HISTOIRE GÉNÉRALE DE L'ÉGLISE

 

CHAPITRE IX. — LÉON XIII ET LE MOUVEMENT SOCIAL.

 

 

Les questions sociales avaient, de bonne heure, préoccupé l'esprit de Léon XIII. Quand il n'était encore que le cardinal Pecci, archevêque-évêque de Pérouse, il avait, dans son mandement pour le carême de 1877, énergiquement dénoncé les abus du régime économique contemporain. Il en voyait l'origine dans l'idée qui fait considérer la production de la richesse comme la fin suprême des sociétés. De là, la surcharge des heures de travail, arrachant le père à sa famille, et la mère elle-même aux soins du foyer domestique. De là, l'affaiblissement de la santé des enfants, conduits dans des manufactures où la phtisie les guette au milieu de leurs fatigues précoces. De là, la fureur de tenir tous les hommes rivés à la matière, plongés et absorbés en elle. D'une telle conception de la vie, que peut-il résulter, ajoutait-il, sinon, d'un côté, des frémissements désespérés, qui n'attendent qu'un signal pour se convertir en des actes de sauvagerie ; de l'autre, des divertissements scandaleux, des danses condamnables, une corruption générale. Après ce tableau, le prélat indiquait deux remèdes. Il voyait le premier dans une intervention des lois civiles, qui, par exemple, devraient interdire le trafic sans humanité du travail prématuré des enfants dans les manufactures. Il voyait le second dans la fidélité aux lois de Dieu et de son Eglise.

 

I

Devenu pape, on pouvait s'attendre à ce qu'il redit, pour le bien de l'Eglise tout entière, ce qu'il avait écrit pour ses diocésains de Pérouse. De nouvelles raisons l'y poussaient. En acceptant l'anneau du pêcheur, Joachim Pecci, nous l'avons vu, avait conçu un grand dessein. Pie IX lui avait laissé la papauté puissante dans l'Eglise, nimbée de l'auréole de l'infaillibilité, mais dépouillée de sa couronne temporelle, en guerre avec les Etats, encore trop incomprise dans l'opinion. Le grand rêve du nouveau pape était de relever l'ascendant du Saint-Siège, et, tout en maintenant son absolue indépendance, de renouer ses relations avec les puissances de ce monde. Or, parmi les puissances des temps nouveaux, il voyait se lever la formidable force du monde ouvrier. Il se souvint sans doute alors de la parole de celui qu'il appellerait plus tard son grand initiateur, Ketteler : La question ouvrière a une importance bien autrement grande que toutes les questions politiques[1]. Mais, en même temps que Léon XIII percevait l'importance des questions sociales, il en comprenait l'extrême complexité. On ne pouvait pas s'attendre à ce qu'il la traitât prématurément. Le successeur de Pie IX, qui étonna plusieurs fois le monde par son apparente témérité, ne fut jamais l'homme des impulsions soudaines ; tout en lui était pesé et calculé. Nous allons le voir, au cours de son long pontificat, ne jamais perdre de vue les graves et délicates questions soulevées par le régime du travail, mais il saura attendre l'heure propice pour publier, après la charte de la philosophie chrétienne et la charte de la politique chrétienne, celle de l'économie sociale chrétienne. De 1878 à 1891, avant de rédiger l'encyclique Rerum novarum sur la condition des ouvriers, il n'abordera que des questions partielles, les résoudra comme en tâtonnant, et ne cessera de s'informer auprès des personnes compétentes. Son encyclique promulguée, de 1891 en 1903, il en surveillera avec une sorte d'anxiété les interprétations et les applications, toujours également prêt à encourager les timides et à corriger les présomptueux.

Dès sa première encyclique, Inscratabili Dei consilio, du 21 avril 1878, Léon XIII, en parlant de la vraie et de la fausse civilisation, a rencontré les doctrines socialistes, et les a flétries en passant. L'encyclique Quod apostolici, du 28 décembre 1878, a pour objet direct la condamnation du socialisme, mais la lettre pontificale, manifestement déterminée par les attentats récemment dirigés contre les souverains d'Allemagne, d'Espagne et d'Italie, vise encore un objet spécial, et n'a pas l'ampleur d'une exposition doctrinale ex professo. Elle est comme la pierre d'attente d'une œuvre plus complète et plus harmonieusement conçue. De 1878 à 1891, de nouveaux incidents se produisent, qui amènent le souverain pontife à étudier la question sociale sous différents aspects. Au nombre de ces incidents, il faut noter : l'affaire des Chevaliers du Travail des Etats-Unis, les pèlerinages d'ouvriers français à Rome et la proposition faite au Conseil fédéral helvétique d'une œuvre de protection ouvrière internationale.

C'est en Amérique que l'agitation ouvrière se manifeste d'abord, sinon de la manière la plus dangereuse, du moins avec les exigences les plus pressantes de solutions pratiques immédiates. L'abaissement rapide des salaires et le renchérissement correspondant des choses utiles à la vie, conséquences de l'augmentation considérable de la population ; d'autre part, la prompte formation de fortunes énormes, à la suite de spéculations trop faciles dans un pays où la création d'une ville en quelques semaines centuple la valeur des terrains, ont amené dans les relations du travail et du capital des perturbations formidables. Une puissante association ouvrière s'est fondée, sous le nom de Chevaliers du Travail, Knights of Labour, pour défendre, contre les prétentions abusives des patrons, les droits des travailleurs. Quelle est, au point de vue moral, politique et religieux, sa vraie inspiration ? Il est difficile de le déterminer. Dès le début, elle a eu les allures d'une société secrète, et a paru se rattacher à la franc-maçonnerie ; mais, depuis, elle a élu pour son grand-maître un catholique, M. Powderley, qui a conféré avec les autorités ecclésiastiques pour faire réviser les articles des statuts qui porteraient ombrage à l'Eglise. Au Canada, l'unanimité de l'épiscopat n'hésite pas à condamner les Chevaliers du Travail ; aux Etats-Unis, ils trouvent auprès de la plupart des évêques une neutralité bienveillante. Des deux côtés, on se tourne vers Rome. Tous ceux qui, dans l'un et l'autre monde, se préoccupent de la crise ouvrière et de ses suites possibles, attendent avec anxiété l'attitude que vont prendre, l'une à l'égard de l'autre, cette formidable force nouvelle du monde du travail, que représentent 730.000 hommes organisés en 3.000 sections locales, et cette grande autorité des temps passés qui s'incarne dans le Chef suprême de l'Eglise catholique. De leur union ou de leur conflit, une orientation nouvelle peut naître pour l'humanité.

Un prélat américain, particulièrement informé des hommes et des choses qui constituent le monde du travail, pour y avoir passé le temps de sa jeunesse, et qui, entré depuis dans le clergé, en a rapidement franchi tous les degrés, jusqu'aux plus élevés, le cardinal Gibbons, archevêque de Baltimore, croit devoir élever la voix pour éclairer une question qu'il connaît plus que nul autre. Quiconque a vu de près le vénérable prince de l'Eglise, conserve gravé dans son esprit le souvenir de cette intelligence lucide et ferme, de cet esprit souple et fin, de ce caractère simple et droit, qui se reflètent dans la physionomie, dans le geste, dans l'attitude de l'archevêque de Baltimore. Au jour de son jubilé épiscopal, en 1895, un de ses frères dans l'épiscopat, Mgr Ireland, l'a glorifié d'avoir appris aux catholiques trop lents, à aimer l'Amérique, et aux non-catholiques bien disposés, à avoir confiance en l'Eglise[2]. Un ouvrage de doctrine, la Foi de nos pères, a déjà constitué une efficace contribution à cette œuvre, dans le domaine de la pensée apologétique ; son intervention dans l'affaire des Chevaliers du Travail va lui permettre d'agir dans le même sens sur le terrain social.

Dans un long mémoire, le prélat sociologue reconnaît que parmi les Chevaliers du Travail, comme partout où les ouvriers se groupent par milliers, il y a des esprits passionnés, mauvais, criminels même, mais il rappelle que, dans une telle lutte des grandes masses contre un pouvoir cuirassé, qui leur refuse les simples droits de l'humanité et de la justice, il est inutile d'espérer que toute erreur et tout excès soient évités, que nul serment, nul engagement au secret.ne sont exigés des membres de la société, que le grand maitre se déclare catholique pratiquant et étranger à la franc-maçonnerie, que l'organisation des multitudes du point de vue professionnel est conforme au génie du pays américain, enfin que l'Eglise a intérêt à ne pas contrarier le mouvement social populaire, car perdre l'influence, dit-il, ce serait perdre l'avenir. Entre tous les titres glorieux que son histoire lui a mérités, l'Eglise n'en a pas un qui lui donne à présent tant d'influence que celui d'amie du peuple. C'est le prestige de ce titre qui rendra la persécution presque impossible et qui attirera vers notre sainte religion le grand cœur du peuple américain.

Léon XIII et les membres de la congrégation romaine que le pape a réunie pour étudier l'affaire, se laissent toucher par ces raisons. Le 29 août 1888, le cardinal Simeoni informe le cardinal Gibbons que le Saint-Siège tolère, pour le moment, la Société des Chevaliers du Travail, à la seule condition qu'on fasse disparaître de ses statuts certains mots qui sentent le socialisme et le communisme. Ainsi, toujours prudent, le souverain pontife se garde de faire siennes les idées des Chevaliers du Travail, ou même toutes celles que le cardinal Gibbons a exprimées dans son mémoire ; mais il est acquis du moins, que le Saint-Siège ne condamne pas en principe les tentatives d'organisations ouvrières, même faites en dehors de son sein, et qu'il est loin de mettre sa puissance au service du capital contre les revendications du travail[3].

 

II

L'année suivante, les pèlerinages d'ouvriers français organisés par les soins du comte Albert de Mun et de M. Léon Harmel, fournissent au Saint-Père une nouvelle occasion de manifester l'intérêt qu'il porte aux questions sociales et la sympathie qui l'anime envers la classe ouvrière. Nous connaissons M. de Mun, son éloquence, son action politique et sociale dans les grandes assemblées. En une sphère plus modeste, M. Léon Harmel, directeur de l'usine du Val-des-Bois, près de Reims, surnommé par ses ouvriers le bon père, et, par les catholiques, qui, depuis vingt ans, l'acclament dans tous leurs congrès, l'apôtre de l'usine, M. Léon Harmel s'est donné pour tâche, tandis que M. de Mun et M. de la Tour du Pin font appel aux classes dirigeantes, de préconiser l'action de l'ouvrier sur l'ouvrier. J'ai été élevé, a-t-il dit, au milieu des ouvriers par un père qui s'occupait autant du bonheur de son petit peuple que de la prospérité de son industrie. Dès ma jeunesse, j'ai eu de l'estime et de l'affection pour les travailleurs.

Les représentants catholiques de l'industrie française ayant organisé, en 1887, un pèlerinage à Rome, et recueilli du Saint-Père les plus utiles encouragements, M. de Mun et M. Harmel veulent, en 1889, associer les ouvriers à ces manifestations de foi. Le 16 octobre, 1.400 ouvriers, 10() chefs d'industrie et 300 prêtres, directeurs spirituels de sociétés ouvrières, répondent à l'appel du comte de Mun, et entendent le pape leur rappeler les grands principes et les bienfaisantes institutions capables de résoudre les problèmes sociaux qui se posent : à savoir, le retour à la foi et à la pratique des vertus chrétiennes, la restauration des grandes institutions corporatives si malheureusement abolies, et, dans une juste mesure, la sage intervention des pouvoirs publics pour protéger la faiblesse et secourir la misère. Le 20 octobre suivant, devant un auditoire composé en grande partie d'ouvriers et que les journaux du temps estiment à plus de 10.000[4], Léon XIII renouvelle, avec plus de solennité, ses précédentes déclarations ; et le spectacle est si grandiose, qu'un témoin, le comte Melchior de Vogüé, écrit au Journal des Débats qu'il a cru voir entrer solennellement dans Saint-Pierre le nouveau pouvoir social, les nouveaux prétendants à l'empire, ces ouvriers venus là, comme y vinrent Charlemagne, Othon et Barberousse, pour y chercher le sacre et l'investiture.

L'écho de ces grandes manifestations ne s'était pas encore affaibli, quand un sociologue catholique suisse, M. Gaspard Decurtins, au début de l'année 1890, présenta au Conseil fédéral helvétique un vœu ayant pour but de réglementer le régime du travail par une législation internationale. L'auteur de ce vœu se fondait sur ce fait, qu'une réglementation du travail édictée par un seul Etat isolé, risquerait d'être frappée d'impuissance par les obstacles qu'y mettrait la concurrence étrangère. Par suite, toutes les mesures protectrices votées en faveur des femmes et des enfants deviendraient inapplicables. Un tel projet, du reste, avait été plus ou moins vaguement élaboré par les écoles socialistes ; l'empereur d'Allemagne allait bientôt essayer de le faire sien. Le Saint-Père se réjouit de le voir nettement formulé par un catholique. Par l'intermédiaire de Mgr Jacobini, il s'empressa de féliciter le savant économiste de son heureuse initiative. Un pareil projet devait, plus tard, être vivement discuté, même parmi les catholiques, à cause des grandes difficultés pratiques qu'il présenterait[5].

Dans son encyclique sur la condition des ouvriers, Léon XIII passera ce projet sous silence ; mais plus tard il lui accordera son entière approbation.

A mesure que des conflits nouveaux s'élevaient entre le monde du capital et celui du travail, à mesure que des perturbations, des misères nouvelles surgissaient du développement même du commerce et de l'industrie, le problème social apparaissait plus complexe et plus difficile à résoudre. Dès 1881 et au courant des deux années suivantes, le Saint-Père avait réuni à Rome une commission de théologiens, chargée d'étudier les questions économiques dans leurs rapports avec la doctrine catholique. Depuis, il n'avait plus cessé, soit par des observations directes, soit par des mémoires qu'il se faisait remettre par des personnages compétents, de s'informer des périls qui menaçaient l'ordre social et des remèdes capables de les conjurer[6].

L'encyclique Rerurn novarum, sur la condition des ouvriers, fut le résultat de ces enquêtes et de ces réflexions.

Mais, avant de résumer cette encyclique et pour en mieux comprendre la portée, il est opportun de jeter, à notre tour, un coup d'œil sur l'état social du monde en 1891.

 

III

Le socialisme, le communisme, l'anarchie, ont fait, dans le monde intellectuel comme dans le monde ouvrier, des progrès effrayants. Il paraît inutile d'énumérer ici les différentes écoles socialistes qui se disputent la direction du mouvement. On en donnera une idée suffisante en disant qu'elles se rattachent à deux grands mouvements d'idées, assez clairement désignés par les noms d'école française et d'école allemande. De Saint-Simon à Proudhon et de Proudhon à Louis Blanc, le socialisme français est, pour une part plus ou moins grande, idéaliste, romantique, pénétré de métaphysique, de morale et de vague religion ; il prêche la liberté ; et ceux-là mêmes qui s'écartent de la doctrine de ces anciens maîtres, tels qu'un Jules Guesde ou un Jean Jaurès, gardent quelque chose de cet esprit. Le socialisme allemand de Marx et de Engels rejette et raille un pareil enthousiasme. Karl Marx n'a accueilli que par des sarcasmes les proclamations du gouvernement provisoire de 1848, et Engels indique le cas qu'il fait du socialisme français par le titre même de son livre, Socialisme utopique et socialisme scientifique. Le socialisme allemand est purement utilitaire et matérialiste. L'idée de la justice et l'idée de la liberté sont absentes de son œuvre. Par là, ce socialisme, qui se prétend conçu en réaction de l'économisme utilitaire des Adam Smith et des Ricardo, s'y rattache au contraire. Les forces morales en sont pareillement écartées. L'un et l'autre système donnent la primauté aux intérêts mercantiles, identifient le progrès de la civilisation avec l'accroissement de la richesse. On a pu dire que le socialisme prétendu scientifique n'est autre chose que l'économie politique retournée, que Marx, c'est Ricardo vu à l'envers, car la théorie de la plus-value sort directement de la théorie de la rente[7]. A l'inverse de Bastiat, qui avait fini par ne plus voir que l'échange, Marx nie et proscrit l'échange ; il ne reconnaît plus que des valeurs d'usage. Mais, aux deux pôles, à celui qui ramène tout à l'échange, et à celui qui réduit tout à l'usage, les lacunes, les erreurs sont exactement les mêmes[8] : c'est le matérialisme athée et brutal, écrasant l'âme individuelle. Malheureusement, sous des influences que nous avons déjà étudiées, par suite du progrès de l'irréligion et de la propagation de l'athéisme matérialiste, l'école allemande gagne de plus en plus du terrain, même en France. Jules Guesde et Jean Jaurès, quand ils veulent faire appel à l'idéalisme, à la morale, à la liberté individuelle, se débattent contre les principes qu'ils ont empruntés à l'auteur du Capital[9].

C'est donc encore la théorie allemande qu'il faut avoir pour principal objectif dans la lutte contre le socialisme. Et à quoi se résume ce socialisme germanique, tel que son principal représentant, Karl Marx, le formule ? A prétendre : 1° que le seul bien est la richesse matérielle, la valeur utilitaire des choses ; 2° que cette valeur vient uniquement du travail ; 3° par conséquent, que la plus-value perçue par le capital est un vol fait à l'ouvrier, et 4° enfin que la juste répartition de la richesse ne peut être obtenue que par la lutte de la classe des travailleurs contre la classe des capitalistes, aboutissant à l'expropriation de cette dernière.

En 1891, cette théorie n'est pas seulement une rêverie d'école, elle a pénétré dans la mentalité d'une grande partie du peuple ouvrier. Le Capital de Karl Marx inspire les mouvements populaires vers la fin du XIXe siècle, comme, à la fin du XVIIIe siècle, le Contrat social de Rousseau inspirait les mouvements précurseurs de la Révolution française. Des phénomènes sociaux que le socialisme exploite avec habileté : la concentration de plus en plus grande de l'activité nationale entre les mains de grandes sociétés financières, une apparente évolution vers une sorte de nationalisation des forces industrielles, paraissent au peuple l'acheminement vers l'idéal que les vulgarisateurs du marxisme lui font entrevoir. Ainsi, comme le remarque M. de Mun[10], pendant que la révolution socialiste s'élabore dans les idées, elle s'accomplit insensiblement dans les faits. La lutte des classes s'engage par des escarmouches, parfois tragiques, qui menacent d'aboutir à une bataille générale.

C'est en ce moment que Léon XIII, suivant l'expression d'un éloquent prélat, se jette entre les deux puissances, et, avec une bravoure qui est assez rare, la bravoure intellectuelle, au risque de désobliger l'une ou l'autre des deux puissances, plus vraisemblablement les deux, propose sa solution, se décide à fixer aux capitalistes et aux travailleurs leurs droits, et, plus encore, leurs devoirs[11]. Tel sera l'objet de l'encyclique que Léon XIII se propose d'adresser au monde catholique. Mais, avant de la rédiger, il s'est enquis de l'attitude prise, dans les divers pays, par les catholiques soucieux de défendre à la fois, contre le péril nouveau, la religion et l'ordre social. Les enquêtes auxquelles il se livre depuis son avènement au souverain pontificat, lui montrent que nulle part les fidèles ne sont restés inertes en face du danger. Presque partout les influences religieuses ont tendu à s'immiscer dans les questions sociales ; presque partout des hommes que leurs adversaires se plaisent à désigner du nom équivoque de cléricaux se sont efforcés de s'emparer de la direction du mouvement ouvrier[12]. Chaque nationalité y a apporté son tempérament : l'Allemagne, son goût pour l'organisation extérieure et le recours aux pouvoirs civils ; la France, sa libre spontanéité ; l'Angleterre, sa hardiesse parfois déconcertante ; l'Espagne, son appréhension de toute inspiration révolutionnaire ; l'Italie, ses habiles accommodements et ses combinaisons calculées ; la Belgique, son attention aux plus menus détails de la vie économique ; l'Autriche, une forme archaïque qui ne l'écarte d'aucun des problèmes les plus actuels ; l'Amérique, un idéalisme religieux qui ne nuit en rien à la préoccupation des intérêts les plus pratiques. Il va sans dire que tout n'est point parfait dans ces multiples initiatives. Ici, un zèle trop téméraire a besoin d'être comprimé ; là, une timidité excessive demande à être stimulée ; là, une déviation malheureuse doit être. rectifiée. Un coup d'œil rapide sur chacune des principales nations nous fera mieux comprendre l'importance et l'opportunité de l'œuvre que médite Léon XIII.

 

IV

Si l'esprit trop téméraire et trop indiscipliné de l'abbé de La Mennais n'eût pas compromis le mouvement de réforme sociale entrepris par l'école de l'Avenir, nul pays n'eût devancé la France dans cette œuvre. L'Allemagne eut le bonheur de voir entrer dans les rangs de son clergé, en 1844, au moment même où La Mennais, séparé de l'Eglise depuis dix ans, se donnait entièrement au socialisme, un homme non moins dévoué à la cause du peuple, non moins averti sur ses besoins, mais d'un zèle plus avisé et d'une docilité parfaite envers les directions de l'Eglise, Emmanuel de Ketteler, que les catholiques de toutes les nations doivent regarder comme l'initiateur du mouvement social catholique.

Au moment où Léon XIII est appelé à gouverner l'Eglise, Ketteler vient de mourir. Mais il se survit dans ses écrits, dans ses disciples et dans les institutions sociales qu'il a créées ou inspirées. Le nouveau pape étudie les uns et les autres. On trouvera dans l'encyclique sur la condition des ouvriers le souvenir des enseignements du grand évêque de Mayence[13]. Les disciples de Ketteler et leurs œuvres remplissent l'Allemagne. C'est, dans la ville de Mayence et au Reichstag, Mgr Moufang, et sa grande société industrielle, dont le nom, Arbeiterwohl (bien-être des ouvriers) indique suffisamment le but et le caractère. C'est, au Reichstag encore, et dans le grand centre industriel de Munchen-Gladbach, l'abbé Hitze, qui inspire, soutient, défend les œuvres sociales les plus diverses, mais qui se dévoue tout particulièrement à l'amélioration de la législation ouvrière. C'est l'abbé Dasbach, qui se dépense sans compter à développer les associations de paysans. C'est l'abbé Kolping, qui s'occupe plus particulièrement des travailleurs urbains[14]. Et il faut reconnaître que, dans la création et la direction de ces œuvres sociales, les catholiques allemands font preuve d'une activité et d'un esprit d'organisation dignes de servir de modèles.

Il est vrai qu'ils ont, pour agir ainsi, de puissants stimulants. Leurs campagnes sociales s'associent à une campagne politique dont la nécessité s'est imposée à eux et qui a pris des proportions formidables sous la direction de Windthorst. C'est l'époque du Kulturkampf. Les catholiques, obligés de se défendre contre l'administration prussienne et contre toutes les forces du nouvel empire, n'ont pas le choix. Pour faire front à la coalition des Junkers piétistes et des pseudo-libéraux du national-libéralisme, il leur faut se retrancher au fond des couches populaires et, pour ainsi dire, dans le cœur même du peuple. Ce n'est qu'en faisant cause commune avec l'ouvrier de Westphalie et de Silésie, que Windthorst et le centre ont fini par battre le grand tacticien de Friedrichsruhe[15].

Mais si, par delà ces œuvres de tout point remarquables, on jette un coup d'œil sur la doctrine de ce qu'on peut appeler l'école sociale catholique de l'Allemagne, on y trouve des tendances qui ne sont pas à l'abri de toute critique, qui, en tout cas, ont été contestées par des esprits sérieux. Quand l'abbé Hitze demande que l'Etat subordonne l'exercice d'un métier à l'entrée dans une corporation, et va même jusqu'à dire qu'il ne repousse pas le mot de socialisme d'Etat, car, dit-il, il y en a un qui se justifie[16] ; quand Mgr Moufang souhaite que le pouvoir, par des dégrèvements d'impôts et par des avances de fonds accordés aux travailleurs, mette un frein à la tyrannie du capital[17] ; quand Mgr Ketteler lui-même, ménageant trop peu ses éloges à Ferdinand Lassalle, lui emprunte quelques-unes de ses expressions les plus outrées sur le marché aux esclaves ouvert dans le monde moderne, et sur la loi d'airain de l'offre et de la demande, qu'il croit ne pouvoir être brisée que par l'intervention des pouvoirs publics, on est présentement rassuré sur la portée de ces expressions par la prudence personnelle des dignes prêtres qui les emploient, mais on se demande quel usage pourront en faire des esprits moins pondérés, et si, en les prenant pour mois d'ordre, des catholiques ne seront pas portés un jour à collaborer à l'établissement en Allemagne d'un despotisme centralisateur, non moins redoutable que celui qu'ils ont voulu combattre en entreprenant leur campagne d'institutions sociales.

S'il est possible de parler d'une école sociale catholique en Allemagne, on serait bien embarrassé pour caractériser en France un mouvement semblable. Les énergies qui s'y développent ne sont pas moins grandes, mais elles sont moins cohérentes, plus spontanées, et parfois même se heurtent entre elles avec une certaine vivacité. Ici, les disciples de Frédéric Le Play, groupés dans la Société d'économie sociale, et fidèles à la méthode d'observation des faits sociaux préconisée par le maître, cherchent les remèdes aux malheurs de la société dans le reniement des faux dogmes de 89, dans la pratique du Décalogue éternel, et plus particulièrement dans la restauration de la famille-souche, persistant par la transmission intégrale du bien familial. Une revue, la Réforme sociale, est leur organe. En 1886, quelques jeunes disciples de l'illustre économiste, élargissant à la fois sa méthode et ses vues, fondent une revue nouvelle, la Science sociale. Comme Le Play, ils repoussent les utopies révolutionnaires, leur opposent les vérités religieuses, et s'attachent spécialement à la restauration de la famille pour obtenir la restauration de la société. Mais, à la différence du maitre, d'une part, ils ne se contentent pas, pour étudier une famille, d'examiner son budget, ils observent plutôt ses moyens d'existence, le genre de travail qui la fait subsister, la force d'expansion qu'elle donne à ses membres. Partant, leur idéal n'est plus la famille-souche, celle qui continue l'œuvre d'un fondateur, mais celle qui est capable de susciter une succession de fondateurs, et ils en trouvent le modèle plutôt dans le monde anglo-saxon, en Angleterre et en Amérique, que dans les autres pays de la vieille Europe. L'abbé Henri de Tourville est l'inspirateur et le chef de ce groupe de disciples, qui continue à se réclamer de Le Play, mais avec l'intention d'améliorer sa méthode et sa doctrine[18].

Parallèlement à la Réforme sociale et à la Science sociale, l'Association catholique continue à être l'organe de l'œuvre des cercles ouvriers, dont le comte de Mun est le plus éloquent interprète, mais dont le marquis de la Tour du Pin est le chef incontesté. Eux aussi, comme les disciples de Le Play. et plus encore, maudissent l'esprit de la Révolution et bénissent la foi religieuse, mais ils leur reprochent en même temps de ne pas voir assez le bien-fondé des revendications ouvrières et d'accorder trop de confiance aux classes dirigeantes, à ces prétendues autorités sociales, dont l'influence doit être conservée, mais en les maintenant dans de justes bornes, pour les préserver de la tentation de tout organiser à leur profit. Le salut, selon eux, est, d'abord, dans les croyances religieuses, puis dans la corporation, constituée dans ses formes traditionnelles, dans la corporation protégée et subventionnée par l'Etat ; il est aussi dans l'intervention de l'Etat, réglementant, toutes les fois que l'intérêt du travailleur le demande, la durée du travail, sa forme et son salaire ; il est enfin dans une législation internationale, universalisant les règles protectrices, pour que le capital, mécontent des limites légitimes qui lui seraient imposées dans une nation, ne puisse point prendre sa revanche en ruinant, par la concurrence étrangère, le pays où le travail serait sagement réglementé. Un sain régime du travail, déclare M. de la Tour du Pin, ne saurait se rétablir que sous l'influence de la religion, et par le concours de trois forces sociales : le patronage, l'association et le pouvoir[19].

Mais des catholiques non moins dévoués à la cause des ouvriers, des religieux, des évêques, refusent de suivre jusqu'au bout dans cette voie les fondateurs de l'Œuvre des cercles. Le R. P. Forbes, de la Compagnie de Jésus, Mgr Freppel, évêque d'Angers, M. Henri Joly, professeur de l'Université, et M. Claudio Jannet, professeur à l'Institut catholique de Paris, leur reprochent d'abord d'accorder trop d'importance à la critique socialiste. N'a-t-on pas lu dans l'Association catholique du 15 février 1886, que la prétendue productivité du capital, cette grande iniquité des sociétés païennes, cette dernière cause de toutes les souffrances sociales, n'est autre chose qu'un mot inventé pour dissimuler le fait réel : l'appropriation des fruits du travail d'autrui ? Sans doute, sous cette forme brutale, l'assertion a soulevé les protestations du comte de Mun. Mais on lit fréquemment, dans la revue qui est l'organe de l'école, des formules comme celle-ci : La liberté du travail n'est autre chose que la liberté laissée aux capitalistes d'exploiter les ouvriers et de s'enrichir du travail d'autrui[20]. On reproche, en second lieu, à la même école de trop accorder à l'intervention de l'Etat. Leur principal organe, non content de lui demander la fixation des heures de travail, l'assurance obligatoire, un minimum de salaire, des salaires proportionnés, non seulement au travail, mais aux besoins[21], ne va-t-il pas jusqu'à accepter comme un dogme la prétendue loi posée par M. Wagner, de Berlin, la loi de l'extension croissante des fonctions des pouvoirs publics ?[22] Dans un discours prononcé le 7 octobre 1890 au congrès des jurisconsultes catholiques, Mgr Freppel se fait l'interprète de ces critiques, et Mgr Doutreloux, évêque de Liège, s'étant prononcé nettement en faveur des idées soutenues par l'Association catholique, on distingue désormais les deux écoles en les désignant sous le nom d'Ecole de Liège et d'Ecole d'Angers[23].

 

V

En France, comme en Allemagne, les spéculations théoriques marchent de front avec les efforts pratiques. La Société d'économie sociale, qui s'inspire des doctrines de Le Play, recueille, fait élever, place et dote de jeunes garçons orphelins ; l'école de la Science sociale fonde des collèges, où elle applique ses principes d'éducation ; nous avons parlé de l'œuvre des cercles catholiques et de son action sociale.

Mais ce qu'il y a de plus particulier à la France, c'est l'éclosion d'un grand nombre d'œuvres ne se rattachant à aucune doctrine nettement formulée, à aucune méthode d'organisation préalablement établie, naissant d'une spontanéité généreuse, qui trouve comme d'instinct la forme charitable adaptée aux besoins du moment et du lieu

Les 261 associations de mutualité, représentant un effectif de 50.000 membres, que compte, en 1889, la seule ville de Marseille, les œuvres françaises énumérées par les soins de l'Office central des œuvres de bienfaisance, dont la seule nomenclature occupe un volume compact de 1.400 pages, ont, en grande partie, ce caractère. Les utopistes, disait un jour, du haut de la chaire de Notre-Dame, un éloquent religieux[24], parlant sur le Travail français, les utopistes croient que tout dépend de l'organisation. Et nous disons, nous : le principal, ce sont les personnes, car des personnes dépend l'organisation elle-même. — En effet, écrit un économiste français, après avoir cité cette phrase, nous sommes volontiers, en littérature, en art, en industrie, en colonisation, les hommes des idées personnelles, des inspirations, des vues originales. L'action du clergé, par exemple, au lieu de se manifester aussi ouvertement qu'ailleurs par des ententes ou coalitions puissantes, procède surtout par des aides multiples et discrètes. C'est l'aide donnée en secret aux pires de toutes les misères, aux misères morales, aux misères du cœur, aux misères du remords ; c'est cet esprit de générosité cordiale, intime, aisément gaie, prompte à l'élan, ne laissant point passer les occasions de rendre service[25]. La société de Saint-Vincent-de-Paul, avec les diverses œuvres qui sont venues successivement s'adjoindre à son œuvre primitive de la visite des pauvres, est peut-être la plus remarquable des manifestations de cet esprit d'assistance matérielle et morale qui distingue l'esprit français, et peut-être est-ce dans cet ordre de choses que nous justifions le mieux la parole de l'empereur Charles-Quint : Les Français, disait-il, sont sages sans le paraître.

C'est encore l'initiative qui semble caractériser l'action sociale des catholiques anglais : une initiative moins souple que celle de leurs frères de France, mais plus puissante et plus hardie. Voici Manning. Depuis sa conversion, il représente, il personnifie l'Eglise catholique d'Angleterre dans le domaine de l'action, comme Newman la personnifie dans le domaine de la pensée philosophique. Or, rien de ce qui agite les masses populaires, rien de ce que les théoriciens discutent dans leurs plans de réforme, n'est étranger à ses préoccupations. L'Etat social est-il plus troublé en Angleterre que dans les autres nations ? Il est difficile de se prononcer sur cette question. Ce qui est incontestable, c'est que la suppression des biens d'Eglise sous Henri VIII, en privant brusquement les classes pauvres d'une foule d'œuvres d'assistance appropriées à leurs besoins, et en forçant l'Etat à y suppléer par une charité administrative, forcément inférieure, a creusé l'abîme entre les classes de la société et élargi la plaie du paupérisme ; c'est aussi que les mesures arbitraires prises contre les propriétaires irlandais, compliquées des entraves mises à l'exercice de leur religion, ont créé en Irlande et parmi les catholiques en général, une agitation non encore calmée. Enfin, si les partis socialistes se trouvent très diversifiés en Angleterre, ils n'en constituent pas moins une menace redoutable pour l'ordre public. A côté du courant humanitaire sentimental, dont le romancier Dickens, le critique d'art Ruskin et l'idéaliste Carlyle sont les représentants les plus autorisés, Henry George, chef du socialisme agraire, soutient que, la pauvreté étant le résultat de l'accaparement de la terre par une minorité oppressive, tout remède qui n'instituera pas la propriété collective du sol, sera impuissant à améliorer d'une façon durable la condition humaine ; et, plus ou moins radicaux, plus ou moins violents, des socialistes d'Etat, des communistes, des socialistes sans théorie, des anarchistes, des rêveurs intellectuels, groupés dans la Social democratic federation, dans le Labour independent Party, dans la Fabian Society, dans les Trade-Unions, dans des groupes innommés ou indépendants de tout parti, n'ont tous qu'un but : réaliser une révolution sociale.

Manning, qui est à la fois un homme d'œuvres et un homme de doctrine, fait face à tous les périls. On le voit, non pas seul, mais dirigeant le mouvement de tous ceux qu'il associe à ses campagnes, signaler le dépeuplement systématique de l'Irlande, flétrir le régime qui impose à des femmes un travail de quinze heures par jour dans des boutiques ou des ateliers fétides, déplorer le système qui permet à la puissance du capital de se développer sans contrepoids suffisant, rappeler à ses concitoyens que le but de la vie n'est pas de multiplier les aunes de coton, que la paix et la liberté du foyer domestique sont plus essentiels à la grandeur morale et à la dignité d'une nation que la liberté du travail et de l'échange.

Le dévouement dont le cardinal donne ainsi les témoignages, la compétence dont il fait preuve dans les questions qu'il aborde, lui confèrent une influence morale considérable sur ses compatriotes. L'occasion se présente pour lui d'en user dans une circonstance tragique. Le 13 août 1889, une grève éclate parmi les ouvriers des docks de Londres, qui se plaignent de l'excès de leur travail et de l'insuffisance de leurs salaires. Le mouvement devient bientôt général, et s'étend aux métiers connexes. La cessation du travail par 250.000 ouvriers, en arrêtant brusquement tout mouvement commercial dans le port de Londres, cause en peu de jours des pertes incalculables à la fortune publique, menace de dégénérer en redoutable conflit. L'archevêque de Westminster intervient. Son père et un de ses frères ont été jadis présidents d'une compagnie de docks ; il n'est pas étranger aux questions techniques qui se débattent. Il multiplie ses démarches, tantôt auprès des directeurs des docks, tantôt auprès des ouvriers. Les patrons finissent par consentir à des conditions qui constituent une transaction honorable pour les deux parties. Le cardinal réunit alors les chefs du comité de la grève dans une école catholique. Il les adjure de ne pas prolonger l'inquiétude, les souffrances de leurs femmes et de leurs enfants, et de ne pas rendre vaines, par leur faute, les concessions des directeurs et les dispositions amicales de l'opinion publique. Si vous refusez de remplir cette mission de paix, leur dit-il, j'irai moi-même haranguer-la foule des grévistes. Vingt-cinq mille d'entre eux sont mes fils spirituels : ils m'écouteront. Les directeurs de la grève, émus de ces paroles, s'entremettent auprès des ouvriers, qui retournent aux docks le 16 septembre[26]. Léon XIII fait écrire au cardinal pour le féliciter.

Au cours des pénibles incidents qui viennent de se dérouler, l'attitude des ouvriers a été, en somme, relativement calme et digne. Pour éviter le gaspillage, l'ivrognerie et les désordres qui en résultent, on a remis aux grévistes des bons qui sont reçus chez tous les fournisseurs. Du premier jour au dernier, pas un homme n'a demandé de l'argent pour aller boire[27]. Mais il est à craindre qu'à un moment donné, les ouvriers, gagnés au socialisme, au communisme, à l'anarchie, ne se laissent entraîner à des actes violents. Manning, qui n'a pas reculé devant la perspective de haranguer des foules sur les places publiques, ne craint pas de se mettre en rapport direct avec les chefs des partis les plus avancés. Il s'abouche avec Henry George, le fameux partisan de la nationalisation du sol, l'ennemi déclaré de la propriété privée. Il lui montre avec force que le droit de propriété est fondé sur le droit naturel, qu'il est garanti par la loi chrétienne et inséparable de la civilisation moderne. Impossible, lui dit-il, de s'entendre davantage, sans accord sur cette question fondamentale. Finalement, il amène son interlocuteur à avouer que le principe de la propriété privée n'est pas contestable, qu'il faut seulement combattre les dommages résultant de l'accaparement de la terre par quelques-uns, et que rien n'est plus propre à pallier le mal que la doctrine de l'Evangile. J'entendis, raconte un témoin de l'entretien, comme l'un observait que l'amour de Notre-Seigneur le conduisait à l'amour du prochain, tandis que l'autre affirmait que l'amour du prochain faisait naître en lut l'amour du Sauveur[28].

Ces interventions du cardinal Manning auprès des ouvriers, ces colloques avec des chefs du socialisme, certaines de ses maximes sur le droit de chacun au travail et au pain et sur la nécessité de l'intervention de l'Etat pour assurer le maintien de la justice sociale, le font taxer de complaisance envers le socialisme. Le Times l'accuse d'avoir des idées confuses, de se poser en réformateur, sans comprendre les premiers éléments de la science dont il se réclame[29]. Des catholiques lui reprochent d'opposer le capital vivant au capital mort, en entendant par le premier le travail manuel et par le second le capital proprement dit, et ce passage d'une lettre écrite en septembre 1890 au président du congrès de Liège : Je ne crois pas qu'il soit jamais possible d'établir d'une manière efficace et durable des rapports pacifiques entre patrons et ouvriers, tant qu'on n'aura pas reconnu, fixé et établi publiquement une mesure juste et raisonnable réglant les profits et les salaires. Mais Manning explique en un sens acceptable ces paroles, dont des disciples téméraires pourraient abuser. Il proteste qu'il n'a jamais voulu déclarer la guerre au capital au nom du travail, que es mesures qu'il voudrait voir établir publiquement ne sont pas nécessairement des mesures législatives, car le recours au législateur doit être évité en ces matières autant que possible, et quand, au plus fort de la grève des dockers, un personnage l'interpelle en lui disant : Eminence, c'est du socialisme que vous faites là, il se contente de répondre : Je ne sais pas si c'est du socialisme pour vous, mais pour moi, c'est du christianisme.

Nous ne rencontrerons pas en Espagne des formules aussi hardies. La préoccupation du péril social n'y est pas absente ; mais la peur de la révolution écarte les Espagnols de toute doctrine confinant au socialisme, même en apparence. D'ailleurs, la lutte des classes est moins menaçante chez eux. L'Espagnol, écrit un voyageur[30], n'est pas envieux. On sait que chez lui les distances sociales ont été toujours très diminuées, aussi bien par la fierté des petits que par le caractère accessible et familier des grands. Enfin l'activité industrielle et commerciale de l'Espagne ne saurait être comparée à celle des pays dont nous venons de parler. Ni le mouvement socialiste, ni celui de la conservation sociale et du progrès social n'apparaissent en Espagne comme organisés. Le socialisme n'y pénètre que sous forme d'agitation révolutionnaire, mise au service des partis politiques extrêmes, et dont la répression est du ressort de la force armée. Le mouvement prolétarien de 1873 ne s'est manifesté que par des massacres, et ne s'est terminé en 1874 que par la dictature et la réaction sanglante de Serrano. Quinze ans plus tard, au congrès international des socialistes, tenu à Paris, le délégué Pablo Iglesias parle bien d'un groupe espagnol se plaçant sur le terrain du socialisme scientifique, mais, en fait de manifestations, il ne peut citer que celles des bakouninistes ou anarchistes de l'école russe.

Du côté des catholiques, il n'existe pas en Espagne d'école sociale. Des cercles agricoles ont été fondés toutefois dans les villes de Tolosa[31] et de Valence. Des établissements d'éducation, d'assistance et de relèvement y sont prospères. M. Henri Joly, chargé de faire une enquête sociale en Espagne, résume ainsi son impression sur ces œuvres : Dans tout ce qui vient de la religion, il y a des restes qui sont excellents ; et ce que l'Etat a cherché à faire de nouveau sur quelques points, est animé d'un bon esprit[32]. Nous verrons l'encyclique de Léon XIII sur la condition des ouvriers susciter en Espagne des œuvres nouvelles.

Le mouvement social des catholiques italiens, qui pourra se glorifier, en 1906, de compter 3.725 organisations, comprenant un demi-million de membres (beaucoup plus que notre Confédération générale du travail)[33], et dont le chef incontesté, le professeur Toniolo, comptera parmi les sociologues les plus éminents du siècle, ne se révèle d'abord que par la création de certaines œuvres agricoles, et ne parait pas, dans l'ordre de la spéculation, devoir manifester plus d'activité qu'en Espagne. L'Italie peut cependant à bon droit se montrer fière d'avoir, du XVe au XVIIIe siècle, été la terre classique des banques populaires, si profitables à l'agriculture, au commerce et à l'industrie[34]. Mais les troubles politiques qui ont si profondément bouleversé la terre italienne ont été plus favorables à la propagation des sectes révolutionnaires qu'à l'organisation des œuvres de conservation sociale. Ce seront précisément les violences dos hommes de désordre qui deviendront, pour les Italiens, les plus actifs stimulants de leurs œuvres de défense et de restauration sociales.

Dans aucun pays le socialisme ne s'est présenté sous un aspect plus subversif. Avant 1870, il est à peu près inconnu dans la Péninsule[35]. C'est un groupe de Romagnols, d'abord soldats de l'armée garibaldienne pendant la guerre franco-allemande, puis insurgés de la Commune de Paris, qui, en rentrant dans leur pays, y importe les théories recueillies parmi leurs compagnons cosmopolites. Les agissements des carbonari leur ont préparé le terrain : à la devise mazzinienne, Dieu et le peuple, ils substituent hardiment la devise blanquiste de la Commune de Paris, ni Dieu ni maître. Deux hommes de talent médiocre, mais d'une audace prête à tout braver, doués par ailleurs de ce sens pratique, qui se rencontre si communément parmi le peuple italien, un ancien charcutier d'Imola, André Costa, et un ancien tailleur de Caorso, village voisin de Plaisance, Berni, prennent la -tête du mouvement. Ici, plus de système abstrait, comme chez leurs émules d'Allemagne, de France ou d'Angleterre. Ils ont observé la situation précaire, misérable des paysans italiens. On les voit, favorisés par la tolérance du gouvernement, qui n'ose sévir, parcourir les campagnes, prêchant partout le partage des terres, disant aux ouvriers ruraux que le jour où leur parti triomphera, ils auront tous un champ, où ils pourront vivre sans avoir à lutter contre la misère. De fait, la situation du paysan italien, même dans les contrées les plus fertiles, telles que la Lombardie, est généralement misérable. L'éloquent évêque de Crémone, Mgr Bonomelli, dans un mandement intitulé : Propriété et socialisme, n'hésite pas à en convenir, et attribue cette triste situation à trois causes. La première cause, directe, est l'injustice patente des contrats agricoles souscrits entre le paysan et le grand propriétaire, noble ou bourgeois. Une seconde cause, plus lointaine, est l'absentéisme des grands propriétaires, qui, les tenant loin de leurs fermiers, accentue l'antagonisme qui les sépare. La troisième cause, plus éloignée encore, mais plus profonde, est enfin le scepticisme religieux du patron agricole, scepticisme dont l'exemple est funeste pour la bonne harmonie des contractants.

Dans ces conditions, les œuvres à entreprendre sont tout indiquées.

Tandis que des évêques, des prêtres, des catholiques instruits, tels que Mgr Bonomelli, réfuteront les utopies du socialisme, on fondera avant tout des œuvres destinées à donner satisfaction aux populations rurales. C'est en 1877, à la veille de l'avènement de Léon XIII, que le mouvement a commencé. En s'appuyant, d'un côté, sur les œuvres de pure piété, encore très nombreuses en Italie, et sur les œuvres de secours mutuels, qui n'ont pas cessé d'être dans la tradition du pays, on fonde successivement des unions agricoles, des œuvres de fermages collectifs, des caisses rurales, des banques de petit crédit, des caisses de prêt sur nantissement de denrées agricoles[36]. Un digne représentant de la vieille aristocratie restée fidèle au pape, le comte Medolago-Albani, se mettra à la tête de ces diverses œuvres. Celle des congrès, déjà approuvée par Pie IX et fortement encouragée par Léon XIII, s'applique, sous la direction des comtes Acquaderni, d'Ondes Reggio et Paganuzzi, à propager ces institutions et à en élargir le cadre.

En 1883, le Congrès de Naples entend un rapport de M. Rezzara sur les cuisines économiques ; en 1890, celui de Lodi discute sur le travail des enfants et des femmes.

Il va sans dire que la ville de Rome, sous les regards immédiats du souverain pontife, se montre au premier rang pour la fondation et l'organisation des œuvres sociales. Il n'y a pas lieu d'y créer ces unions agricoles que des circonstances particulières ont rendues nécessaires en diverses parties de l'Italie ; mais l'œuvre des cuisines économiques, dont nous venons de parler, a eu son modèle dans une organisation conçue à Rome même par les membres du cercle de Saint-Pierre. C'est grâce à cette œuvre que des millions d'ouvriers, souffrant de la terrible crise financière dont la Ville éternelle est frappée depuis l'occupation piémontaise, trouvent, moyennant une rétribution très modique, un repas réconfortant. A cette œuvre, le cercle de Saint-Pierre a joint celle des asiles de nuit, où le malheureux sans abri trouve un lit propre et commode. Mais la fondation la plus remarquable de Rome est la société de secours mutuels entre ouvriers, artisans et artistes, qui, établie par Pie IX, sous le nom de Primaria associazione artistica ed operaia di carità reciproca, a reçu sous Léon XIII de grands développements. Cette organisation sociale, de caractère absolument moderne, compte plus de quatre mille membres, répartis en plusieurs sections, qui ont leurs délégués au conseil directif de la société. Les sections comprennent toutes les professions artistiques, tous les corps de métiers : peintres, sculpteurs, orfèvres, typographes, patrons et ouvriers de l'habillement, des arts techniques, etc. En 1888, le Saint-Père leur fait don d'un magnifique local, acheté au prix de 500.000 francs. L'association artistique ouvrière s'occupe de toutes les œuvres qui intéressent les petits patrons et les ouvriers. En 1888, elle a pu disposer d'un revenu de 34.815 francs, provenant des souscriptions des associés et de dons divers[37]. Autour de l'Associazione artistica ed operaia, se groupent plusieurs œuvres secondaires, dont les principales sont la Banca artistica operaia, institut de crédit établi d'abord sous la forme coopérative, qui se transformera en 1892 en société anonyme, et la Società artistica operaia romana pour la construction des maisons ouvrières, corporation mixte, très propre à favoriser la paix sociale.

En encourageant de tout son pouvoir les œuvres qu'il voit prospérer sous ses yeux dans la ville de Rome, Léon XIII ne perd pas de vue un pays qui lui est particulièrement cher, parce qu'il y a dépensé jadis une grande part de son zèle, la Belgique. L'activité économique y est intense ; le parti socialiste, fortement organisé, y est plus puissant qu'en aucune partie de l'Europe ; l'Internationale y compte de nombreux adhérents ; Cesar Paepe, un des plus célèbres vulgarisateurs des doctrines socialistes, a essayé de réunir en une synthèse harmonieuse les éléments fondamentaux des écoles anglaise, allemande et française : l'association, la discipline politique, l'idéalisme. Les groupes flamands et wallons, après avoir grandi séparément, fusionnent en 1879. Le Vooruit se dresse à Gand comme le centre actif d'une propagande socialiste désormais irrésistible. Mais le clergé belge, qui n'est pas gêné dans son action par des entraves concordataires, use largement de la faculté qui lui est laissée de se réunir et de se concerter. En 1879 et en 1884, il a vaincu, sur le terrain scolaire, le libéralisme sectaire ; en 1886, il organise un parti démocratique chrétien, avec un programme nettement défini de doctrines sociales. La grande masse du peuple catholique belge entre dans ce mouvement. S'inspirant des anciennes ghildes flamandes, des corporations ouvrières catholiques surgissent, s'opposent aux groupes socialistes, fondent partout, en face des Maisons du peuple, des Maisons catholiques d'ouvriers Malheureusement, des symptômes de scission apparaissent déjà dans ce mouvement magnifique. Les conservateurs catholiques accusent les démocrates d'aller trop de l'avant, de compromettre la cause par des promesses trop hardies ; et, pendant ce temps-là, l'union des socialistes se resserre ; leurs dissentiments disparaissent dès qu'il s'agit d'attaquer l'ennemi commun, le catholicisme.

La Suisse, rendez-vous depuis longtemps des agitateurs de tous les pays voisins, donne le spectacle d'une agitation non moins grande. Il importe cependant, comme on l'a dit, de distinguer le socialisme suisse du socialisme en Suisse. Tous les révolutionnaires sociaux, ainsi que tous les révolutionnaires politiques, ne trouvent pas toujours d'écho sur la terre helvétique. C'est en 1888 seulement que te congrès ouvrier de Berne se prononce pour la constitution d'un parti socialiste national. A ce mouvement s'oppose aussitôt un mouvement social catholique. Il est le fait de trois groupes principaux : le Pius Verein ou Association de Pie IX, la Fédération ouvrière romande, fondée en x889 sous les auspices de l'abbé Deruaz, alors curé de Lausanne, et la Fédération allemande, présidée par Mgr Burtcher. En attendant que ces trois groupes fusionnent, l'activité et l'ascendant d'un député grison, le Dr Gaspard Decurtins, leur donne une cohésion qui leur permet de lutter avec des succès appréciables contre l'agitation socialiste. C'est une originale figure que celle de Gaspard Decurtins, érudit, éloquent, énergique, doué d'une admirable puissance de travail et d'une incomparable puissance de volonté[38]. — A dix-sept ans, il a senti en lui-même quelques doutes sur la légitimité de la propriété. Il veut sortir de ces doutes. Il lit, concurremment, les socialistes et les Pères de l'Église, et conclut à une doctrine sociale qui est celle de la Somme de saint Thomas d'Aquin. Il sort de ces lectures, catholique fervent, ennemi non moins fervent du libéralisme économique[39].

C'est aussi un converti qui dirige le mouvement social catholique en Autriche, le baron de Vogelsang. Meckiembourgeois d'origine, né et élevé dans la religion protestante, les rapports qu'il a avec M. de Ketteler, le futur évêque de Mayence, alors curé à Berlin, et les études qu'il poursuit dans les milieux catholiques de Munich et d'Inspruck, l'amènent abjurer le protestantisme. Mais en reniant la religion prétendue réformée de Luther, ce qu'il renie en même temps, c'est le libéralisme sous toutes ses formes, c'est la 'Révolution avec toutes ses conséquences, ce sont les principes de la société moderne dans leur ensemble. Pour lui, le régime idéal de l'organisation du travail, c'est celui du moyen âge. Ses anciens coreligionnaires, des catholiques même, trouvant ses doctrines exagérées, le qualifient de féodal ; il se glorifie de ce surnom, met au service de ses idées un ancien journal, le Vaterland, et groupe autour de lui des disciples enthousiastes, dont les plus célèbres sont le docteur Lueger et le prince Aloïs de Liechtenstein. En 1888, on fête son jubilé avec une vénération enthousiaste. Chose singulière, ce sont les plus avancés dans les revendications ouvrières qui acclament le plus chaudement ce féodal.

C'est qu'en effet, ce que Vogelsang reproche le plus vivement aux autorités politiques et sociales modernes — rois, empereurs, présidents, ministres et assemblées législatives —, c'est de représenter le capitalisme, tandis que le roi des temps passés, à l'époque du vieil ordre chrétien et national, représentait au contraire le travail. En lui, dit-il, le travail était vraiment roi. Conséquemment à ces principes, ce que Vogelsang critique dans l'organisation sociale moderne, c'est la faculté laissée au capitaliste de percevoir les revenus d'une entreprise dont il ne partage pas les risques, c'est le droit qu'on lui reconnaît de percevoir l'intérêt de son argent, c'est-à-dire un revenu qui s'obtient sans aucun travail et par l'exploitation du travail d'autrui[40].

Un des disciples de Vogelsang, Kuefstein, organise un groupe qui prend hardiment le titre de socialiste chrétien. Un autre, Belcredi, mène d'actives campagnes pour la corporation obligatoire. Plus que le comte de Mun en France, plus que Ketteler en Allemagne. plus que Decurtins en Suisse, Vogelsang encourt le reproche de trop demander à l'Etat, mais nul ne peut lui refuser l'honneur d'avoir combattu avec une suprême énergie l'individualisme révolutionnaire, d'avoir mis en relief, plus peut-être que nul ne l'avait fait avant lui, les bienfaits du régime corporatif chrétiennement organisé, d'avoir stigmatisé, avec une force que nul n'a dépassée, cette exploitation effrénée de l'homme par la cupidité, qu'il a flétrie du nom de ploutocratie.

C'est le même esprit chrétien, c'est la même sollicitude pour les travailleurs qui animent, en Amérique, l'illustre archevêque de Baltimore, Mgr Gibbons, l'éloquent archevêque de Saint-Paul en Minnesota, Mgr Ireland ; mais combien différent est leur langage ! Vers la fin de 1889, dans la cathédrale de Baltimore, en présence de soixante-treize archevêques et évêques et du cardinal Gibbons, Mgr Ireland prononce un grand discours, qui débute par ces paroles : Le passé, nos pères l'ont fait ; l'avenir, à nous de le faire !... Il ne nous servira de rien de comprendre le mue siècle mieux que le XIXe... Le monde est entré dans une phase entièrement nouvelle, et le passé ne reviendra pas. La réaction est le rêve d'hommes assis aux portes des cimetières, pleurant sur des tombes qui ne se rouvriront pas. Sans doute le prélat qui parle ainsi a montré, tout comme le baron de Vogelsang, son sens pratique pour les œuvres sociales qu'il a fondées et qu'il dirige ; mais, si le langage du baron autrichien parait manifester trop de confiance à l'esprit des temps passés et à l'intervention du pouvoir, le langage du -prélat américain ne semble-t-il pas empreint de trop d'abandon à l'initiative individuelle et à l'esprit des temps nouveaux ?

 

VI

Léon XIII ne blâme ni l'une ni l'autre, des deux tendances. Mais, attentif à toutes les manifestations sociales, il sent de plus en plus le besoin de rectifier et d'unifier le mouvement qui porte, de toutes parts, les catholiques à intervenir dans la solution des problèmes qui se posent dans le monde du travail. On l'a remarqué avec raison : Ce sont les besoins du monde chrétien qui ont suscité l'encyclique Rerum novarum. On dirait volontiers que le monde chrétien y a travaillé. Cette Eglise catholique, qu'on disait asservie par le dernier concile, multiplie au contraire les initiatives individuelles. Guidée par une infaillible pensée, elle ne s'abstient pas de penser elle-même. Ces dévouements aventureux, ces discussions ardentes, préparent, déterminent l'encyclique Rerum novarum sur la condition des ouvriers.

Elle paraît le 15 mai 1891.

Cette encyclique a été la grande œuvre de Léon XIII, celle à laquelle il a le plus travaillé, à laquelle il a paru attacher la plus grande importance.

En un langage clair et précis, le Saint-Père : 1° expose la question ouvrière, 2° donne et réfute la solution socialiste, 3° propose et justifie la solution catholique.

Le document s'adresse à deux catégories de personnes : aux incroyants, à qui l'on montre que, sans la religion, la question sociale est inextricable ; aux croyants, à qui l'on rappelle la mesure qu'il faut garder en toutes choses, soit lorsqu'on fait appel à l'autorité et à l'intervention de l'Etat, soit lorsqu'on se fie à l'initiative individuelle et à la liberté.

Le problème est celui que soulève le conflit qui s'est déclaré entre le monde du capital et celui du travail. Ce conflit est né de la coïncidence de plusieurs causes : le progrès de l'industrie, l'altération des rapports entre patrons et ouvriers, la concentration trop grande des richesses en peu de mains, les prétentions croissantes des travailleurs, leur coalition plus étroite, la corruption des mœurs et l'oubli de la religion.

Dans l'exposé de la doctrine socialiste, le souverain pontife ne mentionne spécialement aucune école, mais il est manifeste qu'il a tout particulièrement en vue celle qui a le plus généralement prévalu : l'école dite allemande ou marxiste. Le marxisme a un principe, qui consiste à considérer la richesse comme l'unique bien et à en voir l'origine dans le travail seul. Il propose un moyen d'action, qui est la lutte des classes. Il vise à un but, qui est la spoliation de la classe capitaliste. A la lumière de l'Evangile, Léon XIII n'a pas de peine à réfuter de point en point cette théorie. Non, la richesse n'est pas l'unique bien de cette vie, car nul ne saurait avoir une intelligence vraie de la vie mortelle, s'il ne s'élève à la considération de cette autre vie qui est immortelle et qui constitue le souverain bien auquel les autres doivent se rapporter. Non, l'origine de la richesse n'est point uniquement dans le travail, car il ne peut y avoir de travail sans capital, comme il ne peut y avoir de capital sans travail. Non, la lutte des classes n'est pas le moyen d'amener la paix et la prospérité, car l'erreur capitale est précisément de considérer les capitalistes et les travailleurs comme ennemis, la nature les ayant destinés au contraire à s'unir harmonieusement et à se tenir mutuellement dans un parfait équilibre. Non, le but de la réforme sociale n'est pas la spoliation de la classe capitaliste et la mise aux mains de l'Etat de tous ses biens, car la propriété privée est de droit naturel pour l'homme, et l'Etat est postérieur à l'homme, lequel, avant que l'Etat pût se former, avait déjà reçu de la nature le droit de vivre et de protéger son existence.

Passant à la solution catholique, le pape expose quel est, dans la conception catholique, le rôle des individus, celui de l'Etat, celui de l'Eglise. Il rappelle à l'ouvrier que le travail du corps est honorable, au patron que c'est une injustice que de spéculer sur l'indigence pour imposer à des subordonnés un travail au-dessus de leurs forces ou pour leur refuser un juste salaire ; aux uns et aux autres, il rappelle que la douleur et la souffrance sont l'apanage de l'humanité, et que deux remèdes peuvent être apportés à cette douleur et à cette souffrance : l'un humain, l'association corporative, l'autre divin, la foi religieuse. Le rôle de l'Etat est ensuite défini. Il appartient à l'Etat de maintenir l'ordre public, de protéger la communauté et ses parties, c'est-à-dire les diverses classes qui la composent, en portant cependant une plus grande sollicitude aux plus faibles. C'est à l'Etat qu'il appartient aussi de protéger les propriétés privées, de sauvegarder les intérêts du corps et de l'âme des travailleurs, de favoriser l'épargne et d'une manière générale toutes les institutions favorables à la paix et à la prospérité sociales ; mais il est dans l'ordre, ajoute le souverain pontife, que ni l'individu ni la famille ne soient absorbés par l'Etat, il est juste que l'un et l'autre aient la faculté d'agir avec liberté, aussi longtemps que cela n'atteint pas le bien général et ne fait injure à personne, et, pour ce qui concerne plus spécialement la fixation du taux des salaires des ouvriers, la durée de leur journée de travail, les soins de leur santé dans les mines et autres cas analogues, les pouvoirs publics doivent veiller à ne pas intervenir inopportunément ; vu la variété des circonstances, des temps et des lieux, il sera préférable qu'en principe la solution soit réservée aux corporations et aux syndicats. Quant au rôle de l'Eglise, il consiste d'abord à instruire les hommes des vérités révélées, à guider leurs volontés dans l'accomplissement des préceptes divins ; et, par cela seul, elle concourt efficacement à l'établissement de la paix et de la prospérité parmi les hommes. Mais il lui appartient aussi de pourvoir directement au bien des déshérités par des institutions charitables, institutions que la bienfaisance civile n'a jamais pu remplacer, parce que l'Eglise seule est à même de puiser l'inspiration de sa charité dans le Cœur sacré de Jésus-Christ[41].

 

VII

Le document pontifical, on le voit, ne sanctionne aucune des opinions extrêmes, mais l'élévation des vues qui l'inspirent, la richesse des informations qu'il suppose, la netteté des solutions qu'il apporte, frappent le monde d'admiration. C'est un grand événement dans l'histoire des sociétés modernes, écrit M. Spuller[42]. Le principal organe des socialistes allemands, le Vorwaerts, constate que le pape a pris les devants sur les princes et les gouvernements des Etats civilisés. Le journal qui reflète en Angleterre les idées de la Haute Eglise, le Guardian, loue le Saint-Père de son esprit sage et modéré. — Dans cette encyclique, déclare M. Emile Ollivier, le pape s'est surpassé. Et M. Maurice Barrés va jusqu'à dire : Après l'encyclique sur la condition des ouvriers et l'encyclique aux catholiques de France, je ne conçois pas qu'il subsiste un anticlérical.

Une satisfaction plus grande est donnée au pontife, c'est celle de voir les catholiques, unanimement soumis à ses directions, redoubler d'efforts pour développer leur activité sociale.

L'Italie, qui, jusque-là, a paru s'avancer lentement dans la voie de l'action sociale, y déploie tout à coup une remarquable activité. Dès 1877, un congrès catholique, tenu à Bergame, avait bien mis à l'ordre du jour de ses délibérations la question de l'organisation corporative du travail et celle des unions ouvrières. Bergame inaugurait ainsi ses destinées de future capitale de l'action économique ; mais son initiative restait à peu près isolée. L'apparition de l'encyclique Rerum novarum donne le branle au mouvement d'organisation et de propagande sociales. On voit surgir de tous côtés les caisses rurales, les sociétés de coopération et les unions professionnelles. Pour ne parler que des premières. on en compte près d'un millier en 1898. Parallèlement à l'organisation pratique, se produit le travail de préparation théorique. De nombreux esprits s'adonnent avec enthousiasme aux études sociales. L'Union pour les études sociales, fondée en 1889 par le comte Medolago-Albani, aborde dans ses congrès les questions les plus actuelles et les plus brûlantes ; et la Rivista internazionale di scienze sociali, fondée sous les auspices du Vatican, s'applique, en commentant l'encyclique, à élaborer le programme raisonné du christianisme social[43]. Cette dernière revue a pour rédacteur en chef un professeur de l'université de Pise, Joseph Toniolo, qui, suivant le mouvement à peu près universel alors en Italie, avait d'abord partagé les doctrines de l'économie politique libérale[44], Mais le comte Medolago-Albani le persuade de la nécessité de réviser l'économie politique à la lumière de la science catholique et d'en faire un instrument de la justice évangélique. Toniolo recourt à l'histoire, et, comme Vogelsang, c'est dans les institutions du moyen âge, plus particulièrement dans les règles du droit canonique, qui y supplante le droit romain, et dans l'influence du souverain pontificat, qui y fait triompher la justice et l'équité contre l'égoïsme naturel des peuples, qu'il découvre, au moins en germe, l'harmonie qui doit exister entre l'autorité et la liberté, entre la recherche des biens de l'esprit et le souci d'un bien-être légitime ; mais, à la différence de Vogelsang, qui compte surtout sur l'autorité, qui lui demande de fréquentes interventions et s'attache à la méthode qu'on a appelée descendante, Toniolo, de préférence, fait appel à la méthode ascendante, cherche à rendre le peuple capable de gérer par lui-même le plus possible ses propres intérêts. Le professeur de Pise sera un des plus ardents promoteurs de la Démocratie chrétienne. Joseph Toniolo ne tarde pas à être acclamé comme le chef de l'Union catholique pour les études sociales, à laquelle il communique la plus vive impulsion. Sous sa direction, la société élargit considérablement son programme. En 1894, elle réunit à Rome un congrès, qui vote tout un programme de réformes agricoles, industrielles, financières, et qui acclame la démocratie chrétienne, raffermie par le Christ sur la large base du peuple[45]. Léon XIII, par une lettre du 24 février 1894, félicite le congrès d'avoir, dans des discussions sérieuses et complètes, traité de la cohésion des forces catholiques, de l'institution chrétienne du peuple et d'autres questions capitales pour sa véritable prospérité[46]. En 1896, l'Union catholique se sent assez puissante pour s'élever contre l'injuste répartition de l'impôt, pour prôner l'adoption de la progressivité fiscale, pour flétrir les abus du crédit usuraire, pour aborder même la question des autonomies communales et provinciales et celle du referendum populaire en vue de résoudre certains problèmes d'ordre moral et financier.

 

VIII

En Allemagne, le mouvement social catholique se signale particulièrement par le Programme social de l'abbé Oberdorffer. L'esprit de ce programme, signé, entre autres, par les RR. PP. Pesch, Meyer et Lehmkuhl, jésuites, Weiss, dominicain, Mathias et Léon, capucins, est suffisamment exprimé par les lignes suivantes : Les soussignés demandent à l'Etat de protéger et de favoriser tous les efforts qui tendent à l'organisation corporative des professions agricoles, industrielles, commerciales et libérales[47]. Un programme élaboré en 1894 dans la 41e assemblée des catholiques allemands est conçu dans le même esprit[48]. Le catholicisme allemand cherche le salut dans une organisation protégée par l'Etat.

En Belgique, Mgr Doutreloux, évêque de Liége, en recommandant instamment à ses prêtres et à ses fidèles l'étude de l'encyclique Rerum novarum, insiste surtout sur cette idée, qu'on ne peut nier l'existence d'un mouvement démocratique universel, que des faits très réels et très graves dominent la situation, que parmi les principaux de ces faits, se trouve le développement rapide et irrésistible d'un mouvement démocratique, socialiste ou non socialiste, et qu'un des premiers devoirs des catholiques est de chercher à améliorer la condition matérielle de la classe ouvrière[49]. Dans cet ordre d'idées, une Ligue démocratique belge se fonde, qui adopte un programme embrassant à la fois les questions sociales et les questions politiques[50].

En Suisse, les associations catholiques ouvrières de Fribourg élaborent aussi un programme social, dont le cardinal Rampolla les félicite dans une lettre adressée au baron de Montenach[51]. En Hollande, une Ligue démocratique catholique adresse aux ouvriers un manifeste, dans lequel elle prend pour programme l'encyclique de Léon XIII sur la condition des ouvriers[52]. Aux Etats-Unis, le cardinal Gibbons et Mgr Ireland n'ont pas besoin de renouveler leurs protestations de dévouement à la cause du peuple ; mais, encouragés par l'encyclique, ils redoublent d'efforts pour faire concourir au maintien de la paix sociale et au développement du catholicisme l'activité débordante et l'esprit entreprenant des Américains. L'Espagne elle-même s'éveille à la préoccupation de la question sociale. Les catholiques ne s'organisent pas en parti sur ce terrain, mais les cercles d'ouvriers fondés à Tolosa et à Valence témoignent d'une grande vitalité, et. en 1895, le cardinal Monescillio, archevêque de Tolède et primat d'Espagne, publie un mandement où il attaque directement la tyrannie de l'argent et en particulier l'usure. En cette même année, se tient à Tarragone un congrès catholique, qui fait une large part aux problèmes sociaux. Il constate et réprouve : l'insuffisance des salaires en certaines régions, les habitations malsaines des familles ouvrières, les excès du travail imposé aux femmes et aux enfants dans les ateliers. Le congrès réclame : la décentralisation des grands ateliers, la fondation d'institutions d'épargne, la fixation d'un minimum de salaire, l'institution de primes d'amortissement permettant au fermier d'acquérir avec le temps une partie de la terre affermée.

 

IX

En France, plusieurs événements viennent accentuer dans le sens démocratique les directions sociales données par Léon XIII en son encyclique Rerum novarum. Le plus significatif de ces événements est la lettre que, le 20 février 1892, le pape adresse aux catholiques français, les invitant à accepter loyalement et sans arrière-pensée la constitution républicaine que la France s'est donnée. Dans un discours prononcé le 6 juin 1892, le comte Albert de Mun marque les rapports étroits qui unissent, suivant lui, les directions politiques et les enseignements sociaux de Léon XIII. Qu'est-ce que l'encyclique sur la condition des ouvriers ? s'écrie-t-il[53]. Qu'est-ce que les derniers actes pontificaux, sinon le développement grandiose d'une même pensée, l'effort puissant du chef de l'Eglise pour briser les entraves sociales, économiques et politiques, pour entrer en communication directe avec le peuple, que la marche du temps a fait la grande puissance temporelle de notre âge ?

Un des mouvements les plus caractéristiques qui se soient pro : duits en ce sens est celui du Sillon. Ses premières origines remontent à 1894. Un jeune élève de mathématiques spéciales au collège Stanislas, à Paris, M. Marc Sangnier, groupe des camarades en des réunions où l'on commente 1'Evangile, où l'on s'inspire des doctrines de l'encyclique Rerum novarum sur l'amour des humbles et des pauvres. En 1899, il prend la direction d'une revue de jeunes, le Sillon, fondée en 1894 par M. Paul Renaudin, qui donne son nom au nouveau groupe. A partir de ce moment, le Sillon prend extérieurement les formes les plus diverses. Il se définit surtout, en 1899, comme un mouvement d'éducation démocratique, il fonde des cercles d'études et des instituts populaires. Plus tard, il se présentera comme une école d'économie sociale. Plus tard enfin, avec des journaux, il interviendra dans les débats politiques et même dans les luttes électorales[54]. Ce qui caractérise le Sillon à ses débuts, c'est, avant tout, un zèle ardent de propagande religieuse auprès des ouvriers. Dans la Lettre même où il condamne ses fausses tendances, le pape Pie X le montre élevant alors, parmi les classes ouvrières, l'étendard de Jésus-Christ, alimentant son action sociale aux sources de la grâce, imposant le respect de la religion aux milieux les moins favorables, habituant les ignorants et les impies à entendre parler de Dieu[55]. Mais dans cet esprit de conciliation entre l'esprit démocratique et l'esprit catholique, se cachait plus d'un piège. En prêchant l'esprit démocratique, les sillonnistes empruntaient à des démocrates incroyants ou révolutionnaires des formules que l'on était tenté de prendre dans le sens de leurs premiers auteurs ; en voulant christianiser la démocratie, ils avaient l'air parfois de vouloir démocratiser le christianisme. De là, des malentendus regrettables ; de là, des attaques passionnées. Des adversaires du Sillon allèrent jusqu'à prétendre que les sillonnistes, en faisant profession d'un catholicisme fervent, ne cherchaient qu'à couvrir d'une habile façade le fond intime de leurs véritables desseins[56]. L'accusation, formulée en ces termes, était manifestement injuste. Le péril n'en était pas moins réel. Le pape Pie X le signalera plus tard avec force, en condamnant, dans une lettre apostolique spéciale, les erreurs du Sillon.

Mais, sous le pontificat de Léon XIII, ces erreurs, si elles existent chez quelques membres de la jeune association, y sont inconscientes ou peu marquées. Autrement regrettable est l'attitude de certains démocrates belges qui, sous la direction du fougueux abbé Daens, député d'Alost, déclarent sans ambages vouloir se soustraire à toute direction pontificale et épiscopale. En 1897, ce parti est exclu de la Fédération démocratique belge, et son chef, après plusieurs avertissements du Saint-Siège, est privé par son évêque du droit de porter l'habit ecclésiastique et déclaré suspect. Depuis lors, les démocrates séparés ne font que créer des difficultés aux catholiques unis, fallût-il pour cela s'allier aux socialistes et aux libéraux[57]. En Italie, le scandale se produira plus tard, mais il sera plus grave. Dans les discours d'un des jeunes chefs du mouvement démocratique, l'abbé Murri, dans ses publications, la Cultura sociale, la Cultura del popolo, Il domani d'Italia, se rencontre une note d'indépendance, de hardiesse, de témérité, qui inquiète les catholiques et qui fait prévoir la triste apostasie de leur auteur. En Autriche, la révolte d'un autre démocrate chrétien, l'abbé Stojalowski, du diocèse de Léopol, est plus tapageuse ; mais elle se termine heureusement par la soumission du malheureux ecclésiastique. L'ardent réformateur n'avait pas attendu la publication de l'encyclique Rerum novarum pour entreprendre une campagne dont les allures socialistes avaient inquiété ses supérieurs hiérarchiques. En 1888 et 1890, deux sentences épiscopales, confirmées par la Congrégation du Concile, l'avaient privé de sa paroisse. Il croit trouver dans l'encyclique la justification de ses doctrines et en recommence la propagande avec une nouvelle ardeur. Un décret du Saint-Office, du 23 avril 1893, lui interdit de publier quoi que ce soit sans l'autorisation de son évêque. Il refuse de se soumettre. Un second décret du Saint-Office, daté du 5 août 1896, le frappe d'excommunication majeure. En vain des amis s'interposent. En vain le ministre Badeni, inquiet de l'agitation soulevée en Galicie par les prédications du novateur, intervient pour obtenir sa réconciliation avec l'Eglise. L'abbé essaye de se justifier dans un mémoire adressé au Saint-Office. Enfin, en 1897, Mgr Taliani, qui a succédé comme nonce à Vienne à Mgr Agliardi, décide l'agitateur à faire sa soumission. Elle a lieu, en effet, au courant de la même année, et, avec la rétractation de l'abbé Stojalowski, prend fin le mouvement révolutionnaire et schismatique qui, après avoir troublé la Galicie, menaçait d'envahir les provinces voisines.

De tels incidents ne vont point sans provoquer dans l'Eglise des appréhensions, des plaintes, des réclamations parfois très vives. Ce mot de démocratie, employé par un certain nombre de catholiques sociaux, n'est-il pas de nature, même lorsqu'on l'accompagne de l'épithète de chrétienne, à exercer sur les masses, sur ceux mêmes qui l'emploient, une fascination funeste ? Est-il même orthodoxe ? Et, en prenant prétexte des scandales de l'abbé Stojalowski, des incartades de l'abbé Daens, des imprudences de l'abbé Murri, des hardiesses du Sillon, c'est à Léon Harmel, c'est au comte de Mun, c'est au professeur Toniolo qu'on s'attaque. Mais Léon XIII ne veut pas laisser ainsi entraver un mouvement qu'il a toujours encouragé. 11 se refuse à condamner l'expression de démocratie chrétienne, et se contente d'en préciser le sens. Le 8 octobre 1898, répondant à une adresse de M. Léon Harmel, il dit : Si la démocratie s'inspire des enseignements de la raison éclairée par la foi, si elle accepte avec une religieuse résignation et comme un fait nécessaire la diversité des classes et des conditions, si, en un mot, la démocratie veut être chrétienne, elle donnera à votre patrie un avenir de paix, de prospérité et de bonheur. Le 18 janvier 1901, un document plus grave et plus solennel, précise les directions pontificales. Le Saint-Père y établit que la dénomination de démocratie chrétienne ne doit pas s'entendre d'une action politique, comme le voudrait l'étymologie du mot. Ce mot ne doit signifier autre chose que la bienfaisante action chrétienne à l'égard du peuple, laquelle peut, comme l'Eglise, s'accommoder de n'importe quelle forme de gouvernement, pourvu que celle-ci soit honnête et juste.

 

X

Somme toute, les résultats de l'action sociale des catholiques, stimulés par l'encyclique Rerum novarum, encouragés et soutenus par Léon XIII, sont immenses. Des œuvres de doctrine comme celles de Mgr de Ketteler, du marquis de la Tour du Pin, du baron de Vogelsang et du professeur Toniolo, font honneur à l'Eglise, imposent le respect à ses adversaires, et aident puissamment à la restauration de la paix sociale. Quant aux œuvres de toutes sortes suscitées par ce mouvement, on ne saurait songer à les citer ici. On en trouvera la nomenclature dans les ouvrages spéciaux[58]. Pour ce qui concerne plus particulièrement la France, M. le comte d'Haussonville écrivait en 1900[59] : Si l'on parcourt deux publications récentes : Paris prévoyant et charitable, la France charitable et prévoyante, il est impossible de ne pas être frappé de la prodigieuse disproportion qui existe entre les œuvres catholiques et les autres. Une remarque pareille pourrait être faite pour toutes les autres nations. Si, des œuvres particulières, on passe aux actes législatifs, on observera qu'un grand nombre de ceux qui ont eu pour but d'assurer la paix sociale sont dus à l'initiative des catholiques sociaux. C'est le cas, pour la France, de la loi sur le travail des enfants, des filles mineures et des femmes dans les établissements industriels, de la loi sur la responsabilité des accidents du travail et l'assurance obligatoire, de la loi sur la conciliation, l'arbitrage et les syndicats professionnels, dues toutes les trois au comte de Mun. Plusieurs dispositions législatives sur le bien de famille, sur la constitution des biens collectifs pour les inscrits maritimes et sur le travail des enfants sont présentées et soutenues à la Chambre par M. l'abbé Lemire, et l'on doit à M. Dansette les lois sur les conditions du travail dans les adjudications publiques et sur l'extension de la capacité civile des syndicats professionnels. En Belgique, la loi sur l'insaisissabilité de la petite propriété familiale a été présentée par M. Carton de Wiart ; la loi sur le régime successoral des petits héritages, par M. Van der Brugen ; la loi sur l'assurance contre l'invalidité et la vieillesse, par M. de Guchtenaere ; la loi sur le contrat de travail, par M. de Malander ; la loi sur la journée de travail des ouvriers, par M. Hellepute. En Suisse, c'est encore à l'initiative des catholiques sociaux que sont dues la loi sur la protection des apprentis et ouvriers, du 10 novembre 1895, et la loi sur l'assurance obligatoire contre la mortalité de l'espèce bovine, du 1er décembre 1899. Parmi les efforts qui furent tentés dans ce pays pour l'amélioration de la condition des ouvriers, il faut noter les persévérantes démarches de M. Decurtins, en 1888, en faveur d'une entente internationale sur la réglementation du travail des ouvriers, particulièrement des enfants et des femmes. Nous avons vu comment les propositions faites à ce sujet par l'étui-rient sociologue devant le Conseil national ne purent pas avoir les suites qu'on espérait, l'empereur Guillaume ayant voulu s'approprier la direction du mouvement et n'ayant pu le mener à bonne fin. En avril 1893, dans un congrès tenu à. Bienne, où l'élément socialiste domine, M. Decurtins parvient à faire voter la motion suivante : Le congrès exprime le vœu que le prochain congrès ouvrier international à Zurich s'occupe de la question de la législation internationale sur la protection des travailleurs. On compte également que les sociétés catholiques ouvrières défendront avec énergie les postulats concernant la protection ouvrière énoncés dans l'encyclique de Léon XIII. Le Saint-Père, touché de cet hommage rendu à ses enseignements sociaux, en témoigne sa satisfaction à M. Decurtins, et déclare approuver en principe le projet d'une législation internationale protégeant la faiblesse des femmes et des enfants qui travaillent[60].

Par les quelques faits que nous venons de relater, on peut apprécier l'importance de l'œuvre sociale de Léon XIII et en apercevoir toute la portée. Par lui, écrivait en 1901 un des hommes qui ont le plus étudié les œuvres de son pontificat et le plus contribué à répandre ses doctrines sociales[61], par lui l'Eglise a repris pied dans la société contemporaine. La Somme de saint Thomas, que conservaient jadis les armoires des séminaires, est aujourd'hui citée dans les meetings où la démocratie cherche ses voies ; les maximes de la théologie morale suppléent à l'insuffisance des codes pour la protection des faibles ; les Etats, qui niaient à la fois les droits du travail et les droits de Dieu, entendent le Vicaire de Dieu proclamer les droits du travail... Dès le temps de Pie IX, Mgr de Ketteler, évêque de Mayence, précurseur de ces apparentes nouveautés, qui sont en fait des résurrections, avait pressenti la revanche que l'Eglise, évincée du terrain politique par le libéralisme, pouvait trouver dans le domaine économique. Léon XIII a réalisé ces prévisions.

 

 

 



[1] Cf. LIONNET, Ketteler, un vol. in-12, Paris, 1905, p. 63. Lacordaire avait montré dans la question du travail la racine de tout ordre et de tout désordre social. Le travail, disait-il, n'étant pas autre chose que l'activité humaine, tout s'y rapporte nécessairement, et, selon qu'il est bien ou mal distribué, la société est bien ou mal ordonnée, heureuse ou malheureuse.

[2] Questions actuelles, t. XXI, p. 278.

[3] T'SERCLAES, t. II, p. 43.

[4] Questions actuelles, t. VI, p. 314.

[5] Voir, notamment, les objections présentées par M. d'HAUSSONVILLE dans son ouvrage, Misère et remèdes.

[6] Parmi ces mémoires, il faut noter en premier lieu ceux qui furent remis à Léon XIII par les organisateurs de réunions périodiques tenues à Fribourg. Voir, à ce sujet, Cyrille MASSARD, l'Œuvre sociale du cardinal Mermillod, l'union de Fribourg, un vol. in-8°, Louvain, 1914.

[7] P. DESCHANEL, la Question sociale, un vol. in-12, Paris, 1898, p. XIII.

[8] P. DESCHANEL, la Question sociale, p. XIV.

[9] Jaurès avoue lui-même que ses théories donnent prise à deux critiques opposées (Cosmopolis, janvier 1898, p. 193 ; DESCHANEL, la Question sociale, p. XX). Sur les rapports des idées de Jules Guesde avec les théories collectivistes de Marx, voir la discussion du 23 juin 1896 à la Chambre des députés.

[10] A. de MUN, dans Un siècle, Mouvement du monde de 1800 à 1900, un vol. in-4°, Paris, 1900, p. 253.

[11] Mgr TOUCHET, dans les Questions actuelles, t. LXIX, p. 332.

[12] A. LEROY-BEAULIEU, la Papauté, le socialisme et la démocratie, un vol. Paris, 1892, p. 41.

[13] On peut rapprocher de chacune des revendications approuvées par Ketteler une revendication analogue que l'encyclique Rerum novarum consacre (LIONNET, Ketteler, un vol. in-12, Paris, 1905, p. 164-165). Il n'y a qu'à ouvrir l'encyclique Rerum novarum : l'autorité pontificale confirme, quarante ans après, point par point, la parole de l'évêque (dans ses sermons de Mayence) (E. de GIRARD, Ketteler et la question ouvrière, un vol., Berne, 1896, p. 364).

[14] On trouvera des détails intéressants sur tous ces hommes et sur toutes ces œuvres dans l'ouvrage de l'abbé KANNENGIESER, Catholiques allemands, un vol. in-12, Paris, 1892.

[15] A. LEROY-BEAULIEU, la Papauté, le socialisme et la démocratie, p. 47.

[16] HITZE, la Quintessence de la question sociale, citée dans la Controverse et le Contemporain d'avril 1887.

[17] Cité par JOLY, dans le Socialisme chrétien, un vol. in-12. Paris, 1892, p. 265.

[18] Voir Claude BOUVIER, Un prêtre continuateur de Le Play, Henri de Tourville, un vol. in-12, Paris, 1907.

[19] Association catholique de septembre 1882.

[20] Cf. H. JOLY, le Socialisme chrétien, p. 293.

[21] Association catholique d'octobre 1885.

[22] H. JOLY, le Socialisme chrétien, p. 293.

[23] Voir ce discours de Mgr Freppel dans les Questions actuelles, t. VIII, p. 230-238.

[24] Le R. P. Sertillanges.

[25] H. JOLY, dans la Vie catholique dans la France contemporaine, p. 188-189.

[26] H. HEMMER, Vie du cardinal Manning, un vol. in-8, Paris, 1898, p. 411. Cf. J. LEMIRE, le Cardinal Manning et son action sociale, un vol. in-12, Paris, 1893, p 104-114.

[27] LEMIRE, le Cardinal Manning et son action sociale, p. 108.

[28] MEYNELL, dans la Contemporary Review de février 1892, p. 174. Cf. HEMMER, Vie du cardinal Manning, p. 399-400.

[29] HEMMER, Vie du cardinal Manning, p. 398.

[30] H. JOLY, A travers l'Espagne, Enquêtes et notes de voyage, un vol. in-12, Paris, 1898, p. 368.

[31] Centre industriel dans les provinces basques.

[32] H. JOLY, A travers l'Espagne, Enquêtes et notes de voyage, p. 356.

[33] Revue du clergé français du 1er juillet 1907, p. 293.

[34] Voir Claudio JANNET, les Banques populaires en Italie du XVe au XVIIIe siècle dans le Correspondant, t. XLI. Voir aussi Maurice WEDER, les Origines des Monts-de-piété, un vol. in-8°, Rixheim, 1920, p. 25-26, 32-72.

[35] GRARINSKI, le Mouvement révolutionnaire en Italie, dans le Correspondant du 25 avril 1894, p. 273-274.

[36] Voir sur ces œuvres un article de Max TURMANN dans le Correspondant du 25 novembre 1904, et H. JOLY, l'Italie contemporaine, un vol. in-12, Paris, 1911, ch. VI et VII.

[37] T'SERCLAES, t. II, p. 97-98.

[38] Charles BENOIST, Revue de famille, 1893, I, p. 434.

[39] Léon GRÉGOIRE (Georges GOYAU), le Pape, les catholiques et la question sociale, un vol. in-12, 4e édition, Paris, 1917, p. 23.

[40] Voir H. JOLY, le Socialisme chrétien, p. 271, et VOGELSANG, Extraits de ses œuvres, traduits de l'allemand, par le P. de PASCAL, 2 vol. in-12 (Collection Science et religion).

[41] Sur cette encyclique, voir P. TIBERGHIEN, l'Encyclique Rerum novarum, avec notes et commentaires, une br. in-18, Tourcoing et Paris, 1911.

[42] SPULLER, l'Evolution politique et sociale de l'Eglise, p. 162.

[43] J.-M. VIDAL, le Mouvement religieux en Italie, dans la Revue du clergé français du 15 janvier 1911, p. 192-193.

[44] C'était le temps où M. Claudio Jannet, professeur à l'Institut catholique de Paris, disait qu'il y avait en Italie deux économistes seulement qui fussent chrétiens de quelque façon, et c'étaient deux Israélites : Luzzatti et Vollemborg.

[45] Voir les vœux de ce congrès dans Max TURMANN, le Développement du catholicisme social depuis l'encyclique Rerum novarum, un vol. in-8°, Paris, 1900, p. 261-265, et dans Léon GRÉGOIRE, le Pape, les catholiques et la question sociale, p. 297-304.

[46] TURMANN, le Développement du catholicisme social depuis l'encyclique Rerum novarum, p. 265-266.

[47] TURMANN, le Développement du catholicisme social depuis l'encyclique Rerum novarum, p. 268 ; GRÉGOIRE, le Pape, les catholiques et la question sociale, p. 315.

[48] TURMANN, le Développement du catholicisme social depuis l'encyclique Rerum novarum, p. 270-272 ; GRÉGOIRE, le Pape, les catholiques et la question sociale, p. 319-322.

[49] Lettre épiscopale du 14 janvier 1894, dans GRÉGOIRE, le Pape, les catholiques et la question sociale, p. 309-313.

[50] TURMANN, le Développement du catholicisme social depuis l'encyclique Rerum novarum, p. 272-276.

[51] TURMANN, le Développement du catholicisme social depuis l'encyclique Rerum novarum, p. 276-278.

[52] TURMANN, le Développement du catholicisme social depuis l'encyclique Rerum novarum, p. 278-280.

[53] A. DE MUN, Discours, t, V, p. 179. — De 1878 à 1893, le comte de Mun, en dehors de son œuvre des cercles, avait exercé un rôle très important dans la législation sociale au Parlement français. On lui devait : en 1883-1884, une proposition de loi sur les syndicats mixtes ; en 1886, une proposition de loi sur les retraites ouvrières, présentée de concert avec Mgr Freppel ; d'autres propositions de loi présentées, en 1886, sur la protection des ouvrières contre les conséquences de la maladie et de la vieillesse ; en 1886-1888, sur les accidents du travail ; en 1888, sur une caisse de secours et de retraite des ouvriers mineurs, et sur la protection de la femme et de l'enfant dans l'industrie ; en 1889, sur la protection internationale des travailleurs, sur la réglementation du travail dans l'industrie, contre le partage des petits héritages fonciers et sur la durée du travail. En 1891, et 1892, il avait présenté deux amendements ayant une portée sociale : l'un au projet de loi sur le travail des enfants et des femmes dans les établissements industriels, l'autre au projet de loi relatif aux accidents du travail et à l'assurance obligatoire. Le fondateur des Cercles ouvriers ne fut pas d'ailleurs le seul catholique à qui le Parlement fut redevable d'améliorations notables dans sa législation sociale. On doit mentionner, parmi les propositions de loi ayant ce caractère ; celle de M. Le Cour-Grandmaison, ayant pour objet, en 1889, l'institution de conseils d'arbitrage ; celle du même député, en 1891, sur les accidents du travail ; celle de M. Thellier de Ponchevillo, en 1892, pour la protection du travail national et pour faciliter les mariages. De 1892 à 1903, l'activité des catholiques sociaux à la Chambre ne fut pas moins féconde. On dut à M. l'abbé Lemire, en 189i, un projet sur l'insaisissabilité du bien de famille, en 1896 un projet sur le repos hebdomadaire, en 1902 un projet sur l'extension de la loi des syndicats et sur l'assurance obligatoire ; à M. Henry Cochin, en 1897, un projet sur la protection des enfants ; à M. de Gailhard-Bancel, en 1899, un projet de referendum auprès des associations ouvrières sur la constitution des retraites pour la vieillesse ; à MM. de Ramel, Suchetet, Laurent-Castelet et Groussau, d'autres propositions analogues. (Voir B. de FRANQUEVILLE, Du rôle des catholiques dans la législation sociale, dans les Annales de la Jeunesse catholique du 1er mars 1907.)

[54] Léonard CONSTANT, Henry du Roure, un vol. in-18, Paris, p. 24.

[55] Lettre du 29 août 1910, portant condamnation du Sillon.

[56] Cf. P. MAINAGE, les Mouvements de la jeunesse catholique française au XIXe siècle, un vol. in-12, Paris, 1918, p. 223.

[57] T'SERCLAES, III, 351.

[58] On trouvera, par exemple, une classification et une analyse des institutions créées, en France et à l'étranger, pour maintenir la paix entre patrons et ouvriers, dans le volume de M. DE FROMONT DE BOUAILLE, Conciliation et arbitrage, un vol. in-12, Paris, 1905.

[59] HAUSSONVILLE, dans Un siècle, p. 849-850.

[60] Voir la reproduction intégrale de cette lettre, datée du 6 août 1893, dans Max TURMANN, le Développement du catholicisme social depuis l'encyclique Rerum novarum, p. 229-232.

[61] G. GOYAU, la Papauté et la civilisation, un vol. in-12, Paris, p. 237, 238.