, rendue à la liberté par un bond puissant, égorge ceux qui lui ont fait du mal, et épargne ceux qui lui ont fait du bien[13], — c’est encore Tibère sévissant, à son retour de Rhodes, contre ceux qui avaient essayé de le perdre à la cour d’Auguste ? Après tout, si l’allusion est vraie, elle ne serait que médiocrement désobligeante. Se venger de ses ennemis, c’est tout au plus manquer de clémence, mais ce n’est pas se montrer tyran. L’absence d’une qualité n’est pas un crime. Si Tibère n’avait jamais procédé que par la loi du talion, s’il n’avait jamais rendu, comme la panthère, que le mal pour le mal, c’eût été un César d’une morale assez avancée.

Direz-vous que le loup, appelé en témoignage parle chien pour déposer contre la brebis, qui déclare qu’au lieu d’un pain la brebis en doit dix, et qui peu de jours après est vu par la brebis gisant dans une fosse[14], soit ce peuple infâme de délateurs auquel on décréta des récompenses sous Tibère ? Non, et je regrette d’autant moins de n’y pas voir une allusion courageuse, que cette petite fable est plate et sans esprit.

Phèdre raconte l’historiette d’un joueur de flûte, fort aimé du peuple, qui s’appelait Princeps. Ce joueur de flûte tombe malade ; le peuple en témoigne du regret. Princeps revient à la santé, et reparaît sur le théâtre ; on l’accueille par des applaudissements. Par malheur, César, le Princeps de fait, était tombé malade et avait recouvré la santé dans le même temps que le joueur de flûte. On en apporte la nouvelle au peuple, pendant qu’il applaudissait son joueur de flûte. Réjouis-toi, Rome, dit le chœur, le prince est sauvé. Le peuple redouble de cris. Princeps prend ces cris pour lui, et remercie avec l’effusion d’un empereur populaire. Le peuple s’aperçoit de la méprise et jette son favori à la porte par les épaules[15]. — Direz-vous que ce Princeps, c’est Séjan prenant pour lui les vœux qu’on fait pour Tibère et précipité bientôt pour cette folle ambition par le même peuple qui avait adoré ses statues ? J’aime mieux, pour ma part, regarder simplement cette jolie fable, comme une anecdote du temps, et je ne crois pas nécessaire de relever par le sel de la conjecture, un des plus spirituels et des plus piquants morceaux du recueil.

 

V. Phèdre est plutôt un conteur qu’un fabuliste.

Tout n’est pas fable dans les fables de Phèdre ; Phèdre est plutôt un conteur qu’un fabuliste. Il fait son profit de : toute anecdote intéressante, soit contemporaine, soit du temps passé. Vous venez d’en lire une gaie ; en voici une fort triste. — Un mari qui chérissait sa femme se laisse persuader par un infâme affranchi qu’elle est amoureuse de son fils, adolescent qui allait bientôt revêtir la prétexte, et auquel, on avait déjà coupé la longue chevelure de l’enfance. Il feint de partir pour la campagne, et, la nuit venue, il entre tout à coup dans la chambre de sa femme ; la pauvre mère y avait fait coucher son fils, pour mieux garder ses mœurs. Le mari furieux va droit au lit de l’adolescent, cherche une tête dans les ténèbres, en trouve une nouvellement dépouillée de ses longs cheveux : c’est celle de son fils. Il lui plonge son épée dans le sein. On apporte de la lumière ; alors le père, voyant ce fils égorgé et sa chaste épouse qui dormait dans la chambre nuptiale et n’avait rien entendu dans la profondeur du premier sommeil, se punit de sa crédulité en se jetant sur son épée.

L’affranchi voulait se faire instituer héritier à la place du fils !

La veuve est traînée à Rome devant les centumvirs. Elle possédait les biens de son mari : c’était une présomption contre son innocence. Ses avocats la défendent avec force ; les juges demandent au divin Auguste de prononcer l’arrêt, disant que leur conscience se perd dans toutes ces obscurités. Auguste examine l’affaire, découvre la vérité, et fait mourir l’affranchi, auteur de tout le mal. La pauvre mère est renvoyée libre[16].

Ce récit est plus qu’une allusion aux machinations des affranchis, race avide de tout gain et prête à tout crime : c’est l’histoire d’une de leurs plus infâmes intrigues.

Phèdre recueille, chemin faisant, tout ce qui peut arrêter à un récit ; ses observations et ses lectures lui fournissent tour à tour ses matériaux. Il voit sur les murs d’un cabaret, charbonné de main d’ivrogne, un combat entre les belettes et les rats : il traduit la grossière image en vers délicats et agréables, et donne à ce petit drame un dénouement auquel l’artiste de cabaret n’avait point songé. L’armée des rats est vaincue et taillée en pièces. Tout fuit ; le petit peuple regagne ses trous ; le plus grand nombre échappe par sa petitesse à la dent des belettes. Main les chefs, arrêtés au bord des trous par les cornettes qu’ils avaient attachées à leur tête, pour se faire distinguer du reste de l’armée, sont croqués impitoyablement par les vainqueurs[17]. La morale de ce dénouement se présente d’elle-même. Dans les luttes civiles, les grands sont les plus exposés ; le petit peuple est protégé par son obscurité. Ainsi arrangée, l’enseigne du cabaret devient une fable très sensée, qui servira comme de pendant à celle des Deux mulets que j’ai citée plus haut. La morale des deux fables est la même, mais ni l’une ni l’autre ne nous guérira de l’envie de porter cornette ou panache.

 

VI. Caractère de Phèdre. — Son excessive vanité.

Les beaux vers, où j’ai noté des allusions aux hommes puissants, suffisent sans doute pour donner une honorable idée du caractère de Phèdre, et pour expliquer cette franchise imprudente qu’il expia par de si grands maux, tantis malis, comme il le dit à Eutychus. Mais il faut prendre garde de s’exagérer son courage, sous peine de se tromper tout à fait sur lui. Le courage de Phèdre n’était pas un courage de résistance continue, et ce qu’on a très bien nommé de la longanimité. Il a tant de regrets de sa franchise, il en montre si bien tout le danger, il en décrit si fidèlement toutes les anxiétés, qu’on pourrait croire que ses protestations n’ont été que des indiscrétions et qu’il avait grand’peur de sa parole une fois lâchée. Des indiscrétions de ce genre, je le sais, ne sont permises qu’aux gens de bien ; aussi n’est-ce point pour déprécier le courage de Phèdre que je le prise à sa vraie valeur. Il lui est resté de sa querelle avec Séjan une sorte de tremblement, qui est quelquefois peu philosophique. Notre poète était un lettré, peu fait pour les luttes, se défendant avec force de faire des allusions aux personnes[18], quoiqu’il n’y résistât pas toujours ; mais, dans le fait, bien plus préoccupé de limer ses vers que de faire la guerre à de plus forts que lui, et bien plus jaloux de surpasser Ésope que de tenir tête à Séjan.

Homme de mœurs honnêtes, d’esprit sérieux et décent, il avait cette vivacité du premier mouvement qui fait qu’on dit plus qu’on ne voudrait dire ; mais, cette vivacité passée, il s’effrayait de sa hardiesse, et, sans désavouer ses paroles, il les soutenait peu, et priait qu’on l’en excusât et non qu’on l’en applaudît. Poète de courage, je le répète, parce qu’il en faut, même pour n’être qu’indiscret ; bien plus courageux que ceux qui, ayant des haines plus vigoureuses, les avaient plus prudentes, et qui protestaient plus souvent, mais plus bas ; homme vertueux, de cette espèce timide, peu passionnée, qui a plus de goût pour le bien que de haine pour les méchants, et qui est tout étonnée de s’être fait de mauvaises affaires avec les hommes, quand elle ne songeait qu’à faire d’inoffensives réserves en faveur de la vertu ; — tel était Phèdre le fabuliste.

La réputation littéraire fut toujours la première affaire de Phèdre. Nul auteur ne poussa plus loin que lui, sur ce point, les inquiétudes et les espérances. Peu de poètes ont plus aimé la gloire ; il eût voulu la mort de Socrate au prix de sa renommée[19]. Peu ont eu plus de vanité. Un nom offusquait beaucoup Phèdre : c’est le nom d’Ésope. Il élevait et abaissait tour à tour ce nom, selon qu’il avait besoin de s’en appuyer pour augmenter son crédit, ou qu’al était assez confiant pour oser s’en passer. A ceux, qui paraissaient douter de l’immense importance de ses fables, il opposait le nom d’Ésope et cette gloire de l’apologue que lui doit la Grèce ; à ceux qui l’encourageaient ou le louaient, il faisait assez bon marché de ce nom et de cette gloire, disant hardiment qu’il avait plus inventé qu’Ésope[20], et réduisant à rien les emprunts qu’il lui avait faits. Ici, il n’est que son metteur en œuvre[21], il perfectionne ce qu’Ésope a inventé[22] ; là, il est plus que son continuateur, il n’ose pas dire son maître ; il n’a pris à Ésope que son genre pour l’appliquer à des sujets nouveaux[23]. Il serait bien tenté d’en parler rial, mais il n’ose pas. Que dirait-on d’un poète latin qui nierait l’imitation grecque ? Il est donc obligé de porter la livrée d’Ésope, sous peine de n’être reconnu de personne ; et pourtant il revendique çà et là son droit d’inventeur, avec des concessions à peine polies pour Ésope. Pauvre poète, qui ne peut point se faire admettre comme inventeur, et ne veut point passer pour imitateur !

Cette difficulté de position le poursuit sans cesse ; il en est malheureux, il en gémit ; il ne peut ni avouer ni nier ses emprunts ; de là l’obscurité dont il s’enveloppe, quand il en faut parler. Phèdre traîne Ésope derrière lui, quoi qu’il fasse ; souvent même il le place devant lui, et il est forcé de s’en couvrir, pour avoir droit de cité dans une littérature d’imitation grecque. On serait tenté de rire de ce malaise, s’il, n’avait pas causé, de sérieuses souffrances au pauvre Phèdre.

Notre poète se défend sans cesse contre les critiques. Ceux-ci lui reprochent sa concision[24], ceux-là son obscurité[25] ; d’autres font honneur à Ésope de toutes ses bonnes fables, et ne lui laissent que les médiocres[26]. Il les ménage assez peu, sans les nommer toutefois ; il les compare au coq qui trouve  une perle sur un fumier et qui lui préfère son grain de mil. Mais ces critiques auraient pu lui dire : Nous ne ressemblons point à votre coq, car il sait très bien, qu’il a trouvé une perle, et de quel prix est cette, perle, puisqu’il regrette fort judicieusement qu’elle ne soit pas tombée, en des mains de connaisseur ; nous, nous ne trouvons dans votre livre ni perle ni pierre précieuse d’aucune sorte. Phèdre a donc manqué son trait : il fallait faire de son coq un ignorant. Mais il a plus songé à comparer ses fables à des perles, qu’à lancer une épigramme juste à ses critiques. Assurément, si l’on appréciait d’après ses susceptibilités le nombre de ses critiques, il faudrait croire qu’il en eut beaucoup et toute sa vie. Il est toujours inquiet, il a toujours les yeux sur lui et autour de lui, à peu près comme le geai qui s’est paré des plumes du paon, ou comme le renard qui a la queue coupée. Il a peur de s’entendre appeler faux paon ou renard pris au piège.

Il semble qu’il n’y ait pas eu de vie littéraire plus assaillie d’envieux. Mais Phèdre ne se serait-il pas exagéré le nombre de ses envieux, comme il s’est exagéré le nombre de ses ennemis politiques ? Rien n’est plus vraisemblable.

Au reste, à ses ennemis politiques le poète oppose une certaine résignation philosophique, mêlée de prudence ; à ses ennemis littéraires il oppose son imperturbable certitude de passer à la postérité. Et non seulement il compte bien y passer, lui et son petit livre, mais il promet à ses amis de les y faire passer de compagnie[27]. Si ses contemporains le dédaignent, eh bien ! la postérité le dédommagera[28]. On lui doit une gloire solennelle, car il a passé sur la terre pour en recueillir une immense[29]. Il renchérit sur la noble confiance des poètes du siècle d’Auguste ; mais il n’y mêle pas, comme ceux-ci, une vive admiration pour les modèles, et la crainte d’être restés au-dessous de leurs exemples. Horace et Virgile avouent hautement l’imitation grecque ; ils ne comptent arriver à la postérité que sous le couvert de ces grands écrivains de la Grèce qu’ils ont feuilletés nuit et jour. Ils puisent leur foi en la gloire moins dans le, sentiment de leurs propres forces que dans la conscience d’avoir bien senti les chefs-d’œuvre de leurs maîtres et d’en avoir été les plus intelligents imitateurs. Du reste, au lieu d’une gloire solennelle, comme dit Phèdre, ils ne se promettent qu’une gloire de second ordre. Pour Phèdre il n’en est pas de trop grande, ni d’un ordre trop élevé. En fait de vanité, il n’appartient déjà plus au siècle d’Auguste, mais au siècle de la décadence, où l’on voit les vanités les plus monstrueuses. Il est vrai que cette ambitieuse confiance était chose convenue dans la littérature romaine ; il était reçu dans les mœurs littéraires que tout écrivain travaillait pour l’immortalité ; dès lors on ne se choquait point de ces déclarations vaniteuses, qui d’ailleurs n’obligeaient à rien le public contemporain.

Dans d’autres temps et dans d’autres décadences, la vanité des poètes est d’une espèce différente. On ne se promet pas la postérité, loin de là ; on n’ose pas même compter sur le suffrage contemporain ; on se fait petit, humble ; on se dit mauvais poète ; on se met aux genoux du public, on s’aplatit, on embarrasse les gens devant qui l’on s’immole si impitoyablement. — De grâce, relevez-vous, grand poète, rendez-vous justice ! — Ce moyen de capter une immortalité au moins contemporaine, ne vous semble-t-il pas d’une heureuse invention ? Si le personnage devant qui le poète s’humilie est déjà de ses amis, combien ne faudra-t-il pas enfler l’éloge pour relever le poète de toute la hauteur dont il est descendu ? Si, au contraire, le personnage offre, de la résistance, s’il refuse de prendre au sérieux des poésies orgueilleuses recommandées par d’humbles préfaces, ou s’il a d’autres croyances littéraires, voyant le poète ainsi prosterné, ce sera un homme bien mal appris s’il ne le remonte pas au moins de quelques degrés. De cette façon le poète est toujours sûr d’être loué, ou tout au moins d’éluder la critique. Car ces hommes immortels ne sont pas même dupes de leur vanité : ils prennent tous les détours pour échapper à la critique, comme s’ils avaient peur d’être forcés de douter de leur génie.

Dans le poète de la décadence latine, l’orgueil, c’est l’estime exagérée de soi-même professée franchement ; encore y a-t-il dans cet orgueil beaucoup de mode littéraire : dans le poète des autres décadences, c’est le mépris de tout ce qui n’est pas soi, assez mal couvert d’une fausse humilité personnelle. A l’entrée du livre, que de caresses pour le lecteur, quel souci de son omnipotence, quelles avances à son suffrage et à sa bourse ! Ouvrez le livre, quel mépris pour ce juge souverain, pour ses goûts, pour son éducation, pour sa délicatesse ! On n’en voulait qu’à votre argent, ami lecteur. — Voilà un poète qui nie parle de lui avec une modestie touchante ; il a les yeux baissés ; il ne veut -pas croire que je l’ai lu ; il me supplie de ne pas dire que je l’ai lu ; la chose ne valait pas une heure de mon temps ; j’ai vraiment pitié de lui, je vais le louer à tout hasard pour tant de déférence. Cette bonté vous fait honneur, lecteur souverain ; mais voyez, votre poète sourire ironiquement du coin de la bouche ; il a tout ce qu’il voulait de vous, vos compliments et peut-être votre souscription ; il ne lui reste qu’à se moquer de vous.

Mais revenons à la vanité de Phèdre. Il parait qu’on le chicanait sur le peu d’importance de son genre : il y répond en mettant les fables au niveau de tous les genres, et en faisant un échantillon de tragédie. C’est indiquer assez clairement qu’il serait en état de faire de la poésie épique ou héroïque, s’il lui en prenait la fantaisie ; mais ce n’est pas le prouver. Et il termine par cette morale : Cela est dit pour les sots qui font les dégoûtés, et qui pour se donner le relief de gens de goût, trouvent à redire, même contre le Ciel.

Hoc illis dictum est, qui stultitia nauseant

Et, ut putentur sapere, cœlum vituperant. (Lib. IV, f. 7.)

Un poète ne peut pas se mettre plus haut. Ailleurs, Phèdre témoigne la crainte qu’on ne comprenne pas la profondeur de ses enseignements. Il est sûr de lui, et pourtant il doute de son effet. Contradiction fort ordinaire chez les poètes vains ; moins ils sont rassurés, plus ils se prisent. — Des prêtres de Cybèle se servaient d’un âne pour porter leur bagage et recueillir leurs quêtes ; l’âne étant mort de travail et de coups, ils le dépecèrent, et firent un tambour de sa peau.- Quelqu’un leur demandant ce qui était advenu de leur animal favori : Il espérait bien, dirent-ils, être tranquille après sa mort, mais voilà que mort il reçoit encore des coups ! — Vous souriez, dit Phèdre à son lecteur, mais prenez garde ; vous ne vous doutez pas de ce que vaut cette fable : les choses ne sont pas toujours ce qu’elles paraissent. — Quoi donc ? quel est donc le sens si profond de cette anecdote ? — Que celui qui est né malheureux, est encore malheureux après sa mort[30]. N’est-ce donc que cela ? A quoi bon tant promettre, pour tenir si peu ? Il dit ailleurs : Je vais apprendre à la postérité dans un court récit... Quoi encore ? — Qu’il y a souvent plus de bon dans un seul homme, que dans toute une multitude[31]. — On savait cela bien longtemps avant vous, Phèdre.

Un voleur allume sa lampe à l’autel de Jupiter, et pille le dieu à la lumière même qu’il lui avait empruntée. Comme il emportait son butin, la Religion l’arrête sur le seuil, et lui dit : Je ne m’offense pas qu’on me vole des dons qui m’étaient offerts par des méchants, et qui par là même m’étaient odieux ; toutefois tu n’en paieras pas moins ton crime de ta vie. Mais pour que le feu de nos autels ne serve plus à éclairer le sacrilège, ce feu que la piété y entretient pour honorer les dieux, je défends à l’avenir tout coupable emprunt de leur lumière.

Lucernam fur accendit ex ara Jovis

Ipsumque compilavit ad lumen suum.

Onustus sacrilegio quum discederet,

Repente vocem sancta misit Relligio :

Malorum quamvis ista fuerint munera

Mihique invisa, ut non offendar subripi :

Tamen, sceleste, spiritu culpam lues.

Sed ne ignis noster facinori præluceat,

Per quem verendos excolit pietas deos,

Veto esse talis luminis commercium. (Lib. IV, f. 41.)

N’allez pas vouloir expliquer cette fable ; l’entreprise serait téméraire : nul ne peut en donner le sens, que celui qui l’a inventée. — Recueillons-nous donc pour entendre l’explication. — Or, apprenez combien de choses utiles sont renfermées dans cet argument : il signifie, en premier lieu, que vos plus grands ennemis sont souvent ceux que vous avez nourris ; en second lieu, que les crimes ne sont point punis par la colère des dieux, mais par l’arrêt des destins ; en troisième lieu, que l’homme de bien ne doit s’associer pour quoi que ce soit avec le méchant. Phèdre a raison de ne s’en rapporter qu’à lui pour l’explication de sa fable. Lui seul pouvait apercevoir le lien de ces trois moralités, surtout des deux premières, avec la fable du Voleur pillant un autel.

C’est au milieu de préoccupations et d’inquiétudes de ce genre, et tout en disputant son repos et sa liberté à ses ennemis politiques, sa réputation à ses ennemis littéraires, que Phèdre arriva à une vieillesse avancée, et, à ce qu’il semble, sans maladie. Dans le manque de preuves authentiques, on pourrait conclure de son excessive vanité, ou bien qu’on s’occupa beaucoup de lui, de son temps, ou bien qu’on ne s’en occupa point du tout ; car la vanité des auteurs négligés est aussi forte que celle des auteurs à la mode. Mais on ne peut pas croire que Phèdre fût un poète ignoré ; il n’eût pas tant parlé de ses envieux à Particulon et à Philétus, tous deux affranchis de Claude, et les premières personnes du palais après l’empereur, si ceux-ci n’en avaient connu et vu quelque chose. On ne peut pas croire non plus qu’il fût en grand renom, car un poète qui compte tant sur la postérité est probablement peu gâté par ses contemporains. Phèdre en appelle sans cesse, comme le juste inconnu et maltraité, à une autre vie ; preuve qu’il n’est pas content de sa place dans celle-ci. Ce qu’il y a de certain, c’est que Phèdre mérita ses envieux, et n’eut pas tous les admirateurs qu’il devait avoir ; et quant à la postérité, il n’a pas eu tort d’y compter, après tout, car il est du très petit nombre des poètes anciens que la postérité lit encore, et qu’elle lit d’un bout à l’autre.

En quelle année mourut Phèdre ?

Comme nous ne savons rien de lui que par lui, et qu’il ne nous a laissé aucun renseignement à ce sujet, il faut placer sa mort à l’âge où finissent lés plus belles vieillesses qu’il est donné à l’homme d’avoir. Né au temps d’Auguste, faisons-le donc mourir au commencement du règne de Néron, pour lui épargner le double chagrin de voir des crimes inouïs et des gloires poétiques nouvelles.

 

VII. Phèdre écrivain intermédiaire, poète de deux époques.

Phèdre, contemporain d’Auguste, élevé dans l’amour des lettres grecques, sous cette influence féconde qui inspirait Virgile, Horace, Tibulle, et d’autres poètes d’un ordre inférieur, quoique, non à dédaigner si nous en croyons Quintilien, se trouva en âge et en goût d’écrire à l’époque où toutes les places étaient prises, tous les genres traités, et où toutes les parties de l’art grec étaient pourvues chacune d’un représentant presque officiel à Rome, traducteur de génie ou tout au moins d’esprit. Phèdre comprit très bien la situation ; il vit, d’une part, l’espèce de littérature qu’on pouvait faire à Rome, et que ce ne pouvait être que de l’imitation grecque ; il vit, d’autre part, que l’apologue grec était à peu près le seul genre auquel l’imitation n’eût pas encore touché ; il s’en empara.

Sa vocation fut un choix de littérateur, bien plus qu’un instinct de fabuliste.

Il prit ce qu’on lui avait laissé : et comme la fable était la seule miette qui restât de la table des. Grecs, Phèdre la ramassa et fit des fables, à. défaut d’héroïdes ou d’élégies. Pourquoi est-il fabuliste et, non pas élégiaque ? il vous le dit : C’est afin que l’Italie ait plus d’écrivains à opposer à la Grèce.

Plures habebit quos opponat Græciæ. (Epil., lib. II.)

Il n’y a pas là d’entraînement poétique. Phèdre fait l’état d’écrivain ; mais l’état est mauvais dans certains produits ; l’ode est prise, et exploitée de manière à rebuter toute concurrence ; il n’y a pas moyen d’entreprendre l’élégie, dont l’Italie se fournit exclusivement chez Tibulle et Properce ; la métamorphose est le domaine d’Ovide ; la tragédie, celui de Varius et d’Ovide ; ne touche pas qui veut à l’épopée ; la comédie grecque a son Ménandre latin ; l’apologue seul est encore à tenter : Phèdre tentera donc l’apologue.

Nous avons vu que ce produit ne prit pas bien à Rome. L’Italie avait pris son parti sur l’apologue ; elle n’était point jalouse d’avoir le second d’Ésope ; Phèdre, en s’instituant ce second, n’y gagna de son vivant que des comparaisons désobligeantes. Il lui fallut endurer beaucoup de dégoûts réels et encore plus d’imaginaires, jusqu’à ce que la Fortune se repentît de son crime,

Donec fortunam criminis pudeat sui. (Epil., du lib. II.)

Cette réparation n’eut lieu qu’après quinze siècles. Des protestants ayant pillé la bibliothèque d’une abbaye catholique, en 1562, le bailli de cette abbaye sauva de la fureur des pillards quelques manuscrits précieux, parmi lesquels se trouvait celui de Phèdre. François Pithou acheta ou reçut en don du bailli le précieux manuscrit, et en fit cadeau à son frère, Pierre Pithou, lequel sauva Phèdre de l’oubli où il eût été enseveli à jamais si les pillards de l’abbaye avaient été tentés de se chauffer avec la bibliothèque. Il ne fallut rien moins qu’une réforme religieuse, une guerre civile et les deux frères Pithou pour accomplir toutes les espérances de renommée dont Phèdre avait adouci les tribulations de sa longue vie.

Phèdre n’avait pas le génie de l’apologue.

Le génie de l’apologue, c’est l’imagination et une extrême finesse sous une extrême naïveté.

Or Phèdre manque d’imagination, et, au lieu d’allier la finesse à la naïveté, il est tantôt fin sans être naïf, et tantôt naïf sans être fin. Ce n’est pas un esprit naturellement enveloppé et énigmatique, comme Ésope, mais un homme de lettres qui s’enveloppe artificiellement, et qui rencontre quelquefois une énigme en cherchant un apologue. J’ai cité une fable où Phèdre, en visant à la profondeur, finit par ne pas se comprendre lui-même, et s’en tire non comme il veut, mais comme il peut[32]. Quand sa naïveté est involontaire, elle pourrait s’appeler manque d’esprit. Volontaire, elle sent le travail, elle est dans les mots plus que dans les choses. Ésope est le fabuliste, Phèdre le littérateur fabuliste. Dans Ésope, la naïveté cache la finesse ; c’est une arme défensive qu’il manie admirablement ; s’il lui arrive de déplaire, il veut qu’on dise : c’est sans méchanceté. Mais Phèdre est naïf dans le sens d’ingénu ; car on ne peut qualifier que d’ingénuités certaines fables d’une morale par trop indécise, et d’un argument par trop puéril, comme la Femme en couches[33], le Milan et les Colombes[34], le Chien et le Crocodile[35], et quelques autres. En plus d’un endroit on peut dire de l’esprit de Phèdre qu’il est sans détours, quelque peine qu’il prenne pour s’en donner beaucoup, et très simple, quoi qu’il fasse pour se compliquer.

On ne trouve pas non plus dans ses fables l’observation exacte des mœurs des animaux. Je ne reconnais pas leurs mouvements, leur physionomie, leurs habitudes : ce sont des personnages philosophiques sous la figure de bêtes. Ils ont de la vérité, dans ce sens que les caractères qu’ils représentent sont vrais. Ainsi le mulet chargé d’argent porte la tête haute, et fait sonder sa sonnette ; le mulet chargé d’orge le suit d’un pas lent et tranquille ; voilà bien la peinture indirecte de l’orgueilleux et de l’homme humble. Mais ces mulets ne cachent pas assez des interlocuteurs humains sous des noms de bêtes. Ainsi encore l’âne qui ne veut pas fuir à l’approche de l’ennemi parle avec la gravité d’un philosophe pratique qui se résigne à tout événement ; dans La Fontaine, il est tout à la fois un âne et un sage. Je le vois sur le pré, tondant l’herbe verte, âne par tous ses mouvements, par son appétit, par ses lourdes gambades ; sage par ses réflexions, par sa résignation mêlée d’ironie. Phèdre n’a jamais regardé les animaux qui figurent dans ses fables ; il sait leurs caractères généraux, et il travaille sur le modèle de l’apologue grec. Mais il ne les aime pas, il ne les a pas vus jouer ni souffrir, il n’en a pas fait les amis de sa solitude. Aussi, quoique très habile dans la description, il ne les décrit pas, il les indique ; quelquefois si vaguement, qu’on ne sait s’il s’agit d’hommes ou d’animaux. Phèdre n’est pas même toujours très sévère sur leurs caractères généraux ; il attribue à celui-ci un rôle qui siérait mieux à celui-là, d’après ce qu’on sait de ses instincts. De là le peu d’intérêt qu’on prend aux personnages de ses fables ; on ne les voit pas par l’imagination ; on ne peut pas faire des êtres vivants de ces ébauches douteuses ; il n’y a que leur qualité d’homme qui plaît en eux.

Quant à l’imagination qui invente, qui trouve les sujets, qui, pour chaque moralité bonne à dire, suggère au poète un cadre heureux et des personnages qui vivent, Phèdre me paraît en manquer complètement, quoiqu’il ait beaucoup de l’espèce de science qui y supplée. Ésope n’a pas la science de Phèdre, il a l’imagination que Phèdre n’a pas. Dans ses petites fables, si courtes, si nues, le sujet est toujours si bien adapté à la moralité, et la moralité au sujet, les bêtes sont si vraies comme bêtes et comme hommes, qu’on ne désire rien de plus. Il semble que la pensée d’Ésope et sa fable soient sorties toutes deux simultanément de son cerveau, qu’il n’ait pas trouvé l’une d’abord, puis cherché l’autre ; que sa tête soit toute pleine d’animaux ruminants, bêlants, mugissants, hennissants, coassants, rugissants, au lieu d’être pleine de métaphores et d’images, comme sont d’autres têtes, douées d’une autre sorte d’imagination. Phèdre, philosophe d’abord, ensuite fabuliste, conçoit d’abord une abstraction de morale, un aphorisme ; puis, sa morale trouvée, soit qu’elle s’applique à tous les temps, soit qu’elle contienne une allusion à son siècle, il cherche son apologue, il en essaie et en rejette plusieurs avant de faire un choix. Il procède en littérature par la critique et par l’exclusion. Aussi, ses inventions, même les plus ingénieuses, sentent-elles le travail et l’arrangement longtemps élaboré ; on n’y trouve pas cette habitude naturelle, si remarquable dans Ésope, de tourner tout à l’apologue, de penser par des animaux, comme d’autres pensent par des abstractions. L’esprit de Phèdre est un esprit facile, intelligent, propre à toute espèce de travail littéraire, qui s’est dirigé vers l’apologue, non d’instinct, mais par la raison que le genre étant peu fréquenté, il a cru plus facile de s’y faire un nom.

Si Phèdre a très peu de l’imagination du fabuliste, il faut dire qu’il possède tous les secrets d’art et d’étude qui peuvent en tenir lieu. Il dispose habilement -ses personnages ; il sait les faire parler à propos et avec mesure ; il entend bien le dialogue ; il a la repartie courte et heureuse ; il supplée à la chaleur par la convenance, à l’invention par le goût ; s’il n’a pas tout ce qu’il faut, il n’a du moins rien de ce qu’il ne faut pas ; s’il intéresse peu, il ne choque point ; s’il ne sait pas faire sourire l’esprit par des scènes animées et des mœurs piquantes, il ne le rebute jamais par des charges ni par des mœurs forcées. C’est un poète grave qui s’est flatté, selon moi, en se donnant comme un rieur qui excite le rire[36]. Phèdre est parfois comique, mais nullement gai. Ses vers vous laissent dans cet état doux, calme, ni épanoui, ni refrogné, sans transport mais sans ennui, qui est le seul effet où peuvent prétendre les meilleurs écrivains du second ordre, ceux qui ont dans un haut degré toutes les qualités de l’art, la science, le goût, la mesure, l’harmonie, le style, mais qui n’ont pas le génie. Au reste, ce qui prouve bien que Phèdre ne se sent pas à l’aise dans la fable, c’est le plaisir qu’il paraît prendre à conter des historiettes, dont les nouvelles du jour lui donnaient à la fois le cadre, les personnages et la moralité. Il excelle dans l’anecdote. Débarrassé de toutes les difficultés de l’invention, il n’a plus que celles de l’arrangement, qui sont de son goût et de sa force ; alors il se développe, il prend du terrain, il se laisse aller au détail, et sa concision a plus de prix, étant mêlée de quelque abondance. Quelques-unes de ces historiettes ont été recueillies par Plutarque, grand ramasseur d’historiettes, avec lesquelles il avait quelquefois le tort de faire de l’histoire. Plusieurs sont des morceaux achevés.

 

VIII. Du style de Phèdre.

Le style de Phèdre est savant et agréable, d’une clarté qui n’a été surpassée par aucun écrivain latin, sévère et pourtant facile, travaillé et pourtant simple : je ne sache pas de réalisation plus complète et plus heureuse du précepte, qu’il faut savoir faire difficilement des vers faciles. Les images y sont rares, ce qui les rend plus frappantes : Phèdre les emploie avec sobriété, en écrivain plus simple que brillant, qui d’abord n’a pas à se défendre de leur abondance, et qui sait, en outré, que là même où elles viennent naturellement d’une grande richesse de génie, on les fait mieux valoir à les moins prodiguer. Les métaphores y sont rares pareillement, et justes. La brièveté, tant louée dans Phèdre, y est grave, mais non pas sèche. Il retranche du discours tout ce qui l’allonge sans l’éclaircir. Il semble que comme il ne vous demande d’attention que pour un sujet très court, il la veuille tout entière, et ne la laisse pas se perdre ou languir dans des accessoires inutiles. Phèdre a l’épithète heureuse, variée, substantielle, ne faisant qu’un avec le sujet ; ce qui est encore une sorte de brièveté. Ses descriptions sont le plus souvent d’un seul vers, ou de deux ; les plus longues, de trois ; mais on ne pourrait faire entrer plus de choses dans moins de mots, et cette concision, quoique savante, n’est point forcée. Ses vers ne sont point bourrés, si je puis dire ainsi, comme certains vers de Perse, où les mots, pour vouloir contenir trop de choses, éclatent et laissent échapper le sens de toutes parts. Cet excès de brièveté produit le vague ; qui veut trop dire à la fois ne dit rien. Il en est de certaines poésies trop concises comme de verres d’optique d’un degré trop fort : les unes, en demandant trop d’efforts à l’intelligence, la fatiguent ou la trompent ; les autres, par une trop grande concentration des rayons lumineux, tirent la vue et la troublent.

Le style de Phèdre, quoique concis, sévère sur la propriété des mots, sobre d’épithètes, n’est pas sans variété. Il est riche, quoique très exact. Je connais des styles riches, à la condition de ne s’interdire aucune épithète, d’en mettre plusieurs au même mot, afin que le lecteur choisisse la bonne ; richesse facile, qui n’est que pauvreté à l’analyse, minerai brillant qui ne résiste pas au lavage, et ne paie pas les frais d’exploitation. Phèdre est riche et varié (non pas, toutefois, dans le degré d’Horace), sans qu’il en coûte rien ni à la langue ni au bon sens. Il est simple, sans être plat. On y sent le mérite de la difficulté vaincue, les délicatesses du choix, les scrupules du goût, en même temps qu’une veine heureuse ; il donne l’idée de ce que peut l’homme bien doué quand il s’aide du travail, et qu’il veut arriver à la renommée par les voies difficiles ; bien différent de ces styles de hasard, qui fuient le travail et les peines du choix, et qui prouvent soit un heureux instinct que la mode a gâté, soit une vocation médiocre qui ne peut attirer l’attention que par le scandale de ses défauts.

On a comparé le style de Phèdre à celui de Térence. Outre les ressemblances de mesure et d’harmonie entre les ïambes des deux poètes, il y a d’autres preuves que le fabuliste avait étudié profondément le style du poète comique. La concision, la variété, l’élégance, sont propres à Phèdre comme à Térence, mais à ce dernier, dans un degré plus élevé, et avec je ne sais quelle douce chaleur, qui manque au fabuliste. Je ne parle pas de la supériorité des compositions, qui, même à mérite égal, donnerait plus de poids au style de Térence, parce que ce poète ayant analysé ou fait parler des passions plus profondes, des caractères plus développés, a bien plus fait pour la langue, et bien plus imaginé de combinaisons que Phèdre. A vrai dire, Phèdre n’a rien ajouté à la langue latine ; il en a employé ce qui y était déjà, et quand il lui a imposé un tour de son invention, c’est après avoir consulté les maîtres et interrogé les analogies. Il a écrit admirablement, mais dans un langage plutôt étudié qu’original. Il se souvient bien plus qu’il n’imagine ; il emprunte sa langue plutôt qu’il ne la crée. Quoi qu’il en soit, Phèdre est un des plus rares exemples de ce que l’étude intelligente d’une grande littérature peut donner de force et d’étendue à un très petit souffle poétique. Toutes les qualités de Phèdre, naturelles ou acquises, ne vaudront jamais un peu de génie ; mais, au détail, vous rencontrerez dans Phèdre des choses aussi profondes et aussi substantielles que dans les plus beaux génies.

Phèdre appartient au siècle d’Auguste par son goût délicat, par son intelligence de la littérature grecque, par son style pur, transparent, précis, par cet amour de la postérité et ce désir d’être digne d’une longue mémoire[37], qui le consolèrent des maux vrais ou imaginaires de sa vie. Écrivain solitaire, travaillant à l’écart, sans public et sans flatteurs, il s’ajouta paisiblement et sans bruit aux gloires du siècle d’Auguste, content de plaire à quelques amis de choix restés fidèles au grand goût de son temps, et se flattant de l’idée que ceux qui ne l’estimaient pas étaient illettrés[38]. Il eut le bon sens de comprendre que ce n’était pas la peine de secouer l’imitation des écrivains contemporains d’Auguste, pour prendre une petite part de la gloire douteuse de l’âge de décadence.

Toutefois, cet écrivain si exact n’a pas toujours préservé son goût des nouveautés qui s’infiltraient sourdement dans la belle poésie latine, il a de temps en temps de la recherche ; il lui arrive de tourmenter les mots, d’employer des tournures singulières, pour des idées qui ne valaient pas qu’il les risquât ; ce qui me fait croire qu’il n’a pas cru les risquer, mais qu’il s’y est laissé aller à son insu, et par une involontaire concession à cette ardeur du nouveau que les premiers écrits de Sénèque irritèrent, mais n’apaisèrent pas[39]. Il touche déjà à la décadence par un certain goût pour les mots de la vieille langue, et pour les locutions provinciales, quoiqu’il en soit très sobre[40]. Il y appartient presque entièrement par un emploi affecté et continuel de l’abstrait pour le concret, ce qui donne à sa poésie un faux air de prose, et change sa gravité en froideur. Ainsi, au lieu de long cou, il dit la longueur du cou colli longitudo[41] ; au lieu de : Malheureux, tu n’éprouverais pas cet affront, ton malheur n’éprouverait pas cet affront.

Nec hanc repulsam tua sentiret calamitas[42].

Les exemples de ces abstractions sont très nombreux dans Phèdre[43]. Vous y trouverez presque tous les substantifs absolus que la philosophie théorique avait mis à la mode, et qui sont si fréquents dans Sénèque. Or, rien ne ressemble plus à la prose que des ïambes où se rencontrent des mots de ce genre : benignitas, jocunditas, calamitas, improbitas, tenuitas, credulitas, etc. Sans doute il y en a quelques exemples dans les écrivains du siècle d’Auguste, parce qu’il y a de tout dans les bons écrivains : mais là ce sont seulement des formes qu’on n’exclut pas absolument ; dans Phèdre, ce sont des formes de prédilection. L’usage discret s’est changé en abus affecté ; la mode est pour beaucoup dans ces tournures. Phèdre a payé son tributs la décadence.

Malgré ces avances, d’ailleurs très circonspectes, que fit le grave fabuliste au changement de goût qui devait s’accomplir vingt ans après lui, on ne peut pas dire que Phèdre y contribua par son exemple. Il n’avait ni assez de renom, ni un talent assez éclatant, soit pour retenir les esprits dans la discipline du siècle d’Auguste, soit pour les jeter dans les périls des innovations littéraires. Phèdre resta toujours en dehors du mouvement qui emportait la langue vers des essais nouveaux ; il n’aida ni n’empêcha rien. Avec assez d’esprit pour se mettre un peu plus à la .mode, et pour ramener par là ses envieux, qui n’étaient, j’imagine, que des gens ennuyés de l’imitation classique, il n’avait pas cet éclat de talent qui éblouit les esprits et qui fait des imitateurs. Il n’était de taille, ni à suspendre ni à précipiter le mouvement. Sénèque eut tout l’honneur de ce second rôle. Je devrais plutôt dire la famille des Sénèques[44], car toute cette famille s’employa bravement à cette révolution, où le goût périt ; petite perte dans la ruine universelle des libertés, des croyances et des mœurs qui avaient fait la grandeur de la Rome républicaine.

 

IX. La décadence fut-elle brusque ou progressive ?

Phèdre est le seul poète, et l’on peut dire le seul écrivain, qui remplisse l’intervalle entre l’âge d’Auguste et l’âge de Néron. L’histoire littéraire de Rome n’en cite pas d’autre, et la conjecture même s’est abstenue en l’absence de tous documents. On peut dire que la décadence arriva brusquement, sans préparation. Elle fondit sur Rome à l’improviste, apportée par je ne sais quel souffle venu de l’Espagne, les Sénèques étant de Cordoue ;  à moins que l’on n’en découvre le germe dans l’époque même où la poésie latine a été le plus florissante. Il y a, en effet, dans l’âge d’or des littératures, deux sortes d’esprits ou d’hommes de génie. Il y a d’abord les esprits sévères, les hommes d’un génie sage, qui travaillent les yeux fixés sur un modèle : il y a, en outre, les esprits faciles, les hommes d’un génie tout à la fois abondant et paresseux, qui produisent vite et produisent mollement, qui revendiquent la liberté illimitée de l’esprit, et ne voient dans l’art que les entraves. Ceux-ci naissent d’ordinaire après les premiers, et survivent de quelques années à la belle époque, comme les autres la devancent.

La différence est grande entre Sophocle et Euripide, quoique ces deux poètes soient contemporains ; mais Sophocle est l’aîné, Euripide est le plus jeune ; Sophocle est le poète de l’art, Euripide est le poète de la liberté ; Sophocle respecte toutes les institutions comme toutes les règles, Euripide méprise les règles comme les institutions. En lui sont les germes de la décadence de la poésie grecque, et l’école d’Alexandrie s’autorisera de sa facilité, de sa paresseuse abondance, de son goût pour l’esprit de mots, de son scepticisme universel, de sa philosophie vague et de sa langue qui commence à l’être ; pour faire finir misérablement dans des jeux d’esprit le plus bel idiome que les hommes aient parlé.

La même chose a lieu à Rome, pour la langue qui a hérité de celle de Sophocle. Entre Virgile et Ovide, la différence n’est pas moins grande qu’entre Sophocle et Euripide ; tous deux aussi sont contemporains, mais Virgile a son berceau dans les derniers beaux jours de la république romaine, au temps de la gloire de Pompée ; Ovide est l’enfant de la Rome impériale. Moins âgé que Virgile de presque trente ans, il a pour patron de son génie naissant, auprès d’Auguste et de Mécène, trois poètes pleins de gloire et dont l’œuvre est achevée, Virgile, Horace et Tibulle. Ovide est le poète des détails, des traits d’esprit, de l’antithèse ; il a la facilité, l’érudition, la paresse d’Euripide, sans compter qu’il se nourrit bien davantage des poètes de la décadence grecque et d’Euripide en particulier, que des beaux génies de l’âge d’or. Il a aussi le scepticisme railleur d’Euripide ; il est le chef de l’école facile, et, à ce titre, il aura bien plus d’imitateurs que Virgile. Stace, Sénèque, Valerius Flaccus, et même Lucain, malgré son vers puissant et en apparence plus nourri que celui d’Ovide, sont bien plus les disciples de ce poète, que de Virgile et d’Horace : c’est l’école de l’esprit de mots.

Toutefois, l’analogie n’est pas complète entre Rome et la Grèce, quant à l’époque où la décadence est consommée. En Grèce, la décadence touche à l’âge d’or ; l’exemple d’Euripide enfante immédiatement une série de poètes inférieurs, dont la plupart ont péri, noms et poésies, dont les autres n’ont sauvé que leurs noms, dont quelques-uns sont restés de très spirituels versificateurs. A Rome, si vous exceptez le petit recueil de Phèdre, entre l’âge d’or et la décadence il y a un demi-siècle de nuit littéraire ; point de prosateurs, point de poètes, point d’écrivains, silence complet, hormis toutefois dans les chaires, où l’on enseigne à grand bruit l’art oratoire. Ces chaires et le barreau, qui est l’entrée à tout, font des orateurs ou des grammairiens de tous ceux qui peuvent tenir la plume. On n’a sans doute pas à regretter de voir la Rome que vient d’illustrer l’âge d’Auguste, chômer pendant cinquante ans de poètes et de vers, mais il peut être de quelque intérêt de rechercher la cause d’un si long silence. Je n’en vois qu’une, la seule qui fasse taire ou parler les poètes ; c’est l’empereur.

 

X. Quel empereur ressuscitera la poésie latine ?

Depuis Auguste, et grâce à son exemple, la poésie est devenue un état. Sous ce prince, elle rapporte des maisons de campagne et de ville, des présents, de fins dîners à la table de César, des offices de courtisan ; cependant les poètes du siècle d’Auguste, à l’exception d’Ovide, étaient grands poètes longtemps avant qu’Auguste les eût dotés. La poésie était un art, avant qu’Auguste en fît un état. Mais, après lui, on sera poète lorsqu’il y aura chance d’obtenir de la libéralité du prince des maisons de campagne, de fins dîners, et des offices de courtisan. Quand donc il se trouvera un empereur assez lettré pour aimer les poètes,.et assez libéral pour les doter, ou bien assez politique pour faire semblant d’être lettré et libéral, il y aura de la poésie et des poètes. Otez l’empereur, je ne vois pas quelle muse inspiratrice reste à Rome. Tous les sujets sont épuisés ; presque tous les genres ont leurs modèles ; la destinée de Rome ayant été d’imiter la Grèce, et l’œuvre d’imitation étant accomplie, à quoi bon les poètes ? Il est vrai que Rome n’a pas imité les poètes de la décadence grecque, et c’est une gloire telle quelle qui reste ; il est vrai qu’il y aura des épithalames à faire pour les noces de César, ses affranchis à flatter, ses flatteurs à encenser, les animaux de sa ménagerie particulière à chanter. Voilà tout un avenir de poésie ; mais pour que cet avenir se réalise, il faut un empereur.

Or, Tibère n’est pas l’empereur qu’il fallait. Tibère n’aime pas les poètes. Fils de la femme d’Auguste, contemporain de ces beaux génies qu’il avait rencontrés plus d’une fois sous le vestibule du palais de son beau-père, né et élevé dans un siècle tout littéraire, au milieu des merveilles de la poésie, de l’histoire, de l’éloquence, Tibère n’y prit qu’un goût médiocre pour les productions de l’esprit. Homme de guerre et d’administration, il passa une partie de ses plus belles années, tantôt chez les Cantabres, tantôt chez les Vindéliciens, en Gaule, en Arménie, en Allemagne, toujours chez des barbares, n’ayant pour amis que des compagnons de plaisir, pour intimes que des astrologues. Il va à Rhodes couver sa haine contre ceux qui le desservaient auprès d’Auguste, et là, un peu par oisiveté, un peu pour faire sa cour aux lettrés, il fréquente les écoles de sophistes ; mais ce qu’il en retire, c’est le mépris pour les lettrés, sauf les grammairiens pourtant et les érudits, probablement parce qu’il les jugeait inoffensifs ; c’est le dégoût de ces hautes matières qui font déraisonner tant de petits cerveaux, et inspirent tant de puérilités et d’arguties. Empereur, à la mort d’Auguste, possesseur du trône, non pour l’illustrer, mais pour l’affermir, fort peu jaloux de sa splendeur, et surtout de l’espèce dé splendeur qui vient des lettres, il n’a aucun poète à sa cour. L’état n’en vaut rien ; on va donc aux professions favorisées, y compris celle de délateur, que Tibère institue et récompense. Outre que sous un tel règne, et au milieu de nouveautés si étranges, il dut y avoir dans tous les esprits éclairés de l’empire une certaine stupéfaction, peu propre à enfanter des poètes. Sous un tyran qui méprisait tout, même les flatteurs, qui haïssait sans raison, et qui tuait sans haïr, le mieux à faire, pour quiconque se sentait des dispositions pour les vers ou pour la prose, c’était de se taire : on se tut donc.

L’empereur des poètes ne sera pas non plus Caïus Caligula. Celui-là voulait anéantir les ouvrages d’Homère, de Virgile et de Tite-Live, ce qui n’était pas beaucoup plus difficile, à cette époque, que dé, faire de son cheval un consul. Le même prince pourtant ne haïssait pas les philosophes ; il offrit même trois cents talents à un certain Démétrius, dont Sénèque dit grand bien, et qui les refusa, né voulant pas, pour ce prix, être le philosophe favori de César. Si Caïus Caligula eût réussi dans son projet d’extermination littéraire, il n’y aurait pas eu de plus beau rôle dans le monde que celui d’empereur romain ; et c’est peut-être ce que Caïus voulait, de dépit qu’il y eût des gens qui eussent la, gloire sans le pouvoir, et qui fussent appelés princes sans être même des Césars.

Enfin ce ne sera pas non plus Claude, l’oncle de Caïus, qu’on tira par force de dessous une tapisserie où il s’était caché pendant qu’on assassinait son neveu, et qu’on fit empereur malgré lui. Claude était stupide, et d’une tête aussi faible que son me était avilie. Ses parents en avaient fait des risées à la cour de Caïus. Sa mère disait d’un homme cité pour sa sottise : Il est plus sot que mon fils Claude. A la table de l’empereur, où il s’endormait après le repas, on lui mettait ses brodequins aux mains, on lui lançait au visage des noyaux d’olives et de dattes. Ce César bafoué et exploité jusqu’à cinquante ans, par une cour qui s’en amusait comme d’un bouffon de famille, fut encore bafoué et exploité sur le trône impérial, mais cette fois par des gens qui le firent servir à de sérieux intérêts d’ambition et d’intrigue, et qui, avec son seing et son cachet, se firent donner des têtes et dés provinces, et remuèrent Rome et le monde. Claude, imbécile et presque toujours somnolent, mari et serviteur de plusieurs femmes, dont une prit un mari de son vivant, croupit quelques années sur son trône déshonoré, empereur pour donner des signatures, et pour avoir la meilleure table de l’empire. Il n’eut pas pour Homère et Virgile la haine de son neveu Caïus, et même il fit des livres plus dépourvus de sens, dit Suétone, que d’élégance[45] ; mais il laissa aux affranchis toutes les affaires, y compris les littéraires, se renfermant dans celles de la table et du lit. Vous avez vu que ces affranchis protégèrent Phèdre : c’est tout ce qu’ils firent pour la poésie.

L’empereur que nous cherchons sera Néron. Sous Néron, l’état de poète deviendra lucratif et assez sûr, pourvu que le poète ne s’avise pas de conspirer. Il y aura donc une poésie et des pâtes, par la grâce de Néron !

 

 

 



[1] Martial demande à sa muse ce que fait son ami Rufus. Imiterait-il les joyeusetés du malin Phèdre ?

An æmulatur improbi jocos Phædri ? (Lib. III, ép. 20.)

[2] Avianus, parlant des auteurs latins qui ont traité la fable, dit de Phèdre : Phædrus etiam partem aliquam quinque in libellos resolvit.

[3] Sénèque, Consolation à Polybe. Il faut dire qu’il y a des raisons de croire que cet ouvrage n’est point de Sénèque.

[4] Épilogue du livre III.

[5] Ipsi fluxam senio mentem, et continuo abscessu velut exsilium objectando. (Annales, VI, 38.)

[6] Le Chien portant sa proie le long d’un fleuve, livre I, fable 4.

[7] La Vache et la Chèvre, la Brebis et le Lion, livre I, fable 5.

[8] La Grenouille qui crève et le Bœuf, livre I, fable 26.

[9] Le Cerf et les Bœufs, livre II, fable 8.

[10] Socrate à ses amis, livre III, fable 9.

[11] L’Homme et la Couleuvre, livre IV, fable I8.

[12] Livre III, fable 1.

[13] Livre III, fable 2.

[14] Livre I, fable 17.

[15] Livre V, fable 7.

[16] Livre III, fable 10.

[17] Livre IV, fable 6.

[18] Prologue du livre III, vers 49.

[19] Livre III, fable 9.

[20] Prologue des livres V et III.

[21] Prologue du livre III.

[22] Livre IV, fable 20.

[23] Prologue du livre IV.

[24] Livre III, fable 10.

[25] Livre III, fable 13.

[26] Livre IV, fable 20.

[27] Épilogue du livre IV.

[28] Prologue du livre III.

[29] Prologue du livre III.

[30] Livre IV, fable 1.

[31] Livre IV, fable 5.

[32] Livre IV, table 2.

[33] Livre I, fable 18.

[34] Livre I, fable 31.

[35] Livre I, fable 25.

[36] Prologue du livre I.

[37] Dignumque longa judicatis memoria. (Prologue IV.)

[38] Inlitteratum plausum nec desidero. (Prologue IV.)

[39] Livre IV, fable 16, vers 10. — Épilogue II, 13. — Prologue IV, 3. — Livre V, fable 7, vers 3. — Livre I, fable 28, vers 10.

[40] Livre III, fable 6, vers 9. — Livre I, fable 2, vers 9. — Livre II, fable 7, vers 8.

[41] Livre I, fable 8, vers 8.

[42] Livre I, table 7, vers 16.

[43] Livre I, fable 5, vers 11 et passim.

[44] On verra, à l’article suivant, de quels membres se composait cette famille.

[45] Magis inepte quam eleganter ; comme si ce qui est écrit inepte pouvait l’être eleganter. (Suétone, Claude, 42.)