L'EMPEREUR CHARLES-QUINT ET SON RÈGNE

TROISIÈME SECTION. — RÈGNE DE CHARLES-QUINT - 1506-1555

 

CHAPITRE PREMIER. — CAUSES DE LA SITUATION POLITIQUE DE L'EUROPE AU COMMENCEMENT DU XVIe SIÈCLE, ET SITUATION PARTICULIÈRE DES ÉTATS PRINCIPAUX À LA MÊME ÉPOQUE.

 

 

L'ère de la civilisation moderne commence au moment où nous sommes ; le moyen âge est fini. Comme à toutes les périodes de crise sociale, les esprits sont tourmentés d'un besoin de mouvement et d'expansion, qui entraîne les masses vers les choses jeunes et les bannières neuves[1]. Or, l'histoire de Charles-Quint, c'est l'histoire de l'Europe pendant la première partie du XVIe siècle. Autour de lui gravitent, comme alliés ou comme ennemis, tous les souverains et tous les grands personnages de l'époque[2]. Voilà pourquoi nous croyons devoir placer ici un tableau raccourci de la situation politique de l'Europe au commencement du XVIe siècle et des causes qui avaient amené cet état.

Dans l'ancien monde, tout reposait sur l'esclavage domestique et personnel. Ce fait seul expliquerait déjà les travaux immenses que les anciens ont entrepris et exécutés, ferait comprendre la nature de leurs constitutions politiques, et rendrait raison de l'imperfection dans laquelle la plupart des arts mécaniques restèrent, même chez les Grecs et les Romains. Aux premiers siècles du moyen âge, le servage de la majeure partie du peuple, l'indépendance des propriétaires terriens, la faiblesse du pouvoir central, menaçaient de perpétuer partout les maux de l'anarchie et, de l'oppression. La naissance des villes sauva l'Europe, fit, prendre à la civilisation une marche plus sûre, et étendit ses bienfaits aux individus de toutes les classes. Il se forma dans chaque contrée, sous l'aile de la religion, une pépinière d'hommes libres et industrieux qui exercèrent les arts et les professions utiles. Des villes la liberté se répandit dans les campagnes, affranchit insensiblement les laboureurs, leur procura des propriétés et leur assura la garantie de la justice. Le tiers état vin t se placer dans les assemblées de la nation, après le clergé et la noblesse, mais à côté de ces ordres puissants. Le travail avait amené le bien-être ; le bien-être multiplia le travail. A mesure que l'industrie fit des progrès, le pouvoir central s'affermit, et la puissance féodale fondée sur la propriété du sol alla en diminuant. L'industrie et le commerce amenèrent un genre de richesses nouvelles, et créèrent des propriétaires qui n'avaient pas un pouce de terrain. Ces propriétés nouvelles, la foule de nouveaux rapports qui en résultaient, demandaient des lois nouvelles et des tribunaux mieux organisés, et les progrès de la législation suivirent le développement de l'activité industrielle et commerciale. C'est ainsi que, sans nier les autres causes du progrès social, on peut dire avec vérité que le travail, l'industrie a été, dans l'Europe civilisée, un des principes les plus féconds de la liberté civile, de la puissance politique et de la richesse nationale.

C'est en Italie que nous rencontrons les premières villes, qui furent le foyer des lumières et le berceau des sciences et des arts. Dès le commencement du XIe siècle, Gênes, Lucques, Pise, Milan, Pavie, Asti, Crémone, Lodi, étaient des villes florissantes, faisaient des actes de souveraineté, concluaient des traités et formaient des alliances. Placées sous l'aile de la papauté, elles s'opposèrent avec succès aux progrès de la puissance temporelle des empereurs en Italie. En sévissant contre Milan avec la plus grande rigueur, Frédéric Barberousse crut les avoir abattues pour toujours, mais bientôt, faisant cause commune avec le pape Alexandre III, elles reparurent plus redoutables, et triomphèrent, entre Legnano et le Tesin, de la puissance de Frédéric. Il fut obligé de déclarer, dans le traité de Constance (1183), que les villes de Crémone, Milan, Lodi, Bergame, Ferrare, Brescia, Mantoue, Vérone, Vicence, Bologne, Ravenne, Rimini, Modène, Reggio, Parme, Plaisance, Bobbio, Tortone, Alexandrie, Verceil et Novarre, seraient maintenues dans l'indépendance dont elles avaient joui précédemment. A compter de cette époque, la prospérité des villes d'Italie alla toujours croissant. Elles créèrent des arts nouveaux, multiplièrent dans leur sein les travaux de tout genre, et eurent le monopole du commerce de la Méditerranée et des mers voisines. Les guerres qu'elles se firent l'une à l'autre par jalousie et par ambition, préparèrent leur décadence, mais cette décadence fut lente et longtemps presque insensible. A. l'époque des croisades, elles étonnèrent l'Europe par le nombre des vaisseaux qu'elles mirent en mer, et par les sommes considérables qu'elles prêtèrent aux souverains. Les rois et les seigneurs comprirent que l'existence des villes favorisait l'industrie, qu'elles seules pouvaient fournir aux frais d'expéditions lointaines et difficiles, et ils tâchèrent de créer chez eux cette classe active de citoyens, qui paraissait être la véritable source de la richesse nationale[3].

En France, Louis VI, le Gros, fut le premier qui créa des corporations d'artisans dans plusieurs districts de ses domaines ; il leur donna le droit de choisir leurs magistrats et de porter les armes ; les communes reconnaissantes le soutinrent contre l'aristocratie féodale. Cet exemple fut suivi en Angleterre et en Allemagne. Les relations de l'empire germanique avec l'Italie y avaient fait connaître les jouissances du luxe, que le travail et l'industrie pouvaient seuls faire acquérir. Les mines du Hartz et la culture de la vigne sur les bords du Rhin étaient des sources de richesses insuffisantes ; on tâcha de s'en ouvrir de nouvelles. Les arts se multiplièrent. Ils cherchent la sûreté et le repos ; et, pour travailler avec succès, ils ont besoin les uns des autres. Les artisans, conduits à se rapprocher par leur dépendance mutuelle, réunirent leurs habitations dans le voisinage des églises et des couvents, qui attiraient beaucoup de monde, et étaient seuls respectés. Le premier usage qu'ils firent de l'argent que leur activité leur avait procuré, fut d'acheter de leurs souverains qui étaient pauvres, ou de leurs seigneurs qui étaient avides, de nouveaux droits et une plus grande mesure de liberté. Les maîtrises[4] prirent naissance. Elles empêchèrent que les procédés des arts ne se perdissent, assurèrent à l'ouvrier les dédommagements d'un long et pénible apprentissage, et, dans un temps où la loi ne protégeait pas suffisamment les individus isolés, mirent chaque membre sous la sauvegarde d'un corps considéré.

La propriété est la mesure de l'intérêt que les individus prennent à la chose publique, et des services qu'ils sont en état de lui rendre. Tant qu'il n'exista que des propriétés territoriales, il était dans l'ordre que ceux qui les possédaient représentassent l'état tout entier. L'existence des villes, leur liberté et leur industrie ayant créé un nouveau genre de propriété, la constitution politique devait éprouver des changements. Les députés des villes furent donc admis à ces assemblées importantes, où les rois conféraient avec les propriétaires sur les affaires générales de l'administration. Le tiers état se forma et prit partout des accroissements rapides. En France, les états de 1301, sous Philippe le Bel, furent les premiers où siégèrent les députés des villes. En Angleterre, durant les troubles qu'excitèrent, sous Henri III, les violations multipliées de la grande charte, Leicester, qui était à la tête des mécontents, appela au parlement des députés des communes (1258), afin de se ménager des appuis. Henri III, rétabli sur le trône, et son fils Édouard Ier sanctionnèrent cette innovation. Les querelles qui s'élevèrent, au commencement du XIVe siècle, entre les maisons de Bavière, d'Autriche et de Luxembourg, au sujet de la couronne impériale, servirent à augmenter la puissance et le crédit des villes allemandes. Tous les partis recherchèrent leur amitié, et elles obtinrent voix et séance à la diète. Ce fut à la diète de Spire (1309) qu'elles parurent pour la première fois, et qu'elles formèrent un troisième collège. Sous Louis de Bavière, à la diète de Francfort, elles eurent déjà un suffrage décisif.

Dans les Pays-Bas, en Allemagne, en Angleterre, il se forma des confédérations de villes, qui avaient pour but de simplifier, d'accélérer, de multiplier les affaires mercantiles, d'entreprendre, à frais communs, des expéditions lointaines et coûteuses, ou d'assurer le transport des marchandises et la liberté du commerce, en déployant l'appareil de la puissance. Le voisinage de la mer, des grands fleuves navigables, et la douceur du gouvernement, dit Ancillon, avaient élevé les villes des Pays-Bas à une prospérité aussi brillante que solide[5]. Celles d'une partie de l'Allemagne avaient marché dans la même route avec un succès égal. Elles créèrent une association célèbre connue sous le nom de Hanse, dont nous avons eu déjà l'occasion de parler. Les premiers fondements de la Hanse avaient été jetés par la ville de Brême en 1164, mais elle s'accrut et fleurit principalement dans le XIIIe et le XIVe siècles. Les villes les plus puissantes et qui avaient le plus d'influence dans la ligue étaient Anvers, Rotterdam, Bruges, Ostende et Dunkerque aux Pays-Bas ; Calais, Rouen, Saint-Malo, Bordeaux, Bayonne et Marseille en France ; Barcelone, Séville et Cadix en Espagne ; Lisbonne en Portugal ; Livourne, Naples, Messine en Italie ; Londres, Hambourg, Brème, Lubeck et Dantzick. Leurs spéculations mercantiles s'étendaient des mers qui baignent l'Italie à celles qui sont voisines du pôle. La Hanse avait quatre bureaux principaux pour l'adresse et l'expédition des marchandises : Londres, Bergen, Novogorod et Bruges. Les villes Hanséatiques étaient respectées et craintes des souverains eux-mêmes. Waldemar III, roi de Danemark (1348), et Éric IX (1428), furent obligés de s'humilier devant cette association de simples marchands.

L'industrie et le commerce, ainsi développés, amoncelèrent dans les villes d'immenses capitaux. Cependant les guerres sanglantes entre la France et l'Angleterre, les discordes civiles qui agitèrent cette dernière nation pendant plus de quarante ans, les troubles de l'Allemagne, qui ne devinrent plus rares que depuis l'avènement de Frédéric III au trône impérial, enrayèrent dans une certaine mesure ce mouvement. Les progrès toutefois étaient réels et continus, quoique lents et peu sensibles. A la fin du XVe siècle, il existait en Italie, en France, en Espagne, en Allemagne, en Angleterre, des richesses et des Moyens de puissance, mais en même temps une opulence, un besoin de jouissances, qui créaient tout à la fois pour ces états de grands dangers et de grandes ressources.

Le pouvoir central, si faible d'abord, devenait prépondérant et tendait à glisser dans l'absolutisme. La grande influence qu'avait prise le droit romain, depuis qu'on avait commencé à l'enseigner publiquement à Bologne dans les premières années du XIe siècle[6], avait poussé les esprits dans cette direction. Les maximes du droit romain[7] sont très favorables, on le sait, au pouvoir absolu des princes, et les partisans de ceux-ci surent très habilement s'en prévaloir. La création des tribunaux d'appel, où dominaient les légistes, fit insensiblement porter devant ces tribunaux non seulement les procès qui s'élevaient dans les domaines de la couronne, mais encore les causes compliquées et difficiles qui s'agitaient dans les villes et entre les seigneurs eux-mêmes. Dès la fin du XIIIe siècle, le roi était regardé comme la source suprême de la justice. A la même époque, beaucoup de grands fiefs furent réunis à la couronne, dans les différentes contrées de l'Europe, et cette incorporation augmenta la force du prince, en diminuant la résistance qu'il rencontrait dans l'exercice de son pouvoir.

L'affaiblissement du pouvoir des papes tourna aussi au profit de l'autorité des princes, en brisant le frein le plus redoutable qu'elle eût connu jusque là. La puissance temporelle des papes, a dit un protestant célèbre, qui ne lui ménage pas d'ailleurs les reproches, a fait du bien, et, au défaut de la reconnaissance, la justice doit nous obliger d'en convenir. Dans le moyen âge, où il n'y avait point d'ordre social, elle seule sauva peut-être l'Europe d'une entière barbarie : elle créa des rapports entre les nations les plus éloignées ; elle fut un centre commun, un point de ralliement pour les états chrétiens[8]. Dès le quatrième et le cinquième siècles, Rome, abandonnée par des empereurs indignes du trône, n'eut souvent d'autre appui ni d'autre défenseur que son évêque. Le courage que les papes montrèrent dans leurs relations avec les farouches vainqueurs de l'empire, l'art avec lequel ils surent inspirer de la clémence aux barbares, leur méritèrent la reconnaissance des Romains. Saint Léon sauva la capitale du monde, à l'époque où Attila ravageait l'Italie. Après la destruction de l'empire d'occident, l'influence de la papauté ne fit que grandir, tandis que le crédit de l'empereur retiré à Constantinople allait en s'amoindrissant chaque jour. C'était au pontife que l'on s'adressait dans les situations critiques ; c'était à lui que l'on avait recours pour mitiger les ordres sévères, cruels même, que dictait la cour de Byzance.

La puissance des papes, il faut le dire, fut surtout l'œuvre des circonstances et la récompense de leurs services ; elle fut un grand bienfait, ou plutôt une condition d'existence pour la société. Les ordres monastiques, a-t-on dit, leur préparèrent, dans tous les pays de l'Europe, des instruments nombreux et dociles : mais on ne doit pas oublier qu'ils furent, dans une partie du moyen âge, la classe la plus active, la plus éclairée, la plus jalouse de répandre les lumières, et que les cloîtres furent, à cette époque, le berceau des arts et des sciences[9]. Le pape, a dit un autre protestant célèbre, le grand historien de Raumer, le pape, comme vicaire de Dieu sur la terre, était, selon les croyances catholiques, libre de toute dépendance ecclésiastique et élevé au dessus de toute chose terrestre, afin d'être avec l'Église immuable de Dieu, une arme défensive pour les faibles, une puissance terrible pour les méchants, un purificateur pour le pouvoir temporel, un père consolateur pour les esclaves et les opprimés[10]. C'est donc avec raison que l'auteur du Tableau des révolutions du système politique de l'Europe termine l'esquisse souvent bien sévère, pour ne rien dire de plus, qu'il a tracée du développement de la puissance temporelle de la papauté au moyen âge, par ces paroles remarquables : Cette puissance rapprocha les nations ; elle fut pour les états ce que la puissance publique est pour les particuliers, un pouvoir coactif et menaçant ; ce fut un tribunal suprême élevé au milieu de l'anarchie universelle, et dont les arrêts furent quelquefois aussi respectables que respectés ; elle prévint et arrêta le despotisme des empereurs, remplaça le défaut d'équilibre, et diminua les inconvénients du régime féodal.

La puissance temporelle des papes était allée toujours croissant jusqu'à Boniface VIII. On connaît les tristes démêlés de ce pontife avec le roi de France Philippe-le-Bel, démêlés où le prince français se montra plus que hardi, selon l'expression d'Ancillon, et où certes les torts les plus graves ne furent pas du côté de la papauté. Esprit élevé, cultivé par des études sérieuses, mûri par une longue expérience des affaires ecclésiastiques, mais inflexible dans ses idées, âpre et hautain dans les formes, Boniface peut invoquer en sa faveur le bouleversement des affaires publiques, les mœurs de son temps, la perfidie et la violence de la plupart de ses adversaires. On sait les traitements atroces exercés sur ce pontife de quatre-vingt-six ans dans Agnani, traitements qui arrachèrent à Dante, son ennemi pourtant, un cri de sublime indignation[11]. Quoiqu'il en soit, la papauté, comme pouvoir temporel, sortit frappé à mort de la lutte : à partir de ce moment, les papes ne commandèrent plus aux princes ; ils ne connurent plus que la voie des traités, et parfois même dans d'humiliantes conditions. La translation du Saint-Siège à Avignon (1308), où il resta soixante-dix ans, le grand schisme d'Occident (1378), les abus et les scandales qui résultèrent de ces grandes épreuves, altérèrent encore le respect des peuples pour l'autorité papale, et les princes profitèrent de ce nouvel abaissement pour accroître leurs prétentions, et élever toujours plus haut l'édifice de leur propre pouvoir.

Ils le firent avec d'autant plus de succès, que l'augmentation de leurs revenus et les secours qu'ils trouvaient au besoin dans la richesse et la libéralité des villes, leur permirent d'entretenir, vers le milieu du XVe siècle, des troupes permanentes et soldées. Charles VII forma le premier, en France, un corps de gens d'armes, qu'il garda à ses dépens, même en temps de paix, dont il pouvait se servir également contre les ennemis de la France et contre ses sujets rebelles, et qui fut le noyau des nombreuses et brillantes armées, que l'on vit, agir dans le XVIe siècle. Cette institution, en multipliant les moyens de défense, multipliait ceux de l'attaque dans la même proportion, et devait naturellement inspirer aux souverains des désirs de conquête. L'invention de la poudre à canon leur avait fourni aussi de grandes facilités pour combattre les nobles retranchés dans leurs donjons, et ne pouvant plus compter sur leur habilité à manier la lance et l'épée. Il est douteux que les Anglais aient dû les victoires de Créci, de Poitiers et d'Azincourt à l'usage heureux qu'ils firent de quelques couleuvrines ; mais il est incontestable que, sous le règne de Charles VII, on avait non seulement des arquebuses, mais môme une sorte d'artillerie. Ces nouvelles armes amenèrent de savantes applications de mathématiques à l'art de la guerre, changèrent entièrement la tactique, rendirent les combats moins acharnés sans les rendre moins meurtriers, les guerres plus dispendieuses sans les rendre plus rares.

Sous Louis XI, Maximilien et Henri VII, ces causes avaient déjà produit leur effet naturel. L'action personnelle du souverain dans l'état devenait de plus en plus absorbante et exclusive. Les princes commençaient à s'observer et à étudier leurs ressources, leurs démarches et leurs projets réciproques. Ce fut Louis XI qui introduisit l'usage d'envoyer des lettres par des courriers fixes et réglés. On a attribué à l'université de Paris l'invention des postes et des messageries. Quoi qu'il en soit, c'est là une institution qui suppose déjà chez un peuple une grande circulation d'hommes et de marchandises, circulation qu'elle est appelée elle-même à rendre plus rapide, plus animée et plus générale.

Les progrès de la navigation, les grandes découvertes qui en furent le résultat, devaient rapprocher davantage encore les nations et leur faciliter les moyens de se connaître. La découverte de l'Amérique (1492), le nouveau passage aux Indes-Orientales par le Cap de Bonne-Espérance (1498), eussent suffi seuls pour changer, à la fin du XVe siècle, la face du monde. La boussole, perfectionnée par Flavio Gioja (1302) avait permis à l'audace des navigateurs de s'élancer sur des mers inconnues. Nous ne pouvons mentionner qu'en passant l'influence qu'exercèrent sur la nation portugaise l'imagination active, la passion des découvertes et les connaissances en mathématiques et en géographie du prince Henri, fils du roi Jean Ier. La navigation hardie et heureuse de Vasco de Gama autour de l'Afrique, son arrivée sur les côtes de Malabar, les victoires brillantes, les conquêtes des Almeyda et des Albuquerque, les établissements que les Portugais fondèrent depuis Ceuta jusqu'à la Chine, sont dus en grande partie à l'impulsion donnée par ce prince. Mais nous ne pouvons taire complètement le nom de l'illustre Génois qui changea les destinées de l'Europe, en trouvant ce qu'il ne cherchait pas[12]. Il faut même un véritable acte de renoncement à soi-même, comme on l'a dit, pour se refuser au plaisir de peindre Colomb s'élevant d'une condition obscure et du sein de la pauvreté à des connaissances géographiques étonnantes pour son siècle, passionné pour les voyages maritimes plus encore par le besoin de conquérir des âmes à la vérité[13] que par l'amour de la gloire ; tourmenté de la grande idée qui s'est emparée de lui, incapable de la réaliser sans secours étrangers, offrant successivement son projet à sa patrie, au Portugal, à l'Espagne, à l'Angleterre ; rebuté par les uns, accueilli et bercé de vaines espérances par les autres, obtenant, à la fin, de la grande reine Isabelle, les moyens d'exécuter le plan qu'il a conçu ; voyant le moment où l'impatience de son équipage le forcerait d'abandonner son entreprise ; découvrant cette terre qu'il apercevait depuis longtemps de l'œil du génie ; et après avoir fait des découvertes qui changèrent tous les rapports des peuples, et auraient pu élever l'Espagne au plus haut degré de richesse et de puissance, n'emportant au tombeau que des chaînes et le sentiment amer de l'ingratitude des hommes.

Les découvertes de Vasco de Gama et de Christophe Colomb firent abandonner au commerce de l'Inde les routes qu'il suivait depuis les temps les plus reculés. La puissance de Venise et de Gènes, déjà affaiblie par les conquêtes des Turcs, tomba rapidement. D'autres états, qui n'avaient que des barques et point de vaisseaux, créèrent une marine florissante. Les arts trouvèrent de nouveaux matériaux, et multiplièrent leurs productions. L'or et l'argent qu'on tira des mines d'Amérique donnèrent des facilités pour augmenter et diversifier le travail à l'infini, la somme de travail qui avait suffi pour acquérir les productions de la vieille Europe étant insuffisante pour acheter celles que l'Asie et l'Amérique envoyaient en si grande abondance dans nos contrées. La division du travail, sans laquelle l'industrie ne peut prospérer, fut alors poussée à un haut degré.

Ces grandes découvertes devaient faire une vive impression sur les esprits, et remuer profondément les âmes. Ces mers inconnues, ces contrées immenses, ces formes nouvelles, cette nature toute différente, excitaient l'admiration, allumaient la curiosité, enflammaient les imaginations. Et au moment même où ce monde nouveau s'ouvrait ainsi avec ses richesses et ses merveilles devant les habitants de la vieille Europe, un autre monde, le monde des anciens, renaissait, pour ainsi dire, à la lumière et à la vie. Les manuscrits sortaient en foule de la poussière des bibliothèques ; les monuments, les statues, les pierres taillées, les médailles, toutes ces reliques du passé reparaissaient aux regards étonnés après avoir été si longtemps enfouies dans les entrailles du sol. L'imprimerie, la gravure semblaient être arrivées tout à point pour vulgariser la connaissance de ces œuvres du savoir et de l'art antique. C'est là un moment unique dans l'histoire de l'humanité ; il est connu sous le nom de Renaissance. Nous allons essayer de l'apprécier avec impartialité en lui-même, et dans ses causes et ses résultats.

Quoiqu'on en ait dit, la connaissance de l'antiquité ne s'était pas entièrement perdue au moyen âge, et l'étude n'en avait jamais été complètement négligée. Il est inutile de rappeler ici ce qu'on doit aux moines pour la conservation des auteurs classiques. Mais tout ne se borna pas à ce simple travail de transcription. Citons quelques noms et quelques faits. Hrosvita[14], religieuse du monastère de Gandersheim au Xe siècle, composait des comédies pieuses à l'imitation de Térence. Scot Erigène[15], qui vivait un siècle plus tôt, montre dans ses écrits une connaissance exacte de l'antiquité. Au XIIe siècle, Pierre de Blois, dans un passage curieux[16], nous déclare qu'il suit, dans son enseignement, le plan d'études que lui ont fait connaître les ouvrages de Cicéron et de Quintilien. Il s'appuie aussi de l'exemple de César, et nous apprend qu'il a lu et relu lui-même avec beaucoup de profit, pour son propre compte, Trogue Pompée, Suétone, Quinte-Curce, Tacite et Tite-Live ; il cite Horace à deux reprises. Raymond Lulle[17], au XIIIe siècle, demandait l'érection d'une chaire de langue grecque à l'université de Paris. Personne n'ignore l'admiration que Dante professait pour Virgile.

Ce fut toutefois au XVe siècle seulement que l'étude de l'antiquité devint l'objet d'une sorte de culte enthousiaste inconnu jusqu'alors. L'Italie donna l'impulsion à ce grand mouvement littéraire, que favorisèrent des causes diverses. Une des plus puissantes eut sa source dans les rapports plus fréquents qui s'établirent à cette époque entre les Grecs et les Latins. Emmanuel Chrysoloras, envoyé à Venise en 1393 par l'empereur Michel Paléologue pour solliciter des secours contre les Turcs, y avait donné des leçons à plusieurs hommes de lettres italiens, et, trois ans plus tard, il accepta la place de professeur de littérature grecque, qui lui fut offerte par les Florentins. D'autres suivirent la route qu'il avait ouverte. Théodore Gaza y vint de Thessalonique en 1430 ; puis George de Trébizonde, Jean Argyropoule, Démétrius Chalcondylas, Jean Lascaris, issu de race royale. Il se forma dès lors à Florence une espèce de colonie grecque, et les savants de cette nation qui se rendirent, en 1439, au concile qui s'y célébra pour la réunion des deux églises, trouvèrent Florence familiarisée avec l'étude de leur langue. Ce fut l'un d'eux, Gemistus Pléthon[18], qui fit revivre en Italie la philosophie platonicienne, et ouvrit ce grand débat entre Platon et Aristote, sans contredit l'une des manifestations les plus curieuses et les plus caractéristiques de l'état des esprits au siècle de la Renaissance. Enfin, lorsque Mahomet II se fut emparé de Constantinople, en 1453, plusieurs savants se réfugièrent en Italie, apportant avec eux de précieux manuscrits, et enrichirent ainsi l'Occident des dernières dépouilles de la Grèce.

Depuis longtemps, du reste, la recherche des livres perdus occupait les meilleurs esprits. Pétrarque avait retrouvé dans Arezzo des fragments de Quintilien, quelques harangues de l'orateur romain et les trois premières décades de Tite-Live. Ge qu'il demandait avec le plus d'ardeur à ses amis c'était quelque écrit de Cicéron, et il envoyait dans ce but de l'argent accompagné d'instantes prières, en France, en Allemagne, en Grèce, et jusqu'en Espagne et en Bretagne. Rien n'égala la joie de cet illustre écrivain lorsqu'il découvrit à Liège deux oraisons du grand orateur, et à Vérone ses lettres familières. Boccace allait rampant dans les greniers des couvents pour y chercher des livres puis, par économie ou pour plus d'exactitude, il les copiait de sa main. Poggio Bacciolini, que nous appelons le Pogge, trouva à Saint-Gall huit discours de Cicéron, les institutions de Quintilien, Columelle, une partie de Lucrèce, trois livres de Valérius Flaccus, Silius Italicus, Ammien Marcellin et d'autres. Les indications données par Poggio aidèrent à découvrir douze comédies de Plaute en Allemagne.

Les œuvres de l'art antique n'étaient pas recherchées avec une moindre ardeur que les manuscrits anciens. Poggio avait embelli sa demeure d'un grand nombre de statues et d'autres monuments. Non content de recueillir des morceaux de sculpture trouvés en Italie, il s'en faisait promettre par les voyageurs qui allaient parcourir la Grèce, et en demandait à un Rhodien, nommé Suffretus, possesseur d'une collection de marbres fort estimés. Beaucoup de pierres gravées et de médailles enrichissaient aussi le séjour de cet homme célèbre. Cosme de Médicis, dirigé par les conseils de Donatello[19], avait, entrepris de réunir à Florence tous les chefs-d'œuvre subsistants de l'antiquité, pour servir à l'avenir de modèles aux jeunes talents. Et de même qu'il avait ouvert ses bibliothèques aux études des savants, ses riches galeries s'offraient comme des musées publics à l'éducation des artistes qui se pressaient en si grand nombre alors sur cette terre privilégiée des lettres et des arts. On sait assez que c'est des livres réunis par lui et par son fils et son petit fils, Pierre et Laurent de Médicis, que s'est formée la fameuse bibliothèque laurentienne de Florence.

Les souverains pontifes, de leur côté, déployaient une générosité inépuisable pour encourager les recherches des savants, et pour enrichir les musées et les bibliothèques. Thomas de Sarzane, depuis pape sous le nom de Nicolas V, contractait des dettes pour acheter des manuscrits, et empruntait pour payer les copistes et les enlumineurs. Laurent Valla avait traduit. Thucydide : l'illustre pontife lui donna de sa main cinq cents écus d'or, et y ajouta le titre de chanoine et d'écrivain apostolique. Nicolas V restaura le Panthéon d'Agrippa, et fonda la bibliothèque du Vatican, où il rassembla cinq mille volumes. Quoique Paul II, l'un de ses successeurs, s'effrayât en voyant le paganisme faire irruption non seulement dans l'art, mais encore dans les doctrines et dans la vie, il n'en dépensa pas moins des sommes considérables pour exhumer des antiquités. Le cardinal Bessarion, qui s'était particulièrement distingué au concile de Florence et qui avait reçu le chapeau d'Eugène IV, ne s'écarta pas en Italie de la vie simple et studieuse qu'il menait dans son couvent du Péloponnèse. Il légua sa bibliothèque au sénat de Venise ; elle était fort riche en manuscrits, qu'il avait fait venir à grands frais de toutes les parties de la Grèce.

Ainsi honorée et encouragée, l'érudition devint bientôt une chose d'enthousiasme, l'antiquité une passion. De toutes parts, on traduisait les auteurs grecs ; on transcrivait les auteurs latins, on imitait, on copiait leur style. Cette Italie qui avait eu le Dante et Pétrarque, cette Italie si élégante et si poétique par la voix de ces deux grands hommes et du conteur Boccace, ne parlait plus italien. L'érudition dédaignait cette langue trouvée d'hier, et déjà si belle. On n'écrivait plus qu'en latin des poèmes, des histoires, des traités, des dialogues, des foules d'ouvrages, plagiats ou parodies du passé. C'est en latin qu'on correspondait avec ses amis ; c'est en latin qu'on faisait des épigrammes ou des diatribes. Cette passion, cet amour des lettres anciennes était porté au point d'être lui-même une poésie[20]. Mais une telle source était peu féconde ; le factice, l'artificiel devait remplacer bientôt ces inspirations vraies, si l'on veut, mais fondées sur des choses qui n'étaient plus que des souvenirs. Dans les lettres, comme dans tout le reste, rien .ne vaut que ce qui est vivant ; ce qui n'en vient pas ne mène à rien et s'épuise bientôt.

L'imagination aime cependant à se représenter le spectacle qu'offrait l'Italie en ce moment. Transportons-nous à Florence, avec un grand écrivain de notre temps. Quel tableau ! Dès la fin du XIVe siècle, cette ville, patrie du Dante et de Pétrarque, avait été la ville des arts comme celle de la poésie. La peinture, la statuaire, l'orfèvrerie l'avaient décorée de leurs ouvrages. Après un concours solennel, oh. des rivaux généreux s'étaient empressés eux-mêmes de proclamer le vainqueur, le génie de Ghiberti avait ciselé ces admirables portes du baptistère de Saint-Jean, que plus tard Michel-Ange, dans sa ferveur de chrétien et d'artiste, appelait les portes du paradis. La munificence des Médicis avait encore hâté ce mouvement des arts ; leurs palais, leurs jardins étaient remplis de chefs-d'œuvre.

Figurons-nous maintenant, dit M. Villemain, cette belle galerie, ornée de tous ces chefs-d'œuvre de sculpture enlevés aux barbares ; un auditoire de nations diverses, des Grecs réfugiés, des citoyens de toutes les villes d'Italie, des étrangers d'au delà des Alpes, tous brillant du feu sacré, dévorés par la même passion du beau. Politien[21], le poète, l'orateur, tout paré de grâces, de délicatesse, d'enthousiasme, prend la parole. Il commence l'explication d'Homère ou la lecture de Virgile ; il y prélude par de beaux vers en l'honneur de ces grands poètes ; puis il récite, il analyse, il compare leurs beautés. Usages antiques, principes du glatit, artifices du langage, tout s'éclaircit et se développe, à la voix du brillant interprète. Profond dans la science du droit romain, il mêle les recherches les plus curieuses à l'attrait de la poésie. Il fallait l'entendre s'écrier alors dans des vers tout vivants de vérité, de cette vérité d'imagination érudite dont nous parlions tout à l'heure :

O vatum pretiosa quies, o gaudia solis

Nota piis, dulcis furor, incorrupta voluptas,

Ambrosiæque deum mensæ ! Quis talia cernens

Regibus invideat ! Mollem sibi prorsus habeto

Vestem, aurum, gemmas ; tantum hinc procul esto malignum

Vulgus ; ad hæc nulli perrumpant sacra profani !

Ces vers on ne les distinguerait pas de la poésie de Virgile ; ils en ont le tour libre, le mouvement et l'harmonie. La passion s'y fait sentir et leur donne le naturel. Mais c'est qu'à force d'études, de goût, Politien était naturalisé romain du siècle d'Auguste, et n'appartenait plus à son temps. Écoutez-le encore, après avoir retracé l'heureux sujet des Géorgiques, s'écrier presque du ton de Virgile, et dans un ordre de pensées et de sentiments qui n'est certes ni d'un chrétien ni d'un Italien du XVe siècle :

Ô Dieux puissants, accordez-moi une telle vie ; donnez-moi ce bonheur, ce délassement du travail, ces faciles richesses. Que l'ambition de mes vœux monte jusque-là. Jamais, certes, jamais je ne demanderai que mon front envié brille de l'éclat du chapeau rouge, et que sur ma tête s'élève la mitre à triple couronne, Voilà ce que je rêvais paisible dans la grotte de Fésules, au champ de Médicis, près de Florence, sur ce mont consacré qui regarde d'en haut la ville d'Homère et les vagues lentement déroulées de l'Arno, dans cet asile heureux et ce doux repos que me donne Laurent, une des gloires d'Apollon, Laurent, l'appui fidèle des muses persécutées. S'il me fait jamais de plus assurés loisirs, je sentirai le souffle d'un plus grand dieu : ce ne sera plus la forêt et les rochers de la montagne qui rediront ma voix ; mais toi-même, ô ma douce patrie, un jour peut-être tu ne dédaigneras pas mes vers, quoique tu sois, ô Florence, la mère de si grands poètes.

Nous ne sommes plus assez classiques, remarque finement M. Villemain, pour être ravis de ces vers. Nous cherchons quelques traits de mœurs sous ce costume de poète païen. Mœoniam urbem, la ville d'Homère ! Florence, pleine de Grecs fugitifs et d'admirateurs de la Grèce ancienne, était devenue, pour ces savants, la ville d'Homère.

Qu'il n'y eût là que des fictions poétiques, nous ne le nierons pas absolument. Mais il faut avouer que la chose était quelquefois portée bien loin. Ainsi voilà un jeune Italien de haute naissance, qui quitte sa famille et prend le nom de Pomponius Laetus. Il mène une vie pauvre, mais fière et libre ; il se livre tout entier à la recherche des monuments et de l'histoire de Rome. D'autres jeunes gens s'attachent à lui, se font ses disciples, et prennent, comme lui, des noms romains. Ils pratiquent des rites mystérieux, singuliers. Ils célèbrent, chaque année, l'anniversaire de la fondation de Rome ; ils élèvent des autels à Romulus. Le pape Paul Il s'en émeut, il les poursuit comme coupables de complot et d'impiété. Et s'ils parviennent à se laver de la première de ces inculpations, l'histoire ne peut les absoudre complètement de l'autre[22]. Pomponace, qui enseignait la philosophie à Padoue, vers la fin du XVe siècle, fut accusé de nier l'immortalité de l'âme dans son livre De immortalitate animæ. Il essaya de se justifier en disant qu'il n'avait avancé l'opinion qu'on lui reprochait que comme celle d'Aristote et non comme la sienne propre, et qu'il avait simplement soutenu que l'existence d'un état futur ne pouvant être prouvée par la raison, on devait y croire sur l'autorité de l'Église catholique, dont il se reconnaissait le fils et le disciple. Son livre n'en fut pas moins condamné à être livré aux flammes. Quel qu'ait été le véritable sentiment de l'auteur, il est certain, dit un historien protestant, qu'il a cherché en plusieurs occasions à jeter beaucoup de ridicule sur les dogmes du christianisme[23].

Le mouvement littéraire et artistique atteignit son apogée en Italie sous le pontificat de Léon X, de la famille des Médicis. Amateur passionné des lettres, doué du plus vif sentiment des arts, Léon X mit son bonheur et sa gloire à leur accorder de magnifiques encouragements. Les largesses du pontife allaient partout chercher les poètes, les artistes, les savants. Les bibliothèques furent enrichies par lui des manuscrits les plus rares, des imprimés les plus splendides. Il paya cinq cents sequins les cinq premiers livres des Annales de Tacite, qui passèrent de l'abbaye de Corwey au Vatican ; il encouragea les Alde-Manuce, les Calliergi, savants imprimeurs, dont les belles éditions grecques et latines sont encore aujourd'hui des monuments recherchés de l'art typographique. Jean Lascaris et Marc Musurus lui avaient amené une colonie de jeunes hellénistes, qui propagèrent de plus en plus le goût de la langue et de la littérature grecque. Les presses d'Aide-Manuce produisirent une édition des œuvres de Platon surveillée par Marc Musurus, qui fut nommé archevêque de Malvoisie. Homère et Sophocle furent exhumés de l'obscurité où ils restaient ensevelis. Pindare et Théocrite sortirent des presses de Zacharie Calliergi.

Léon créa des écoles où l'on apprenait à lire ces ouvrages rendus si prodigieusement difficiles par l'ignorance ou l'incurie des copistes, et par l'absence de tout commentaire. L'université de la Sapience, richement dotée, recouvra les biens qui lui avaient été enlevés, et prit dès ce moment l'importance qui convenait à une institution fondée pour l'enseignement du monde. Léon X y réunit des maîtres choisis dans toute l'Europe, et célèbres dans toutes les sciences. Les professeurs étaient récompensés par de riches bénéfices et de hautes dignités ecclésiastiques ; les étudiants protégés par des privilèges. Tout ce qu'on savait alors était enseigné à la Sapience. A l'étude de la théologie et du droit canon, on joignait l'étude du droit civil, des mathématiques et de la médecine. Les sciences naturelles, l'astronomie n'étaient point oubliées, et l'on était dès lors sur la voie de la découverte du système de Copernic. La rhétorique, la logique, les autres parties de la philosophie y trouvaient un enseignement nouveau, et les chefs-d'œuvre de la Grèce et de Rome étaient révélés à une jeunesse avide et charmée. Une foule de poètes latins, à la tête desquels figuraient Bembo, Sannazar et Vida, rendaient une voix nouvelle aux muses de Catulle, de Virgile et d'Horace. Léon X protégeait également l'étude des langues orientales, auxquelles le savant Thésée Ambrosio avait consacré ses veilles et ses talents. L'hébreu était enseigné par Agacio Guidacerio et par Santés Pagnini, qui traduisit les livres saints ; une édition polyglotte du psautier, et la traduction d'un manuscrit arabe sur la philosophie d'Aristote, furent aussi le fruit du travail de ces hommes érudits[24].

Les beaux arts ne furent pas moins protégés que les lettres par l'illustre pontife. Il fit rebâtir la bibliothèque laurentienne à Florence, et la construction du nouvel édifice fut confiée à Michel-Ange. Léon X chargea également le grand artiste de rebâtir l'église de Saint-Laurent dans la même ville. A Rome, le Vatican fut décoré par les tableaux et les fresques de Raphaël, qui était alors dans toute la vigueur de son génie ; Michel-Ange orna de ses plus beaux ouvrages la chapelle Sixtine. La gravure au burin et la gravure à l'eau-forte[25] naissaient en ce moment, comme pour multiplier toutes ces merveilleuses productions du pinceau. L'art musical n'était pas oublié. Deux professeurs distingués dans ce genre, Gabriel Merino et François Paoloso, furent récompensés, l'un, par l'archevêché de Bari, l'autre, par un titre d'archidiacre. Jamais, on peut le dire, aucun prince ne se montra protecteur plus généreux, plus dévoué des hommes livrés aux travaux de l'esprit ; jamais non plus aucun ne se vit entouré d'une couronne plus nombreuse d'écrivains, de savants, d'artistes du premier ordre. Quand on pense que c'est alors que fleurirent l'Arioste, Berni, Acolti, Alamanni, Fracastor, Sannazar, Vida, Bembo, Guichardin, Sadolet, Michel-Ange, Raphaël, André del Sarto, le Caravage, Jules Romain, et tant d'autres, on doit reconnaître que c'est à bien juste titre que l'on a donné le nom de siècle de Léon X à l'époque brillante dans laquelle il a vécu.

Jetons maintenant un coup d'œil rapide sur ce qui se passait à la même époque, dans le domaine des lettres et des arts, au dehors de l'Italie. En France, le mouvement littéraire de la Renaissance eut un représentant illustre en Guillaume Budé. Homme universel, Budé avait embrassé toutes les sciences, théologie, jurisprudence, mathématiques ; mais ce qui le distingua surtout, c'est sa profonde connaissance de la langue grecque. Son premier maître, dans cette langue, avait été George Hermonyme de Sparte, que ce riche et généreux disciple recueillit dans sa maison et gratifia de cinq cents écus d'or, somme énorme pour l'époque. Avec lui il lut Homère et d'autres auteurs grecs du premier ordre, dont Hermonyme avait apporté des copies écrites de sa main. On doit à Budé de savants commentaires sur la langue grecque, et des traductions de Plutarque et de saint Basile. François Ier, appelé le père des lettres, encouragea les études classiques, et fonda à Paris le collège royal, devenu plus tard le collège de France.

Dans l'art, la révolution s'opéra en France graduellement. L'art gothique y était en décadence depuis le siècle précédent. Le style flamboyant, à force de multiplier les ornements, avait fait perdre à cet art sa belle simplicité et sa grandeur. A la fin du XVe siècle et au commencement du XVIe, on voit apparaître une renaissance mixte ; moitié gothique, moitié antique, plus française qu'italienne ; puis, vers le milieu du XVIe siècle, une renaissance tout italienne ; enfin, au XVIIe siècle, une renaissance purement classique, purement antique. Dans l'architecture, c'est au voyage de Louis XII et de son ministre George d'Amboise à Milan, qu'on peut rattacher le point de départ de la première époque. George d'Amboise, qui exerçait déjà sur les artistes français un noble patronage, fut saisi d'admiration à la vue des merveilles de l'art italien, et voulut faire profiter sa patrie de tout ce qu'elle pourrait emprunter à l'Italie. Il ramena avec lui en France un moine dominicain, architecte célèbre, Fra Giocondo[26]. Le château de Gaillon, résidence du cardinal d'Amboise, est le plus ancien exemple d'un monument construit dans le style mixte de Giocondo par des artistes français. Le style flamboyant n'était pourtant pas entièrement abandonné, car c'est alors que l'on bâtit la chapelle de l'hôtel de Cluny et l'hôtel de la Trémouille à Paris. C'est à Gaillon aussi que la sculpture de la Renaissance commença à se produire. Jean Juste, de Tours, après avoir visité l'Italie, aux frais du cardinal, pour étudier les œuvres des grands maîtres, et surtout les arabesques de Rome, sculpta l'ornementation du château. Quant à la peinture, Léonard de Vinci avait été attiré en France par François Ier, mais il mourut peu de temps après son arrivée ; André del Sarto, qui y vint à la même époque, n'y fixa point son séjour.

Le mouvement se propageait peu à peu dans les contrées les plus importantes de l'Europe. En Espagne, le principal promoteur des lettres classiques fut Antonio de Lebrixa, connu plus généralement sous le nom d'Antonius Nebrissensis. Après avoir passé dix années en Italie, et enrichi son esprit de connaissances variées, il revint dans son pays natal en 1473. Les leçons qu'il donna aux universités de Séville, de Salamanque et d'Alcala, ainsi que les travaux publiés par lui sur les grammaires castillane, latine, grecque et hébraïque, contribuèrent singulièrement à répandre parmi ses compatriotes le goût des belles-lettres et des connaissances utiles.

L'empereur Maximilien fut à cette époque le grand protecteur des lettres et des arts en Allemagne. Dès la fin du XVe siècle, Reuchlin, né à Pforzheim en 1455, était renommé pour son vaste savoir dans la langue grecque. L'impulsion y avait été donnée par Jean Wessel de Groningue et Rodolphe Agricola, sortis l'un et l'autre de l'école de Deventer, dont nous parlerons bientôt. C'est de la même école qu'était sorti avant eux l'illustre cardinal. Nicolas de Cuse, qui possédait d'une manière étonnante pour son temps les langues grecque, hébraïque et arabe. Envoyé en Orient par Eugène IV, il en avait rapporté de précieux manuscrits, et il légua à l'hôpital de Cuse, sur la Moselle, son lieu natal, une riche bibliothèque de livres grecs et latins. Les lettres ne fleurissaient pas seules alors en Allemagne. La fin du même siècle y vit paraître un artiste de premier rang, Albert Durer, également remarquable comme peintre et comme graveur. Maximilien l'appela à sa cour, occupa alternativement son burin et son pinceau, et fut si content de l'un et de l'autre, qu'il anoblit Albert et lui donna des armoiries qui passèrent depuis à toutes les communautés de peintres en Europe. Durer ne s'était point borné à la simple pratique de l'art : il en connaissait les règles par la théorie ; il composa plusieurs ouvrages sur la géométrie, la perspective, l'architecture civile et militaire, de même que sur les mathématiques dans leur rapport avec les arts du dessin. Son Traité des proportions du corps humain a été traduit dans toutes les langues de l'Europe.

En Angleterre, le progrès était plus lent. Le collège d'Éton fut fondé, vers 1442, par le roi Henri VI. Ce n'est cependant que dans les dernières années du XVe siècle qu'on voit poindre les premières lueurs de l'étude de la langue grecque sur le sol britannique. William Gorcyn avait voyagé en Italie, et suivi les leçons de Chalcondyle et de Politien. Il revint en Angleterre en 1491, et commença à enseigner au collège d'Exeter, à Oxford ; mais il n'y trouva que des auditeurs peu disposés à profiter de ses leçons. Il eut pourtant un disciple zélé en Thomas Linacre, auteur d'une traduction de Galien, imprimée à Cambridge en 1521. Une autre production littéraire de Thomas Linacre remonte au siècle précédent : c'est la traduction du traité de la sphère de Proclus, qui fut publiée en 1499 par Alde Manuce, dans un recueil d'anciens ouvrages sur l'astronomie.

Nous nous rapprocherons de notre pays, en nous occupant de l'école de Deventer, que nous avons nommée plus haut, et qui fut un grand foyer de lumières à l'aurore des temps modernes. Un saint personnage, Gérard Groot, né en cette ville en 1340, y avait fondé l'institution des frères de la vie commune, gemeineslebens, appelés aussi hiéronymites, clerici regulares S. Hieronymi. Il leur donna sa maison, établit entre eux la communauté du travail, et mit à leur tête Florent Radewyn, de Leyde, chanoine de Saint-Pierre d'Utrecht, et professeur à l'université de Prague. Les travaux manuels les plus utiles et spécialement la calligraphie, l'instruction et l'éducation des jeunes gens, étaient, avec la prière, le but principal de l'institution. Les frères de la vie commune embrassaient, dans leur enseignement, l'instruction des enfants du peuple et de ceux des classes élevées. Ils étaient dirigés par les vues les plus chrétiennes, mais ils avaient abandonné les formes sèches et compassées de la scolastique du temps, pour adopter une méthode où ils faisaient une part beaucoup plus large aux élans du cœur et, de l'imagination. Les travaux des frères de la vie commune ne furent point inutiles aux progrès des lettres classiques. Outre l'enseignement, plusieurs d'entre eux s'appliquèrent à la transcription des manuscrits ; ils mirent même plus tard la main à la correction des textes. Leur institution, du reste, s'était propagée très rapidement. Un second établissement s'était élevé à Zwoll d'abord, et de proche en proche on vit les hiéronymites se fixer à Hulsbergen, Dœsbourg, Groningue, Horne, Gouda, Nimègue, Utrecht, Anvers, Munster, Wesel, Cologne, Eminerich, Bruxelles, Grammont, Malines, Bois-le-Duc, Gand, Liège et Cambrai.

Vers le milieu du XVe siècle, plusieurs membres distingués de l'école de Deventer firent un séjour assez long en Italie, et s'y familiarisèrent avec les travaux littéraires des savants italiens. L'influence de ces hommes fut grande, à leur retour dans les Pays-Bas. Dans le nombre étaient Jean Wessel et Rodolphe Agricola, que nous avons nommés plus haut. Rodolphe Agricola ou Huesman était né, vers 1442, à Bafflen, village situé dans les environs de Groningue ; il avait étudié à Louvain, et y avait pris, en 1465, le bonnet de maitre-ès-arts au collège du Faucon, l'une des pédagogies universitaires. Agricola revint de l'Italie helléniste habile, après avoir entendu les leçons de Théodore Gaza. Il enseigna la langue grecque à Alexandre Hégius, qui en fonda l'étude à Deventer, et sous lequel l'école brilla d'un éclat nouveau et beaucoup plus étendu.

L'université de Louvain, fondée en 1426, avait été, nous l'avons dit, un point de réunion, au centre de nos provinces, pour toute la jeunesse forcée jusque là d'aller chercher l'instruction dans des écoles étrangères. La faculté des arts y avait tenu le premier rang dès l'origine, et l'étude des lettres y avait toujours été en honneur. Une chaire spéciale de rhétorique et. d'éloquence y avait été créée en 1443, de l'autorité du pape Eugène IV, avec le droit, pour le professeur qui l'occupait, au titre de chanoine de l'église de Saint-Pierre. Ce professeur était désigné sous les noms de rhetor publicus, rhetor lovaniensis, rhetor academicus. Des leçons de grammaire avaient été établies de bonne heure aussi dans les anciennes pédagogies de Louvain. Celle du Lis, le Lilium, s'était ouverte peu d'années après l'érection de l'université, en 1437. Son fondateur, qui fut aussi son premier président pendant tout un demi-siècle, était Charles Manneken, Virulus, de Gand. Virulus s'occupa des méthodes d'enseignement avec un zèle remarquable, et publia un ouvrage didactique intitulé Formulæ epistolares. Un juge éclairé, un des plus ardents, mais des plus sages promoteurs de la Renaissance des lettres, Louis Vivès, a rendu justice au mérite personnel et au dévouement de Virulus. C'est du collège du Lis que sortit Jean Despautère, le réformateur de la grammaire latine.

A la fin du XVe siècle, Louvain commençait à jeter un vif éclat dans le domaine des lettres. Dès cette époque, selon toute probabilité, l'université pouvait montrer, parmi ses membres, un philologue distingué, Jean Varennius, de Malines, célèbre surtout par ses travaux sur la langue grecque. Érasme y avait fait sa première apparition, et bientôt le collège des Trois Langues allait s'ouvrir sous ses auspices. Le moment n'était pas loin non plus où un autre membre de ce glorieux triumvirat, qui réunit au nom d'Érasme ceux de Budé et de Vivès, allait venir prendre le goût des bonnes études dans la cité brabançonne, et y préluder à ses futurs succès. C'est vers l'an 1512 que Vivès arriva à Louvain.

Une preuve éclatante de la part qu'eut l'université aux progrès des lettres résulte du grand nombre d'éditions d'auteurs classiques qui sortirent des presses de la cité académique à cette époque. Jean de Westphalie obtint de l'université le titre de magister artis impressoriæ, et imprima son premier ouvrage en 1474. En vingt-quatre années, le célèbre imprimeur mit au jour plus de cent-vingt ouvrages, dont les exemplaires conservés figurent parmi les monuments les plus curieux de la typographie naissante. C'était dans un local concédé par l'université que fonctionnaient ses presses, et lui-même datait ses impressions du territoire académique où il travaillait, in alma et florentissima universitate lovaniensi. Nous citerons parmi les auteurs imprimés par Jean de Westphalie à Louvain, les satires de Perse et de Juvénal (1474), le traité de Cicéron de claris oratoribus (même année), les bucoliques et les géorgiques de Virgile (item), les XII livres de l'Énéide (1476), les traités de Cicéron de officiis, parodoxa, de amicitia, de senectute (1483) ; une traduction de la morale d'Aristote par Léonard Arétin (1475). Après la mort de Jean de Westphalie, l'illustre Thierry Martens racheta les ateliers du défunt à Louvain, et obtint, à son tour, en 1501, le titre de maitre en l'art d'imprimer. En 1512, Martens se fixa définitivement dans la ville académique, et y installa tout son matériel d'imprimerie. C'est surtout à Louvain qu'il déploya son art de graveur de caractères. Des corps nouveaux de caractères grecs et de caractères latins servirent à l'impression de ses nombreuses éditions, preuves subsistantes de sa merveilleuse habileté et du savoir des humanistes, au milieu desquels il vivait. Quatre-vingts éditions d'une latinité toute cicéronienne attestent assez la part qu'il prit au travail glorieux qui s'accomplissait alors à Louvain, et montrent combien les efforts d'Érasme, de Vivès, de Martin Dorpius[27], de Barland[28] furent efficacement secondés par le savant typographe, surnommé à si juste titre l'Aide de la Belgique[29].

 

Essayons maintenant de caractériser d'une manière générale le grand mouvement littéraire et artistique, dont nous venons de tracer l'esquisse. C'est ici surtout qu'il faut se défendre des excès, et tâcher de se frayer une route entre l'enthousiasme aveugle et le dénigrement systématique. D'une part, on se sent saisi d'admiration à la vue d'un spectacle, sans exemple, croyons-nous, dans l'histoire ; on applaudit aux efforts de ces hommes dévoués qui consument leur vie à la recherche pénible des débris de l'antiquité échappés aux naufrages du temps, pour les rendre à la lumière dégagés de la rouille de l'ignorance ou de la barbarie ; on se félicite de voir ces efforts presque partout encouragés par les princes, et l'on éprouve une sorte de ravissement en contemplant tant de grands noms brillant ensemble, comme autant d'astres lumineux, au firmament des lettres. La face du globe semble se renouveler ; des espaces immenses et inconnus s'ouvrent dans le monde de la pensée comme dans l'univers matériel ; les hommes, les peuples s'élancent dans une direction nouvelle. Mais bientôt la réflexion fait naître d'autres sentiments. Sous ces formes anciennes qui ressuscitent, dans cette ferveur d'imitation provoquée par elles, on aperçoit çà et là le paganisme, la philosophie antique, qui ressuscitent aussi dans ce qu'ils ont de plus triste et de moins excusable. L'homme sensé, le chrétien convaincu voit avec étonnement et avec regret le langage de l'antiquité païenne reparaissant jusque dans les chaires chrétiennes ; des obscénités révoltantes exprimées, il est vrai, clans un style pur et châtié ; le matérialisme, le fatalisme s'affichant sans vergogne ; les mœurs elles-mêmes perdant leur empreinte chrétienne. Dans le gouvernement, une improbité cynique devient à la mode. Il suffit de rappeler les systèmes païens de Pomponace et de Pléthon, les écrits licencieux des Pogge, des Valla et de tant d'autres, les épigrammes dévergondées de Politien[30], d'Érasme, à propos des choses les plus respectables[31]. Machiavel n'est pas loin ; lui aussi est un grand admirateur de l'antiquité, et l'auteur du Prince a écrit les Dialogues sur Tite-Live. On comprend donc les plaintes d'un saint Vincent Ferrier s'écriant : L'or d'une vie sainte ne brille plus dans le monde ; cet éclat si vif, dont l'enseignement évangélique orne les âmes, s'est effacé, et, dans l'interprétation de l'Écriture, il s'est introduit je ne sais quel vernis poétique, je ne sais quelle nuance philosophique qui fait du prédicateur moins un disciple de l'Évangile qu'un adorateur de Cicéron ou d'Aristote. On ne s'étonne pas d'entendre l'ardent Savonarole faire parler ainsi les hommes de son temps : Le banquet de l'Écriture Sainte dégoûte la délicatesse de nos âmes. Qui nous donnera l'éloquence d'un Cicéron, les chants sonores des poètes, le doux langage de Platon, les subtils arguments d'Aristote ! L'Écriture Sainte est par trop simple pour nous ; laissons cette nourriture aux femmes. Prêchez-nous quelque chose de délicat et de sublime, et vos discours s'accommoderont aux besoins des peuples[32]. On ne peut le nier, la renaissance affaiblit le sens religieux des masses, et introduisit, au sein de la chrétienté, des éléments étrangers et jusqu'à un certain point en lutte avec ses principes constituants.

Même au simple point de vue littéraire, la Renaissance eut ses désavantages. Cette imitation exclusive des anciens avait quelque chose d'étroit, et, si je l'ose dire, de rétrograde. Le christianisme avait singulièrement agrandi le domaine de l'intelligence et de l'imagination ; il avait ouvert de nouveaux horizons, fait vibrer dans le cœur humain des cordes nouvelles ; l'imitation des anciens, dans leur langue, était évidemment impuissante à atteindre tout cela. Comment l'imitation aurait-elle pu suffire au développement complet du génie moderne ? Il y a, dit L. Ranke[33], une influence salutaire des grands modèles, mais cette influence est celle de l'esprit. De nos jours, nous reconnaissons tous unanimement que la beauté de la forme doit élever, former, exciter, mais que jamais elle ne doit subjuguer.

Hâtons-nous cependant de signaler de nombreuses et d'honorables exceptions. Bien des hommes, dévoués à la littérature classique, n'en restèrent pas moins fidèles au christianisme et à l'Église. Tels furent, entre autres, Vivès et Budé, qui formèrent avec Érasme ce célèbre triumvirat littéraire dont nous avons déjà parlé, et dont chaque membre se distinguait par une qualité particulière : Érasme, par la facilité du style, dicendi copia ; Budé, par la vivacité de l'esprit, ingenio ; Vivès, par la sûreté du jugement, judicio. Qui ne sait tout ce que fit l'illustre Fisher, évêque de Rochester, pour le progrès des lettres ! et qui ne connais en même temps son héroïque dévouement à la foi catholique ! Qui n'a présent à la mémoire le magnanime Thomas Morus, chancelier d'Angleterre, ce fidèle ami d'Érasme, qui sut allier à un vif amour de l'antiquité l'attachement le plus sincère à l'Église et un zèle ardent pour la réforme des mœurs et des institutions[34] !

Dans l'art aussi, la renaissance est le point de départ d'un retour plus ou moins prononcé vers l'antique, et une restauration du passé. L'art moderne, comme l'art antique, s'attache au dehors, à la surface, au charme extérieur, et, rejetant tout ce qui est transcendant, ne s'applique qu'à faire briller dans ses œuvres la fleur enchanteresse, mais éphémère de la vie terrestre. En face de cette beauté matérielle, s'offre la beauté chrétienne, illuminée par le rayonnement de l'espérance, dégagée de ce qui est purement extérieur et sensible, s'élançant sur les ailes de la foi et de l'amour, et trouvant dans l'homme-Dieu, c'est à dire dans la transfiguration du fini par l'infini, l'objet véritable de ses légitimes et éternelles aspirations.

Appliquons cette donnée à un art spécial, à celai qui résume plus ou moins tous les autres, à l'architecture. Les magnifiques monuments de l'Église catholique montrent assez quelle action puissante le principe chrétien a exercée sur l'architecture pour la transformer et la renouveler. Ce n'est plus le temple grec, lumineux, élégant, mais terrestre, mondain ; c'est la coupole qui s'élève comme un second ciel au-dessus de la nef ; c'est l'ogive qui s'élance, c'est la flèche qui quitte la terre. La masse est vaincue ; la pierre, taillée, découpée, ciselée, dentelée, est comme spiritualisée, et la tour, svelte et sublime, se perd dans l'azur du ciel. Les statues saintes, graves et sérieuses, sortent en foule des murailles ; les rayons du soleil, tempérés par les mille nuances des vitraux, répandent une lumière mystérieuse qui semble refléter l'infini dans le monde des phénomènes. Les dernières inspirations de cet art se retrouvent chez les-architectes qui, comme Brunelleschi, Bramante, Michel-Ange, construisirent la coupole de Santa-Maria- del - flore à Florence, l'église et la coupole de Saint-Pierre de Rome. Après eux, le caractère sérieux de l'art du moyen âge disparaît sous la fausse élégance des pastiches de l'antiquité. En vain la Renaissance chercha-t-elle à inaugurer une nouvelle période ; en vain les jésuites firent-ils des efforts louables pour maintenir, dans leurs somptueuses constructions, les arts au service de l'Église. La chute devint de plus en plus profonde ; nos vieilles cathédrales restèrent incomprises, et par là-même inachevées ; on cacha les constructions anciennes sous des bâtisses nouvelles ; l'ogive humiliée céda la place à un plein-cintre bâtard ; les ornements se tordirent en volutes, en conques, en coquilles ; le badigeon déshonora les murailles, les colonnes et jusqu'aux voûtes des temples ; l'histoire de cette triste décadence se termine enfin par le style rococo du XVIIIe siècle.

Il serait intéressant de poursuivre cette étude sur les autres arts en particulier, mais nous n'avons ni le temps ni les connaissances techniques requises pour cela. Qu'on nous permette seulement, pour terminer, de transcrire quelques pages peu connues d'un célèbre critique contemporain, M. Vitet, sur la peinture en Italie et sur Raphaël plus spécialement :

Avant la seconde moitié du XVe siècle, la peinture était partout exclusivement religieuse et mystique, il n'existait réellement dans toute l'Italie qu'une seule école. Quelques hommes supérieurs pouvaient bien, même alors, imprimer à leurs œuvres un cachet d'individualité, mais la peinture proprement dite ne consistait qu'en un procédé presque uniforme, destiné à reproduire des types consacrés. Du moment où parut Masaccio, tout fut changé. Non seulement Masaccio avait regardé la nature, non seulement il l'avait rendue du premier coup avec fidélité et avec bonheur, mais il l'avait regardée d'un œil purement humain, et, en la traduisant sans idéal, il avait sécularisé la peinture[35]. De ce jour, l'art italien fut coupé en deux : deux tendances, deux doctrines, deux écoles véritablement opposées se disputèrent son domaine, et l'admiration des hommes se partagea entre la pureté évangélique de Jean de Fiesole — fra Angelico, il beato — et la vérité humaine de Masaccio. Cependant Masaccio avait traduit la nature en artiste, c'est à dire en se l'assimilant plutôt qu'en la copiant, en saisissant ses beaux aspects plutôt que ses trivialités et ses misères. C'était un laïque et un prosateur, mais un laïque croyant en Dieu, un prosateur croyant à la poésie. Lorsqu'en 1443 la mort vint le frapper à la fleur de l'âge et du génie, il fut remplacé par Lippi, homme perdu de mœurs, vrai mécréant, peintre habile, mais trivial et maniéré. Certes, il y a chez Lippi, comme chez son fils Philippine, de grandes qualités de peintre, un éclat de couleur souvent digne de la Flandre et de Venise, des fonds de paysage pleins de charmes, des draperies vigoureusement rendues, quoique brisées et tourmentées à l'excès ; mais cette soi-disant reproduction de la nature n'en est, à vrai dire, qu'une injurieuse contrefaçon. Jusqu'à la fin du XVe siècle, toute la vivacité de l'esprit florentin, toute la munificence des Médicis furent dépensées à faire fleurir cette décadence anticipée.

Qu'était devenue pendant ce temps cette ancienne peinture italienne, qui, les regards tournés au ciel, sachant à peine ce qui se passait sur terre, semblait n'être en ce monde que pour parler aux hommes des choses divines, pour faire comprendre et entrevoir, même à ceux qui ne savaient pas lire, la gloire de Dieu, le bonheur des séraphins, les joies de l'infini ? Elle s'était réfugiée dans les cloîtres. Son plus éloquent, son incomparable interprète, fra Beato-Angelico, après avoir acquis, du vivant de Masaccio, plus de gloire qu'il n'en voulait ; après avoir, malgré lui et par obéissance, soutenu contre ce digne émule l'honneur de son école, continuait en silence son œuvre sainte au fond de cette cellule, où bientôt il allait mourir. A son exemple, mais bien inférieurs à lui, d'autres pieux cénobites, dispersés çà et là, à Subiaco, à Assise et dans d'autres solitudes, entretenaient le culte de la beauté purement religieuse ; mais que pouvaient leurs efforts isolés ? A peine connaissait-on leurs œuvres : ensevelies dans les couvents, elles n'avaient pour admirateurs que la foule obscure des pèlerins. Ce n'est pas là qu'il eût fallu lutter : c'était dans Florence même, devant ce capricieux public, dans ces turbulents ateliers, et jusque dans ce Palazzo Vecchio, où Laurent le Magnifique prodiguait ses largesses aux profanes nouveautés. Profanes est bien le mot, car il ne s'agissait pas seulement de l'imitation de la nature, mais d'une autre sorte d'imitation plus séduisante encore et plus incompatible avec l'art religieux. L'antiquité, le paganisme, après dix siècles de léthargie, s'étaient réveillés tout à coup. Les merveilleux modèles qu'on exhumait chaque jour étaient reproduits avec idolâtrie, et tous les esprits d'élite, à force de lire les anciens, à force d'habiter l'Olympe avec leurs dieux, n'avaient plus que dédain pour les saints du paradis. Les Médicis, moitié par goût, moitié par politique, secondaient à Florence ce mouvement érudit et mythologique ; aucun artiste n'ignorait que la fable était chez eux plus en honneur que l'évangile, et qu'on avait meilleure chance de leur plaire en leur montrant Hercule aux pieds d'Omphale que les rois mages aux pieds de Jésus.

Mais comme il était dans la destinée de la peinture italienne de ne tomber en véritable décadence qu'après s'être relevée à de nouvelles hauteurs et avoir fait connaître au monde la plus parfaite expression de la beauté moderne, il fallait que l'élément suprême de cette beauté, l'élément spirituel ne disparût pas si tôt. Aussi, pendant que Florence presque tout entière sacrifiait aux faux dieux, on vit, dans la contrée des saints pèlerinages, aux alentours du tombeau de saint François d'Assise, et comme suscitée par sa vertu miraculeuse, se former, en dehors des cloîtres, une milice volontaire, marchant comme à la croisade, pour sauver l'idéal et défendre la tradition. C'était cette école ombrienne qui jusque là ne s'était point révélée ; c'était Gentile de Fabriano, élève de Fra Angelico lui-même, et bien d'autres, instruits, pour la plupart, chez les maîtres miniaturistes de Pérouse et d'Assise, à ne chercher leurs inspirations que dans le cercle restreint des sujets exclusivement chrétiens. Quelques-uns, comme Gentile par exemple, ne se contentèrent pas de répandre dans leurs montagnes les produits de ces inspirations, ils les colportèrent dans toute l'Italie, à Venise, à Naples, à Milan. Malheureusement, parmi ces missionnaires pleins de foi et même de talent, il n'en était aucun qui pût agir sur les masses par l'ascendant d'une véritable supériorité. Ils étaient suffisants pour empêcher le feu sacré de s'éteindre, mais ne parvenaient pas à le ranimer.

Cet honneur était réservé à Pierre Vanucci, à celui que la postérité a surnommé le Pérugin. Tout le monde connaît ce grand artiste. Ses tableaux conservent encore un tel charme aujourd'hui que ses contemporains, même les plus endurcis, ne pouvaient y rester insensibles. Il osa descendre à Florence, et ses gracieuses créations, moins pures, moins élevées, moins célestes que celles de Fra Angelico, mais aussi chastes, aussi attachantes et plus vigoureusement peintes, réveillèrent dans bien des cœurs l'amour éteint des choses saintes. Conduit à Rome par sa renommée, il y fut comblé de biens et d'honneurs, mais n'en voulut pas moins retourner dans ses montagnes pour fonder et consolider cette école qui devenait sienne, et qui poussait déjà de nombreux et vigoureux rameaux. Soutenu par ses élèves, le Pérugin, tant qu'il fut dans la force de l'âge, c'est à dire jusqu'à la fin du siècle environ, vit grandir et s'étendre son influence, non seulement autour de lui, mais dans presque toute l'Italie, à Bologne surtout, où dominait Francia, son glorieux auxiliaire. Le moment approchait pourtant où ses forces allaient faiblir. Heureusement, peu d'années auparavant, un habitant d'Urbin, fervent disciple de l'école ombrienne et peintre de talent, avait conduit dans l'atelier du vieux maître son fils encore enfant, mais portant déjà les signes manifestes du génie. Le jeune Sanzio, déjà formé aux leçons paternelles, s'appropria sur le champ le savoir et le style de son nouveau maître. Bientôt on ne distingua plus leurs œuvres, si ce n'est que, dans les tableaux de l'élève, se révélait déjà plus de pensée et une certaine aspiration à des types plus parfaits.

Lorsque, vers l'an 1500, le maître entreprit un second voyage à Florence, ce fut à ce jeune Sanzio, à peine âgé de dix-sept ans, qu'il confia la direction et l'achèvement de tous les travaux dont il était chargé. Les jalousies d'atelier se turent devant une telle supériorité. Pinturrichio lui-même, le plus habile disciple du Pérugin après lui, n'eut pas plus tôt reçu la mission de décorer la bibliothèque de la cathédrale de Sienne, que bien vite il appela Raphaël à son aide. Celui-ci s'en vint ensuite à Florence, où il se posa en Ombrien fervent, et ne rechercha que les artistes qui avaient soutenu le Pérugin dans sa vieillesse, qui se permettaient d'admirer les vieux maîtres, et respectaient les traditions. C'était, entre autres, ce Baccio della Porta, destiné à rendre immortel le nom de Fra Bartolomeo, esprit austère et fougueux, entré tout. récemment dans la vie monastique et hésitant encore à reprendre ses pinceaux. Ce n'est pas, quoiqu'il eût à cœur de rester fidèle à son vieux maître, que Raphaël se fit un scrupule de butiner parfois chez les autres. D'un regard, jeté à la dérobée, il s'emparait de leurs secrets. C'est ainsi que, sans prendre directement les conseils de Léonard — de Vinci —, il s'instruisit à son exemple et se rendit familières les plus exquises délicatesses de sa façon de peindre.

La phalange d'artistes, au milieu de laquelle Raphaël, malgré sa jeunesse, s'était placé dès l'abord au premier rang, n'avait alors ni crédit ni faveur, c'était un parti vaincu. Presque tous avaient aimé, suivi l'impétueux Savonarole, qui, durant dix années, avait tenu Florence sous sa loi et en avait chassé les Médicis. Savonarole était mort dans les flammes, et les partisans des Médicis avaient sourdement rétabli leur influence et reconquis le pouvoir. Ils l'exerçaient, sans qu'il y parût, par les mains du gonfalonier Soderini. Il n'y avait donc rien à espérer pour Raphaël sous les lambris du Palazzo Vecchio. Sans appui de ce côté, il se rejeta sur de plus modestes patronages. Ses tableaux étaient autant de chefs-d'œuvre. Les coteries eurent beau faire. Le public se sentit ému, l'enthousiasme survint, et le jeune artiste reçut plus de commandes qu'il n'en pouvait exécuter. Mais ce n'étaient que des tableaux de dimension moyenne, des tableaux de chevalet. Il aspirait à tin champ plus vaste. Il lui fallait des murailles à couvrir de ses pensées. Une lettre lui vint qui lui ouvrait des perspectives nouvelles, et qui décida du reste de sa vie. Bramante lui écrivait de Rome qu'il se hâtât d'accourir ; le pape l'appelait et lui donnait à peindre les murs du Vatican.

Quand Raphaël partit pour la grande cité, ses facultés avaient pris un développement prodigieux, tout en restant soumises à une forte discipline. Il savait dans son art tout ce qu'un homme peut savoir, il était aussi grand peintre qu'il devait jamais l'être, sans que son pinceau eût encore cédé à une fantaisie, ou subi un mauvais exemple. Il n'employait sa puissance qu'à suivre, comme un enfant docile, les voies naturelles de son génie, revêtant n'une forme toujours plus parfaite les saintes pensées dont son âme était pleine. Fra Bartolomeo, dont la cellule était, un des lieux favoris de ses récréations, lui avait communiqué quelque chose de sa foi. Telle fut sa déférence aux conseils du cénobite, que, pendant ces quatre années, il ne mit presque jamais les pieds dans le jardin des Médicis, où tant d'autres venaient, un crayon à la main, s'inspirer devant les statues antiques dont il était peuplé ; telle fut sa constante soumission aux prescriptions de son école que, parmi plus de soixante ouvrages produits par lui depuis son arrivée à Florence jusqu'à son départ pour Rome, on n'en peut citer qu'un seul, à peine grand comme la main, dont le sujet ne soit pas chrétien, et encore où en avait-il pris l'idée ? Dans une cathédrale, devant ce groupe antique des trois Grâces, qui décore la sainte librairie de Sienne.

Une fois à Rome, c'est, l'esprit encore tout plein de ses convictions florentines, que Raphaël entreprit et conduisit à fin ce grand drame théologique, ce magnifique dialogue entre le ciel et la terre, qu'on appelle la Dispute du saint Sacrement. Jamais les traditions ombriennes ne s'étaient montrées au inonde sous un plus splendide aspect ; c'était le comble de l'art la vie intérieure, la vie de l'âme, coulait à pleins bords d'un bout à l'autre du tableau, sans troubler le calme et la simplicité d'une composition majestueusement symétrique. Pour indiquer hautement combien il restait fidèle à ses croyances et à ses amitiés, le peintre avait pris soin d'introduire dans son tableau non seulement le Pérugin son maître, mais ce Savonarole, qui avait maintenu si pur l'idéal de l'art. Comment passa-t-il brusquement de cette page sublime, qui résumait et complétait l'œuvre de toute sa vie, à un autre chef-d'œuvre non moins inimitable — l'École d'Athènes —, mais conçu dans un esprit et dans un but tout différents ? Il avait changé d'atmosphère ; il se trouvait aux prises avec des séductions toutes nouvelles, une, entre autres, qu'il ne connaissait pas : la faveur. C'était un pape qui lui disait : faites-moi des dieux, des muses, des Athéniens, des philosophes. Il fallait donc, bon gré mal gré, qu'il désobéît à son école, ne fût-ce que pour le choix des sujets. Ce premier pas franchi, comment n'en pas faire un autre ? Comment se refuser le plaisir, si longtemps différé, de vaincre ses adversaires sur leur propre terrain, de dire à tous ces prôneurs du style savant et pittoresque : il vous faut des combinaisons, des calculs, des lignes accidentées ; vous voulez que la vie, l'expression, ne soient plus concentrées seulement sur la figure de l'homme, mais répandues sur tout le corps ; vous voulez que le système musculaire joue, comme l'âme, un premier rôle ; vous appelez l'intérêt sur la surface des choses, et vous glorifiez la matière aux dépens de l'esprit : eh bien, je m'en vais vous montrer que je connais tous ces secrets, et que j'y suis passé maître ! Une fois dans ce chemin, il ne devait plus en sortir. Il s'y maintint, il est vrai, avec toute sa force, toute sa retenue, sans jamais être entraîné plus loin qu'il ne voulait, sans jamais abandonner l'usage de ses qualités propres, des dons innés de sa nature, et compensant, s'il est possible, les inconvénients de cette sorte d'éclectisme par la merveilleuse universalité de son génie. C'est ainsi que se passèrent ces dix dernières années, et ce fut certes encore un admirable spectacle, mais un progrès, quoiqu'en puissent dire certains esprits, nous avons peine à l'admettre.

Nous ne sommes donc pas de ceux qui, sans pitié, frappent d'anathème ces dix dernières années ; encore moins voulons-nous les exalter, les mettre au-dessus des autres, prétendre que cette vie d'artiste n'a été qu'une marche toujours ascendante. Il y a deux hommes, deux peintres en Raphaël. Le premier a toutes nos préférences, niais Dieu nous garde de ne pas admirer le second ! Il faut même le reconnaître, si, durant ces dix années, les œuvres ont plutôt grandi en savoir et en puissance qu'en sentiment et en poétique beauté, l'homme, l'artiste n'en a pas moins continué à s'élever sans cesse au-dessus de lui-même, et la preuve, c'est qu'il lui est arrivé quelquefois, durant cet intervalle, de se replacer pour un moment à son ancien point de vue, de traiter des sujets purement mystiques dans des conditions de simplicité naïve et symétrique qu'eût acceptées un fidèle Ombrien, et il l'a fait avec une supériorité dont son jeune âge ne nous montre pas d'exemple. C'est ainsi qu'il a créé la Vision d'Ézéchiel ; c'est ainsi qu'a pris naissance cette Vierge de Dresde — la Vierge de S. Sixte —, le plus sublime tableau qui soit peut-être au monde, la plus claire révélation de l'infini que les arts aient produite sur la terre.

 

On le voit, la Renaissance n'a pas beaucoup à se glorifier du génie de Raphaël. Ce qui prouve, du reste, combien la voie où l'on venait d'entrer était déplorable, c'est la promptitude de la décadence. Écoutez encore M. Vitet : L'Italie, pendant le XVe siècle, avait mis au monde tant de peintres éminents qu'une période d'épuisement et de stérilité succéda brusquement à cette exubérante production. Dès qu'on a passé les premières années du XVIe siècle, on ne voit plus rien germer ; tout commence à tomber ou à se flétrir. Regardez après la mort de Corregio, en 1534, ce qu'il restait encore de cette puissante génération, dont il était un des plus jeunes représentants. Raphaël n'est plus depuis quatorze ans ; Giorgone, Bellini, Fra Bartolomeo, Léonard de Vinci, le Pérugin, André del Sarto, J'avaient précédé ou suivi dans la tombe. De toute cette famille de peintres immortels, il n'y avait de vivant que Michel-Ange et Titien, tous deux âgés d'environ soixante ans, mais destinés, il est vrai, l'un et l'autre, à devenir presque centenaires. Michel-Ange était à la veille de renoncer à la peinture pour se livrer exclusivement aux travaux de Saint-Pierre. C'est en 1541 qu'il termina son Jugement dernier, et, depuis ce moment, il ne toucha plus ses pinceaux. Quant à Titien, il peignit, je crois, jusqu'à sa quatre-vingt dix-neuvième année ; mais quelque temps après sa soixantième, il entreprit ses voyages à Barcelone et en Allemagne, et l'on sait qu'après son retour ses tableaux n'ont plus offert qu'un reflet assez pâle de ses brillantes qualités, et .que, semblables aux dernières tragédies de Corneille, ils ne doivent pas figurer dans ses œuvres. On peut donc dire que, vers 1540, tous les grands peintres de l'Italie avaient cessé ou de vivre ou de peindre, et depuis cette époque jusqu'à celle où commence à paraître dans sa maturité une nouvelle génération, on voit s'écouler près d'un demi siècle d'interrègne[36].

 

Il nous reste à exposer, en peu de mots, la situation des principaux états de l'Europe au commencement du XVIe siècle.

Le Portugal, borné au midi et à l'ouest par l'océan atlantique, à l'est et au nord par l'Espagne, produit tout ce qui sert aux besoins et aux jouissances de la vie, des vins délicieux, des grains et des fruits de toute espèce. Après avoir partagé les destinées de l'Espagne, ce pays en avait été séparé (1094) par Henri de Bourgogne, arrière petit-fils de Hugues Capet. Son fils Alphonse Ier, ayant remporté une victoire signalée à Ourique sur les Maures, fut proclamé roi sur le champ de bataille par les Portugais reconnaissants. Souvent inquiété par ses anciens suzerains, Alphonse se déclara vassal du Saint-Siège, et se mit ainsi à l'abri contre les prétentions de la Castille. La postérité mâle légitime de la maison de Bourgogne s'étant éteinte en 1383, un descendant illégitime de cette maison, Jean Ier, fut proclamé roi par les Cortès. C'est du règne de ce prince que date l'essor de la puissance maritime et coloniale du Portugal. La prise de Ceuta sur la côte septentrionale de l'Afrique (1415), l'établissement des Portugais dans les îles récemment découvertes de Porto Santo (1418) et de Madère (1419), marquèrent les débuts de ce peuple dans la carrière brillante où il venait d'entrer. A l'avènement de Jean II (1481), la monarchie portugaise atteignit le comble de sa puissance. La découverte du cap de Bonne Espérance par Barthélemi Diaz eut lieu au commencement de son règne, pendant lequel le pape Alexandre VI, pour prévenir les conflits que menaçaient de faire naître les ambitions rivales de la Castille et du Portugal, traça la fameuse ligne de démarcation destinée à séparer les conquêtes de ces deux royaumes. Jean II mourut en 1495, sans laisser d'héritier direct. Le règne d'Emmanuel le Fortuné, son cousin et successeur, est vraiment l'âge d'or du Portugal. La découverte de la route maritime aux Indes par Vasco de Gama, en 1498, dirigea vers ces régions, nous l'avons déjà remarqué, l'esprit aventureux de ses compatriotes. Dès le commencement du XVIe siècle, François d'Almeida, premier vice-roi portugais dans l'Inde, fit la conquête de l'île de Ceylan, peu d'années après que Pedro Alvarez Cabral eut été poussé par un heureux hasard à la découverte du Brésil (1500). Le célèbre Alphonse d'Albuquerque, successeur d'Almeida (1508), fit de Goa l'entrepôt du commerce avec les Moluques et le siège de son autorité dans l'Inde, dont, presque tous les princes reconnurent la suprématie du roi de Portugal.

L'Espagne était parvenue, par d'autres routes, à une puissance plus grande, encore. Déjà toutes les parties de la presqu'île formaient un seul tout ; et l'espace compris entre les Pyrénées, la Mer méditerranée, le Portugal et l'Océan, obéissaient au même maître. L'an 711 de Jésus-Christ (92 de l'hégire), Mousa, lieutenant du calife Walide, avait envahi l'Espagne avec des forces considérables ; la bataille de Xérès, où le roi Roderic trouva la mort, avait mis fin à la monarchie des Goths, et la Péninsule entière était passée sous le joug des Musulmans. Peu après cette conquête, la première dynastie des califes, celle des Omméiades, ayant été renversée du trône par les Abassides, un membre de la famille déchue parvint à se faire reconnaître calife à Cordoue (756), et opéra de la sorte le démembrement du grand empire des Arabes. Le califat de Cordoue fut lui-même démembré dans le XIe siècle par suite de l'extinction de la dynastie des Omméiades : alors les lieutenants du prince s'érigèrent en rois dans les principales villes du midi et du centre de la Péninsule. Cependant une poignée de Goths s'était, lors du renversement de la monarchie, réfugiée dans les montagnes des Asturies ; là, dans une retraite presque inaccessible, ces restes de la race chrétienne parvinrent à se maintenir par une héroïque constance contre les efforts des conquérants. C'est le berceau du royaume de Léon, dont Alphonse Ier le Catholique peut être considéré comme le véritable fondateur ; car l'existence du prince Pélage est tout aussi douteuse que celle de Pharamond. Les divisions qui ne tardèrent pas à éclater parmi les états maures favorisèrent les progrès du nouveau royaume chrétien, dont il faut rapporter l'établissement définitif au milieu du Ville siècle. La délivrance de la patrie fut hâtée par des exploits chevaleresques, dont les célèbres romanceros nous ont conservé le souvenir. L'Espagne offrit, pour ainsi dire, à cette époque mémorable, un champ de bataille perpétuel, dont. le terrain, disputé pied à pied, dut enfin rester, après une lutte de six siècles, aux anciens possesseurs du pays. Au commencement du XIe siècle, il existait, outre le royaume de Léon, un comté de Castille, qui ne tarda pas à être érigé en royaume ; un comté de Barcelone qui relevait de la France, et un royaume de Navarre, dont le souverain, Don Sanche, dit le Grand, se trouva en mesure de réunir, en 1035, les diverses principautés espagnoles, à l'exception du comté de Barcelone. Suivant un usage alors consacré, il fit entre ses trois fils le partage de ses états : don Garcio l'ainé eut la Navarre, don Ramire l'Aragon, qui fut détaché de la Navarre pour former un royaume nouveau ; Castille et Léon échurent à Ferdinand Ier. De ces princes descendirent trois séries de rois qui gouvernèrent les royaumes chrétiens jusqu'à leur réunion totale au milieu du XVe siècle, réunion fameuse, qui constitua définitivement la monarchie espagnole. Elle s'opéra en 1469 par le mariage de Ferdinand le Catholique, possesseur du trône d'Aragon, auquel avait été précédemment annexé le comté de Barcelone, avec Isabelle, héritière des royaumes de Castille et de Léon. Appuyé sur les forces de ces divers états, Ferdinand résolut de mettre fin à la domination mauresque en Espagne, qui, graduellement ruinée par ses prédécesseurs, ne se composait plus alors que du seul royaume de Grenade. Il consomma en effet cette grande entreprise en 1492, et prononça l'expulsion des Maures du territoire de la Péninsule. Enfin, ayant dépossédé violemment, en 1512, Jean d'Albret du royaume de Navarre, l'Espagne, des Pyrénées au détroit de Gibraltar, se trouva réunie sous son sceptre. Tout concourait alors à favoriser la grandeur de cette puissance : le génie de Colomb l'avait dotée d'un nouveau monde, celui de Charles-Quint allait lui assurer la prépondérance politique sur l'ancien.

La France, encore plus favorisée par la nature que l'Espagne, avait grandi surtout par le développement intérieur de ses forces. Ce beau royaume, baigné par deux mers, adossé aux Pyrénées, au Jura et aux Alpes, coupé dans tous les sens par une multitude de fleuves et de rivières navigables, produisant tous les objets de nécessité et tous les agréments de la vie, avait atteint, sous Charles VII et sous Louis XI, un haut degré de tranquillité et d'ordre légal. Après une guerre de vingt-cinq ans, il ne restait plus aux Anglais, dans tout le royaume, que Calais. La mort de Henri V, enlevé à la fleur de l'âge et au sein de ses triomphes, celle de son frère le duc de Bedfort ; l'enthousiasme de Jeanne d'Arc, qui, de son âme pure, simple, héroïque, se répandit dans tous les cœurs français, et produisit des effets qui parurent avec raison, dit M. Ancillon, autant de miracles ; les guerres civiles de l'Angleterre qui firent perdre à cette nation ses conquêtes et sa gloire ; la paix d'Arras qui priva les Anglais du secours de Philippe le Bon, leur plus fidèle allié ; toutes ces causes réunies avaient délivré la France du joug de l'étranger. Charles VII eut d'autant plus de facilité à rétablir l'ordre, que tout le monde était las du désordre, qui avait duré près d'un siècle. C'est lui qui institua les compagnies d'ordonnance ; il laissa à son fils un royaume tranquille et en voie d'agrandissement. Louis XI recueillit les fruits de la sagesse et de la bonté de Charles VII. La couronne fit, sous le règne de ce prince, des acquisitions qui accrurent considérablement sa puissance. Par la mort de son frère, Louis XI entra en possession de la Guyenne ; celle de Charles le Téméraire le rendit maître de la Bourgogne ; l'Anjou, le Maine, la Provence furent réunis au reste de ses états à l'extinction de la maison d'Anjou (1481). Ce roi dirigea toute son attention sur les moyens d'affermir à l'intérieur l'autorité royale. Il abaissa les grands et força les têtes les plus superbes à plier sous le sceptre ; mais il employa trop souvent des moyens indignes d'un roi. Administrateur habile, il soumit les corps de métiers à des règlements uniformes, fonda des parlements et établit l'inamovibilité des offices de judicature. A l'intérieur, deux évènements importants signalent le règne de Charles %III : la tenue des états de Tours, convoqués dans les règles, composés d'après les vrais principes de la constitution française, et la réunion de la Bretagne à la France par le mariage du jeune roi avec princesse Anne, fille et unique héritière du dernier duc. La France était si puissante en ce moment que Charles VIII se crut appelé à conquérir l'empire du monde. Il marcha sur Constantinople, se proposant chemin faisant de soumettre l'Italie à ses armes ; mais ces expéditions militaires, qui lui donnèrent à Fornoue la gloire d'un triomphe éclatant, restèrent sans résultats politiques. Louis XII, après lui, créa un parlement en Normandie et un autre en Provence ; diminua la taille, régla avec sagesse, par sa célèbre ordonnance sur les cours de justice, la durée des procès, le nombre des instances, les frais de la procédure, et fixa les moyens de s'assurer de la capacité des juges par des examens sévères. Plus tard il tourna, comme Charles VIII, ses vues sur l'Italie. Après de longues alternatives de désastres et de victoires, il fut contraint de renoncer à ses projets de conquêtes. Affaiblie, mais non épuisée par ses derniers revers, la France allait suivre bientôt encore une fois, à travers les défilés des Alpes, un nouveau roi, célèbre par ses démêlés avec Charles-Quint, et que son amour des aventures a fait nommer le dernier des chevaliers.

L'Allemagne, vers la fin du XVe siècle, n'était qu'une association de souverains indépendants et de villes libres, qui respectaient dans l'empereur plutôt un chef tutélaire qu'un véritable maitre. Cet ordre de choses était né au milieu des orages qu'excitèrent, dans les XIe, XIIe et XIIIe siècles, les luttes des papes et des empereurs, et les expéditions continuelles des Hohenstauffen en Italie. Les officiers de l'empire, en Allemagne, profitèrent des circonstances pour usurper insensiblement les droits de souveraineté. Les empereurs n'acquirent pas l'Italie, et perdirent l'Allemagne. Là, plus encore que dans les autres contrées de l'Europe, il n'y avait, avant le XVe siècle, ni ordre public, ni police générale ; on y voyait un défaut total de puissance, de concert et d'unité. Charles IV, de la maison de Luxembourg (1347), avait voulu remédier au mal, en donnant à l'Allemagne des lois écrites. La fameuse bulle d'or (1356), qui, jusqu'à la dissolution de l'empire, a été regardée comme la base du droit public germanique, ne régla que la forme, le lieu, le mode de l'élection de l'empereur, et les cérémonies du couronnement. La maison de Habsbourg occupait de nouveau le trône impérial (1439). Cette maison illustre devait sa gloire à l'heureux et sage Rodolphe, élu empereur après un long interrègne (1273). La couronne impériale n'avait pas, à cette époque, été fixée dans sa famille, mais il avait acquis l'Autriche et des droits éventuels sur la Bohème. Après lui, les princes de sa maison ne perdirent jamais de vue le plan primitif du fondateur de leur puissance, celui de former en Allemagne une grande masse d'états héréditaires, qui pût fixer l'empire dans leur maison, et en faire plus qu'un vain titre. Frédéric III, successeur d'Albert II, avait porté la couronne impériale pendant cinquante trois ans, sans gloire, sans éclat et sans utilité pour l'Allemagne. Maximilien, son fils et son successeur, avait fait entrer dans la maison d'Autriche, par son mariage avec la duchesse Marie, la riche succession de Bourgogne. Doué d'une certaine facilité d'esprit qui lui faisait tout saisir avec chaleur, et dépourvu de cette force de caractère qui ne permet pas d'abandonner facilement ce qu'on a une fois voulu, avide de projets et dénué de moyens pour les exécuter, toujours magnifique et toujours pauvre, également susceptible d'enthousiasme et de découragement, Maximilien était plutôt un homme aimable et brillant qu'un' grand homme. Cependant, ajoute M. Ancillon, après avoir tracé de lui ce portrait, l'Allemagne lui doit beaucoup, et il peut être regardé comme le créateur de l'ordre légal dans l'empire germanique. A la diète de Worms (1498), on publia la célèbre paix du pays, qui devait mettre fin au règne de la force, et faire cesser l'état de guerre permanente, où se trouvaient les seigneurs et les villes, les souverains et les sujets. La diète de Worms créa la chambre impériale, pour décider tous les différends qui s'élèveraient entre les états de l'Allemagne. On chargea les états eux-mêmes de l'exécution des sentences, et l'empire fut partagé en cercles pour faciliter cette opération. Cette organisation, dit l'auteur cité, qui tendait à établir pour les membres du corps politique une espèce d'ordre social, pure dans son principe, admirable dans la théorie, difficile dans l'application, fut toujours un essai imparfait dont les états considérables se jouèrent, que les faibles respectèrent quelquefois, et qu'eux-mêmes cessèrent de craindre, du moment où il exista en Allemagne plusieurs états assez puissants pour appuyer au besoin leur résistance illégale.

Entre le Rhin, le Jura et les Alpes existait cette république fédérative, qui s'était naguère couverte de gloire en triomphant des forces du dernier duc de Bourgogne. Les pâtres robustes et pauvres qui l'avaient formée, habitaient, depuis les temps les plus reculés, les vallées arrosées par le Rhin, la Reuss, la Limmat, l'Aar et le Rhône. Leur pauvreté même les avaient défendus contre le joug de leurs voisins, au milieu de ces montagnes menaçantes et couvertes de glaces éternelles. Après l'expulsion des avoyés autrichiens ; qui avaient abusé d'un protectorat accepté par ces braves montagnards pour les traiter comme les serfs de l'Allemagne, les cantons d'Uri, de Schwytz et d'Unterwald s'étaient 'promis solennellement une garantie réciproque de leur constitution et de leur indépendance[37]. Ce fut l'origine de la ligue helvétique (1318). L'exemple de ces trois cantons fut suivi, et, au bout de peu d'années, Lucerne, Zurich, Glaris, Berne, furent admis dans la confédération (1332-1353). Les constitutions particulières de chacun de ces cantons présentaient de notables différences ; nées des circonstances et des besoins des localités, elles leur étaient singulièrement appropriées. Après les victoires remportées sur Charles le Téméraire, Schaffouse, Soleure, Fribourg, Bâle étaient entrés dans la ligue. Louis XI, qui avait éprouvé et admiré (1444) la valeur des Suisses, aima mieux être leur allié que leur ennemi, et conclut avec eux un traité de subsides. Tous les souverains de l'Europe briguaient leur alliance. Leur infanterie passait pour invincible ; mais le butin immense qu'ils avaient recueilli de la défaite des Bourguignons leur avait révélé de nouveaux besoins, et la soif de l'or menaçait d'infecter leur simplicité des mœurs. Les princes de la Haute-Italie se préparaient à prendre la valeur helvétique à la solde de leurs passions, et les Suisses, passant les Alpes, devaient bientôt abreuver de leur sang les plaines de la Lombardie.

L'Italie, isolée dans ses limites naturelles, séparée par la mer et par de très hautes montagnes du reste de l'Europe, semble être appelée à former une grande et puissante nation ; mais elle a, dans sa configuration géographique, un vice capital que l'on peut considérer comme la cause des malheurs qu'elle a essuyés et du morcellement de ce beau pays en plusieurs monarchies ou républiques indépendantes : sa longueur est sans proportion avec sa largeur. Si l'Italie eût été bornée par le mont Vélino, c'est à dire, à peu près à la hauteur de Rome, et que toute la partie du terrain entre le mont Vélino et la mer d'Ionie, y compris la Sicile, eût été jetée entre la Sardaigne, la Corse, Gènes et la Toscane, elle eût eu un centre, près de tous les points de la circonférence ; elle eût eu unité de rivières, de climats et d'intérêts locaux. Mais, d'un côté, les trois grandes îles, qui sont un tiers de sa surface, ont des intérêts, des positions, et sont dans des circonstances isolées ; d'un autre côté, cette partie de la péninsule, au sud du mont Vélino, et qui forme le royaume de Naples, est étrangère aux intérêts, au climat, aux besoins de toute la vallée du Pô[38]. Ce jugement. du captif de Sainte-Hélène est confirmé par l'histoire. Après la mort de Charlemagne, l'Italie n'avait point tardé à former un royaume particulier, auquel, en 843, fut jointe la couronne impériale. Cette couronne continua à être portée par un Carlovingien ; cependant, après la déposition de Charles le Gros en 828, des princes italiens — Bérenger, Gui, etc. — essayèrent d'être soit empereurs, soit rois d'Italie, soit l'un et l'autre à la fois. Après l'extinction des Carlovingiens d'Allemagne (911), ces princes restèrent indépendants ; mais Othon Ier, en 962, rétablit la souveraineté de l'Allemagne sur l'Italie septentrionale ; ses successeurs tentèrent même de conquérir l'Italie du sud. Grégoire VII rétablit la papauté dans son indépendance vers la fin du XIe siècle. Dans le même temps, les Normands s'établirent dans l'Italie méridionale, ravie aux empereurs d'Orient et aux Lombards de Bénévent, et préparèrent la création du royaume des Deux-Siciles, qui fut constitué, dès 1131, en faveur de Roger Ier, comme fief du Saint-Siège. Bientôt éclate la guerre des Guelfes et des Gibelins d'Italie (1161-1268). Les Guelfes l'emportent, les Allemands sont expulsés d'Italie, les villes lombardes et toscanes qui se sont érigées en républiques, n'ont plus à craindre de maitre de l'autre côté des Alpes ; mais alors presque toutes ont des tyrans indigènes. Cependant peu à peu, au milieu de révolutions violentes, le destin de l'Italie s'asseoit. Le royaume des Deux-Siciles s'est séparé en 1282, à la suite des Vêpres siciliennes, en deux royaumes — Naples et Sicile —, que régissent deux dynasties rivales, et cet état de choses durera jusqu'en 1435. Milan, aux mains des Visconti (1277-1447) et des Sforce (1447-1535), est devenue la métropole d'un vaste duché. La maison de Savoie, descendante d'Humbert, qui vivait au commencement du XIe siècle, s'est élevée lentement au rang d'une puissance respectable. C'était au sein des Hautes-Alpes que les princes habiles sortis de cette maison avaient jeté les fondements de leur grandeur. De simples comtes de Maurienne, ils étaient devenus souverains de la Savoie, du Piémont et de Nice. Venise avait, acquis, dans le XVe siècle, une grande étendue de territoire. Sortie du sein des eaux, le commerce maritime avait créé la fortune de cette république. Les croisades, en augmentant les richesses, accrurent la disproportion des fortunes et le crédit de la haute bourgeoisie. Le doge Pierre Gradenigo convertit le gouvernement représentatif en aristocratie héréditaire. A l'époque où nous sommes, Venise dominait des bords de la mer Adriatique aux rives de l'Adda. Ses nombreuses flottes sillonnaient les mers et avaient résisté longtemps avec succès aux Ottomans ; ses arsenaux étaient bien fournis ; le commerce y faisait abonder le numéraire. Cependant le moment n'était pas éloigné où elle allait déchoir de ce haut degré d'élévation. Gènes avait triomphé de Pise, après de longues et sanglantes guerres (1298) ; mais ses succès ayant excité la jalousie de Venise, elle avait à son tour succombé sous les armes de cette puissante république. Le commerce occasionnait les divisions ; puis, les formes trop démocratiques de son gouvernement avaient toujours été un principe de fermentation et de troubles. A cette époque, elle avait acheté le repos au prix de l'indépendance, et reconnaissait l'autorité des ducs de Milan. La maison d'Este régnait à Ferrare, les Gonzague à Mantoue ; Florence, devenue l'état principal de la Toscane, obéissait aux Médicis. Les papes, après soixante-dix ans d'exil dans Avignon (1309-1378), avaient repris pied en Italie. Jules II (1503-1513), pontife trop belliqueux, mais âme noble[39] et grand caractère[40], faisait tous ses efforts pour achever d'affranchir l'Italie du joug des étrangers, et particulièrement des Français ; il ne devait y réussir qu'imparfaitement.

L'Europe chrétienne suivait en ce moment d'un œil inquiet les entreprises des Turcs, et s'alarmait de leurs progrès. Déjà la Grèce et les îles qui la séparent de l'Asie obéissaient à ces barbares. Les Vénitiens avaient perdu l'île de Négrepont. Les chevaliers de Saint-Jean soutenaient seuls l'effort des armes ottomanes, et, sous les ordres de l'immortel d'Aubusson[41], arrêtaient encore pour quelque temps le torrent dévastateur. La Hongrie, déjà menacée, craignait d'être envahie. Les Madgyars, peuple d'origine finnoise, étaient entrés en Hongrie vers 894 ; Arpad, fils d'Almus, les conduisait. Ses successeurs embrassèrent le christianisme. Étienne Ier, dit le Saint, prit le titre de roi l'an 1000. Ge prince soumit complètement les Slaves et les Bulgares ; la Hongrie lui dut la plupart de ses institutions sociales. La dynastie des Arpades finit en 1301 ; après eux, la couronne devint élective. Le célèbre Jean Hunyade, régent du royaume sous Ladislas V, battit partout les Turcs (1438-1457). Le fils d'Hunyade, Mathias Corvin, succéda à Ladislas, et se montra digne de son père. La Pologne, la Bohème, l'empire ottoman sentirent tour à tour la vigueur de son bras. Corvin joignit les talents du souverain à l'habileté d'un grand capitaine. Il assura par sa sévérité la tranquillité publique, et favorisa la culture des lettres en fondant une université à Presbourg, et une bibliothèque renommée à Bude. Sa mort fut une perte irréparable pour la Hongrie (1490). Wladislas II, roi de Bohème, élu après la mort de Mathias, et Louis II, son successeur, ne purent arrêter les Turcs. Le dprnier allait périr bientôt à la bataille de Mohacs (1526).

La Bohème avait été désolée longtemps par des discordes et des guerres intestines. Les habitants de la Bohème sont de race slave ; fis se nomment en leur langue Czecks, qu'il faut prononcer Tchèques, et ont un idiome particulier. Le christianisme s'introduisit parmi eux au Ville siècle. Les Tchèques avaient formé divers états qui furent réunis à cette époque sous un chef unique, nommé Croc ou Crac. Sa descendance ne s'éteignit qu'en 1306. Le royaume passa à la maison de Luxembourg, qui lui donna quatre rois (1309-1437). Sous le règne de Wenceslas IV, Jean Huss et ses disciples répandirent en Bohème et dans les pays voisins des nouveautés religieuses, qui y allumèrent les feux de la guerre civile. Cette guerre désola la Bohème pendant plus de seize ans. Les Hussites, sous la conduite de Ziska, triomphèrent de toutes les forces de l'empire, et portèrent au loin le ravage et la terreur. Au moment où nous sommes, la Bohême, à peine pacifiée, obéissait à un prince polonais de la maison de Jagellon, Ladislas II (1471-1516).

La Pologne avait été occupée, au VIe et au VIIe siècle, par des tribus slaves connues sous le nom de Lettones et de Lèches. Ces tribus furent réunies plus tard sous le nom de Polènes ou Polonais, c'est à dire, Slaves de la plaine. Ge ne fut guères qu'au VIIIe siècle que la Pologne commença à. former un état unique et à part. A dater de l'an 842, elle fut gouvernée par des ducs particuliers, du nom de Piast, qui prirent le titre de roi sous Boleslas Ier, au commencement du XIe siècle. Le christianisme y avait été introduit par Miécislas Ier, vers 965. Avec Casimir III finit la ligne aînée des Piast ; Louis Ier, dit le Grand, son gendre, réunit la Hongrie à la Pologne (1370). Mais après lui, ses deux filles Hedwige et Marie se virent réduites chacune à l'une des deux couronnes. Hedwige, à qui était échue la Pologne, amena la réunion de ce royaume et de la Lithuanie en s'unissant au grand duc Jagellon (1386), qui se convertit et prit le nom de Wladislas Ier. Cette réunion aida beaucoup à la grandeur de la Pologne ; elle en doublait le t6rritoire. La période des Jagellon (1386-1572) fut, avec les quatre-vingts années qut la précédèrent, la plus belle de la Pologne. Dans cet intervalle, les Polonais donnèrent des rois à, la Bohême et à la Hongrie, et conquirent, sur les chevaliers de l'ordre teutonique, la Prusse occidentale. Déchu de sa splendeur, cet ordre avait été, de plus, obligé de prêter hommage à la Pologne, et de reconnaître tenir d'elle, à titre de fiefs, les provinces qu'elle lui laissait. Après la chute de l'empire grec, les Polonais avaient résisté glorieusement aux tentatives des Turcs, leurs nouveaux voisins du sud. Malheureusement une féodalité excessive acquérait de plus en plus de force dans le pays ; une noblesse nombreuse et opulente y exerçait tous les droits de la souveraineté.

La Russie sortait à peine de l'ignorance et de la barbarie. Cette vaste contrée avait été peuplée primitivement par les Slaves. Dans les derniers temps de l'empire romain, la Russie méridionale fut, pendant des siècles, le passage de tous les barbares de l'est, et un théâtre de fluctuations perpétuelles. Les Goths, les _Huns, les Alains, les Bulgares, d'autres encore, s'y établirent et en furent chassés successivement. Enfin, en 862, parurent des chefs Varègues ou normands, dont un seul, Rurik, fonda un état durable. Il régna à Novogorod ; sa postérité s'étendit rapidement sur une partie de la Russie méridionale et de la Gallicie, s'établit à Kiev, fit trembler Constantinople, et s'éleva à un très haut point de prospérité sous Wladimir le Grand, qui introduisit le christianisme parmi les Russes en 988, et sous Jaroslav Ier. Le grand mouvement imprimé aux Tartares mongols par Gengis-Khan (1238) s'était communiqué aux peuples voisins, et s'était étendu jusqu'aux provinces occupées par les Russes. Les principautés de Kiev, de Wladimir, de Moscou avaient pris naissance. Enfin Ivan III, le Grand, réunit sous un même sceptre ces états séparés, et on peut le considérer comme le fondateur de l'empire de Russie (1462-1505). Après une guerre longue et sanglante, il avait subjugué Novogorod, devenu sous la protection de la Pologne une espèce de république commerçante, et ajouté Kasan à ses nombreuses provinces.

La Suède, la Norvège et le Danemark avaient été fondus en un seul état par la célèbre union de Calmar en 1397. Mais cette union ne fut guère que nominale. Après avoir été plusieurs fois rompue de fait, elle devait l'être pour toujours, en 1523, à la suite de la révolte de Gustave Wasa contre Christian II de Danemark. La maison d'Oldenbourg régnait dans ce dernier pays depuis le milieu du XVe siècle ; la Suède était indépendante sous des administrateurs, dont le plus remarquable fut Sténon Sture (1471-1503), qui jeta les fondements de l'université d'Upsal et introduisit l'imprimerie dans cette partie du nord ; la Norvège suivait les destinées du Danemark, dont elle n'a été séparée que dans ces derniers temps.

L'Angleterre se remettait lentement, sous Henri VII, des malheurs et des agitations sanglantes, dont elle avait été récemment le théâtre. Cette île célèbre, l'Albion des premiers habitants, la Britannia major des Romains, doit son nom actuel aux Anglo-Saxons, c'est à dire, aux peuples germaniques qui l'envahirent en partie au Ve siècle de notre ère. Ils y fondèrent sept petits états — heptarchia anglo-saxonica. Les chefs de ces états restèrent unis : ils tenaient des assemblées générales, où ils traitaient les affaires qui concernaient la nation entière. Les Bretons, refoulés par eux, s'étaient retirés dans la Cambrie, aujourd'hui le pays de Galles, et dans le Cornouailles. Vers la fin du VIe siècle, la religion chrétienne fut introduite dans Pile, sous les auspices de saint Grégoire le Grand, par le moine Augustin et ses compagnons, et commença à adoucir le caractère encore sauvage des habitants. L'établissement du denier de saint Pierre remonte à cette époque. En 827, Egbert le Grand, roi de Westsex, réunit l'Angleterre entière sous sa domination. Ses successeurs n'avaient pas ses qualités guerrières, et pour se débarrasser des Danois, c'est ainsi qu'on appelait les Normands en Angleterre, ils furent obligés de leur payer un tribut annuel — danegeld. Alfred le Grand réveilla le courage de la nation, attaqua les Danois, les dispersa et maintint l'indépendance de son royaume. Sa mort, en 900, livra l'Angleterre à ses ennemis, et elle ne rentra en possession d'elle - même qu'en 1048. Le prince anglo-saxon Édouard le Confesseur monta alors sur le trône, et publia une collection des lois des Saxons et des Danois, que l'on appela le droit commun — common law. Après la mort d'Édouard, décédé sans postérité la nation reconnut pour roi Harold, fils du comte Godwin, le seigneur le plus puissant du pays. Mais Guillaume, duc de Normandie, qui fondait ses droits à la couronne sur le testament d'Édouard, débarqua en Angleterre avec soixante mille hommes, et devint maître du royaume par la bataille décisive de Hastings, du 14 octobre 1066, où Harold fut tué. Guillaume se conduisit en conquérant. Toutes les charges importantes furent réservées à ses compatriotes ; le système féodal, jusqu'alors inconnu en Angleterre, y fut introduit ; des taxes onéreuses pesèrent sur le peuple conquis. La race normande fut remplacée en 1154 par les Plantagenets, comtes d'Anjou, issus par les femmes de la dynastie précédente. En 1199, Jean sans Terre succéda à son frère Richard, Cœur de Lion ; dans une guerre avec la France, il perdit la Normandie et d'autres provinces. Mécontents de son gouvernement, la noblesse et le clergé se soulevèrent contre lui, et, en 1215, il fut obligé d'octroyer à ses sujets la grande charte — magna charta —, base fondamentale des franchises des trois ordres et de la liberté de tous les citoyens. C'est sous son successeur, Henri III, que fut réunie pour la première fois, en 1265, la chambre du parlement, dite des communes. Édouard III (1327-1377) conquit une grande partie de la France, au trône de laquelle il faisait valoir des prétentions fondées sur sa descendance en droite ligne, mais par les. femmes, des derniers Capétiens. Il prit alors le titre de roi de France, que ses successeurs ont porté jusqu'en 1801. Ces conquêtes, fruits de guerres auxquelles nous ne sommes pas restés-étrangers, furent ensuite en grande partie perdues, déjà du vivant d'Édouard, et surtout sous son petit-fils Richard II. Ce Richard, fils du fameux prince noir, gouverné par des favoris, entra en lutte avec la nation, déjà plus puissante que le roi ; il perdit le trône et mourut prisonnier en 1399. L'élévation de Henri IV, qui avait pour père le duc de Lancastre, troisième fils d'Édouard III, fut la première origine de la querelle sanglante, qui se perpétua, durant un siècle, entre les deux familles de Lancastre et d'York. On la désigne sous le nom de guerre des deux Roses, ou entre la Rose blanche et la Rose rouye. Ces dissensions paralysèrent les efforts des armes anglaises, qui victorieuses à Azincourt et maîtresses de Paris, avaient déjà conquis la moitié de la France. La minorité de Henri VI (1421) et ses moyens bornés favorisèrent les prétentions de la maison d'York, et cette dernière monta sur le trône et en descendit à plusieurs reprises. Enfin Henri VII, comte de Richemond de la maison de Lancastre, s'empara du trône d'Angleterre, et concilia par son mariage avec Élisabeth, héritière de la maison d'York, l'intérêt des deux familles, dont presque tous les autres membres avaient péri dans les combats ou sur l'échafaud. Avec lui commença la dynastie des Tudor, qui devait finir avec une autre Élisabeth en 1603. Henri VII (1485-1509), que ses contemporains ont appelé le Salomon du Nord, ramena la sûreté générale, et avec elle l'agriculture et les arts mécaniques. Les lois avaient repris leur empire au point que Commines, envoyé en Angleterre pour des négociations importantes, dit dans ses Mémoires : A mon gré, de tous les états du monde, l'Angleterre est la contrée où la chose publique est le mieux administrée, et le peuple le moins opprimé.

L'Irlande conquise, ou plutôt envahie, sous Henri II (1177), restait soumise aux rois d'Angleterre, mais leur autorité y était incertaine et précaire. Ils ne s'étaient guère fait connaître à ce malheureux peuple que par des actes de violence et de terreur. Déjà plusieurs efforts inutiles avaient été tentés par les Irlandais pour secouer ce joug tyrannique ; mais leur refus d'accéder à la prétendue réforme introduite en Angleterre par Henri VIII devait attirer sur eux de nouvelles persécutions.

Depuis que l'antique race des rois d'Écosse s'était éteinte à la mort d'Alexandre III, en 1286, ce pays avait été agité pendant presque tout un siècle par des révolutions répétées. Les Bruce, les Bailleul se disputaient la couronne. Ces derniers finirent par triompher (1370). Pendant ces querelles intérieures, l'Angleterre tenta plusieurs fois de réunir l'Écosse à son territoire, mais la victoire de Robert Bruce à Bannockburn (1314) la contraignit à différer l'exécution de ses projets. Jacques Stuart, premier du nom, essaya de mettre un frein au pouvoir et à l'orgueil des grands barons, mais il fut assassiné par eux (1437). Jacques II, son fils (1437-1460), continua avec succès l'œuvre de son père, mais Jacques III, qui lui succéda, ne réussit qu'à exciter un soulèvement général, dans lequel il fut vaincu et tué (1488). Au moment où nous sommes, Jacques IV, dont le mariage avec Marguerite, fille de Henri VII, devait avoir pour résultat la réunion de la couronne d'Écosse à celle d'Angleterre, occupait ce trône si souvent ensanglanté et toujours mal affermi. Ce prince améliora les lois, le gouvernement et la condition des classes inférieures.

Le caractère politique de l'époque qui va s'ouvrir commence donc à se dessiner sous ses traits généraux. La lutte des souverains avec leurs vassaux et avec les communes se trouve à peu près vidée au profit des premiers. On voit poindre celle de peuple à peuple, de gouvernement à gouvernement. Le morcellement féodal et municipal va être remplacé par deux ou trois grands états, que les autres suivront comme autant de satellites. Le peuple, désormais adonné exclusivement à l'industrie, n'excitera plus aussi souvent ces commotions intérieures qui rendent si dramatique l'histoire de l'antiquité et du moyen âge ; les affaires seront concentrées entre les mains des princes et des ministres, et il en résultera une politique de cabinet inconnue jusqu'alors.

 

 

 



[1] M. Moke, Histoire de la Belgique, II, 90.

[2] M. de Gerlache, Introduction à l'histoire de Belgique ; Charles V et la Réforme.

[3] Ancillon, Tableau des révolutions du système politique de l'Europe, 1re partie, chapitre Ier.

[4] Le mot maîtrise désignait, sous l'ancien régime, un privilège octroyé à un nombre limité d'individus, pour l'exercice des arts et métiers ou du commerce. On ne pouvait être reçu maître qu'après un certain nombre d'années d'apprentissage et de compagnonnage ; les fils de maître étaient seuls affranchis de cette condition. Les aspirants à la maîtrise des métiers devaient, pour être reçus, justifier de leur capacité en faisant ce qu'on appelait un chef-d'œuvre. Les maîtres formaient pour chaque corps d'état une corporation privilégiée ; ils élisaient entre eux, sous la présidence d'un magistrat, des jurés ou syndics, pour veiller à l'exécution des règlements du métier, pour juger les différends et administrer les biens de la communauté.

[5] Voir des détails circonstanciés sur l'industrie et le commerce de la Flandre en particulier, dans notre Histoire, tome II, pages 709-720.

[6] Grâce au célèbre Irnérius, Bologne, depuis 4110 surtout, acquit par son école de droit la même renommée que Salerne par son école médicale. Irnérius était grand partisan du pouvoir impérial, et fort opposé aux papes dans la question des investitures. Aussi, quand l'empereur Henri V se rendit en Italie en 1116, 1117 et 1118, il l'invita à toutes les assemblées nationales, lui prodigua des marques d'estime et en fit son confident.

[7] Il en est une qui résume toutes les autres : Quod principi placuit, legis habet vigorem.

[8] Le mot chrétienté exprime parfaitement ces rapports, cette solidarité entre les états chrétiens, dont la papauté formait le lien comme pouvoir suprême et indépendant. On ne doit point chercher, dit Eichorn, le principe et l'essence de la société au moyen âge dans les rapports juridiques qui n'en sont que la forme. Cette société était essentiellement constituée sur les principes suivants : le christianisme, à qui, selon la divine institution de l'Église, tous les peuples doivent appartenir, est une chose complète en soi, et dont la conservation est assurée par la puissance de Dieu lui-même, confiée à certaines personnes. Cette puissance est double, spirituelle et temporelle. Toutes deux sont confiées au pape, comme vicaire du Christ et chef visible de l'Église. Par lui, sous sa dépendance et sous sa direction, l'empereur possède l'autorité temporelle, comme chef visible de l'Église dans les choses temporelles. Les autres princes l'ont de la même manière, et ces deux autorités doivent se soutenir mutuellement. L'Église et l'État sont en substance une seule et même chose, un grand état chrétien, bien qu'extérieurement ils semblent former deux sociétés différentes, et que, par conséquent, il puisse y avoir entre eux des rapports purement conventionnels. Toute désunie que puisse, au premier aspect, paraître une société avec un pareil système constitutif, tout éparpillées que puissent sembler cette foule de nations, petites et grandes, à droits différents, à intérêts divers, la ressemblance des mœurs, des opinions, et surtout l'unité de la foi en faisaient vraiment un tout organique, et elle avait ainsi l'unité extérieure. Deutsche Staats und Bechtsgeschichte, II Th., § 276-279.

[9] Ancillon, ouvrage cité.

[10] Cité par Mgr Wiseman, dans les Annali delle Scienze religiose, tome Ier.

[11] Purgatoire, ch. XX. — Voir sur Boniface VIII un article de Mgr Wiseman dans la Dublin Review, tome XI, année 1842, et l'Histoire de Boniface VIII et de son siècle, par D. Louis Tosti.

[12] Colomb pensait que l'Asie se prolongeant excessivement vers l'Orient, on devait nécessairement y arriver en se dirigeant de l'ouest à l'est. Le plan de Colomb était donc de chercher l'Orient par l'Occident, de passer par l'ouest à la terre où naissent les épices, riche en diamants et en métaux précieux.

[13] Un profond sentiment religieux se mêlait aux méditations de Colomb ; il se croyait choisi par le ciel pour l'accomplissement de projets sublimes, et c'est cette haute idée qu'il avait de sa mission et des desseins de la Providence, qui le fit conférer avec les souverains en quelque sorte sur un pied d'égalité. Homme éminemment religieux, dit M. Depping, il sentait un véritable enthousiasme en pensant au bien qu'il pourrait faire par la propagation de la foi dans des contrées aussi éloignées.

[14] Voir les œuvres de Hrosvita dans la Patrologie de l'abbé Migne, tome CXXXVII. — Le théâtre de Hrosvita a été traduit en français par M. Magnin.

[15] Patrologie de Migne, tome CXXII. — Scot cite Pline, Virgile, Cicéron, qu'il avait lus en grande partie. Il avait acquis une connaissance plus qu'ordinaire de la langue grecque, et, dans ses poésies, il introduit beaucoup de mots grecs, et même des vers entiers. Il cite souvent aussi Platon.

[16] Pierre de Blois, Petrus Blesensis, né vers 1130, vécut jusqu'à la fin de ce siècle. Il fit ses premières études à Paris, étudia les mathématiques, la médecine et le droit à Bologne, revint à Paris, abandonna les sciences profanes, et se consacra tout entier à la théologie, sous la direction de Jean de Salisbury. Il mourut en Angleterre, après avoir été chancelier du roi Henri II. Le passage cité dans le texte appartient à une de ses lettres adressée à un archidiacre de Nantes, qui lui avait confié l'éducation de ses deux neveux. Rien de plus curieux, de plus propre à nous édifier sur le prétendu abandon de l'étude des lettres classiques au moyen âge. Epistola CI, dans la Patrologie de l'abbé Migne, tome CCVII, col. 311 et suiv. — Quelle saine pédagogie dans cette lettre ! quel agréable mélange de littérature sacrée et profane ! et n'est-ce pas une chose infiniment curieuse de voir la question de la nécessité des humanités si bien traitée et si sagement résolue en plein moyen âge et tant de siècles avant le nôtre ?

[17] Sur cet homme si remarquable et souvent si mal apprécié, voir les Acta sanctorum, au 29 juin, et l'article de M. Weiss dans la Biographie universelle (Michaux).

[18] Pléthon, grand admirateur de Platon, s'était déclaré l'adversaire d'Aristote, dont l'autorité régnait alors sans partage dans les écoles d'Occident. Il fut attaqué, sur ce point, par trois Grecs célèbres, George Scholarius, Théodore Gaza et George de Trébizonde. Le cardinal Bessarion se déclara en faveur de Platon. La querelle s'échauffa, et fit naître un déluge d'écrits des deux côtés. Nous n'entrerons pas dans ces détails ; nous dirons seulement que Pléthon en vint, dans son admiration pour Platon, à vouloir ressusciter le polythéisme dans les doctrines, et la polygamie dans les mœurs. C'est ce qui est établi dans un travail des plus curieux, qu'on peut lire dans les Mémoires de l'académie des Inscriptions. Voir tome II, page 729, Querelle des philosophes du quinzième siècle ; dissertation historique, par M. Boivin.

[19] Sculpteur illustre, né à Florence en 1383, mort en 1466. Il s'était voué tout entier à l'étude et à l'imitation de l'antique.

[20] Villemain, Littérature du moyen âge, XXIIe leçon.

[21] Ange Politien, né le 13 juillet 1454 à Monte-Pulciano, petite ville de Toscane, a tiré de là le nom de Poliziano, sous lequel il est généralement connu. Son père, quoique peu riche, l'envoya de très bonne heure aux écoles de Florence. Ange y étudia, sous Christoforo Landino, les lettres latines ; sous Andronix de Thessalonique, les lettres grecques ; Marcile Ficin l'initia dans la philosophie platonicienne et Jean Argyropule dans celle d'Aristote. Ses progrès furent si rapides qu'il osa commencer, bien jeune encore, une traduction d'Homère en vers latins. Ses talents précoces n'étaient connus que de ses maitres, lorsque ses stanze sur un tournoi où Julien de Médicis s'était distingué en 1468, lui valurent tout à coup une réputation brillante. Ces stanze occupent encore un rang honorable parmi les chefs-d'œuvre de la poésie italienne. Reçu dans la maison des Médicis, il devint l'instituteur des deux fils de Laurent, dont l'un, Pietro, remplaça son père dans l'administration de la république florentine ; l'autre, Giovanni, brilla sur la chaire de Saint-Pierre sous le nom de Léon X. A vingt-neuf ans, Politien appelé à remplir une chaire de littérature grecque et latine, y obtint d'éclatants succès. Il attirait à lui les auditeurs qui jusqu'alors s'étaient pressés autour de Démétrius Chalcondyle, qui ne possédait pas au même degré que lui l'art de plaire en instruisant. En même temps qu'il professait avec tant d'éclat, il continuait de se livrer à des travaux solitaires. Dès 1437, il avait achevé une traduction latine d'Hérodien, entreprise par ordre d'Innocent VIII, à la cour duquel il accompagnait l'un de ses disciples, Ier- lierre de Médicis. Le pontife, satisfait de la version qu'il avait commandée, écrivit une lettre de félicitation au traducteur en lui envoyant deux cents écus d'or. Après avoir professé les belles lettres, Politien enseigna la philosophie avec non moins de succès. Des contrées les plus lointaines accouraient des élèves avides de l'entendre. Parmi eux on distinguait William Gorcyn et Thomas Linacre, deux Anglais, dont le premier devint professeur à l'université d'Oxford ; le second, habile médecin et laborieux traducteur. Politien eut aussi pour disciples les fils de Jean Texeira, chancelier du royaume de Portugal, par l'entremise duquel il obtint du roi Jean II l'autorisation d'écrire, soit en latin, soit en grec, les expéditions des Portugais dans les Indes. On travaillait dans Lisbonne à recueillir les matériaux de cet ouvrage, quand l'auteur qui devait les mettre en œuvre mourut à l'âge de quarante ans, le 24 septembre 1494.

[22] On accuse Paul II d'avoir persécuté la restauration de la littérature classique ; nous sommes porté, quant à nous, à lui être indulgent, s'il s'effraya en voyant le paganisme faire irruption, non seulement dans l'art, mais encore dans les doctrines et dans la vie ; les érudits rougir des noms de saints qu'ils avaient reçus au baptême, et changer ceux de Pierre en Pierius, de Jean en Jovien, de Marin en Glaucus ; célébrer des fêtes à la manière antique, en sacrifiant un bouc ; et, sous prétexte de remettre Platon en honneur, se jeter dans les doctrines les plus absurdes : toutes choses qui, frivoles à quelques égards, entraînent pourtant de sérieuses conséquences, C. Cantu, Histoire universelle, XIIIe période, chapitre 20.

[23] William Roscœ, dans l'Histoire du pontificat de Léon X.

[24] En 1517, Daniel Bomberg, d'Anvers, publia à Venise la première édition de ses Biblia hebraïca. La même année, ajoutant au texte sacré la Masore et le Targum, il publia sa grande Bible rabbinique. En 1520, il commença l'impression du Talmud de Babylone en douze volumes in-folio.

[25] L'art de la gravure, et principalement de la gravure en creux, de la glyptique, était connu des anciens, mais ce ne fut qu'au XVe siècle qu'on imagina de tirer des épreuves des planches gravées sur métal. On en attribue l'invention à Maso Finiguerra (1452). La gravure à l'eau forte est due, suivant les Italiens, à Fr. Mazzuoli, dit le Parmesan ; suivant les Allemands, à Albert Durer.

[26] Fra Giovanni Giocondo, littérateur profond, savant antiquaire, habile architecte, naquit à Vérone vers l'an 1430. Il entra de bonne heure dans l'ordre des frères-prêcheurs, et un registre de son ordre le mentionne déjà comme magister studentium en 1449. On le choisit ensuite pour enseigner le grec à Lodfone, petite ville de l'évêché de Trente, sur la frontière du Brescian et des états de Venise. Le dessin et l'architecture occupaient ses moments de loisirs. Le désir d'observer et de mesurer les ruines des édifices antiques l'ayant conduit à Rome et dans d'autres villes de l'Italie, il rassembla une collection de plus de deux mille inscriptions anciennes, et en donna le manuscrit à Laurent de Médicis, qui lui témoigna constamment une affection particulière, magnifici Laurentii amicitia clarus. Giocondo étant à Vérone auprès de l'empereur Maximilien, ce prince le chargea d'enseigner le grec, le latin, et la littérature de ces deux langues au jeune Jules-César Scaliger, alors au nombre de ses pages. Louis XII l'appela à Paris en 1499, pour lui confier la direction de différents travaux d'architecture. Un des plus importants fut la construction du pont Notre-Dame. En 1505, Giocondo fut appelé à Venise par le sénat pour donner son avis sur la manière de perfectionner et de terminer le canal de la Brenta, dit le Brentone, dirigé sur les lagunes de Chioggia, à l'effet d'empêcher de nouveaux atterrissements auprès de la ville. La guerre ayant éclaté, le paisible religieux fut retiré en 1509 du couvent des dominicains de Trévise, pour protéger comme ingénieur la sûreté de sa patrie. Il fortifia la ville de Trévise et divers points des environs, sur lesquels les Vénitiens allaient être attaqués. Le séjour de Giocondo à Paris n'avait pas été inutile à la littérature. Il y avait découvert un manuscrit de Pline le jeune, renfermant outre de nombreux passages propres à remplir les lacunes des éditions précédentes, onze lettres de Pline à ses amis, et toute sa correspondance avec Trajan, entièrement ignorée jusqu'alors. Il donna ce manuscrit, corrigé par lui, à Alde Manuce, qui l'imprima à Venise au mois de novembre 1508. L'illustre imprimeur plaça à la suite de cette édition le traité de Julius Obsequens de prodigiis, dont Giocondo lui avait donné le manuscrit, dono dedit. Lié avec Guillaume Budé, Giocondo, pendant son séjour à Paris, lui expliquait les passages difficiles de Vitruve, non seulement par des interprétations verbales, mais encore par des dessins. En 1511, il publia son édition de cet auteur, dont il avait corrigé le texte, et qu'il orna de cent trente-huit figures en bois. Cette édition est la première de cet auteur qui ait été donnée avec des gravures. Peu de temps après, les administrateurs de la ville de Vérone recoururent à Giocondo pour fonder avec solidité une des piles principales du pont de l'Adige, que les eaux avaient renversées plusieurs fois. Ces importantes constructions n'interrompirent pas ses travaux littéraires. En 1513, parurent son édition des Commentaires de César, donnée à Venise, in ædibus Aldi, avec des figures représentant des ponts et des fortifications, et une seconde édition du Vitruve (Florence, Giunta), à laquelle il joignit le traité de Frontin de aquæductibus. Vers le même temps, un incendie ayant consumé à Venise le quartier de Rialto et ébranlé le pont qui porte ce nom, Giocondo traça, sur l'invitation du sénat, des plans très riches pour la construction d'un pont nouveau et des rues les plus voisines. Soit par défaut de lumières chez lés administrateurs, soit à cause de l'épuisement du trésor, la préférence fut accordée aux plans d'un homme que Vasali dépeint comme ignorant et sans goût. L'illustre vieillard se consola en publiant les traités d'agriculture de Caton, Varron, Columelle et Palladius. Enfin, en 1514, et déjà sans doute octogénaire, le Bramante étant mort, il fut appelé à Rome par Léon X pour diriger, de concert avec Michel-Ange et Raphaël, la construction de l'église de Saint-Pierre, et notamment pour fournir les moyens de consolider les fondations de cet immense édifice. Jules-César Scaliger donne lieu de croire que Giocondo mourut à Borne. Depuis que le Saint Père l'a appelé auprès de lui, dit-il, je ne sais s'il a joui de plus de tranquillité qu'auparavant... Vénérable vieillard, à qui je dois l'instruction de ma jeunesse, mathématicien profond, physicien savant, prince des architectes, modèle unique et de sainteté et de tout genre d'érudition, bibliothèque ancienne et moderne !... Puisse-t-il enfin avoir goûté une vie plus conforme à ses vœux ! Mais au milieu de tant de travaux, ce serait une sorte de miracle. Ce témoignage de reconnaissance et d'estime, les éloges donnés à Giocondo après sa mort, comme de son vivant, par une foule de ses contemporains les plus illustres, offrent un caractère de sincérité et d'affection qui inspire de l'intérêt pour cet artiste savant, l'une des gloires de cette belle époque littéraire. C'est la remarque de M. Émeric David, qui a consacré à Giocondo un article remarquable dans la Biographie universelle.

[27] Professeur d'écriture sainte au collège du Saint-Esprit, grand promoteur de l'étude des langues et des auteurs classiques.

[28] Adrianus Barlandus, ou Adrien van Barlandt, fut le premier professeur de latin au collège des Trois-Langues. C'était un humaniste fort distingué au jugement d'Érasme : vir sane accuratæ et politæ dictionis.

[29] Voir, pour toute cette partie, un travail de M. F. Nève, plein de faits et d'aperçus remarquables : Mémoire historique et littéraire sur le collège des Trois-Langues à l'université de Louvain, couronné par l'académie royale de Belgique, le 26 mai 1856.

[30] Politien a laissé un livre d'épigrammes grecques. Plusieurs de ces épigrammes, un peu trop analogues à certaines compositions de la littérature grecque, paraissent de nature à confirmer les soupçons répandus sur la moralité de Politien. Brunet, note ajoutée à l'article de Daunou dans la nouvelle édition de la Biographie universelle.

[31] Érasme, que nous retrouverons plus tard, ne se croyait pas innocent : Ut ingenue, quod verum est, fatear, dit-il dans sa correspondance, sum natura propensior ad jocos quam fortasse expediat, et linguæ liberioris nonnunquam. Lib. I, epist. II. — Notre remarque s'applique surtout à ses attaques contre les moines et à certains passages beaucoup trop libres de ses Colloques.

[32] J. Alzog, Histoire générale de l'Église, traduite de l'allemand par Goschler et C. F. Audley ; édit. de Tournai, 1851, page 489.

[33] L. Ranke, Histoire de la papauté pendant les XVe et XVIe siècles ; introduction.

[34] Alzog, Histoire générale de l'Église, page 490.

[35] M. Vitet a légèrement modifié ce jugement plus tard.

[36] Études sur l'histoire des arts, Eustache le Sueur, page 94. — La nouvelle génération, la nouvelle école dont parle M. Vitet, est celle des Carrache, école éclectique, dont la fécondité fut vite épuisée. Dès que le Dominiquin fut mort, dit encore M. Vitet, ou même dès la fin de sa vie, de 1630 à 1640, on vit la peinture italienne descendre à un état encore plus banal, encore plus routinier, s'il est possible, que dans la période qui précède l'apparition des Carrache. Leur sagesse modératrice, l'originalité sauvage de Caravage, la suavité du Guide, la conscience du Dominiquin n'avaient produit qu'un temps d'arrêt.

[37] Voir notre Histoire, tome VII, pages 588-589.

[38] Mémoires pour servir à l'histoire de France sous Napoléon, tom. III.

[39] Ranke.

[40] Léo, Histoire d'Italie, tome V.

[41] Pierre d'Aubusson, né dans la Marche (Département de la Creuse et de la Haute-Vienne) en 1423, fut élu grand-maître de l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem en 1476. Il soutint en 1480 ce fameux siège de Rhodes, auquel Mahomet II employa cent mille hommes, et que les Ottomans furent obligés de lever après une perte considérable.