L'EMPEREUR CHARLES-QUINT ET SON RÈGNE

TROISIÈME SECTION. — RÈGNE DE CHARLES-QUINT - 1506-1555

 

CHAPITRE XIII. — PROJET DE RETRAITE DE CHARLES-QUINT. - SON ABDICATION. SON DÉPART POUR L'ESPAGNE. - SON ÉTABLISSEMENT AU MONASTÈRE DE YUSTE EN ESTRÉMADURE. - LA VIE QU'IL Y MÈNE. - SES DERNIÈRES INFIRMITÉS. - SA MORT.

 

 

La détermination extraordinaire prise par l'empereur a été souvent mal interprétée ; les deux années passées par Charles-Quint au monastère de Yuste n'ont pas toujours été fidèlement racontées. Nous répéterons, après un historien récent, ce que des documents authentiques l'ont autorisé à avancer et lui ont permis d'établir[1]. Charles-Quint abdiqua après y avoir longtemps pensé. Il n'eut aucun repentir d'un acte auquel il fut naturellement conduit et qu'il accomplit avec une lenteur prudente. En possession de sa forte raison et d'une expérience consommée, il fut instruit, dans son cloître, des affaires de la monarchie espagnole, et consulté sur les plus importantes et les plus délicates d'entre elles par son fils, qui conserva toujours envers lui une respectueuse déférence et une tendresse soumise. Il y vécut séparé des moines, dans les habitudes et avec la dignité d'un ancien souverain. Malgré son extrême dévotion, le chrétien fervent ne cessa point d'y être un politique résolu. Enfin la maladie à laquelle il succomba survint dans des circonstances et par des causes fort ordinaires ; sa vie s'acheva comme elle s'était passée, simplement, avec une noble piété et une grandeur naturelle.

Charles-Quint, continue M. Mignet, songea de bonne heure à quitter le pouvoir et à se retirer du monde. Il en conçut la première pensée après l'heureuse et brillante expédition de Tunis en 1533. C'est ce qu'il affirma lui-même à l'ambassadeur portugais Laurenço Pires de Tavora dans un curieux entretien au château de Jarandilla quelques jours avant d'entrer à Yuste[2]. C'est ce qu'il dit aussi aux moines, lorsqu'il se fut établi au milieu d'eux[3]. Ce dessein traversa donc son esprit mélancolique près de vingt ans avant qu'il put le mettre à exécution. La solitude l'attirait déjà du vivant de l'impératrice Isabelle sa femme. A la mort de cette princesse, qu'il aimait tendrement et dont la perte prématurée le jeta en 1539 dans une profonde affliction, ce désir pénétra plus avant dans son âme. Pendant qu'on transportait les restes de l'impératrice du palais de Tolède à la chapelle royale de Grenade, où reposaient son aïeul Ferdinand d'Aragon, son aïeule Isabelle de Castille, son père Philippe le Beau, et qui devait servir de tombeau à toute sa race, il s'était enfermé au couvent hiéronymite de la Sysla[4].

Le pieux don Francisco de Borja — Borgia —, alors marquis de Lombay, qui devint bientôt duc héréditaire de Gandia et finit par gouverner la société de Jésus comme son troisième général, fut un de ceux que Charles-Quint désigna pour accompagner jusqu'à sa dernière demeure l'impératrice, dont il avait été grand écuyer. En déposant dans le caveau funéraire le cercueil de sa noble et belle maîtresse, le marquis de Lombay la laissa sous la garde des hiéronymites sans avoir pu la reconnaître, tant les traits de son visage avaient été déjà décomposés par la mort. Tombant en dégoût de la beauté et de la puissance humaines, qui aboutissaient à une aussi prompte destruction et finissaient dans un aussi étroit réduit, il prit dès ce moment la résolution d'embrasser la vie religieuse[5]. A son retour, il entretint de son projet Charles-Quint, qui en méditait un à peu près semblable, et qui lui fit en 1542, aux cortes d'Aragon, la confidence mystérieuse de sa future abdication.

Lorsqu'il ressentit ces premiers dégoûts de l'autorité suprême, c'est toujours M. Mignet qui parle, il avait moins de quarante ans et il était dans tout l'éclat de la puissance. Il avait terminé à son avantage les luttes qui duraient depuis le commencement du siècle entre la France et l'Espagne pour la, possession de l'Italie, et avait soumis à ses arrangements ce pays longtemps disputé. Inébranlablement établi dans le royaume de Naples et dans le duché de Milan, il s'était attaché à Médicis, qu'il avait investis de la souveraineté de Florence ; les ducs de Ferrare, auxquels il avait attribué Modène et Reggio, réclamés par le saint siège ; les marquis de Mantoue, qu'il avait agrandis du Montferrat. Il disposait de Gènes, où commandait André Doria[6], qui, sous ses auspices, avait été le glorieux libérateur et le sage instituteur de sa patrie en 1528, et qui, joignant la flotte génoise aux flottes espagnole, napolitaine, sicilienne, l'avait rendu maitre de la Méditerranée. Il avait réduit la puissante république de Venise à une neutralité sincère, et soumis à son influence le saint siège, sur lequel il chercha à mieux assurer encore son ascendant par le mariage de sa fille naturelle Marguerite d'Autriche avec le petit-fils du pape Paul III, le duc Octave Farnèse, mis en possession de Parme en attendant de l'être de Plaisance. Il occupait ainsi les deux plus vastes états de l'Italie au sud et au nord, dominait tous les autres par l'intérêt ou par la crainte, et avait fondé dans cette péninsule un ordre politique et territorial qui devait s'y maintenir durant plusieurs siècles.

D'un autre côté, il avait été le victorieux défenseur de l'Allemagne menacée par les Turcs. Il en avait repoussé lui-même le formidable Soliman II, qui s'avançait vers Vienne, et dont il avait arrêté les conquêtes. Marchant ensuite contre son Capitan Pacha Khaïr-Eddin Barberousse, il avait attaqué sur la côte d'Afrique cet intrépide corsaire devenu maître d'Alger et de Tunis. Il avait continué avec non moins d'éclat que d'utilité les expéditions du cardinal Ximenès et de Ferdinand le Catholique sur ce littoral, où ils avaient poursuivi les anciens dominateurs de l'Espagne. Aux conquêtes d'Oran et de Bougie, faites sous son prédécesseur en 1509 et 1510, Charles-Quint avait ajouté l'occupation de Bone, de Bizerte, de Sousa, de Monastir, et surtout la prise de la Goulette et de Tunis, enlevées à Barberousse dans une campagne aussi glorieuse que rapide. Posséder les principaux points de l'Afrique septentrionale qui faisaient face à ses états depuis le royaume de Grenade jusqu'au royaume de Sicile, c'était tout à la fois préserver de nouvelles invasions musulmanes l'Espagne, qui s'était délivrée si péniblement des anciennes, et mettre à l'abri des déprédations barbaresques les bords maritimes de l'Italie et les îles occidentales de la Méditerranée, presque toutes placées sous sa domination.

Jusque-là Charles-Quint n'avait eu au fond que des succès. Il n'avait pas encore tenté, par un effort moitié politique et moitié religieux, de soumettre plus étroitement l'Allemagne à son autorité et de la ramener au catholicisme, entreprise que sa complication et sa gravité devaient rendre fort difficile et extrêmement périlleuse pour lui. Il n'avait donc, en 1535 et en 1539, aucun sujet extérieur de déposer le pouvoir, puisque la fortune n'avait pas encore ébranlé sa confiance par des revers, ni la nature réduit ses forces par des infirmités. H n'était au dessous de sa tâche ni par la vigueur de l'esprit, ni par l'activité du corps, ni par la constance de la félicité. Mais la disposition qu'une tristesse naturelle[7], une douleur profonde[8] et une piété ardente avaient alors fait naître, une extrême fatigue la renouvela dans la suite en la rendant de plus en plus impérieuse. Les maladies accablèrent Charles-Quint et le vieillirent. Sa constitution physique, son genre de vie, l'administration d'un trop grand nombre de pays, la direction d'une multitude d'entreprises qui se succédaient sans s'achever, la poursuite de guerres renaissantes qui ne le laissaient jamais longtemps dans le même lieu et le jetaient toujours dans de nouveaux périls, le poids de toutes les affaires qu'il fallait porter et conduire, l'usèrent de bonne heure. On peut dire qu'il succomba surtout à l'excès d'une puissance trop considérable et trop éparse pour n'être pas au dessus de l'activité et du génie d'un homme[9].

Dans l'été qui suivit la levée du siège de Metz, Charles-Quint, sentant que les défaillances croissantes du corps se prêtaient de moins en moins aux vues toujours fermes de l'esprit, se prépara à accomplir l'abdication qu'il méditait depuis si longtemps. Le repos et la salubrité des climats du midi lui parurent le seul remède à des infirmités que la fatigue des affaires et la rude température du nord augmentaient sans cesse. Il choisit donc l'Espagne pour le lieu de sa retraite définitive, et en Espagne la délicieuse vallée appelée la Vera de Plasencia, dans la partie de l'Estrémadure la plus boisée, sur la pente méridionale d'une montagne que le soleil réchauffait pendant l'hiver, que d'épaisses forêts et de nombreux cours d'eau tempéraient pendant l'été.

C'est à l'ombre d'un cloître qu'il projeta de se retirer. Charles-Quint avait toujours aimé les moines. Dans ses grandes afflictions, à la veille ou le lendemain de ses plus importantes entreprises, il se rendait souvent au milieu d'eux pour puiser dans la retraite et dans la prière des consolations et des forces. Nous n'en citerons que deux exemples, placés l'un au début, l'autre dans les dernières années de sa carrière. Après son élection à Francfort, au moment où, en 4520, il allait s'embarquer à la Corogne pour les Pays-Bas et l'Allemagne, il avait pieusement visité l'église de saint Jacques de Compostelle, l'apôtre de la Péninsule, dont le religieux patronage avait encouragé durant huit siècles les vieux chrétiens espagnols dans la revendication armée de leur pays, et dont le nom leur avait servi de cri de guerre contre les musulmans. Après la dispersion de ses vaisseaux devant Alger, en 1541, et l'abandon forcé de son entreprise, il s'était enfermé dans le monastère de la Mejorada, non loin d'Olmedo, avec l'intention sans doute de s'y fortifier contre ce revers[10].

Parmi les moines, les préférences de Charles-Quint étaient pour les hiéronymites. Ceux-ci formaient un ordre presque exclusivement espagnol, fondé par quelques ermites de la Péninsule, qui avaient obtenu en 1373 du pape Grégoire XI l'autorisation de se réunir sous le nom de saint Jérôme et avec la règle de saint Augustin. Leur premier monastère s'était élevé à San Bartholome de Lupiana, près de Guadalajara, sur un des frais coteaux de la Vieille-Castille. De là ils s'étaient promptement répandus dans la plaine de Tolède, dans la forêt de pins de Guisando, parmi les myrtes de Barcelone et de Vence, sous les berceaux de vignes de Ségovie, au milieu des bois de châtaigniers de l'Estrémadure. Placés non loin des villes, dans des sites agréables et solitaires, ils avaient couvert la Péninsule de leurs établissements de Grenade à Lisbonne, de Séville à Saragosse. Ils s'étaient d'abord consacrés à la contemplation et à la prière. Ils vivaient d'aumônes, et depuis le milieu de la nuit jusqu'à l'extrémité du jour ils chantaient avec une assiduité et une pompe singulières les louanges de Dieu. Bientôt enrichis par les dons des peuples et les faveurs des monarques, les hiéronymites, dont l'ordre entier était gouverné par un général élu, dont chaque couvent était administré par un prieur triennal, avaient ajouté la science à la prière, la culture nouvelle des lettres à la pratique conservée des chants, et de moines pauvres, étaient devenus les possesseurs opulents de vastes terres, de nombreux bestiaux, de riches vergers. Aucuns religieux en Espagne ne célébraient le culte catholique avec une dignité plus imposante, ne faisaient entendre une musique aussi suave dans les chœurs de leurs églises, ne distribuaient de plus abondantes aumônes à la porte de leurs couvents, n'offraient aux voyageurs dans leurs établissements une plus généreuse hospitalité[11].

Leur monastère de Yuste, que la demeure de l'empereur devait rendre si célèbre, avait été fondé au commencement du quinzième siècle, près d'un petit cours d'eau dont il avait pris le nom, dans une chaîne de l'Estrémadure, coupée de vallées, couverte d'arbres, arrosée par des ruisseaux qui descendaient des cimes neigeuses de la montagne. De ce site pittoresque, ayant à l'est et. au sud les plaines da Talavera et d'Arañuelo, la vue dominait le cours du Tietar et du Tage, plongeait sur les belles cultures et les riants villages qui s'élevaient du milieu des bois dans le magnifique bassin de la Vera de Plasencia, et apercevait à l'horizon lointain les monts azurés de Guadalupe. Quelques ermites y avaient élevé en 1402 des cabanes dans la forêt de châtaigniers et de noyers qui couvrait les flancs de la montagne. Ils avaient reçu en 1408, par la puissante entremise de l'infant don Ferdinand, une bulle qui les autorisait à transformer leurs humbles cellules en monastère hiéronymite. La généreuse maison de Toledo les avait assistés de ses richesses. En 1415, elle leur avait assuré un revenu suffisant pour l'entretien d'un prieur et de douze religieux, et les hiéronymites reconnaissants de Yuste avaient déféré aux comtes d'Oropesa, de cette maison, dont le château de Jarandilla était à deux lieues de Yuste, le protectorat héréditaire de leur couvent. Depuis lors, enrichis par des dons et par des legs, secondés par le concours des grandes maisons conventuelles de Guisando et de Notre-Dame de Guadalupe, les moines de Yuste, devenus plus nombreux, avaient agrandi leur demeure et leurs possessions. Ils entretenaient des chapelles et des ermitages dans la forêt ; ils avaient planté autour d'eux des vergers d'arbres fruitiers et des bois d'oliviers ; ils avaient donné plus d'étendue à leur hospice ; ils avaient reconstruit leur église en la rendant plus spacieuse et plus solide et ils avaient en dernier lieu ajouté à leur petit cloître primitif, un cloître assez vaste dont les lignes régulières et élégantes rappelaient l'architecture gréco-romaine récemment introduite d'Italie en Espagne.

Tel était le monastère que Charles-Quint choisit pour sa retraite. L'agréable salubrité du lieu et sa paisible solitude lui semblèrent convenir également à un corps aussi infirme que le sien et à une âme aussi fatiguée. Mais en se retirant au milieu des hiéronymites de Yuste, dont il connaissait le savoir étendu et dont il estimait la pieuse régularité, il ne voulut ni prendre leur genre de vie ni le troubler. Il se proposa de faire construire à côté de leur couvent un édifice contigu et séparé, d'où il pût avoir le libre usage de l'église du monastère et se donner, quand cela lui conviendrait, la compagnie des moines, en conservant ainsi son indépendance et en respectant la leur. Dès le 30 juin 1553, il ordonna de remettre de l'argent au prieur général des hiéronymites[12], et, le 13 décembre suivant, deux années avant son abdication, et non quelques mois, comme le dit, Robertson, il écrivit à son fils une lettre réservée et toute de sa main dans laquelle il prescrivait de faire bâtir sur le flanc du monastère de Yuste une habitation suffisante pour y vivre avec la suite des serviteurs les plus indispensables à une personne dans une condition privée[13]. Il recommanda au prince et au secrétaire d'état Vasquez de Molina, qu'il instruisit de son dessein sous le plus grand secret, de s'adresser pour l'exécution au prieur général Juan de Ortega, dans lequel il avait la plus grande confiance. Il chargea le contador Francisco Almaguer de mettre à la disposition du prieur l'argent nécessaire pour construire cet édifice sur le plan qu'il en avait fait dresser et dont il soumit l'exécution à Gaspar de Vega et à Alonso de Covarrubias, les deux plus célèbres architectes de l'Espagne. Après avoir prescrit d'élever à côté du couvent la modeste résidence royale dont les religieux de Yuste avaient surpris et divulgué la destination[14], Charles-Quint disposa tout pour laisser à son fils la domination le moins embarrassée qu'il lui serait possible.

L'empereur avait compté passer en Espagne dans l'automne de l'année 1554[15]. Il espérait que son fils, après la célébration du mariage avec la reine Marie Tudor, ne tarderait pas à se rendre auprès de lui. Mais Philippe, retenu en Angleterre par des affaires majeures et les pressantes instances de son épouse, n'arriva à Bruxelles que le 8 septembre de l'année suivante[16]. Dans les délibérations qui suivirent son arrivée, et auxquelles prirent part l'empereur, le prince Philippe, la reine douairière de Hongrie et leurs principaux ministres, il fut arrêté que l'empereur abdiquerait en premier lieu la souveraineté des Pays-Bas, et ferait recevoir son fils comme son successeur clans une assemblée solennelle des états généraux de ces provinces. Les états particuliers furent convoqués afin d'envoyer des députés à Bruxelles, munis des pouvoirs nécessaires. La cérémonie de l'abdication, fixée d'abord au 14 octobre, fut successivement reculée jusqu'au 25. Le 20 l'empereur réunit les chevaliers de la Toison d'or présents dans la capitale, et leur annonça son intention de se démettre de la grande maîtrise de l'ordre en faveur de son fils. Le lendemain il les réunit de nouveau en un conseil qu'il présida. Philippe était à côté de son père. Celui-ci rappela sa communication de la veille, et invita les chevaliers à reconnaître le roi son fils pour chef de l'ordre, après qu'il aurait été investi de la souveraineté des Pays-Bas. Philippe se retira alors, et la proposition de l'empereur fut mise aux voix. Tous les membres de l'assemblée émirent un vote affirmatif. C'étaient le duc de Savoie, les comtes de Boussu, de Lalaing, d'Egmont, d'Aremberg, le marquis de la Vère, les seigneurs de Bréderode, de Bugnicourt, de Molembais et Pierre de Werchin, sénéchal de Hainaut Philippe rentra ensuite, et les chevaliers ses confrères lui adressèrent leurs félicitations.

L'empereur entretint après cela le conseil de l'ordre du dessein qu'il avait de renvoyer au roi de France le collier de celui de Saint-Michel dont François Ier l'avait décoré. Les motifs de cette résolution étaient l'inimitié que ce roi lui avait montrée jusqu'à sa mort et que le roi régnant lui continuait, l'admission dans l'ordre d'hérétiques, de traitres et d'autres personnes infames, sa détermination bien arrêtée de n'en point porter les insignes et de n'en point observer les statuts en Espagne où il allait se rendre. Les chevaliers furent unanimes à approuver son dessein[17].

Le même jour, Charles-Quint pourvut à un nombre considérable de dignités ecclésiastiques et de charges civiles et militaires qui étaient vacantes : ce fut comme son testament administratif. La faveur n'eut point de part à ces promotions ; le mérite, les services rendus à l'état furent les seuls titres auxquels l'empereur eut égard. Il nomma, entre autres, chef des finances Philippe de Montmorency, seigneur d'Hachicourt, et trésorier général Pierre Boisot. Charles de Brimeu, comte de Mégem, eut le gouvernement du duché de Luxembourg et. du comté de Chiny ; Charles, baron de Berlaimont et de Hierges, celui du comté de Namur ; Jean de Montmorency, seigneur de Courrières, celui de Lille, Douai et Orchies ; le sénéchal de Hainaut, Pierre de Werchin, celui de Tournai et du Tournaisis. Maximilien de Melun, vicomte de Gand, fut fait gouverneur et capitaine d'Arras, Avesnes, Auhigny et leurs dépendances ; Philippe de Sainte-Aldegonde, seigneur de Noircarmes, bailli et capitaine de Saint-Omer ; François, seigneur de Noyelles et de Stade, gouverneur et capitaine de Béthune ; George, seigneur de Beaufort, capitaine du grand château de l'Écluse ; Philippe de Chassey, capitaine du château de Rupelmonde ; Adolphe de Bourgogne, seigneur de Wacken, grand bailli de Gand ; dosse, seigneur de Courtewille et de Borst, haut bailli, capitaine et châtelain d'Audenarde ; Antoine de Northoud, haut bailli de Termonde ; Philippe de Senzeille, vicomte d'Aublain, maire de Namur ; Ferry de Carondelet, châtelain d'Ath. Le docteur Joachim Hopperus, entra au grand conseil de Malines : c'était son début dans les affaires publiques. L'empereur donna la présidence du conseil d'Artois à Pierre Asset, seigneur d'Aigny et de Naves, qui depuis, appelé à voter dans le procès des comtes d'Egmont et de Hornes, fit preuve, dit M. Gachard, d'une indépendance rare à cette époque[18].

Au moment où Charles-Quint allait consommer le sacrifice de ses dignités terrestres, il avait souhaité avoir une entrevue avec le roi des Romains, son frère. Les rapports entre les deux chefs de la maison d'Autriche s'étaient refroidis depuis que Charles avait essayé de faire passer la couronne impériale sur la tête de son fils. Le mariage de Philippe avec la reine d'Angleterre venait de donner à Ferdinand et à ses enfants un nouveau sujet de déplaisir : le roi des Romains avait aspiré à la main de la reine pour le second de ses fils, celui qui portait son nom. Charles-Quint eût été heureux, avant de s'ensevelir dans la retraite, de voir la concorde rétablie entre tous les membres de la famille impériale ; il aurait voulu aussi entretenir le roi des Romains de la situation de l'Allemagne. Ferdinand ne se rendit pas à ce désir : il allégua le soin qu'il devait aux affaires de l'empire, et se contenta de faire partir pour les Pays-Bas son second fils ; encore le fit-il au dernier moment. L'archiduc Ferdinand arriva à Bruxelles le lendemain de l'abdication, et n'y resta que huit jours[19].

Au mois de janvier 1554, l'empereur avait fait faire des changements et des restaurations à sa petite maison du Parc ; ces travaux avaient été exécutés sous la direction de l'architecte Pierre Van Wyenhoven. Les deux pièces dont se composait son appartement avaient été peintes en vert, et les murs ainsi que les fenêtres ornés d'écussons à ses armes, avec la devise : Plus oultre[20]. Un corridor communiquait de sa chambre avec une petite chapelle, où l'office divin se célébrait pour lui. Les autres pièces étaient occupées par les personnes attachées à son service le plus intime, et par Jean de Poupet, seigneur de la Chaulx, son sommelier de corps.

Le vendredi 25 octobre 1555, un peu avant trois heures, l'empereur partit de sa petite maison, accompagné du roi Philippe, du duc Emmanuel-Philibert de Savoie, du comte de Boussu, son grand écuyer, du seigneur de la Chaulx et de plusieurs autres grands personnages. Ses infirmités ne lui permettant plus l'usage du cheval, il montait une petite mule. Il se dirigea vers la cour, en longeant le Parc dans toute son étendue[21].

C'était la grande salle du palais[22], celle même où, quarante ans auparavant, il avait été émancipé en présence des états, que l'empereur avait choisie pour l'importante cérémonie dont le bruit allait bientôt retentir dans l'Europe entière. Par les soins de la reine Marie, cette vaste salle avait été décorée avec magnificence. Tout autour on voyait la tapisserie de la Toison d'or, représentant l'histoire de Gédéon[23]. Une estrade, couverte de riches tapis, occupait le fond de la salle du côté de l'occident ; on y avait placé le dosseret aux armes de Bourgogne, avec trois fauteuils : l'un pour l'empereur, le second pour le roi Philippe, le troisième pour la reine de Hongrie. A droite et à gauche du dais, des bancs tapissés étaient disposés pour les chevaliers de la Toison d'or, les princes, les grands seigneurs et les ministres qui composaient les trois conseils collatéraux. En bas, et vis-à-vis de l'estrade, il y avait des bancs non tapissés pour les membres des états[24]. Un espace séparé de cette partie de la salle par une barrière avait été réservé pour le public.

L'empereur, à son arrivée au palais, monta dans la chambre qu'il avait habitée. On lui dit alors que la foule avait envahi plusieurs pièces voisines ; il ordonna qu'elles fussent évacuées sur le champ, ce qui ne se fit pas sans exciter quelques murmures[25]. Peu après il se rendit dans la salle des séances du conseil privé, où l'attendaient le roi, la reine Marie, le duc de Savoie et les chevaliers de la Toison d'or. Pendant ce temps les députés aux états généraux arrivaient et prenaient les places qui leur étaient assignées, selon l'ordre observé de tout temps entre les provinces : les duchés venant d'abord, et à leur tête le Brabant ; les comtés ensuite, parmi lesquels le premier rang appartenait à la Flandre ; puis les seigneuries. Jamais peut-être l'assemblée des états généraux n'avait été aussi nombreuse ni aussi imposante ; la Flandre seule y comptait plus de cent représentants[26]. L'espace réservé au public avait été de bonne heure envahi par la foule.

Lorsque tout le monde fut placé non sans peine[27], la grande porte de la salle, que gardaient les archers et les hallebardiers de la cour, s'ouvrit, et l'empereur parut. Aux derniers états généraux tenus dans le même lieu, le 1er mars 1554, Charles-Quint avait fait son entrée, s'appuyant sur un bâton. Cette fois il entra, tenant aussi de la main gauche un bâton pour se soutenir, mais ayant de plus la main droite appuyée sur l'épaule du prince d'Orange[28]. A sa suite marchaient le roi Philippe, la reine Marie, le duc de Savoie, les chevaliers de la Toison d'or revêtus de leur grand collier, les membres des conseils collatéraux et les officiers des trois maisons royales[29].

Les représentants des états, à l'aspect du souverain, se levèrent avec empressement et s'inclinèrent. L'empereur, leur rendant le salut, se dirigea vers l'estrade. Il prit place sous le dais, clans le fauteuil du milieu, faisant asseoir à sa droite le roi Philippe, à sa gauche la reine Marie. Le duc de Savoie occupa un siège particulier auprès de la reine. Les chevaliers de l'ordre, les membres des conseils se placèrent sur les bancs qui leur étaient destinés. Les seigneurs et les gentilshommes qui ne remplissaient que des charges de cour, restèrent debout au pied de l'estrade. L'empereur fit signe aux membres des états de s'asseoir.

Un silence profond s'établit aussitôt. Philibert de Bruxelles, anversois, membre du conseil privé et du conseil d'état, savant jurisconsulte, prit la parole sur les ordres de l'empereur. Il déduisit d'abord les raisons déjà connues qui contraignaient l'auguste monarque d'abdiquer la souveraineté des Pays-Bas, pour se retirer en Espagne. L'air de ce pays convenait mieux à sa santé, laquelle s'outrageoit grandement des froidures. L'orateur dit ensuite que, ne doutant point de l'acceptation des états, l'empereur remettait entre les mains du roi son fils l'entière possession du pays et les déliait de leurs serments ; qu'il les priait de prendre en bonne part ce qu'il avait fait pour leur bien ; qu'il regrettait de n'avoir pu faire davantage, car tout se devoit à de si bons et loyaux sujets, qu'il les remerciait du concours qu'il avait trouvé en eux, des bons avis qu'il en avait reçus, des grandes et notables aides dont il leur avait été redevable. Voulant au moment où il prenait congé d'eux, leur prouver encore sa sollicitude, il leur recommandait le service de Dieu, le maintien de sa sainte foi et religion, l'obéissance due à l'Église, l'observation inviolable des édits qu'il avait publiés à cette fin. Il attachait, disait l'orateur, à cet objet une importance capitale, et il recommanderait très expressément à son fils d'y consacrer des soins particuliers. Il exhortait enfin les états à révérer la justice, sans laquelle le corps de la république ne se peut soutenir, à vivre en bonne union, s'aidant les uns les autres, et à se montrer envers le roi son successeur aussi loyaux et affectionnés sujets qu'ils n'avaient cessé de l'être envers lui[30].

L'émotion était grande ; elle fut à son comble quand on vit l'empereur se disposer à parler lui-même. Charles, se levant donc, s'appuya sur l'épaule du prince d'Orange, et prit la parole en ces termes[31] : Bien que Philibert de Bruxelles vous ait amplement expliqué, mes amis, les causes qui m'ont déterminé à renoncer à ces états et à les laisser à mon fils don Philippe pour qu'il les possède et les régisse, je désire vous dire encore certaines choses de ma propre bouche. Vous vous en souvenez, le 3 février de cette année, il y a eu quarante ans accomplis que mon aïeul l'empereur Maximilien, dans le même lieu et à la même heure, m'émancipa à l'âge de quinze ans, me tira de la tutelle sous laquelle j'étais, et me rendit seigneur de moi-même. L'année suivante, qui fut la seizième de mon âge, mourut le roi Ferdinand, mon aïeul, père de ma mère, dans le royaume duquel je commençai à régner, parce que ma mère bien aimée, qui est morte depuis peu, était restée, après la mort de mon père, avec le jugement égaré et n'avait jamais recouvré assez de santé pour gouverner elle-même. J'allai donc en Espagne, à travers l'Océan. Bientôt survint la mort de mon aïeul Maximilien, à la dix-neuvième année de mon âge, et quoique je fusse encore fort jeune, on me conféra à sa place la dignité impériale. Je n'y prétendis pas par une ambition désordonnée de commander à beaucoup de royaumes, mais afin de procurer le bien de l'Allemagne, de pourvoir à la défense des Pays-Bas, de consacrer toutes mes forces au salut de la chrétienté contre le Turc et de travailler à l'accroissement de la religion chrétienne. Mais, si ce zèle fut en moi, je ne pus pas le montrer autant que je l'aurais voulu, à cause des troubles suscités par les hérésies de Luther et des autres novateurs de l'Allemagne, et à cause des guerres périlleuses où m'ont jeté l'inimitié et l'envie des princes mes voisins, et dont je me suis heureusement tiré par la faveur divine.

Racontant ensuite brièvement les agitations multipliées de sa vie, il dit qu'il était allé neuf fois en Allemagne, qu'il s'était rendu six fois en Espagne, sept fois en Italie, qu'il était venu dix fois aux Pays-Bas, qu'il avait passé deux fois en Angleterre et deux autres fois en Afrique, et que, pour accomplir ces voyages ou ces expéditions, au nombre desquels il ne comptait pas les courses de peu d'importance, il avait traversé huit fois la Méditerranée et trois fois l'Océan. Cette fois, ajoutait-il, sera la quatrième, pour aller m'ensevelir en Espagne[32]. Je peux dire que rien ne m'a été plus pénible et n'afflige autant mon esprit que ce que j'éprouve en vous quittant aujourd'hui, sans vous laisser avec la paix et dans le repos que j'aurais désiré. Ma sœur Marie, qui, pendant mes absences vous a si sagement gouvernés et si bien défendus, vous a expliqué, dans la dernière assemblée, la cause de la résolution que je prends. Je ne peux plus m'occuper des affaires sans une très grande fatigue pour moi et sans un extrême détriment pour elles[33]. Les soucis que donne une si grande charge, l'accablement qu'elle cause, mes infirmités, une santé tout à fait ruinée, ne me laissent plus les forces suffisantes pour gouverner les états que Dieu m'a confiés ; le peu qui m'en reste va disparaitre bientôt. Aussi aurais-je déposé depuis longtemps ce fardeau, si le jeune âge de mon fils et l'incapacité de ma mère n'avaient pas forcé et mon esprit et mon corps à en supporter le poids jusqu'à cette heure. La dernière fois que je suis allé en Allemagne, j'étais déterminé à faire ce que vous me voyez faire aujourd'hui, mais je ne pus m'y résoudre encore en voyant le misérable état de la république chrétienne livrée à tant de tumultes, de nouveautés, d'opinions particulières dans la foi, de guerres plus que civiles, et finalement tombée dans d'aussi déplorables désordres ; j'en fus détourné parce que mes maux n'étaient pas encore si grands et que j'espérais donner un bon terme à toutes choses et ramener la paix. Afin de ne pas manquer à ce que je devais, j'exposai mes forces, mes biens, mon repos et même ma vie pour le salut de la chrétienté et la défense de mes sujets. Je sortis de là avec une partie de ce que je désirais tant. Mais le roi de France et quelques Allemands, manquant à la paix et à l'accord qu'ils avaient jurés, marchèrent contre moi et faillirent me prendre. Le roi de France s'empara de la cité de Metz, et moi, au cœur de l'hiver, par la rigueur du froid, au milieu des eaux et des neiges, je m'avançai à la tête d'une puissante armée levée à mes frais pour la reprendre et la restituer à l'empire. Les Allemands virent que je n'avais pas encore déposé la couronne impériale et n'entendais laisser diminuer en rien la majesté qu'elle avait toujours eue.

Et ici, entrant dans le détail de sa lutte mec la France, il en rappela les incidents variés pendant les deux dernières années. Puis il ajouta : J'ai exécuté tout ce que Dieu a permis, car les évènements dépendent de la volonté de Dieu. Nous autres hommes agissons selon notre pouvoir, nos forces, notre esprit, et Dieu donne la victoire et permet la défaite. J'ai fait constamment ce que j'ai pu, et Dieu m'a aidé. Je lui rends des grâces infinies de m'avoir secouru dans mes plus grandes traverses et dans tous mes dangers.

Aujourd'hui je me sens si fatigué, que je ne saurais vous être d'aucun secours, comme vous le voyez vous-mêmes. Dans l'état d'accablement et de faiblesse où je me trouve, j'aurais un grand et rigoureux compte à rendre à Dieu et aux hommes, si je ne déposais l'autorité, ainsi que je l'ai résolu, puisque mon fils, le roi Philippe, est en âge suffisant pour pouvoir vous gouverner et qu'il sera, comme je l'espère, un bon prince pour tous mes sujets bien-aimés. Je suis donc déterminé à passer en Espagne, à céder à mon fils Philippe la possession de tous mes états, et à mon frère, le roi des Romains, l'empire. Je vous recommande beaucoup mon fils, et je vous demande, en souvenir de moi, d'avoir pour lui l'amour que vous avez toujours eu pour moi. Je vous demande aussi de conserver entre vous la même affection et le même accord. Soyez obéissants envers la justice, zélés dans l'observation des lois, gardez le respect en tout ce qui se doit, et ne refusez pas à l'autorité l'appui dont elle a besoin.

Prenez garde surtout de vous laisser infecter par les sectes des pays voisins. Extirpez-en bien vite les germes s'ils paraissent parmi vous, de peur que, s'étendant, ils ne bouleversent votre état de fond en comble, et que vous ne tombiez dans les plus extrêmes calamités. Quant à la manière dont je vous ai gouvernés, j'avoue m'être trompé plus d'une fois, égaré par l'inexpérience de la jeunesse, par les présomptions de l'âge viril, ou par quelque autre vice de la faiblesse humaine. J'ose cependant affirmer que jamais, de ma connaissance et avec mon assentiment, il n'a été fait tort ou violence à aucun de mes sujets. Si donc quelqu'un peut justement se plaindre d'en avoir souffert, j'atteste que c'est à mon insu et malgré moi ; je déclare devant tout le monde que je le regrette du fond du cœur, et je supplie les présents ainsi que les absents de vouloir bien me le pardonner[34].

L'empereur, se tournant alors vers son fils avec une extrême tendresse, lui recommanda, dans les ternies les plus pathétiques, de défendre la foi de ses ancêtres et de régir ses sujets en paix et en justice. Puis, ne pouvant plus se soutenir fuir ses pieds, la voix altérée par l'émotion, le visage pâli par la fatigue, il se laissa tomber sur son siège. On l'avait écouté dans le plus religieux silence, avec des sentiments qui avaient eu peine à se contenir, et qui éclatèrent de toutes parts lorsqu'il eut fini de parler. Son discours, dit un de ceux qui l'entendirent, remua l'âme de tout le monde ; le plus grand nombre pleurait, quelques-uns sanglotaient ; l'attendrissement gagna l'empereur et la reine Marie, et moi j'avais le visage inondé de larmes[35].

Alors maitre Jacques Maes, premier conseiller pensionnaire de la ville d'Anvers et l'un des députés du Brabant, se leva. S'adressant à l'empereur au nom des états, dans un discours dont l'emphase contrastait avec le naturel et la simplicité de celui de Charles-Quint, l'orateur dit qu'ils avaient appris avec un inexprimable regret sa détermination, car ils ne désiraient rien plus que de continuer à vivre sous son juste, doux et modéré gouvernement. Ni la difficulté des circonstances, ni les calamités de la guerre actuelle, ni autres adversités quelconques n'étaient capables d'altérer leur amour et leur dévouement. Ils lui eussent donc fait d'instantes et humbles prières pour le faire revenir sur cette détermination, s'ils n'avaient été certains qu'elle était irrévocable et fondée sur des motifs impérieux. L'orateur ajouta que les états généraux, se soumettant à la volonté de leur prince, étaient prêts à accepter la cession qu'il faisait des Pays-Bas, à recevoir le prince son fils, à le servir avec autant de zèle et d'affection qu'ils en avaient montré à lui-même. Les états priaient ensuite l'empereur de continuer au pays son ancienne bienveillance, lui offraient cent mille bons souhaits pour l'heureuse issue de son voyage en Espagne, et lui promettaient de ne pas oublier ses sages avertissements en ce qui concernait le maintien de la justice, l'union des provinces entre elles et la conservation de la foi catholique[36].

Après ces paroles de l'orateur des états généraux, il ne restait à Charles-Quint qu'à investir son successeur de la souveraineté des Pays-Bas. Philippe se jeta aux genoux de son père, et voulut lui baiser la main. L'empereur le releva, le serra tendrement dans ses bras, et lui dit en espagnol : Mon cher fils, je vous donne, cède et transporte tous mes pays de par deçà comme je les possède, avec tous les avantages, profits et émoluments qui en dépendent. Je vous recommande la religion catholique et la justice[37].

Philippe répondit à son père, dans la même langue : Sire, vous m'imposez une très grande charge. Néanmoins, j'ai toujours été obéissant à Votre Majesté, et, cette fois encore, je me soumettrai à sa volonté, en acceptant les pays qu'elle me cède. Je supplie Votre Majesté de leur venir en aide et de les avoir en bonne recommandation[38].

Cette scène augmenta encore l'émotion de l'empereur, qui, se tournant vers les états, leur dit : Vous ne devez être émerveillés, si, vieux et débile de tous mes membres, tel que je suis, et aussi pour l'amitié, je verse quelques larmes[39]. Alors un secrétaire donna lecture des lettres patentes de cession, portant la date de ce jour[40]. Et, cette lecture faite, Philippe, retourné à sa place, et assis sur son siège[41], dit aux états : combien que j'entends raisonnablement le langage françois, si ne l'ai-je pas encore si prompt que pour vous pouvoir parler en icelui[42]. Vous entendrez ce que l'évêque d'Arras vous dira de ma part.

A ces mots, Granvelle s'avança, et, dans un discours habile et éloquent, il s'attacha d'abord à bien établir que le commandement exprès et réitéré de l'empereur avait pu seul déterminer son fils à accepter la renonciation faite en sa faveur. Il remercia ensuite, en termes affectueux, au nom du roi, les états de la bonne volonté avec laquelle ceux-ci avaient accueilli leur nouveau prince. Le roi espère, dit Granvelle, que des sujets aussi fidèles, aussi loyaux, aussi attachés à leur souverain, correspondront toujours à son propre amour pour eux. Il n'épargnera rien, pas même sa propre personne, pour leur procurer repos et prospérité. Le conseiller Maes avait supplié le roi de ne pas s'éloigner des Pays-Bas aussi longtemps que durerait la guerre avec la France. L'évêque d'Arras donna l'assurance que le prince resterait avec eux tout le temps que ses affaires le lui permettraient, et qu'il y reviendrait toutes les fois que sa présence serait nécessaire. Fidèle observateur des intentions de son père, dit. Granvelle en finissant, le roi apportera un soin vigilant à tout ce qui touche le service de Dieu, le soutien de la foi catholique, l'obéissance due à la sainte Église ; il veillera à ce que la justice soit administrée sans distinction de personnes ; il observera et fera observer les coutumes, libertés et privilèges du pays. Le monarque, ajouta l'orateur, est prêt à renouveler, comme souverain, le serment qu'il a prêté, il y a six ans, à chacune des provinces, comme héritier présomptif[43].

L'évêque d'Arras étant retourné à sa place, la reine Marie demanda à l'empereur la permission d'adresser quelques paroles aux états. Elle déclara se démettre publiquement de l'administration des Pays-Bas, qu'elle avait exercée avec une habileté supérieure durant vingt-quatre années. Aucune prière n'avait pu la décider à conserver le pouvoir. Cette femme d'un grand cœur, dit M. Mignet, d'un esprit haut et ferme, malade comme Charles-Quint, et fatiguée de l'autorité comme lui, voulait passer dans le repos et dans la prière le reste des jours qu'elle avait encore à vivre. Elle disait qu'à son âge, après avoir servi plus de vingt-quatre ans sous l'empereur son frère, il ne lui convenait pas de recommencer à servir sous le roi son neveu, et qu'il fallait se contenter le reste de sa vie d'un Dieu et d'un maitre[44]. Décidée à suivre en Espagne le frère qu'elle aimait par-dessus tout, elle prit congé des peuples de la Belgique en priant leurs députés d'avoir pour agréables ses services passés, en les remerciant de leur zélé concours, en leur recommandant de déférer aux sages conseils de leur ancien souverain, d'être docilement attachés à leur prince nouveau, et en leur souhaitant les plus grandes prospérités. En quelque lieu que je me trouve, ajouta-t-elle en finissant, je m'intéresserai à tout ce qui vous touche, et vous trouverez en moi l'affection que j'ai toujours eue pour votre patrie, qui est aussi la mienne[45].

Ces paroles affectueuses renouvelèrent les émotions de l'assemblée. Charles-Quint remercia avec tendresse sa sœur des longs et fidèles services qu'elle lui avait rendus. Le conseiller Maes, se rendant une seconde fois l'interprète des états généraux, assura la reine de la reconnaissance que le pays conserverait de son administration. Quelques mots de l'évêque d'Arras, pour annoncer aux états, de la part du roi, que la prestation réciproque des serments aurait lieu le lendemain, terminèrent cette imposante cérémonie, qui resta sans imitation dans l'avenir, selon le langage de M. Gachard, comme elle était sans exemple dans le passé. L'empereur se leva, et, suivi du cortège qui l'avait accompagné à son entrée, se dirigea vers la chambre du conseil privé. Là il attendit que les députés et les autres assistants eussent quitté le palais, puis reprit tranquillement le chemin de sa petite maison.

Six semaines avant d'abdiquer, Charles-Quint, on se le rappelle, avait fait convoquer à Bruxelles les députés des provinces des Pays-Bas, et la reine Marie avait demandé en son nom à chaque députation en particulier de nouveaux subsides pour la continuation de la guerre. Cette demande, faite dans un moment où les ministres les plus dévoués étaient les premiers à reconnaître que le pays succombait sous le poids des impôts[46], avait été accueillie avec une répugnance facile à concevoir. Plusieurs provinces, la Flandre notamment, n'y avaient pas encore répondu le 25 octobre. Charles-Quint, quoique, depuis ce jour, il n'exerçât plus aucun pouvoir aux Pays-Bas, consentit à intervenir de sa personne auprès des quatre membres de Flandre. Il leur écrivit en les requérant très affectueusement de se vouloir esvertuer pour accorder pleinement et promptement la demande qu'il leur avoit faite, pour estre icelle la dernière[47]. Cet appel de l'empereur produisit son effet. Les quatre membres accordèrent la somme de quatre cent quatre-vingt mille florins réclamée d'eux, et leur exemple fut suivi par les états de Brabant, d'Artois, de Hainaut, de Hollande et de Zélande.

Ces subsides permirent d'achever le licenciement résolu d'une partie de l'armée. Ce licenciement ne s'effectua pas pourtant sans de grandes difficultés. Un corps de cavalerie s'était jeté sur le plat pays du Hainaut et y vivait aux dépens des habitants. Enfin, au mois de janvier 1556, le prince d'Orange, qui était venu camper à Oignies, parvint à faire admettre ses propositions par les capitaines intéressés. Au milieu de ces embarras, le prince avait poursuivi les travaux de la nouvelle forteresse, et, dès la fin de décembre, elle avait pu recevoir garnison Le 17 janvier 1556, le régiment de Lazare Zwendy y entra[48], et son colonel en fut le premier gouverneur[49]. Le fort reçut le nom de Philippeville pour avoir esté fondé et basti à l'avènement du règne de Philippe II, et, pour le peupler, le prince d'Orange distribua les terrains de l'intérieur à quiconque voudrait s'y établir.

Charles avait abdiqué la souveraineté des Pays-Bas, mais il demeurait souverain de ses royaumes d'Espagne. L'empereur ne se pressa point de transporter à Philippe cette partie de sa souveraineté. On a prétendu que Philippe s'en plaignit, et alla jusqu'à dire à son père que s'il ne lui cédait pas l'Espagne, mieux valait qu'il reprit tout ce qu'il lui avait donné[50]. Quoi qu'il en soit, cette transmission fut l'objet de trois renonciations successives, qui s'accomplirent le 16 janvier 1556, en la petite maison du Parc. La première comprenait les royaumes de Castille, de Léon, de Grenade, de Navarre, des Indes, îles et terre ferme de la mer Océane découvertes et à découvrir, les grandes maîtrises des ordres de Saint-Jacques, d'Alcantara et de Calatrava. La deuxième s'appliquait aux royaumes d'Aragon, de Valence, de Sardaigne, de Majorque, à la principauté de Catalogne, aux comtés de Barcelone, de Roussillon, de Cerdagne et aux îles adjacentes. La troisième était relative au royaume de Sicile. Dans aucun de ces actes, pas plus que dans les lettres du 25 octobre 1555, il n'est question d'une rente que Charles-Quint se serait réservée, de cent mille écus selon plusieurs historiens[51], de deux cent mille ducats selon d'autres[52]. De toutes ses couronnes héréditaires Charles ne gardait plus que celle du comté de Bourgogne. Des raisons particulières, puisées dans l'intérêt de ce petit pays, l'avaient déterminé à en suspendre la cession. La chose fut faite par des commissaires, le 10 juin 1556, dans une assemblée des états du comté tenue à Dôle.

 

Cependant des négociations s'étaient renouées pendant l'hiver entre l'Espagne et la France à l'occasion d'un échange de prisonniers, et les préliminaires posés par les négociateurs, Lalaing et Coligny, présageaient une pacifique conclusion. La France ne souffrait pas moins de la guerre que les Pays-Bas, estant le peuple si appauvri des exactions et contributions, tant ordinaires et extraordinaires, emprunts des rentes, deniers clairs, vaisselles et autres semblables meubles, estans les changeurs et banquiers si en arrière par le grand crédit qu'ils avaient fait ; estant le pays si défourni d'argent, pour avoir esté tiré hors d'icelluy ès lieu où la guerre et gens de guerre se sont levés et entretenus ; estans les églises et ecclésiastiques si rechastrés par les décimes et accrues de décimes et autres impositions, comme des cloches et calices ; estant la noblesse si pauvre et désacréditée pour les contributions, pour avoir servi aux bans et arrière bans, pour avoir au service du roi et longs voyages soutenu grands frais, pour estre les domaines du roi du tout vendus, et toutes les inventions des finances mises en exécution ; ne lui restaus que les tailles ordinaires, déjà pour la plupart. engagées aux banquiers, et auxquelles le même peuple n'avoit moyen de fournir, tellement que non pour la volonté que ledit sieur roi avoit au bien de la paix, mais pour respirer et remettre son peuple du désespoir où l'on le voyoit[53], il ne montra plus la roideur affectée par ses ministres aux conférences de Marcq. Les négociations ouvertes en l'abbaye de Vaucelles, près de Cambrai, aboutirent, le 5 février 1556, à une trêve de cinq ans. Cette trêve s'étendait, par terre et par mer, à tous les états de la France et de la maison d'Autriche ; elle rétablissait entre eux la liberté des communications et, du commerce. Les parties contractantes conservaient les positions occupées par elles au moment de la signature du traité, et les particuliers étaient réintégrés dans la possession de leurs biens, sans qu'il leur fût permis toutefois d'en réclamer les revenus déjà perçus. Une convention spéciale fixa au montant de trois mois de la solde de leur grade, la rançon des prisonniers de guerre. Seulement il était fait exception pour François de Montmorency, Robert de la Marck, le duc d'Arschot et le comte de Mansfeld : les capitaines qui avaient pris ces grands seigneurs n'avaient pas voulu renoncer au bénéfice de ces riches captures[54].

Charles-Quint accueillit avec une satisfaction qu'il ne dissimula point les ambassadeurs de Henri II, lorsqu'ils se rendirent à Bruxelles pour faire ratifier par Philippe II et par lui la trêve de Vaucelles, qui semblait éloigner, dit M. Mignet, tout danger de la monarchie espagnole. Ce fut l'amiral de Coligny, accompagné de l'évêque de Limoges, Sébastien de l'Aubespine, de ses deux cousins Damville et Méru, fils du connétable Anne de Montmorency, et de beaucoup de seigneurs et de gentilshommes[55], qui vint remplir cette mission vers la fin du mois de mars. Après que Philippe eut juré, dans le palais de Bruxelles, l'observation de la trêve, Coligny se rendit auprès de l'empereur, dans sa petite maison du Parc, pour recevoir de lui le même serment. Il arriva jusqu'à Charles-Quint à travers une double haie de seigneurs espagnols et flamands, qui remplissaient une petite salle de vingt-quatre pieds carrés précédant la chambre où se tenait l'empereur, et dont la dimension n'était pas plus grande. Il le trouva assis, à cause de sa goutte, vêtu de deuil, et ayant devant lui une table couverte d'un tapis noir[56]. Charles-Quint répondit très gracieusement aux félicitations que l'amiral de Coligny lui adressa sur la conclusion de la trêve, et il essaya d'ouvrir une lettre que l'amiral lui remit de la part du roi son maitre. Comme il n'y parvenait pas, à cause de la goutte qui tenait ses mains à moitié paralysées, l'évêque d'Arras, placé derrière son siège, s'avança pour lui venir en aide ; mais l'empereur n'y consentit point. Comment, monsieur d'Arras, lui dit-il, vous voulez me ravir le devoir auquel je suis tenu envers le roi mon bon frère ! S'il plaît à Dieu, un autre que moi ne le fera pas. Il brisa en même temps, par un plus grand effort, le fil qui tenait la lettre fermée, et, se tournant vers l'amiral, il ajouta avec un sourire qui n'était pas sans tristesse : Que direz-vous de moi, monsieur l'amiral ? Ne suis-je pas un brave cavalier pour courir et rompre une lance, moi qui ne puis qu'à bien grand'peine ouvrir une lettre ? Il s'enquit ensuite de la santé du roi et se glorifia de descendre par Marie de Bourgogne de la maison de France. Je tiens à beaucoup d'honneur, dit-il, d'être sorti, du côté paternel[57], du fleuron qui porte et soutient la plus célèbre couronne du monde[58].

Charles-Quint restait toujours empereur. Malgré le désir qu'il en avait, il n'avait pu déposer encore la couronne impériale. Depuis le traité de Passau, il s'était tenu étranger à l'administration de l'empire, et ses sentiments catholiques l'avaient détourné de prendre part aux résolutions finales de la diète d'Augsbourg, qui, par son recès du 21 septembre 1555, avait prescrit et réglé la paix perpétuelle de religion en Allemagne. Il avait laissé son frère Ferdinand coopérer seul, comme roi des Romains et sans recourir à lui, à une mesure désormais inévitable, mais qui donnait une existence définitive et légale à l'hérésie de Luther. Décidez, lui avait-il écrit[59], comme si j'étais en Espagne, et point en mon nom ni par mon pouvoir particulier. Pour vous en dire la cause sincèrement et comme il convient entre frères... c'est seulement pour le respect du point de la religion auquel j'ai les scrupules que je vous ai si particulièrement et si pleinement déclarés de bouche, surtout à notre dernière entrevue à Villach. Il n'avait donc pas été enveloppé[60], selon sa volonté formelle, dans l'accord qui consacrait en Allemagne la liberté et l'égalité religieuse entre les catholiques et les luthériens ; qui y maintenait la sécularisation des biens de l'ancienne Église opérée par les princes protestants ; qui prévoyait et y autorisait l'agrandissement de la confession d'Augsbourg, sous la seule réserve que si cette confession était embrassée par un évêque territorial ou un abbé possessionné, le changement particulier de celui-ci, qui perdrait son bénéfice, n'entraînerait point le changement de sa souveraineté, qui resterait comprise parmi les états catholiques[61].

Charles-Quint, disions-nous plus haut, prêt à consommer ses grands sacrifices, avait senti se réveiller la vive affection qui l'avait uni si longtemps à son frère Ferdinand, et que les désaccords de 1550 avaient un peu refroidie. Il le pressa de venir le voir encore une fois à Bruxelles avant qu'il se rendît en Espagne. Mais Ferdinand ne le put point, et lui exprima son profond regret d'en être empêché par l'état de ses affaires et les périls de ses royaumes. Il lui envoya en même temps son second fils, l'archiduc Ferdinand, pour le détourner de renoncer à l'empire, et le supplier, dans le cas où sa résolution à cet égard serait inébranlable, de consentir au moins à ne pas la rendre publique jusqu'à la prochaine diète[62]. Il désirait y préparer les esprits, afin que l'Allemagne ne fût pas surprise par la grande nouveauté d'une abdication, et que les électeurs ne fissent pas de difficulté, les deux frères vivant encore, de placer la couronne impériale de la tête de l'un sur la tête de l'autre.

Charles-Quint n'apprit pas sans peine que Ferdinand ne viendrait point le voir. Avant de partir pour si loin, lui écrivit-il, j'eusse désiré singulièrement avoir cette consolation[63]. Il eût également souhaité raffermir par la communauté des intérêts l'union des deux branches de la maison d'Autriche, qui allaient être irrévocablement séparées par le partage des souverainetés. Aussi, ajouta-t-il, avec alitant de tendresse que d'habileté : Où que je soye, vous trouverez tousjours en moy la mesme fraternelle et cordiale affection que je vous ai tousjours portée, accompagnée de très grand désir que l'amitié qu'avons tousjours eue ensemble se perpétue aussi aux nostres, à quoi je tiendrai de mon cossé la main, comme je suis certain que ferez du vostre, puisque, oultre que le devoir du sang le requiert, il importe aussi aux communes affaires de nous tous[64]. Afin de maintenir cet accord utile qui n'isolerait pas l'Espagne de l'Autriche, et conserverait l'appui de l'Allemagne aux états d'Italie, Charles-Quint déféra au vœu de Ferdinand, et il retarda la transmission de l'empire. Il le fit non seulement à sa prière, mais sur les instances de la reine de Hongrie sa sœur, du roi Philippe II son fils, qui joignirent leurs supplications à celles des deux archiducs Ferdinand et. Maximilien. Ce dernier et sa femme l'infante Marie, fille de l'empereur, étaient venus lui dire adieu avant son départ[65]. Il écrivit donc au roi des Romains que l'un des grands désirs qu'il eust en ce monde estait de se desnuer de tout[66], et que cependant dans la crainte de quelque trouble en Allemagne et de peur que les électeurs ne prétendissent pouvoir procéder à l'élection à son préjudice, il garderait le titre d'empereur, sans conserver l'administration de l'empire, jusqu'au moment où le roi des Romains se serait assuré des dispositions du collège électoral. Il lui confiait la direction de toutes les affaires, lui laissait l'exercice de tous les pouvoirs, et ne consentait pas même à envoyer des commissaires impériaux à la diète[67]. Ma conscience estant en cela deschargée, je me laisserai persuader, disait-il[68], à retenir le titre pour éviter les inconvénients mentionnés en vos lettres, bien que, s'il est aucunement possible de m'en défaire, c'est la chose de ce monde que plus je désire, et en quoi vous me pourrez donner plus de contentement.

L'empereur, croyant pouvoir se retirer à Yuste au printemps de 1556, avait donné l'ordre que tout fût prêt à cette époque pour l'y recevoir. Il avait déjà choisi les serviteurs de sa maison qui devaient l'accompagner au monastère. Cette maison, dont la composition était restée féodale, remarque M. Mignet, et dans laquelle se trouvaient plusieurs des plus grands seigneurs de l'Espagne, des Pays-Bas, de l'Allemagne, comprenait sept cent soixante-deux personnes de tous rangs et de toutes fonctions. Il en laissa les personnages les plus considérables au service de Philippe II et de Ferdinand ; il en désigna parmi les autres pour le suivre dans son voyage cent cinquante, dont plus d'un tiers devait s'enfermer au monastère de Yuste avec lui. A leur tête était le colonel Luis Mendez Quijada, seigneur de Villagarcia, qui figurait à son service depuis trente-quatre ans. Quijada avait beaucoup de sens, le cœur haut, le caractère grave et même un peu rude, la plus grande admiration comme le plus profond attachement pour l'empereur, envers lequel, sans cesser jamais d'être respectueux de sentiment, il se montra en bien des rencontres libre de langage au delà de ce que l'osaient l'être les sœurs et les enfants de Charles-Quint. Ce serviteur éprouvé, ce fier Castillan, ce simple et ferme chrétien, chef désigné de la petite colonie de Yuste, devait, en exact majordome et en vieux soldat, y conserver l'étiquette d'une cour et tenter d'y introduire la discipline d'une armée[69].

Celui à qui était réservée, après Quijada, la première place auprès de l'empereur, était le secrétaire Martin de Gaztelù. Charles-Quint avait remarqué l'esprit net, le jugement ferme, la rédaction prompte et élégante, la parfaite discrétion, l'empressement tranquille et la douceur invariable de ce bon serviteur, qu'il avait quelquefois employé auparavant ; il en fit le secrétaire du souverain qui laissait derrière lui ses royaumes, mais que les affaires devaient suivre du trône dans la solitude.

L'empereur ne s'était point proposé de conduire au monastère de sommelier de corps ou chambellan. Il se contenta de désigner quelques serviteurs secondaires qu'on appelait les uns ayucias de camara, les autres barberos. Ces aides et ces barbiers de chambre formaient deux catégories distinctes par le rang. Parmi les premiers on distinguait le Brugeois Guillaume Van Male. Versé dans la connaissance des langues latine et grecque, Van Male, dont nous avons eu déjà l'occasion de citer le nom, était, dit M. Mignet, un humaniste distingué du siècle, savait beaucoup, parlait bien, écrivait élégamment. Sur la recommandation de Louis de Flandre, seigneur de Praet, chef des finances des Pays-Bas, il avait été placé en 1550 en qualité d'ayuda de camara auprès de Charles-Quint, auquel il avait plu par la diligence de son service, la variété de son savoir, l'agrément de son entretien. Accoutumé aux soins adroits qu'exigeait la personne de son maitre, ne le quittant ni jour ni nuit dans ses infirmités, lui servant de lecteur durant ses insomnies, écoutant les récits de ses guerres et de ses négociations, qu'il transcrivait sous sa dictée, Van Male le suivit à Yuste, où il devait lui être non moins agréable que nécessaire[70].

Au lieu de garder son ancien médecin, Corneille de Baersdorp, Charles-Quint l'avait laissé à ses deux sœurs, désormais inséparables, les reines Marie et Éléonore, dont la première était tourmentée par une maladie de cœur assez avancée, la seconde par un asthme devenu très violent, et qui l'accompagnaient en Espagne. Il prit avec lui le jeune docteur Henri Matthys, qu'il emprunta en quelque sorte à son fils. Assez habile dans son art, dit M. Mignet, Matthys, né à Bruges comme Van Male, et d'un esprit cultivé comme lui, était un médecin lettré, plus capable de disserter en bon latin sur les infirmités de l'empereur que d'y porter remède par l'autorité de ses prescriptions. Charles-Quint n'oublia point le célèbre mécanicien crémonais Giovanni Torriano, déjà connu de nos lecteurs, que les Espagnols appelaient Juanello, et qu'il conduisit à Yuste en qualité de son horloger. Les autres personnes de sa suite étaient attachées aux divers services de sa chambre, de sa table, de sa cuisine, de son argenterie, de son écuyerie, de sa pharmacie, et lui formaient une maison complète. Trois grands personnages flamands et francs-comtois, comme les appelle M. Mignet, Jean de Croy, comte du Rœulx, dont la puissante famille avait toujours été dans la faveur de Charles-Quint, Floris de Montmorency, seigneur d'Hubermont, auquel était réservée, ainsi qu'à son frère, le comte de Hornes, une fin tragique sous Philippe II, et Jean de Poupet, seigneur de la Chaulx, qui avait été premier sommelier de corps de l'empereur, devaient le suivre jusqu'à son entrée au monastère[71].

Charles-Quint, qu'avait précédé en Espagne Luis Quijada, partit le 8 août de Bruxelles, après avoir fait de tendres adieux à sa fille la reine de Bohème et à son gendre Maximilien, qui reprirent le chemin de l'Allemagne le même jour. Philippe II l'accompagna jusqu'à Gand. Le 28[72], ils se séparèrent pour toujours ; et Charles-Quint, suivi de ses deux sœurs, descendit par le canal de Gand vers la Zélande, où l'attendait une flotte de cinquante-six voiles. Quelques jours avant de se mettre en mer, il dressa en faveur du roi des Romains Ferdinand l'acte de renonciation à l'empire, que devaient porter plus tard en Allemagne ses ambassadeurs, à la tête desquels se trouvait le prince d'Orange[73]. Il écrivit à son frère, le 12 septembre, qu'il le laissait libre de choisir le lieu et le moment où se réuniraient les électeurs pour le nommer à sa place[74], mais en lui rappelant, ce qu'il lui avait déjà dit, qu'il avait hâte d'être déchargé non seulement de tous ses pouvoirs, mais de tous ses titres. Le lendemain au soir, il s'embarqua dans le port de Flessingue, sur le vaisseau principal appelé la Bertendona[75], où lui avait été préparé un appartement fort commode, et la flotte leva l'ancre le 13 au matin. Mais le calme d'abord et ensuite les vents du sud-ouest la retinrent à quelques lieues de Flessingue, et la forcèrent de relâcher à Rammekens du 14 au 17. Ce dernier jour, les vents ayant cessé d'être contraires, il cingla vers la côte de Biscaye ; la flotte franchit, par un temps très clair, les dangereux bancs de sable de la Zélande, et se trouva, le 18, entre Douvres et Calais. L'amiral anglais vint avec cinq vaisseaux saluer le père de son roi et lui baiser les mains. La flotte ne sortit du canal de la Manche que le 22. Enfin, ce jour là laissant à sa droite l'ile de Wight, marquée d'abord comme un point de relâche, et profitant d'un vent favorable, qui ne lui manqua plus, elle se dirigea à toutes voiles vers l'Espagne, et arriva le 28 un peu tard dans le port de Laredo. L'empereur débarqua le soir même, par un fort beau temps. Le vent ayant été impétueux le lendemain, la mer fut très agitée, et les navires qui portaient les deux reines, restés un peu en arrière, ne purent entrer que dans le port plus occidental et plus vaste de Santander.

Avant que Charles-Quint quittât Flessingue et fit voile vers la Biscaye, Philippe II avait annoncé à la princesse doña Juana, gouvernante d'Espagne, la prochaine arrivée de l'empereur leur père. Dès le 27 juillet, il lui avait écrit d'envoyer dans le port de Laredo l'alcade de cour Durango, avec l'argent nécessaire à l'achat de tous les approvisionnements et à la réunion de tous les moyens de transport que réclameraient sa tenue et son voyage à travers le nord de la Péninsule. Durango devait de plus y porter la solde de la flotte et y conduire six chapelains que l'empereur désirait y trouver à son débarquement. Le 28 août, Philippe II renouvela ses instructions à doña Juana, et lui écrivit encore dans le même sens, et en insistant, le 8 septembre[76].

Malgré toutes ces recommandations, Charles-Quint ne trouva à Laredo que l'évêque de Salamanque et l'alcade de cour Durango, qui n'avait pas encore l'argent nécessaire aux besoins de son service et à la solde de la flotte. Il s'en montra fort irrité, et Martin de Gaztelù écrivit au secrétaire d'état Vasquez de Molina : Sa Majesté est courroucée de la négligence que l'on a mise à pourvoir à certaines choses qu'il convenait de préparer et que le roi avait prescrites[77]. Les six chapelains qui auraient dû venir pour le servir lui manquent d'autant plus, que ceux qu'il a amenés avec lui sont malades, et chaque jour il faut aller chercher un prêtre pour lui dire la messe. Il aurait eu besoin de deux médecins, parce que la moitié des gens de sa flotte est malade et sept ou huit de ses serviteurs sont morts. Le maître général des postes aurait dû envoyer un officier avec des courriers pour son usage ; il en a senti et il en sent la privation. Si l'évêque de Salamanque ne lui avait pas procuré certaines commodités, il n'aurait rien trouvé sur les lieux qui convînt à une Majesté comme la sienne. Tout cela aurait dû être fait en même temps à Santander, à la Corogne et ici. Voilà ce dont il se plaint, et il dit d'autres choses bien sanglantes[78].

C'est ce retard mal connu dans l'exécution des ordres de Philippe II, remarque M. Mignet, et cette expression mal jugée du mécontentement de Charles-Quint qui ont été transformés en acte d'ingratitude de la part de l'un, en signe de regret de la part de l'autre. La plupart des historiens ont prétendu que, le lendemain même de l'abdication de son père, Philippe II avait sinon refusé, du moins négligé de mettre à la disposition du vieil empereur cent mille écus d'or qu'il s'était réservés dans sa retraite[79]. Il n'en est rien, comme on le voit. Ce n'est point des cent mille écus qu'il est question ici. Les reproches de l'empereur portent sur les préparatifs qu'oh n'avait faits ni assez tôt ni assez complètement pour son arrivée en Espagne, et il est loin d'y envelopper son fils, qui avait transmis plusieurs fois ses volontés à cet égard de la manière la plus péremptoire et la plus précise. La cour de Valladolid elle-même avait été plus prise au dépourvu que négligente. Charles-Quint, dont le retour avait été annoncé et retardé si souvent, n'était pas attendu si vite. En outre il y avait toujours en Espagne de grandes difficultés à trouver de l'argent à point nommé et à se faire obéir au moment nécessaire.

Dès que la princesse doña Juana connut, le 1er octobre, le débarquement de l'empereur, elle envoya l'argent pour la flotte et des provisions de toutes sortes pour son père. Elle se hâta d'écrire le même jour à Louis Quijada, qui était dans son château de Villegarcia. Ce matin, lui dit-elle, j'ai eu avis que l'empereur, mon seigneur, et les sérénissimes reines mes tantes arrivèrent lundi passé, veille de Saint-Michel, à Laredo, que Sa Majesté débarqua le soir même, que mes tantes débarquèrent le jour suivant, et que tous se portent bien. J'en ai rendu de grandes grâces à Notre Seigneur, et j'en ai éprouvé, ainsi que de raison, une extrême joie. Comme l'empereur aura besoin de vous pour la route, et qu'il importe de savoir le moment où il se rendra en cette ville, je vous prie de partir aussitôt que vous recevrez ma lettre et d'aller en poste auprès de Sa Majesté. Dès que vous y serez, rendez-lui compte des deux sortes de logement que vous connaissez ici, et informez-moi en toute diligence quel est celui des deux que choisit Sa Majesté, et si elle veut qu'on y place des poêles ou autres choses, afin que tout soit prêt lorsqu'elle arrivera.

Je vous prie aussi de demander à Sa Majesté si elle désire que je lui envoie une garde à pied ou à cheval, pour son escorte ou pour celle des sérénissimes reines mes tantes ;

S'il lui agrée que quelques grands ou gentilshommes aillent lui former un cortège ;

S'il veut qu'à Burgos et ici on fasse une réception à Sa Majesté ou à mes tantes, et de quelle manière ;

S'il ordonne que le prince son petit-fils aille au-devant de lui et jusqu'où ;

S'il trouve bon que je fasse la même chose ou que les conseils qui sont à Valladolid la fassent également. Instruisez-moi diligemment et particulièrement de ce qui sera sa volonté en tout.

Je vous charge aussi d'avoir soin pendant la route que Sa Majesté soit abondamment pourvue de tout ce dont elle aura besoin, ainsi que les sérénissimes reines mes tantes. Avisez l'alcade Durango de ce qu'il devra procurer pour que rien ne manque, et prévenez-moi de ce qu'il convient que j'envoie d'ici. En tout vous me ferez grand plaisir[80].

La princesse chargea don Enriquez de Guzman d'aller complimenter l'empereur en son nom, et, le lendemain, le jeune don Carlos, alors âgé de onze ans, écrivit de sa main à son grand-père pour lui demander ses ordres : Sacrée Impériale et Catholique Majesté, j'ai appris que Votre Majesté est en santé, et je m'en réjouis infiniment, au point que je ne saurais le faire au delà Je supplie Votre Majesté de me faire savoir si je dois sortir à sa rencontre et jusqu'où. J'envoie auprès d'elle don Pedro Pimentel, gentilhomme de ma chambre et mon ambassadeur, auquel je supplie Votre Majesté d'ordonner ce qui est à faire en cela, afin qu'il me l'écrive. Je baise les mains de Votre Majesté. Le très humble fils de Votre Majesté. Le prince[81].

Charles-Quint se refusa à ce qu'on lui fit, soit sur la route, soit à Valladolid, une réception solennelle. Il exprima la volonté formelle que le secrétaire Vasquez ne quittât point les affaires pour se rendre auprès de lui, que la princesse sa fille l'attendit dans le palais à Valladolid, et il permit à son petit-fils don Carlos, qu'il avait le désir d'embrasser, de venir à sa rencontre jusqu'à Cabezon[82].

Quijada était paru le 2 octobre au matin de Villagarcia et était arrivé le 5 à Laredo. Sa présence avait été très agréable à l'empereur, qui se mit en route le lendemain 6, l'alcade Durango étant parvenu à réunir ce qui était nécessaire pour ce voyage. Il traversa lentement le nord de la Vieille Castille, faisant à peine quelques lieues par jour. Quoique sa suite ne fût pas très considérable, il fut obligé de la diviser dans ces pays âpres et sans ressources, à cause de la difficulté des chemins et des logements[83]. Sa litière, près de laquelle était le majordome Quijada, ouvrait la marche, que continuaient, à une journée de distance, les litières de ses deux sœurs, et que fermaient ses gentilshommes et serviteurs à cheval. Les bagages étaient portés sur des mules. Pour toute garde, l'empereur avait l'alcade Durango, qui le précédait avec ses cinq alguazils armés de leur bâton de justice, et qui semblait beaucoup moins escorter un souverain que conduire un prisonnier[84]. Il franchissait les passages escarpés des montagnes sur des sièges à main. Il s'arrêta le premier jour à Ampuero, le second à la Nestosa, où il rencontra don Enriquez Guzman et don Pedro Pimentel, qui venaient le saluer de la part de la princesse doña Juana et du prince don Carlos ; le troisième à Agüera, et le quatrième à Medina de Pomar, où il séjourna. Il mangeait beaucoup de fruits, et surtout des melons et des pèches, dont il était privé depuis longtemps. A Medina de Pomar, il trouva les provisions abondantes que la princesse sa fille lui avait envoyées, et il fut un peu indisposé pour avoir mangé trop de poisson, principalement du thon frais[85].

La nouvelle de son arrivée s'étant répandue, les principales villes envoyèrent leurs régidors au devant de lui ; les personnages les plus éminents du clergé, de l'état et des conseils lui écrivirent. Quand il fut près de Burgos, quoiqu'il n'eût pas voulu de réception, le connétable de Castille vint lui baiser les mains à deux lieues de la ville, où il entra le 13 octobre au soir, au bruit de toutes les cloches et en traversant les rues illuminées, et le lendemain l'ayuntamiento — le conseil de ville — le complimenta dans la cathédrale[86].

A son départ de Burgos, Charles-Quint fut accompagné par le connétable de Castille et par don Francès de Beamonde, qui était venu au devant de lui avec les gardes et qui l'escorta jusqu'à Valladolid. Toute la route fut couverte de noblesse et de peuple accouru pour le voir une dernière fois. Il coucha successivement à Celada, à Palenzuela, à Torquemada, à Duénas et à Cabezon. Arrivé là il trouva son petit-fils don Carlos, avec lequel il soupa et s'entretint longtemps[87]. Ce jeune prince, par la véhémence de ses désirs, les emportements altiers de son caractère, une impatience d'obéir qui devait bien vite se changer en ambition de commander, annonçait déjà ce qui le conduirait plus tard à une fin si prématurée et si tragique. Il ne pouvait s'astreindre à aucun respect ni se plier à aucune  étiquette. Il donnait le nom de frère à son père et le nom de père à son aïeul. Garder devant eux pendant quelque temps la tête découverte et le béret à la main, lui était impossible[88]. Il donnait des signes d'une férocité alarmante, et se plaisait à faire rôtir vivants des lièvres et d'autres animaux pris à la chasse[89]. Lorsqu'il avait appris que les enfants issus du nouveau mariage de son père avec la reine d'Angleterre hériteraient non seulement de ce royaume, mais encore des Pays-Bas, il avait dit hardiment qu'il les en empêcherait bien et les combattrait[90]. Il convoitait tout ce qu'il voyait : en apercevant un petit poêle portatif qui servait tous les soirs, pendant le voyage, à chauffer la chambre de l'empereur, dans ce pays sans cheminées, il en eut une envie ardente. Il le demanda à son grand-père qui lui répondit : Tu l'auras quand je serai mort[91].

Son précepteur, Honorato Juan, cherchait à tempérer cette fougue par l'étude, qui ne l'attirait pas, et il lui expliquait vainement le livre de Cicéron de officiis, auquel le belliqueux enfant préférait des exercices violents ou des récits de bataille[92]. Aussi interrogea-t-il avidement son grand-père sur ses campagnes et sur ses entreprises. L'empereur les lui ayant racontées en détail, il l'écouta avec une attention extraordinaire. Lorsque l'empereur en vint à sa fuite d'Insprück devant l'électeur Maurice, son petit-fils lui dit qu'il demeurait content de tout ce qu'il avait entendu jusque là mais que, pour lui, il n'aurait jamais fui. Charles-Quint ayant alors ajouté que le défaut d'argent, l'éloignement de ses troupes et l'état de sa santé l'y avaient contraint : — N'importe, dit don Carlos, je n'aurais jamais fui. — Mais, continua l'empereur, si un grand nombre de tes pages avaient voulu te prendre, et que tu te fusses trouvé seul, est-ce que tu n'aurais pas été obligé de fuir pour leur échapper ? — Non, répéta le jeune prince avec colère, je n'aurais pas fui davantage. L'empereur rit beaucoup de cette fière saillie de caractère, et il s'en montra charmé[93]. Mais il le fut bien moins de tout le reste ; et l'on assure qu'alarmé des manières comme des penchants de cet héritier présomptif de la puissance espagnole, il dit à sa sœur Éléonore : Il me semble qu'il est très agité ; sa contenance et son humeur ne me plaisent pas, et je ne sais ce qu'il pourra devenir avec le temps[94].

L'empereur ne partit le lendemain qu'après son dîner pour Valladolid, où il entra le soir. Il fut reçu très simplement dans le palais par sa fille, qui, selon qu'il l'avait prescrit lui-même, l'attendait, entourée de ses dames, dans la chambre royale[95].  Le connétable et l'amiral de Castille, le duc de Najera, le duc de Sesa, le duc de Maqueda, le comte de Benavente, le marquis d'Astorga, les prélats qui se trouvaient à la cour, les membres des divers conseils, le corrégidor de la ville, avec les membres de l'ayuntamiento, vinrent tour à tour lui baiser les mains. Mais il voulut qu'une réception solennelle fut faite aux reines ses sœurs, qui arrivèrent le lendemain.

L'empereur trouva à Valladolid l'ancien général des hiéronymites, fray Juan de Ortega, leur nouveau général, fray Francisco de Tofino et le prieur de Yuste. Ortega était, dit M. Mignet, un religieux doux, éclaira, aimable, savant, ami de la paix et des lettres, auquel on a attribué le livre spirituel et charmant de Lazarillo de Tormes, qu'il aurait composé en étudiant à Salamanque, et dont le brouillon écrit de sa main fut trouvé dans sa cellule après sa mort[96]. Quoiqu'il fût redevenu simple moine, Charles-Quint, dont il avait conservé les bonnes grâces, voulut qu'il continuât à surveiller les travaux de Yuste et qu'il pourvût à tout ce qui intéressait son prochain établissement. C'était à lui qu'il avait confié, aux vendanges de 1555 et de 1556, son approvisionnement de vin de séné, préparé avec des feuilles choisies de cette plante venues d'Alexandrie et du moût de raisin tiré des excellents vignobles de Robledillo en Estrémadure[97]. L'ancien général des hiéronymites rendit compte à l'empereur des dispositions prises à Yuste pour l'y recevoir, et lui dit avec quelle joie reconnaissante les religieux du monastère avaient appris la prochaine venue de Sa Catholique Majesté parmi eux. Le nouveau général, après l'avoir remercié de l'honneur sans pareil qu'il leur accordait, mit l'ordre tout entier à sa disposition impériale. D'accord avec fray Francisco de Tofino, Charles-Quint désigna les moines qui formeraient en quelque sorte sa maison religieuse et la musique de sa chapelle. Il choisit dans les diverses maisons de l'ordre ceux qui avaient le plus de célébrité par la doctrine, l'éloquence, la beauté de la voix, pour qu'ils vinssent, durant son séjour à Yuste, lui servir de confesseurs, de prédicateurs et de chantres[98].

Après avoir passé quatorze jours à Valladolid, Charles-Quint se remit en route pour l'Estrémadure. Le 4 novembre, il se sépara avec une extrême tendresse de la gouvernante d'Espagne sa fille, du prince son petit-fils, des reines ses sœurs, et ne permit à aucun des grands, des prélats, des gentilshommes, des conseillers et des officiers de cour qui l'accompagnaient, de dépasser la porte del Campo. Il ne prit qu'une petite escorte de cavaliers et quarante hallebardiers qui devaient le suivre jusqu'au village de Jarandilla, dans la vallée au sommet de laquelle s'élevait le monastère de Yuste. Le 5, il entra dans Medina del Campo[99], et parvenu le 6 à Horcajo de las Torres, il dit aux siens : Grâce à Notre Seigneur, désormais je n'aurai plus ni visites ni réceptions[100]. Après avoir fait encore cinq petites journées de marche, et après avoir couché le 7 à Peñarenda de Bracamonte de 8 à Alaraz, le 9 à Gallijos de Solmiron, le 10 à Barco de Avila, il arriva le 11 au soir à Tornavacas, près du rio Xerte et d'une sierra qui le séparait de la Vera de Plasencia. Il s'amusa à voir pêcher à la lumière des truites exquises, dont il mangea à son souper.

Le 12 au matin, ayant bien examiné les lieux, il aima mieux franchir ces montagnes que les tourner. Il aurait mis quatre jours à descendre la vallée du Xerte jusqu'à Plasencia, et à remonter ensuite la Vera, tandis qu'en une seule journée il pouvait aller de Tornavacas à Jarandilla en traversant une gorge étroite et abrupte, qui s'ouvrait en avant et sur la gauche de la rivière et du village de Xerte, et qu'on appelait le Puerto Nuevo. Il se décida à se rendre d'une vallée dans l'autre par ce rude passage, qui depuis a gardé le nom de passage de l'empereur. Cela n'était ni commode ni facile pour lui surtout, cassé et goutteux. Le chemin était à peine frayé à travers des torrents tombant avec impétuosité des cimes et des creux de la cordillère qui s'étendait du côté du couchant. Une multitude de pics y étaient mis à nu par les eaux, et des bois de grands châtaigniers en couvraient les flancs et s'élançaient vers le soleil. A chaque pas il y avait des crevasses profondes et des montées très âpres. L'empereur s'y hasarda résolument. Une partie des habitants de la vallée le précédaient avec des pieux et des pelles pour rendre la route un peu moins impraticable. Une autre partie se relayaient joyeusement pour le porter tour à tour dans sa litière ou sur des sièges à main ou même sur leurs épaules, selon le plus ou moins de difficultés que présentaient les passages. Quijada, une pique à la main, était à ses côtés, ne le quittant point, et dirigeant lui-même les travaux et les mouvements de la marche[101]. Lorsque l'empereur fut parvenu au sommet de la brèche d'où se découvrait la Vera de Plasencia, il la contempla pendant quelque temps, puis, tournant ses yeux du côté du nord, vers la gorge qu'il venait de traverser, il dit : Je ne franchirai plus d'autre passage que celui de la mort[102].

La descente de la brèche fut moins pénible que n'en avait été la montée, et l'empereur arriva d'assez bonne heure à Jarandilla, dans le beau château du comte d'Oropesa[103]. Il y mangea le soir même d'excellentes anguilles que lui avait envoyées sa fille ; il se portait bien et montrait une humeur joyeuse. Quijada et Gaztelù écrivaient à Valladolid : L'empereur a bonne couleur ; il mange et dort parfaitement[104]. L'appartement qu'il occupe lui plaît beaucoup ; il est joint à sa chambre par un corridor abrité où le soleil bat tout le jour. L'empereur s'y tient la plus grande partie du temps et y jouit d'une vue étendue et agréable d'arbres à fruit et de verdures. Il a au dessous de lui un jardin d'où remonte et se sent l'odeur des orangers, des citronniers et des autres fleurs. Sa Majesté est très contente, et de quelques jours elle n'ira pas au monastère pour y demeurer.

Malgré le beau temps, la montagne sur les flancs de laquelle s'élevait le monastère de Yuste, apparaissait de loin tout enveloppée de brouillards. Les serviteurs de Charles-Quint ne croyaient pas que le séjour dût en être aussi agréable et aussi sain qu'il se l'était figuré aux Pays-Bas. Bientôt survinrent les pluies d'automne, qui tombèrent avec abondance et continuité. Quijada s'en désolait : Je vous dis, écrivait-il à Vasquez, le 20 novembre, qu'ici il tombe plus d'eau en une heure qu'à Valladolid en tout un jour. C'est un pays humide ; en haut et en bas il y a toujours de la brume, et, sur les montagnes, de la neige... Les gens de ce village disent que le monastère est encore plus humide, et moi je dis, que s'il l'est autant, Sa Majesté s'y trouvera fort mal... Ce qui est le plus contraire à sa santé, c'est le froid et l'humidité[105]. L'empereur, lui, ne s'en préoccupait pas. Lorsqu'on lui faisait ces représentations, il répondait imperturbablement : Qu'il avait toujours vu, dans toutes les parties de l'Espagne, qu'il faisait froid et qu'il pleuvait en hiver[106].

Enfin, le temps s'étant un peu relevé, l'empereur monta, le 23 novembre, au monastère. Il le trouva bien mieux qu'on ne le lui avait dit, et s'en montra fort content[107]. Quoiqu'il n'eût d'abord paru disposé à s'y établir qu'avec dix-sept personnes, il ordonna alors d'y préparer des chambres pour vingt serviteurs et vingt maîtres. Sa sœur, la reine de Hongrie, qu'avaient alarmée les récits adressés à Valladolid sur les dangers de ce séjour pour la santé délabrée de l'empereur, lui écrivit en le suppliant de ne pas se rendre à Yuste. Mais Charles-Quint, appliquant au monastère le proverbe que l'imagination espagnole avait tiré de la rencontre du Cid avec le lion, lui répondit spirituellement : No es et leon tan bravo como le pintan, — le lion n'est pas aussi terrible qu'on le représente[108].

Les arrangements intérieurs qui se faisaient à Yuste et ses indispositions qui reparurent retinrent encore l'empereur près de trois mois à Jarandilla. Là vinrent successivement le voir le comte d'Oroposa et son frère don Francisco de Toledo, le duc d'Escalona, le comte d'Olivarès, don Fabrique de Zuñiga, don Alonzo de Bacsa, et le commendador mayor d'Alcantara, don Luis de Avila y Zuñiga, qui avait fait à ses côtés les dernières guerres d'Allemagne, retracées par lui dans de brillants et fermes récits.

Parmi ceux dont l'empereur reçut encore la visite, fut l'ancien grand écuyer de l'impératrice, le marquis de Lombay, qui avait embrassé la vie religieuse, selon l'ardent désir qu'il en avait éprouvé après la mort de cette princesse, et qui portait alors le nom de Père François de Borja — Borgia —. Les charges importantes que Charles-Quint lui avait confiées en Espagne, où il l'avait nommé vice-roi de Catalogne et mayordomo mayor de l'infant don Philippe, et les plus impérieux attachements de la terre l'avaient retenu dans le monde plus longtemps qu'il ne l'aurait voulu. Ce parfait courtisan, ce cavalier accompli, ce valeureux soldat, ce vice-roi habile, qui avait cultivé les arts de l'esprit comme ceux de la politique et de la guerre, qui avait participé aux goûts délicats[109] comme aux connaissances sérieuses[110] de Charles-Quint, était entré avec exaltation[111] dans la vie du cloître dès qu'il l'avait pu. Devenu duc de Gandia à la mort de son père, il s'était retiré dans son duché avec la permission de l'empereur, et, lorsqu'il avait perdu en 1546 sa femme doña Léonor de Castro, il s'était senti libre de suivre son insurmontable vocation. Dans la ville même de Gandia, il avait établi un collège de Jésuites, le premier que l'institut naissant ait eu en Espagne. Un an après, il s'était fait recevoir secrètement dans la société nouvelle, en vertu d'un bref de Paul III, qui, sur la demande d'Ignace de Loyola même, l'autorisa à gérer son duché jusqu'à ce qu'il eût établi ses fils et ses filles. Depuis lors, vivant en religieux dans sa maison ordonnée comme un couvent, il s'était imposé les plus rudes austérités. Il couchait tout habillé sur une planche au pied de son lit, et levé tous les jours deux heures après minuit, il restait en prières jusqu'au matin dans les félicités de la plus ardente contemplation[112].

Après avoir marié son fils aîné et ses filles, il s'était séparé de sa famille, non sans que ses entrailles fussent émues. Au moment de quitter son château et de partir pour Rome, il s'était jeté aux pieds de son directeur spirituel, le Père Bautista de Barma, et lui avait dit en versant des larmes : Mon âme souffre. Souvenez-vous de moi, mon père, devant le Seigneur, et ayez soin des enfants que je laisse ici. Puis, montant sur le vaisseau qui devait le conduire en Italie, il entonna le psaume In exitu Israël de Ægypto, comme le cantique de la délivrance, et il sortit de son duché ainsi que le peuple d'Israël était sorti de l'Égypte. Il ajouta avec un élan de joie qui trahissait l'effort du déchirement : Les liens sont brisés, et nous sommes libres au nom du Seigneur.

De Rome, où il avait habité la petite maison de la compagnie de Jésus à côté de son fondateur Ignace de Loyola, se dérobant aux témoignages de vénération que lui attiraient la grandeur de sa foi et la sainteté de ses mœurs, et repoussant les offres des plus hautes dignités de l'Église, il avait écrit à Charles-Quint, le 15 janvier 1551, pour lui annoncer la résolution qu'il avait prise et le prier d'accorder son titre à son fils, le marquis de Lombay.

Charles-Quint était alors à Augsbourg ; il répondit à l'ancien serviteur qui le précédait de quelques années dans les renonciations et dans la solitude en lui accordant l'autorisation qu'il lui demandait. Se dépouillant aussitôt de tous ses biens et de tous ses titres, François de Borja quitta l'habit séculier pour prendre l'habit de la compagnie, coupa ses cheveux et sa barbe, et, le 1er août 1551, il célébra dans le Guipuscoa, où il s'était retiré, sur un autel élevé au milieu des champs, en présence d'un peuple immense accouru de toutes parts, sa première messe, à laquelle Jules III avait attaché des grâces plénières.

Le Père François le pécheur, comme il s'appelait lui-même avec une humble sincérité, s'était alors plongé durant des journées entières dans la contemplation religieuse la plus extrême, — c'est M. Mignet qui parle — se livrant aux austérités chrétiennes les plus grandes. Il y avait entièrement négligé les soins et les nécessités du corps et y avait goûté toutes les allégresses de l'âme. Mais, afin de le rendre utile à l'ordre dans lequel il était entré, et pour qu'il ne succombât point aux privations qu'il s'imposait sans mesure, Ignace de Loyola, l'arrachant à ses contemplations excessives, à ses macérations dangereuses, à ses humilités qui pouvaient sembler singulières, l'avait tiré de la solitude et nommé commissaire général de la société de Jésus dans toute l'étendue de la Péninsule. Il avait mis auprès de lui le Père Marcos, chargé du gouvernement de sa personne, et sur l'ordre duquel il devait rompre ses jeûnes trop prolongés et suspendre ses extatiques prières. De peur que sa modestie chrétienne ne parût outrée, il lui avait interdit de s'appeler François le pécheur.

Soumis comme un soldat qui suit les commandements de son général, le père Borja avait obéi, et il avait travaillé avec un succès rapide à la propagation de l'ordre qui s'était voué à la défense du catholicisme et à l'enseignement des lettres humaines conciliées avec l'orthodoxie religieuse. Couvert de bure, le corps amaigri, l'âme transportée — Andava algunas vezes tan transportado y absorto in Dios, que no pareccia que estava et alma donde estava su cuerpo. Ribadeneyra —, il parcourait les provinces de la Péninsule à pied, sous le soleil brûlant des Castilles ou à travers les sierras glacées, suivi de ses deux coopérateurs, le Père Marcos et le Père Bustamente, prêchant et fondant des collèges dans les villes d'Espagne et de Portugal. Également bienvenu à Valladolid et à Lisbonne, où l'appelaient fréquemment l'infante doña Juana et la reine Catherine, il était dans les deux royaumes le conseiller de la cour, le prédicateur du peuple, et préparait son ordre à être l'instituteur de la jeunesse.

Pendant que l'empereur était à Jarandilla, le Père François se trouvait dans la ville voisine de Plasencia, où il faisait construire un collège. Il n'avait pas vu son ancien maitre depuis quatorze ans, et il craignait de paraître devant lui, parce qu'il avait su de la princesse doña Juana que l'empereur n'avait pas approuvé son entrée dans la société de Jésus. Ayant cependant appris par le comte d'Oropesa que Charles-Quint était étonné de ne pas l'avoir encore vu, il se rendit avec le Père Bustamente et le Père Marcos au château de Jarandilla. Aussitôt qu'il fut en présence de son ancien souverain, le Père François tomba à genoux et chercha sa main pour la baiser. L'empereur ne voulut pas la lui donner jusqu'à ce qu'il se fût relevé et assis. Mais le Père François, que Charles-Quint continua à appeler duc comme autrefois, le conjura de le laisser prosterné à ses pieds. Je supplie humblement Votre Majesté, dit-il, de me permettre de rester ainsi devant elle, parce qu'il me semble que je suis en présence de Dieu, et que je parlerai à Votre Majesté du changement de ma vie et de mon entrée en religion comme j'en parlerais à Dieu notre Seigneur, qui sait que je lui dirai en tout la vérité. L'empereur lui répondit qu'il aurait grand plaisir à l'entendre, mais quand il ne serait plus à genoux.

Je me sens obligé, sire, dit alors le Père François, de rendre compte de moi à Votre Majesté comme étant son vassal et sa créature, et comme ayant reçu tant de grâces signalées de sa puissante main. Jusqu'ici je n'ai pu le faire, à cause de la longue absence de Votre Majesté et parce que je l'aurais mal fait par des lettres. Il raconta ensuite à l'empereur que, décidé à prendre l'habit religieux, il avait été invinciblement conduit à préférer à tous les autres l'ordre qui venait de se fonder. Je n'entendais point, ajouta-t-il, en choisissant la compagnie de Jésus, que ce fût une religion plus sainte et plus parfaite que les autres, mais que le Seigneur voulait s'y servir davantage de moi et me déclarait sa volonté par la félicité ou par la tristesse qu'il répandait en moi, selon que je songeais à embrasser la vie religieuse là ou ailleurs. De plus le Seigneur me donnait, en sa miséricorde, un ardent désir de fuir toutes les gloires du siècle, de chercher et de saisir ce qui était le plus méprisé et le plus bas, et je craignais, si j'entrais dans quelqu'un des ordres religieux respectés pour leur ancienneté, d'y trouver ce que je fuyais et d'y être aussi honoré que je l'étais dans le siècle. Je ne pouvais pas avoir cette crainte en entrant dans la compagnie qui, étant le dernier ordre religieux confirmé par la sainte Église, n'est ni connue ni estimée, mais plutôt haïe et persécutée, comme le sait Votre Majesté. Le Père François, indiquant alors l'esprit qui animait la société de Jésus, les travaux qu'elle accomplissait, les pieuses consolations qu'il y avait trouvées, n'oublia rien de ce qui pouvait justifier auprès de l'empereur le choix qu'il en avait fait.

Charles-Quint l'écouta sans l'interrompre, avec une attention bienveillante plus que persuadée. Aussi lui répondit-il d'une voix amicale et avec un visage ouvert : J'ai été fort satisfait d'entendre tout ce que vous m'avez dit de vous et de votre état. Je ne veux pas vous cacher que votre détermination me causa une grande surprise, lorsque vous me l'écrivîtes de Rome à Augsbourg. Il me semblait qu'une personne comme vous aurait dû préférer l'un de ces ordres religieux anciens qui sont déjà éprouvés par le long cours des années, à un ordre nouveau qui n'a encore aucune approbation et dont on parle fort diversement. — Sacrée Majesté, repartit le Père François, il n'y a aucun ordre religieux, si ancien et si approuvé qu'il soit, qui n'ait été nouveau et inconnu. Il ne fut pas pire quand il fut nouveau. Au contraire l'expérience nous enseigne que les commencements des ordres religieux et même ceux de l'évangile et de la loi de grâce ont été les plus florissants, les plus fervents et les plus féconds en hommes avancés en dévotion et en sainteté. Je sais bien que plusieurs parlent de la compagnie diversement, comme le dit Votre Majesté, parce qu'ils ne savent pas la vérité sur elle. La passion de quelques-uns va même, jusqu'à nous attribuer des choses fausses et condamnables. Pour moi, j'assure à Votre Majesté, avec cette vérité que pour tant de raisons je suis tenu de dire en votre présence, que si j'avais su de cette compagnie quelque chose de mal, je n'y aurais jamais mis les pieds, et si, maintenant que j'y suis, je l'apprenais, j'en sortirais aussitôt. Il ne serait pas juste que j'eusse quitté cette misère que j'ai laissée et que le monde estime un peu, pour entrer dans une société religieuse dans laquelle Dieu notre Seigneur ne serait pas bien servi et glorifié.

L'empereur ne se rendit pas. Il conservait des préjugés contre les jésuites. Comme prince et comme Espagnol, il n'avait d'attachement et de respect que pour les établissements anciens. Aussi répliqua-t-il au Père François avec l'opiniâtreté castillane : Je crois ce que vous me dites parce que la vérité s'est toujours trouvée dans votre bouche. Mais que répondrez-vous à ce qu'on objecte contre votre compagnie que tous y sont jeunes et qu'on n'y aperçoit pas de cheveux blancs ?Sire, repartit le Père François, quand la mère est jeune, comment Votre Majesté veut-elle que les enfants soient vieux ? Si c'est un tort, le temps nous en corrigera bientôt. D'ici à vingt ans ceux qui sont jeunes auront bien des cheveux blancs. Il n'en manque pas d'ailleurs dans notre compagnie. J'ai déjà vécu quarante-six années que j'aurais certainement pu mieux employer, et voici avec moi, poursuivit-il en montrant le Père Bustamente, un vieux prêtre qui en a près de soixante, homme d'une doctrine et d'une vertu éprouvées et qui s'est rendu novice parmi nous. L'empereur reconnut le Père Bustamente, que le cardinal Tavera, dont Bustamente avait été l'un des secrétaires, lui avait dépêché de Madrid à Naples, lorsqu'il revenait de l'expédition de Tunis. Il n'insista pas davantage, gardant ses doutes sur la compagnie et témoignant la plus affectueuse confiance à son austère et saint ami.

Dans cette conversation qui dura trois heures, ils se rappelèrent le projet qu'ils avaient autrefois formé l'un et l'autre de se retirer dans la solitude. Vous souvenez-vous, dit Charles-Quint au Père François, de ce que je vous confiai en 1542 à Mouzon en vous annonçant que je ferais ce que je viens d'accomplir ?Je m'en souviens très bien, sire. — Je ne m'en ouvris qu'à vous et à un autre. — Je sentis toute la faveur de cette confidence, dont j'ai gardé jusqu'ici le secret sans en avoir jamais ouvert la bouche à personne. Mais j'espère que Votre Majesté m'accordera la licence d'en parler. — Vous le pouvez maintenant que la chose est faite. — Votre Majesté se souviendra aussi qu'à cette époque je l'entretins du changement de vie auquel j'étais disposé ?Vous avez raison, je m'en souviens très bien. Nous avons tenu l'un et l'autre notre paroleBien avemos complido ambon nuestras palabraset accompli nos résolutions.

Trois jours se passèrent dans de semblables entretiens entre l'ancien duc de Gandia et le vieil empereur, entre l'ascétique jésuite et le royal cénobite, ayant renoncé l'un à toutes les splendeurs de la vie, l'autre à toutes les grandeurs de la puissance, le premier pour s'humilier devant Dieu, enseigner les hommes, parcourir les provinces et les villes, étendre un institut qu'il regardait comme le plus solide appui du catholicisme, le second pour se reposer des fatigues de la domination, se soustraire à la responsabilité du commandement, et prier plus paisiblement dans la solitude d'un cloître. Lorsque le Père François prit congé de lui, Charles-Quint l'invita à revenir le voir promptement. Il ordonna à Quijada de lui remettre deux cents ducats en aumône. Bien que cette somme soit modique, dit Quijada au Père François, Sa Majesté, en considération du peu qu'elle a aujourd'hui, ne vous a jamais donné autant dans les grâces qu'elle vous a autrefois accordées[113].

Charles-Quint n'était, pas seulement à Jarandilla l'objet d'hommages empressés et respectueux, on lui envoyait encore des présents de diverses espèces et surtout des mets délicats pour sa table. Le courrier qui allait et revenait de Valladolid à Lisbonne portait tous les jeudis soirs à Jarandilla du gros poisson pour le service de l'empereur les jours maigres. Sa fille, la princesse gobernadora, lui adressait de la cour des provisions abondantes et des regalos continuels : elle n'était pas la seule. Les grands et les prélats lui faisaient parvenir à l'envi ce qui était le plus capable de lui plaire. Il reçut des confitures, des pâtés d'anguilles et de grosses truites de Valladolid, des perdrix fines du village de Gama, appartenant au marquis d'Osorno ; des saucisses faites à la façon de Flandre dans la maison du marquis de Denia, et telles qu'on les servait naguère encore à sa mère dans Tordesillas ; du gibier de l'Aragon et de la Nouvelle-Castille, des veaux de Saragosse, des huîtres fraîches, des soles, des carrelets et des lamproies de Séville et de Portugal, des provisions d'anchois d'Andalousie et de petites olives préparées par le marchand Perejon, qu'il préférait aux grosses olives de l'Estrémadure[114].

L'archevêque de Tolède fit partir, à plusieurs reprises, de sa riche métropole, huit ou neuf mules chargées de provisions de toutes sortes pour Jarandilla. Le prieur de Notre-Dame de Guadalupe ne cessa de lui en expédier de son opulent monastère, soit à Jarandilla, soit à Yuste. La duchesse de Béjar et la duchesse de Frias offrirent aussi à Charles-Quint des regalos de bouche et des présents. Parmi ces derniers se trouvaient une cassolette d'argent pour brûler des parfums, des eaux de senteur et des gants. L'empereur se montra sensible à ces attentions, mais il dit en jetant les yeux sur les gants que lui avait envoyés la duchesse de Frias et sur ses doigts noués par la goutte : Il aurait fallu m'envoyer aussi des mains qui pussent, les porter[115]. Les friandises, les saumures, le gibier, les mets épicés qui arrivaient à Jarandilla, et que l'empereur mangeait avec plaisir et abondamment, désolaient le fidèle Quijada, qui écrivait à Valladolid : Tout cela ne fait qu'exciter son appétit[116], et le proverbe dit : La gota se cura tapando la boca, la goutte ne se guérit qu'en fermant la bouche.

La goutte en effet reparut bientôt, et un accès violent se déclara du 27 décembre au 4 janvier. Le mal se porta d'abord sur la main droite, remonta jusqu'à l'épaule, saisit le cou, gagna ensuite la main et le bras gauche, et se jeta en dernier lien sur les genoux. Cette forte attaque, après un peu de rémittence, recommença pour ne cesser entièrement que vers le 26 janvier. Pendant qu'il en souffrait, était arrivé en poste de Milan un assez célèbre médecin, Giovanni Andrea Mola, appelé à Jarandilla pour soumettre à l'empereur ce qu'on appelait alors une cure, et le guérir des hémorroïdes au moyen d'une plante qu'il ne trouva point en Estrémadure et qu'il envoya plus tard de Lombardie. Le docteur italien lui demanda d'abord de renoncer à l'usage de la bière, comme contraire à sa santé ; mais c'était trop exiger d'un Flamand, et Charles-Quint répondit qu'il n'en ferait rien[117]. Le docteur déclara que ce pays était trop humide et n'était pas assez sain pour lui ; à quoi Charles-Quint répliqua qu'il n'y avait pas encore prononcé de vœux[118]. Il était cependant bien résolu de s'établir à Yuste ; et Gaztelù, qui commençait à le connaître parfaitement, écrivait à Vasquez de Molina : L'empereur ne changera rien à ses projets, dans lesquels il ne se laissera pas ébranler, quand même le ciel se joindrait avec la terre[119].

Le 3 février 1557, la santé de Charles-Quint était bien rétablie, et tout se trouvant prêt dans le lieu de sa retraite, il quitta définitivement le château de Jarandilla pour aller s'établir au monastère. Ce jour-là dans l'après-midi, il se sépara des serviteurs qui ne devaient pas l'y accompagner, du comte du Rœulx, du sire de. Hubermont, et de plus de quatre-vingt dix Flamands, Bourguignons et Italiens, qui l'avaient suivi de Bruxelles à Jarandilla. Outre le payement de ce qui leur était dû, ils reçurent de lui des présents en témoignage de satisfaction et de bon souvenir. Sur le seuil même de son appartement, il leur dit alors un dernier adieu, et les congédia avec de douces et affectueuses paroles[120]. L'émotion était universelle. Tous ces vieux serviteurs avaient le visage bouleversé, et la plupart fondaient en larmes[121].

Vers trois heures, il monta en litière. A cheval et à ses côtés étaient le comte d'Oropesa, qui l'accompagna jusqu'à Yuste ; le sommelier de corps la Chaulx, qui y resta quelques jours encore avec lui, et le majordome Luis Quijada. Derrière se trouvait le reste de ses serviteurs. Au moment où le cortège se mit en marche, les hallebardiers qui avaient formé sa garde jetèrent leurs hallebardes à terre[122], comme si les armes employées au service d'un aussi grand empereur ne devaient plus être d'aucun autre usage. Le cortège traversa silencieusement le fond de la vallée et gravit lentement les flancs de la montagne sur laquelle s'élevait le monastère. L'empereur arriva à cinq heures du soir à Yuste. Avertis de sa venue, les religieux l'attendaient à l'église qu'ils avaient illuminée, et dont les cloches sonnaient à toute volée en signe d'allégresse[123]. Ils allèrent au devant de l'empereur la croix en tête, et le reçurent en chantant le Te Deum. Ils étaient transportés de joie, dit un témoin, de voir ce à quoi ils n'auraient jamais cru[124]. Charles-Quint, descendu de sa litière, se plaça sur un siège, et se fit porter jusqu'aux marches du maître-autel. Là ayant à sa droite le comte d'Oropesa et à sa gauche Luis Quijada, après que le chant des prières solennelles fut terminé, il admit les moines à lui baiser la main. Le prieur, vêtu de sa chape, mais un peu troublé en présence du puissant souverain qui devenait l'hôte religieux du couvent, le complimenta en l'appelant Votre Paternité. — Dites Votre Majesté, ajouta en le reprenant aussitôt un moine qui se trouvait à côté de lui[125]. Charles-Quint, en sortant de l'église, visita tout le monastère ; puis il se retira dans sa propre demeure, dont il prit possession le soir même, et oh désormais il devait vivre et mourir.

Ce fut donc le 3 février que Charles-Quint s'enferma à Yuste. L'habitation qu'il y avait fait construire pour sa retraite était plus agréable, plus commode et plus saine que ne l'avaient représentée de Jarandilla, dans leurs moroses descriptions, ses serviteurs attristés par les pluies de la saison et la solitude du lieu. Elle était située au midi du monastère[126], et dominait la Vera de Plasencia. Vers le nord elle s'adossait à l'église qui l'abritait en la dépassant, et derrière laquelle du levant au couchant s'étendaient les deux cloîtres occupés par les moines. Huit pièces carrées, de dimension égale, ayant chacune vingt-cinq pieds de long sur vingt de large, composaient la demeure impériale. Ces pièces, dont quatre étaient au rez-de-chaussée et quatre formaient l'étage supérieur, s'élevaient pour ainsi dire en amphithéâtre sur la pente très inclinée de la montagne ; les plus hautes se trouvaient au niveau des cloîtres. La position de celles qui faisaient face au midi les rendait lumineuses et chaudes ; dans toutes d'ailleurs l'on avait eu soin de pratiquer, contre les usages du pays, d'assez grandes cheminées.

Un corridor séparait à chaque étage les quatre pièces, dont les portes s'ouvraient sur ce passage intérieur, qui les traversait de l'est à l'ouest. Le corridor d'en haut conduisait des deux côtés à deux terrasses assez vastes situées en plein air et formant une galerie couverte que supportaient des piliers, et que l'empereur transforma plus tard en jardins ; il les orna de fleurs odoriférantes qu'il se plut à voir cultiver, les planta d'orangers, de citronniers, et y fit placer des fontaines où coulaient des eaux vives sorties des flancs ou descendues des cimes neigeuses de ces montagnes. Dans le bassin d'un réservoir qu'alimentait une source abondante et qui fut revêtu de carreaux de Hollande, se conservèrent comme en un vivier des tanches ainsi que les truites destinées à sa table les jours maigres, et pêchées surtout dans les clairs et froids torrents de Garganta-la-Olla et des villages voisins. Le corridor qui traversait le quartier d'en bas aboutissait par ses deux extrémités au jardin du monastère, que les religieux avaient cédé à l'empereur, pour s'en ménager un autre au nord-est de leur cloître. De ce jardin couvert de verdure, rempli de plantes potagères et d'arbres à fruit, les tiges des orangers et des citronniers[127] s'élançaient jusqu'aux fenêtres de la demeure impériale, y portaient leurs belles fleurs blanches et leurs suaves odeurs.

L'appartement occupé par Charles-Quint était à l'étage supérieur. De sa chambre même située au nord du corridor, il se trouvait en communication avec l'église du monastère, qui était contiguë, et sur laquelle s'ouvrait une fenêtre placée au niveau du maître-autel. Cette fenêtre, d'où on apercevait le prêtre officiant et par où l'on pouvait entrer dans l'église, était à la fois une tribune et un passage. Elle avait la double fermeture d'un vitrage et d'une porte, et devait permettre à l'empereur d'entendre la messe de son lit lorsqu'il serait malade et d'assister aux offices sans être au milieu des moines. Il pouvait à son gré se mettre en relation avec ceux-ci, en se rendant par des communications intérieures dans le chœur de leur église, ou bien rester séparé d'eux en demeurant dans son indépendante habitation et sur ses terrasses cultivées.

La pièce qui servit de cabinet à Charles-Quint était au sud du corridor, dans une position ravissante, et offrait une vue magnifique. Elle était en plein soleil et plongeait sur le jardin. Des fenêtres de cette pièce, où travailla l'empereur et où il reçut les ambassadeurs et les grands personnages qui vinrent le visiter à Yuste, s'apercevaient les groupes des coteaux environnants chargés de massifs de châtaigniers, de noyers, de mûriers, d'amandiers, et se terminant par de douces pentes dans le large et verdoyant bassin de la Vera. Les beaux aspects dont il jouissait de son cabinet, Charles-Quint les retrouvait sur la terrasse occidentale, lieu de prédilection où il alla fréquemment se promener et s'asseoir, un peu avant le déclin du jour, lorsque le soleil s'abaissant déjà vers l'horizon, répandait ses feux adoucis sur la montagne et sur la plaine et les dorait encore de ses rayons. C'est de là qu'en suivant un sentier légèrement incliné il descendait sans fatigue dans le jardin, dont les murailles environnaient son appartement de tous les côtés, et dont la porte principale s'ouvrait sur la vaste forêt de chênes et de châtaigniers qui couvrait les flancs et les cimes de la montagne. Dans cette forêt, où purent paître- librement les deux vaches destinées à fournir le lait de sa table, étaient disposés de loin en loin les oratoires du couvent, à quatre cents pas duquel s'élevait l'ermitage de Belem, que l'empereur alla visiter le lendemain de son arrivée à Yuste.

Charles-Quint ne vécut point parmi les moines, comme on l'a cru, et à Yuste le cénobite ne cessa pas d'être empereur. S'il n'y trouva point la splendeur d'une cour, il fut tout aussi loin de s'y réduire à la nudité d'une cellule et de s'y condamner aux rigueurs de l'existence monastique. Dans cette retraite à la fois pieuse et noble, dit encore M. Mignet, dans cette vie consacrée à Dieu et encore occupée des grands intérêts du monde, son esprit resta ferme, son âme haute, son caractère décidé, ses vues fortes ; et il donna sur la conduite de la monarchie espagnole les plus habiles conseils et les directions les plus prévoyantes à sa fille, la gouvernante d'Espagne, et au roi son fils, qui les sollicitèrent avec instance et les suivirent avec respect. Il n'y eut pas en lui un seul moment d'affaissement moral, et les assertions de Robertson ne sont pas plus vraies que ne sont exacts les récits donnés par Sandoval et par lui sur le séjour de Charles-Quint au monastère de Yuste. Il y vivait si pauvrement, dit Sandoval[128], que ses appartements semblaient plutôt avoir été dépouillés par des soldats, qu'ornés pour le séjour d'un si grand prince. Il n'y avait qu'une tenture de drap noir, et encore uniquement dans la chambre où dormait Sa Majesté. Il n'y avait qu'un seul fauteuil, et tellement vieux et de si peu de valeur, que, s'il avait été mis en vente, on n'en n'aurait pas donné quatre réaux. Les vêtements pour sa personne n'étaient pas moins pauvres et toujours en noir. Robertson ajoute[129] : Ce fut dans cette humble retraite, à peine suffisante pour loger un simple particulier, que Charles-Quint entra, accompagné seulement de douze domestiques.

A ces descriptions imaginées pour établir un contraste complet entre la grandeur passée du souverain et le dénuement nouveau du solitaire, dit toujours M. Mignet, nous allons substituer des descriptions certaines. Nous les tirerons du codicille[130] dans lequel l'empereur nommait lui-même, en les récompensant, tous les serviteurs qui l'avaient suivi à Yuste, et de l'inventaire[131] que l'on dressa après sa mort, de tous les objets meublant ou ornant sa demeure. Sans avoir le luxe d'un palais, son habitation n'était dépourvue d'aucune des commodités intérieures que les princes se procuraient à cette époque déjà élégante, et il y jouissait des nobles agréments des arts qu'il avait le mieux aimés. Vingt-quatre pièces de tapisserie, qu'il fit venir de Flandre, les unes en soie, les autres en laine, représentant des sujets divers, des animaux, des paysages, étaient destinées à en couvrir les murailles. L'appartement qu'il occupait, et qui portait les marques du deuil que lui-même ne quitta plus depuis la mort de sa mère jusqu'à la sienne, était tendu tout entier de drap noir fin, avec des portières de la même couleur. Il y avait sept tapis de pied, dont quatre de Turquie et trois d'Alcaraz, et, à côté de bancs à dossier revêtus de tapis, l'on y remarquait trois dais de drap noir et un dais plus riche de velours noir[132].

La chambre de Charles-Quint n'avait rien de la nudité claustrale que lui prête Sandoval. Deux lits, dont l'un plus grand que l'autre, y avaient été dressés avec un luxe extraordinaire de couvertures, de matelas, de coussins, pour l'usage de l'empereur, qui possédait une telle abondance de vêtements, qu'il avait jusqu'à seize robes longues, en velours, en soie, fourrées de plume de l'Inde, garnies d'hermine, tissues avec des poils de chevreau de Tunis. L'ameublement y consistait en douze sièges de noyer artistement travaillés et ornés de clous dorés, six bancs qui s'ouvraient et se fermaient en forme de pliants, auxquels s'adaptaient des couvertures de drap, six fauteuils de velours noir et deux fauteuils particuliers appropriés à l'état presque toujours infirme de Charles-Quint. De ces deux fauteuils, destinés à lui servir de siège quand il était malade, ou à le changer de place lorsqu'il était convalescent, le premier était entouré de six coussins pour soutenir doucement les diverses parties de son corps avec un tabouret pour appuyer ses pieds ; le second, aussi mollement rembourré, avait des bras en saillie au moyen desquels on le portait d'un lieu dans un autre, et notamment sur la terrasse cultivée, où il allait manger quelquefois, en plein air, lorsque le temps était beau et sa santé bonne[133].

Les goûts vifs et délicats qu'il avait eus sur le trône pour la peinture, la musique, l'astronomie, les travaux ingénieux de la mécanique, les œuvres élevées de l'esprit, le suivirent au monastère. Le Titien, on le sait, avait été son peintre de prédilection ; il l'avait toujours beaucoup admiré et l'avait comblé de distinctions et de présents : il lui avait donné un ordre de chevalerie, avait payé de mille écus d'or chacun de ses portraits, lui avait assigné une pension de deux cents écus d'or sur les revenus du royaume de Naples[134], et la tradition rapporte que, dans son enthousiasme pour ce grand peintre, qu'il allait voir travailler dans son atelier, il avait un jour ramassé lui-même le pinceau tombé de ses mains, en disant que le Titien méritait d'être servi par un empereur. Le Titien avait fait son portrait à tous les âges et sous toutes les formes ; il avait peint aussi plusieurs fois l'impératrice, dont Charles-Quint conservait un souvenir si cher. Les divers portraits de l'empereur, ceux de l'impératrice, au nombre de quatre, plusieurs portraits de son fils, Philippe II, de ses filles, la princesse de Portugal et la reine de Bohème, de sa fille naturelle, la duchesse de Parme, et de ses petits-enfants, tous sur toile ou sur bois[135], suspendus aux murailles de son appartement ou enfermés en des coffrets élégants, décoraient sa demeure et y rendaient sa famille comme présente à ses yeux.

Mais ce n'étaient pas seulement ces souvenirs des affections terrestres qu'il avait portés dans sa solitude, il y avait placé de beaux tableaux religieux qui plaisaient à la fois à son imagination et à sa piété. Le plus magnifique comme le plus grand de ces tableaux était une Trinité qu'il avait commandée au Titien quelques années avant de descendre du trône[136], afin de l'avoir devant lui au monastère de Yuste, d'où elle suivit plus tard ses restes mortels[137] jusqu'à l'Escurial. Dans la partie la plus haute du ciel, au milieu d'un champ de feu, image de l'amour divin, sur des nuages tout resplendissants de lumière, le peintre avait représenté la Trinité chrétienne, qu'environnaient d'innombrables chérubins répandus jusqu'aux profondeurs les plus lointaines de l'espace, et un peu au dessous de laquelle s'élevait la Vierge du côté du Christ. Presque aux pieds de la Trinité, et vers la gauche, Charles-Quint, soutenu par un ange qui lui montrait le saint mystère, était à genoux, les mains jointes dans l'attitude de la contemplation et de la prière. Près de lui était déposée la couronne impériale. Sa tête, nue et relevée en arrière, était empreinte des fatigues de l'âge et de l'autorité, mais exprimait les élans d'une adoration profonde et d'une foi suppliante. Non loin de lui, l'impératrice, agenouillée aussi sur un nuage et doucement relevée par un ange dont le bras se plaçait au dessous du sien, les mains croisées sur la poitrine, les yeux baissés et l'âme ravie, paraissait plongée dans une sainte béatitude, et l'on eût dit que, n'appartenant plus à la terre, elle jouissait déjà de ce que demandait la prière ardente de l'empereur, prêt à franchir bientôt lui-même le seuil éternel. A quelque distance, parmi d'autres princes et d'autres princesses, apparaissait la figure, jeune, mais sévère, de Philippe II, sur laquelle se lisait une piété ferme dans une adoration tranquille. Ce groupe de la famille impériale, invoquant la Trinité, semblait protégé autour du trône divin et comme porté jusqu'à lui par une foule de patriarches, de prophètes, d'apôtres, de saints, que précédait l'Église sous l'image d'une femme, et qui tous, dans de pieuses attitudes et avec des formes savamment hardies et admirablement variées, se déployaient dans les airs en cercle lumineux au dessous de la Trinité céleste et formaient, pour ainsi dire, son cortège venu de la terre[138].

D'autres tableaux, la plupart œuvres du Titien, comme celui qui représentait la terrible scène du jugement dernier, retraçaient sur toile, sur bois, sur des battants d'ébène qui s'ouvraient et se fermaient à volonté : le Christ flagellé, la Vierge tenant sur ses genoux son fils descendu de la croix ; l'enfant Jésus porté au bras droit de sa mère, ayant auprès d'elle, d'un côté Joseph, et, de l'autre, Élisabeth avec saint Jean-Baptiste ; Marie tenant par la main Jésus, qui jouait avec saint Jean-Baptiste, et que contemplaient des hommes et des femmes groupés au dessous[139]. Un peintre nommé maestro Miguel[140], qui était aussi sculpteur et qui avait travaillé en commun avec le Titien à plusieurs de ces ouvrages, avait fait pour l'empereur un Christ portant la croix sur la route du Golgotha, un Christ crucifié, une sculpture de la Vierge, et une peinture du Saint Sacrement tenu par deux anges avec des encensoirs à la main[141]. Toutes ces religieuses représentations, que complétaient une Annonciation de la Vierge[142], sur bois, et une Adoration des mages reproduites sur une tapisserie d'or, d'argent et de soie[143] retraçaient sans cesse aux yeux de l'empereur la touchante histoire de la rédemption chrétienne : et l'humble naissance du Sauveur dans une crèche, et sa douce enfance, et sa passion douloureuse, et son sacrifice suprême, et son retour triomphant à la droite de son Père, d'où il répandait les rayons de sa gloire sur la famille impériale, et l'offrande journalière de son corps, au moyen de laquelle il unissait à lui l'humanité purifiée.

Charles-Quint possédait également à Yuste plusieurs reliquaires contenant du bois de la vraie croix[144], et il gardait avec un soin pieux le crucifix que l'impératrice expirante avait tenu entre ses mains[145], et que lui et son fils devaient avoir entre les leurs au moment de la mort. Des objets bien différents, capables de distraire son esprit et d'occuper ses loisirs, avaient été portés au monastère de Yuste, nous l'avons déjà dit, pour les travaux de mécanique, d'horlogerie, d'astronomie et de géographie. Les instruments de mathématiques ne lui manquaient pas non plus, et il avait des quarts de cercle, des compas, une règle géométrique à compartiments, deux astrolabes[146], un anneau astronomique, des miroirs de cristal de roche et des lunettes[147], pour lever les hauteurs, mesurer les distances et aider sa vue imparfaite ou fatiguée. Avec une carte marine que lui avait envoyée le prince Doria, il avait des cartes d'Italie, d'Espagne, des Pays-Bas, d'Allemagne, de Constantinople, des Indes, sur lesquelles il pouvait suivre du fond de sa retraite les évènements du monde.

Sa bibliothèque ne consistait qu'en quelques livres de science, d'histoire, de philosophie chrétienne et de pratique religieuse. L'Almageste, ou la grande composition astronomique de Ptolémée qui restait encore l'explication et la. règle des mouvements célestes ; l'Astronome impérial de Santa-Cru ; qui avait donné des leçons de mathématiques à Charles-Quint ; les Commentaires de César ; les Histoires d'Espagne dans les temps anciens et durant le moyen âge, qu'avait réunies Florian de Ocampo, l'un de ses trois chroniqueurs ; plusieurs exemplaires de la Consolation de Boëce, en français, en italien et en langue romane ; les Commentaires sur la guerre d'Allemagne, par le grand commandeur d'Alcantara ; le poétique roman du Chevalier délibéré ; les Méditations de saint Augustin ; deux autres livres de Méditations pieuses ; les ouvrages du docteur Constantin Ponce de la Fuente et du Père Pedro de Soto sur la doctrine chrétienne ; la Somme des mystères chrétiens, par Titelman[148] ; deux Bréviaires ; un Missel ; deux Psautiers enluminés ; le Commentaire de Fray Thomas de Portocarrero sur le psaume In te, Domine, speravi, et des Prières tirées de la Bible[149] : tels étaient les sujets habituels de ses lectures.

Plusieurs de ces livres avaient un intérêt particulier pour lui. Les Commentaires sur la guerre de 1546 et de 1547 contre les protestants d'Allemagne avaient été écrits en espagnol, sous son inspiration, nous avons eu l'occasion de le dire précédemment, puis traduits en latin par Van Male, et rapidement publiés aussi en italien et en français[150]. Charles-Quint avait pris une part plus active encore à une autre œuvre : il avait traduit en grande partie en langue espagnole et avec le rythme castillan le poème du Chevalier délibéré, dans lequel Olivier de la Marche avait retracé allégoriquement la vie aventureuse de son bisaïeul Charles le Téméraire. Cette traduction, qu'il remit à don Fernand de Acuria, fut achevée par ce gentilhomme lettré, qui savait aussi bien écrire que combattre, et auquel l'empereur avait confié, après la bataille de Muhlberg, la garde de l'électeur de Saxe, Jean Frédéric. Ce fut l'un des exemplaires de cette traduction, imprimée par ses ordres, en 1555, chez Jean Steels, à Anvers, sous le titre du Caballero determinado, que Charles-Quint porta à Yuste, en même temps que le poème français, couvert d'enluminures. Les Commentaires de César dont il se servait n'étaient pas en latin ; il ne comprenait pas très bien cette langue, que son gouverneur Chièvres avait presque interdit au docte précepteur Adrien de lui apprendre à fond, pendant ses jeunes années, parce qu'il prétendait qu'un roi devait être élevé dans les exercices guerriers d'un gentilhomme, et non au milieu des livres comme un savant. Aussi avait-il eu recours à une traduction des Commentaires de César en italien-toscan[151], qui était alors la langue de la politique et de la guerre, et, qui seule pouvait rendre, avec sa mâle simplicité et dans sa rapidité élégante, l'œuvre du conquérant de la Gaule et du dominateur de Rome.

Ce livre, digne de servir de modèle à ceux qui, après avoir fait de grandes choses, voulaient les écrire, était sans doute déjà, dit M. Mignet que nous suivons dans tous ces détails, sous les yeux de Charles-Quint lorsque, arrivé au comble de la puissance et de la gloire, il commença, dans l'été de 1550, ses propres Commentaires dont son confident littéraire Van Male parle en ces termes : Dans les loisirs de sa navigation sur le Rhin, l'empereur, livré aux plus libérales occupations-sur son navire, a entrepris d'écrire ses voyages et ses expéditions depuis l'année 1515 jusqu'à présent. L'ouvrage est admirablement poli et élégant, et le style atteste une grande force d'esprit et d'éloquence. A coup sûr, je n'aurais pas cru facilement que l'empereur possédât des qualités pareilles, puisqu'il m'a avoue lui-même qu'il n'en devait rien à l'éducation et qu'il les avait entièrement puisées dans ses seules méditations et dans son travail. Quant à l'autorité et à l'agrément de l'ouvrage, ils consistent surtout en cette fidélité et cette gravité auxquelles l'histoire doit son crédit, et sa puissance. Si Charles-Quint continua dans le couvent de l'Estrémadure ces précieux mémoires commencés sept ans auparavant sur le Rhin, ses propres scrupules, et peut-être les conseils trop humbles du Père Borja, et les volontés trop hautaines de Philippe II, les ont dérobés à la curiosité du monde.

Ainsi s'exprime M. Mignet dans son célèbre ouvrage sur la retraite et la mort de Charles-Quint à Yuste[152]. Heureusement il se trompait. Ces Commentaires de Charles-Quint, si longtemps cherchés, si longtemps crus perdus, existent ; ils ont été retrouvés par un de nos savants les plus érudits, qui est aussi un de nos écrivains les plus distingués, par l'un des hommes auxquels notre histoire nationale a le plus d'obligations, l'habile et infatigable investigateur des sources les moins connues de nos vieilles annales, M. Kervyn de Lettenhove. En publiant un trésor si longtemps dérobé aux regards, l'auteur de cette enviée découverte est entré dans des détails extrêmement intéressants, que nous ne pouvons dérober à la curiosité de nos lecteurs, bien qu'ils soient un peu longs[153] et contiennent certaines choses déjà mentionnées dans notre travail.

Parmi les épîtres familières écrites par les plus fidèles serviteurs de l'empereur, dit M. Kervyn, il n'en est pas de plus précieuses que les lettres adressées à Louis de Praet par Guillaume Van Male qui avait admiré de près ses exploits glorieux avant de gravir avec lui ce rude passage de Puerto-Novo où Charles-Quint s'écria : voilà le dernier passage que j'aurai à franchir avant celui de la mort ! Van Male était né à Bruges. Sa famille ne semble pas avoir été de fort ancienne noblesse, et il était peu favorisé des dons de la fortune. Pendant longtemps son unique occupation avait été de s'enfermer dans sa bibliothèque qu'il nommait plus tard la chère prison de sa jeunesse. Enfin il s'était vu réduit à aller chercher fortune eu Espagne et s'était attaché au duc d'Albe qui n'était encore que le glorieux et brillant capitaine qu'on appelait le père des soldats : il avait pu arriver ainsi jusqu'au cabinet de l'empereur, non pas pour y solliciter l'honneur de ceindre l'épée, mais pour y consulter un manuscrit de la relation de la guerre d'Allemagne par don Louis d'Avila bien plus complet que celui qui avait été publié en espagnol en 1548. Guillaume Van Male fit si bien qu'il lui fut permis de le traduire en latin, et grâce à la recommandation soit du duc d'Albe[154], soit de Louis d'Avila lui-même, Cosme de Médicis, le grand Cosme, comme l'appelle Brantôme, accepta la dédicace de cette œuvre qui retraçait, dans un style pur et élégant, des évènements récemment accomplis.

A la fin de l'épître offerte au duc de Florence, Van Male s'exprimait en ces termes : Si l'on juge que je ne réponds pas assez complètement aux reproches qui pourraient m'être adressés, il faut qu'on s'incline du moins devant le jugement si solide et la haute raison de l'illustre seigneur de Praet. Celui-ci, toujours animé d'un zèle admirable envers les savants, a bien voulu lire attentivement ce livre avant qu'il fût publié, et a fait passer sur tout ce qui lui semblait rude et grossier la lime de son esprit éclairé.

On comprend que Van Male ait ajouté beaucoup de prix à l'approbation du seigneur de Praet qui était chevalier de la Toison d'or et chef des finances dans les Pays-Bas, et qui de plus possédait à Bruges la charge de grand bailli[155]. A ce témoignage des relations dont s'honorait le traducteur de Louis d'Avila, il faut joindre quelques lignes où il proclame la mission qui incombe aux lettres de perpétuer la gloire de l'empereur, et où il insiste sur la légitime autorité de l'historien, lorsqu'il lui a été donné de prendre une part éclatante aux exploits retracés dans ses récits.

Il est probable que Guillaume Van Male revint à Bruxelles avec le duc d'Albe et le fils de Charles-Quint. Van Male, qui aspirait à l'honneur d'écrire les annales contemporaines des Pays-Bas, ne devinait sans doute pas l'avenir, quand il vit ce jeune prince, qui fut plus tard Philippe II, présider à une fête, entre le duc d'Albe et les comtes d'Egmont et de Hornes, sur cette grand'place de Bruxelles, où depuis... Mais alors la patrie ne se présentait au cœur de Van Male qu'entourée des images de la prospérité et du bonheur[156], et il suppliait Louis de Praet de lui trouver quelque position honorable qui pût le conduire à la charge d'historiographe belge de l'empereur.

Ce fut vers les fêtes de Pâques 1550, que Louis de Praet obtint que Guillaume Van Male entrerait comme ayuda de camara dans la maison de l'empereur, et Charles-Quint qui aimait les lettres et regrettait de ne pas les avoir assez cultivées pendant sa jeunesse, l'admit aussitôt dans son intimité. Charles-Quint se borna-t-il à faire répéter à Van Male certains récits que celui-ci avait empruntés à Louis d'Avila ? Alla-t-il jusqu'à lui demander de lui expliquer, d'après le texte latin, les Commentaires de César qu'il ne connaissait que par une traduction dans la langue de Dante et de Machiavel ? Il est seulement permis de le supposer ; mais ce que nous savons avec plus de certitude, c'est que tous les jours l'empereur l'honorait de longs entretiens, que sans cesse Van Male lisait ou écrivait sous sa dictée, près de sa table ou au coin du feu, même la nuit à côté de son lit[157], et qu'il était en quelque sorte, comme il le dit lui-même, lié à un poteau par ses fonctions et ses occupations[158].

Le 31 mai 1550, Charles-Quint avait quitté Bruxelles pour se rendre en Allemagne où l'appelaient des affaires importantes. Arrivé à Cologne, il s'embarqua le 14 juin sur le Rhin, et mit cinq jours à atteindre Mayence. Van Mate, qui accompagnait l'empereur, se hâta d'écrire de Mayence à son illustre ami Louis de Praet ; mais cette lettre dont on ne saurait assez regretter la perte n'existe plus, et nous ne connaissons ce qu'elle renfermait[159] que par une rapide récapitulation[160] que Van Male inséra dans une autre lettre, également adressée au seigneur de Praet et écrite à Augsbourg le 17 juillet 1550[161].

Van Male ajoutait dans un post-scriptum : L'empereur m'a permis de traduire son livre, dès qu'il aura été revu par Granvelle et par son fils. J'ai résolu d'adopter un style nouveau, qui tienne à la fois de Tite-Live, de César, de Suétone et de Tacite ; mais l'empereur est injuste pour nous et pour son siècle, quand il veut que son livre reste caché et protégé par cent clefs[162].

Si l'on désire savoir ce que Van Male entendait par ce nouveau système d'interprétation, on peut s'en référer à ce qu'il écrit lui-même au sujet de la relation de don Louis d'Avila : Il convient que les actions qui ont surpassé tout ce qu'il y eut de plus fameux dans divers pays, soient racontées dans une langue célèbre et comprise par toutes les nations... Peut-être m'accusera-t-on d'employer un système de traduction nouveau et trop libre ; j'ai suivi le texte même que j'avais sous les yeux, sans toutefois m'y croire trop étroitement lié, mais aussi sans m'écarter du sens, lors même que je ne conservais pas le même ordre et les mêmes mots. Le vainqueur de Barberousse, comme le conquérant de la Gaule, avait cherché, selon l'expression de Montaigne, à recommander non son dire, mais son faire[163]. Van Male voulait que ce livre offrit aussi à la fois un modèle aux guerriers et aux historiens[164]. Il se proposait donc de répandre sur les Commentaires de l'empereur un reflet classique de la littérature latine, qui eût rapproché l'ancien et le nouveau César.

A Augsbourg, Charles-Quint s'enfermait seul avec Van Male pour dicter pendant quatre heures consécutives. Ce fut là que s'acheva le travail qui s'étendait de 1516 au mois de septembre 1548. L'empereur, en terminant ses récits à la fin de l'année 1548, les considérait-il comme résumés sous la forme la plus nette et la plus précise, dans les instructions qu'il transmit à son fils, le 18 janvier de cette même année[165] ? Là aussi il invoquait les infirmités qui le tourmentaient, les dangers qu'il avait bravés, l'incertitude des desseins de Dieu à son égard, avant de tracer les règles auxquelles son successeur aurait plus tard à conformer sa politique. C'était d'abord un dévouement absolu à la religion, qui, sans faiblesse comme sans usurpations, maintiendrait les espérances attachées à la convocation du concile de Trente ; c'était au dehors un système prudent et habile qui ne compromettrait pas les relations avec la France et rechercherait l'amitié de l'Angleterre ; au dedans, un gouvernement généreux et conciliant en Allemagne, actif et vigilant en Italie, sage et éclairé dans les Pays-Bas, qui s'étaient toujours montrés hostiles à l'autorité étrangère ; enfin il lui recommandait, partout et toujours, l'amour de la paix que l'expérience même des guerres devait rendre plus vif, l'économie dans l'administration des finances, l'impartialité dans celle de la justice, la répression des abus, le respect des droits de tous. Dans ses instructions comme dans ses Commentaires, Charles-Quint avait sans cesse devant les yeux l'instabilité des choses humaines.

Van Male assure toutefois que Charles-Quint voulait continuer ses Commentaires jusqu'au moment où il écrivait. Le temps lui manqua sans doute, et les dictées qui nous ont été conservées remplirent, en 1550 et en 1551, la plus grande partie des loisirs[166] dont il disposa pendant sa longue résidence à Augsbourg, sous les frais ombrages des jardins des Fugger[167].

L'empereur donna-t-il suite à la promesse plus ou moins vague qu'il avait faite à Mayence ? Avait-il commencé par soumettre son travail à la révision de son fils, alors âgé de vingt-trois ans et à celle de Granvelle ? La négative paraît peu douteuse, car on n'a rien retrouvé qui se rapportât à cette communication. Les dernières lignes du post-scriptum de la lettre du 17 juillet annonçaient déjà comme l'observe très bien M. Mignet, que l'empereur avait changé d'avis ; et en lisant les lettres postérieures de Van Male, on ne le trouve qu'assez péniblement occupé de la publication que l'empereur lui avait imposée de sa traduction du Chevalier délibéré d'Olivier de la Marche. Il semblait que Charles-Quint, près d'aborder la période la plus difficile de sa vie, cherchât à se dérober à l'histoire moderne, troublée, agitée, pleine de luttes, travaillée d'incertitudes et de doutes, qui commençait avec lui, pour se réfugier dans les fables créées par la chevalerie qui n'était plus elle-même qu'une fiction poétique.

Après avoir montré qu'entre les guerres d'Allemagne et l'abdication de Bruxelles il n'y eut plus de place pour la continuation des Commentaires, M. Kervyn poursuit ainsi : Chaque jour eut ses combats et ses dangers ou tout au moins ses luttes de tout genre et ses agitations renaissantes ; mais que se passa-t-il plus tard à Yuste ? Les opinions sont partagées : nous essayerons d'exposer la nôtre. Charles-Quint avait l'intention bien arrêtée d'achever dans le silence et dans la paix le travail qu'il avait commencé au milieu des guerres et des démêlés politiques. Il voulait, en justifiant sa conduite vis-à-vis des papes et des rois, dans les troubles religieux de l'Allemagne comme dans les grandes guerres contre la France, démontrer qu'il était toujours resté ce qu'il avait été sur les plages brûlantes de Tunis et d'Alger, le véritable chef et le légitime représentant de la société politique chrétienne, violemment assaillie et menacée ati dedans comme au dehors[168]. Il espérait, disait-il dans une lettre dont nous aurons à peser chaque phrase, arriver à faire quelque chose que Dieu ne jugerait pas inutile à son service.

Il avait amené avec lui son habile secrétaire Van Male, el, en déclarant qu'il était résolu à ne plus s'occuper des affaires présentes, il avait annoncé, dès son arrivée en Espagne, qu'il voulait renvoyer tous ses serviteurs[169] pour ne conserver que celui-là[170], c'est-à-dire afin de pouvoir s'enfermer avec lui, comme à Augsbourg, et d'autant mieux gardé contre toute pensée de vanité que ces souvenirs de sa vie eussent été retracés au pied de sa tombe.

Cependant d'autres occupations vinrent interrompre ces projets, et Van Male, dont la faveur s'accroissait au point d'exciter toute la jalousie des Espagnols, parait avoir partagé ses journées entre la lecture qu'il faisait pendant le (liner de l'empereur, et la rédaction des bulletins relatifs à sa santé, que l'on adressait régulièrement au secrétaire d'état, don Juan Vasquez[171]. Il y eut deux périodes bien distinctes dans le séjour de Charles-Quint à Yuste. Pendant la première, rêvant encore le rétablissement de ses forces et de sa santé prématurément affaiblie, il voulait créer lui-même, dans sa solitude moins sombre qu'elle ne le fut plus tard, des bâtiments commodes, des jardins plantés de citronniers et d'orangers, des fontaines jaillissantes et des bassins peuplés de truites. Dans la seconde, luttant en vain contre le mal qui ravageait le corps sans atteindre la vigueur de l'intelligence, il ne voyait plus dans les souvenirs de sa gloire que ses faiblesses et ses misères, et sa pensée, absorbée par de pieuses méditations, se détachait de la terre. Parcourez toutes les lettres — et elles sont bien nombreuses —, qui furent écrites à Yuste par les serviteurs de Charles-Quint vous y retrouverez tous les incidents, tous les épisodes de ses journées, mais vous n'y apercevrez aucune trace des dictées historiques qu'il aurait faites à Van Male, et, s'il y en eut quelques-unes, loin de recomposer sur une large base l'apologie de cette vie si remplie, elles ont dû se borner à des fragments trop tôt interrompus.

Charles-Quint, il est vrai, se préoccupait parfois du jugement que porterait sur lui la postérité, mais dans ces moments-là il recommandait qu'on recueillit avec soin les vastes compilations de Florian Ocampo et de Ginès Sepulveda[172]. Il lui arriva toutefois de dire au Père François de Borgia, qu'il avait chargé d'une mission en Portugal : Vous parait-il qu'il y ait quelque signe de vanité à écrire ses propres actions ? Il faut que vous sachiez que j'ai raconté toutes les expéditions — jornadas — que j'ai entreprises avec leurs causes et les motifs qui m'y ont poussé, mais je n'ai été guidé, en écrivant, par aucun désir de gloire, ni par aucune pensée de vanité[173]. Il nous est impossible de ne pas voir dans ces paroles de Charles-Quint une allusion à son livre de 1550, qu'il avait intitulé : Summario das viages e jornadas, en y ajoutant une lettre où il protestait qu'il ne l'avait pas composé par vanité.

Il semble que Charles-Quint, en oubliant à Yuste tout ce qu'il avait fait de grand et de glorieux, ait donné ainsi la plus forte preuve d'humilité, et le président du conseil de Castille, Juan de Vega, écrivait en apprenant sa mort : Aucun bruit de ses armées, avec lesquelles il avait tant de fois fait trembler le monde, ne l'avait suivi au monastère de Yuste, et il avait oublié ses bataillons bardés de fer et ses bannières flottantes, aussi complètement que si tous les jours de sa vie s'étaient écoulés dans cette solitude[174].

Le témoignage d'Ambrosio de Moralès est bien plus précis encore que celui de Juan de Vega. Moralès, qui écrivait en 1564, six ans après la mort de Charles-Quint, affirme que ses Commentaires ne furent pas composés à Yuste, mais en Allemagne : Ce qui doit, dit-il, exciter surtout l'admiration, c'est que ce prince rédigea lui-même, au milieu de la fureur de ses guerres, le récit exact et suivi de ses actions.

On rencontre dans l'énumération des livres trouvés à Yuste, après la mort de Charles-Quint, cette mention : un livre de mémoires — memorias — avec une plume d'or. Ce livre de mémoires aurait-il contenu les Commentaires ? La plume d'or serait-elle celle de l'empereur oubliée entre deux feuillets inachevés ? Il faut observer que Granvelle désigne les Commentaires sous le titre de Mémoires, et la place même que cette mention occupe dans l'inventaire, tout à côté des papiers de l'empereur et des cartes qui lui avaient servi, offre quelque importance ; mais comment le notaire ou le greffier, qui en décrivant les coupes et les cuillers rappelle toujours l'usage qu'en fit l'empereur, a-t-il pu oublier d'ajouter que ces mémoires n'étaient ni des comptes ni des notes — le mot memorias signifie tout cela —, mais l'autobiographie de Charles-Quint ?

Il y avait aussi à Yuste un portefeuille de velours noir et des papiers confiés à la garde de Van Male. Là se trouvait sans doute la correspondance politique de Charles-Quint, mais Quijada lui enleva en même temps et presque par violence[175]Van Male s'en plaignait vivement —, les feuillets qui renfermaient le texte des Commentaires, tels qu'ils avaient été écrits sous la dictée de l'empereur. C'est mon travail[176], s'écriait Van Male, et ici encore il ne peut être question que d'une rédaction peu développée sur plusieurs points, car Van Male assurait qu'il en avait une grande partie gravée dans sa mémoire[177].

Que devinrent ces manuscrits complets ou incomplets, laissés tels qu'ils étaient sortis d'une première dictée ou partiellement revus et retouchés ? Philippe II les fit-il disparaître. Nous n'oserions ni l'en accuser, ni l'en absoudre. Certes il n'en eût pas autorisé la publication, mais il permettait à Moralès, son historiographe, de citer le mémorable exemple de Charles-Quint écrivant sa propre histoire, et la conservation même du manuscrit envoyé d'Insprück est un argument irrécusable[178].

Van Male, qui était revenu d'Espagne comblé de bienfaits et qui de plus avait eu l'insigne honneur d'être nommé dans le testament de Charles-Quint, exécuta-t-il par gratitude[179] son projet de chercher dans sa mémoire les éléments d'un nouveau texte des Commentaires ? Profita-t-il de ses loisirs dans son pays natal pour composer cette traduction latine qui eût rappelé à la fois et les plus grandes actions des temps modernes et les œuvres littéraires les plus parfaites de l'antiquité ? Nous en sommes réduits au témoignage du cardinal de Granvelle qui rapporte que Van Male se plaignait de n'avoir pu commencer son travail parce qu'il avait toujours été infirme et souffrant depuis son retour[180]. En effet Van Male mourut le 1er janvier 1561, deux ans et trois mois après celui qu'il aimait à nommer son maître[181].

Van Male, à ce que nous apprend aussi le cardinal de Granvelle, avait beaucoup d'amis qu'il entretenait souvent de cette œuvre qui eût accompli le souhait et le rêve de toute sa vie[182]. Incontestablement ces propos, ces intentions trouvèrent un écho dans d'autres pays qui avaient été également les témoins des exploits de Charles-Quint, et il ne faut pas s'étonner si on les connut en Italie. Venise, dont les affaires étaient, dit Commines plus sagement conduites que de prince qui soit au monde, n'ignorait rien de ce qui se passait en Europe. En 1559, Marco-Antonio da Mula avait reçu une mission extraordinaire de la république dans les Pays-Bas, et chaque jour ses marchands échangeaient de longues lettres entre Anvers, la reine de l'Escaut, et Venise, la reine de l'Adriatique.

A l'heure même où expirait Van Male, un gentilhomme vénitien, Louis Dolce, remarquait dans une vie de Charles-Quint qu'il savait fort bien le français. On dit, ajoutait-il, qu'il composa dans cette langue de très beaux commentaires des choses qu'il avait faites, et à ce que j'entends, on les traduit maintenant en latin, et ils seront publiés[183]. Toute l'Italie était encore pleine des souvenirs de Charles-Quint, et le projet d'écrire son histoire souriait à la fois à Bernardo Tasso dont l'illustre fils appelait la gloire l'ombre d'un songe, et à Girolamo Ruscelli qui s'occupait depuis longtemps d'un recueil des biographies des hommes illustres. Ruscelli répéta ce qu'avait dit Dolce, en donnant plus ou moins exactement le nom du traducteur : On espère tous les jours voir paraître les Commentaires traduits en latin par Guillaume Marinde. Dolce avait annoncé qu'une traduction se faisait. Ruscelli, qui écrivait dans la même ville et dans le même temps, va plus loin ; il assure qu'elle s'imprime. Il est douteux que cette traduction ait jamais été exécutée, mais qu'elle fût déjà sous presse à Venise, c'est ce qui nous paraît surtout inadmissible. Van Male, qui avait reçu à Bruxelles la conciergerie du palais et qui touchait une pension, eût-il osé aborder ainsi subrepticement à Venise une publication qui eût attiré sur lui le courroux de Philippe II[184] ? Tout se réduit d'ailleurs à l'autorité bien suspecte de Brantôme qui a exagéré, sans les comprendre, les données recueillies par Dolce et Ruscelli :

On dict que le grand empereur fit un livre de sa main, comme Jules César en son latin. Je ne sçay s'il l'a faict, mais j'ay veu une lettre imprimée parmi celles de Belleforest, qu'il a traduicte d'italien en françois, qui le testifie et avoir esté tourné en latin par Guillaume Marinde ce que je ne puis bien croire, car tout le monde y fust accouru pour en achepter comme du pain en un marché en temps de famine, et certes la cupidité d'avoir un tel livre si beau et si rare y eust bien mis autre cherte qu'on ne l'a veue, et chascun eust voulu avoir le sien.

Depuis trois siècles, sauf la vague indication d'une impression qui aurait été faite à Hanau au commencement du XVIIe siècle, sous les auspices d'un gendre de Guillaume le Taciturne[185], toutes les questions qui se rapportent à la traduction de Van Male sont, restées voilées des mêmes ténèbres, mais ces mystères mêmes semblent en avoir accru l'intérêt, et il faut constater à l'honneur de la patrie de Charles-Quint que le premier corps savant de la Belgique a pris la part la plus considérable aux efforts qui ont été tentés pour combler cette lacune.

En 1843, M. Gachard, dont le nom restera toujours attaché aux recherches qui ont répandu la plus vive lumière sur l'histoire du XVIe siècle, entretenait l'académie royale de Belgique de ses investigations à Simancas, à l'Escurial el à Madrid, au sujet d'un document dont la découverte eût excité un intérêt universel, et il insistait sur ce que présentait de regrettable la perte des mémoires tracés par la main du plus puissant des monarques, et peut être du génie politique le plus profond du XVIe siècle. Quatorze années, que le savant archiviste général du royaume a consacrées à de nouvelles études, restées stériles sur ce seul point, fécondes sur tous les autres, s'étaient déjà écoulées, lorsque l'examen de la même question fut repris par M. Arendt dans une notice qui frappa vivement l'esprit public.

Certes l'honneur de retrouver les Commentaires de Charles-Quint revenait légitimement à mes honorables confrères de l'académie, et, s'il en a été autrement, c'est sans doute afin que nous puissions proclamer ici tout ce que l'on doit à leurs excellents travaux. Du reste, nous nous empressons de le dire, nous n'avons pas eu la bonne fortune d'exhumer le texte même des Commentaires du célèbre empereur. Nous n'avons découvert qu'une traduction en portugais, traduction qui était la seule œuvre en langue méridionale, inscrite dans le grand inventaire du fonds français à la Bibliothèque impériale de Paris, où l'on renvoie toutefois au fonds espagnol n° 10230. C'est cette erreur qui l'a probablement dérobée si longtemps à l'œil curieux des investigateurs.

Le manuscrit, d'une écriture élégante et soignée, porte le titre suivant : Historia del invictissimo emperador Carlos-Quinto, rey de Hespanha, composta por Sua Majestade Cesarea, como se vee do pagel que vai em a seguinte folha, traduzida da lingoa francesa e do proprio original, em Madrid, anno 1620. C'est à dire Histoire du très invincible empereur Charles-Quint, roi d'Espagne, composée par Sa Majesté Impériale, comme cela se voit par le papier qui est à la page suivante, traduite du français et sur l'original, à Madrid, l'an 1620.

Ainsi en 1620, sous le règne de Philippe III, le manuscrit original existait encore à Madrid. Qu'est-il devenu depuis ? Quelque préjugé d'honneur national le fit-il disparaitre, quand le petit fils d'un roi de France vint occuper le trône de Charles-Quint ? Servit-il de jouet, au commencement de ce siècle, à-quelques-uns de ces soldats qui ne se souvenaient guère qu'ils vengeaient les vaincus de Pavie, lorsqu'ils faisaient retentir du bruit de leurs armes les caveaux de l'Escurial, où repose le rival de François Ier ? S'est-il au contraire conservé au fond de quelques archives secrètes ?

Quoi qu'il en soit, la faiblesse et la décadence de la monarchie sous Philippe III peuvent expliquer à la fois comment tous les esprits se reportaient en arrière avec un sentiment de douleur et de regret vers le règne de Charles-Quint, et comment des documents restés cachés aux Sandoval et aux Sepulveda purent passer sous les yeux des coronistes, leurs successeurs. En 1623, Gilles Gonzalez d'Avila, historiographe de Philippe III, affirmait de nouveau l'existence des Commentaires, et peut-être les avait-il vus. La traduction même du texte en portugais s'explique assez aisément. Le Portugal était encore uni à l'Espagne, et c'était vers la même époque que François d'Andrada et Antoine de Souza écrivaient en portugais la vie du roi Jean III, si intimement liée à celle de Charles-Quint.

On a vu que notre manuscrit annonçait une note qui devait en établir l'authenticité. Elle se trouve en effet au second feuillet et est conçue en ces termes : Treslado do papel que esta em principio desta historia, escritto per mao propria do emperador Carlos V em a lingoa castelhana, o qual papel Sua Majestade mandou d'Alemanha com a mesma historia a el rey don Philippe seu filho que entao era principe de Hespanha. Ce qu'il faut traduire ainsi : Copie du papier placé au commencement de cette histoire, qui était écrit en espagnol de la propre main de l'empereur Charles-Quint, et qui fut envoyé d'Allemagne avec cette même histoire, par Sa Majesté, à son fils le roi Philippe, alors encore prince d'Espagne.

Immédiatement après viennent quelques lignes adressées par Charles-Quint au prince d'Espagne, et elles résument l'histoire de la composition des Commentaires. Comme nous le savions par le récit de Van Male, ils ont été commencés sur le Rhin quand Charles-Quint le remonta avec son fils, puis achevés à Augsbourg, ce qui confirme les ingénieuses conjectures de M. Arendt. Charles-Quint y proteste de sa bonne foi que les historiens modernes sont disposés à reconnaître. Il déclare qu'il n'a pas écrit par vanité, et bous savons combien tous ses historiographes lui font honneur d'avoir été à la fois grand et modeste dans ses succès[186]. En s'adressant à la postérité, il se place sous l'œil de Dieu. C'est Dieu qu'il supplie de lui laisser le temps d'achever son œuvre pour qu'elle serve à sa gloire ; c'est grâce à la protection de Dieu qu'il espère être délivré de ses inquiétudes et de ses peines, dont la trace se retrouve jusque dans ces lignes non achevées.

Nous nous contenterons d'ajouter à cette introduction quelques mots, non pour juger l'œuvre de Charles-Quint, mais pour expliquer, d'après les circonstances où elle fut écrite, ce qu'elle devait être et ce qu'elle est en effet. Pour l'époque la plus éloignée, l'empereur, aidé par Van Male[187], et s'attachant surtout aux dates et, aux faits, se contente de grouper quelques détails et d'énumérer ses nombreuses traversées de la mer qu'il rappelait si éloquemment dans son discours d'abdication. Mais dés qu'arrive l'ère des mémorables campagnes dé France et d'Allemagne, on reconnaît chez le narrateur une habileté aussi grande dans la stratégie que dans la politique. Malgré les obstacles que multipliaient les attaques violentes de ses ennemis ou leurs ruses déguisées, il suffisait seul à cette tache trop immense, comme le remarque M. Mignet, pour un seul homme, et c'est surtout dans ces Commentaires qu'on le retrouvera constant dans ses convictions et dans ses projets, et luttant courageusement, bien qu'infirme et malade, contre les ligues les plus redoutables et contre le déchaînement le plus audacieux de la pensée humaine, secouant tout principe d'autorité. Quant à la forme, c'est une narration méthodique et sans ornements, dans laquelle on retrouve peut-être quelque imitation de l'œuvre immortelle de César[188]. Elle rappelle l'assertion de Sepulveda que l'empereur aimait la vérité dans toute sa simplicité : simplicis veritutis amantissimus[189].

Nous avons laissé M. Kervyn nous exposer lui-même, dans ce récit si modeste et si attachant, l'histoire d'une découverte qui l'honore singulièrement. Nous allons compléter maintenant, en continuant à nous aider de M. Mignet, le curieux exposé de l'installation définitive de notre grand empereur à Yuste, et nous occuper plus particulièrement du côté matériel de sa vie habituelle. Outre le grand portefeuille de velours noir qui restait toujours dans sa chambre, on y trouvait toutes sortes de joyaux et de petits meubles délicatement travaillés en argent, en or, en émail, contenus dans des boites couvertes de velours de diverses couleurs ; les plus précieux étaient sans doute ceux qui renfermaient des substances auxquelles la crédulité du temps attribuait des vertus curatives. Charles-Quint possédait une grande quantité de ces talismans médicaux : il avait des pierres incrustées dans de l'or propres à arrêter le sang[190] ; deux bracelets et deux bagues en or et en os contre les hémorroïdes ; une pierre bleue enchâssée dans des griffes d'or pour préserver de la goutte[191] ; neuf bagues d'Angleterre contré la crampe ; une pierre philosophale que lui avait donnée un certain docteur Beltran ; enfin plusieurs pierres de bézoard venues d'Orient et. destinées à combattre diverses indispositions. Avec ces merveilleux spécifiques il aurait dû être délivré de toutes ses maladies. Mais si son imagination avait pu le disposer un instant à mettre en eux quelque espérance, l'intraitable réalité l'avait ramené bien vite aux ordonnances presque aussi vaines de son médecin Mathys et aux remèdes non moins impuissants préparés par son pharmacien Overstraeten.

L'argenterie qu'il avait portée au monastère était appropriée avec profusion aux besoins variés de sa personne et de sa maison. Il avait en vermeil et double tout le service pour l'autel de sa chapelle particulière. Des cadres d'or, d'argent et d'émail contenaient toutes sortes de joyaux ou d'objets de prix. La vaisselle de sa table, les objets destinés aux soins assez recherchés de sa toilette ou employés dans l'intérieur de sa chambre, des vases, des bassins, des aiguières, des flacons de toutes dimensions, des ustensiles de toute espèce, des meubles de diverses natures pour sa cuisine, sa cave, sa paneterie, sa brasserie, sa pharmacie, etc., étaient en argent et pesaient au delà de quinze cents marcs.

Loin d'être indigente et restreinte, comme l'ont prétendu Sandoval et Robertson, la maison de Charles-Quint comprenait des serviteurs dont le nombre était aussi étendu et dont les fonctions étaient aussi variées que pouvaient l'être ses besoins. Elle se composait de cinquante personnes qui en remplissaient les divers offices[192]. Le majordome Luis Quijada en avait la suprême direction. En l'attachant définitivement à son service l'empereur lui accorda le traitement qu'avait eu le marquis de Denia, lorsqu'il était auprès de sa mère Jeanne la Folle, dans le château de Tordesillas. Venaient ensuite, en les classant d'après la somme d'argent qu'ils recevaient chaque année, d'abord le secrétaire Gaztelù et le médecin Mathys, ayant l'un et l'autre 150.000 maravédis de gages ou 750 florins, dont la valeur équivaudrait à celle de 16.000 francs au moins de notre monnaie[193], puis le Franc-Comtois Guyon de Moron, à qui il était alloué 400 florins comme maître de la garde-robe.

Le service de la chambre impériale était confié à quatre ayudas da camara, qui étaient Guillaume Van Male, Charles Prévost, Ogier Bodart, Mathieu Routart, ayant chacun 300 florins, et à quatre barberas ou sous-aides, nommés Guillaume Wyckersloot, Nicolas Bénigne, Dierick Tack et Gabriel de Suert, en recevant tous 250. Le savant et habile Giovanni Torriano avait une pension un peu plus forte, puisqu'il touchait 350 florins ; mais l'horloger, Jean Valin, n'en avait que 200. Les autres serviteurs de Charles-Quint, la plupart Belges ou Bourguignons, étaient un apothicaire et son aide de pharmacie, un panetier et son aide, deux boulangers dont un Allemand, deux cuisiniers et deux garçons de cuisine, un sommelier pour le vin avec un valet de cave, un brasseur et un tonnelier, un pâtissier, deux fruitiers, un saucier et son aide, un chef du garde-manger et son contrôleur, un cirier, un pourvoyeur de volaille, un chasseur de gibier, un jardinier, trois laquais porteurs de litière, un garde-joyaux, un portier, un écrivain employé dans l'office de fray Lorenzo del Losar, auquel l'empereur confia les approvisionnements de sa maison ; enfin deux lavandières, Hippolyta Reynier, femme de Van Male, et Ysabeau Pletinckx, ayant soin, l'une du linge de corps, l'autre du linge de table. La totalité des gages des serviteurs de l'empereur montait à plus de 10.000 florins, qui auraient aujourd'hui la valeur d'environ 210.000 de nos francs.

Avant de partir de Jarandilla, Charles-Quint avait distribué en présents tous ses chevaux, qui lui étaient désormais inutiles, et n'en avait gardé qu'un seul déjà vieux et. plus accommodé à son usage en ce pays de montagnes, si toutefois ses infirmités lui permettaient de s'en servir encore. Il avait renvoyé trente bêtes de somme à Valladolid, et n'avait conservé que six mulets et deux mules[194] pour les transports habituels entre Yuste et les villages voisins. Les relations étaient surtout très fréquentes entre le village de Quacos, situé à une demi-lieue du couvent, et où s'établirent Quijada, Moron, Gaztelù et tous ceux qui ne purent pas être logés à Yuste, mais qui y vinrent tous les jours. Charles-Quint ne garda auprès de lui que les serviteurs dont la présence lui était le plus indispensable. Les ayadas de camara, les barberos, les cuisiniers, les panetiers et même l'horloger, habitèrent une partie du cloître, dit le nouveau-cloître, disposée pour eux ; le médecin, le boulanger, le brasseur, occupèrent l'hôtellerie même du monastère. Ils pénétraient facilement dans la demeure impériale, tandis que tous les passages qui pouvaient les mettre en communication avec les moines furent soigneusement fermés[195]. La maison de Charles-Quint formait ainsi soit à Yuste, soit à Quacos, un établissement commode et complet, qui non seulement satisfaisait aux services divers de sa personne, mais où se fabriquait encore tout ce qui lui était nécessaire, depuis le pain de sa table jusqu'aux remèdes pour ses maladies, depuis le vin et la bière de sa cave jusqu'à la cire pour sa chapelle.

L'empereur avait choisi, parmi les moines, son confesseur, frère Juan Regla ; son, lecteur, frère Bernardino de Salinas, docteur de l'université de Paris ; et ses trois prédicateurs, frère Francisco de Villalba du couvent de Montemarta, près de Zamora, plus tard chapelain de Philippe II à l'Escurial, frère Juan de Açaloras, profès de Notre-Daine de Prado dans le voisinage de Valladolid, depuis évêque des Canaries, et frère Juan de Santandres, appartenant au monastère de Santa Catulina à Talavera. Les deux premiers avaient d'assez grandes connaissances théologiques et beaucoup d'éloquence religieuse. Le premier était doué d'une piété plus simple, accompagnée d'une onction touchante[196]. L'ancienne chapelle impériale, où se trouvaient quarante chantres des mieux exercés et des plus habiles, avait été réputée la première de toute la chrétienté[197]. On fit venir à Yuste, des divers couvents de l'Espagne, les religieux qui avaient les voix les plus belles et qui chantaient le mieux. On y appela du monastère de Saint-Barthélemy de Lupiana fray Antonio de Avila pour servir d'organiste, ainsi que deux ténors, deux contralto, deux basse-tailles et deux dessus, qui furent choisis dans les niaisons hiéronymites de Valence, de Prado, de Zamora et de Ségovie. Plus tard cette musique fut complétée par la venue du frère Juan de Villamayor, qui passa du monastère del Parral à Ségovie dans celui de Yuste pour être maitre de chapelle et basse-taille, et par celle d'un nouveau ténor, d'une nouvelle basse, d'un nouveau dessus, tirés des convents de Barcelone, de Talavera de la Reyna, d'Est relia et de Saragosse. Après la mort de Charles-Quint, ils reçurent tous un don comme prix de leur déplacement et en témoignage de la satisfaction que l'empereur avait eue à les entendre[198].

La distribution de la journée de l'empereur à Yuste était très régulière. Dès que sa porte était ouverte, le confesseur Juan Regla entrait dans sa chambre, où l'empereur priait avec lui. Ce religieux avait mérité par son savoir et sa doctrine d'être envoyé, en 1551, an concile de Trente, comme l'un des théologiens du royaume d'Aragon. Né de pauvres paysans, dans une humble cabane des montagnes de Jaca, sa vive intelligence et le désir de s'instruire l'avaient conduit, à l'âge de quatorze ans, dans la ville de Saragosse. Il y avait vécu d'aumônes à la porte de Santa Engracia, qui lui avait donné tout à la fois la nourriture du corps et celle de l'esprit, et que, par une affectueuse reconnaissance, il appela depuis lors sa mère. Sur la recommandation des hiéronymites, qui avaient remarqué la studieuse régularité de sa vie et son ardeur intelligente, il avait été placé auprès du fils d'un riche cavallero qu'il avait accompagné à l'université de Salamanque. Il avait consacré treize années à la connaissance du grec et de l'hébreu, aux arts de l'école et aux sciences de la foi. Devenu un profond théologien, un docte canoniste, un linguiste habile, il avait pris l'habit religieux dans le monastère même où il avait reçu le pain de la charité et où son intelligence s'était ouverte aux premiers rayons du savoir[199]. A son retour de Trente, il en avait été nommé prieur. Son gouvernement triennal était expiré lorsque Charles-Quint appelé à Jarandilla ; pour lui donner la direction de sa conscience. Juan Regla s'était montré comme épouvanté d'une pareille charge, mais l'empereur l'avait rassuré et lui témoignait les plus grands égards. Il voulait qu'il fût assis en sa présence, non seulement quand ils étaient seuls, mais devant Quijada même, qui ne pouvait s'accoutumer à cet abandon de l'étiquette impériale, et que choquait toujours la vue d'un simple moine dans une position aussi familière à côté d'un grand empereur. Regla se jeta plusieurs fois aux genoux de Charles-Quint pour qu'il lui permit de rester debout, parce qu'il sentait la rougeur lui monter au front lorsque entrait quelqu'un : Ne vous inquiétez point de cela, lui répondait l'empereur, vous êtes mon maître et mon père en confession ; je suis bien aise qu'on vous voie assis, et je ne le suis pas moins de voir que vous changiez de visage. L'humble moine resta à Yuste jusqu'à la dernière heure de Charles-Quint ; il fut l'un de ses exécuteurs testamentaires, et après avoir été son confesseur à Yuste, il devint celui de Philippe II à l'Escurial.

Après avoir prié avec son confesseur, l'empereur travaillait avec Juanello, qui souvent avait précédé le Père dans sa chambre. A dix heures, les ayudas de camara et les barberos l'habillaient. Lorsque sa santé le lui permettait, il allait à l'église, ou bien de sa chambre il entendait la messe avec un profond recueillement. L'heure du dîner venue, il aimait à découper lui-même ce qu'il mangeait quand ses mains étaient libres, et il avait auprès de lui Van Male et le docteur Mathys, tous les deux fort doctes, qui lui faisaient une lecture ou l'entretenaient de quelque sujet intéressant d'histoire et de science. Après le d'hier, revenait Juan Regla, qui lui lisait d'ordinaire un fragment de saint Bernard, ou de saint Augustin ou de saint Jérôme, sur lequel s'engageait une conversation pieuse. Charles-Quint prenait ensuite un peu de repos dans une courte sieste. A trois heures, il se rendait les mercredis et les vendredis au sermon de l'un de ses trois prédicateurs, ou, s'il ne pouvait pas y assister, ce qui lui arrivait souvent, Juan Regla était chargé de lui en rendre compte. Les lundis, les mardis, les jeudis, les samedis étaient consacrés à des lectures que lui faisait le docteur Bernardino de Salinas[200].

 

Charles-Quint était depuis vingt-et-un jours au monastère lorsqu'arriva le 24 février, fête de saint Mathias. Cette fête était pour lui un grand anniversaire : c'était le 24 février qu'il était venu au monde, en 1500 ; qu'il s'était assuré, en 1525, la possession de l'Italie par la victoire de Pavie et la captivité de François Ier ; qu'il avait été couronné empereur à Bologne, en 1530, et il avait en singulière dévotion l'apôtre qui avait ainsi présidé à sa naissance et à ses plus hautes prospérités. Aussi célébrait-il avec une vénération reconnaissante la fête de saint Mathias, à laquelle un pape avait attaché des indulgences partout où se trouverait Charles-Quint. Ce jour-la, les habitants de l'Estrémadure vinrent à Yuste de quarante lieues à la ronde, afin de gagner l'indulgence promise à leur piété, et aussi afin de voir le religieux et grand empereur auquel ils en étaient redevables. On avait dressé hors du monastère, au milieu des champs déjà ranimés par la vive lumière et la chaleur naissante d'un printemps précoce, un autel et une chaire pour la messe et la prédication des pèlerins. Quant à l'empereur, dont les officiers et les serviteurs avaient communié dès le matin avec leurs habits de fête, il put lui-même, richement vêtu et portant le collier de la Toison d'or, se rendre jusqu'au pied du grand autel du couvent, où il remercia Dieu de toutes les félicités dont il l'avait comblé durant le cours de sa vie, et où il déposa autant de pièces d'or qu'il comptait d'années, en y comprenant celle dans laquelle il entrait le 24 février 1557. Vous ne sauriez croire, écrivait Quijada à Vasquez, comme Sa Majesté se porte bien ; le jour de saint Mathias il est allé sur ses jambes, en étant, il est vrai, un peu aidé, faire lui-même son offrande au maitre-autel[201].

Trois jours après, il envoya à Valladolid Martin Gaztelù, avec des instructions pour la gouvernante d'Espagne relatives soit à ses arrangements particuliers à Yuste, soit aux levées d'argent qu'exigeait le service du roi son fils. Il le chargea en même temps d'une lettre ainsi conçue pour le ministre principal : Juan Vasquez de Molina, mon secrétaire et de mon conseil, ayant achevé de prendre en tout ma résolution et de fixer ce dont j'aurai besoin chaque année pour ma dépense, j'ai jugé à propos de faire partir Gaztelù, afin qu'il en instruise la princesse ma fille, et qu'on règle comment, à qui et à quelles époques il conviendra de le fournir. La somme qu'il avait indiquée comme nécessaire à son entretien ne s'élevait qu'à vingt mille ducats d'or[202]. Il l'avait auparavant bornée à seize mille, mais il s'était aperçu qu'elle était insuffisante. Le payement en fut établi sur les mines d'argent de Guadalcanal, qu'on exploitait non loin de Yuste, dans la sierra Morena, et qui commençaient à donner des produits considérables ; il s'était en outre ménagé la perception d'un droit de onze et six sur mille que recevait pour lui le facteur général Herman Lopez del Campo. Satisfait de cet arrangement, l'empereur tenait de plus en réserve trente mille ducats d'or déposés dans un coffre au château de Simancas, pour l'acquittement, après sa mort, des legs pieux qu'il prescrivait, par son testament. Il répandit. de grandes aumônes à Yuste et dans les villages voisins, qu'une forte disette désola et dépeupla en partie l'année sui ante, et où il délivra des prisonniers pour dettes et maria des jeunes filles pauvres[203].

L'empereur, dit Strada, eut regret de son abdication aussitôt après l'avoir accomplie, comme plusieurs le racontent en se fondant sur ce qui se passa quelques années plus tard entre le cardinal Granvelle et le roi Philippe. Le cardinal ayant rappelé au roi que c'était l'anniversaire du jour oh son père Charles s'était démis de l'empire et de tous ses royaumes, le roi lui répondit sur le champ : c'est aussi l'anniversaire du jour où il s'est repenti d'y avoir renoncé. Les paroles de dédaigneux reproche prêtées à Philippe Ils ne sont pas plus vraies que les sentiments d'ambitieux repentir attribués à Charles-Quint. Au printemps de 1557, Philippe se trouva dans une position pleine de difficultés et de périls. L'amiral de Coligny, celui-là même qui était allé jurer solennellement la trêve à Bruxelles, moins d'une année auparavant, avait franchi la frontière des Pays-Bas. Il avait reçu de Henri II l'ordre de s'avancer à l'improviste de la Picardie, dont il était gouverneur, vers l'Artois et vers la Flandre et de s'y emparer de quelque ville forte. Il s'était donc embusqué près de Douai en janvier 1557 et avait cherché à s'en rendre maitre, mais il avait échoué dans cette entreprise, et n'était parvenu qu'à piller Lens, entre Lille et Arras. Après ces actes d'hostilité sans déclaration de guerre, la trêve était ouvertement rompue par Henri II, qui sollicitait, à Constantinople, du vieux Soliman l'envoi d'une flotte turque dans la Méditerranée et l'ordre donné aux Barbaresques d'attaquer les possessions espagnoles en Afrique.

Philippe II, que cette agression inattendue surprenait sans troupes et ; presque sans argent, envoya son conseiller et son favori, Ruy Gomez de Sylva, comte de Melito et depuis prince d'Eboli, en Espagne, afin d'invoquer l'appui de l'empereur son père. Il aurait voulu que, quittant la solitude où il entrait à Peine, Charles-Quint consentît à lui venir en aide et à prendre de nouveau dans ses mains expérimentées la direction de la monarchie espagnole[204]. Peu de temps après, cette prière fut suivie d'une autre non moins importante. Philippe H supplia son père de ne pas se dessaisir de l'empire[205]. Ferdinand avait convoqué pour le mois de janvier 1557, à Ratisbonne, une diète électorale, à laquelle les électeurs de Saxe et de Brandebourg s'étaient excusés d'assister, ce qui avait fait revenir sur ses pas le prince d'Orange, chargé d'y porter l'acte de cession de l'empereur. Ruy Gomez arriva à Yuste le 23 mars. L'empereur l'accueillit très gracieusement et lui accorda une faveur qu'il ne fit depuis à personne autre : il ordonna à Quijada de lui préparer une chambre dans ses propres appartements. Le 23 et le 24 mars, il resta deux fois en conférence avec lui pendant cinq heures de suite, étendant lui-même sa prévoyance aux diverses parties de la monarchie espagnole, et insistant sur toutes les mesures que commandaient la situation des deux péninsules et la défense des villes occupées par les Espagnols sur la côte d'Afrique. Mais il ne consentit ni à sortir du monastère, ni à conserver la couronne impériale, comme l'en suppliait Philippe II, ni à se rendre en Aragon pour y faire reconnaître la nouvelle autorité du roi, comme l'aurait désiré la gouvernante d'Espagne sa fille. Il se borna à leur accorder à tous deux ses précieux conseils et son efficace entremise en ces graves conjonctures.

 

Pendant le premier été que Charles-Quint passa au monastère de Yuste, à part les indispositions dont le repos, le climat et l'art ne pouvaient pas triompher, sa santé fut bien meilleure qu'elle ne l'avait été depuis longtemps. Il prenait avec persévérance ses pilules et son vin purgatif de sené beaucoup plus par habitude que comme remède[206]. Il n'était pas plus scrupuleux sur le choix des aliments qu'il ne l'avait été à Jarandilla, et. il continuait à recevoir des friandises et des présents qui lui étaient envoyés de Valladolid, de Lisbonne et même des Pays-Bas, d'où son fils lui en avait expédié par mer une caisse toute remplie, en lui faisant parvenir les brevets des pensions qu'il désirait assurer après lui à ses fidèles serviteurs[207]. La température élevée et vivifiante de l'Estrémadure en cette saison avait tellement rétabli ses forces, qu'il put aller un moment à la chasse : Sa Majesté, écrivait Gaztelù le 5 juin[208], a demandé une arquebuse, et elle a tiré deux pigeons sans avoir besoin d'aide pour se lever de son siège ni pour tenir l'arquebuse. Il eut même la fantaisie, trois jours après, de diner dans le réfectoire du couvent avec les moines : il s'y fit servir, sur une table séparée, par les religieux qui lui apportaient les mets de leur cuisine, que van Male découpait devant lui[209].

Le monastère de Yuste, auparavant si inanimé et si solitaire, était devenu un centre de mouvement et d'action. Quijada se plaignait d'y être l'hôte de tous les visiteurs de Yuste et l'agent de tous les solliciteurs d'Espagne[210]. Des courriers y arrivaient et en partaient sans cesse. Toutes les nouvelles y étaient soigneusement envoyées à l'empereur, dont on prenait les conseils ou les ordres sur la plupart des choses qu'il fallait préparer ou résoudre. On le faisait juge des différends et on lui demandait des grimes. L'amiral d'Aragon, don Sancho de Cardona, venait lui porter ses plaintes contre le maître de l'ordre religieux et militaire de Montesa, avec lequel il était en contestation[211]. Le président du conseil de Castille, Juan de Vega, qui lui devait ce grand office après avoir été son vice-roi en Sicile, vint lui baiser les mains et resta une heure et demie en conférence avec lui[212]. Dès son retour à Valladolid, il envoya les pancartes nécessaires pour qu'il y eût marché et juridiction à Quacos, afin de faciliter le service et l'approvisionnement de l'empereur et de sa maison[213]. L'empereur voyait aussi arriver vers lui des veuves de militaires qui avaient fait les campagnes d'Afrique, d'Italie, des Pays-Bas et d'Allemagne. Elles venaient solliciter de sa générosité, les unes des secours, les autres des pensions, les autres des lettres de recommandation pour le roi son fils ou la princesse sa fille ; et il ne les renvoyait jamais sans les satisfaire[214]. Mais c'étaient surtout les affaires importantes de la monarchie qui lui étaient soumises. Ruy Gomez revint deux fois à Yuste, en avril et en juillet.

Quijada avait arrangé le château de Jarandilla pour y recevoir les deux sœurs de Charles-Quint. Il avait en même disposé dans la résidence impériale deux pièces où elles pussent se reposer. Les deux reines partirent donc de Valladolid le 18 septembre[215], pour aller rejoindre leur frère, dont elles étaient séparées depuis dix mois. L'empereur éprouva une grande joie à les revoir[216]. Quoique très préoccupé des grands évènements qui se passaient en France, où les Espagnols venaient de remporter la victoire de Saint-Quentin sans savoir en profiter, il s'occupait toujours de l'arrangement de sa demeure et de la culture de ses jardins. L'empereur, écrivait Quijada[217], se plait à prendre un passe-temps dans la construction d'un jardin sur la haute terrasse qu'il fait couvrir, eu milieu de laquelle il élève une fontaine, en plantant sur ses côtés et tout autour beaucoup d'orangers et de fleurs. Il projette de faire la même chose dans le quartier d'en bas, où il prépare également un oratoire. Il dressait aussi le plan d'une autre construction qu'il destinait à loger son fils tout près de lui, lorsque Philippe II reviendrait en Espagne et le visiterait à Yuste.

Les sœurs de l'empereur demeurèrent deux mois et demi à Jarandilla. Elles montaient de temps en temps au monastère pour y jouir de sa présence et de ses entretiens. Elles avaient pour lui un dévouement sans bornes, et lui avait toujours eu pour elles autant de confiance que d'affection. Eléonore, alors âgée de cinquante-neuf ans, était son aînée de quinze mois : bonne, douce, soumise, sans ambition et presque sans volonté, elle avait été le flexible instrument de la politique de son frère, qui l'avait fait monter tour à tour sur les trônes de Portugal et de France. Après la mort de son second mari, le brillant mais peu fidèle François Ier, elle s'était rapprochée de sa sœur la reine de Hongrie pour ne plus la quitter. Celle-ci avait une sorte d'adoration pour l'empereur Charles-Quint, qu'elle appelait son tout en ce monde après Dieu[218], et dont elle avait, dit M. Mignet, la vigueur d'esprit et la hauteur de caractère. Pénétrante, résolue, altière, infatigable, propre à l'administration et même à la guerre, pleine de ressources dans les difficultés, portant dans les périls une pensée ferme et un mâle courage, ne se laissant surprendre ni abattre par les évènements, elle n'avait plus voulu conserver sous son neveu, nous l'avons dit, une position qu'elle avait occupée avec une si rare habileté pendant un quart de siècle. Elle avait supplié Charles-Quint de lui accorder le contentement de le suivre en Espagne, afin de rapprocher la reine Eléonore de l'infante de Portugal sa fille, et de pouvoir vivre elle-même plus près de lui. Pendant tout cet automne, l'empereur eut ses deux sœurs dans son voisinage et s'entretint bien des fois avec la reine de Hongrie des affaires de la monarchie espagnole, à la conduite desquelles il conçut le projet et garda l'espérance de la faire participer.

Cependant l'infante dupa Maria de Portugal se disposait à venir visiter en Espagne sa mère Eléonore. Dès que son départ fut réglé, les deux reines douairières de France et de Hongrie se disposèrent à aller au-devant d'elle. Charles-Quint n'avait pas voulu d'ailleurs que ses sœurs restassent plus longtemps dans un pays que son élévation montagneuse rendait souvent humide et froid dans la saison d'hiver. Il avait désiré qu'elles se dirigeassent du côté du sud, où elles attendraient l'infante leur fille et nièce. Les deux reines étaient donc montées à Yuste le 14 décembre, et elles avaient pris congé de l'empereur souffrant depuis quelque temps. Le lendemain elles avaient quitté Jarandilla et s'étaient mises en route pour Badajos.

En ce moment, la situation politique s'embrouillait d'une façon alarmante pour l'Espagne[219]. Le roi avait laissé à Henri II le temps de rassembler ses forces et de réparer son échec de Saint-Quentin. Le duc de Guise s'était emparé, au commencement de janvier, de l'importante place de Calais, dont les Anglais étaient en possession depuis plus de deux cents ans. Il s'était dirigé ensuite vers les Pays-Bas, où le duc de Nevers prit les châteaux d'Herbemont, de Jamoigne, de Chigny, de Rossignol, de Villemont, et où il devait aller assiéger lui-même l'importante place de Thionville. La prise de Calais découvrait la Flandre maritime, et le siège de Thionville menaçait le duché de Luxembourg. Philippe II, réduit à la défensive, était placé, au commencement de 1558, dans la position dangereuse où il avait mis Henri II peu de temps auparavant. La nouvelle de la prise de Calais fut transmise le 31 janvier à Yuste par Vasquez. Elle désola l'empereur. Il était depuis deux mois et demi malade presque sans interruption. Le 2 février, jour de la Purification, il voulut entendre la grand'messe dans l'église, où il se fit porter sur son fauteuil et où il communia. Bien qu'il fût entouré de coussins de plume, il sentait de la douleur jusque dans les os[220]. A ce mal profond s'ajouta la plus vive anxiété politique, lorsque Quijada, le 4 février, l'instruisit de la perte de Calais, qu'il lui avait tenue cachée la veille au soir pour ne pas l'agiter pendant la nuit[221]. L'empereur dit alors qu'il n'avait pas éprouvé de plus grande peine en sa vie[222].

Ces grands soucis agirent sur sa santé déjà si ébranlée. Il eut une nouvelle attaque de goutte : c'était la troisième de cet hiver ; elle ne fut pas cependant violente ni prolongée. Le 8 février, l'appétit lui étant un peu revenu, il mangea des huîtres fraîches, et il demanda à Séville du bois des Indes et de la salsepareille pour en boire des décoctions, ce qui faisait dire à Quijada : Les rois se figurent sans doute que leur estomac et leur complexion diffèrent de ceux des autres hommes[223]. Cependant l'humeur qui le tourmentait par des crises si douloureuses et si fréquentes se porta au dehors, lui envahit les extrémités inférieures du corps et l'obligea à dormir la nuit les jambes entièrement, découvertes[224].

 

Vers la fin de février, Charles-Quint éprouva un grand chagrin domestique. Les deux reines douairières de France et de Hongrie s'étaient rendues, on s'en souvient, à Badajoz, où l'infante doña Maria était arrivée le 27 janvier pour voir la reine Éléonore, sa mère. La princesse doña Juana envoya pour complimenter l'infante don Antonio de Puertocarrero, qui vint baiser à Yuste les mains de l'empereur. L'empereur lui remit pour ses sœurs et pour sa nièce des lettres de compliment et d'affection qu'il ne put pas signer à cause de sa goutte, et auxquelles il fit apposer le sceau très secret réservé pour ces occasions. En même temps que l'envoyé de la régente et. de l'empereur se rendait à Badajoz, don Manuel de Melo, qui avait accompagné l'infante, se dirigeait, avec un train somptueux, vers Yuste[225]. Mais l'infante, que les deux reines comblèrent de tendresse et de présents, n'alla point visiter l'empereur son oncle, et elle se refusa à vivre en Espagne dans la compagnie de sa mère. Après environ quinze jours passés à côté d'elle, cette fille altière et peu affectueuse, dit M. Mignet, reprit le chemin de Lisbonne, tandis que les deux reines revinrent tristement sur leurs pas, avec le dessein de faire un pèlerinage à Notre-Dame de Guadalupe[226]. Mais elles ne le purent pas. En arrivant à Talaveruela, la reine Éléonore tomba gravement malade. L'asthme, dont elle était tourmentée comme l'empereur son frère, se compliqua d'une fièvre dangereuse, qui, dès le début de la maladie, laissa peu d'espérance au docteur Corneille de Baersdorp, son médecin. Le secrétaire Gaztelù, que Charles-Quint avait envoyé au-devant de ses sœurs jusqu'à Truxillo, poussa jusqu'à Talaveruela en apprenant que la reine Éléonore y était malade. Le 18, qui devait être le dernier jour de sa vie, il la trouva sur un siège en proie à une fièvre violente, et oppressée à tel point par son asthme, qu'une respiration suivait l'autre[227] ; mais elle avait l'esprit si net et l'âme si ferme, qu'elle se fit rendre compte par Gaztelù de l'état des affaires et lui raconta son entrevue avec l'infante sa fille. Lorsqu'il retourna auprès d'elle vers six heures, elle était à toute extrémité, et l'évêque de Palencia allait lui donner l'extrême-onction. Conservant la parole jusqu'au bout, elle lui dit avec une douceur et une sérénité infinie les choses les plus touchantes du monde. Elle demanda à être enterrée sans pompe à Mérida, et voulut que l'argent qui aurait été dépensé pour ses obsèques fût distribué aux pauvres. Ses dernières paroles furent pour l'infante et pour l'empereur[228] : elle recommandait tendrement sa fille à son frère, et elle expira sans que celle-ci pût revenir lui fermer les yeux.

La nouvelle de la mort de sa sœur jeta Charles-Quint dans une profonde affliction. Il avait eu une attaque de goutte, et c'est au milieu des souffrances que la maladie de la reine Éléonore était venue l'inquiéter. Il avait envoyé sur le champ Quijada vers sa sœur à la suite de Gaztelù. Le médecin Mathys, resté auprès de lui, avait écrit le 18 février à Valladolid que l'empereur était aussi attristé que souffrant[229]. Il avait ajouté le 20, en parlant de l'augmentation de son mal causée par l'inquiétude : La douleur du bras droit s'est accrue et Sa Majesté a mangé par les mains d'autrui, et peu. Le soir elle eut de la fièvre et des angoisses, et les souffrances du bras devinrent plus vives. La nuit. ne se passa pas bien. Hier le mal gagna le genou droit, et Sa Majesté eut les deux bras pris et immobiles. Comme Gaztelù revint en disant que la reine était au pire et sans espérance, vous pouvez juger quel chagrin en éprouva Sa Majesté[230]. Lorsque Charles-Quint apprit que cette sœur, qu'il avait toujours tendrement aimée, était morte, de grosses larmes coulèrent sur son visage. La reine Éléonore était son aînée de quinze mois ; il sentit qu'elle le précédait de bien peu. Avant que ces quinze mois soient passés, dit-il, il pourra bien se faire que je lui tienne compagnie[231]. La moitié de ce temps n'était pas écoulée, que le frère et les deux sœurs s'étaient rejoints dans la dernière demeure.

La reine de Hongrie était dans une extrême désolation. Malgré la force qui la rendait maîtresse de ses sentiments, elle ne pouvait pas surmonter sa douleur ; lorsqu'elle voulait parler de sa sœur, les sanglots lui ôtaient la parole[232]. Elle alla chercher auprès de son frère des consolations et lui en donner. L'empereur, qui avait fait demander en toute hâte à Valladolid des vêtements de deuil pour sa maison et la maison de ses sœurs, voulut que tout fût prêt à l'arrivée de la reine de Hongrie et qu'elle fût logée cette fois dans la résidence impériale. Il ordonna donc de préparer son appartement dans le quartier d'en bas[233]. En l'attendant, tourmenté par sa goutte, qui s'était portée sur le genou et la hanche gauches, ayant la bouche enflammée et la langue bouffie, réduit, pour toute nourriture, à des collations de massepains et de gaufres[234], il passa péniblement dans sa chambre le 24 février, jour anniversaire de sa naissance, qu'il avait célébré l'année précédente avec une satisfaction si joyeuse et si reconnaissante. Quatre jours après, le grand commandeur d'Alcantara étant venu à Yuste apporter avec ses condoléances les distractions de ses entretiens toujours si agréables à l'empereur, il le trouva fort changé. Je l'ai consolé, écrivait-il à Vasquez, de la perte de la reine de France, et aussi de celle de Calais et de Guines, que Sa Majesté ressent comme la mort. Ce chagrin, le trépas de sa sœur et les froids très sévères de cet hiver l'ont laissé extrêmement abattu[235].

La Reine de Hongrie arriva à Yuste le 3 mars, à la nuit. L'empereur désirait et redoutait sa venue ; il avait dit plusieurs fois à Quijada : Il ne me semble pas possible que la reine très-chrétienne soit morte, et je ne le croirai que lorsque je verrai entrer la reine de Hongrie seule[236]. Elle entra seule, et l'empereur en la voyant s'attendrit, quoiqu'il cherchât à contenir son émotion. La reine ne put s'empêcher de montrer la sienne[237]. Elle demeura douze jours avec son frère, dont la santé se remit peu à peu, mais resta très faible. Il ne pouvait manger que des mets excitants, des harengs, du poisson salé, de l'ail[238], et il était sans disposition comme sans force pour les exercices qui lui auraient été le plus salutaires. Mathys le déplorait, en écrivant à Philippe II : Les fonctions corporelles de Sa Majesté, lui disait-il, sont presque oisives dans cette vie cellulaire. A mon grand chagrin, je désespère qu'il en soit autrement. A peine l'empereur fait-il quinze ou vingt pas par jour ; le reste du temps on le porte en litière, et rarement même marche-t-il autant. Il est vrai que ces jours derniers il ne pouvait se servir de ses pieds à cause d'une petite plaie produite par l'éruption des jambes. Mais, ses pieds fussent-ils plus libres, et comme ils peuvent l'être pour lui, cela ne mènerait à rien, et il n'en ferait pas plus d'usage[239].

La reine de Hongrie quitta Yuste le 16 mars, dans l'intention d'aller fixer sa résidence à Cigales. Avant son départ, l'empereur eut avec elle un entretien long et confidentiel. Ayant éprouvé pendant plus de vingt ans l'habileté supérieure de sa sœur dans l'administration d'un état, il songea, au milieu des circonstances graves où se trouvait la monarchie espagnole, à la placer à côté de sa fille, qui semblait lasse de porter un si lourd fardeau, puisqu'elle avait naguère exprimé le désir de s'en décharger sur les épaules du roi son frère. Il la pressa donc de ne pas refuser son aide à la régente d'Espagne, et il la fit accompagner par Quijada, qui devait ramener de Villagarcia sa femme doña Magdalena de Ulloa avec le jeune don Juan d'Autriche, pour les établir à Quacos dans le voisinage le plus rapproché de Yuste. Quijada avait ordre de passer par Valladolid ; il devait persuader à la princesse régente, au nom de son père, de consulter la reine de Hongrie sur les affaires les plus importantes, et notamment sur celles des Pays-Bas. Quijada s'acquitta de sa mission sans y réussir. La princesse dan Juana prit assez mal cette invitation. Elle répondit que le caractère de la reine de Hongrie était tel qu'elle ne se contenterait pas de donner son avis, mais qu'elle voudrait commander ; que l'autorité qui lui avait été conférée pour gouverner ne souffrait pas une pareille nouveauté ; que, d'ailleurs, il naîtrait de là des embarras continuels pour le secret comme pour l'unité des résolutions, et elle signifia qu'elle se retirerait plutôt et renoncerait au gouvernement. En même temps qu'elle résistait à tout partage d'autorité en Espagne, elle visait aussi à la possession du pouvoir qu'exerçait en Portugal la reine Catherine, sa talle et sa belle-mère[240]. Le Père François de Borja s'était déjà entremis dans un précédent voyage à Lisbonne. La princesse doña Juana invoquait de nouveau, mais vainement, l'assistance de l'empereur[241].

Charles-Quint abandonna le projet d'adjoindre sa sœur à sa fille dans le gouvernement de l'Espagne, mais il songea à rendre l'expérience acquise par la reine de Hongrie et les talents politiques dont cette princesse était douée profitables à son fils d'une autre manière. La trop scrupuleuse ou trop ambitieuse régente, dit M. Mignet, conserva le maniement unique de l'autorité en Espagne, sans avancer d'un pas vers la possession du pouvoir en Portugal, où, contre sa prévision, le cardinal infant don Henri devait prendre plus tard la place de la reine Catherine, pendant que durerait encore la minorité du roi don Sébastien. Catherine envoya à Yuste l'un de ses plus intimes serviteurs visiter l'empereur son frère et lui offrir quelques présents qui pussent servir à son usage ou à ses distractions[242]. Quant à lui, qui de son cloître s'occupait constamment de sa famille et n'oubliait rien de ce qui tournait à l'avantage des vivants ou à l'honneur des morts, — c'est toujours M. Minet qui parle — il ordonna le 23 mars de transporter dans la chapelle royale de Grenade les restes de sa mère[243]. Peu de temps après, selon sa pieuse et tendre coutume, il assista, le 1er mai, anniversaire de la mort de l'impératrice sa femme, à un service solennel célébré pour le repos de cette âme si aimée[244]. Le lendemain il apprit, à sa grande satisfaction, que la dernière couronne qu'il avait conservée jusque là malgré lui, la couronne impériale, avait passé sur la tête de son frère Ferdinand.

Comme il le désirait depuis plusieurs années, il était enfin, selon sa propre expression desnué de tout. Ce n'avait pas été sans peine il avait rencontré, pour se démettre de la suprême autorité, presque autant d'obstacles qu'on en trouve d'ordinaire à l'acquérir. Son fils l'avait supplié de garder l'empire, et son frère Ferdinand, qui ne se montrait pas pressé de l'obtenir, lui avait demandé tout au moins d'en ajourner l'abandon. Mais Charles-Quint ne s'était point laissé détourner de son dessein. Il s'était borné à attendre le résultat de la diète, qui, convoquée d'abord à Egra, ne se rassembla point, parce que les trois électeurs ecclésiastiques et le comte palatin n'avaient pas osé quitter leurs principautés, dans un moment où la guerre entre le roi d'Espagne et le roi de France se rapprochait des frontières allemandes. Sur la demande de Philippe II, Ferdinand éloigna le plus qu'il put la réunion des électeurs, qu'il avait beaucoup de peine, du reste, à mettre d'accord sur l'époque et le lieu où ils se rassembleraient. Les trois électeurs septentrionaux préféraient Ratisbonne, les quatre électeurs méridionaux des bords du Rhin aimaient mieux Ulm ou Francfort. Ferdinand les ayant tous assignés à Ulm pour le 6 janvier 1558, jour des Rois, les électeurs de Saxe et de Brandebourg ne purent pas s'y rendre, et demandèrent à être convoqués un peu plus tard et dans une autre ville. Ferdinand fixa la ville centrale de Francfort et indiqua le 20 février, qui devint le dernier terme de ce laborieux enfantement. Ce fut là que les trois archevêques de Mayence, de Cologne, de Trèves ; le roi de Bohême, le margrave de Brandebourg, le duc de Saxe et le comte palatin du Rhin, après avoir admis le 28 février la renonciation de Charles-Quint à l'empire, lui donnèrent, à l'unanimité, le 12 mars ; Ferdinand Ier comme successeur.

Un mois et demi s'écoula avant que Charles-Quint sût que, conformément à son désir, il avait cessé d'être empereur. Le bruit en était arrivé vaguement à Yuste, mais sans que celui qui était le plus intéressé à le connaitre l'eût appris avec précision ; enfin, le 27 avril, Vasquez lui transmit la résolution de la diète électorale. Charles-Quint renonça sur le champ aux titres dont il s'était servi jusque-là Cessant de désigner Vasquez comme son secrétaire et son conseiller, il lui répondit en mettant sur la subscription de sa lettre : A Juan Vasquez de Molina, secrétaire, et du conseil du roi mon fils. J'ai reçu, lui disait-il, votre lettre du 27 avril, et je me suis réjoui d'être informé avec certitude de ce qui a eu lieu touchant la renonciation à l'empire ; elle s'est accomplie comme il faut, quoique différemment de ce qui s'était dit les jours passés... j'ai ordonné à Gaztelù de vous écrire au sujet de deux sceaux qui doivent être faits de la grandeur et dans la forme qu'il vous indiquera. Vous aurez soin qu'on y mette tout de suite la main et qu'on les envoie. Gaztelù écrivit en effet le même jour à Vasquez : Sa Majesté m'a commandé de vous dire que, la renonciation à l'empire ayant été acceptée, il ne devra plus être mis désormais sur ses lettres ni l'Empereur, ni autre titre semblable. Sa Majesté a voulu aussi qu'il fût fait deux sceaux sans couronne, sans aigle, sans toison, sans aucune armoirie, qu'on les achevât et qu'on les transmît avec la plus grande promptitude possible. Ces sceaux n'offraient, dans un écu sans ornements, que les armes d'Espagne écartelées avec celles de Bourgogne.

Charles était arrivé enfin à ce dépouillement absolu de toute grandeur, qu'il ambitionnait depuis si longtemps. Il fit enlever ses écussons de ses appartements, et il recommanda que son nom fût omis dans les prières de l'Église et dans les offices de la messe, et qu'on y substituât le nom de son frère Ferdinand. Quant à moi, dit-il à son confesseur Juan Regla, le nom de Charles me suffit, parce que je ne suis plus rien. Cette belle et simple parole, il la répéta devant ses serviteurs émus. Mais, quoique la couronne impériale eût disparu de ses appartements, quoique ses titres eussent été effacés de ses sceaux, quoique son nom ne fût plus prononcé dans les prières publiques, il demeura ce qu'il avait été pour tout le monde. De Valladolid, comme de Bruxelles, on ne cessa de lui écrire : A l'Empereur notre seigneur, et, lorsqu'on parlait de lui, on disait toujours l'Empereur.

 

Le retour de l'été, qui s'était fait attendre, en 1558, plus que de coutume dans l'Estrémadure, sembla raffermir un peu la santé si ébranlée de Charles-Quint. Les forces de Sa Majesté, écrivait le médecin Mathys le 18 mai[245], lui sont revenues dès après Pâques et lui donnent une extrême joie. Il y a plus de quinze jours que les cerises ont paru. L'empereur en mange une grande quantité, ainsi que des fraises, avec lesquelles il a coutume de prendre une écuelle de crème. Il mange ensuite d'un pâté où entrent beaucoup d'épices, du jambon bouilli, du salé frit, et c'est ainsi que se fait la plus grande partie de son repas. Ces mets épicés et salés, joints à l'usage opiniâtre du poisson de mer, détruisaient en lui les effets tempérants des fruits. Ils contribuèrent à rendre de plus en plus forte l'éruption de ses jambes, qui finit par l'empêcher de dormir, et fut accompagnée de symptômes singuliers. Mathys s'en alarma, et il ajoutait, en déplorant les habitudes malsaines de son indocile malade : L'empereur mange beaucoup, boit encore plus, ne veut rien changer à son ancienne manière de vivre, et se confie follement aux forces naturelles de sa complexion, qu'on voit souvent tomber plus tôt qu'on ne le croyait, principalement en un corps plein de mauvaises humeurs[246]. Néanmoins, à l'aide de bains, dont il prit quelquefois deux par jour, Charles-Quint calma, sans la dissiper, l'irritation de ses jambes. Il lui resta seulement une douteur de tête, qui se déclarait de temps en temps vers la fin du jour, et qui disparaissait avec la collation du soir ou durant le sommeil[247]. L'ardente température du mois de juillet sembla dissiper ses maux. Il fait extrêmement chaud ici, écrivait alors Mathys[248], et avec la grande chaleur Sa Majesté se porte toujours bien.

Cependant les infirmités avaient reparu, et allaient toujours s'aggravant ; et bientôt on ne put se dissimuler que Charles-Quint touchait au terme de ses jours. L'éruption des jambes était revenue avec violence. Ne pouvant supporter l'irritation qu'elle lui causait, il eut recours pour s'en délivrer à des moyens dangereux. La démangeaison des jambes, écrivait Mathys le 9 août[249], a recommencé. Elle est très incommode à l'empereur, qui fait usage de répercussifs dont il assure se trouver mieux que je ne le suppose. Ces répercussifs me déplaisent, car ils sont très périlleux. Bien que Sa Majesté me dise qu'elle préfère une petite fièvre à cette démangeaison, je ne pense pas qu'il soit en notre pouvoir de choisir nos maux. Je sais très bien qu'il pourrait en résulter un mal pire que celui qu'elle a. Plaise à Notre Seigneur qu'il n'en soit pas ainsi, et puisse-t-il lui donner la santé dont nous avons besoin !

Soumis aux volontés impérieuses de son intraitable malade, le clairvoyant mais timide médecin osait blâmer ses écarts de régime, sans être capable de les arrêter. Il le laissait dormir les portes et les fenêtres ouvertes pendant les nuits d'août, qui, étouffantes le soir, étaient très fraiches vers le matin[250]. Aussi Charles-Quint prit-il un refroidissement qui lui irrita la gorge et lui donna ensuite un accès de goutte inusité dans cette saison. Le 10 août, on fut obligé de le soutenir lorsqu'il alla entendre la messe ; et le 15, fête de l'Assomption, il se fit porter à l'église, où il communia assis[251]. Le lendemain la tête lui tourna, et il eut une sorte de défaillance[252]. Depuis il resta faible avec du malaise, de la chaleur, et sans appétit, ce qui était un mauvais signe. La saison était marquée par des maladies nombreuses qui régnaient aux alentours du monastère, et qui s'étaient étendues jusqu'à Valladolid et à Cigales. Les fièvres tierces ravageaient la contrée ; beaucoup de gens en mouraient dans les villages voisins ; le comte d'Oropesa en était atteint au château de Jarandilla, et les serviteurs même de Charles-Quint, dont un assez grand nombre étaient malades, n'y avaient pas échappé sur les hauteurs de Yuste[253].

Le temps commença à changer le 28 août. Ce jour-là un orage violent se déchaîna sur la montagne, où vingt-sept vaches furent frappées de la foudre[254]. L'air s'en trouva rafraichi. Jusque-là Charles-Quint s'était occupé d'affaires importantes ou délicates, qui touchaient aux grands intérêts de la monarchie espagnole ou à la concorde un peu troublée de sa famille. Il avait reçu plusieurs visites à Yuste, et il en attendait d'autres. Le comté d'Uruêna, avec une suite considérable, était venu lui baiser les mains[255]. Charles avait été charmé d'apprendre de don Pedro Manrique, premier député aux récentes cortes de Valladolid comme procurador du Burgos, ce qui s'était passé dans cette assemblée, close à la fin de juillet, et où avaient été voté un servicio financier ordinaire et un servicio extraordinaire. Don Pedro Manrique allait à Bruxelles informer Philippe II de cette utile assistance, dont il rendit auparavant compte à l'empereur qui, sur la recommandation de doña Juana, lui remit une lettre de faveur pour le roi son fils. Cette lettre fut une des dernières qu'il écrivit[256].

En même temps que Pedro Manrique, Charles-Quint avait vu arriver au monastère Garcilaso de la Vega, qui venait des Pays-Bas avec l'archevêque de Tolède Carranza et le régent d'Aragon Figueroa. Garcilaso lui avait apporté des dépêches de Bruxelles et de Valladolid, ainsi que les relations détaillées de tous les évènements militaires. Philippe II avait chargé l'archevêque et le régent de ses plus secrètes communications pour son père. Il priait ardemment l'empereur de décider la reine de Hongrie à reprendre l'administration des Pays-Bas, lorsqu'il s'en éloignerait lui-même. Il le conjurait aussi d'intervenir avec son irrésistible autorité auprès du roi de Bohème, son gendre, pour l'obliger à rendre plus heureuse l'infante Marie, qui avait à se plaindre de lui[257].

Charles-Quint lut avidement les lettres et les relations qui lui étaient adressées des Pays-Bas ou envoyées de Valladolid. Il apprit avec satisfaction le bon état où se trouvaient les armées et les affaires de son fils sur la frontière de Picardie après la victoire de Gravelines ; il ne se montra pas moins content du succès qu'avaient obtenu le duc d'Albuquerque et don Carvajal au-delà des Pyrénées françaises, où ils avaient fait une excursion et brûlé la ville de Saint-Jean-de-Luz ; enfin il fut soulagé en acquérant la certitude que la flotte turque retournait dans les mers du Levant. Le 28, jour du grand orage, l'empereur eut un long entretien avec Garcilaso de la Vega. Il lui donna oralement et par écrit ses instructions pour la princesse sa fille et la reine sa sœur. Il pressait, avec les instances les plus grandes et par les raisons les plus persuasives, la reine de Hongrie d'accepter le gouvernement des Pays-Bas. La reine, disait-il, ne doit pas permettre que de notre temps notre maison subisse un affront et un affaiblissement tels qu'elle les subirait, si l'honneur et le patrimoine que nous avons hérités de nos pères et de nos aïeux, que nous avons conservés jusqu'ici et pour lesquels elle-même a essuyé tant et de si grandes fatigues, venaient maintenant à se perdre avec infamie pour nous et pour le roi, qui est son fils aussi bien que le mien. Dites-lui que j'ai cette confiance dans sa bonté, ainsi que dans l'amour et l'affection que toujours elle me montra et qu'elle a de même montrés au roi ; que, nonobstant ce qui s'est passé là-dessus, soit entre elle et moi, soit avec d'autres personnes, et voyant clairement le danger qui menace notre maison, elle se disposera, sacrifiant toute autre considération, à aller aux Pays-Bas pour le prévenir. C'est le plus notable service qu'elle puisse rendre à Dieu, comme le plus grand bien qu'elle puisse faire à tous et à notre maison en particulier, et dont le roi et moi lui aurons le plus d'obligation[258]. Garcilaso partit ensuite pour Valladolid et pour Cigales, avec ordre de revenir au plus tôt à Yuste y rendre compte de la mission dont le chargeait l'empereur. Le surlendemain de son départ Charles-Quint ressentit la première atteinte de la maladie à laquelle il succomba. Cette maladie, dit M. Mignet, à en croire le récit des moines hiéronymites qu'ont généralement suivi les historiens, aurait été précédée et en quelque sorte causée par des obsèques que Charles-Quint voulut célébrer pour lui-même de son vivant.

Pour le célèbre historien il n'y a dans le récit des religieux qu'une scène parfaitement arrangée et à laquelle il ne manque rien. Il n'y voit que des impossibilités et des invraisemblances. Ce n'est pas ainsi qu'en ont jugé d'autres écrivains estimés, notamment M. Gachard. u La relation du moine de Yuste, trouvée parmi les papiers de la cour féodale de Brabant, porte, selon ce dernier, d'un bout à l'autre un cachet de simplicité et de vérité qui la rend digne de croyance. Nous allons la mettre sous les yeux du lecteur, telle que l'a traduite de l'espagnol M. Gachard lui-même.

Il paraîtrait que Sa Majesté voulut pronostiquer sa mort, en ordonnant que les obsèques de ses parents, les siennes, et celles de sa femme fussent faites pendant sa vie, de manière à ce qu'il les vit célébrer et s'y trouvât présent. Étant donc un jour très satisfait de sa santé et de la bonne disposition où il était, il fit appeler le Père fray Jean Regla, son confesseur, et lui dit : fray Juan, il m'a paru à propos de faire faire les obsèques et funérailles de mes parents, ainsi que de l'impératrice, puisque en ce moment je me porte bien et n'éprouve aucune douleur : que vous en semble ? Le Père confesseur lui répondit : sire, ce sera très bien fait, surtout si Votre Majesté peut y assister, comme elle le désire ; lorsque Votre Majesté le voudra, elles se feront. Sa Majesté repartit alors : je serai charmé qu'elles se fassent dès demain, et que l'office soit célébré avec beaucoup de lenteur et de solennité, et que l'on dise de nombreuses messes. Je veux aussi qu'il soit dit des messes basses pour mes parents et pour l'impératrice, outre celles qui ont lieu ordinairement. Tout cela fut exécuté comme Sa Majesté l'avait ordonné, Sa Majesté assistant à tous les offices, près du grand autel, hors de son habitation. Les obsèques de ses parents et de sa femme étant achevées, il dit au Père fray Juan Regla : je désirerais aussi faire faire mes propres obsèques, et les voir, et y assister vivant : que vous en semble ? Alors le bon frère Juan Regla s'attendrit beaucoup : il commença à pleurer, et ce fut d'une voix entrecoupée par ses sanglots qu'il répondit comme il put : que Votre Majesté vive durant de longues années, au plaisir de Dieu, comme nous le désirons, et qu'elle ne veuille pas nous annoncer sa mort avant le temps ! L'empereur lui répliqua : ne croyez-vous pas que ces obsèques me profiteront ?Elles vous profiteront sans doute, sire, parce que toute bonne œuvre est profitable, quand elle est faite convenablement. — Donnez donc des ordres, dit Sa Majesté, pour que les obsèques se commencent cet après-midi. — Cela se fit ainsi. Un catafalque, entouré de flambeaux et de cierges en beaucoup plus grand nombre qu'aux services précédents, fut dressé dans la grande chapelle, et Sa Majesté voulut assister à la cérémonie avec les gens de sa maison, tous vêtus de deuil. Pour nous, les témoins de cette scène, ce fut un spectacle bien imposant et bien nouveau, que des funérailles faites ainsi pour un personnage qui vivait encore, et j'assure que le cœur nous fendait de voir qu'un homme voulût en quelque sorte s'enterrer vivant, et faire ses obsèques avant de mourir. Tous pleuraient, en se voyant ainsi vêtus de deuil. Que ceux qui négligent le soin de leur salut me le disent : n'est-ce pas là un exemple suffisant pour que chacun regarde comment il vit, et comment il doit mourir ? car alors on a à peine le temps de régler et de faire ce qui serait nécessaire au salut de son âme, ainsi que nous le voyons chaque jour.

Mais remarquez ce que je dirai maintenant, et qui est bien digne d'attention. Cet office des obsèques de Sa Majesté étant achevé le 31 août dans la matinée, l'après-midi du même jour, il prit fantaisie à Sa Majesté de sortir, pour s'asseoir sur la place de son habitation qui regarde l'occident, et où sont l'horloge, ouvrage de Juanelo, et la fontaine d'une pièce. Étant là assis dans un fauteuil, il ordonna qu'on lui apportât le portrait de l'impératrice ; après l'avoir un peu considéré, il se fit apporter le tableau de la Prière au jardin des Oliviers, qu'il regarda et considéra pendant un long espace de temps ; il voulut enfin avoir le tableau du Jugement dernier. L'ayant regardé, il se tourna vers le médecin Mathys, et lui dit, le corps tout frissonnant : je me sens mal, docteur. De là on le porta dans son lit, qu'il ne quitta plus que pour sa sépulture. De manière que, pour avoir regardé seulement le tableau du jugement dernier représenté sur une toile, il retomba malade. Je demande ce qui serait arrivé, s'il s'était vu au jugement véritable, comme il s'y vit depuis, le 21 septembre, à deux heures et demie de la nuit qu'il mourut, et à l'âge de cinquante-huit ans et sept mois, moins trois jours. 0 misérables que nous sommes, et à quel sommeil nous nous abandonnons, sans penser à ce qui doit indubitablement arriver, alors que nous sommes le moins sur nos gardes ![259]

Il faut voir maintenant comment les circonstances qui précédèrent la dernière maladie de Charles-Quint sont rapportées par le médecin Mathys, par Quijada, par Gaztelù et par la princesse doña Juana. Au jugement de M. Mignet, leurs récits ne se taisent pas seulement sur les obsèques du 31, mais ils les démentent indirectement ; ils sont en complet désaccord avec ceux des moines. Ici encore nous allons laisser le lecteur se prononcer par lui-même, en reproduisant les témoignages. Le principal est celui du docteur Mathys.

Mardi passé, 30 août, écrit-il à la date du 1er septembre, Sa Majesté dîna sur la terrasse, où la réverbération du soleil était très forte ; elle mangea peu et avec peu d'appétit ainsi qu'elle me le dit l'après-midi, à mon retour de Jarandilla, oïl j'étais allé par son ordre visiter le comte d'Oropesa. Pendant le repas, il lui vint un mal de tête qui ne la quitta point de toute la journée. Elle passa une mauvaise nuit, fut plus d'une heure et demie sans dormir, éprouva de la chaleur, et but. Le mercredi matin, elle se trouva plus soulagée, quoique la tête restât un peu pesante, et elle avait soif. Elle se leva, dîna peu, et avec plus d'envie de boire que de manger. Vers les deux heures, elle éprouva quelque peu de froid, et s'endormit pendant une heure environ. A son réveil, le froid avait augmenté ; il se manifestait dans les épaules, l'épine dorsale, les côtés, la tête, et il dura jusqu'à sept heures du soir : alors commença une fièvre, avec mal et chaleur à la tête, qui, jusqu'à six heures du matin d'aujourd'hui, 1er septembre, a été si forte, que Sa Majesté est presque tombée dans le délire. Sa Majesté s'est levée et a mangé très peu. La fièvre dure toujours, mais elle est moins violente[260].

Quijada, aussi à la date du 1er septembre, écrit à doña Juana et au secrétaire Vasquez. La lettre écrite à ce dernier renferme plus de détails : Vous verrez, dit-il, par une relation du docteur, l'accident qui est arrivé à Sa Majesté depuis hier, à trois heures de l'après-midi, jusqu'à ce moment... Le froid la saisit presque devant moi ; mais il ne fut pas grand, quoiqu'elle tremblât tant soit peu. Il dura près de trois heures. Je crains que cet accident ne soit venu de ce que Sa Majesté dîna avant-hier sur une terrasse couverteterrado cubierto. Il faisait du soleil, et la réverbération en était là très forte. Sa Majesté resta sur cette terrasse jusqu'à quatre heures ; elle la quitta avec un peu de mal de tête, et passa une mauvaise nuit. Il peut donc être lue ce froid et cette fièvre lui soient venus de là[261]. —Gaztelù écrivant à Vasquez le même jour, s'en réfère purement et simplement à la relation du docteur Mathys.

Enfin la princesse doña Juana, rendant compte, le 11 octobre, au roi son frère, de la dernière maladie de l'empereur, s'exprime ainsi[262] : Sa Majesté ressentit, vers le milieu du mois d'août, une attaque de goutte qui lui dura jusqu'au 24 de ce mois ; sa santé fut bonne ensuite. Selon ce que le docteur Mathys, son médecin, et Luis Quijada écrivirent le 31, elle passa toute une après-dinée sur une terrasse au donnait la réverbération du soleil, et elle y fit collation. Le jour suivant — ils ne purent dire si ce fut par cette cause ou par une autre —, elle ressentit un peu de froid, qui fut immédiatement suivi de fièvre avec mal de tête, etc.

On le voit. De même que les témoignages des trois écrivains de l'ordre de Saint-Jérôme concordent sur la célébration des obsèques, de même aussi Mathys, Quijada, Castel, la princesse gobernadora sont d'accord dans le silence qu'ils gardent sur ce fait. On ne peut révoquer en doute la véracité de ces témoins, ni l'exactitude de leurs attestations, puisqu'ils écrivaient sous l'impression même des faits et Sur les lieux mêmes. Mais tout en admettant les détails donnés par eux comme authentiques, faut-il nécessairement ne voir dans les récits des religieux hiéronymites que de pieuses imaginations, des inventions romanesques ? De graves historiens ne l'ont pas pensé.

Tel est, entre autres, le sentiment de M. Stirling. Il expose, dans The cloister life, les raisons sur lesquelles il l'appuie. Les principales sont : que Charles-Quint put très bien concevoir l'idée de faire célébrer ses obsèques pour le salut de son âme ; qu'il est aussi raisonnable, de la part d'un homme qui se trouve sur le bord de la tombe, de demander des cérémonies funèbres pour lui-même, que d'en ordonner pour les personnes qui ne sont plus de ce monde ; qu'il n'y a nul motif de douter de la véracité de Siguenza[263] à l'égard d'un fait que les intérêts de son ordre ou de l'Église ne le forçaient pas d'altérer ; que Siguenza fit paraître son livre alors qu'il était prieur de l'Escurial et au service de Philippe II, prince fort attentif à tout ce qui s'écrivait sur son père ; qu'il le publia avec l'autorisation du monarque, et dans un temps où plus d'un contemporain aurait pu le contredire. Quant à Quijada, Gaztelù et Mathys, M. Stirling pense que, s'ils se taisent sur les obsèques, c'est que le fait ne leur parut pas plus digne de remarque que d'autres exercices religieux auxquels l'auguste cénobite voulut prendre part : il fait observer qu'ils ne parlent pas davantage des services célébrés pour les parents de l'empereur et pour sa femme ; enfin que la plus grande inimitié régnait entre les hiéronymites et les officiers de la maison impériale, et que ceux-ci s'abstenaient de toute communication avec les moines, à moins qu'ils ne pussent s'en dispenser[264].

M. Amédée Pichot, qui a examiné la question après M. Stirling, conclut de la même manière : Nous ne saurions, dit-il[265], trouver aucune invraisemblance au projet attribué à Charles-Quint de recevoir, par anticipation, le bénéfice de ces prières mortuaires, auxquelles sa foi religieuse attachait une vertu efficace. Nous croyons qu'en effet il dut donner l'ordre de tout préparer en conséquence de cette intention, et qu'il assista à l'office célébré pour le salut de son âme.

M. Gachard n'ose pas se prononcer définitivement. Pour moi, dit-il, après une étude attentive des documents, je trouve des motifs à peu près égaux de douter et de croire. Le silence de Quijada, de Mathys, de Gaztelù, non seulement sur les funérailles elles-mêmes mais sur les circonstances qui précédèrent immédiatement l'indisposition de Charles-Quint, attribuée par eux à l'action du soleil sur la terrasse où l'empereur était assis, est un argument bien fort selon lui. Il fait remarquer qu'il y a dans les relations des hiéronymites un détail évidemment inexact : c'est la date du 31 août donnée à la messe des obsèques et à la scène de la terrasse, tandis que la lettre écrite par Mathys le 1er septembre, confirmée par celle de Quijada du même jour, démontre que le 31 août, rien de semblable ne put avoir lieu. D'un autre côté, M. Gachard ne voit pas dans quel but, dans quel intérêt les hiéronymites auraient inventé cette histoire des obsèques et de la scène de la terrasse. Une remarque, d'ailleurs, l'a frappé, c'est que, en substituant, dans la relation du religieux de Yuste, la date du 30 août à celle du 31 — et cette dernière date pourrait bien être, dit-il, le résultat d'une erreur de copiste, ou de l'auteur lui-même, qui écrivait plus de vingt années après l'évènement —, on n'y rencontre plus rien qui soit contredit par les lettres de Mathys, de Quijada et de la gouvernante. Il est constant que, le 24 août, Charles-Quint était libre de la goutte qui l'avait tourmenté pendant une quinzaine de jours ; que l'appétit et le sommeil lui étaient revenus ; que Quijada le trouvait presque aussi bien qu'avant la dernière attaque. Le langage qu'on lui fait tenir à son confesseur dans ces circonstances n'a donc rien d'invraisemblable, et, du 24 au 30, Charles eut tout le temps nécessaire pour faire célébrer les obsèques de ses parents, de sa femme, et les siennes propres, s'il lui en prit fantaisie. En résumé, répète M. Gachard[266], après avoir développé toutes ces raisons dans les deux sens, je n'oserais, pour mon compte, admettre ni rejeter, d'une manière absolue, les récits du religieux de Yuste, du prieur Martin de Angulo et du Père Siguenza. La certitude historique ne me parait encore acquise, à cet égard, dans un sens ni dans l'autre.

Concluons. Il n'y a contre le témoignage positif des moines que des arguments négatifs. Une erreur de date se conçoit facilement, mais ce qui se concevrait moins, ce serait une telle invention de la part de graves religieux, parmi lesquels le prieur même du couvent. On ne voit pas comment on pourrait trouver dans le mensonge ou la crédulité l'origine de cette tradition, que le caractère de Charles-Quint rend très vraisemblable. N'oublions pas qu'il était fils de Jeanne la Folle, cette veuve désolée qui vécut si longtemps avec les restes de son époux, petit-fils de Maximilien, qui transportait son propre cercueil partout avec lui ; que, toujours vêtu de noir, habitant un appartement tendu de noir, Charles-Quint vivait dans la pensée habituelle et héréditaire de la mort, dont il avait fait en quelque sorte sa compagnie assidue. Nous maintenons donc le caractère historique de la tradition des funérailles, et nous croyons que la découverte des documents nouveaux, loin de l'ébranler, n'a fait que lui donner plus de consistance.

 

Le 1er septembre même, Charles-Quint s'entretint de ses dernières dispositions avec son majordome et son confesseur. Il se sentit comme frappé à mort. Depuis trente ans il n'avait jamais eu de fièvre sans avoir la goutte[267]. Il voulut ajouter un codicille au testament qu'il avait fait à Bruxelles le 6 juin 1554. Pour que ce codicille fût valable, Quijada demanda à Vasquez, par les ordres de l'empereur, que Gaztelù fût au plus tôt investi des pouvoirs de notaire public, et Gaztelù prévint, de son côté, Vasquez de faire établir par le maitre général des postes des courriers et des estafettes sur la route de Valladolid à Yuste, afin de rendre les communications plus promptes entre la résidence impériale et la cour. Chaque jour plusieurs lettres partirent du couvent ou de Quacos pour donner des nouvelles de l'empereur à la princesse sa fille et au roi son fils.

La maladie alla en empirant. Le 2 septembre, le froid anticipa de neuf heures, et l'empereur, très agité, fut dévoré d'une soif ardente. Le paroxysme eut une telle violence qu'il le mit hors de son jugement, et, lorsqu'il eut cessé, le malade ne se souvint pas de ce qui s'était passé dans cette journée[268]. A la suite de ce paroxysme, il avait eu des évacuations bilieuses et des vomissements de glaire. On lui demanda s'il voulait qu'on fît venir d'autres médecins, il répondit que non, et. qu'on se bornât à appeler le docteur Corneille Baersdorp, qui était à Cigales, auprès de sa sœur la reine de Hongrie, et qui connaissait sa complexion de longue main. La nuit du 2 au 3 fut pleine d'angoisses ; cependant, comme il était très fatigué, il s'endormit. Mais, à partir de deux heures après minuit, il ne passa point une demi-heure sans se réveiller. Le matin, la fièvre étant un peu abattue, Charles-Quint, qu'avait surpris la terrible impétuosité du mal, et qui en craignait le retour, se confessa et communia. Il voulait être prêt à la mort et avoir rempli ses devoirs religieux pendant qu'il était encore maître de lui-même, et avant la défaillance redoutée de sa connaissance et de sa volonté.

Vers huit heures et demie, Mathys le fit saigner de la veine médiane ; il lui tira de neuf à dix onces d'un sang noir et corrompu. Cette saignée soulagea beaucoup l'empereur, qui resta sans fièvre, mangea, vers onze heures, peu, mais avec goût, but de la bière et de l'eau rougie, et dormit ensuite deux heures d'un sommeil calme. Comme il conservait encore de la chaleur à la tête, Mathys le saigna de nouveau à la main en ouvrant la veine céphalique, au très grand contentement de l'empereur, qui n'éprouvait plus qu'un peu de douleur à la nuque, et qui aurait voulu qu'on lui eût tiré plus de sang, car, disait-il, il s'en sentait plein[269]. Ayant mangé un peu de pain sucré et bu de la bière, le même jour, 3 septembre, entre huit et neuf heures du soir, le pouls s'altéra, et la fièvre, qui revint, le tourmenta jusqu'à une heure du matin. Les deux saignées ne prévinrent pas le paroxysme du 4, qui anticipa de trois heures, et, sans lui donner le délire, lui causa une soif ardente et une insupportable chaleur. La crise finit, comme les précédentes, par des évacuations et des vomissements de matières putrides.

Jusque-là il s'était occupé des dispositions qui devaient être insérées dans son codicille. Il avait fait connaître à Quijada et à Gaztelù ses dernières volontés, et les témoignages de souvenir et de faveur qu'il désirait laisser à chacun des serviteurs qui l'avaient accompagné dans sa retraite. Il avait discuté avec Quijada le lieu de son dernier repos. Dans son testament de Bruxelles, il ordonnait de transporter ses restes à côté de ceux de l'impératrice, dans la chapelle royale de Grenade, où étaient ensevelis ses aïeux Ferdinand et Isabelle, son père Philippe le Beau et sa mère Jeanne la Folle. Je veux, disait-il avec une pieuse tendresse, que près de mon corps se place celui de l'impératrice, ma très chère et très aimée femme, que Dieu ait dans sa gloire. Changeant alors de pensée, il souhaitait que le dernier séjour de sa vie devint celui de son repos après sa mort. Mais il ne se séparait pas davantage de l'impératrice, et, s'il n'allait pas se réunir à elle à Grenade, il commandait qu'on l'apportât auprès de lui dans le couvent retiré de Yuste. Quijada combattit ce projet. Il représenta à l'empereur que le lieu n'avait pas les qualités requises pour recevoir et garder de si grands princes, et il soutint que Grenade convenait infiniment mieux, puisque les rois catholiques en avaient fait leur tombeau et celui de leur race. Sans se rendre entièrement aux objections de son fidèle majordome, Charles-Quint se laissa ébranler par elles. L'empereur me répliqua, écrivait Quijada à Philippe II[270], certaines choses que Votre Majesté saura plus tard. A la fin il s'en remit à Votre Majesté, qui ferait en cela ce qu'elle jugerait à propos. Mais, en attendant que Votre Majesté vienne dans ces royaumes, il veut que son corps soit déposé ici et enterré sous le grand autel de l'église, la moitié en dedans, la moitié en dehors de l'autel, de manière que le prêtre en disant la messe pose les pieds sur sa poitrine et sur sa tête.

Tels étaient les derniers entretiens de Charles-Quint. Il maintenait toujours les dispositions de son testament, qui consacrait trente mille ducats en rachats de chrétiens captifs, en dots à des filles pauvres, en aumônes à des nécessiteux cachés, et qui prescrivait de célébrer, peu de temps après sa mort, le service divin pour le repos de son âme dans toutes les maisons monastiques et toutes les églises paroissiales de l'Espagne, et fondait de plus des messes perpétuelles en plain-chant, en demandant que le souverain pontife accordât un jubilé avec des indulgences plénières pour attirer plus de prières autour de sa tombe[271]. Après avoir été purgé le 5 avec de la manne et de la rhubarbe, il eut le 6 un accès accablant qui dura de treize à quatorze heures[272], et il resta avec si peu de force, que Quijada ne lui parla de rien. Son délire avait été extrême, et d'ailleurs l'autorisation demandée pour que Gaztelù remplit l'office de notaire n'était pas encore arrivée. Elle arriva dans la nuit du 6 au 7, par un courrier exprès venu de Valladolid, qui apporta des lettres de la princesse clona Juana et des principaux personnages de la cour et des conseils. La grave maladie de l'empereur les avait tous jetés dans l'anxiété, et la princesse sa fille demandait la permission de se rendre auprès de lui pour le voir et le servir.

Le 7 se passa assez bien ; le pouls ne fut pas mauvais, et l'empereur mangea le soir des œufs et but de l'eau rougie. Cependant l'inflammation intérieure gagna la bouche, qui devint sèche et douloureuse. L'accès du 8 fut moins long que celui des jours précédents sans être moins violent ; l'empereur en sortit après un fort délire et la face livide[273]. On lui annonça alors l'arrivée de Garcilaso de la Vega et du docteur Corneille Baersorp, qui venaient de Cigales, l'un avec la réponse de la reine de Hongrie, l'autre afin de lui prêter le secours de sa vieille mais inutile expérience médicale.

Avant tout Charles-Quint acheva son codicille, qu'il se fit lire, signa et ferma le 9. Le 10, il appela dans sa chambre Garcilaso de la Vega, qui la veille avait été l'un des témoins de son codicille et qui lui rendit compte alors de la mission remplie auprès de sa sœur. La reine de Hongrie, conjurée par Ph lippe II de reprendre le gouvernement des Pays-Bas, ne s'était pas rendue aux pressants désirs de son neveu, qu'était venu lui exprimer l'archevêque de Tolède. Elle avait répondu que son âge avancé, sa santé détruite, la résolution bien arrêtée qu'elle avait prise de passer dans la solitude le peu de jours qui lui restaient à vivre, les périls auxquels seraient exposés son honneur et sa réputation si elle entreprenait d'administrer et de défendre des pays difficiles, mal pourvus, près d'être envahis ; et surtout le vœu inviolable qu'elle avait fait à Dieu de ne plus s'occuper des affaires de ce monde, ne lui permettaient pas d'accepter un fardeau dont elle avait été obligée de se décharger naguère. Se bornant à donner d'excellents conseils à son neveu, elle lui avait annoncé qu'elle ne quitterait pas sa retraite, pour la dignité et l'entretien de laquelle il devait lui accorder les villes d'Almonacid, de Zorita, d'Albalate et d'Illana, avec leurs revenus et leur juridiction[274].

Mais sa résistance fut moins ferme après qu'elle eut entendu Garcilaso et pris communication des lettres persuasives de Charles-Quint et d'une nouvelle dépêche de Philippe II. Elle écrivit qu'elle n'avait jamais été aussi troublée de sa vie. : que l'attachement sans bornes, la vénération, l'obéissance, la soumission qu'elle avait pour l'empereur, auquel elle désirait complaire en tout, la poussaient à se dépouiller de sa volonté, à ne tenir compte ni de son âge, ni de ses déterminations, ni de ses périls, mais qu'ayant promis à Dieu de ne plus conduire aucun gouvernement, elle ne pouvait enfreindre son vœu sans offenser sa conscience et exposer son âme. Prenant donc un parti moyen, elle offrait de se rendre pour un temps limité dans les Pays-Bas et de concourir à leur administration en présence du roi, sous certaines conditions, mais encore plus par ses conseils que par ses actes. Bouleversée de la maladie de son frère, qu'elle ne croyait pas cependant aussi dangereuse, elle adressait une lettre plus brève que de coutume à Philippe II, à qui elle disait[275] : Je l'ai écrite avec beaucoup de peine, à cause de la maladie de Sa Majesté. Bien que le médecin ait bonne espérance et ne trouve pas que la vie soit en péril, bien que je demeure dans cette confiance, néanmoins là où il y n tant d'amour, il est impossible qu'il n'y ait pas beaucoup d'anxiété. Je ne sortirai d'inquiétude qu'en sachant Sa Majesté entièrement délivrée. Ayant appris qu'elle traverse une grande crise, et ne se gouverne pas comme il serait nécessaire, je demeure bien en crainte. L'empereur éprouva une de ses dernières joies à la nouvelle que la reine de Hongrie s'était laissée ébranler dans ses résolutions jusque-là inflexibles, et qu'elle cédait à demi ; il espéra qu'arrivée dans les Pays-Bas, elle consentirait a en prendre l'entière direction pendant l'absence de son fils.

 

La forte attention que l'empereur avait donnée à son codicille et le vif intérêt qu'il prit à la relation de Garcilaso ajoutèrent à sa fatigue et le laissèrent plus affaibli. On lui cacha avec soin la défaite et la mort du vieux comte d'Alcandete, qui pouvait avoir des suites désastreuses pour les possessions espagnoles en Afrique, et dont la nouvelle était arrivée le 9 à Yuste. L'issue funeste de cette expédition contre le dey d'Alger, où l'armée espagnole périt presque tout entière, où le comte d'Alcandete fut tué, son fils don Pedro Cardone pris, et où la sûreté d'Oran se trouva compromise, aurait profondément troublé l'empereur, s'il l'avait connue. On lui épargnait et il fuyait lui-même les émotions. Il ne voulut auprès de lui ni sa sœur ni sa fille, qui désiraient y venir et ne l'osaient pas.

La fièvre tierce s'était changée en double tierce depuis le il, jour où le grand commandeur d'Alcantara arriva de Plasencia à Yuste, pour ne plus quitter son cher et glorieux maitre jusqu'à sa mort. Les deux médecins Mathys et Baersdorp purgèrent le malade avec des pilules de rhubarbe. Il était d'une extrême faiblesse[276], bien qu'on essayât de soutenir ses forces, afin qu'il pût lutter contre le mal, en lui donnant tantôt quelques cuillerées de suc de mouton, tantôt quelques onces de jus de viande, que son estomac délabré gardait difficilement et vomissait presque toujours. Cependant le 16 il éprouva un peu d'amélioration, au moment où pénétrait dans le monastère un courrier envoyé de Lisbonne par la reine Catherine, qui demandait avec sollicitude des nouvelles de son frère, pour le rétablissement duquel des prières publiques se faisaient dans toutes les églises du Portugal. Le grand commandeur annonçait cet heureux changement à Vasquez en ces termes[277] : Il y a entre l'état de Sa Majesté aujourd'hui et celui des jours précédents la différence d'un vivant à un mort.

Mais ce mieux d'un instant fut suivi d'un terrible retour du mal. Dans la nuit même, Charles-Quint, après deux heures d'une agitation inquiète et d'un trouble profond, eut son accès de froid avec une intensité jusqu'alors inconnue. Il eut ensuite un vomissement de bile noire, épaisse, enflammée, et la fièvre chaude le saisit avec une si furieuse violence et une si longue durée qu'il resta vingt-deux heures sans parole et sans mouvement. Cet état effrayant, pendant lequel les médecins lui introduisirent à deux reprises dans la bouche quelques onces d'une boisson d'orge sucrée, sans qu'il pût remuer ni la tête ni la main, se prolongea tout le 17 et ne cessa que le 18 à trois heures du matin[278]. Les médecins craignaient qu'il n'eût pas la force de supporter un autre accès. Cependant le 18 l'empereur reprit toute sa connaissance, mais il dit qu'il ne se souvenait de rien de ce qui s'était passé la veille[279].

Le onzième paroxysme se déclara le 19, à cinq heures du matin. Dans la nuit, Charles-Quint avait dormi, fait, selon l'usage qu'il n'abandonna pas même au plus fort de son mal, une légère collation, qui était presque immédiatement suivie d'un vomissement, et pris une boisson calmante. Le froid qu'il ressentit fut le plus vif qu'il eut encore éprouvé, et dura de cinq heures du matin à onze heures. Lorsque la chaleur commença, les médecins crurent que l'empereur, dont les forces paraissaient épuisées, et qui était tombé dans le même silence et la même immobilité que la veille, succomberait pendant l'accès, et ils demandèrent qu'on lui administrât l'extrême-onction. Quijada leur résista longtemps : Les docteurs, écrivait-il vers huit heures du soir à Vasquez[280], me disent que le mal augmente et que la force décline, ce qu'ils reconnaissent au pouls. Pour moi, il ne me semble pas que l'empereur soit aussi près de sa fin ; et aujourd'hui il n'a pas été autant hors de lui que dans le paroxysme passé. Depuis le milieu du jour, j'empêche qu'on ne lui donne l'extrême-onction, craignant, quoiqu'il ne parle pas, qu'il n'en soit ému. Les médecins se sont retournés vers moi et m'ont dit qu'il était temps ; je leur ai répondu que je me tiendrais prêt, qu'ils eussent la main sur le pouls, et qu'ils attendissent au dernier moment. Croyez qu'ils l'ont déjà enterré trois fois, et que cela me va à l'âme et aux entrailles.

Mais, vers neuf heures, les médecins se montrèrent si alarmés, et pressèrent Quijada avec tant d'instance, qu'il se rendit. Le confesseur Juan Regla administra l'extrême-onction, que Charles-Quint reçut dans son entière connaissance, sans le moindre trouble et avec une grande dévotion. Quijada, bouleversé par cette funèbre cérémonie, ajoutait, en la racontant, ces touchantes paroles[281] : Jugez dans quel état doit être celui qui depuis trente-sept ans sert un maître, et qui le voit ainsi succomber. Qu'il plaise à Dieu de lui donner le ciel, si sa volonté est de le retirer de ce monde ; mais je persiste à dire qu'il ne mourra point cette nuit. Que Dieu soit avec lui et avec nous.

Charles-Quint traversa en effet la nuit du 19 au 20 septembre, en résistant encore aux angoisses et à l'accablement du mal ; il était presque sans pouls, et jusqu'au matin on lui dit les prières qui préparent à la mort. Rentré depuis cet instant dans la pleine possession de lui-même, il conserva, peut-être par un dernier effort de sa volonté, dit M. Minet, la raison la plus nette et la sérénité la plus pieuse jusqu'au moment où il expira[282]. S'étant confessé de nouveau, il voulut communier encore une fois. Quijada ne lui croyait pas la force nécessaire à l'accomplissement de cet acte suprême du catholique mourant : Je le pourrai, répondit simplement et résolument l'empereur[283]. Juan Regla, suivi de tous les religieux du monastère, ayant apporté processionnellement le viatique, Charles-Quint le reçut avec la plus grande ferveur, et dit : Seigneur, Dieu de vérité, qui nous avez rachetés, je remets mon esprit entre vos mains. Il entendit ensuite la messe, et lorsque, le prêtre prononça les rassurantes paroles de la rédemption chrétienne : Agneau de Dieu qui enlevez les péchés du monde, il se frappa avec joie et avec humilité la poitrine de sa main défaillante[284].

Avant d'accomplir ces devoirs religieux, il avait donné encore un moment aux sollicitudes terrestres : vers huit heures il avait fait sortir tout le monde de sa chambre à l'exception de Quijada. Celui-ci tombant alors à genoux pour recueillir ses dernières paroles, Charles-Quint lui dit : Luis Quijada, je vois que je m'affaiblis et que je m'en vais peu à peu ; j'en rends grâces à Dieu, puisque c'est sa volonté. Vous direz au roi mon fils qu'il prenne soin de tous ceux qui m'ont servi jusqu'à la mort... et qu'il défende de recevoir des étrangers dans cette maison[285]. Pendant une demi-heure il lui parla d'une voix basse et lente, mais assurée, de son fils naturel don Juan[286], de sa fille la reine de Bohême, qu'il aurait voulu savoir plus heureuse auprès de Maximilien, et de tout ce qui restait encore l'objet de ses affections et de sa sollicitude dans le monde qu'il allait laisser. Il le chargea de ses suprêmes recommandations pour Philippe II. Gela fait, il ne songea plus qu'à mourir.

Pendant toute la journée du 20, Juan Regla, Francisco de Villalba et quelques autres religieux du couvent lui récitèrent les prières et lui adressèrent les exhortations que l'Église réserve aux mourants. Il désignait lui-même les psaumes et les oraisons qu'il désirait entendre. Il se fit lire aussi, dans l'évangile de saint Luc, la passion du Christ qu'il écouta les mains jointes avec un profond recueillement. Il fermait quelquefois les yeux en priant, mais il les ouvrait aussitôt qu'il entendait prononcer le nom de Dieu.

L'archevêque de Tolède, Caranza[287], qui avait jadis son chapelain et son prédicateur, arriva à Yuste en ce moment. Lorsque Quijada l'introduisit dans la chambre de l'empereur avec les deux dominicains qui l'accompagnaient, le prélat se mit à genoux près de son lit et lui baisa la main. L'empereur, qui touchait presque à sa fin, le regarda quelque temps sans rien lui dire, puis, après lui avoir demandé des nouvelles du roi son fils, il l'invita à aller se reposer. Un peu avant la nuit, il recommanda à Quijada de préparer les cierges bénits apportés du célèbre sanctuaire de Notre-Dame de Montserrat, ainsi que le crucifix et l'image de la sainte Vierge que l'impératrice tenait en mourant, et avec lesquels il lui avait déjà dit qu'il voulait mourir aussi. Peu d'instants après, sa faiblesse augmentant, Quijada rappela l'archevêque de Tolède, afin qu'il assistât l'empereur dans ses derniers moments. L'archevêque l'entretint pieusement de la mort, en présence du confesseur Juan Regla, du prédicateur Francisco de Villalba, du prieur de Yuste, fray Francisco de Angulo, de l'ancien prieur de Grenade, du comte d'Oropesa, de son frère don Francisco de Toledo, de son oncle don Diego de Toledo, du grand commandeur d'Alcantara don Luis de Avila y Zuñiga, et de Quijada qui étaient tous dans la chambre et autour du lit de l'empereur. Fray Francisco de Villalba, sur l'invitation de don Luis de Avila, joignit ses consolations et des paroles pleines d'espoir et de confiance aux exhortations de l'archevêque. L'empereur les écouta avec une joie sereine, qui se répandait sur son visage affaissé. Il montrait, dit Caranza[288], une grande sécurité et une intime allégresse, qui frappèrent et consolèrent nous tous qui étions présents.

Vers deux heures du matin, le mercredi 21 septembre, l'empereur sentit que ses forces étaient épuisées et qu'il allait mourir. Se prenant lui-même le pouls, il remua la tête comme pour dire : Tout est fini[289]. Il demanda alors aux religieux de lui réciter les litanies et les prières pour les agonisants et à Quijada d'allumer les cierges bénits. Il se fit donner par l'archevêque le crucifix qui avait servi à l'impératrice dans le suprême passage de la vie à la mort, le porta à sa bouche et le serra deux fois sur sa poitrine. Puis, ayant le cierge bénit dans la main droite, que soutenait Quijada, tendant la main gauche vers le crucifix que l'archevêque avait repris et tenait devant lui, il dit : C'est le moment ! Peu après il prononça encore le nom de Jésus, et il expira en poussant deux ou trois soupirs. Ainsi finit, écrivit Quijada dans sa douleur et son admiration[290], le plus grand homme qui ait été et qui sera.

L'inconsolable majordome ajoutait tristement[291] : Je ne puis me persuader qu'il soit mort, et à chaque instant il rentrait dans la chambre de l'empereur, tombait à genoux à côté de son lit, et baisait en pleurant ses mains inanimées[292]. Quijada écrivit, quelques heures après que Charles-Quint eut cessé de vivre, à la princesse doña Juana[293] : Notre Seigneur a retiré à lui ce matin, à deux heures et demie avant le jour, l'empereur, sans qu'il perdit ni la parole ni le sentiment jusqu'au moment où il trépassa. Bien que je sache que Votre Altesse doive le ressentir comme une fille qu'il chérissait tant, sa vie et sa fin ont été telles, qu'il y a plus à lui porter envie que compassion. En transmettant à Philippe II le codicille de son père, dont il lui communiquait les derniers vœux, il disait[294] : J'ai vu mourir la reine de France, qui a terminé ses jours très chrétiennement ; mais l'empereur l'a emporté en tout, car je ne l'ai pas vu un instant craindre la mort ni faire cas d'elle, bien qu'il assurât quelquefois n'être pas sans appréhension à son égard.

Tous ceux qui avaient assisté à ses derniers instants en étaient profondément émus. Je ne puis m'en consoler, disait don Luis de Avila[295], ni m'empêcher de sentir cette perte dans l'âme en songeant surtout combien il a gardé connaissance de moi jusqu'à ce qu'il ait expiré. Mais je tiens pour certain qu'il est dans le lieu que nous promettent notre foi et notre espérance. En apprenant son humble fin, le président du conseil de Castille, Juan de Vega, qui avait été son vice-roi en Sicile et l'avait vaillamment servi dans plusieurs de ses guerres, écrivait avec une surprise et une admiration éloquentes : L'empereur est mort dans le monastère de Yuste en faisant aussi peu de bruit des grandes armées qu'il avait conduites par mer et par terre et avec lesquelles il avait tant de fois fait trembler le monde, et en conservant une aussi faible mémoire de ses phalanges belliqueuses et de ses étendards déployés, que s'il avait passé tous les jours de sa vie dans ce désert. Certes nous pouvons juger ce que vaut le monde en l'estimant d'après son exemple, puisque nous avons vu le plus grand homme qu'il ait produit depuis bien des siècles si fatigué et si désenchanté de lui, qu'avant d'avoir achevé sa vie il n'en put supporter la manière d'être ni les peines qu'entrainent avec elles la gloire et les grandeurs. N'y trouvant rien que d'inutile et de dangereux pour son salut, il s'est tourné vers la miséricorde de Dieu, et il a mis sa confiance dans le crucifix qu'il tenait dans les mains, et. qu'il avait réservé pour cette heure suprême[296].

Pendant tout le mercredi 21 septembre, le corps de l'empereur, auprès duquel veillaient quatre religieux, resta exposé sur son lit de mort. Il était revêtu de sa robe de nuit. Un taffetas noir couvrait sa poitrine ; le crucifix que l'impératrice et lui avaient tenu en mourant était sur son cœur ; l'image de la Vierge était suspendue au-dessus de sa tête, et son visage pâle et serein respirait le repos[297]. Le lendemain, après s'être bien assuré de sa mort, en appliquant l'oreille sur sa poitrine et en passant un miroir devant sa bouche[298], on le plaça dans un cercueil de plomb, qui fut renfermé lui-même dans un second cercueil de bois de châtaignier, et on le transporta dans la grand chapelle du couvent, toute tendue de noir[299]. Au milieu de la chapelle avait été élevé depuis la veille un catafalque sur lequel se voyaient les images et les insignes de son ancienne grandeur[300]. Les obsèques, présidées par l'archevêque de Tolède, furent célébrées avec une pompeuse solennité pendant plusieurs jours. Les hiéronymites de Yuste, les dominicains de Sainte-Catherine et les cordeliers de Jarandilla chantèrent tour à tour les offices de l'Église, et le Père Francisco de Villalba prononça l'oraison funèbre de l'empereur avec tant d'émotion et d'éloquence, qu'il remua vivement[301] tous ceux qui l'entendirent et s'acquit une renommée si éclatante, que Philippe II le choisit pour son principal prédicateur. Les serviteurs de Charles-Quint, en deuil, et les grands personnages qui avaient été témoins de sa fin, suivirent les funèbres cérémonies dans un recueillement profond. Au milieu d'eux était Quijada la tête voilée, ayant à côté de lui le jeune et attristé don Juan. Le rigide majordome exigea jusqu'au bout l'observation la plus stricte de l'étiquette impériale devant les restes vénérés de son maître. Apercevant un siège qui avait été placé dans le chœur de l'église pour l'un des principaux assistants que ses infirmités et sa faiblesse empêchaient de demeurer longtemps debout, il le fit enlever par un page, en disant qu'il ne permettrait pas qu'on s'assît en présence de l'empereur, auquel on devait le même respect mort que vivant[302]. Avant que se terminassent les offices solennellement célébrés durant trois jours, et continués ensuite avec un peu moins de pompe jusqu'au neuvième jour, le corps de Charles-Quint fut, comme il l'avait prescrit, déposé sous le maître-autel. Les moines de Yuste, qui avaient été les compagnons de sa solitude, furent les gardiens de son tombeau.

Philippe II lui fit célébrer à Bruxelles des obsèques telles qu'il convenait à un tel fils et à un tel père, dit M. de Gerlache. On avait orné les voiles funèbres d'inscriptions qui rappelaient les hauts faits de Charles-Quint contre les Turcs, contre les barbaresques et contre les hérétiques. Celle-ci est comme le résumé de sa vie : Quod contra Christi nominis hostes, sponte ; contra christianos, nonnisi lacessitus et injuria propulsus arma sumpserit.

 

En disparaissant, Charles-Quint laissa un vide immense et de profondes afflictions. J'ai ressenti la mort de l'empereur mon seigneur, écrivit Philippe II[303], au point que je ne saurais le dire, et cela avec d'autant plus de raison que, outre le véritable amour que je portais à Sa Majesté comme à un père à qui je devais tant, sa seule autorité et l'ombre seule de sa personne étaient très utiles et très profitables à mes affaires. Mais la douleur de la reine de Hongrie fut encore plus vive. Sa maladie de cœur en fut aggravée, et elle en éprouva coup sur coup deux accès si violents qu'on la crut morte[304]. Voulant se rendre au désir de l'empereur son frère, elle s'était décidée à partir pour les Pays-Bas. Mais, en l'annonçant à Philippe II, elle lui disait[305] : Depuis la mort de Sa Majesté, mes indispositions se sont accrues de telle manière, que, avec quelques paroxysmes semblables à ceux que j'ai eus dans ces huit derniers jours, je pourrais bien être quitte de ce voyage. Elle ne se trompait pas : à la suite d'un nouvel accès, elle succomba dans la nuit du 18 octobre et alla rejoindre le frère qu'elle avait perdu vingt-sept jours auparavant[306].

Devant la fin si pleine de grandeur et d'humilité à la fois de l'illustre monarque qui avait régné sur l'Espagne, l'Italie et les Pays-Bas, qui commandait aux fies de la Méditerranée, qui occupait une partie de la côte septentrionale de l'Afrique, qui possédait les immenses régions de l'Amérique récemment découvertes, qui ne voyait jamais le soleil se coucher sur ses terres, on est saisi d'une muette admiration et comme écrasé par la hauteur du spectacle. Il faut cependant résumer les principaux traits de la vie si merveilleusement remplie dont cette mort fut le couronnement, et sans rien ôter à la splendeur du tableau ne pas dissimuler les ombres qui ne manquent à aucune carrière humaine.

Charles-Quint, dit M. Mignet, a été le souverain le plus puissant et le plus grand du XVIe siècle. Issu des quatre maisons d'Aragon, de Castille, d'Autriche, de Bourgogne, il en a représenté les qualités variées, et, à plusieurs égards, contraires, comme il en a possédé les divers et vastes états. L'esprit toujours politique et astucieux[307] de son grand-père Ferdinand le Catholique ; la noble élévation de son aïeule Isabelle de Castille, à laquelle s'était mêlée la mélancolique tristesse de

Jeanne la Folle sa mère ; la valeur chevaleresque et entreprenante de son bisaïeul Charles le Téméraire, auquel il ressemblait de visage ; l'ambition industrieuse, le goût des beaux arts, le talent pour les sciences mécaniques de son aïeul l'empereur Maximilien, lui avaient été transmis avec l'héritage de leur domination et de leurs desseins. L'homme n'avait pas fléchi sous la charge du souverain, niais la tâche dépassait la mesure des forces humaines.

Roi d'Aragon, il lui fallait maintenir en Italie l'œuvre de ses prédécesseurs, qui lui avaient laissé la Sardaigne, la Sicile, le royaume de Naples, et y accomplir la sienne en se rendant maitre du duché de Milan, afin d'enlever le haut de cette péninsule au rival puissant qui aurait pu le déposséder du bas. Roi de Castille, il avait à poursuivre la conquête et à opérer la colonisation de l'Amérique. Souverain des Pays-Bas, il devait préserver les possessions de la maison de Bourgogne des atteintes de la maison de France. Empereur d'Allemagne, il avait, comme chef politique, à la protéger contre les invasions des Turcs, parvenus alors au plus haut degré de leur force et de leur soif de conquêtes ; comme chef catholique, à y empêcher les progrès et le triomphe des doctrines protestantes. Il l'entreprit successivement. Aidé de grands capitaines et d'hommes d'état habiles qu'il sut choisir avec art, employer avec discernement, il dirigea d'une manière supérieure et persévérante une politique toujours compliquée, des guerres sans cesse renaissantes. On le vit à plusieurs reprises se transporter dans tous ses pays, faire face à tous ses adversaires, conclure lui-même toutes ses affaires, conduire en personne la plupart de ses expéditions. Il n'évita aucune des obligations que lui imposaient sa grandeur et sa foi. Mais, sans cesse détourné de la poursuite d'un, dessein par la nécessité d'en reprendre un autre, il ne put pas toujours commencer assez vite pour réussir, ni persister assez longtemps pour achever. Enfin il y eut un moment où tout ce qui paraissait décidé en sa faveur se trouva remis en question. Il fit encore face à la fortune ; mais il était au bout de ses forces, de sa félicité, de sa vie. Accablé de maladies, surpris par ce grand et inévitable revers de sa dernière entreprise en Allemagne, dont il avait désarmé les bras sans pouvoir soumettre les esprits ; hors d'état d'entreprendre, .à peine capable de résister, ne pouvant plus diriger ni accroître cette vaste domination, dont la charge devait être divisée après lui, n'entendant pas composer avec l'hérésie victorieuse en Allemagne ; trouvant à agrandir son fils en Angleterre, ayant soutenu une lutte et fait une trêve sans désavantage avec la France, il réalisa le projet d'abdication qu'il avait médité depuis tant d'années, et que lui rendaient nécessaire les maladies de l'homme, les fatigues du souverain, les sentiments du chrétien.

Voilà certes un admirable tableau, tracé par une main habile et désintéressée ; voilà un jugement émané d'un historien sérieux, et à l'abri de tout soupçon de partialité envers les princes, et les princes catholiques en particulier. Il y a, avons-nous dit, quelques ombres à ce tableau, et c'est le moment de les indiquer. Parlons d'abord de l'Allemagne et du protestantisme. Le projet de ramener l'Allemagne à la vieille croyance catholique, dit M. Mignet lui même, dut être impuissant parce qu'il fut tardif. Charles-Quint, obligé de souffrir le protestantisme lorsqu'il était encore faible, l'attaqua lorsqu'il était devenu trop fort pour être, non pas détruit, mais contenu. Durant trente années, l'arbre de la nouvelle croyance avait poussé de profondes racines sous le sol de toute l'Allemagne, qu'il couvrait alors de ses impénétrables rameaux. Comment l'abattre et le déraciner ? La remarque est parfaitement fondée. La politique hésitante de Charles, pendant les premières années de la réforme, eut des conséquences désastreuses. Lui-même se le reprocha plus tard, et il n'est pas douteux que ce souvenir pesa tristement sur sa conscience jusque dans sa retraite de Yuste. Il avoua tout haut devant le prieur du monastère, fray Martin de Angulo, qu'il regrettait de n'avoir pas arrêté, en 1521, le cours du protestantisme par la mort de Luther, qui s'était placé sous sa main à Worms. Dans son codicille, écrit quelques jours avant sa mort, il signifiait ainsi ses suprêmes volontés au roi son fils : Je lui ordonne, en ma qualité de père et par l'obéissance qu'il me doit, de travailler soigneusement à ce que les hérétiques soient poursuivis et châtiés avec tout l'éclat et la sévérité que mérite leur crime, sans permettre d'excepter aucun coupable et sans égard pour les prières, le rang et la qualité des personnes[308]. Et en apprenant les premiers envahissements de l'hérésie en Espagne, il écrivait à la princesse doña Juana : Croyez, ma fille, que cette affaire m'a mis et me tient en grand souci et me cause une si vive peine que je ne saurais vous l'exprimer, en voyant surtout que ces royaumes, durant l'absence du roi et la mienne, ont été dans une entière quiétude et ont échappé à cette calamité, et qu'aujourd'hui où je suis venu m'y retirer, m'y reposer et y servir Notre Seigneur, il y survienne, en ma présence et en la vôtre, une aussi énorme et aussi imprudente abomination, à laquelle se sont laissé entraîner de semblables personnes[309], sachant que j'ai supporté sur cela tant de fatigues et de dépenses en Allemagne, et que j'y ai exposé une si grande partie de mon salut. Assurément sans la certitude que j'ai que vous et les membres du conseil qui sont auprès de vous, extirperez le mal jusqu'à la racine, puisque ce n'est encore qu'un commencement dépourvu de profondeur et de force, en châtiant avec rigueur les coupables pour l'empêcher de passer plus avant, je ne sais si je me résignerais à ne pas sortir d'ici pour y remédier moi-même. Il ajoutait qu'il fallait être impitoyable, et qu'il avait autrefois agi de cette façon aux Pays-Bas, où l'hérésie était entrée par le voisinage de l'Allemagne, de l'Angleterre et de la France. Croyez, ma fille, disait Charles-Quint en terminant sa lettre[310], que, si dans le principe il n'est pas fait usage des châtiments et des remèdes propres à arrêter un pareil mal, et cela sans épargner qui que ce soit, je n'espère pas que plus tard ni le roi ni personne soit en état de l'arrêter. Qu'on nous permette de citer quelques lignes d'un de nos historiens à ce propos : La vieille société européenne, que Charlemagne avait organisée et dont Charles-Quint fut le dernier appui, avait eu la religion pour élément constitutif et n'avait point séparé l'État de l'Église. La croyance servait de base à l'ordre moral, l'ordre moral à l'autorité. Le pouvoir remontait à Dieu comme à son principe. Les protestants aussi admettaient cet ordre d'idées, et ne se faisaient pas faute de l'appliquer, en appuyant leurs innovations sur la force toutes les fois qu'ils la possédaient. Le caractère même de l'époque contribuait à faire de la résistance .au protestantisme une nécessité européenne. Charles eût pu voir crouler sous lui son trône et l'empire, s'il n'avait posé une digue au torrent. Que de malheurs, dirons-nous à notre tour, que de déchirements, que de flots de sang eussent été épargnés à l'Europe si une rigueur salutaire eût arrêté à l'origine les premiers développements de doctrines antisociales aussi bien qu'antireligieuses[311] !

Ce que l'histoire est condamnée encore à blâmer dans Charles-Quint, c'est d'avoir plus d'une fois contrarié l'exercice de la puissance spirituelle et usurpé ses droits. De là la guerre contre Rome, la nécessité où fut mis le souverain pontife de transférer le concile de Trente à Bologne pour l'arracher à l'influence de l'empereur, le progrès du protestantisme au milieu des incertitudes et des contradictions de sa conduite. Tantôt c'était la guerre ouverte, tantôt une tolérance dont l'hérésie profitait pour s'étendre, tantôt des concessions doctrinales faites sans pouvoir légitime. Il est impossible aussi de justifier complètement la conduite de Charles-Quint envers le pape Clément VII, et plus tard envers Paul IV[312]. Quelle que soit la part prise directement par lui au sac de Rome et à la détention du premier de ces pontifes, sa responsabilité y restera toujours engagée dans un certain degré. Paul IV, pour lequel il professa jusque dans sa retraite une aversion déclarée, avait le tort de vouloir, comme ses prédécesseurs, l'indépendance de l'Italie. Suivant une comparaison qui lui était familière, la péninsule était, au siècle précédent, un instrument à quatre cordes parfaitement d'accord : Naples, Milan, Venise et l'état de l'Église. De là sa haine profonde pour la domination espagnole, qui avait détruit cette harmonie. A part cela, peu de pontifes se sont montrés plus recommandables par leur zèle, leur charité, la régularité de leur vie, et ont tant travaillé au bien de l'Église et à la réforme des mœurs.

La vie morale de Charles-Quint n'est pas non plus à l'abri de tout reproche. Il sacrifia sa santé aux délices de la table et aux intempérances insurmontables de ses appétits. M. Mignet l'accuse, avec quelque exagération, de n'avoir pas porté dans certains plaisirs une volonté assez modérée. M. Pichot[313] le défend contre cette accusation appuyée sur le témoignage des envoyés vénitiens Badoaro et Mocenigo. La vérité est qu'il eut de rares faiblesses ; il laissa deux enfants naturels, qui tiennent une place considérable dans notre histoire, Marguerite de Parme et don Juan d'Autriche. Ce sont deux noms illustres ; ceux qui les ont portés rachetèrent, on le sait, par la grandeur de leurs services et la noblesse de leur caractère, la tache de leur naissance.

Et maintenant, ces réserves faites et ce tribut payé aux misères de notre pauvre humanité auxquelles restent soumis les plus grands hommes, concluons avec M. Mignet. La retraite ne changea point Charles-Quint : le profond politique se montra toujours dans le pieux solitaire, et l'habitude du commandement survécut chez lui à sa renonciation. On le voit, dans le religieux asile qu'il s'était choisi, toujours attentif aux intérêts du roi son fils et des vastes états de la monarchie espagnole, songeant sans cesse à garantir les pays chrétiens des dévastations des Turcs, qu'il avait autrefois repoussés de l'Allemagne et vaincus en Afrique ; défendant les doctrines catholiques des atteintes protestantes, sinon avec plus de conviction, du moins avec une ardeur plus constante et plus hautement avouée ; arbitre consulté et chef obéi de sa famille, dont les tendres respects et les invariables soumissions se tournaient incessamment vers lui. Tel il fut sur le trône, tel il resta au monastère de Yuste. Espagnol inébranlable sur la croyance, ferme politique par le jugement, toujours égal en des situations diverses, s'il a terminé sa vie dans l'humble dévotion du chrétien, il a pensé jusqu'au bout avec la persévérante hauteur du grand homme.

 

*****

NOTE 1

Pontus Heuterus, f° 339. — Nous avons reproduit le discours de Charles-Quint d'après M. Mignet, qui l'a pris dans Pontus Heuterus. La grande place que tient cet évènement dans notre histoire nous fait un devoir de transcrire ici, en même temps. la version de M. Gachard fondée sur des textes manuscrits nationaux et étrangers. H n'y a pas, du reste, de divergence sensible. Voici ce passage avec les notes qui l'accompagnent, Retraite et mort, etc., introduction, pp. 86-92.

La harangue du conseiller Bruxelles avait été écoutée avec faveur. L'attention de l'assemblée redoubla, lorsqu'on vit l'empereur se disposer à parler lui-même. Charles-Quint mit ses lunettes, et, jetant les yeux, pour aider sa mémoire, sur les notes contenues en un petit papier qu'il tenait à la main (a), il improvisa un discours dont la substance, sinon le texte même, nous a été heureusement conservée par une main fidèle (b). — Il le commença, en disant aux états que, quoiqu'ils eussent appris, par les paroles qu'ils venaient d'entendre, les causes de son abdication, il croyait devoir y ajouter quelque chose. Il leur rappela qu'il y avait eu quarante ans, la veille des Rois, dans le même lieu et quasi à la même heure, que l'empereur son grand père l'avait émancipé ; qu'il n'avait alors que quinze ans ; qu'en 1516, le roi catholique étant mort, il fut obligé de passer en Espagne l'année suivante ; qu'en 1519, il perdit l'empereur son aïeul ; qu'alors il sollicita l'élection à l'empire, non pour ambition d'avoir plus de seigneuries, mais pour le bien de plusieurs de ses royaumes et pays, et principalement de ceux de par deçà ; que depuis. il avait fait neuf voyages en Allemagne, six en Espagne, sept en Italie, dix aux Pays-Bas, quatre en France, deux en Angleterre, et deux en Afrique, sans compter ses visites en ses autres royaumes, pays et îles, lesquelles avaient été nombreuses, et son passage par la France, en 1539, qui n'était pas la moindre de ses entreprises ; qu'il avait dans ses divers voyages, traversé huit fois la Méditerranée et trois fois l'Océan. — Il fut ainsi amené à parler de la reine Marie, à qui il avait confié le gouvernement des Pays-Bas pendant ses absences, et, prenant les états à témoin, il loua la sagesse et l'habileté de son administration. — Il exprima le regret de ne pouvoir, à son départ, laisser le pays en repos, s'en référant, sur ce point, à la communication, que la reine avait donnée à chaque province en particulier, de ce qui s'était passé entre ses ambassadeurs et ceux du roi de France, dans les conférences tenues à Marcq, près d'Arras, par la médiation de la reine d'Angleterre (c). Il assura les états que si, sous son règne, ils avaient eu à soutenir fréquemment la guerre ç'avait été contre sa volonté ; que, chaque fois, il s'était vu forcé par ses ennemis de prendre les armes pour sa défense. — Tant de choses qu'il avait accomplies, n'avaient pu l'être, poursuivit-il, sans de grandes fatigues, comme il était aisé de le voir par l'état où il se trouvait. Aussi y avait-il longtemps qu'il sentait son insuffisance, et il n'eût pas attendu jusque là pour déposer un si lourd fardeau, si l'incapacité de la reine, sa mère, et le jeune âge du roi, son fils, n'y avaient mis obstacle. Il avait eu surtout le dessein de s'en décharger lors de son dernier départ pour l'Allemagne (d) ; mais les affaires étaient alors en une extrême confusion, et, ne se sentant pas encore si indisposé, il ne voulut point abandonner à un autre la peine de les rétablir. — Il raconta, après cela, en quelques mots, son entreprise contre Metz, et ses deux expéditions, de 1553 et de 1554, contre le roi de France, parlant de la dernière, où, ainsi qu'on l'a vu, il avait forcé Henri II de lever le siège de Renty, dans les termes les plus réservés, disant qu'il avait fait ce qu'il avait pu, et qu'il lui déplaisait de n'avoir pu mieux faire. — Il ajouta que, comme il se voyait actuellement tout à fait inutile, que Dieu avait retire de ce monde la reine sa mère, et que son fils ayant atteint l'âge d'homme, pouvait mieux que lui remplir envers ses peuples les obligations attachées au pouvoir suprême, il n'avait plus voulu différer la renonciation pour laquelle les états étaient réunis. Il les pria de ne pas croire qu'il abdiquât afin de s'épargner les peines, dangers et travaux qui pourraient lui survenir, mais uniquement à cause de l'impossibilité où il était de s'occuper encore des soins du gouvernement. — Il leur recommanda son fils, et, revenant sur ce que le conseiller Bruxelles leur avait déclaré de sa part, il les convia à conserver entre eux l'union dont ils ne s'étaient jamais départis, à soutenir la justice, surtout à ne pas permettre que l'hérésie se glissât dans le pays. — Sa péroraison fut des plus touchantes : Je sais bien, messieurs, dit avec modestie ce grand prince, je sais bien qu'en tout mon temps j'ai fait de grandes fautes, tant par mon jeune âge, par ignorance et par négligence qu'autrement ; mais bien vous puis-je certifier que jamais je n'ai fait force, tort ni violence, à mon escient, à aucun de mes sujets. Si j'en ai fait quelqu'une, ce n'a été à mon escient, mais par ignorance. Je le regrette et j'en demande pardon. — Le discours tout entier de Charles-Quint avait produit une vive impression sur l'assemblée ; ses dernières paroles, prononcées avec l'accent du cœur, mirent au comble l'émotion des assistants. Des larmes coulaient de tous les yeux ; on entendit même des sanglots éclater sur divers points de la salle. Charles ne put résister à l'attendrissement universel ; il pleura aussi (e).

(a) Je suis ici la Sommaire description et un Mémorial conservé aux archives d'Ypres. — Pontus Heuterus fait parler l'empereur debout, la main droite appuyée sur un bâton, la gauche sur l'épaule du prince d'Orange. — Pontus Heuterus assistait à la cérémonie, et son témoignage a, par cette raison, beaucoup de valeur mais, lorsqu'il écrivit son livre, quarante années s'étaient écoulées depuis l'évènement, et sa mémoire pouvait s'être altérée. Il y a à coup sûr de l'inexactitude dans son récit : car comment Charles-Quint eût il pu jeter les yeux sur le petit papier où il avait écrit les points dont il se proposait d'entretenir les états, ayant une main sur l'épaule de Guillaume de Nassau, et tenant de l'autre un bâton ? comment d'ailleurs eût-il pu rester si longtemps debout ?

(b) Un sommaire du discours de Charles-Quint est aux Archives du royaume, avec le titre de Recueil de ce que l'empereur dit de bouche aux estant généraulx de par deçà le xxve d'octobre 1555, après la proposition faite par le conseillier ; noté par quelque bon personnaige estant à ladicte assemblée. Je l'ai publié dans les Analectes Belgiques, pp. 87-91. — Je suis persuadé que le bon personnaige auquel il est fait allusion dans le titre que je viens de transcrire, n'est autre que l'évêque d'Arras, depuis cardinal de Granvelle. Ce ministre avait toute la confiance de Charles-Quint : il est naturel de croire que l'empereur lui remit ses notes après la séance, pour en former une rédaction officielle qui pût être communiquée aux provinces. Et, en effet, je trouve le Recueil dans le Mémorial d'Ypres, dans le ms. 13208 de la bibliothèque royale, etc. — On a cru que la pensée et les expressions de l'empereur étaient mieux rendues dans le discours que lui prête Pontus Heuterus que dans le Recueil, et cela parce que Heuterus était présent. On n'a pas réfléchi que cet historien, alors âgé de vingt années seulement, était perdu dans la foule, et au bout de la salle, où probablement il n'entendit rien du discours. Il est facile de s'assurer d'ailleurs qu'il n'a fait qu'amplifier le Recueil, dont il avait pu aisément se procurer une copie. — Quand à Sandoval, il s'est borné à traduire littéralement Pontus Heuterus. — En résumé, je considère le Recueil comme reproduisant, avec le plus de fidélité, les propres paroles de Charles-Quint, et c'est pourquoi je m'en écarte le moins possible. — Dans le manuscrit 13209 de la Bibliothèque royale, il y a une relation sommaire, qui paraît avoir été faite pour le magistrat de Bruges, de la cérémonie du 25 octobre, avec tous les discours qui y furent prononcés. Voici ce qui y est dit, à la suite du discours du conseiller Bruxelles : Ceste proposition ainsi finie, la Majesté Impériale répétoit de bouche les causes de son partement sus déclarées, avecq les mesmes admonitions et exhortations, après toutesfois tout du Loing avoir déduit toutes ses avantures, dès le cornmenchement de ses royaulmes et la susception de ses pays de par dechà qu'il estoit de l'eaige de quinze ans, jusques au temps présent. Puis vient le sommaire du discours de Charles-Quint, tel qu'il est aux Archives. — On peut voir aussi l'analyse du discours de l'empereur, donnée par l'ambassadeur anglais, sir John Mason, dans The life and times of sir Thomas Gresham, par John William Burgon, Londres, 1839.

(c) La reine avait appelé à Bruxelles, au mois de septembre, des députés de toutes les provinces, et leur avait fait part de l'insuccès des négociations ouvertes, au mois de mai, à Marcq, l'attribuant à ce que l'on avoit clerement trouvé le roy de France n'avoir aucune volonté à la paix, quelque semblant qu'il en eût voulu faire, pour abuser le monde à son accoustumé, à laquelle fin ses députés avoient contredit tous moyens raisonnables, et rejecté ceulx qui par les médiateurs furent mis en avant.

(d) Au mois de juin 1550.

(e) Ces faits sont attestés par deux témoins oculaires : sir John Mason et Pontus Heuterus. — Nous y ajouterons celui de l'évêque Tornabuoni, dans une lettre à Côme de Médicis du 26 octobre.

 

NOTE 2

M. Mignet, ouvrage cité, pp. 164, 165. — Le célèbre écrivain appuie ces assertions et celles qui suivent sur de nombreuses citations du Père Ribadeneyra. — L'ordre religieux, connu sous le nom de Société ou Compagnie de Jésus, fut fondé, on le sait, en 1534, par saint Ignace de Loyola, et approuvé par une bulle du pape Paul III du 27 septembre 1540. On ne peut nier, sans une profonde ignorance ou une manifeste injustice, les grands services rendus par cet ordre à la religion et à la société, l'habile direction imprimée par lui à l'éducation de la jeunesse, les conquêtes dues au zèle de ses membres grâce aux nombreuses missions entreprises dans les contrées les plus barbares de l'ancien et du nouveau continent. On ne peut pas contester davantage par quel grand nombre de jésuites ont été illustrés les sciences et les arts. Ce qui nous intéresse particulièrement ici c'est la part si considérable et si vaillamment prise par eux à la restauration catholique du xvi' siècle. On nous permettra de transcrire ici quelques pages singulièrement remarquables d'un diplomate contemporain sur ce sujet. Il y aurait sans doute certaines choses à relever dans cet aperçu de l'auteur de la Vie de Sixte-Quint, M. de Hubner ; mais elles n'atteignent pas le fond, et nous laissons ce soin à nos lecteurs. A cette époque, le protestantisme, qui dans le Nord avait fait rapidement de grands progrès, s'apprêtait à envahir la péninsule (italique). Aux universités, dans les églises, on entendait parfois du haut de la chaire propager des doctrines qu'on ne pouvait pas ne pas taxer d'hérésies. Des défections partielles, assez rares il est vrai, mais effrayantes comme symptômes, eurent lieu dans quelques communautés religieuses. On vit des moines, des novices déserter clandestinement leurs couvents pour se rendre à Genève, le foyer le plus rapproché et le plus redouté du calvinisme. Dans les régions élevées du monde ecclésiastique, l'esprit d'innovation commençait même à faire des prosélytes. Le cardinal Morone et le célèbre dominicain Carranza, injustement accusés d'hérésie et incarcérés, sont les plus illustres victimes de cette époque de crainte et de méfiance. Tout le monde comprenait que si la réforme, dominante déjà dans une partie de l'Allemagne, de la France, de la Pologne, de la Hongrie, et maîtresse absolue de l'Angleterre et du Nord scandinave, achevait de triompher au delà des monts, l'Italie ne pouvait manquer à la longue de subir le sort commun. L'état de l'Espagne aussi donnait lieu à des inquiétudes. On se trouvait donc placé entre le protestantisme prêt à franchir les Alpes et l'affaiblissement de la foi et la corruption des mœurs, héritage de l'humanisme, dont alors seulement on pouvait mesurer toute la portée. Des deux dangers le premier était le plus évident, le second n'était pas moins grave, tous deux paraissaient tellement redoutables, que Rome, frappée d'épouvante et de découragement sans être toutefois paralysée, sembla un instant désespérer du salut. Les preuves abondent. Luigi Mocenigo, ambassadeur de la Seigneurie auprès de Paul IV et de Pie IV, mande en 1560 : Votre Sérénité sait que dans beaucoup de pays on refuse presque l'obéissance aux papes, et les choses empirent de telle façon, que si le Seigneur Dieu n'y met la main, elles se trouveront tantôt en fort mauvaise et presque désespérée condition. L'Allemagne, qui, plus que toutes les autres provinces, était religieuse et très obéissante au saint siège, se trouve en mauvais état et laisse peu d'espoir de guérison. La Pologne aussi est presque en condition désespérée, et les scandales et désordres survenus en France et en Espagne sont trop connus pour qu'il convienne que j'en parle. Le royaume d'Angleterre, autrefois tributaire obéissant de la Sainte Église, après être, il y a peu de temps, revenu à sa dévotion, s'est de nouveau, tout le monde le sait, précipité dans les hérésies : aussi le pouvoir spirituel du pontife est tellement diminué, que si, par la seule voie du concile, convoqué du consentement de tous les princes, les affaires de la religion ne se remettent pas en meilleur état, on est fondé à prévoir les plus grands maux.— Trois ans après, un autre ambassadeur de Venise, Girolamo Soranzo, dit dans sa relation au doge : Peu de jours avant mon départ de Rome, l'illustrissime Carpi, doyen du sacré collège et cardinal vraiment prudent, m'a dit que, pendant sa dernière maladie, il avait du fond de son âme demandé au Seigneur Dieu la grâce de lui donner la mort pour le dispenser de voir les obsèques et funérailles de Rome. D'autres cardinaux jouissant de la plus haute autorité ne cessent de pleurer leur misère, qu'ils jugent être d'autant plus profonde qu'ils ne connaissent ni n'entrevoient aucun remède, à moins qu'il ne plaise au Seigneur Dieu d'en donner de ses saintes mains. Et l'illustrissime Morone (qui, comme dernier président du concile de Trente, partage avec l'empereur Ferdinand Ier l'honneur et le mérite de l'avoir mené à bonne fin) en partant pour le concile m'a dit que c'en était fait (nulla spes erat) de la religion catholique. — Mais les grands périls créent les grandes ressources ou plutôt ils les font découvrir. L'éveil donné, on court aux armes. Une sainte milice se forme comme par enchantement. De tous les points, de tous les rangs de la société affluent les combattants, et du sein de cette armée de la foi surgissent les chefs. Se retremper pour le combat dans la prière, dans l'abnégation, dans la pauvreté volontaire, dans l'exercice de toutes les vertus chrétiennes si méconnues, si peu pratiquées par les générations précédentes ; puiser dans la réforme du clergé d'abord et de la société ensuite les forces nécessaires pour affronter le danger dont on reconnaît l'imminence : voilà le cri qui part du fond des âmes embrasées par l'amour des choses divines, le mot d'ordre qui se propage avec rapidité et divise la société catholique en deux camps opposés, celui qui veut la réforme et celui qui résiste. La conversion de ceux qui se sont séparés de Rome, la régénération des fidèles tièdes et indifférents : voilà les deux sujets que se proposent tous ces hommes remarquables, ces femmes pieuses que nous voyons, dès le début de la campagne, combattre aux premiers rangs et dont les noms ont été dans les siècles suivants inscrits au nombre des saints et des bienheureux de l'Église. — A cette milice sacrée, tous les pays catholiques et quelques-uns de ceux qui ont cessé de l'être fournissent leur contingent. Celui de l'Espagne est le plus fort. Cette nation chevaleresque, sobre, grave, portée à la méditation, qui pendant huit siècles de lutte avec les Maures a appris à manier l'épée au service de la croix, s'élance avec ferveur vers la nouvelle croisade, et, pénétrée de ses traditions encore récentes, s'enflamme aux récits des vétérans de Ferdinand et d'Isabelle, de Gonzalve de Cordoue, des derniers héros de Grenade ; cette fois encore elle s'arme non de l'épée et de la cotte de mailles, mais du crucifix et du froc, et elle apporte dans le combat la conviction, le zèle, la sévérité, l'énergie des temps passés. — En 1534, l'année de l'avènement de Paul III, un gentilhomme basque, ancien officier des armées de Charles-Quint, Ignace de Loyola, dont le nom n'a pas cessé d'agiter le monde, entouré de quelques amis, jette à Paris, sur la butte Montmartre, les bases de la compagnie de Jésus. Au nom qu'il donne à son ordre on reconnaît les hautes visées du fondateur, à l'organisation militaire les luttes qu'il prévoit et l'intention d'y préparer les siens par la discipline sévère de l'obéissance absolue. Cinq ans après, Paul III donne son approbation. Encore quelques années, et déjà le Navarrais François Xavier, l'apôtre des Indes, aura porté la guerre sainte et la conquête des âmes aux extrémités de l'Orient, le P. Nuisez en Abyssinie, le P. Gonzalez au Maroc, d'autres au Brésil, en Chine, au Japon. En même temps, ils pénètrent eu Angleterre et dans le Nord, et sont admis dans tous les pays catholiques. A la mort de saint Ignace, seize ans après sa fondation, la compagnie était établie en douze provinces, celles de Portugal, de Castille, d'Andalousie, du royaume d'Aragon, d'Italie, qui comprenait la Lombardie et la Toscane, de Naples, de Sicile, de la haute et de la basse Allemagne, de France, du Brésil, enfin de l'Inde orientale, et dans ces provinces il y avait dès lors cent collèges ou maisons de jésuites ! Bientôt on verra les jésuites répandus sur tous les points du globe Les PP. Lainez et Salmeron, théologiens du saint siège, brillent au concile de Trente ; le P. Maffei se fait remarquer par son éloquence et la pureté classique de sa diction latine ; le duc de Gandie (saint François Borgia), l'ami de Charles-Quint, l'ancien vice-roi de Catalogne, par son humilité et la sainteté de sa vie ; le P. Possevin, qui va et vient entre Rome et la Pologne, entre Moscou, et Rome, le premier diplomate de l'ordre par son habileté et son expérience des affaires. A Rome, le savant P. Toledo jouit pendant plusieurs pontificats d'une grande autorité. C'est lui qui, par un mot célèbre : Clément VII a perdu l'Angleterre par sa précipitation, Clément VIII perdra la France par ses lenteurs, mettra fin aux hésitations du pape et le décidera à absoudre Henri IV. L'opposition que les jésuites rencontrent au sein de l'Église même donne la mesure du succès prodigieux qu'ils obtiennent dès leur début. Les publications, les lettres intimes, les correspondances diplomatiques du temps s'occupent sans cesse de cet ordre naissant et constatent, les unes en exaltant son mérite, les autres en le couvrant de blâme et souvent d'injures, la très grande part qu'il a prise à la régénération du monde catholique. Sixte-Quint d'après des correspondances diplomatiques inédites, par le baron de Hubner, tome Ier, introduction, pp. 51-56. Plusieurs traits de cette esquisse se rapportent à l'époque où nous allons entrer, dans la suite de cette Histoire ; si nous ne nous trompons, ils sont de nature à jeter une vive lumière dans l'esprit du lecteur.

 

FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER VOLUME

 

 

 



[1] Ainsi s'exprime M. Mignet, ouvrage cité, p. 6.

[2] Ce fait précieux pour l'histoire est mis hors de doute, dit M. Mignet, par la lettre encore inédite que Laurenço Pires de Tavora écrivit, le 15 janvier 1557, au roi Jean III, et dont je dois l'intéressante communication au savant et obligeant vicomte de Santarem.

[3] Son contemporain et son chroniqueur, Juan Ginez Sepulveda, qui alla le visiter au monastère de Yuste, dit qu'il avait eu ce projet. (Joannis Genesii Sepulvedœ Opera, vol. II, lib. XXX, p. 540, 541, grand in-4°, Madrid, 1740). — C'est ce que dit aussi don Juan Antonio de Vera, comte de la Roca, dans son Epitome, p. 249.

[4] Sepulveda, vol. II, ch. XXIV, p. 95, 96.

[5] Ribadeneyra, Vida del padre Francisco de Borja, ch. VII, pp. 329-335, Obras del Padre Pedro de Ribadeneyra, in-fol., édit. de Madrid, 1605.

[6] Charles-Quint, dont il était le capitaine général sur mer, l'avait fait prince de Melfi et l'appelait son père. (Relazione di Bernardo Navagero, en 1546, dans Alberi, Relazioni degli ambasciatori Veneti, in-8°, Firenze, 1841, série I, vol. I, p, 305).

[7] Relazione di Gasparo Contarini ritornato ambasciatore da Carlo Quinto, letta in senato a di 16 nov. 1525, dans Alberi, série Ire, vol. II, p. 60.

[8] Vers la fin de 1539 et le commencement de 1540, lorsqu'il traversa la France pour se rendre dans les Pays-Bas, où l'appelait la révolte des Gantois, Schepper et Tronckaert de Scauvenburg (Zeconarus) qui allèrent de Bruxelles au devant de lui, le trouvèrent dans un deuil profond. (De republica, vita, moribus, gestis, fama, etc., imperutoris Cæsaris Augusti Quinti Caroli, authore Guilielmo Zenocaro a Scauvenburgo, auratœ militiœ equite imperatoris Caroli Maximi, lib. III, p. 169, in-fol. Gand, 1559).

[9] M. Mignet, ouvrage cité, pp. 6-12.

[10] M. Mignet ajoute des détails intéressants que le lecteur nous saura gré de reproduire : Rien ne peint mieux que ce qui se passa en cette désastreuse rencontre sous Alger la grandeur de sa résignation chrétienne et la confiance extraordinaire qu'il avait dans les prières des moines. L'expédition qui devait le rendre maitre de ce point important de l'Afrique septentrionale avait été entreprise avec trop de hâte, à cause d'une guerre imminente du côté de la France. Charles-Quint était arrivé dans le golfe d'Alger la dernière semaine d'octobre, au moment même des tempêtes de l'équinoxe. Elles se déchaînèrent en effet sur la Méditerranée le surlendemain de sa descente à terre, avant qu'il eût tiré de sa flotte de quatre cents navires et la grosse artillerie pour foudroyer la ville en face de laquelle il s'était déjà campé, et les vivres pour nourrir ses soldats. La violence des vents brisa les ancres de la plupart des vaisseaux, qui heurtèrent les uns contre les autres ou furent jetés à la côte. En même temps une pluie serrée et froide inondait son camp. Dans cette terrible extrémité, exposé à périr sur ce rivage faute de pouvoir ou y vivre ou en partir, Charles-Quint, couvert d'un long manteau blanc, se promenait au milieu des grands et des cavalleros d'Espagne, et, s'adressant à Dieu, maître des éléments, il ne laissait entendre que ces religieuses paroles : Fiat voluntas tua ! fiat voluntas tua ! Tout d'un coup, vers onze heures et demie du soir, au plus fort de l'ouragan, il appela des pilotes expérimentés et leur demanda combien de temps les navires de la flotte pouvaient résister encore aux coups de la tempête. — Deux heures, répondirent-ils. Se souvenant alors des chants qui commençaient à minuit dans tous les couvents de son royaume, et croyant que cette universelle oraison chrétienne monterait vers le ciel et lui concilierait l'assistance divine, il dit aux siens, le visage ranimé par l'espérance : Rassurez-vous, dans une demi-heure tous les moines et toutes les religieuses d'Espagne se lèveront et prieront pour nous ! (Sandoval, vol. II, l. XXV, p. 408.) Il est vrai qu'après s'être montré chrétien confiant, il agit en capitaine résolu, et qu'il opéra habilement sa retraite vers le cap Malifou, où s'étaient réfugiés les débris de sa flotte et d'où il ramena son armée en Europe.

[11] M. Mignet, ouvrage cité, pp. 59-61.

[12] Retiro, estancia y muerte del emperador Carlos Quinto en el mortasterio de Yuste, fol. 11, 2°. — L'importance de cet ouvrage manuscrit, que nous aurons l'occasion de citer fréquemment dans ces dernière pages de l'histoire de Charles-Quint, nous détermine à en donner une notice un peu détaillée d'après M. Mignet. Ce volume ms. de don Tomàs Gonzalez a été tiré surtout des archives espagnoles de Simancas. H embrasse les projets de retraite de Charles-Quint, son séjour, ses occupations, les divers incidents de son existence, ses infirmités, sa dernière maladie, sa mort au monastère de Yuste. Au titre cité don Tomàs Gonzalez ajoute : Relacion historica documentada. C'est en effet une relation historique composée avec des pièces qui sont tout à la fois de la plus haute importance et de la plus précieuse authenticité. Elles consistent en lettres émanées de l'empereur lui-même, de son fils Philippe H, de sa fille la princesse doña Juana, qui gouvernait l'Espagne en l'absence de Philippe II ; de son majordome Luis Quijada, de son sommelier de corps Jean de Poupet, seigneur de la Chaulx ; de son secrétaire Martin de Gaztelù, de son médecin Henri Mathys, qui l'avaient suivi au monastère ; du grand commandeur d'Alcantara don Luis de Avila y Zuñiga, et de l'archevêque de Tolède Bartolomé de Carranza, qui allèrent l'y visiter, le premier très fréquemment, le second à la veille de sa mort ; enfin du principal secrétaire d'état espagnol, Juan Vasquez de Molina, qui de Valladolid lui adressait communication de tous les évènements portés à sa connaissance, de toutes les affaires soumises à son examen. Insérées en totalité ou par extraits dans un récit bref mais judicieux et intéressant, elles forment un véritable journal des dernières années de Charles-Quint et donnent des certitudes incontestables sur tout ce qui avait été jusqu'alors l'objet de fausses indications. — Le volume de don Tomàs Gonzalez a deux cent soixante-six feuillets ou cinq cent trente-deux pages in-folio de texte ; il est suivi en outre d'un appendice de cent vingt et un feuillets (deux cent quarante deux pages), où se trouvent onze pièces relatives aux instructions laissées par Charles-Quint à Philippe II sur la manière dont il doit régner, à son abdication, à son testament et à son codicille, à l'inventaire des meubles et des joyaux qu'il avait au monastère, à la guerre qui éclata et se poursuivit pendant son séjour à Yuste entre Philippe H, Paul IV et Henri II. De ces onze pièces, sept avaient été déjà publiées dans Sandoval. Quatre seulement étaient inédites, à savoir : l'extrait de l'inventaire dressé après la mort de Charles-Quint ; les lettres et déclarations concernant la guerre entre Philippe II et Paul IV. — Don Tomàs Gonzalez avait été dans la position la plus favorable pour recueillir ces matériaux inconnus et nécessaires à l'histoire. Chanoine de Plasencia, dans le voisinage de Yuste, aussi instruit qu'intelligent, il avait été chargé par Ferdinand VII de remettre en ordre les archives historiques et politiques de l'Espagne transportées à la suite de l'invasion française de 1808 à Paris, et rétablies depuis 4815 à Simancas. Les riches documents qui lui montraient sous son véritable jour le vaste règne de Charles-Quint, dont les vues et les actes lui parurent ou ignorés ou dénaturés par les historiens les plus accrédités, soit nationaux, soit étrangers, lui suggérèrent la pensée de reconstruire ce règne tout entier et d'en faire reposer l'édifice sur des fondements certains. Mais il recula bientôt devant l'immensité de la tâche, et il se borna à retracer l'histoire de Charles-Quint pendant les dernières années de sa vie, qui étaient le plus imparfaitement connues. — Le manuscrit qu'il a laissé en mourant à son frère don Manuel Gonzalez, archiviste de Simancas de 1825 à 1836, avait été offert à divers gouvernements de l'Europe. Comme le prix qu'on en demandait était d'abord de 15.000, puis de 10.000 francs, le célèbre manuscrit resta longtemps sans acheteur. Mais, don Manuel ayant enfin consenti à le céder moyennant la somme de 4.000 fr., le gouvernement français en fit l'acquisition en avril 1844. Depuis lors, ajoute M. Mignet, il a été déposé aux archives des affaires étrangères. II y a lieu de regretter que notre gouvernement n'ait pas su ou n'ait pas voulu faire le sacrifice d'une modique somme pour acquérir une œuvre si intéressante au point de vue de notre honneur national. — Ce document inédit, dit toujours M. Mignet, est aujourd'hui complété par un recueil imprimé non moins précieux. M. Gachard, archiviste général du royaume de Belgique, auquel notre temps doit déjà de si savants travaux et de si importantes publications historiques, a réuni sous le titre de Retraite et mort de Charles-Quint au monastère de Yuste, les dépêches et pièces qu'il a été admis à copier en 1843 et 1844 dans le vaste dépôt de. Simancas. On s'apercevra à nos citations, dit encore le célèbre historien français, que nous avons puisé abondamment dans l'un et dans l'autre.

[13] Retiro, estancia, etc., fol. 11.

[14] Le contador Almaguer et le secrétaire Vasquez de Molina écrivirent à l'empereur que son projet n'avait pas été ébruité par leur faute, ajoutant que c'était par l'indiscrétion des moines. (Retiro, estancia, etc., fol. 12).

[15] M. Gachard, Retraite et mort de Charles-Quint, introduction, p. 47.

[16] M. Gachard, Retraite et mort de Charles-Quint, introduction, p. 65.

[17] Charles-Quint, dit M. Gachard, avait reçu l'ordre de Saint-Michel de François Ier en 1516. En 1551, pendant qu'il était en Allemagne, il voulut le renvoyer à Henri II, et, le 1er décembre, les chevaliers de la Toison d'or, qu'il avait fait convoquer à Bruxelles, furent consultés sur ce point. L'assemblée vota d'abord pour le renvoi, se fondant sur l'alliance que le roi très chrétien avait faite avec les Turcs ; sur ce que, au mépris de sa foi et de ses promesses, il avait suscité la guerre à l'empereur, tant en deçà qu'au delà des monts et empêché les progrès du concile et le bien de la religion. Mais une discussion plus réfléchie fit naître des considérations qui déterminèrent les chevaliers à opiner unanimement pour le parti contraire, comme le plus prudent et le plus conforme à l'esprit de douceur et de modération que le chef et souverain avait toujours fait éclater. Ces considérations étaient que ce renvoi, qui serait interprété comme une renonciation absolue, de la part de l'empereur, à toute amitié avec le roi ires chrétien, tant pour le présent que pour l'avenir, ne pourrait qu'aigrir celui-ci et augmenter la désunion ; que, si l'empereur ne voulait plus honorer cet ordre, il pouvait le garder et ne le plus porter, sans rien diminuer de la vigueur des mesures qu'il prendrait pour s'opposer à l'agression du roi de France ; qu'au surplus, comme l'empereur n'avait pas rendu cet ordre à François Ier, dans le temps qu'il était en guerre avec ce prince, il semblait qu'à plus forte raison il ne devait pas le renvoyer actuellement au roi son fils, etc. (Histoire de la Toison d'or, par M. de Reiffenberg, pp. 436 et 437). — L'empereur n'avait pas encore renvoyé l'ordre de Saint-Michel lorsqu'il s'embarqua pour l'Espagne, et, à cause des circonstances de la guerre, ce fut seulement le 14 juillet 1558, à Villers-Cotterêts, qu'Antoine de Beaulaincourt, seigneur de Bellenville, premier roi d'armes, dit Toison d'or, remit le grand collier, le manteau et le livre de l'ordre entre les mains de Jean du Thier, seigneur de Beauregard et de Menan, commis par le roi pour les recevoir.

[18] Voir dans l'Appendice E de l'introduction à Retraite et mort de Charles-Quint le mandement de l'empereur au secrétaire d'état Josse Bave du 22 octobre 1555. Nous donnons en entier cette pièce, malgré son étendue, dit M. Gachard, par deux raisons : parce qu'elle forme, en quelque sorte, le testament administratif de l'empereur comme souverain des Pays-Bas et du comté de Bourgogne, et qu'elle semble prouver qu'il ne voulut pas se reposer sur son fils du soin de reconnaître bien des services qui lui avaient été rendus. Introduction, pp. 170-183.

[19] M. Gachard, Retraite et mort, etc., introd., pp. 71-72.

[20] Compte des domaines de Bruxelles, du 1er octobre 1553 au 30 septembre 1554, fol. CLIII v°. Citation de M. Gachard.

[21] Sommaire description de ce que, par un vendredy, xxve jour d'octobre XVc LV, fut fait en la ville de Bruxelles, où estoient appeliez et congrégez par la Majesté de l'empereur les estatz de tous ses pays d'embas, à raison du dévosement (sic) que feit à Philippe, par la grâce de Dieu, son très chier et bien amé filz, prince des royaulmes d'Espaigne et roy d'Angleterre. — Ce document, dit M. Gachard, qui existe en copie dans un manuscrit des Archives du royaume, intitulé Miscellanea Loyens, doit avoir été rédigé par un contemporain, et probablement par quelque assistant à la cérémonie. Il est à regretter que la copie que nous avons soit fautive : mais, ajoute-t-il, je n'en ai pas moins cru devoir lui faire plusieurs emprunts.

[22] On n'a pas oublié que ce palais n'existe plus : il fut réduit eu cendres par un incendie qui éclata dans la nuit du 3 au 4 février 1731.

[23] La plus riche et exquise tapisserie qu'on sauroit avoir veue. Sommaire description, etc.

[24] La forme que usoit l'empereur, en faisant la cession des Pays-Bas, dans les Analectes belgiques de M. Gachard, pp. 75 et suivantes.

[25] Sommaire description. L'auteur dit, après avoir rapporté l'ordre de l'empereur : à quoi il fut obéi en telle manière que plusieurs notables seigneurs et personnages des estats s'en ressentirent et irritèrent selon qu'il se peut bien veoir et sçavoir.

[26] Une relation de l'abdication en vers espagnols, tout à fait contemporaine, puisqu'elle est insérée dans le Cancionero, édition de 1557, porte à plus de mille le nombre des personnes présentes. On trouvera dans l'Appendice F de Retraite et mort, la liste des députés aux états généraux qui assistaient à la cérémonie, introduction, pp. 184-200.

[27] Les huissiers firent tout leur debvoir d'y donner la meilleure police que leur fust possible, mais l'immodestie d'aulcuns en obvia, de manière qu'il eust grande division et foulée à ladicte entrée. Sommaire description.

[28] Sommaire description.

[29] La forme que usoit l'empereur, etc., dans les Analectes, p. 78. — Romancero castellaro.

[30] M. Gachard a donné le discours du conseiller de Bruxelles dans les Analectes belgiques, pp. 81-87. — Il a été reproduit aussi, comble tous ceux qui furent prononcés à cette occasion, dans l'histoire de Pontus Heuterus, qui assista à la cérémonie de l'abdication. Ponti Heuteri Delfii rerum austriacarum libri XV, lib. XIV, c. I, fol. 336 et 337, ainsi que dans Sandoval, vol. II, lib. XXXII, pp. 802-807.

[31] Sandoval, t. II, lib. XXXII, pp. 807-809. — Pontus Heuterus, c. II, fol. 338-339. — Strada dit que l'empereur le lut en français. (De Bello belgico, lib I, p. 4).

[32] Sandoval, t. II, p. 807.

[33] Sandoval, t. II, p. 808.

[34] Pontus Heuterus, fol. 339.

[35] Voir note 1 en fin de chapitre.

[36] Ce discours est dans les Analectes belgiques, pp. 91-97. Jacques Maes avait une grande réputation d'éloquence. L'empereur l'avait nommé, le 4 mai 1555, conseiller ordinaire au conseil de Brabant, pour remplir la première place qui viendrait à y vaquer. Il prêta serment en cette qualité le 20 décembre suivant. Acquits des comptes des domaines de Bruxelles, de 1555, aux Archives du royaume. Citation de M. Gachard.

[37] Mémorial d'Ypres. — Voir dans la relation en vers espagnols (Romancero Castellano), comment la chose est rapportée. — Voir aussi comment l'ambassadeur anglais s'exprime.

[38] Mémorial d'Ypres. — Il y a aux archives de Simancas, dit M. Gachard, Estado, liasse 510, une lettre de l'empereur à la princesse doña Juanna, écrite le même jour, 25 octobre, avec un postscriptum de Philippe II.

[39] Sommaire description. — The life and times of sir Thomas Greshum.

[40] Analectes belgiques, p. 102 et suivantes. — Par d'autres lettres, également datées du 25 octobre (ms. 13008 de la Bibliothèque royale), l'empereur avait institué Philippe son vicaire et lieutenant pour l'exercice des privilèges qu'il tenait de Léon X par rapport aux dignités ecclésiastiques, mais il n'en fut pas donné communication aux états. L'indult de Léon X, dit M. Gachard, était de l'année 1515. Il accordait à Charles-Quint, tant qu'il vivrait et qu'il demeurerait en l'union de l'Église romaine, obédience et dévotion du siège pontifical, le droit de nomination à toutes dignités abbatiales ; et, quant aux autres dignités ecclésiastiques, séculières et régulières, il portait qu'elles ne pourraient être données qu'à des personnes natives des pays de l'archiduc et qui lui fussent agréables. Retraite et mort de Charles-Quint, introd., p. 97.

[41] C'est ce que dit positivement le Mémorial d'Ypres. — On peut encore, d'après ce fait, juger si Charles-Quint avait parlé debout, comme le rapporte Pontus Heuterus. Note de M. Gachard.

[42] Nous avons la copie de ces paroles aux Archives du royaume, de la main du président Viglius, et on lit en tête : Ce que dit le roy de mot à mot, en aussi cler langaige comme il est escript. — Selon presque tous les historiens, Philippe se serait excusé de ne pouvoir parler ni en français, ni en flamand ! L'erreur de ces historiens est d'autant plus évidente que, dans les assemblées des états généraux des Pays-Bas, la langue bourguignonne ou française était la seule usitée. Note de M. Gachard.

[43] Ce discours est dans les Analectes belgiques, pp. 97-99.

[44] Lettre de Marie, reine douairière de Hongrie, à l'empereur, août 1555, dans les Papiers d'état du cardinal de Granvelle, t. IV, p. 478. Citation de M. Mignet.

[45] M. Mignet, qui cite Pontus Heuterus, t. III, fol. 340, 341 ; Analectes belgiques, t. I, pp. 99 à 102 ; Abdication de Charles-Quint, par Th. Juste, p. 19, 20.

Nous croyons bien faire en reproduisant, comme nous l'avons fait plus haut, le texte de M. Gachard : La reine Marie avait été appelée par son frère, en 1531, sans qu'elle le désirât, à gouverner les dix-sept provinces : elle n'avait alors que vingt-cinq ans, et, parmi les conseillers même de l'empereur, il ne manquait pas de personnes qui la trouvaient bien jeune pour une charge aussi difficile. Elle montra, en peu de temps, que, quel que fût le poids du gouvernement qui venait de lui être confié, il n'était pas au dessus de ses forces. Plus d'un orage vint troubler sa régence : en 1536, François Ier en personne assaillit les Pays-Bas avec des forces considérables ; en 1539, les Gantois se révoltèrent, entraînant à leur suite la plupart des villes de la Flandre ; en 1542, les Pays-Bas eurent à faire face à deux ennemis à la fois : aux Français, qui envahirent le Luxembourg, et aux Gueldrois, qui pénétrèrent dans le Brabant, sous la conduite du fameux Martin Van Hossein : en 1552, il leur fallut de nouveau soutenir la guerre contre la France. Dans ces circonstances critiques, la reine Marie déploya une activité. une énergie, une prévoyance sans égales. Charles-Quint, qui l'appréciait, lui avait donné toute sa confiance ; il aimait à la consulter sur les entreprises qu'il méditait, sur la direction à imprimer à sa politique ; il n'avait presque pas de secret pour elle. Telle était l'estime qu'il faisait de son caractère et de ses talents que, étant retenu par la goutte à Bruxelles, lors de l'ouverture de la diète de Worms en 1545, il voulut y, envoyer sa sœur pour présider à sa place. A différentes reprises dans le cours de ces vingt-cinq années, la reine avait témoigné le désir d'être déchargée de son gouvernement, pour se consacrer à Dieu ; toujours l'empereur avait éludé sa demande, quoique, dès 1540, il eût pris l'engagement d'y avoir égard. Quelques semaines avant son abdication, il l'avait encore sollicitée de conserver la régence sous le roi son fils, ne fût-ce que pour très peu de temps, mais cette fois il l'avait trouvée inébranlable. — C'était sa retraite que la reine voulait elle-même annoncer aux états. Elle le fit en des termes pleins de simplicité et de modestie, se taisant sur les services qu'elle avait rendus au pays, ne parlant que de son insuffisance, déclarant que, si son savoir eût répondu à la volonté, à la fidélité, à l'amour qu'elle avait apportés dans l'exercice de sa charge, aucun prince n'eût été mieux servi que l'empereur, aucun pays n'eût été mieux gouverné que les dix-sept provinces. Je supplie, en la plus parfaite humilité que je puis, ainsi s'exprima-t-elle en terminant, je supplie à Votre Majesté, à vous, monseigneur, et à vous autres, messieurs, prendre les services faits en cette qualité de bonne part et pour agréables, puisque j'ai exhibé tout ce qui a été en la personne, et, s'il y a eu aucune faute, me la pardonner et l'attribuer à mon incapacité, laquelle m'eût fait sans doute commettre beaucoup d'erreurs, sans l'assistance que vos prédécesseurs et vous autres m'avez donnée : de quoi je ne puis ni ne dois laisser de m'en louer grandement vers Leurs Majestés, comme je fais, et vous en remercier très affectueusement ; vous assurant que, outre le devoir qu'en ce faisant, avez fait envers votre si bon prince et votre propre bien, ce que y avez voulu ajouter de faire en ma contemplation, l'a été à personne qui vous a été et est autant affectionnée et désirant votre propre bien que personne du monde sauroit être, et qui, selon et conforme à mon devoir, ai désiré satisfaire à un chacun, et me départir de vous avec contentement, et que, où que je sois, ne me trouverez moins encline que du passé, tant en général que en particulier, à employer mon possible à promouvoir votre bien, et vous faire tout convenable plaisir. — Le discours de la reine Marie, ajoute M. Gachard en note, écrit tout entier de sa main en minute, est aux Archives du royaume. Nous l'avons donné textuellement dans les Analectes belgiques, pp. 99-102. — M. Gachard, endroit cité, pp. 100-103.

[46] Lettre de Granvelle à Philippe II, le 20 août 1555. Papiers d'état, t. IV, p. 466.

[47] Cette lettre, dit M. Gachard, est du 3 novembre. M. Diegerick l'a donnée dans une curieuse brochure intitulée : Quelques lettres et autres documents inédits concernant l'empereur Charles-Quint, Bruges, 1853, in-8° ; elle a été publiée aussi par M. Kervyn de Volkaersbeke dans le Messager des sciences historiques de Belgique, année 1853, p. 471.

[48] Lettre du prince d'Orange du 16 janvier 1556. Correspondance, I, 300.

[49] Cette circonstance, dit M. Henne dans une note très intéressante, fut mentionnée dans une inscription gravée, par les ordres de cet officier, dans l'église de Philippeville, élevée en 1556. Cette inscription existe encore sur une belle grande pierre enchâssée près du bénitier, dans la maçonnerie de la dernière colonne qui soutient le jubé. Les caractères, gravés très profondément, sont de belles majuscules romaines.

Dans le mur d'un bastion on voyait autrefois les armes d'Espagne, sculptées sur un grès peu dur : le temps et la démolition des remparts ont fait disparaître. — C'est Charles-Quint, dit la tradition, qui institua les hommes de fer de Philippeville, qu'on voit encore aujourd'hui, le jour du vendredi saint, garder dans l'église le Christ au tombeau. Ils sont couverts d'une cuirasse allemande du temps, sans brassards, ni cuissards, avec casque à charnière et visière rabattue. Les armures sont complètement noires, de même que les vêtements de velours des jeunes gens de bonne volonté qui tiennent la place des soldats d'Hérode. Les hallebardes sont très belles et bien conservées : quant aux dagues, elles ont disparu et ont été remplacées, probablement sous Louis XIV, par de grands sabres droits de cavalerie, à la marque du régiment de Royal-Condé. — La fabrique possède, dit-on, un titre relatif à la donation de ces cuirasses pour la garde de Dieu, et à l'institution d'une messe à perpétuité, pour le salut de l'âme de l'empereur Charles-Quint, mais nous n'avons pas été assez heureux, ajoute M. Henne en terminant, pour en obtenir communication. Règne de Charles-Quint en Belgique, t. X, p. 282.

[50] Lettre de l'évêque Tornabuoni à Côme de Médicis, le 4 janvier 1556. (Arch. de Florence.)

[51] Robertson et Le Petit.

[52] Heiss et Van Meteren.

[53] Lettre de S. Renard du 8 mai 1566. Papiers d'état de Granvelle, IV, 556.

[54] Dumont, IV, 3e partie, 82.

[55] Ribier, t. II, p. 633.

[56] Ribier, t. II, p. 635.

[57] Du côté maternel, écrit M. Mignet par inadvertance.

[58] Ribier, t. II, p. 636.

[59] Lettre de Charles-Quint à Ferdinand, du 8 (10) juin 1554. Correspondenz des kaisers Karl V, t. III, p. 624.

[60] Il n'avait pas même voulu lui donner conseil à cet égard : Ne vous eusse-je sceu donner advis de ce que vous aurez à faire pour le respect que vous sçavez j'ay toujours eu de non me plus envelopper en ce poinct de la religion. Lettre de Charles à Ferdinand du 9 septembre 1555. Correspondenz, p. 682.

[61] M. Mignet, Charles-Quint, son abdication, etc., pp. 115-117.

[62] Lettres de Charles-Quint à Ferdinand du 19 octobre 1555, et de Ferdinand à Charles du 31 octobre, Lanz, t. III, pp. 688 et 692.

[63] Charles-Quint à Ferdinand, 3 novembre 1555. Lanz, t. III, p. 693.

[64] Lettres de Charles-Quint à Ferdinand du 19 octobre 1555 et du 3 novembre. Lanz, t. III, pp. 689 et 693.

[65] Le roi Ferdinand, dit M. Gachard, fit exprimer à Charles-Quint le désir de son fils Maximilien de venir le voir avant qu'il passât en Espagne. Charles lui répondit qu'il serait charmé de cette visite, surtout si le roi de Bohème était accompagné de sa femme, mais à la condition que Maximilien fût à Bruxelles avant la fin de juin, ne voulant pas remettre son départ, quelque chose qu'il pût survenir. Il le remit cependant d'une quinzaine de jours sur les instances de Ferdinand et de Maximilien, et l'assurance que le roi de Bohême arriverait avec la reine Marie vers le 12 juillet. Dans l'intervalle une maladie contagieuse s'étant déclarée à Bruxelles, Charles alla s'établir, à deux lieues de cette ville, au château de Sterrebeke, appartenant à Antoine le Sauvage, dont le père avait été son grand chancelier. Il revint, le 15 juillet, à Bruxelles, où le surlendemain, le roi et la reine de Bohême firent leur entrée en compagnie de Philippe Il, qui était allé à leur rencontre jusqu'à Louvain. Maximilien passa trois semaines dans la capitale des Pays-Bas. Biographie nationale.

[66] Lettre du même au même du 8 août 1556. Lanz, t. III, p. 708.

[67] Lettre du 28 mai 1555. Lanz, t. III, p. 703.

[68] Lettre citée du 8 août.

[69] M. Mignet, ouvrage cité, pp. 120-122. L'auteur ajoute ces détails intéressants sur Quijada : Reçu d'abord au nombre des pages de l'empereur, il était devenu plus tard l'un de ses trois majordomes, et il l'avait accompagné dans toutes ses guerres. Deux de ses frères étaient morts à côté de lui, l'aîné, don Guttiere, devant la Goulette, où il avait été blessé lui-même d'un coup d'arquebuse ; le plus jeune, don Juan, au siège de Thérouanne. Capitaine dans l'expédition de Tunis et dans l'invasion de la Provence, l'empereur lui avait donné la garde de son drapeau en 1543 et en 1544, et, lorsqu'il fut prêt à livrer bataille à François Ier sous Landrecies, il dit à l'escadron de sa cour en mettant son casque : combattez en cavaliers pleins d'honneur, et. si vous voyez mon cheval tombé et l'étendard que porte Luis Mendez Quijada abattu, relevez l'étendard plus tôt que moi (Sandoval, lib. XXV). Quijada s'était distingué dans les deux guerres d'Allemagne sur le Danube et sur l'Elbe ; il avait suivi son maitre devant Metz, et il avait commandé en 1553 l'infanterie espagnole à la prise de Thérouanne et d'Hesdin. Quand l'empereur avait cessé de régner, le fidèle et valeureux Castillan avait cessé de servir. Il ne devait reprendre les armes que quatorze ans plus tard, pour être l'instituteur militaire de don Juan d'Autriche, ce glorieux enfant dont Charles-Quint lui avait révélé la mystérieuse naissance et lui confia la tardive éducation.

[70] Voir sa très curieuse correspondance avec le seigneur de Praet, publiée par le baron de Reiffenberg. Voir aussi Gachard, Bulletins de l'Académie de Bruxelles, t. II, Ire partie, p. 30. Note de M. Mignet. A propos de Van Male M. Mignet donne quelques détails curieux sur un autre ajuda de camera de l'empereur : Charles-Quint n'avait plus auprès de lui un autre serviteur de sa chambre qui ne ressemblait pas plus à Van Male par la réserve du caractère que par la culture de l'esprit. C'était un homme sans instruction, mais non sans esprit, d'une fidélité silencieuse, d'un service infatigable et d'une humeur plaisante. Adrien Dubois (de Bapaume) ne savait ni lire ni écrire. Il avait maintes fois servi de messager politique entre Charles-Quint et le vieux Granvelle, portant ouverts les billets de l'un et les avis de l'autre, et il était entré dans les plus intimes confidences comme dans les plus familières habitudes de son maitre. Il avait eu même le pouvoir de le tirer quelquefois de ses tristesses et de le faire rire, avec le nain polonais et le bouffon de cour Périco, auxquels appartenait de droit la charge difficile de l'amuser et de le distraire.

[71] M. Mignet, ouvrage cité, pp. 125-126.

[72] M. Gachard rectifie ce détail et quelques autres donnés par M. Mignet. Charles-Quint quitta Gand le 28 août ; il était accompagné du roi son fils, du duc de Savoie, des principaux personnages des Pays-Bas et des seigneurs espagnols de la suite du roi. Le 30, ayant fait ses adieux à son fils, il s'embarqua au Nieuwaert, avec les reines ses sœurs, pour passer en l'île de Walcheren. Trois heures après, il descendit à Flessingue, où on lui fit une réception solennelle. Là il trouva un petit mulet sur lequel il monta pour se rendre à Souburg, village situé à trois lieues de Flessingue et à quatre de Middelbourg, où il se proposait d'attendre que le vent devînt propice. Il y avait dans C8 village un assez beau château, appartenant au seigneur de Glajon, Philippe de Stavele, qui avait été mis à sa disposition. Les deux reines demeurèrent à Flessingue. Voir la constitution dans Goldast, t. I, p. 577, édit. in folio, Francfort, 1713.

[73] Ce fut à Souburg que Charles signa les dépêches touchant sa renonciation à l'empire. Ses ambassadeurs auprès des électeurs et de la diète étaient, outre le prince d'Orange, le vice-chancelier Seldt et le secrétaire Wolfgang Haller. Il fit délivrer à Philippe II les insignes impériaux dont un de ses officiers avait eu jusqu'alors la garde, afin que les ambassadeurs pussent les remettre entre les mains de son successeur. M. Gachard a publié, dans l'introduction à son ouvrage Retraite et mort de Charles-Quint, l'inventaire très détaillé et très curieux des ornements impériaux qui furent remis à Philippe II, par ordre de Charles-Quint, le 18 septembre 1556. Appendice K, pp. 208-223. Cette pièce repose en original aux Archives du royaume, chambre des comptes, reg. 97.

[74] Lettres de Charles-Quint à Ferdinand, dans Lanz, t. III, pp. 708 et 710.

[75] Deux flottes étaient réunies dans la rade de Flessingue : l'une se composait de navires biscayens, asturiens et castillans ; elle était commandée par don Luis de Carvajal, capitaine général de l'armada de Guipuzcoa ; l'autre était formée de navires flamands et zélandais ; elle avait pour amiral Adolphe de Bourgogne, seigneur de Wacken. L'empereur et ses sœurs s'embarquèrent le 14 septembre dans l'après-midi, l'empereur sur un navire biscayen, El Espiritu Santo, du port de 565 tonneaux, que commandait Antonio de Bertendona ; les reines sur le Faucon, navire belge portant le pavillon de l'amiral de Wacken. M. Gachard cite en note le Discours de l'embarquement et départie de l'empereur Charles d'Autriche, etc., par Jean de la Boche, Parisien. Bibliothèque nationale à Paris, Mss. Harlay, 22818. Avant de s'embarquer, ajoute-t-il, Charles-Quint causa quelques instants, sur la jetée, avec les reines ses sœurs et les embrassa : Ceux qui estoient près, dit l'auteur du Discours, le voulurent contempler, pouvant bien dire que jamais ne fut vu prince plus blanc de visage, fort maigre et retiré, les mains toutes crochées, la parole si débile et cassée qu'il sembloit ne luy rester plus que l'esprit.

[76] La lettre de Philippe II est en entier dans Retiro, estancia, etc., fol. 47. Note de M. Mignet.

[77] Retraite et mort de Charles-Quint, t. I, p. 2.

[78] Retraite et mort de Charles-Quint, t. I, p. 6. M. Gachard ajoute en note : La princesse dora Juana avait donné des ordres pour que l'empereur trouvât, à son arrivée à Laredo, les personnes qu'il avait désignées, nommément : l'alcade Durango, de la chancellerie de Valladolid, avec cinq alguazils, chargé de lui faire fournir, ainsi qu'aux deux reines et à leur suite, les moyens de transport et les vivres ; don Francès de Beamonde avec les gardes ; le connétable de Castille ; l'évêque de Salamanque ; Luis Quijada, et six prêtres. Elle avait aussi pris les dispositions nécessaires pour qu'une somme de 4.000 ducats fût à sa disposition, lorsqu'il débarquerait. Mais, soit que la traversée de Flandre en Espagne eût été plus rapide qu'on ne l'avait supposé, soit que les courriers expédiés eussent été en retard, l'alcade était seul près de Laredo, quand l'empereur débarqua. (Extraits du colonel Aparici.)

[79] Strada ne lui fait pas exprimer son mécontentement à Laredo, mais à Burgos, au sujet de cette somme, qui d'ailleurs ne fut pas, comme nous le verrons, aussi forte qu'il l'indique. (De bello belgico, l. I, p. 7.) Robertson, liv. XII, dit la même chose que Strada, et fait rester Charles-Quint quelques semaines à Burgos, où il ne passa qu'un seul jour. Mais Charles-Quint n'eut pas à payer alors les serviteurs dont il avait à se séparer, puisque cette séparation n'eut lieu que trois mois et demi après à Jarandilla. Quant à l'argent pour le payement de la flotte et pour les dépenses du voyage, il fut apporté bien avant que l'empereur arrivât à Burgos, ainsi que le prouve une lettre écrite par Gaztelù à Vasquez de Molina, le 11 octobre, dans laquelle avisa haber llegado los dineros necessarios para la paga de la armada y para los demasgastos de Su Magestad. (Retiro, estancia, etc., fol. 58 r°.) Note de M. Mignet.

[80] La lettre de la princesse doña Juana est tout entière dans Retiro, estancia, etc., fol. 52. — Elle est aussi dans Retraite et mort de Charles-Quint, vol. II, pp. 95, 96. Note de M. Mignet.

[81] Retiro, estancia, etc., fol. 53 r°. Citation de M. Mignet.

[82] Lettre du 15 octobre de la princesse doña Juane à Philippe II, et lettre du 14 octobre écrite par Gaztelù à Vasquez d'après l'ordre de l'empereur. Retiro, estancia, etc., fol. 61 v° et 60 v°.

[83] Quijada écrivait : Y hay malos caminos y peores alojamientos. Retraite et mort de Chartes-Quint, t. I, p. 9.

[84] Lettre de Quijada du 8 octobre à Vasquez. Retraite et mort de Chartes-Quint, t. I, p. 11.

[85] Lettre du 10 octobre du même au même. Retraite et mort de Chartes-Quint, t. I, p. 12.

[86] Retiro, estancia, etc., fol. 59 v° et 60 r°.

[87] Pour tous ces détails, Retiro, estancia, etc., fol. 61-65, et Retraite et mort de Chartes-Quint, t. I, pp. 23, 24 et 28.

[88] Relazione di Federico Badoaro, en 1558, manuscrit de la Bibliothèque nationale, fonds Saint-Germain-Harlay, n° 277, fol. 113. Citation de M. Mignet.

[89] Relazione di Federico Badoaro, fol. 112.

[90] Relazione di Federico Badoaro, fol 113.

[91] Retiro, estancia, etc., fol. 67.

[92] Relazione di Federico Badoaro, fol. 113.

[93] Relazione di Federico Badoaro, fol. 113.

[94] Retiro, estancia, etc., fol. 63.

[95] M. Gachard n'est pas d'accord avec M. Mignet sur ce point. L'empereur, dit-il, logea dans la maison de Ruy Gomez de Silva, où, selon son désir, la princesse doña Juana et le prince don Carlos l'attendaient. Les reines descendirent au palais royal : la princesse, qui l'habitait avec don Carlos, alla s'établir en l'hôtel du duc d'Albe. (Extraits du colonel Aparicci.) Retraite et mort de Charles-Quint, t. I, p. 31 en note.

[96] Siguenza, fol. 182. Cet ouvrage est généralement attribué à Hurtado de Mendoza. — Voir D. Nicolas Antonio, Bibliotheca nueva, t. I, p. 291, où il est aussi parlé de Juan de Ortega. Note de M. Mignet.

[97] Retiro, estancia, etc., fol. 26 v° et 27 r°. D'après la recette envoyée par l'empereur le 11 octobre 1555 à Vasquez, il fallait mettre en cuve 17 livres de feuilles de séné d'Alexandrie dans 70 azumbres (105 litres environ) de moût, les y laisser séjourner quatre mois, et en tirer le vin pour le placer dans une autre cuve durant une année, (Ibid. ; Retraite et mort de Charles-Quint, t. I, p. 20.) Note du même.

[98] Siguenza, part. III, liv. I, fol. 189. — Citation de M. Mignet. Fray Joseph de Siguenza, contemporain de Philippe II, a écrit une Histoire de l'ordre de Saint-Jérôme, dans laquelle il a fait usage, pour l'établissement de Charles-Quint à Yuste, de deux relations contemporaines. Ces relations sont, la première, celle du prieur même du monastère, Fray Martin de Angulo, dont s'est servi Sandoval dans la Vida del emparador Carlos Quinto en Yuste ; l'autre, d'un moine anonyme, qui était à Yuste avant l'arrivée de l'empereur, qui y resta après sa mort et suivit ses restes à l'Escurial, lorsqu'ils y ont été transportés en 1574. Ce dernier manuscrit est conservé à Bruxelles, dans les archives de la cour féodale de Brabant. L'auteur retrace, dans un style simple et clair, tous les détails du séjour de Charles-Quint à Yuste ; sa qualité de témoin oculaire donne à ses récits une autorité incontestable. M. Gachard l'a reproduit tout entier dans le second volume de son ouvrage : Retraite et mort de Charles-Quint, pp. 1-69.

[99] Il y occupa, dit M. Mignet, la maison d'un fameux changeur nommé Rodrigo de Dueñas. Celui-ci, voulant faire montre de ses richesses, et croyant sans doute se rendre par là plus agréable à l'empereur, plaça un brasero d'or massif dans sa chambre, et, au lieu de charbon, y mit de la braise de cannelle fine de Ceylan. Cette ostentation déplut à Charles-Quint, qu'incommoda l'odeur de la cannelle, et qui, ne voulant pas admettre le fastueux changeur à lui baiser la main, ordonna, pour rabattre sa vanité, qu'on lui payât le logement qu'il en avait reçu. Retiro, estancia, fol. 66 v°.

[100] Retiro, estancia, fol. 66 v°.

[101] Retiro, estancia, etc., fol. 67. Lettres de Quijada et de Gaztelù à Vasquez, de Jarandilla les 14 et 15 novembre. Retraite et mort de Charles-Quint, t. I, pp. 30-42.

[102] Fray Joseph de Siguenza, IIIe part., lib. I, cap. XXXVI.

[103] Retiro, estancia, etc., fol. 68 r°.

[104] Lettre de Quijada du 14 novembre, Retraite et mort de Chartes-Quint, t. I, p. 42.

[105] Lettre de Quijada du 22 novembre. Retraite et mort de Chartes-Quint, t. I, p. 52.

[106] Il ne répond rien, écrit Quijada, si no que en todas partes en España ha visto hacer frio en hinvierno y llover. Retraite et mort de Chartes-Quint, t. I, p. 52.

[107] Retraite et mort de Chartes-Quint, t. I, pp. 55, 58, 59 et 61. Lettres de la Chaulx du 28 novembre, de Quijada et de Gaztelù du 30 novembre.

[108] Retiro, estancia, etc., fol. 78 v°.

[109] Ribadeneyra, Vida del padre Francisco de Borja.

[110] Ribadeneyra, Vida del padre Francisco de Borja.

[111] C'est l'expression de M. Mignet, auquel nous empruntons ces détails, et qui, on le voit, s'y est livré con amore. Le mot n'est pas très juste, mais il n'a rien que de bienveillant sous la plume de l'auteur.

[112] Voir note 2 en fin de chapitre.

[113] M. Mignet, ouvrage cité, pp. 164-175.

[114] Retiro, estancia, etc., f° 70-85, et Retraite et mort de Charles-Quint, t. I, pp. 40, 44, 49.

[115] Retiro, estancia, etc., fol. 78 r°.

[116] Retiro, estancia, etc., fol. 82 et 83.

[117] Retiro, estancia, etc., fol. 91 r°.

[118] Retiro, estancia, etc., fol. 91 r°.

[119] Retiro, estancia, etc., fol. 79 r°.

[120] Lettre de la Chaulx, Retiro, estancia, etc., fol. 92 v°.

[121] Lettre de la Chaulx, Retiro, estancia, etc., fol. 92 v°.

[122] Manuscrit hiéronymite, c. XIV, dans Retraite et mort de Charles-Quint, t. II, p. 15 et 16.

[123] Manuscrit hiéronymite, c. XIV, dans Retraite et mort de Charles-Quint, t. II, p. 15 et 16.

[124] Retiro, estancia, etc., fol. 93 r°.

[125] Retiro, estancia, etc., fol. 93 r°. — Lettre de Gaztelù, Retraite et mort de Charles-Quint, t. I, p. 119.

[126] Cette description, dit M. Mignet, est faite d'après le Père Joseph de Siguenza, part. III, liv. I, p 190 ; le chap. XII du manuscrit hiéronymite espagnol, imprimé dans Retraite et mort de Charles-Quint, t. II, p. 13 et 14, et d'après le plan primitif, mais modifié plus tard sur quelques points, et qui est annexé au manuscrit de don Tomas Gonzalez.

[127] Fray Joseph de Siguenza, part. III, liv. I, p. 190.

[128] Sandoval, Vida del emperador Carlos V en Yuste, c. 3, p. 825.

[129] Robertson, Histoire de Charles-Quint, livre XII.

[130] Qu'il fit dresser par Gaztelù le 8, et qu'il signa le 9 septembre, douze jours avant sa mort. Il est dans Sandoval, p. 881 à 891, et dans Retiro, estancia, etc. ; Appendice, n° 11 et 12, fol. 107 v° à 121.

[131] Cet inventaire, dressé par Quijada et Gaztelù, du 28 septembre au 1er novembre 1558, après la mort de l'empereur, est dans Retiro, estancia, etc. ; Appendice, fol. 41 à 54.

[132] Article Tapiceria, dans l'inventaire, Appendice, n° 7, fol. 51 v°.

[133] Appendice, n° 7, fol. 52.

[134] Vie du Titien, par Vasari, tome XIII des Vite dé più eccelenti pittori, scultori, etc., édit. de Milan de 1811, p. 374-375.

[135] Inventaire, fol. 50-51, et aussi fol. 42 r°.

[136] Retiro, estancia, etc., Appendice, n° 7 ; Inventaire, fol. 50 r° ; Vasari, t. XIII, p. 376-377.

[137] En 1574.

[138] Ce tableau, dit M. Mignet, de douze pieds huit pouces de haut sur huit pieds sept pouces de large, fut transporté, en 1574, du couvent de Yuste à l'Escurial, où il fut placé dans l'aida de Moral ; il y est resté jusqu'après 1833. Aujourd'hui il se trouve au musée royal de Madrid, sous le n° 725. Il fut gravé par Cort en 1566, sous les yeux mêmes du Titien. Cette gravure, d'après laquelle j'en ai fait la description, se voit au dépôt des estampes de la Bibliothèque impériale.

[139] Retiro, estancia, etc., Appendice, fol. 50.

[140] C'est peut-être, selon M. Mignet, le Florentin el maestro Miguel dont Jean Bermudez raconte la vie et expose les travaux en Espagne dans le deuxième volume de son Diccionario historico de los mas illustres professores de las bellas artes en España.

[141] Retiro, estancia, etc., Appendice, fol. 50-51.

[142] Retiro, estancia, etc., fol. 50 v°.

[143] Retiro, estancia, etc., fol. 50 v°.

[144] Retiro, estancia, etc., Appendice., fol. 48 r°. — Ibid., fol. 49 r°.

[145] Retiro, estancia, etc., fol. 49 r°.

[146] Retiro, estancia, etc., fol. 51 v°.

[147] Il en est dénombré plus de trente paires. Retiro, estancia, etc., fol. 43 v° et 44 r°.

[148] François Titelman, de Hasselt, entra dans l'ordre de Saint-François à Louvain, et mourut à Rome en 1537, ou plus probablement, en 1553. C'était un fort savant religieux, et qui a laissé beaucoup d'écrits. Celui qui se trouvait dans la bibliothèque de Charles-Quint, en traduction sans doute, avait été publié sous le titre de : Summa mysteriorum fidei christianœ ex sacris Scripturis.

[149] Retiro, estancia, etc., Appendice n° 7, Inventaire, fol. 42 v° et 43 r°.

[150] En Espagne d'abord, vers 1548, puis chez Jean Steels, à Anvers, en 1550, dans l'original espagnol et la traduction latine et dans une traduction flamande ; à Paris, en français, en 1551 ; en italien, à Venise, en 1549 et 1553. Lettres de Malinæus (Van Male) sur la vie intérieure de Charles-Quint, par le baron de Reiffenberg ; Introd., p. XXIV-XXV, et p. 8-9. Note de M. Mignet.

[151] Retiro, estancia, etc., Appendice n° 7, Inventaire, fol. 43 r°.

[152] Rien n'a été changé sur ce point dans les éditions les plus récentes, notamment dans la dernière de 1882, que j'ai entre les mains.

[153] Commentaires de Charles-Quint, publiés pour la première fois par M. Kervyn de Lettenhove. Paris et Bruxelles, 1862.

[154] Cosme de Médicis avait épousé une cousine du duc d'Albe, Éléonore de Tolède.

[155] Louis de Flandre, seigneur de Praet, descendait de Louis de Male, dernier comte de Flandre. Sa mère, Isabelle de Bourgogne, était également en ligne illégitime arrière-petite-fille de Philippe le Bon ; sa grand'mère, Louise de la Gruthuse, avait pour frère cet illustre seigneur de la Gruthuse qui ne s'honora pas moins par l'hospitalité que lui dut le roi Édouard d'York, que par la protection qu'il accorda aux lettres en faisant copier des manuscrits enrichis de somptueuses miniatures. Louis de Praet partageait les mêmes goûts. Xénophon, Platon, Polybe, Cicéron, Sénèque, formaient ses lectures favorites ; il correspondait avec Vivès et Viglius, et l'historien des comtes de Flandre, Jacques Meyerus, lui adressa une ode où il lui disait : Tu es notre gloire et l'honneur de notre pays.

[156] Lettres de Guillaume Van Male, publiées par M. de Reiffenberg, p. 10.

[157] Lettres de Guillaume Van Male, pp. 26, 27, 35, 45.

[158] Lettres de Guillaume Van Male, p. 54.

[159] Lettres de Guillaume Van Male, pp. 11 et 12.

[160] Lettres de Guillaume Van Male, p. 12.

[161] Nous l'avons reproduite plus haut en empruntant la fidèle traduction de M. Mignet.

[162] Lettres de Guillaume Van Male, p. 13.

[163] Si les gestes de Xénophon et de César n'eussent de bien loing surpassé leur éloquence, je ne croy pas qu'ils les eussent jamais escripts : ils ont cherché à recommander non leur dire, mais leur faire. Essais, I, 39.

[164] Les Commentaires de César, dit Plutarque, ont été loués par les meilleurs esprits de son temps, comme un modèle parfait de ce genre d'ouvrage, et comme également propres à former les historiens et les guerriers.

[165] Sandoval (édit. d'Anvers), II, p. 475 ; Papiers d'état de Granvelle, III, 267. J'ai vu, dit M. Kervyn, une traduction italienne de ces instructions dans la Bibliothèque du Vatican, n° 756.

[166] Je n'ose, c'est M. Kervyn qui parle, dire : tous ces loisirs, car d'après une note que je dois à l'obligeance de notre savant secrétaire perpétuel, M. Quetelet, Hulsius mentionne en ces termes un traité que, vers le même temps, Charles-Quint aurait composé sur l'artillerie : Discorso de l'artilleria, de l'imperadore Carolo V, scritto a mano, 1552.

[167] Lettres de Guillaume Van Male, p. 26.

[168] L'empereur, écrivait l'envoyé vénitien Tiepolo, ne néglige rien de ce que l'on est en droit d'attendre d'un empereur chrétien, plein de zèle pour la foi et pour l'Église.

[169] Lettre de Gaztelù, du 11 octobre 1566. Retraite et mort de Charles-Quint, t. I, pp. 18 et 19.

[170] Il ne s'agit évidemment que de ses serviteurs des Pays-Bas.

[171] Lettre de Van Male, du 11 avril 1557. Retraite et mort de Charles-Quint, t. II, p. 167.

[172] Lettre de l'empereur, du juillet 1558. Retraite et mort de Charles-Quint, t. I, p. 310.

[173] Ribadeneyra, Vida del P. Francisco de Borja, p. 113 ; Sandoval, II, p. 617. Comparez ce que dit Sepulveda : que Charles-Quint voyait une preuve d'ambition dans les encouragements qu'accordaient certains princes aux récits qui leur étaient favorables.

[174] Sandoval, Vida del emperador Carlos V en Yuste, p. 619.

[175] Lettre du cardinal de Granvelle, du 7 mars 1561. Papiers d'état, VI, 290.

[176] Papiers d'état, VI, 290.

[177] Papiers d'état, VI, 290.

[178] Le codicille de Philippe II qui ordonne de brûler certains papiers après sa mort se rapporte-t-il aux Commentaires de Charles-Quint ? Cela me parait bien difficile à admettre. Philippe II aurait-il désigné l'œuvre de son père par des termes aussi vagues que dédaigneux : Papeles de otras qualesquier personas, especialmente de los defunctos ; et comment expliquer dans ce système la réserve qui s'applique à tous les papiers importants qu'il faudra conserver : Papel de importaticia que convenga guardar ?

[179] Papiers d'état du cardinal de Granvelle, VI, 290.

[180] Papiers d'état du cardinal de Granvelle, VI, 290.

[181] Lettres de Van Male, p. 47.

[182] Ce ne fut probablement qu'après le retour de Van Male dans les Pays-Bas que se répandit de divers côtés le bruit que Charles-Quint avait dicté ses Commentaires et qu'ils allaient être traduits en latin. En 1559, Zenocarus en ignore encore l'existence, mais il allègue toutefois, pour la démentir, les considérations qui inquiétaient la conscience de Charles-Quint : Veritus ne laudis propriœ avidus a Deo censeretur.

[183] En 1565, Dolce publia une nouvelle édition de son livre. La phrase qui se rapporte aux Commentaires de Charles-Quint, phrase vague et ambiguë, ne fut pas modifiée. On n'avait rien appris de plus à Venise de 1561 à 1565.

[184] Nous serions plus disposé à admettre, dit M. Kervyn, que les bruits répandus à Venise contribuèrent aux perquisitions que l'on fit chez Van Male aussitôt après sa mort. He ententido, écrivait Philippe Il au cardinal de Granvelle, en lui transmettant l'ordre de les exécuter sans retard.

[185] Teissier, qui a été copié par tous ceux qui ont parlé de l'édition des Commentaires de Charles-Quint à Hanau, se borne à dire : Carolus Quintus scripsit de propria vita libellum qui prodiit Hanoviœ, 1602. Mais n'y a-t-il pas une erreur assez aisée à expliquer, si l'on remplace le nom de l'empereur Charles-Quint par celui de l'empereur Charles IV ? En effet on publia à Hanau, en 1602, dans un recueil d'historiens de la Bohême, une vie de Charles IV écrite par lui-même. Ce recueil est celui de Marquard Freher, et voici en quels termes s'y trouve désignée la vie de Charles IV : Caroli Bohemiœ regis et postea imperatoris de vita sua commentarius ab ipso scriptus.

[186] Sepulveda.

[187] Lettres de Van Male, p. 12.

[188] C'est ainsi que Charles-Quint, de même que César, ne se nomme qu'en troisième personne, et il ne faut pas perdre de vue le jugement que Cicéron portait sur les Commentaires du vainqueur de la Gaule : Commentarios quosdam scripsit rerum suarum valde prohandos. Nudi enim sunt, recti et venusti, omni ornatu orationis detracto. Nihil enim est, in historia, pura et illustri brevitate dulcius.

[189] Les historiens récents ont fait jusqu'ici un très petit usage de ces Commentaires. M. Gachard les cite à peine dans le long travail qu'il a consacré à Charles-Quint dans la Biographie nationale, et qui occupe au delà de 400 colonnes dans le tome troisième de cet ouvrage, publié en 1872.

[190] Retiro, estancia, etc., fol 78 v°.

[191] Retiro, estancia, etc., fol 78 v°.

[192] Voir cette liste tirée des archives de Simancas, avec les noms dont l'exactitude est rétablie par M. Gachard aux pages L et LI de la préface de Retraite et mort de Charles-Quint.

[193] Le florin de Flandre pesait alors 6 fr. 97 cent. de notre monnaie et valait 200 maravédis du temps. La valeur du florin serait aujourd'hui trois fois plus forte au moins que son poids métallique, à cause de l'abaissement successif du pouvoir de l'argent, qui se fit sentir surtout dans le seizième siècle, par suite de la découverte des mines du nouveau monde. D'après les évaluations savantes et judicieuses de M. Leber dans le Mémoire sur l'appréciation de la fortune privée au moyen âge, inséré dans le premier volume des Savants étrangers du recueil de l'académie des inscriptions et belles-lettres, le pouvoir de l'argent descendit, sous le même poids, de 11 à 6, depuis Charlemagne jusqu'au premier quart du XVIe siècle, à 4 dans le deuxième quart, à 3 dans le troisième quart, et à 2 dans le dernier quart. Note de M. Mignet.

[194] C'est ce que Quijada avait écrit à Vasquez le 2 février, Retiro, estancia, etc., fol 91 r°.

[195] Sandoval, Vida del emperador en Yuste.

[196] Siguenza, part. III, cap. XXXVII, pp. 192-193. — Manuscrit hiéronymite, ch. XX, dans Retraite et mort de Charles-Quint, t. II, pp. 21-25.

[197] Marino Cavalli, dans Alberi, série I, vol. II, pp 207-208.

[198] Leurs noms et la somme d'argent donnée à chacun sont dans Retiro, estancia, etc., fol. 255 v° à 257 r°.

[199] Toute son histoire est racontée par Siguenza, partie III, lib. II, pp. 446-449.

[200] Tous ces détails sont tirés de fray Joseph de Siguenza, et des chapitres XIX-XXII du manuscrit hiéronymite publié dans Retraite et mort de Charles-Quint, t. II, pp. 22 à 27.

[201] Retraite et mort de Charles-Quint, t. I, p. 127.

[202] Retiro, estancia, etc., etc., fol. 97 v°. Le ducat, dont il était taillé 98 dans la livre d'or de 12 onces espagnoles valait 12 de nos francs tomme poids. et représentait 375 maravédis de veillon. Voyez Demonstracion historica del verdadero valor de todas las monedas que corian en Castilla, par le P. fray licenciado Saez, Madrid, 1805, in-4°. D'après l'évaluation ci-dessus, cette somme équivaudrait à 720.000 de nos francs. Note de M. Mignet.

[203] Siguenza, part. III, p. 191. Manuscrit hiéronymite, c. XVII, dans Retraite et mort de Charles-Quint, t. II, p. 20.

[204] Dans les instructions données, le 2 février, à Ruy Gomez, le roi lui disait : Vous passerez là où est Sa Majesté l'Empereur, et en lui remettant ma lettre et le visitant de ma part, vous lui donnerez une connaissance particuliere et complete de l'état dans lequel sont les affaires ici ; de ce qui s'est passé avec Sa Sainteté et avec le roi de France ; de ce qui est survenu en Italie ; de la résolution que j'ai prise de me rendre en Angleterre, comme aussi de réunir l'armée, et vous lui exposerez les raisons qui m'y décident. Vous supplierez avec toute humilité et avec insistance Sa Majesté qu'elle veuille bien s'efforcer en cette conjoncture de nie secourir et de m'aider non seulement de ses avis et de ses conseils. ce qui est le plus grand bien qui puisse m'arriver, mais aussi de la présence de sa personne et de l'action de son autorité, en sortant du monastère et en se portant dans le lieu qui conviendra le mieux à sa santé et aux affaires, afin d'y traiter celles qui se présenteront par les moyens qui te fatigueront le moins : car de ses résolutions dépendra le bon succès de tout. Au seul bruit que le monde aura de cette nouvelle, je suis certain que mes ennemis en seront troublés, et Sa Majesté sera cause qu'ils hésiteront dans leurs projets et dans leur conduite. Comme je lui écris à ce sujet, je ne vous en dis pas davantage et je m'en remets à ce que vous connaissez de nies intentions. Seulement vous demanderez à Sa Majesté de m'envoyer son avis sur ce qui touche à cette guerre et de m'indiquer par où et comment il faut entreprendre cette expédition pour pouvoir porter les coups les plus décisifs. Retiro, estancia, etc., fol. 93.

[205] Philippe disait dans sa dépêche : Ce qui conviendrait le mieux, ce serait que Sa Majesté ne persistât point à renoncer à l'empire, sa conscience n'étant point intéressée, tout le monde le lui a dit à ce qui s'y fait, puisqu'il ne le sait même pas. Certainement pour les Pays-Bas et pour l'Italie, je perdrai beaucoup.

[206] Retiro, estancia, etc., fol. 113 r°.

[207] Retiro, estancia, etc., fol. 126 r°.

[208] Lettre de Gaztelù, du 5 juin. Retraite et mort de Charles-Quint, t. I, p. 154.

[209] Retiro, estancia, etc., fol. 114 v° et manuscrit hiéronymite, c. XXV, p. 31 du tome II de Retraite et mort de Charles-Quint.

[210] Lettre de Quijada à Vasquez, du 14 mars 1557. Retraite et mort de Charles-Quint, t. I, p. 129.

[211] Retiro, estancia, etc., fol. 127 r°.

[212] Retiro, estancia, etc., fol. 127 r°.

[213] Lettre de Gaztelù à Vasquez, du 27 septembre, Retraite et mort de Charles-Quint, t. I, p. 178.

[214] Lettre de Gaztelù, du 10 juillet. Retiro, estancia, etc., fol. 124 v°.

[215] Retiro, estancia, etc., fol. 137 v°.

[216] Retiro, estancia, etc., fol. 139 r°.

[217] Lettre de Quijada à Vasquez, du 27 septembre 1557. Retraite et mort de Charles-Quint, t. I, pp. 176-177.

[218] Lettre de Marie, reine douairière de Hongrie, à l'empereur, août 1555, dans les Papiers d'état du cardinal de Granvelle, t. IV, p. 478.

[219] Nous supprimons les détails sur lesquels s'étend longuement M. Mignet. Tout ce qui a rapport aux affaires politiques se représentera nécessairement dans la suite de notre travail.

[220] Lettre de Quijada à Vasquez, du 3 février. Retraite et mort de Chartes-Quint, t. I, p. 254.

[221] Lettre de Quijada à Vasquez, du 3 février. Retraite et mort de Chartes-Quint, t. I, p. 254.

[222] Lettre de Gaztelù, du 4 février. Retraite et mort de Chartes-Quint, t. I, p. 256, note 1.

[223] Lettre de Quijada à Vasquez, du 9 février. Retiro, estancia, etc., fol. 163 v°.

[224] Lettre de Mathys à Philippe II, du 14 février 1558. Retiro, estancia, etc., fol. 164, 165.

[225] Retiro, estancia, etc., fol. 158 v° à 160 r°.

[226] Nous empruntons quelques détails sur ce célèbre pèlerinage à l'Itinéraire descriptif de l'Espagne, par le comte Al. de Laborde. 3e édition, t. III, 1re partie, pp. 435-439. Nous ne quitterons pas l'Estrémadure, dit cet écrivain, sans entretenir nos lecteurs du couvent de Guadalupe. A vingt lieues de Calatrava, sur la lisière orientale de cette province, et au pied d'une chaine de montagnes qui la traverse de l'est à l'ouest de Tolède, on trouve le monastère de Guadalupe, couvent des hiéronymites, non moins fameux par la possession de sa Vierge miraculeuse, que le fut celui de Just, autre couvent du même ordre, par la retraite de l'empereur Charles V ; il l'emporte de beaucoup sur ce dernier par sa grandeur, sa richesse et les agréments de sa situation. Cette maison est située sur un sol très fertile et très bien cultivé ; elle a été comblée des offrandes de deux royaumes, dotée par plusieurs souverains. — Quelques auteurs prétendent qu'il exista jadis, au lieu où est aujourd'hui la petite ville de Guadalupe, une colonie romaine, appelée Cayilia Germelina. Son nom moderne est arabe. Le couvent fut fondé dans le XIVe siècle, par l'ordre d'Alphonse XII, à l'occasion d'une image de la Vierge trouvée dans ce lieu ; son clocher domine la plaine fertile dont nous avons parlé, et s'élève avec grâce et majesté au milieu d'elle. De toute part on accourt chercher dans ce lieu saint la consolation du malheur, le rétablissement de la santé, ou le pardon des fautes. — La tradition rapporte que la statue de la Vierge de Guadalupe avait été donnée par saint Grégoire le Grand à saint Léandre, archevêque de Séville, qui la rapporta dans sa patrie, d'où elle !ut transférée et cachée dans les montagnes de Guadalupe, à l'époque de l'invasion des Maures. Une apparition miraculeuse la découvrit, six ans après, à un chevrier, qui révéla, à son tour, à toute la contrée, ce qu'il venait d'apprendre. De là l'inauguration, le culte, et, si l'on peut s'exprimer ainsi, la fortune de Nuestra Senora de Guadalupe, la Vierge la plus riche de toute la chrétienté. — Le culte de la sainte Vierge est le culte privilégié des Espagnols. C'est à elle, dit M. de Laborde, qu'ils s'adressent dans tous leurs plaisirs, comme dans toutes leurs peines. Nuestra Senora est leur expression favorite. La Vierge a, dans toutes les maisons, une salle qui lui est particulièrement attachée, et où son image est placée, sous le nom de la Purissima. La plupart des noms de baptême des femmes sont relatifs à quelques circonstances de sa vie : Dolores, Rosario, Concepcion, Soledad, sont les dénominations les plus ordinaires. Il est peu d'Espagnols, même de militaires, qui n'aient, sur leur poitrine ou dans leur portefeuille, quelque petite image de la Vierge, qu'ils invoquent, qu'ils baisent souvent et dont ils ne se séparent jamais. — Le monastère est composé de plusieurs bâtiments construits en différents temps : ce qui a produit l'irrégularité qu'on remarque dans son ensemble. Malgré ce défaut d'unité, l'édifice impose par sa masse et son développement. Le cloître est remarquable par le genre d'architecture qui y règne : c'est un mélange de gothique et d'arabe, comme presque tous les édifices de cette espèce en Espagne : la fontaine du milieu est surtout d'un aspect riche et élégant. L'intérieur offre à l'amateur des arts et de l'histoire, des tableaux, des statues, des inscriptions et des monuments précieux. Le naturaliste trouve, dans les environs, les objets les plus intéressants sous les rapports de la botanique et de la minéralogie : il n'est pas de solitude qui offre plus d'aliments à la curiosité des voyageurs.

[227] Retraite et mort de Charles-Quint, t. I, pp. 270, 271. Lettre de Gaztelù à Juan Vasquez, du 21 février.

[228] Lettre de Quijada, que l'empereur avait également envoyé auprès de sa sœur, du même jour. Retraite et mort de Charles-Quint, t. I, pp. 273, 274.

[229] Lettre de Mathys à Vasquez, du 10 février. Retraite et mort de Charles-Quint, t. I, pp 268, 269.

[230] Lettre de Mathys à Vasquez, du 20 février. Retraite et mort de Charles-Quint, t. I, p. 269.

[231] Lettre de Gaztelù à Vasquez, du 21 février. Retraite et mort de Charles-Quint, t. I, p. 271.

[232] Lettre de Quijada, du 21 février.

[233] Lettre de Quijada à la princesse doña Juana, du 23 février. Retiro, estancia, etc., fol. 176 v°.

[234] Lettre de Mathys à Vasquez, du 24 février. Retiro, estancia, etc., fol. 170 r°.

[235] Lettre de don Luis de Avila à Vasquez, du 28 février. Retiro, estancia, etc., fol. 170 v°.

[236] Lettre de Quijada à Vasquez, du 4 mars. Retraite et mort de Charles-Quint, t. I, p. 280.

[237] Lettre de Quijada à Vasquez, du 4 mars. Retraite et mort de Charles-Quint, t. I, p. 280.

[238] Retiro, estancia, etc., fol. 172 v°.

[239] Lettre de Mathys à Philippe II, du 1er avril. Retiro, estancia, etc., fol. 178.

[240] Doña Juana, deuxième fille de Charles-Quint, était veuve du prince Jean de Portugal, fils du roi Jean III de Portugal. Ce prince était mort avant son père le 2 janvier 1554. De leur mariage était né, le 20 janvier 1554, un enfant posthume, Sébastien, qui succéda plus tard à son aïeul comme roi de Portugal. Jean III lui-même mourut d'apoplexie le 11 juin 1557 selon M. Mignet ; d'autres placent cette mort au 2 août suivant. La mort de Jean III amena un conflit d'autorité entre sa veuve la reine Catherine, et sa bru la princesse doña Juana, l'une aïeule, l'autre mère du nouveau roi don Sébastien, à peine âgé de trois ans. Jean III avait laissé l'administration de l'état et la tutelle de son petit-fils à Catherine, la plus jeune des quatre sœurs de Charles-Quint. Mais doña Juana, comme mère du roi mineur, prétendit à cette tutelle et à cette administration.

[241] Lettre de la princesse doña Juana à l'empereur, du 22 mars. Retiro, estancia, etc., fol. 175 et 176.

[242] Elle lui envoya des lunettes, deux boites de parfum, une fiole d'or, deux petits chats venus de l'Inde et un perroquet qui parlait à merveille. Retiro, estancia, etc., fol. 180 r°.

[243] Retiro, estancia, etc., fol. 176 r°.

[244] Retiro, estancia, etc., fol. 181 r°.

[245] Retiro, estancia, etc., fol. 188 v°.

[246] Retiro, estancia, etc., fol. 189 r°.

[247] Lettre de Mathys à Vasquez, du 24 mai. Retiro, estancia, etc., fol. 189 v°.

[248] Lettre de Mathys à Vasquez du 6 juillet. Retiro, estancia, etc., fol. 206 r°.

[249] Lettre de Mathys à Vasquez, du 9 août, dans Retraite et mort de Charles-Quint, t. I, pp. 314 et 315.

[250] Lettre de Quijada, du 9 août. Retraite et mort de Charles-Quint, t. I, p. 314, note I, et Retiro, estancia, etc., fol. 215 r°.

[251] Lettre de Mathys à Vasquez, du 17 août. Retraite et mort de Charles-Quint, t. I, pp. 315-316.

[252] Lettre de Quijada à Vasquez, du 17 août. Retraite et mort de Charles-Quint, t. I, p. 319.

[253] Retraite et mort de Charles-Quint, t. I, p. 319.

[254] Lettre de Quijada à Vasquez, du 28 août. Retraite et mort de Charles-Quint, t. II, p. 489.

[255] Retraite et mort de Charles-Quint, t. II, p. 488.

[256] Retiro, estancia, etc., fol. 220 v°.

[257] Retiro, estancia, etc., fol. 222 v°.

[258] Lettre de Charles-Quint à la princesse doña Juana, dont la copie se trouve dans un manuscrit de l'académie royale d'histoire de Madrid, intitulé Libro de casas curiosas de en tiempo del emperador Carlos v y el rey don Phelipe ii nuestro señor, escrito por Antonio de Cercada, para el mismo. — M. Gachard en a tiré le fragment qu'il cite et traduit aux pages XLIV et XLV de la préface de Retraite et mort de Charles-Quint, etc. ; il n'y a pas trouvé la lettre adressée directement à la reine de Hongrie, mais il en a extrait celles que la reine de Hongrie a écrites à Philippe II. Note de M. Mignet.

[259] Ce récit est confirmé, sur tous les points essentiels, par le Père Siguenza, dans les chapitres XXXVIII et XXXIX de la Historia de là orden de San Geronimo, et par le prieur fray Martin de Angulo. Voir M. Gachard, Retraite et mort de Charles-Quint, tome Ier, préface, pp. LIV-LXII. — M. Gachard en donne le texte espagnol. Ibid., pp. LXXXVIII-XC.

[260] Lettre de Mathys à Vasquez, du 1er septembre 1558, dans Retraite et mort de Charles-Quint, t. I, pp. 322-323.

[261] Retraite et mort de Charles-Quint, t. I, pp. 325-327.

[262] Retraite et mort de Charles-Quint, t. I, pp. 420-423.

[263] M. Stirling avait adopté la version du Père Siguenza, même avant de connaître le manuscrit trouvé par M. Bakhuizen dans les papiers du conseil d'état de Brabant. Comme on le pense bien, le témoignage du religieux de Yuste n'a pu que fortifier en lui sa première opinion.

[264] The cloister life, préface de la 3e édition, pp. XIII-XVII.

[265] Revue britannique, livraison de juin 1853.

[266] Retraite et mort de Charles-Quint, t. I, préface, p. LXXIII.

[267] Retraite et mort de Charles, t. I, pp. 326-327.

[268] Lettre de Mathys à Vasquez, du 3 septembre. Retraite et mort de Charles, t. I, p. 332.

[269] Lettre de Mathys à Vasquez, du 4 septembre. Retraite et mort de Charles, t. I, p. 333.

[270] Lettre du 17 septembre. Retraite et mort de Charles, t. I, pp. 371-372.

[271] Testament de Charles-Quint, dans Sandoval, t. II, fol. 861 ; son codicille, ibid., fol. 881.

[272] Lettre de Mathys à Vasquez, du 6 septembre. Retraite et mort de Charles-Quint, t. I, pp. 339-340.

[273] Lettre de Mathys à Vasquez, du 8 septembre. Retraite et mort de Charles-Quint, t. I, p. 354.

[274] Lettre de la reine de Hongrie à Philippe II. Retraite et mort de Charles-Quint, t. I, pp. 341-352.

[275] Lettre de la reine au roi Philippe, du 9 septembre. Retraite et mort de Charles-Quint, t. I, pp. 356-359.

[276] Quijada, lettre du 14 septembre, Retraite et mort de Charles-Quint, t. I, p. 365. — Lettre du 15 septembre, ibid., p. 368.

[277] Retiro, estancia, etc., fol. 234 r°.

[278] Lettres de Mathys des 17 et 18 septembre, dans Retraite et mort de Charles-Quint, t. I, pp. 368, 369, 370, 374 et 375 ; Lettre de Quijada Vasquez, du 18 septembre, p. 377.

[279] Lettre de Mathys, du 18.

[280] Lettre de Quijada à Vasquez, du 19 septembre. Retraite et mort de Charles-Quint, t. I, pp. 381-382.

[281] Addition à la lettre du 19 septembre vers neuf heures du soir.

[282] Lettre de Gaztelù à Vasquez, du 21 septembre. Retraite et mort de Charles-Quint, t. I, p. 387. — Quijada dit la même chose dans sa lettre à Vasquez, écrite le 21 septembre à quatre heures du matin, une heure et demie après la mort de l'empereur. Ibid., p. 385.

[283] Lettre de Quijada à la princesse doña Juana, du 30 septembre. Retraite et mort de Charles-Quint, t. I, pp. 415, 416.

[284] Lettre de Quijada à la princesse, du 30 septembre, et surtout lettre d'un moine qui était présent. (Carla sobre los ultimos momentos del emperador Carlos-Quinto escrita en Yuste à 27 de setiembre de 1558, dans la Colleccion de documentos ineditos, t. VI, pp. 667-670).

[285] Lettre de Quijada à Philippe II, du 30 septembre. Retraite et mort de Charles-Quint, t. I, pp. 410 et 411, et à Vasquez, du 26 septembre, p. 406.

[286] Ce jeune prince avait été confié aux soins de doña Magdalena de Ulloa, femme de Quijada. L'enfant, âgé alors de treize ans, et qui devait être le vainqueur des Maures et des Turcs, le héros des Alpujaras, de Tunis et de Lépante, était élevé par cette sage et vertueuse dame à Quacos, sous les yeux, pour ainsi dire, de l'empereur, dont il partagea la sépulture à l'Escurial.

[287] Le lecteur ne jugera pas inutiles quelques détails sur cet homme célèbre. Barthélemy Caranza, né en 1503 à Miranda d'Arga, petite ville de la Navarre, entra de bonne heure dans l'ordre des dominicains, fut professeur de philosophie, puis de théologie, au collège de Saint-Grégoire de Valladolid, et y acquit une telle réputation que Charles-Quint l'envoya au concile de Trente, qui venait de s'ouvrir (1545). Lorsque Philippe Il épousa Marie Tudor, Caranza l'accompagna en Angleterre, et s'y appliqua avec un grand zèle à la restauration du culte catholique. Pour l'en récompenser Philippe le nomma archevêque de Tolède et primat d'Espagne ; il fut sacré à Bruxelles par le cardinal Granvelle le 27 février 1558. En ce moment même, on découvrait coup sur coup deux foyers de protestantisme en Espagne, l'un au centre de la vieille Castille, à Valladolid, l'autre à Séville. Charles-Quint s'en montra profondément ému, et voulut qu'on agît avec la dernière rigueur contre les sectaires. Caranza fut soupçonné dès ce moment, et ces soupçons partagés par l'inquisiteur général Valdès firent naître de la défiance dans son esprit. Plus tard Caranza fut arrêté par ordre de Philippe II, et comparut devant l'inquisition. Après une longue détention il fut envoyé à Horne en 1567, et y resta emprisonné au château Saint-Ange pendant plusieurs années encore. Enfin il fut déchargé de l'accusation d'hérésie et mourut peu de temps après, le 2 mai 1576, considéré comme un martyr par le peuple ; le jour de sa sépulture fut universellement célébré par des marques d'honneur et de regret. Le pape Grégoire XI il lui fit lui-même ériger un monument funèbre. On comprendra maintenant une partie du récit de M. Mignet omise dans notre texte : Tombant à genoux et montrant à l'empereur le crucifix, il lui dit ces paroles rassurantes, qui lui furent plus tard imputées à crime par l'inquisition : voilà celui qui répond pour tous ; il n'y a plus de péché, tout est pardonné. Plusieurs des moines qui étaient dans la chambre impériale et le grand commandeur d'Alcantara s'étonnèrent de ces paroles, qui semblaient placer dans le Christ seul l'œuvre du salut pleinement acquis à l'homme par le grand rachat de la croix, sans que l'homme dût y concourir par le mérite de sa conduite. Aussi, lorsque l'archevêque eut achevé, don Luis de Avila engagea-t-il fray Francisco de Villalba à parler de son côté à l'empereur de la mort et du salut, dans la pensée qu'il lui ferait une exhortation plus catholique-Le prédicateur hiéronymite ne chercha point en effet si haut des consolations et des espérances ; il les puisa dans l'assistance particulière des saints. — Que Votre Majesté se réjouisse, lui dit-il, c'est aujourd'hui le jour de saint Mathieu. Votre Majesté est venue au monde avec saint Mathias ; elle en sortira avec saint Mathieu. Ces saints étaient deux apôtres, deux frères portant à peu près le même nom, tous les deux disciples de Jésus-Christ. Avec de pareils intercesseurs on n'a rien à craindre.

[288] Lettre de l'archevêque de Tolède à la princesse doña Juana, du 21 septembre, dans Retraite et mort de Charles-Quint, t. I, p. 393.

[289] Lettre de Quijada à Vasquez, du 21 septembre, et lettre de l'archevêque. Retraite et mort de Charles-Quint, t. I, pp. 391 et 392.

[290] Lettre de Quijada à Vasquez, du 26 septembre, et à Philippe II, du 30 septembre. Retraite et mort de Charles-Quint, t. I, pp. 406 et 410.

[291] Retraite et mort de Charles-Quint, t. I, pp. 406.

[292] Chap. XXXIX du manuscrit hiéronymite, Retraite et mort de Charles-Quint, t. II, pp. 49-50.

[293] Lettre de Quijada à la princesse doña Juana. Retiro, estancia, etc., fol. 241 v°.

[294] Lettre de Quijada à Philippe II, du 30 septembre, dans Retraite et mort de Charles-Quint, t, I, p. 410.

[295] Retraite et mort de Charles-Quint, t, I, p. 396.

[296] Sandoval, Vida del emperador Carlos V en Yuste, § 20, f° 836 et 837.

[297] Manuscrit hiéronymite, c. XXXIX, dans Retraite et mort de Charles-Quint, t. II, pp. 49 et 50.

[298] Manuscrit hiéronymite, c. XXXIX, dans Retraite et mort de Charles-Quint, t. II, pp. 49 et 50.

[299] Sandoval, ouvrage cité, § 17 f° 834-835.

[300] Retiro, estancia, etc., fol. 245 v°.

[301] Manuscrit hiéronymite, c. XLIII, dans Retraite et mort de Charles-Quint, t. II, pp. 54 et 55.

[302] Manuscrit hiéronymite, c. XLIII, dans Retraite et mort de Charles-Quint, t. II, pp. 54 et 55.

[303] Lettre de Philippe II à la princesse doña Juana, du 4 décembre 1558. Retraite et mort de Charles-Quint, t. I, pp. 447.

[304] Lettre de l'évêque de Palencia à Philippe II, du 20 octobre. Retraite et mort de Charles-Quint, t. I, p. 436.

[305] Lettre de la reine de Hongrie à Philippe II, du 8 octobre. Retraite et mort de Charles-Quint, t. I, p. 418.

[306] Lettre de l'évêque de Palencia à Philippe II, du 20 octobre. Retraite et mort de Charles-Quint, t. I, pp. 436, 437.

[307] Il nous semble, quant à l'astuce, que Charles-Quint est en droit de répudier cette part de l'héritage de son aïeul, que lui attribue M. Mignet. Charles-Quint était sans doute un profond politique, mais si on le compare surtout aux rois de France, ses irréconciliables adversaires, il fit plus d'une fois preuve d'une loyauté chevaleresque.

[308] Codicille, dans Sandoval.

[309] Plusieurs prédicateurs et chapelains espagnols de l'empereur avaient été atteints par l'hérésie. On distinguait parmi eux Constantin Ponce de la Fuente, qui avait paru avec éclat dans la chaire métropolitaine de Séville, et le docteur Agustin Cazalla, d'une famille notable de l'administration financière espagnole, chanoine éloquent de Salamanque.

[310] Lettre de Charles-Quint à doña Juana du 25 mai. Retiro, estancia, etc., fol. 191 et 192.

[311] Quoi de plus éloquemment vrai que cette apostrophe à un ennemi de l'inquisition mise dans la bouche d'un Espagnol par le comte Joseph de Maistre ! Vous êtes myope, vous ne voyez qu'un point. Nos législateurs regardaient d'en haut, et voyaient l'ensemble. Au commencement du XVIe siècle ils virent, pour ainsi dire, fumer l'Europe. Pour se soustraire à l'incendie général, ils employèrent l'inquisition qui est le moyen politique dont ils se servirent pour maintenir l'unité religieuse et prévenir les guerres de religion. Vous n'avez rien imaginé de pareil ; examinons les suites, je récuse tout autre juge que l'expérience. Voyez la guerre de trente ans allumée par les arguments de Luther ; les excès inouïs des anabaptistes et des paysans ; les guerres civiles de France, d'Angleterre et de Flandre ; le massacre de la Saint-Barthélemy, le massacre de Mérindal, le massacre des Cévennes ; l'assassinat de Marie Stuart, de Henri III, de Henri IV, de Charles Ier, du prince d'Orange, etc., etc. Un vaisseau flotterait sur le sang que vos novateurs ont fait répandre ; l'inquisition n'aurait versé que le leur. C'est bien à vous, ignorants présomptueux, qui n'avez rien prévu et qui avez baigné l'Europe dans le sang, c'est bien à vous qu'il appartient de blâmer nos rois qui ont tout prévu. Ne venez donc point nous dire que l'inquisition a produit tel ou tel abus dans tel ou tel moment ; car ce n'est point de quoi il s'agit, mais bien de savoir si, pendant les trois derniers siècles, il y a eu, en vertu de l'inquisition, plus de paix e de bonheur en Espagne que dans les autres contrées de l'Europe. Sacrifier les générations actuelles au bonheur problématique des générations futures, ce peut être le calcul d'un philosophe, mais les législateurs en font d'autres. Lettres à un gentilhomme russe sur l'inquisition espagnole ; quatrième lettre, Moscou, 3 (15) août 1815. — Voltaire lui-même a écrit : Il n'y eut en Espagne, pendant le XVIe et le XVIIe siècle, aucune de ces révolutions sanglantes, de ces conspirations, de ces châtiments cruels qu'on voyait dans les autres cours de l'Europe. Ni le duc de Lerma, ni le comte Olivarès ne répandirent le sang de leurs ennemis sur les échafauds. Les rois n'y furent point assassinés comme en France, et n'y périrent point par la main du bourreau comme en Angleterre. Essai sur l'histoire générale, chap. 177.

[312] Paul IV, Jean-Pierre Caraffa, doyen du sacré collège, était monté sur le trône pontifical, à la mort de Marcel II, et à l'âge de 79 ans. C'était, dit M. Mignet, un vieil Italien, recommandable par son savoir, célèbre par son éloquence, extrême en sa piété, rigide dans ses mœurs. Il détestait, ajoute-il, en Charles-Quint, comme pape, l'empereur qui avait souffert le sac de Rome et laissé s'étendre le protestantisme en Allemagne ; comme italien, le dominateur étranger dont le joug pesait sur sa patrie. Philippe II, hautement approuvé par son père, se mit en guerre avec le pontife. Le duc d'Albe envahit les états pontificaux, s'empara de plusieurs villes et s'avança, dans la nuit du 26 août 1557, jusque sous les murs de Rome. Quand, deux mois plus tard, un accord fut conclu, à la grande joie de l'Espagne, entre le pontife et le roi Philippe, accord dans lequel il était stipulé que Sa Sainteté recevrait du roi catholique, par l'organe de son plénipotentiaire le duc d'Albe, toutes les soumissions nécessaires pour obtenir le pardon de ses offenses, Charles-Quint fut très mécontent de l'arrangement, et trouva cette paix très déshonorante. (Lettre de Gaztelù à Vasquez du 23 novembre).

[313] Amédée Pichot, Charles-Quint, Chronique de sa vie intérieure et de sa vie politique, etc. Paris, 1854.