HISTOIRE GÉNÉRALE DE L'ÉGLISE

 

CHAPITRE VII. — LÉON XIII ET LES MISSIONS ÉTRANGÈRES.

 

 

Sous le pontificat même de Léon XIII, dans un ouvrage consacré a l'œuvre du pontife régnant, M. Anatole Leroy-Beaulieu écrivait : Les papes ont, de tout temps, été habitués à regarder jusqu'aux extrémités de l'univers. Aujourd'hui surtout, qu'ils conservent à peine, en Europe, un coin de terre où reposer leur tête, ils ont les yeux ouverts sur les mondes nouveaux, et ils les contemplent d'un œil avide. Et le brillant écrivain montrait, par delà le vieux monde romain, patrimoine primitif de l'Eglise catholique, et par delà le monde slave, géant qui s'éveille après dix siècles d'assoupissement, mais tout plein de l'ardeur de vivre et jaloux de dépasser ses aînés, la papauté rêvant de gagner à Jésus-Christ quatre mondes nouveaux le monde anglo-saxon, le plus vaste et le plus dispersé de tous, débordant à la fois les océans et les continents ; le monde ibéro-américain, où trois ou quatre Europes tiendraient à l'aise ; le massif continent noir de l'Afrique, où les Stanley et les Crampel ne seront guère, à leur insu, que les pionniers de Rome et du Christ ; la vieille Asie enfin, l'Extrême-Orient décrépit, mais capable d'être rajeuni par le baptême et l'Evangile[1].

En traçant les grandes lignes de ce tableau, M. Leroy-Beaulieu traduisait, exactement le rêve de Léon XIII. Si vif, si passionné que fût l'intérêt porté par ce pontife aux diverses questions qui agitaient les nations de l'Europe, cette préoccupation ne le détourna jamais d'un souci qui fut celui de tous les grands papes : le souci de la propagation de la foi dans les autres parties du monde.

 

I

Le chrétien qui considère, aux yeux de la foi, les terres occupées par les infidèles, s'arrête avec une toute particulière attention aux lieux sanctifiés par la vie et la mort de Jésus-Christ, que le commun langage a si bien appelés les Lieux Saints. C'est aux Lieux Saints que Léon XIII organisa une des plus importantes manifestations religieuses de son pontificat, le congrès eucharistique de Jérusalem, qui, en mai 1893, réunit dans la Ville Sainte, autour du cardinal Langénieux, légat du Saint-Siège, du patriarche latin et du patriarche melchite de Jérusalem, vingt-neuf évêques occidentaux et dix-neuf évêques orientaux. Par le nombre des évêques présents, par la pompe des cérémonies qui rehaussèrent l'éclat de l'assemblée, cette réunion apparut comme un concile. De fait, en célébrant le sacrement qui symbolise l'unité, le but du pape était de favoriser le mouvement de l'Eglise séparée de l'Orient vers l'unité catholique.

La réalisation de l'entreprise n'alla pas sans difficultés.

La seule annonce du projet avait soulevé les susceptibilités des puissances. L'envoi, inouï depuis les Croisades, d'un légat du pape à Jérusalem, fut regardé par plusieurs comme une folle témérité. Il semblait qu'on allait soulever contre Rome les communautés non unies, indisposer la Russie, et mettre le gouvernement turc dans la nécessité de s'opposer à la réunion projetée.

Léon XIII ne se découragea pas. Profitant habilement du rapprochement qui s'opérait entre la France et l'empire russe, la diplomatie pontificale mit tout en œuvre pour calmer les appréhensions. Les cabinets de Berlin, de Vienne et de Londres reçurent l'assurance que le congrès n'aurait rien à démêler avec la politique des diverses puissances et se tiendrait exclusivement sur le terrain de la piété chrétienne. Satisfaits de cette déclaration, ils promirent de ne pas opposer d'obstacles à la réunion de l'assemblée. De son côté, le sultan, pressenti par le Saint-Siège avec l'appui de l'ambassadeur de France à Constantinople, fit prendre les mesures nécessaires pour que l'ordre fût maintenu à Jérusalem et pour que le légat apostolique y fût reçu avec les égards dus à son rang. Certains cabinets amis de l'Italie firent bien quelques difficultés, à cause de la nomination d'un légat de nationalité française et non italienne, ce qui semblait une marque d'hostilité envers l'Italie. Mais il fut répondu qu'en toute hypothèse, le légat eût dû se mettre sous la protection de la France, à laquelle seule les traités reconnaissaient le protectorat des intérêts catholiques[2].

Trois vapeurs amenèrent à Jaffa les nombreux congressistes. Après la visite des principaux sanctuaires de la Palestine, les pèlerins se concentrèrent à Jérusalem, pour la grande assemblée eucharistique.

Accueilli à la gare par les prélats catholiques de tous les rites, le cardinal légat, monté sur une mule blanche, accompagné du consul de France et des officiers de la marine française en grande tenue, s'avança vers la Ville Sainte en grande solennité. Les troupes turques, commandées par deux généraux, faisaient la haie.

Mais cet appareil même n'allait-il pas éveiller les animosités de la population turque ?

Aux yeux de certains musulmans, ce défilé solennel d'un légat du pape et de sa suite dans Jérusalem prenait le caractère d'une invasion guerrière. Un fanatique, suivi d'un certain nombre d'Arabes armés, proclama la guerre sainte. Mais l'autorité ottomane mit fin à cette tentative, en arrêtant aussitôt le prédicateur et ses principaux complices.

L'ouverture du congrès eut lieu le 16 mai. Dans la tenue des séances, dans les discours qui y seraient prononcés, dans les cérémonies mêmes qui y seraient célébrées, les congressistes avaient à tenir compte de l'impression des Eglises orientales, soit séparées„ soit unies. Les premières étaient prêtes à voir des actes d'hostilité dans les moindres paroles ou les moindres gestes des messagers du pape, et, par là, le fossé qui les séparait de l'Eglise de Rome ne ferait que s'agrandir. Quant aux Eglises orientales unies, gardiennes toujours jalouses de leurs vieux rites, il fallait éviter de les offusquer par la pompe affectée d'une liturgie dont elles ne voulaient à aucun prix.

En vue de ces difficultés, le cardinal Langénieux avait recommandé aux membres du congrès et aux pèlerins de s'inspirer, en toute circonstance, du plus grand esprit de charité. Il fut pleinement obéi. Lui-même, dans son discours d'ouverture, déclara que sa mission n'était ni une mission de diplomatie ni une mission de polémique, mais une mission de piété, dont l'Eucharistie était le principe et la charité l'instrument. Il engagea les Orientaux non unis à voir dans l'assemblée eucharistique, selon le désir exprimé par Léon XIII, une muette et éloquente invitation à s'unir aux catholiques dans un même sentiment de foi, d'espérance et de charité ; et, quand il répéta les paroles adressées par lui au souverain pontife dans son audience de congé : Saint-Père, je serai l'envoyé de votre cœur pour leur faire connaître votre amour, une immense acclamation lui répondit.

D'autre part, la célébration quotidienne, pendant toute la durée du congrès, de messes dites selon les divers rites orientaux, vint prouver à tous combien était chimérique la crainte de voir l'Eglise romaine imposer à l'Orient le rite latin.

Ces procédés, inspirés par la charité et par un juste respect des traditions de nos frères orientaux, obtinrent les résultats souhaités. Les membres des Eglises orientales unies se sentirent raffermis dans leur attachement à l'Eglise de Rome. Les dissidents furent touchés de cette unité de toutes les Eglises chrétiennes dans le culte de l'Eucharistie. L'évêque syro-jacobite de Jérusalem s'écria : Comme Dieu a envoyé son Fils unique pour sauver le monde, ainsi le pape Léon XIII a envoyé son légat pour sauver l'Orient. Un évêque monophysite copte, vicaire de son patriarche à Jérusalem, promit au cardinal Langénieux de travailler de tout son pouvoir à l'union de son Eglise avec l'Eglise romaine. Les évêques dissidents ne prirent pas une part effective au congrès eucharistique, mais ils en suivirent attentivement les délibérations. Le patriarche grec de Jérusalem dit à un évêque français : Maintenant, nous avons appris à vous connaître et à vous aimer ; et, quand on s'aime, on n'est pas loin de s'unir dans la même foi. Le vénérable légat de Léon XIII résuma les sentiments d'universelle fraternité qui avaient régné en Orient durant le congrès, en s'écriant, aux applaudissements de tous, dans son discours de clôture : A l'inverse de la Synagogue, qui était essentiellement nationale, l'Eglise de Jésus-Christ n'est pas circonscrite aux limites d'une contrée. Elle n'est pas grecque, elle n'est pas latine, elle est catholique, universelle, comme la paternité divine et comme la Rédemption du Christ !

A la suite de ce dernier discours, l'assemblée acclama les vœux suivants : Que des secours plus abondants soient procurés aux Eglises pauvres de l'Orient. Que des séminaires soient formés sur place pour donner des apôtres à l'Orient. Que des revues théologiques et scientifiques s'occupent des questions relatives à l'union des Eglises et que des associations de prières se multiplient à cette intention.

 

II

Le congrès de Jérusalem fut le point de départ d'une expansion nouvelle pour les missions de Palestine, de Syrie, d'Égypte, de Perse, de Macédoine et de Constantinople.

En Palestine, sou s l'active direction du patriarche latin de Jérusalem, Mgr Piavi, digne successeur de Mgr Valerga et de Mgr Bracco, le nombre des fidèles s'accrut dans des proportions considérables. Lors du rétablissement du patriarcat latin, il ne dépassait guère le chiffre de 6.000 ; à la mort de Léon XIII, on en comptait plus de 30.000, dont près de 20.000 Latins et plus de 10.000 Melkites et Maronites. De nombreuses églises et chapelles furent bâties. Sous la poussée de la civilisation, la Turquie laissait tomber peu à peu les barrières qui s'opposaient à l'entrée des religieux sur le territoire de l'empire ottoman.

Un prêtre du clergé patriarcal, Don Belloni, qui avait fondé à Bethléem un orphelinat de jeunes garçons, offrit ses fondations et sa personne aux Prêtres Salésiens de Don Bosco, qui donnèrent à l'œuvre une grande impulsion. Aux Religieuses de Notre-Dame de Sion, qui étaient établies en Palestine depuis 1837, aux Pères de Sion, qui s'y étaient fixés en 1873, aux Sœurs de Saint-Joseph, qui y avaient fait leurs premières fondations en 1874, et aux Frères des Ecoles chrétiennes, qui y dirigeaient des écoles et des collèges depuis 1876, étaient venus se joindre, sous le pontificat de Léon XIII : les Pères Blancs en 1878, les dominicains en 1882, les Pères de l'Assomption en 1884, les Filles de la Charité en 1886, les trappistes et les bénédictins en 1889 ; peu après, les lazaristes ; et, tandis que ces congrégations travaillaient activement à la propagation de la foi, des asiles de vie contemplative s'ouvraient de toutes parts, aidant les apôtres par le secours de leurs prières et de leurs pénitences. C'étaient les couvents des carmélites au Mont des Oliviers, à Bethléem et à Caïffa, des clarisses à Nazareth et sur la route de Jérusalem à Bethléem, des bénédictines sur le mont des Oliviers, des Dames de Marie-Réparatrice à Jérusalem. En 1891, le maire de Jérusalem, Salim effendi, avait demandé aux Filles de la Charité de se charger de l'hôpital municipal qui venait de s'ouvrir. En 1897, Mgr Piavi les pria de fonder un autre hôpital à Nazareth. En 1899, elles en ouvrirent un nouveau à Caïffa.

Mais les trois œuvres les plus originales établies en Terre sainte sous l'impulsion de Léon XIII furent sans doute : celle des Pèlerinages de Terre sainte, dirigée par les Pères de l'Assomption, le Séminaire de Sainte-Anne, fondé par les Pères Blancs, et l'Ecole biblique de Jérusalem, confiée aux Frères Prêcheurs.

Grâce aux facilités nouvelles de locomotion, les pèlerinages aux Lieux saints devenaient de jour en jour plus fréquents. Nous avons vu comment l'empereur d'Allemagne les encourageait. Les protestants anglais affluaient, de plus en plus nombreux, en Terre sainte. Chaque année, des milliers de paysans russes y étaient amenés aux frais de la Société de Palestine. Les Pères de l'Assomption, par l'achat d'un grand bâtiment à vapeur, la Nef du Salut, spécialement aménagé pour les pèlerins, et par la construction d'une grande hôtellerie à Jérusalem, sous les auspices de Notre-Dame de France, donnèrent aux pèlerinages français une organisation, un élan, un caractère de zèle et d'édification, que Léon XIII daigna reconnaître et récompenser en enrichissant d'indulgences la chapelle de Notre-Dame de France et en bénissant avec effusion, à plusieurs reprises, l'œuvre des religieux de l'Assomption.

Créer, en Palestine même, un séminaire, ouvert aux élèves du rite grec seulement, et y établir des programmes spécialement adaptés à leurs besoins, telle fut la pensée d'où sortit le Séminaire de Sainte-Anne de Jérusalem. Le cardinal Lavigerie, qui prit cette œuvre à sa charge, et la confia aux Pères Blancs, décida que les cours seraient ceux de nos petits et grands séminaires, mais en donnant une place plus considérable à la langue grecque, langue de la liturgie et dans laquelle ont écrit la plupart des Pères orientaux. Ce séminaire ne tarda pas à donner au clergé de Palestine des prêtres d'une grande valeur, au mérite desquels Léon XIII rendit hommage.

C'est à Léon XIII en personne que l'on doit la première idée de créer à Jérusalem une école biblique. En 1883, le R. P. Mathieu, des Frères Prêcheurs, ayant exposé au Saint-Père son projet d'ouvrir un couvent de son ordre à Jérusalem, sur un terrain dont il venait de faire l'acquisition et qui était le lieu présumé du martyre de saint Etienne, Léon XIII l'encouragea, en lui disant : Il faudra réunir là-bas des hommes de science. Il faudra y étudier. Ce fut l'origine de l'Ecole des sciences bibliques de Saint-Etienne. On a dit avec raison que les services que cette école a rendus sont comparables à ceux qui sont demandés aux écoles de Rome et d'Athènes, avec cette différence, que ces deux derniers établissements exercent leur action dans le domaine des choses profanes, et que celui de Jérusalem a pour objet l'avancement des sciences sacrées[3].

C'est surtout par l'enseignement que les missionnaires développèrent l'influence catholique en Syrie. L'instruction primaire y fut donnée principalement par les Frères des Ecoles chrétiennes, établis à Beyrouth, à Tripoli, à Latakieh, à Caïffa et à Nazareth ; l'enseignement secondaire, par les jésuites et les lazaristes ; l'enseignement supérieur, par les jésuites, fondateurs de l'université de Beyrouth. La plus originale des institutions groupées autour de cette université est une faculté de médecine, dirigée par un Père de la Compagnie de Jésus, qui a le titre de chancelier, et subventionnée par le gouvernement de la République française.

Les progrès du catholicisme furent sensibles dans les missions de Bagdad, de Mossoul et de Mardin. En 1894, une large subvention du préfet de la Propagande permit à l'archevêque latin de Bagdad de leur donner un nouvel essor. Les carmes déchaussés travaillèrent surtout à Bagdad, les dominicains à Mossoul, les capucins à Mardin.

Dans la même circonscription territoriale, le patriarche du rite chaldéen, portant le titre de Babylone, assisté par 9 évêques et 160 prêtres, séculiers ou réguliers, exerçait sa juridiction sur 40.000 chrétiens environ ; et le patriarche syrien, avec le titre d'Antioche, gouvernait une chrétienté de 12.000 âmes, secondé par 5 évêques et 80 prêtres de son rite.

Un des résultats les plus consolants de ces trois missions est le grand nombre de conversions qu'elles ont provoquées, vers la fin du XIXe siècle, parmi les hérétiques de ces contrées. Un missionnaire écrivait vers la fin du pontificat de Léon XIII : Un mouvement catholique très sérieux et très étendu parmi les Grégoriens et les Nestoriens ramène chaque jour, au giron de l'Eglise romaine, un nombre considérable de chrétiens. De 30 à 40.000, qu'il était en 1850, le chiffre des catholiques s'est élevé à 66.000 en 1900. Tout donne à espérer que le retour définitif des Nestoriens à la vraie foi portera bientôt ce chiffre à 140.000[4].

En Egypte, le mouvement des Coptes vers le catholicisme a été puissamment secondé par les jésuites. En Perse, le même rôle a été dévolu, à l'égard des Nestoriens, aux lazaristes, qui se sont malheureusement heurtés à la propagande schismatique, favorisée par le gouvernement russe, et à la propagande protestante, protégée par les gouvernements d'Angleterre et des Etats-Unis. En Macédoine, les Augustins de l'Assomption, par leur mission de Monastir, ont exercé une action plus efficace sur les Bulgares et les Valaques.

C'est à ces derniers religieux que Léon XIII fit appel, en 1895, pour promouvoir le mouvement catholique dans le centre même du monde religieux grec, à Constantinople. Par son bref Adnitentibus nobis du 2 juillet de cette année, il leur confia la juridiction paroissiale à Stamboul et à Kadi-Keuï pour les Latins et pour les Grecs, et il leur -demanda en même temps de fonder des églises, des écoles, des séminaires, où les indigènes recevraient une instruction conforme aux exigences de leur rite, de leur langue, de leur histoire nationale. L'apostolat des assomptionnistes revêtit trois formes différentes : l'enseignement primaire, la formation du clergé indigène et le ministère sacré proprement dit. Sous chacune de ces formes, ils obtinrent des succès dont le Saint-Père fut heureux de les féliciter.

 

III

Des succès analogues purent être constatés dans les pays dits d'Extrême-Orient. Les principales missions d'Extrême-Orient sont celles de l'Inde, de l'Indo-Chine, de la Chine et du Japon.

Quand les vieux philosophes de l'Inde, écrit un missionnaire de se pays, la comparaient au lotus, ils fournissaient une indication confirmée par l'histoire religieuse, politique et sociale du pays le plus compliqué et le plus mystérieux qui soit. La plante sacrée, dont les feuilles et les pétales toujours mouvants, remplis d'un enivrant et âcre parfum, recouvrent des tiges souples et indéracinables, est bien l'image des peuples hindous. La sauvagerie arrivée au plus bas degré y coudoie l'élégance de mœurs la plus raffinée. Entre eux, le mépris, la méfiance et la haine sont de rigueur. Nulle part, les distinctions, les divisions sociales ne sont aussi accusées ; ce qui chez nous est un fossé, chez eux est un abîme.

Ce tableau très succinct montre l'énorme difficulté rencontrée à chaque pas par les missionnaires catholiques dans l'œuvre d'évangélisation de 300 millions d'êtres humains[5].

L'évangélisation de l'Inde anglaise était, depuis longtemps, l'œuvre des Frères Mineurs capucins. Ils s'y trouvaient en concurrence avec les missionnaires protestants anglais, mais les résultats des missions protestantes, malgré la puissante protection du gouvernement de Londres, n'avaient pas été heureux pour leur propagande.

Leur système avait été l'européanisation de l'Hindou, consistant à lui faire apprendre l'anglais, les sciences modernes, à le pousser à s'habiller à la mode d'Occident. N'arriverait-on point par là à l'initier aux idées chrétiennes ? En fait, cette initiation d'un peuple mal préparé à une évolution pareille, n'avait abouti qu'à faire se dresser contre l'autorité anglaise les générations qu'elle avait formées dans ses universités et ses lycées[6].

Suivant une voie toute différente, les capucins s'étaient contentés de se dévouer sans compter au développement du bien-être matériel et moral des Hindous. Les fléaux désastreux qui s'abattent de temps à autre sur ce pays, par ailleurs si beau, les époques de sécheresse, de famine et de peste, qui le désolent si affreusement tout à coup, leur en fournissaient l'occasion. Recueillir sur les routes, aux temps de crise, les milliers d'affamés s'acheminant vers les grands centres, se charger de leurs enfants abandonnés et les élever chrétiennement dans des orphelinats : telles furent les premières œuvres des missionnaires catholiques. Elles leur gagnèrent des sympathies profondes, qui facilitèrent leur action. Les progrès de l'évangélisation furent lents. Néanmoins Léon XIII put ériger, le 1er septembre 1886, l'évêché de Lahore, confié aux capucins de Belgique, et l'évêché d'Allahabad, confié aux capucins d'Italie. Dix ans plus tard, le 1er septembre 1896, il érigea en archidiocèse et métropole l'évêché d'Agra. La nouvelle province ecclésiastique comptait, sur une population de 24 millions d'habitants, 75.000 catholiques. Le gouvernement anglais a été plusieurs fois à même de constater que les chrétientés organisées par les missionnaires catholiques se montraient les plus respectueuses des pouvoirs constitués et les plus sagement disciplinées[7].

Cette organisation de la hiérarchie se rattachait à un des événements les plus importants de l'histoire religieuse de l'Inde, l'extinction du schisme de Goa par le concordat du 23 juin 1886. Nous avons vu comment un traité, conclu le 20 février 1857, entre le représentant du Saint-Siège et le gouvernement portugais, avait théoriquement mis fin à l'insubordination d'une partie du clergé de l'Inde, soutenu par la cour de Lisbonne. En fait, le traité n'avait jamais été mis en vigueur.

A peine monté sur le trône pontifical, Léon XIII reprit l'examen de la question, en donnant à entendre au Portugal que, si les négociations n'aboutissaient pas, il interviendrait d'autorité pour supprimer la juridiction goanaise. Tout en protestant avec acrimonie, le cabinet de Lisbonne reprit les pourparlers. Pour mieux s'éclairer dans le détail, le pape manda à Rome Mgr Laouënan et son collègue de Colombo, Mgr Bonjean.

Après dix-huit mois de fatigants débats, le 23 juin 1886, fut signé le concordat par lequel presque tout le territoire de l'Inde, non compris la colonie portugaise, était exempt du patronage de l'archevêché de Goa et relevait uniquement du Saint-Siège.

Léon XIII profita de cet accord pour établir dans l'Inde la hiérarchie. Il divisa le pays tout entier en huit archevêchés, dix-sept évêchés et une préfecture apostolique[8].

Cet établissement de la hiérarchie catholique dans l'Inde, en coordonnant plus fortement les efforts des missionnaires, favorisa leurs succès. Un des plus notables fut la conversion d'un certain nombre de brahmes dans la mission du Maduré.

Chacun sait, écrit un des missionnaires de ce pays, le R. P. Suau, quelles chaînes rivent les brahmes au paganisme. Il leur est plus facile de mourir que de les rompre. Aussi, jusqu'à ces dernières années, aucun brahme n'avait pu être converti. En 1891 deux jeunes brahmes sont baptisés. En 1894, 1895, 1896, 1897, 1898, 1899, nouveaux baptêmes. Dix-huit brahmes ont embrassé la foi chrétienne. Tous ont été rejetés de leur caste, déshérités, reniés par leur famille.

Mais la Mission a compassion d'eux. Au prix de grands sacrifices, elle achète, au centre de Trichinopoly, un vaste terrain, qu'elle transforme en véritable village. Le Toppou des brahmes est pauvre, mais on y respire le parfum du ciel. Les brahmes païens y viennent. Ils voient que leurs frères convertis y conservent leur noblesse, qu'ils n'ont rejeté du brahmanisme que l'erreur. En tout cas, ce groupe courageux a ouvert la brèche, et cet événement a été si considérable, que l'Inde entière en a retenti[9].

On se rend compte, en effet, que de l'attitude que prendront les brahmes dépend l'avenir de l'Inde. Les missionnaires les plus au courant de l'état religieux du pays, constatent que le bouddhisme n'y compte presque plus ; que les progrès de l'islamisme n'y sont qu'apparents ; que des vieilles divinités védiques, Vichnou, Siva, Agni, il n'est que peu ou point question, sauf en quelques fêtes solennelles ; que Khrishna et Rama ne tiennent plus guère de place dans la vie d'un Hindou ; mais que la religion propre de l'Inde, ce qu'on pourrait appeler l'hindouisme, c'est tout simplement le respect des brahmanes, c'est la reconnaissance du prétendu droit divin qu'ont les brahmanes d'être vénérés, d'être obéis et d'être nourris par le reste de la communauté. A cela, du reste, se borne leur office, ils n'ont rien à voir dans la vie spirituelle du peuple[10], laquelle, selon la relation d'un voyageur anglais, Sir Alfred Lyall, n'est qu'un amas de superstitions sans frein ni règle, autour d'un chaos d'esprits, de démons, de dieux et de demi-dieux, aux temples innombrables, aux rites cacophoniques et discordants, où l'on voit tel fidèle ayant en horreur la mort d'une mouche, tandis que tel autre se délecte dans les sacrifices humains[11].

Quand Léon XIII quitte ce monde, les catholiques semblent encore perdus et comme noyés dans le flot de la population païenne ; on en compte à peine 2 millions sur 277.300.000 habitants, à peu près 1 sur 140 ; mais 800 missionnaires, appartenant à neuf congrégations européennes, 1.600 prêtres originaires du pays, et environ 3.000 Frères et Sœurs, tant européens qu'indigènes, y travaillent, sous les ordres de 29 évêques et de quatre préfets apostoliques, y donnent l'enseignement à 150.000 élèves dans 2.500 écoles, et y reçoivent plus de 8.oao enfants dans 140 orphelinats[12].

 

IV

L'Indo-Chine française comporte cinq grandes divisions civiles : au nord, le Tonkin ; au centre, l'Annam ; au sud, la Cochinchine et le Cambodge ; à l'ouest, tout le long du grand fleuve du Mékong, ce qu'on est convenu d'appeler le Laos.

Du point de vue religieux, on rencontre en Indo-Chine, comme dans l'Inde, le bouddhisme et l'islamisme, l'un et l'autre peu influents, et une foule de superstitions et de fétichismes dont la description serait difficile à faire. Le confucianisme est le plus redoutable, par le seul fait qu'il est la religion des lettrés.

En fait, le grand ennemi du catholicisme en Indo-Chine, c'est le lettré. On désigne sous ce nom l'homme qui a passé des examens lui ouvrant les portes de l'administration indigène. Les lettrés forment une caste pleine d'orgueil, et se rendent bien compte que la fraternité évangélique ruinerait leur prestige. Ce sont eux qui ont soulevé les diverses persécutions des missionnaires en Indo-Chine, notamment la violente persécution de 1885.

Dans quelle mesure la politique fut-elle mêlée à ces tragiques événements P Le gouvernement français, par sa manière hésitante d'agir au Tonkin, notre représentant à Hué, par ses maladresses, en portent-ils en partie la responsabilité ? Ce n'est pas ici le lieu de l'examiner. Constatons, avec un historien bien informé de ces tristes épisodes, qu'ils furent les plus sanglants qu'aient enregistrés les annales des missions du monde entier depuis deux siècles.

Sur l'ordre du régent Tuyet, auquel obéissaient les mandarins et les lettrés, les habitants des six provinces de la mission de Cochinchine orientale se levèrent en masse contre les chrétiens. Des milliers d'hommes, aidés des soldats de l'armée régulière, enveloppèrent les villages catholiques. Il y eut des hommes enterrés vivants, des femmes éventrées, des enfants précipités à la mer avec une pierre au cou, après qu'on leur eut coupé le nez, les lèvres et les mains. D'autres furent jetés dans les rivières, attachés vivants à des bananiers, afin de les empêcher de couler trop vite à fond ; d'autres, brûlés vifs ; d'autres, coupés en morceaux.

Dans la Cochinchine orientale, huit missionnaires furent massacrés : les Pères Poirier, Guégan, Garin, Macé, Barrat, Dupont, Iribarne et Châtelet. Avec ces huit missionnaires, périrent 7 prêtres indigènes, 60 catéchistes, 270 religieuses, et 24.000 chrétiens sur 41.234.

En Cochinchine septentrionale, il y eut 10 prêtres indigènes tués, 8.585 chrétiens massacrés. La mission du Tonkin méridional perdit environ 6.000 chrétiens, dont près de 5.000 furent massacrés et dont plus de 1.000 périrent de faim et de misère.

Les établissements des missions, églises, écoles, orphelinats et presbytères, furent presque tous pillés et brûlés[13].

L'attitude des chrétiens, au cours de ces scènes de sauvagerie, fut digne des martyrs de la primitive Eglise. Aussi leur sang fut-il une semence de nouveaux fidèles. Le même missionnaire qui vient de retracer les horreurs de la persécution, écrit en 1900 : Par un de ces retours fréquents dans la vie des peuples et des hommes, et qui sont, pourrait-on dire, les vengeances de la Providence, si ce n'étaient les effets de sa miséricorde, les contrées si profondément bouleversées par une persécution sans précédents, offrent le spectacle merveilleux de conversions nombreuses et d'œuvres florissantes... Le nombre des catholiques, qui, en 1886, était de 353.145, s'élève actuellement à 546.216. Et, chose qu'il faut remarquer, ces conversions se font par villages entiers ou par notables portions de villages, et non plus individuellement comme autrefois[14]. Les œuvres de toutes sortes s'y multiplient si rapidement, que les 297 prêtres européens qui sont attachés à la mission, bien que secondés par un clergé indigène très florissant, comptant 336 prêtres, se déclarent insuffisants à satisfaire à tous les besoins d'un pays, qui donne à l'Eglise les plus belles espérances[15].

 

V

Jusqu'à ces derniers temps, la Chine a été considérée par les missionnaires comme un des pays du monde les plus difficiles à convertir. Les uns ont attribué cette difficulté aux mœurs mêmes des Chinois, chez lesquels l'amour des honneurs, des plaisirs et de l'argent, ces trois grandes plaies du paganisme, offre un obstacle presque insurmontable à la prédication des vertus chrétiennes. C'est l'opinion qu'émettait, en 1900, Mgr Favier, l'éminent évêque de Pékin[16]. D'autres ont pensé que la question a été, jusqu'ici, beaucoup plus politique que religieuse, ou plutôt qu'elle a été presque exclusivement politique, que l'obstacle tient au préjugé qui fait voir au Chinois, derrière les apôtres du Christ, l'Europe avec ses idées, avec sa civilisation, dont il ne veut à aucun prix, se trouvant, à tort ou à raison, satisfait de celles de ses ancêtres[17].

il est difficile de se prononcer sur la valeur relative de ces deux obstacles, dont l'importance respective a varié suivant les temps et les circonstances. En toute hypothèse, le Saint-Siège ne perdit jamais de vue ni l'un ni l'autre. Des juges fort compétents ont, d'ailleurs, prétendu que le premier obstacle, en apparence d'ordre exclusivement moral, se résolvait lui-même en un obstacle d'ordre politique ; que l'amour de l'argent, des honneurs et des plaisirs que l'argent et les honneurs procurent, est la conséquence d'une organisation politique dans laquelle tout se vend, tout s'achète, tout, en un mot, pour employer une expression familière de nos pays occidentaux, est soumis au régime des pots-de-vin. La Chine serait une agglomération de gens foncièrement honnêtes, régis par un gouvernement souverainement méprisable[18].

S'il en est vraiment ainsi, la tactique des missionnaires catholiques, toujours inspirée par le Saint-Siège, s'est merveilleusement orientée en vue du double péril dont nous venons de parler, car elle a eu constamment un double objectif : dégager la cause de la propagation de la foi catholique de tout intérêt de conquête européenne, et former en Chine une élite de chrétiens instruits et actifs, capables de prendre en main la direction des affaires administratives et politiques.

La première œuvre fut surtout l'œuvre personnelle du Saint-Père : elle fut d'une délicatesse extrême, car il fallait ménager à la fois les susceptibilités du peuple chinois et les prétentions légitimes des peuples européens qui s'étaient faits les protecteurs efficaces des missionnaires catholiques, tout particulièrement les droits acquis et très justifiés de la France.

Le traité de Tien-tsin, du 27 juin 1858, et la convention additionnelle de Pékin, du 26 octobre 1860, avaient reconnu et consacré la liberté du culte chrétien et la liberté de l'apostolat des missionnaires européens. De plus, l'article 13 du traité de Tien-tsin attribuait à la France le droit de protéger en Chine tout chrétien, quelle que fût sa communion, même schismatique ou hérétique, et quelle que fût sa nationalité, même chinoise. Le rôle rempli jusque-là par la France en Extrême-Orient légitimait cette situation prépondérante accordée au gouvernement français.

Un pareil privilège fut toujours, non seulement incontesté par le Saint-Siège, mais positivement reconnu et confirmé par lui. Une circulaire de la Congrégation de la Propagande, du 22 mai 1888, s'appliquant aux chrétientés d'Extrême-Orient comme à celles d'Orient, et visant la Chine, ordonna aux missionnaires catholiques de toute nationalité de s'adresser, pour la protection de leurs intérêts religieux, aux représentants de la France et pas à d'autres. En vain l'Allemagne essaya-t-elle, en 1881, de prendre sous son protectorat la mission catholique allemande de Chan-toung ; en 1891, de s'arroger le droit de donner ses passeports au vicaire apostolique de cette mission, Mgr Anzer ; en 1897, de protester, par l'envoi d'une escadre, contre le massacre de deux de ses missionnaires, les Pères Nies et Henlé ; Léon XIII, malgré les instances de Mgr Anzer, soutenu par les cardinaux Kopp et Ledochowski, refusa absolument de reconnaître le protectorat allemand sur les missions germaniques[19].

Mais, en reconnaissant le protectorat de la France sur les catholiques de l'empire chinois, Léon XIII tendait à affirmer sa volonté de ne favoriser d'aucune manière un attentat quelconque contre l'indépendance de la Chine, de ne confondre d'aucune façon l'œuvre de l'évangélisation catholique avec une entreprise de conquête politique.

Le 1er février 1885, les susceptibilités chinoises contre les missionnaires catholiques s'étant réveillées à l'occasion de la guerre engagée entre la France et le Tonkin, et des soulèvements populaires s'étant produits sur divers points du territoire contre les étrangers et les chrétiens, confondus dans la même haine, Léon XIII écrivit à l'empereur de Chine : Nous suivons l'exemple de nos prédécesseurs, qui ont souvent imploré la protection de vos puissants ancêtres en faveur des missionnaires européens et des chrétiens qui leur sont confiés. Ces missionnaires tiennent tous leur mission des pontifes romains. Ils sont de différentes nationalités. C'est là le caractère de la religion chrétienne : elle n'a pas été fondée pour un seul peuple, mais pour tous, et elle les recueille en son sein dans une fraternelle charité, sans faire distinction de pays et de races.

L'année suivante, pour bien accentuer sa pensée, Léon XIII résolut d'établir à Pékin une nonciature apostolique.

Cotte idée datait de loin. En 1849, Pie IX avait conçu le dessein d'envoyer un nonce en Chine. En 1870, durant le concile du Vatican, les vicaires apostoliques de Chine avaient élaboré des projets en ce sens. En 1886, à la suite de certains démêlés qui s'étaient produits entre le gouvernement de Pékin et les Pères lazaristes, le projet fut repris. Ou a écrit que Léon XIII s'y attacha d'autant plus fermement, que les difficultés soulevées alors par le gouvernement français pour le vote du budget des cultes et des crédits nécessaires à l'ambassade du Vatican lui faisaient envisager l'éventualité d'une rupture possible. Si cette hypothèse se réalisait, ne regretterait-il pas d'avoir écarté une combinaison qui lui permettrait, à défaut de son intermédiaire naturel, de traiter directement avec l'empereur de Chine ?[20] Il n'est pas impossible que des personnes de son entourage lui aient suggéré une pareille pensée. Il ne s'y rallia pas. Dans son idée, l'établissement d'une nonciature à Pékin n'aurait aucunement exclu l'intervention de la France ; le nonce de Chine devrait, au contraire, s'entendre sur toutes choses avec le ministre de France, qui demeurerait son bras droit[21].

Nonobstant ces explications, M. de Freycinet, ministre des affaires étrangères en France, s'opposa de toutes ses forces au projet du Saint-Père, menaça même de rappeler d'office l'ambassadeur de France à 'Rome, M. Lefebvre de Béhaine, pour un congé indéterminé. Le pape, dans un désir de paix, renonça à donner une suite immédiate à son dessein, mais sans l'abandonner définitivement[22]. Il devait être repris en 1918 par un de ses successeurs, Benoît XV.

 

VI

Pendant que ces négociations diplomatiques se poursuivaient entre la Chine, le Saint-Siège et les Etats européens, de nombreux missionnaires catholiques, jésuites, lazaristes, franciscains, prêtres de Missions étrangères et autres, poursuivaient en Chine, avec un zèle digne de leurs héroïques prédécesseurs, leur laborieux apostolat.

On peut diviser les missions de Chine en cinq groupes : celles, de la Chine septentrionale, de la Chine centrale, de la Chine orientale, de la Chine occidentale et de la Chine méridionale. Mais il n'entre pas dans notre plan de faire l'histoire de chacun de ces groupes. On la trouvera dans des ouvrages spéciaux[23]. Qu'il nous suffise de retracer dans ses grandes lignes le tableau général des terribles épreuves subies par l'Eglise de Chine de 1878 à 1903.

Le mouvement d'hostilité, dirigé contre les catholiques et contre les Européens en général, qui devait aboutir à la grande insurrection des Boxeurs en 1900, semble avoir pris naissance dans la province la plus reculée de l'empire chinois, confiée aux Prêtres des Missions Etrangères, le Se-tchouan. C'est là, du moins, qu'on en constata les premières manifestations.

Ces manifestations revêtaient le caractère le plus odieux et le plus brutal. Forger de toutes pièces des documents compromettants pour les missionnaires et les dénoncer pour ces faits aux représentants des puissances européennes ; répandre, en même temps, parmi le peuple, d'infâmes libelles, dans lesquels les chrétiens et leurs chefs hiérarchiques étaient représentés comme des monstres : tels furent les procédés employés par des hommes pervers, que tout pouvait faire soupçonner d'être liés entre eux par des engagements de secte.

De temps à autre, c'est l'autorité elle-même qui prend l'initiative de mesures tracassières. Un règlement de la sous-préfecture de Ki-Kiang porte que les chrétiens suscitant mille misères... on ne leur prêtera ni riz, ni argent... S'ils s'obstinent à vouloir vendre ou acheter, on pourra les battre ou même les tuer impunément[24].

En 1883, lors de la guerre du Tonkin, le gouvernement, tout en désavouant les Pavillons-Noirs, les soudoie ; et les premières victimes de ces troupes de partisans sont les catholiques. Tuez les chrétiens, dit le chef militaire de Sy-tao ; s'il s'ensuit des difficultés, je me charge de les surmonter. Le premier résultat de telles excitations est le meurtre du P. Terrasse, missionnaire du Tchang-yn, tué à coups de sabre, le 28 mars 1883, en même temps qu'un grand nombre de chrétiens. A. la tête de la bande des agresseurs, on remarque des lettrés. Peu après, les Pères Pernet et Lavert tombent à leur tour aux mains des bandits, et subissent les plus horribles traitements. Le P. Pernet, attaché au pied d'une des colonnes de sa maison, y subit, pendant des heures, les outrages d'une foule en délire ; puis, chargé de sa cangue, il doit, pendant plusieurs jours, faire un long trajet à travers les chemins les plus difficiles.

En 1895, les autorités se démasquent, et prennent résolument la direction des mesures persécutrices. Un édit du vice-roi de la province du Se-tchouan déchaîne les haines populaires, préalablement attisées avec une diabolique habileté. Le peuple se soulève aux cris de : Mort aux chrétiens, mangeurs d'enfants ! L'intervention de l'ambassadeur de France, M. Gérard, obtient l'éloignement du vice-roi de la province ; mais son vaillant évêque, Mgr Dunand, échappé par miracle à la mort, a vu ses chrétientés dévastées, ses fidèles dispersés, ses missionnaires traqués de toutes parts ; et il constate bientôt que l'accalmie obtenue par l'énergie de l'ambassadeur français est bien précaire ; les soulèvements populaires des années 1897 et 1898, les meurtres des Pères Mazel, Bertholet et Chanés, montreront la persistance de haines sourdes, que la crainte seule dés armes européennes a momentanément arrêtées.

D'ailleurs, on entrevoit désormais d'où viennent les plus violentes inspirations contre les chrétiens.

Vers la fin de 1890 et le commencement de 1891, une série d'incendies inexplicables se produisit dans la mission du Kiang-nan, confiée aux Pères de la Compagnie de Jésus. Des enquêtes, soigneusement poursuivies, démontrèrent qu'ils étaient l'œuvre d'une société secrète, la Vieille Association des Frères (Ko-lao-hoei), qui, depuis 1860, cherchait à entraîner le pays dans une guerre coutre les puissances chrétiennes.

C'est aux inspirations des sociétés secrètes qu'il faut attribuer les divers attentats commis, en 1891, contre les missionnaires du Kiangnan ; l'assaut donné, le 2 mai, par une populace furieuse, aux trois orphelinats de Yang-tchéou, de Tong- tchéo et de Kiang-yn ; le pillage de l'orphelinat de Ho-tchéou, le 15 mai ; le siège de la résidence de Ngan-King, du 14 au 20 mai ; des incendies de chapelles, çà et là, sur tout le territoire de la province.

Cependant, des attentats semblables se produisaient dans les autres provinces, et il devenait visible que les sociétés secrètes, cette plaie des Etats gouvernés par le despotisme, exerçaient en Chine une action bien plus redoutable qu'on ne l'avait pensé jusqu'alors.

Parmi ces sociétés secrètes, il en était une qui, par la puissance de son organisation, la hardiesse de son programme et le nombre de ses adhérents, devait bientôt entraîner à sa suite, puis supplanter en quelque sorte, toutes les autres : c'était celle des I-ho-kiuen, c'est-à-dire des lutteurs pour la justice et la concorde, que les Anglais ont appelés Boxers ou Boxeurs, nom qui a prévalu depuis en Europe[25].

Cette secte était déjà ancienne, puisqu'elle fut prohibée par décret impérial la treizième année du règne de Kia-K'ing, c'est-à-dire en 1809. Voici ce qu'en dit, dans une brochure spéciale, le docteur Lao-ngai-Siuen, sous-préfet de Ou-Kiao : La secte des I-ho Kiuen n'est qu'une branche de la société du Nénuphar blanc ; les noms adoptés par ses membres, les incantations qu'ils récitent, les rangent parmi les sectes hétérodoxes. Malgré le décret de proscription de Kia-K'ing, ils se sont perpétués, et leur audace s'est accrue avec leur nombre. En 1898, ils se sont déclarés contre le christianisme ; mais la secte n'a pas eu pour origine la haine de la religion du Christ. Sous Kia-K'ing les religions du Maître du Ciel (catholique) et de Jésus (protestante) étaient peu répandues. Son vrai but, c'est la rébellion ; les multitudes ignorantes s'y sont trompées[26]. Avec une ruse dont les sociétés secrètes d'Europe ont souvent donné l'exemple, les Boxeurs avaient pris pour devise la formule suivante, qui n'était vraie que pour la seconde partie ; Fou-ts'ing, mié-iang : affermir la dynastie du Tsing, détruire les Occidentaux.

Le principal foyer des Boxeurs était dans la province de Chan-toung, évangélisée par les franciscains. C'est de là que partirent les premiers cris d'une révolte qui allait ensanglanter l'empire chinois et ruiner les missions catholiques.

La cause principale de la persécution, écrit un des missionnaires du Chan-toung à cette époque, le P. Chérubin, se trouve uniquement dans la haine de l'étranger. Cette haine a été portée au dernier degré de la violence par l'envahissement de Kiao-Tchéou, dont l'Allemagne s'est emparée[27].

Un autre témoin, non moins bien placé pour rendre compte des faits qu'il raconte, M. Gérard, alors ambassadeur de France à Pékin, donne les détails suivants sur les causes de la grande insurrection chinoise. Les années 1895 et 1896, dit-il, avaient marqué, dans l'histoire de la Chine, la conversion du vieil empire à une politique nouvelle. Elle se préparait à créer une armée et une marine, à construire des chemins de fer, à exploiter ses mines, à ouvrir des arsenaux et des usines... La France et la Russie prêtaient à la Chine le concours de leur puissance politique et de leur crédit... La dernière et longue conversation que j'eus avec Li-Hong-tchang à la Légation de France, le 14 juillet 1897, la veille même de mon départ, m'avait laissé l'impression que l'ex-vice-roi était trop convaincu de l'avantage que la Chine avait à rester fidèle à ce haut idéal pour qu'il n'y eût pas lieu d'espérer qu'il s'y conformerait... Il me répétait que la Chine, préservée par la Russie et la France, était bien résolue à conserver ce précieux concours et à n'aliéner à aucune puissance la moindre parcelle du territoire national. Nous ne céderons ni territoire, ni ports, tel fut le dernier mot de Li-Hong-tchang en prenant congé de moi.

Mais déjà, et sans que la Chine y fût préparée, la menace de l'Allemagne, c'est-à-dire d'une des puissances qui avaient fait profession, après la paix de Siinonosaki, de vouloir préserver le territoire chinois, était suspendue sur la longue côte de Chine et sur le port dont l'escadre allemande pourrait avec moins de risques se saisir... Quelques mois à peiné allaient s'écouler jusqu'à ce que cette iniquité fût consommée... L'occupation par l'Allemagne du port de Kiaotchéou a eu pour conséquence presque immédiate l'insurrection des Boxeurs dans laquelle la Chine a failli périr[28].

 

VII

Le coup de théâtre déterminé par la prise de Kiao-tchéou devait avoir des conséquences non moins désastreuses dans l'ordre religieux que dans l'ordre politique.

Le missionnaire que nous venons de citer, écrivait au lendemain des premiers soulèvements : Lorsque, il y a quelques mois, les journaux publiaient la fameuse nouvelle annonçant au monde entier que la Chine reconnaissait désormais la religion catho : ligue et sa hiérarchie religieuse[29], nous étions loin de penser à une persécution quelconque... Et voici, en quelques jours, plus de 360 chrétientés dévastées (dans la région du Chan-toung septentrional). Tout a été ravagé : églises, résidences, maisons particulières, ustensiles... Bientôt, ce sera, non plus 5 ou 6 préfectures, mais peut-être le pays tout entier, qui se lèvera et réclamera, sinon la mort, du moins l'expulsion des étrangers, la destruction de leurs missions, le massacre des chrétiens[30].

Les tristes prévisions du missionnaire ne tardèrent pas à se réaliser. Le 20 mai 1899, M. Bonin, vice-résident de France, chargé d'une mission dans l'Asie centrale, avertit notre ambassadeur à Pékin, M. Pichon, qu'un mouvement se prépare, par tout l'empire, contre les Européens et les chrétiens... Le 22 mai, une émeute pille le consulat français de Mong-tse. Deux mois plus tard, la commission d'études du chemin de fer du Yun-nan court, à Yun-nan-sen, des dangers plus sérieux[31]. La situation générale s'aggrave, surtout en ce sens, qu'à Yun-nan-sen, on ne se trouve pas seulement en présence d'une populace ameutée par des agitateurs sans mandat. Des lettrés, avec la complicité visible des mandarins, prêchent le massacre des étrangers, répandant le bruit que les mines de Kotsieou vont être cédées à des compagnies françaises ou belges. L'hiver se passe en perpétuelles excitations, au moyen de discours, de placards incendiaires, pleins d'insinuations mensongères et tendancieuses contre les Européens. Le 18 mai i900, une sédition furieuse éclate à Yun-nan-sen. Les étrangers, les chrétiens, les missionnaires catholiques et les pasteurs protestants, se réfugient au consulat français, et n'échappent au massacre que grâce aux sages précautions du consul, M. François, qui, décidé à se défendre jusqu'à la dernière extrémité, fait de ses compagnons autant de soldats intrépides.

Cependant, l'insurrection, partie des provinces du sud, gagne les provinces du nord, et y prend un aspect plus menaçant. Ce ne sont plus seulement les sectaires du Nénuphar blanc, les Jeûneurs, les Grands Couteaux, les Protecteurs de l'empire, qui menacent, pillent, brûlent ; ce ne sont plus seulement les lettrés et les mandarins qui les excitent. Derrière les masses révolutionnaires, au milieu d'elles, on découvre des représentants officiels de l'autorité. Le prince Tuan, oncle de l'empereur et père de l'héritier présomptif, le général Tongfou-siang et le secrétaire d'Etat Kang-yi, sont parvenus, moitié par la flatterie, moitié par la terreur, à dominer l'impératrice. Le prince King, qui a dirigé jusque-là le Tsong-li-yamen, se sent débordé. Mors le prince Tuan, levant tout à fait le masque, prend ostensiblement parti pour les sociétés secrètes, se met à la tête de la plus terrible de toutes, celle des Boxeurs. A 80 kilomètres de Pékin, à Kao10, 70 chrétiens sont égorgés ou brûlés vifs ; le chancelier de la légation japonaise est assassiné en pleine rue ; puis, le 20 juin 1900, c'est le tour de M. de Ketteler, ambassadeur d'Allemagne, tué d'un coup de fusil à bout portant. Le cercle des troupes insurgées se resserre autour de la capitale de la Chine. Les fils télégraphiques sont coupés. Sans communication avec le reste du monde, perdus au milieu de flots d'ennemis, les ambassadeurs, les missionnaires, tous les résidents étrangers et 6 à 7.000 chrétiens indigènes, vont soutenir, pendant près de deux mois, les uns aux Légations, les autres au Pé-tang[32], le siège peut-être le plus plein de mortelles angoisses que l'histoire ait enregistré[33].

Il faut lire dans le rapport officiel de notre ambassadeur, M. Pichon, le récit détaillé de ce siège des Légations, où l'on vit une petite troupe de 489 hommes, mal armés, résister pendant deux mois à 5 ou 6.000 soldats munis de fusils perfectionnés, disposant d'une artillerie considérable, servis par plus de Boxeurs et de coolies qu'ils ne pouvaient en employer, ayant la faculté de puiser toutes les munitions dans les arsenaux et les magasins d'approvisionnement de l'empire. Notre salut, conclut M. Pichon[34], tient à un ensemble d'événements qui ne peuvent s'expliquer par un raisonnement logique et par un enchaînement de considérations rationnelles.

Quant au siège du Pé-tang, ou de l'évêché catholique, voici ce qu'en dit notre ambassadeur : De toutes les défenses organisées, celle de l'évêché de Pékin est peut-être la plus étonnante et la plus remarquable[35]. Plus explicite, Mgr Favier, évêque de Pékin, écrit : Ici, la protection d'en haut s'est marquée jusqu'à l'évidence. Que 2.500 projectiles d'artillerie, que plusieurs millions de cartouches, que toutes les fusées incendiaires, que tous les efforts et toute la rage de 8 à 10.000 Boxeurs ou réguliers chinois se soient épuisés en vain, pendant deux mois, contre de misérables bicoques, sans autres défenseurs que 40 ou 50 hommes, ce n'est pas seulement un incomparable fait d'aimes, c'est un prodige. Il serait paradoxal de vouloir l'expliquer par des causes uniquement naturelles. Du reste, si ni les missionnaires ni leurs fidèles n'ont désespéré, c'est qu'à tous les moments du siège, et même aux plus durs, ils se sont sentis protégés par quelque chose qui veillait sur eux. Les païens, la lutte une fois terminée, ont dit que souvent, pendant la nuit, ils avaient vu dans l'air une grande dame blanche et des soldats qui avaient des ailes[36].

Le vaillant officier qui fut l'instrument de la Providence dans cette délivrance, était un jeune enseigne de vaisseau de 23 ans, Paul Henry, aussi remarquable 'par sa piété que par son courage. A la tête de 31 marins français, détachés de la garde de l'ambassadeur, et de 11 marins italiens, il déploie, dans la défense du poste qui lui est confié, les talents, la décision, la sûreté de coup d'œil d'un officier vieilli sous les armes. Il tombe, frappé à mort, le 29 juillet, pleuré par ses soldats comme par les missionnaires ; mais, avant de mourir, il leur a dit, avec une sorte d'assurance prophétique : Soyez tranquilles ; je ne disparaîtrai que lorsque vous n'aurez plus besoin de moi ; et Mgr Favier atteste que ces paroles ont soutenu ses missionnaires, l'ont soutenu lui-même jusqu'au bout[37].

Dans les provinces, continue l'évêque de Pékin dans sa relation, de graves mouvements s'étaient produits. Des missions avaient été détruites. Il est difficile de dire quel a été le nombre des victimes ; mais il ne semble pas exagéré de le porter à 7 ou 8.000. Nulle part les chrétiens n'ont faibli devant la persécution ; c'est à peine sir ou 2 pour 100 ont essayé de sauver leur vie par quelque concession purement apparente aux rites païens ; les autres sont morts comme les martyrs des premiers siècles de l'Eglise, dans la simplicité immaculée de leur foi. Puisse leur sang être accepté de Dieu comme la rançon de leur pays ![38]

 

VIII

Quand Léon XIII ceignit la tiare, en 1878, l'ère des persécutions sanglantes était définitivement close au Japon. Le décret du III mars 1873, abolissant les anciens édits portés contre le christianisme, n'avait pas donné aux missionnaires la liberté complète, car, en qualité d'étrangers, ils rte pouvaient s'éloigner des ports sans une autorisation spéciale, et cette même qualité d'étrangers leur interdisait absolument de se fixer dans les villes. Mais, peu à peu, la sévérité des anciennes lois s'était relâchée sur ces points. En 1876, Pie IX ayant divisé le Japon en deux vicariats apostoliques, Mgr Petitjean, titulaire du vicariat du sud, fixa sa résidence à Osaka, et Mgr Osouf, titulaire du vicariat du nord, s'établit à Tokio. L'année suivante, des prêtres des Missions étrangères de Paris, et des religieuses de divers ordres purent fonder quelques établissements d'instruction dans plusieurs villes. En 1878, Mgr Petitjean commença la construction de l'église d'Osaka. Au commencement de 1879, les 20.000 chrétiens du Japon avaient six églises dignes de ce nom dans six villes des plus importantes : Tokio, Osaka, Yokohama, Nagasaki, Kobé et Hakodaté.

Ce n'était pas encore la pleine liberté religieuse. Le bouddhisme et le shintoïsme restaient les religions patronnées et subventionnées par l'Etat ; et les prêtres de ces deux religions, nommés par le gouvernement comme de simples fonctionnaires, se croyaient autorisés, à ce titre, à molester les chrétiens. Un nouveau pas fut fait vers la liberté par le décret du 12 août 1884, déclarant que les prêtres bouddhistes et shintoïstes seraient désormais nommés par les autorités religieuses et perdraient par conséquent tout droit d'être considérés comme fonctionnaires de l'Etat. Une troisième étape fut franchie en 1889, lorsque la monarchie, jusque-là absolue, devint constitutionnelle. L'article 8 de la nouvelle Constitution du Japon était ainsi conçu : Les sujets japonais jouiront de la liberté de croyance religieuse en tout ce qui n'est pas préjudiciable à la paix et au bon ordre ni contraire à leurs devoirs de sujets.

Cette déclaration réjouit le cœur de Léon XIII. Il avait déjà créé, en 1888, un troisième vicariat, celui du Japon Central ; le 17 avril 1891, il en créa un quatrième, et, quelques semaines plus tard, le 15 juin 1891, il établit au Japon la hiérarchie catholique, élevant Tokio au rang d'archevêché, avec trois évêchés suffragants : ceux de Nagasaki, d'Osaka et d'Hakodaté. L'Eglise du Japon était fondée. Dès lors, les quatre évêques du Japon, aidés par une centaine de missionnaires, purent donner un grand essor à des œuvres nombreuses d'éducation, de charité et d'apostolat.

Une de leurs premières préoccupations fut la formation d'un clergé indigène. Un séminaire, fondé à Nagasaki, leur avait déjà donné, en 1898, 26 prêtres de race japonaise, dont un missionnaire pouvait dire : Nos prêtres japonais sont simples, polis, remplis de bonne humeur et d'entrain ; pieux et graves à l'autel, ils y accomplissent les cérémonies religieuses avec une grande perfection.

Des écoles primaires, de plus en plus nombreuses, furent fondées, ayant pour titulaires des Japonais, choisis par la Mission et subventionnés par elle. Pour les classes élevées, les Marianistes fondèrent trois grands collèges, bientôt fréquentés par les fils des plus nobles familles : l'école de l'Etoile du matin, à Shokouska, l'école de l'Etoile de la Mer, à Nagasaki, et l'école de l'Etoile brillante, à Osaka. Les Dames de Saint-Maur, les religieuses du Saint-Enfant-Jésus de Chauffailles et celles de Saint-Paul de Chartres, ouvrirent, en même temps, dans la capitale, à Yokohama et à Morioka, des pensionnats pour les jeunes filles d'une condition aisée.

La charité catholique a aussi ses œuvres, écrit Mgr Marnas[39]. Parmi les religieuses, les unes soignent les malades, les visitant à domicile ou les recevant chez elles. Les autres ont de petits hôpitaux, où elles accueillent des malades sans asile, qui, pour la plupart, y trouvent le bienfait d'une mort chrétienne. L'œuvre la plus considérable des religieuses représentées au Japon fut celle des orphelinats. Elles y élevaient, en 1898, dans 10 établissements, environ r.500 jeunes filles. Plusieurs léproseries furent aussi fondées dans l'empire japonais.

Toutes les fondations dont nous venons de parler étaient une forme d'apostolat ; car les collèges, où les enfants païens étaient admis à côté des enfants chrétiens, les hôpitaux, les orphelinats et les léproseries furent l'occasion de conversions nombreuses. Mais l'apostolat proprement dit dut, pour s'adapter aux mœurs des Japonais, revêtir deux formes spéciales : il s'exerça surtout par les conférences publiques et par la presse. Une chose bien remarquable au Japon, écrit un missionnaire[40], c'est un goût très développé dans le peuple pour la parole publique. Peut-être n'y a-t-il pas de pays au monde où l'on parle davantage et où l'on écoute sans moins se lasser. Quiconque a quelque chose à dire trouve toujours un auditoire complaisant. Les missionnaires et les catéchistes n'eurent garde de négliger cette forme de l'évangélisation. Une lanterne en papier, suspendue à la porte de la Mission, avec l'indication d'une conférence sur tel ou tel sujet, suffisait à grouper, à l'heure fixée, des gens de tout âge et de toute condition, qui, fumant leurs pipes minuscules et s'offrant du thé avec politesse, écoutaient l'orateur, accroupis sur des nattes, jusqu'à une heure avancée de la nuit.

L'esprit curieux du Japonais est aussi très avide de lectures. D'après une statistique officielle de 1892, il se serait publié, dans le courant de cette seule année, 792 journaux ou revues. Au Japon, écrit un missionnaire[41], tout le monde lit, et chacun, surtout depuis que la forme du gouvernement est devenue constitutionnelle, a plus que jamais la prétention de se rendre compte et de juger de tout par lui-même.

Le métier de journaliste n'effraya pas les missionnaires catholiques. Quelques-uns se vouèrent spécialement à cette œuvre. De nombreux ouvrages, traitant spécialement de matières religieuses, furent publiés par eux. Ils firent même paraître, à partir de 1880, sous divers titres successifs, une revue, où furent discutées les principales questions de théologie, de philosophie, d'histoire, de sciences, et qui donna, en outre, les nouvelles religieuses du monde catholique.

Grâce à toutes ces œuvres de zèle, la population catholique du Japon, qui était d'environ 20.000 à l'avènement de Léon XIII, atteignit à peu près le triple de ce chiffre au cours de son pontificat[42].

La propagation du catholicisme eût fait de plus rapides progrès, si elle ne s'était pas heurtée à de nombreux obstacles, dont les principaux sont : 1° l'esprit de famille et de corps, qui porte à considérer comme une sorte de renégat et à rendre étranger aux siens, quiconque abandonne le culte commun de la famille, du village ou de la corporation ; 2° la haine sourde de l'étranger, qui persiste alors même que le Japonais lui emprunte ses institutions ou ses découvertes, et qui discrédite tout croyant obéissant à un chef spirituel résidant au dehors du Japon ; 3° les funestes préjugés philosophiques que les Japonais, dans leur avidité de tout savoir, ont empruntés à certains philosophes français, tels que Rousseau, Comte et Renan, et surtout aux philosophes de l'Allemagne, Kant, Hegel, Schopenhauer ; 4° enfin et surtout, l'union intime qui persiste, même après la proclamation de la liberté religieuse en 1889, entre le shintoïsme, religion nationale, et la constitution politique du pays. Malgré tout, l'empereur du Japon, Sa Majesté l'Empereur du Ciel, Tennô heika, comme il s'appelle, garde, dans ses attributions, une autorité spirituelle, gui lui permet d'inculquer dans les masses, sous couleur de culte national civil, le shintoïsme de ses divins ancêtres impériaux. C'est en s'appuyant sur ce principe qu'en 1893, le docteur Inouyé Tetsujirô, à son retour des universités d'Allemagne, publia un ouvrage ayant pour objet de démontrer que seul le shintoïsme, en sa qualité de religion nationale, assure la pratique des deux vertus cardinales de la morale japonaise, qui sont le respect des traditions de l'empire et la fidélité à l'empereur, tandis que le christianisme ne fait qu'égarer les esprits loin de leur véritable objectif.

Les missionnaires catholiques restent pourtant pleins de grandes espérances. Les importants progrès faits dans la seconde moitié du xix' siècle par la vraie religion, malgré les difficultés dont nous venons de parler, leur sont un gage de nouveaux succès dans l'avenir. Tandis que leur enseignement réfute les faux principes philosophiques empruntés à l'Europe par les écrivains japonais, les chrétiens, par leur attitude loyalement patriotique, par leur vie probe et charitable, qui montre en eux les meilleurs gardiens du bon ordre et de la paix sociale, font tomber les préjugés répandus contre leur religion ; et tout permet d'espérer qu'un jour, quand sera tombée la fièvre des transformations prodigieuses accomplies en ces dernières années dans le grand Empire du Soleil Levant, l'esprit japonais se ressaisira : il redeviendra ce qu'il était, un esprit religieux ; il comprendra la nécessité de donner à la civilisation qu'il élabore une base plus solide que le progrès matériel et que la science ; et il s'adressera, pour assurer cette base, à la seule vraie religion, à la religion de Jésus, à la religion catholique, apostolique et romaine.

 

IX

Voisine de la Chine et du Japon, objet des compétitions de ces deux Etats, également convoitée par la Russie, la presqu'île de Corée a été, sous le pontificat de Léon XIII, le théâtre de troubles politiques et de guerres sanglantes, qui étaient de nature à gravement entraver la propagation de l'Evangile ; mais, là comme ailleurs, le sang des nombreux martyrs tombés pour la foi fut une semence de chrétiens.

De 1866 à 1876, la Corée n'avait plus eu de missionnaires. Les frontières étaient gardées, les côtes jalousement surveillées. Le vicaire apostolique, Mgr Ridel, retiré dans une petite station de la Mandchourie, à Tcho-Kéou, avec un groupe de chrétiens, attendait une occasion favorable pour reprendre sa place au centre de son apostolat. En 1876, après avoir vainement recouru à l'intervention diplomatique de la Chine, le courageux évêque, ne comptant que sur Dieu et sur le dévouement de ses ouailles, résolut de marcher en avant.

Ses supérieurs du Séminaire des Missions, consultés par lui, lui avaient fait cette réponse, d'une vigueur tout apostolique : Sans doute, la rentrée en Corée, dans les circonstances présentes, constitue un acte vraiment héroïque ; mais il nous a- paru qu'au point de.vue de la foi et des devoirs de la vocation apostolique, les difficultés qui s'offrent à vous ne peuvent prévaloir contre la nécessité de secourir vingt mille chrétiens, depuis dix ans privés de prêtres et dénués de tous les secours de la religion.

A peine arrivé sur le théâtre de son ancienne mission, le courageux prélat fut arrêté et jeté en prison. Il y resta cinq mois, en butte aux plus horribles traitements. Mais, sur les instances du ministre de France à Pékin, la Chine intervint, et l'évêque, délivré, put regagner la Mandchourie.

Au fond, les lettrés seuls s'agitaient contre les missionnaires. Le roi de Corée, pour leur accorder quelque satisfaction, publia un édit contre la religion de Jésus-Christ, mais il donna ordre au chef de la police de laisser les chrétiens en repos.

Le parti du progrès et de la civilisation finit par l'emporter. En 1882, le gouvernement de Séoul signa avec l'Angleterre un traité de commerce, qui servit de type à ceux que signèrent successivement l'Allemagne, l'Autriche, la Russie et l'Italie.

Mais dans aucun de ces traités la liberté religieuse n'était stipulée. La France, qui négociait depuis 1882, conclut enfin, à son tour, en 1886, un traité, qui fut ratifié l'année suivante. Après bien des efforts, notre plénipotentiaire, M. Cogordan, fit insérer dans la convention une clause déclarant que les Français résidant en Corée pourraient y professer leur religion.

A la lettre, c'était peu. Mais le parti des sectaires pressentit que ce traité, largement interprété par la bienveillance du roi, serait une porte d'entrée à l'apostolat catholique. Les mécontents, ayant à leur tête le beau-père du roi, grand ennemi des chrétiens, se soulevèrent, affectant de donner à leur mouvement le caractère d'une défense nationale contre l'étranger.

Sur ces entrefaites, des conflits sanglants entre les troupes coréennes et les troupes japonaises, l'invasion de la Corée par le Japon, puis l'intervention de la Chine, craignant de voir l'empire du Soleil-Levant la supplanter en Corée, amenèrent en 1894 la guerre sino-japonaise, dont la Corée fut l'enjeu, et qui se termina en 1895 par le traité de Simonosaki. Ce traité proclamait le principe de l'indépendance de la Corée ; mais, en fait, le Japon, victorieux, s'autorisa de certaines clauses pour mettre la main sur le gouvernement et sur les affaires de la grande presqu'île.

Pendant ces troubles, un missionnaire, le P. Jozeau, fut massacré par les Chinois. Mais, la paix conclue, la situation des catholiques s'améliora. Le vicaire apostolique d'alors, Mgr Mutel, reçut en 1895, de la bouche même du roi, l'assurance que la vie, les biens et la liberté religieuse des chrétiens seraient désormais protégés. En trois ans, le nombre des baptêmes annuels doubla. Il était, en 1895, de 1.871 ; il atteignit, en 1898, le chiffre de 3.964. En cette dernière année, le nombre total des catholiques dépassait 36.000. Au nombre de ces catholiques se trouvait la propre mère du roi, la

princesse Marie, femme du plus grand persécuteur que le catholicisme ait eu en Corée. A l'époque même où son mari essayait d'exterminer la religion du Christ, elle étudiait le catéchisme. Elle reçut le baptême et la confirmation des mains de Mgr Mutel en 1896.

Tel était, au début du XXe siècle, l'état de ce fertile et beau pays, où, trente ans plus tôt, nul missionnaire ne pouvait pénétrer sans s'exposer à la mort la plus cruelle. S'inspirant de cette renaissance, le vicaire apostolique de Séoul, Mgr Mutel, fit graver sur son blason épiscopal la devise suivante, pleine d'espoir et de foi : Florete, flores martyrum, Fleurissez, fleurs des martyrs.

 

X

Les consolants progrès réalisés par les missionnaires catholiques en Océanie ont également été attribués par eux à l'intercession des nombreux martyrs qui, au cours du XIXe siècle, arrosèrent cette terre de leur sang.

Qu'importe qu'on me tue, avait dit le Bienheureux Chanel, avant de tomber, frappé d'un coup de hache, aux îles Foutouna ; la religion est plantée dans l'île, elle ne se perdra pas par ma mort. La prophétie se réalisa.

En 1902, le R. P. Jean Hervier, procureur des missions maristes de l'Océanie, écrivait : Trois missionnaires français dirigent la belle chrétienté de Foutouna. Trois religieuses européennes, secondées par quatre Sœurs indigènes, sont chargées des écoles de filles. Chaque paroisse a ses écoles de garçons, confiées à des catéchistes, sous la surveillance des missionnaires. Les églises sont bâties en pierres de taille, ce sont les indigènes eux-mêmes qui les ont construites.

Le lieu du martyre du Bienheureux Pierre Chanel n'a pas été oublié. Poï a maintenant sa basilique. Le sol arrosé du sang du martyr est recouvert d'une longue dalle que les Foutouniens se plaisent à couvrir de baisers[43].

Ce fut aussi une sorte de martyre, que le dévouement, aux îles Hawaii ou Sandwich, du P. Damien, l'apôtre des lépreux. Sa mort héroïque, survenue le 15 avril 1889, provoqua dans le monde entier une acclamation unanime de respect et d'admiration. La Belgique, sa patrie, l'honora d'un hommage national ; la protestante Angleterre lui érigea un monument ; mais l'Eglise catholique se réjouit surtout des progrès accomplis dans le pays évangélisé par le vénéré missionnaire. En 1902, la mission des îles Hawaii comptait 29.000 catholiques, sur une population de 118.000 âmes, et la léproserie de Molokaii, théâtre du dévouement du P. Damien, avait, pour soigner ses 1.000 lépreux, deux prêtres, cinq frères du Sacré-Cœur et six religieuses franciscaines, continuant l'œuvre du saint religieux de Picpus.

Aux îles Marquises, où la propagation de l'Evangile rencontrait de grands obstacles, parmi les Canaques, dans l'abus de l'opium et de l'eau-de-vie, des progrès notables furent cependant réalisés. En 1890, Mgr Martin eut la joie d'enregistrer, dans l'espace de six mois, 190 baptêmes, 120 mariages et 360 premières communions. Les progrès furent plus sensibles quand, en 1895, sur l'initiative de l'évêque, l'achat et la fabrication de l'alcool furent interdits aux naturels sous les peines les plus sévères.

A Tahiti, les missionnaires catholiques conçurent de grands espoirs lorsque, en 1880, le roi Pomaré V, ami sincère de l'évêque Mgr Téparro, déclara réunir son royaume au territoire de la République française. Ces espoirs furent mis à une rude épreuve quand ils virent, en 1884, les autorités françaises accorder aux missions protestantes des ressources et des privilèges qu'elles n'avaient jamais eus, puis, en 1887, des laïcisations d'écoles s'effectuer là-bas comme sur le sol de la mère-patrie ; mais ils n'eurent garde de se décourager ; au prix des plus lourds sacrifices, ils ouvrirent des écoles libres, bientôt florissantes, et ils eurent la consolation de se voir soutenus et encouragés par la majorité de la population, aidés même par les subsides du conseil général de la colonie.

Au moment de la mort de Léon XIII, Tahiti et Mooréa possédaient une vingtaine d'églises ou de chapelles, desservies par dix missionnaires, dix écoles et un hôpital ; et le quart de la population de ces deux îles, estimée à 12.000 habitants, était catholique.

Les indigènes des îles Wallis, évangélisés par le Bienheureux Chanel et par Mgr Bataillon, étaient tous catholiques de religion et  Français de cœur quand, en 1886, la pieuse reine Amélie plaça son  royaume sous le protectorat de la France. Depuis ce temps, le catholicisme n'a fait qu'y prospérer. A. la veille de la mort de Léon XIII,  un missionnaire écrivait : Après soixante années d'apostolat, nous voyons une terre sauvage entièrement transformée... Tous les enfants sont instruits jusqu'au jour de leur mariage. Le collège-séminaire de Lano a déjà formé plusieurs prêtres indigènes et de nombreux catéchistes. A Sofala, les Sœurs tiennent un pensionnat et un noviciat ; et les vingt religieuses indigènes du tiers ordre de Marie sortent des meilleures familles d'Ouvéa.

Dans les îles Tonga, le catholicisme avait eu longtemps à lutter contre la propagande protestante. Le choix fait, en 1879, par le Saint-Père, d'un de ses missionnaires, le P. Lamaze, comme vicaire apostolique de l'Océanie centrale, flatta beaucoup la population, qui, sans distinction de religion, célébra cet événement par des fêtes solennelles. Deux ans plus tard, des fêtes semblables réunissaient les Tongiens, pour célébrer le cinquantième anniversaire d'un autre missionnaire des îles, universellement vénéré, le P. Chevron. Le roi Georges, jadis persécuteur, sut, vers la fin de sa vie, rendre justice aux vertus des catholiques, et son fils, qui lui succéda en 1892, leur accorda, quoique protestant, de nombreux témoignages de bienveillance. En 1902, la mission catholique de Tonga comptait 3.000 fidèles, à peu près la sixième partie de la population totale.

De l'archipel des Navigateurs, malheureusement troublé par de pénibles luttes intestines, Mgr Lamaze pouvait cependant écrire, en 1894 : Je suis étonné qu'au milieu de toutes les épreuves que nous cause la guerre civile, nos œuvres puissent se soutenir. Partout on bâtit de nouvelles églises. J'en ai béni quatre l'an dernier. Actuellement, il y en a sept en construction.

Dans l'archipel Fidji, les missionnaires eurent longtemps à souffrir, comme à Tonga, de la concurrence protestante, et lés chefs indigènes, tout en leur promettant la liberté, ne leur ménagèrent pas les tracasseries et les persécutions. Mais leur zèle persévérant finit par avoir raison de tous ces obstacles. En 1899, le gouverneur des Fidji, quoique protestant, adressait des félicitations publiques aux Sœurs du tiers ordre de Marie ; et la liberté d'enseignement, enfin conquise, permettait dès lors les meilleures espérances aux 30 missionnaires maristes, qui, aidés de 14 frères tertiaires, de 20 religieuses européennes, de 27 sœurs indigènes et de 180 catéchistes, dirigeaient une population de 9.500 catholiques.

A la même époque, la Nouvelle-Zélande comptait environ 20.000 catholiques, dirigés par 20 prêtres de la Société de Marie et par 20 prêtres séculiers, et ceux-ci, profondément touchés des merveilles de générosité de leurs ouailles, auguraient de nouveaux progrès.

Dans la Nouvelle-Calédonie, les prêtres de la mission se divisaient, réglementairement, en trois catégories distinctes : les membres du clergé colonial, les aumôniers des pénitenciers et les missionnaires ; mais, en fait, le clergé colonial étant tout à fait insuffisant, à cause de son petit nombre, les 50 missionnaires, disséminés sur tous les points de la colonie, exerçaient leur ministère auprès des colons catholiques de leur district.

Jusqu'en 1894, Mgr Fraysse, vicaire apostolique de la mission, n'eut qu'à se louer du concours bienveillant qu'il rencontra auprès des gouverneurs de la colonie, les amiraux de Pritzbuër, Obry, Courbet et Pallu de la Barrière, MM. Le Boucher, Nouet, Pardon et Piquié. Les sentiments du gouverneur nommé en 1894, M. Feillet, furent tout autres. Suppression du budget des cultes de la colonie, enquêtes minutieuses et tendancieuses sur les faits et gestes des missionnaires, tracasseries administratives de toutes sortes, publication, aux frais de l'administration coloniale, de brochures injurieuses : aucun genre d'épreuves ne leur fut épargné.

Malgré tout, les fruits de leur apostolat furent consolants. Auprès des déportés, on put constater, dans un intervalle de vingt années, de 1880 à 1900, que, sur 2.988 mourants, 320 seulement moururent sans les secours de la religion. Une œuvre de libérés, fondée à Ti-Ouaka, sous le nom d'asile de Saint-Léonard, en 1889, en avait reçu, en 1903, près de i50, désireux de se réhabiliter par un travail et une vie honorables. L'œuvre reçut même en 1895 des encouragements et des secours de la part du ministre des colonies, M. Guieysse. Une superbe cathédrale put être construite à Nouméa. De nombreuses écoles catholiques élevaient, en 1900, 1.000 enfants de colons et plus de 1.500 enfants indigènes. Le culte était célébré dans plus de 80 églises ou chapelles. La population noire catholique s'élevait au nombre de 11.000 environ. Une société de jeunes gens, l'Association de la jeunesse catholique, y fonctionnait depuis 1895 ; et le journal l'Echo de la France catholique, fondé en 1887, y tenait la population coloniale au courant du mouvement religieux dans tout l'univers.

 

XI

Les missions d'Afrique subirent des vicissitudes pareilles.

De 1876 à 1881, la mission de Madagascar eut beaucoup à souffrir de mesures tracassières prises par le gouvernement hova, à l'instigation de quelques protestants sectaires.

La guerre de 1883-1885, qui aboutit à l'établissement du protectorat français sur la grande île africaine, fit entrer la mission dans une ère nouvelle. Les résidents français, MM. Le Myre de Vilers, Bompard et Larrouy, firent les plus louables efforts pour protéger nos missionnaires contre la persécution de leurs ennemis.

La domination française, établie en 1895, donna enfin, sous le gouvernement de M. Laroche et surtout sous celui du général Galliéni, une liberté plus entière et plus stable. Le 16 janvier 1896, fut créé le vicariat apostolique de Madagascar-Sud ; le 11 juillet 1898, le vicariat apostolique de Madagascar-Nord. En 1902, le premier comptait 20 missionnaires, 12 Filles de la Charité et 6 résidences ; le second, 21 missionnaires, 49 religieuses, 20 églises ou chapelles et 39 écoles.

Quant au continent africain, objet de tant de convoitises de la part des puissances européennes à la fin du XIXe siècle, il fut évangélisé, sous le pontificat de Léon XIII, à la fois par les Pères Blancs, les capucins, les oblats de Marie, les jésuites, les Pères du Saint-Esprit, les Prêtres des missions africaines de Lyon, les missionnaires belges de Scheut, les missionnaires allemands de Steyl, avec un entrain héroïque, qui fut un spectacle des plus réconfortants pour les catholiques

Dans l'Afrique du Nord, les principaux théâtres du zèle apostolique des missionnaires catholiques furent l'Algérie, la Tunisie, le Sahara, l'Egypte, la Régence de Tripoli.

Une grande figure domine l'histoire de l'évangélisation de l'Algérie, de la Tunisie et du Sahara, au cours du dernier quart du xixe siècle, c'est celle du cardinal Lavigerie. A la tête d'un clergé séculier auquel il communique son ardeur, de ses missionnaires d'Afrique et de ses Sœurs missionnaires de Notre-Dame d'Afrique, plus connus sous les noms populaires de Pères Blancs et de Sœurs Blanches, il consacrera toute son activité apostolique à la poursuite d'un grand projet : rendre à l'Eglise d'Afrique son antique splendeur. Quels noms, s'écrie-t-il dans son mandement de prise de possession, quels noms que ceux de Carthage, d'Hippone, d'Utique, de Cirta ! Qu'elle était grande, cette Eglise africaine, avec ses sept cents évêques, ses temples innombrables, ses monastères, ses docteurs ! Son sol fumait du sang des martyrs ; ses conciles devenaient la règle de la sainte discipline, et, tout entière, elle offrait au monde un objet d'admiration et de sainte envie[44].

Or, le moment de réveiller l'Eglise africaine de son long sommeil, de faire refleurir le désert, comme il s'exprime en son langage biblique, lui semble venu. On est à l'heure où les gouvernements européens, non contents des colonies qu'ils possèdent sur le littoral de l'immense continent africain, se concertent pour en pénétrer les profondeurs, pour s'en attribuer ce qu'ils appellent des zones d'influence. Le cardinal Lavigerie n'a pas besoin qu'on lui rappelle que la zone d'influence de l'apostolat catholique n'a pas de limites, mais son attention se porte avant tout sur les régions où l'attirent les souvenirs de l'antiquité chrétienne, de l'antiquité classique et de l'histoire nationale des Français. Ce premier but réalisé, il entrevoit une autre tâche grandiose : relier la grande colonie algérienne aux colonies sahariennes et sénégalaises ; car il ne peut, dit-il, s'empêcher de considérer l'Algérie et le Sénégal comme deux portes que la miséricorde divine a ouvertes, pour tant de peuples, à la vérité et à la charité catholiques.

L'âme de Léon XIII est faite pour comprendre un plan si magnanime. Quatre jours seulement après son élection au souverain pontificat, le Saint-Père, réalisant un projet déjà entré dans les sollicitudes de son prédécesseur, érige, au centre de l'Afrique, au lac Nyanza, au lac Tanganika, à Kabebe, capitale des Etats de Muatamoyo, et à l'extrémité nord du cours du Congo, quatre vicariats apostoliques ; et, aussitôt, les missionnaires du cardinal marchent à l'assaut du continent noir pour en prendre possession au nom de Jésus-Christ.

Dans l'impossibilité de suivre, sur tous les théâtres de leur apostolat, ces hérauts de l'Evangile, contentons-nous de mentionner les événements caractéristiques des missions de l'Algérie, de la Tunisie, du Sahara, du Soudan et des Grands-Lacs.

En Algérie, les missionnaires se trouvaient en présence de l'islamisme, et nous avons eu déjà l'occasion de mentionner les grands obstacles opposés à l'évangélisation des musulmans. D'une part, toute conversion d'un sectateur de Mahomet à la religion chrétienne était punie de mort ; d'autre part, le gouvernement français, sous prétexte de liberté de conscience, s'opposait à toute propagande religieuse, de quelque nature qu'elle fût, auprès des infidèles.

Des Pères de la Compagnie de Jésus avaient cependant obtenu, en 1860, l'autorisation de se fixer en Kabylie, en vue d'y ériger, à Fort-National, une paroisse pour le petit noyau d'Européens que la présence de nos troupes y avait attirés. Le chef de cette mission, le P. Creuzat, véritable apôtre, n'avait pas tardé à obtenir, par le moyen de ses œuvres de charité, une grande popularité parmi les indigènes. Il supplia Mgr Lavigerie d'envoyer à son aide une mission de ses Pères Blancs.

Avec une admirable prévoyance, le Fondateur des Missionnaires d'Afrique traça lui-même la méthode d'évangélisation qui convenait le mieux en terre d'Islam. Une des règles fondamentales qu'il prescrivit pour les débuts, fut de n'engager personne, ni de près ni de loin, à se faire chrétien. Il faut, pour que les conversions soient solides, qu'elles aient lieu en nombre suffisant, afin que les nouveaux chrétiens puissent se soutenir les uns les autres. Ce n'est pas le moment de convertir, c'est le moment de gagner les cœurs. Tout ce que vous ferez en dehors de là perdra l'œuvre, tandis que, le moment venu, tout se détachera comme un fruit mûr et sans secousse pour se donner à vous. Comme moyens, il indiquait à ses missionnaires les bienfaits de la charité, particulièrement le soin des malades et les écoles.

La méthode fut fidèlement appliquée. Peu à peu, les Pères Blancs, comme les jésuites, s'imposèrent à l'admiration des indigènes. Un à un, les préjugés tombaient. A la méfiance succédait la sympathie. Tous les chrétiens seront damnés, disait-on, mais ceux-ci ne le seront pas ; car ce sont de vrais croyants du fond du cœur. — Actuellement, écrit en 1902, un missionnaire de Kabylie, le P. Combes, l'influence des missionnaires est considérable. Il n'est pas une maison où le Père ne soit reçu comme l'ami qui console les affligés, soigne les malades et secourt les nécessiteux. On lui confie les secrets les plus graves[45]. On lui demande sa bénédiction et le secours de ses prières[46].

Quelques conversions d'Arabes se produisirent. On baptisa un certain nombre d'enfants dans les orphelinats. Mgr Lavigerie conçut alors un projet, qui, largement appliqué, aurait, pour le catholicisme et la civilisation, les plus solides résultats : la fondation de villages d'Arabes chrétiens. Les quelques créations de ce genre qui furent faites donnèrent les fruits les plus satisfaisants. Il en sortit des officiers, des médecins, des religieuses, des missionnaires. C'est le seul essai d'assimilation qui ait réussi, disait l'amiral de Gueydon. Cette œuvre, écrivait un général de l'armée d'Afrique, est la plus belle de ce siècle. — C'est un événement historique de premier ordre, déclarait Louis Veuillot. Malheureusement, les crédits supplémentaires demandés au gouvernement par l'archevêque d'Alger lui ayant été refusés, il ne put donner à son œuvre les développements qui lui eussent assuré son plein succès.

En résumé, vers 1900, la mission de Kabylie comptait sept stations ayant chacune une école, 172 catéchumènes et 238 néophytes. Le total des nouveaux chrétiens pour l'Algérie était de 631 néophytes et 262 catéchumènes[47].

Tout en poursuivant ses œuvres d'apostolat en Kabylie, le cardinal Lavigerie[48] ne perdait pas de vue la Tunisie, où, non loin des ruines de l'antique Carthage, la tradition place la mort du roi saint Louis. Une petite chapelle, bâtie en 1839 par le gouvernement de Louis-Philippe, y rappelait ce souvenir.

Vers la fin du pontificat de Pie IX, en 1877, les Pères Blancs avaient déjà fondé, près de la petite chapelle, une école indigène.

Deux ans plus tard, ils créaient à Tunis le collège Saint-Charles. En 1882, ils ouvrirent à Carthage un grand séminaire, qui compta bientôt 20 élèves.

Léon XIII crut devoir récompenser tant d'utiles travaux, en rétablissant canoniquement, par sa bulle Materna Ecclesiæ caritas du 4 novembre 1884, le siège archiépiscopal de Carthage, en y plaçant le zélé cardinal, et en lui conférant la primatie sur toutes les Eglises d'Afrique.

Mais, pendant ce temps, de graves événements politiques s'étaient déroulés en Tunisie. La France, ne pouvant se désintéresser d'un pays où elle avait laissé jadis de grands souvenirs et que son voisinage de l'Algérie prédestinait à tomber sous notre influence, s'autorisant d'ailleurs d'une clause du traité de Berlin, qui, en 1878, avait réservé la Tunisie à l'influence française, prit occasion des incursions et razzias faites par les Kroumirs, pour intervenir à main armée sur le territoire tunisien. Le résultat de l'expédition fut l'établissement, en juin 1885, du protectorat français en Tunisie.

La présence des autorités françaises dans la Régence appelait naturellement la substitution complète des missionnaires français aux missionnaires italiens, qui, jusque-là, avaient eu la principale part dans l'évangélisation du pays. Ces derniers laissaient d'ailleurs les chrétientés dirigées par eux dans un état prospère. Treize stations, neuf églises, plusieurs chapelles, des écoles fréquentées par un millier d'enfants et une population de 18.000 catholiques témoignaient du zèle des fils de saint François venus d'Italie.

Cette prospérité ne fit que grandir sous la direction des Missionnaires d'Afrique. Le grand orphelinat agricole de Saint-Joseph, établi, à 120 kilomètres de Tunis, au milieu d'une plaine autrefois inculte, de nombreux dispensaires, ouvroirs, refuges, établissements scolaires, répartis sur tous les points du territoire, la construction, sur la colline de Byrsa, du scolasticat de la mission, attestèrent bientôt l'activité apostolique des missionnaires français.

En même temps, un savant auxiliaire du cardinal, le R. P. Delattre, par des fouilles habiles, exhumait chaque jour, du sol où elles étaient enfouies, des statues du plus beau style, des orfèvreries d'art et des milliers, d'inscriptions qui en étaient les commentaires. Grâce à ces travaux, l'archevêque de Carthage et d'Alger[49] avait pu réunir dans un musée plus de 100.000 pièces des époques punique, romaine et byzantine, collection précieuse, qui valut au R. P. Delattre les récompenses les plus honorables de l'Institut et la croix de la Légion d'honneur.

 

XII

Dès 1868, Pie IX avait donné à Mgr Lavigerie toute juridiction sur le Sahara et le Soudan, en lui conférant le titre de délégué apostolique pour ces deux régions. Là, comme en Kabylie, les Pères Blancs profitèrent des travaux des Pères de la Compagnie de Jésus, qui les avaient précédés.

L'apostolat y rencontrait des difficultés toutes spéciales. Dans ces immenses déserts de sable jaune, qui constituent le Sahara et dont on a justement comparé l'aspect à celui de l'Océan, parce que, comme sur mer, le souffle capricieux des vents y dessine perpétuellement de longues rides mouvantes, on voit errer, par groupes plus ou moins nombreux, la race nomade des Touareg. Plus au sud, le Soudan est occupé par les Nigritiens. Les uns sont pasteurs, pêcheurs cru même agriculteurs là où le sol le permet ; les autres vivent uniquement de chasse, de cueillette et de parasitisme auprès des tribus agricoles ; tous sont rudimentairement religieux, d'une religion faite surtout de crainte. Ils vivent tous sous des régimes autocratiques, où les procès et les guerres, l'esclavage, les pratiques superstitieuses, les sacrifices humains, les infanticides légaux, l'anthropophagie même sévissent avec plus ou moins d'intensité[50].

Les premières tentatives d'établissement dans le Sahara ne furent pas heureuses. En moins de dix ans, de 1872 à 1881, dix Pères Blancs avaient été massacrés par les indigènes. On put cependant établir des stations dans les oasis avancées, et, peu à peu, les missionnaires, par leurs œuvres de charité, désarmèrent l'hostilité des tribus les plus farouches. Vers 1900, on vit celles-ci prendre l'habitude, en quittant leur hivernage de trois ou quatre mois dans l'oasis pour reprendre leurs courses aventurières, de confier leurs enfants, non plus à la zaouïa musulmane, mais à la station de la mission ; et plusieurs de ces petits pensionnaires, grâce à l'éducation morale et intellectuelle qu'ils reçurent des Pères Blancs, furent ainsi préparés à occuper plus tard, avec honneur et pour le plus grand bien de la civilisation, les postes les plus importants de leurs tribus.

Jusqu'en 1880, le Soudan avait été évangélisé par les prêtres du séminaire africain de Vérone, sous la direction de Mgr Comboni, nommé en 1877 vicaire apostolique. En 1880, la mission comptait sept stations, pourvues de nombreuses chapelles, écoles, orphelinats et dispensaires. Un orage effroyable allait malheureusement tout emporter, détruire en quelques semaines les résultats de longues années de patience et de labeur.

La grande plaie du Soudan était, depuis longtemps, la traite des nègres. Devenus les maîtres du pays sous le titre d'officiers égyptiens, les négriers, écrit Elisée Reclus, faisaient ouvertement le trafic de chair humaine. Les villages se dépeuplaient. De chaque zérida des marchands arabes, partaient régulièrement des convois de malheureux se dirigeant vers le Nil, liés par paires, au moyen de fourches et d'anneaux, passant au corps de l'esclave et se rattachant à la monture du maître. Encore de nos jours, les routes suivies par les convois se reconnaissent aux ossements humains épars le long des sentiers.

Or, en 1881, à la suite de la révolte d'Arabi-Pacha, les Anglais, devenus en fait, sinon en droit, les maîtres de l'Egypte, imposèrent au Khédive l'abolition de la traite au Soudan.

Mais une pareille mesure privait un grand nombre de fonctionnaires égyptiens des profits considérables qu'ils tiraient de la traite. Ceux-ci s'unirent aux Arabes pour fomenter dans le pays une sourde agitation. Un soi-disant prophète, comme il en apparaît souvent dans ces pays, profita du trouble pour soulever les foules contre le prétendu joug des chrétiens, réussit à lever une armée, qui l'acclama sous le nom de Mahdi, et entreprit de fonder, en plein Soudan, un grand empire musulman, indépendant des nations européennes.

Secondé par le fanatisme populaire, habilement excité par lui, le Mahdi eut d'abord des succès foudroyants. De 1881 à 1883, il taillait en pièces trois armées égyptiennes, et ralliait à sa cause tout le pays, jusqu'à Khartoum, où il cernait le gouverneur général du Soudan, Gordon-Pacha.

L'empire musulman du Soudan fut éphémère ; mais il eut pour résultat la ruine presque complète de la mission catholique. Deux missionnaires, un clerc, trois Frères coadjuteurs et huit religieuses, tombés entre les mains du Mahdi, subirent une longue et dure captivité ; les autres ne réussirent qu'à grand'peine à échapper à la mort, et durent abandonner toutes leurs œuvres. De tous leurs établissements, chapelles, écoles, orphelinats, résidences, il ne restait que des ruines ; et la sourde fermentation qui survivait à la victoire des armées anglaises ne permettait pas de reprendre aussitôt l'œuvre si malheureusement interrompue.

En 1894, la prise de Tombouctou, au nom de la France, par la colonne du lieutenant-colonel Bonnier, parut aux Pères Blancs une occasion favorable de pénétrer dans le Soudan. Deux stations, l'une à Tombouctou, l'autre à Ségou, furent aussitôt fondées. Moins de six ans plus tard, on en comptait huit. Sous la direction d'un intrépide vicaire apostolique, Mgr Hacquard, s'ouvrirent de nombreuses écoles, où vinrent s'instruire les enfants des meilleures familles et même de plusieurs des chefs du pays. L'élan est donné, écrivait en 1902 un missionnaire[51], et tout fait prévoir ici de beaux triomphes pour l'Eglise.

En brisant l'effort des troupes du Mahdi, l'Angleterre les avait refoulées dans l'Afrique centrale, vers la région des Grands-Lacs. C'était assurer la tranquillité de l'Egypte, mais c'était risquer de voir se renouveler dans ces contrées une tentative semblable : la constitution d'un grand Etat musulman, largement ouvert à l'odieux commerce des esclavagistes. Ce fut le résultat qui, malheureusement, se produisit peu de temps après. Mais nous n'avons à nous occuper ici que de l'histoire des missions catholiques.

 

XIII

La pénétration des missionnaires catholiques dans la région des Grands-Lacs date de l'année 1878. Au mois de février de cette année, Pie IX avait érigé dans l'Afrique équatoriale et confié aux missionnaires du cardinal Lavigerie les deux missions du Victoria-Nyanza et du Tanganika. Dès les premiers jours de son pontificat, Léon XIII en institua trois autres : celles du Congo supérieur, du Nyassa et de l'Ounyanembé.

Partout, les dévoués missionnaires, à force de charité et de dévouement, parvinrent à fonder des chrétientés florissantes. Le nombre et la qualité des conversions dépassèrent même toutes leurs espérances. Nulle part cependant les épreuves ne leur furent épargnées. Celles qu'eut à subir la chrétienté de l'Ouganda furent particulièrement terribles. Mais l'héroïsme qu'elles suscitèrent parmi les nouveaux chrétiens, rappela les traits les plus admirables des martyrs des premiers siècles.

Le royaume de l'Ouganda, situé au nord du lac Victoria-Nyanza, comptait, avec les pays tributaires, de douze à quinze millions d'habitants.

Au moment où les premiers ouvriers évangéliques parvinrent sur son territoire, conduits par les Pères Livinhac et Lourdel, il était gouverné par le roi Mtésa, prince intelligent, dont Stanley avait espéré un moment faire le Constantin noir de l'Afrique, mais qui devait bien mal répondre à cet espoir. Les missionnaires, favorablement accueillis par le souverain, se trouvèrent en présence d'une population sociable, courtoise, d'une intelligence toujours en éveil, ne se lassant pas d'interroger les étrangers sur l'Europe, sur les merveilles de la civilisation et sur les problèmes religieux. On se croirait, disaient-ils, en présence d'un peuple de race gauloise.

Malheureusement, le pays était, depuis une vingtaine d'années, de plus en plus envahi par des Arabes, venus là pour se livrer à la traite des esclaves. Voyant dans les nouveaux venus les ennemis de leur odieux commerce, ils ne négligèrent rien pour les perdre dans l'esprit du roi. Exploitant avec habileté certaines déclarations des gouvernements d'Europe, les visées de tels et tels explorateurs, ils parvinrent à persuader au roi Mtésa qu'il n'avait pas de plus dangereux ennemis que les missionnaires d'Europe et que le salut de son empire était dans l'alliance avec les Arabes et l'adhésion à la religion de Mahomet. Les succès du Mahdi au Soudan ne contribuèrent pas peu à surexciter l'ambition du monarque. En 1883, il déclara l'Islam religion d'Etat et prétendit obliger tous les chrétiens de sa garde à se rendre avec lui à la mosquée.

La mort de Mtésa, arrivée sur ces entrefaites, en cette même année 1883, et son remplacement par son fils Mouanga, qui paraissait animé de dispositions favorables aux chrétiens, rendit l'espoir au/c missionnaires.

Mais, comme son père, Mouanga fut bientôt en butte aux suggestions des Arabes trafiquants d'esclaves, qui entretenaient en lui l'inquiétude d'une agression européenne. Les annexions anglaises et allemandes, qui eurent lieu, en octobre 1883, sur la côte orientale d'Afrique, lui furent montrées comme la menace d'un péril prochain. Se retournant, comme son père, contre les chrétiens de son entourage, Mouanga fit mettre à mort le chef de ses pages et son conseiller le plus intime, Joseph Mkaça, et un de ses principaux gardes du corps. Quelques jours après, dans un accès de fureur, il perçait de sa lance un chrétien qu'il avait surpris à instruire l'un de ses compagnons. Ces trois premiers martyrs édifièrent leurs bourreaux eux-mêmes par la grandeur d'âme avec laquelle ils offrirent leur vie à Dieu pour le salut de leur pays.

Mais laissons la parole à un missionnaire :

Le 16 novembre, le roi passe la revue de ses pages : Que ceux qui ne prient pas avec les Blancs passent de ce côté. Trois pages seulement obéissent. Ils sont païens. Je vais vous faire mourir, dit le monarque aux autres. — Maître, nous sommes prêts. Déconcerté, Mouanga remet l'exécution à plus tard.

Pendant les nuits suivantes, les catéchumènes qui ont à peu près fini leur temps de probation viennent demander le baptême. Il y en a jusqu'à io5 en une semaine. D'autres viennent recevoir le pain des forts, pour se préparer au supplice du lendemain.

Le 26, on conduit les jeunes pages, au nombre d'une trentaine, sur une colline, où sont amassés des roseaux secs. Les bourreaux en enveloppent, à pleines brassées, le corps de chacune des victimes, et placent les uns à côté des autres ces fagots vivants. On y met le feu du côté des pieds, dans l'espoir qu'aux premières atteintes de la flamme les enfants demanderont grâce. Il n'en est rien, et la voix des jeunes martyrs s'éteint dans de pieux cantiques[52].

D'autres exécutions succèdent à ces premiers supplices. En peu de temps, plus de cent chrétiens sont immolés par les ordres du terrible Mouanga. Mais la force d'âme dont ils témoignent fait l'admiration des païens.

A partir de 1887, la persécution devient générale. Elle a pourtant des intermittences. Pendant vingt ans, les épreuves et les consolations, les martyres et les conversions, se succèdent et s'entremêlent.

Finalement, ce sont les consolations et les conversions qui l'emportent ; et le missionnaire que nous avons cité peut, à la veille de la mort de Léon XIII, vers 1902, terminer sa relation sur la chrétienté de l'Ouganda par les lignes suivantes : Née dans le sang des martyrs, aguerrie par vingt années de persécutions sanglantes ou sournoises, la jeune Eglise de l'Ouganda est douée d'une vitalité extraordinaire, peut-être unique au monde. L'esprit de prosélytisme et l'intensité de vie surnaturelle qui s'y manifestent semblent transporter le missionnaire aux plus beaux temps de la primitive église. Ces chrétiens ne sont que d'hier, et déjà ils sont partout. Leur prestige supplée au nombre. Tout au plus 200.000, ils inspirent le respect à deux millions de païens. Si aucun obstacle ne survient, 10.000 baptêmes par an leur assurent l'avenir. Les jours du paganisme sont donc comptés, et, avant la fin du nouveau siècle, il y aura, au centre de l'Afrique, un royaume très chrétien[53].

 

XIV

L'Afrique orientale, l'Afrique méridionale et l'Afrique occidentale reçurent aussi de nombreux missionnaires et furent les théâtres de grands développements du catholicisme, mais dans des conditions assez différentes. Les prédicateurs de la foi s'y trouvèrent en contact plus étroit avec les colons européens, qui furent pour eux à la fois un secours et un obstacle : un secours, par les services que leur rendirent souvent les consuls, résidents et représentants divers des gouvernements d'Europe ; un obstacle, par le spectacle trop fréquent de mœurs peu évangéliques, que donnèrent aux païens et aux néophytes des étrangers n'ayant de catholique que le nom.

Les missions de la côte orientale comprenaient trois groupes bien distincts ; au nord, les missions d'Abyssinie, confiées aux lazaristes ; au centre, les missions du Zanguebar, dirigées par les bénédictins de Bavière et les Pères du Saint-Esprit ; au sud, les missions du Zambèze, desservies par les jésuites, et la prélature du Mozambique, occupée par le clergé colonial portugais.

En Abyssinie, la propagation de la religion catholique fut favorisée par l'arrivée au pouvoir, en 1889, du roi Ménélik II, appartenant à la secte la plus rapprochée du dogme catholique et ami sincère du vicaire apostolique, Mgr Massaïa. Mais les guerres qui se poursuivirent, avec des vicissitudes diverses, de 1885 à 1896, apportèrent quelques troubles dans la mission. Les Italiens, après leur établissement définitif dans la colonie d'Erythrée, substituèrent aux missionnaires français des missionnaires de leur nation. Un décret du souverain pontife, du 13 septembre 1895, érigea la préfecture apostolique d'Erythrée et la confia aux pères capucins de Rome.

 Au Zanguebar, les missionnaires eurent à lutter contre les difficultés du climat, qui causa la mort d'un grand nombre d'entre eux. Les événements politiques qui accompagnèrent et suivirent la conférence de Berlin, compromirent aussi, pour quelque temps, la prospérité de la mission. A la suite de l'acte qui partageait entre l'Allemagne et l'Angleterre la majeure partie du pays, et instituait en leur faveur une sorte de protectorat sur le reste, des soulèvements se produisirent, en 1888 et 1889, qui aboutirent à la ruine presque complète des missions bénédictines allemandes dans le Zanguebar méridional. Mais le zèle persévérant des missionnaires est venu, depuis, réparer ces pertes.

Au Zambèze, l'apostolat catholique rencontrait les plus grands obstacles. Evidemment, écrivait, en 1895, un missionnaire, il n'y a rien à faire, pour le moment, auprès de ces tyranneaux noirs, qui ne voient dans tout Européen qu'une proie à exploiter. En attendant que les nations chrétiennes aient étendu leur protectorat sur toute la contrée et rendu au pays un peu de sécurité, les missionnaires, sans se laisser décourager par tant d'insuccès, se sont mis à faire le siège de leur difficile mission, en l'entourant d'une ceinture de postes avancés[54]. La situation fut bien meilleure au Congo, grâce à la clause que Léon XIII fit insérer, en 1885, sur la demande du représentant de la France, dans les actes de la conférence de Berlin, Il y fut stipulé que les gouvernements assureraient, dans leurs colonies respectives du Congo, la protection des missionnaires et la liberté de conscience des néophytes.

Les missions de l'Afrique méridionale comprenaient : 1° les trois vicariats apostoliques de la colonie du Cap, desservis par des prêtres séculiers de langue anglaise ; 2° la préfecture du Fleuve Orange, confiée aux Oblats de Saint-François-de-Sales, de Troyes ; 3° les préfectures du Basutoland et du Transvaal, les vicariats de l'Etat libre d'Orange et du Natal, qu'évangélisaient les Oblats de Marie.

Dans l'Afrique orientale, Léon XIII eut plusieurs fois à intervenir pour y organiser les missions à mesure qu'elles prenaient des développements plus considérables. Les érections de la préfecture du Sénégal et du vicariat apostolique de la Côte d'Or en 1879, de la préfecture du Dahomey en 1882, de celle de Fernando-Po en 1883, de celle du Haut-Niger en 1884, du vicariat apostolique du Congo français en 1886, de la préfecture du Bas-Niger en 1889, de celle de l'Oubangui en 1890, de celle de la Guinée française en 1897, marquent les principales étapes de la propagation de la foi dans cette région jusqu'à la fin du siècle.

Les moyens employés, là comme ailleurs, furent le soin des malades, l'éducation des enfants et des jeunes gens, les encouragements au travail. En donner le détail, serait nous répéter. Quant aux résultats, ils ont été constatés par les observateurs les plus impartiaux. Je suis un peu mécréant, écrivait un rédacteur du Journal de Bruxelles[55], mais je ne pense pas qu'il y ait de puissance plus apte à la civilisation en Afrique que celle des missionnaires. Il faut opposer la Croix à la marche envahissante de l'Islam. Là seulement est le salut.

Quant aux missionnaires, un viril optimisme, fondé sur leur confiance en Dieu, les anime plus que jamais. A tout prendre, écrivait en 1902 l'un de leurs chefs, cette évangélisation de l'Afrique a marché vite. Seuls pendant longtemps, au Sénégal, au Gabon, au Congo, au Zanguebar, les Pères du Saint-Esprit ont perdu 612 des leurs à l'assaut de ce grand continent, morts de fièvres, de dysenterie, d'anémie et de misère, noyés dans les mers ou les fleuves, tués par les indigènes, dévorés par les fauves. Mais sur ces cadavres héroïques, leurs confrères ont passé, les brèches se sont ouvertes, d'autres missionnaires sont venus, et tous ensemble, espérons-le, arriveront à conquérir l'Afrique à Dieu et à son Christ avant que soit achevé le XXe siècle ![56]

 

XV

En 1892, à l'occasion des fêtes célébrées pour le quatrième centenaire de la découverte du Nouveau Monde, un archevêque des Etats-Unis, Mgr Ireland, exprimait, à l'égard de l'Amérique, de pareilles espérances : La tâche du dix-neuvième siècle, disait-il, a consisté à planter l'Eglise catholique aux Etats-Unis ; la tâche du vingtième siècle sera de rendre catholique tout le peuple américain.

Ces espérances visaient les Etats-Unis, le Canada, les Etats de l'Amérique du centre et de l'Amérique du Sud.

Léon XIII ne se fit jamais d'illusion sur les réels dangers qui menaçaient l'Eglise des Etats-Unis. Il ne ferma jamais les yeux, ni sur l'esprit d'indépendance inné dans l'âme de tout Américain, ni sur les rivalités des éléments de nationalités diverses, prêts à troubler l'ordre et l'harmonie dans l'Eglise comme dans l'Etat. Mais l'attitude de neutralité bienveillante gardée par les pouvoirs publics à l'égard du catholicisme, la liberté laissée au clergé et aux fidèles de s'organiser et de se gouverner suivant leurs propres lois, lui paraissaient constituer un état de choses favorable aux intérêts religieux, bien plus favorable que la situation faite à l'Eglise par la plupart des Etats de la vieille Europe. Le regard de Léon XIII se portait avec complaisance vers l'avenir, et il lui semblait que les forces immenses dont disposait le jeune peuple américain pouvaient être, pour la propagande de la vraie civilisation, des instruments d'une puissance incalculable.

Ces sentiments du pontife se révélèrent particulièrement à l'occasion des fêtes de son jubilé sacerdotal. Le Président Cleveland lui avait fait remettre, par une députation spéciale, un exemplaire richement relié de la Constitution des Etats-Unis. Le Saint-Père répondit : L'archevêque de Philadelphie m'assure que l'on jouit chez vous de la liberté dans le vrai sens du mot, garantie qu'elle est par cette Constitution, dont vous m'avez donné un exemplaire. Chez vous la religion est libre d'étendre toujours davantage les limites du christianisme, et l'Eglise de développer sa bienfaisante action. Votre pays a devant lui un avenir plein d'espérance, votre gouvernement est fort, et le caractère de votre président excite ma plus vive admiration.

L'histoire de l'Eglise catholique aux Etats-Unis, de 1878 à 1903, est marquée par neuf principaux incidents : le concile national de Baltimore tenu en 1884, la controverse soulevée en 1891 à l'occasion de la fréquentation des écoles neutres, celle que suscita l'année suivante la question de l'évangélisation des émigrants, la célébration, en cette même année 1892, du quatrième centenaire de la découverte de l'Amérique, l'établissement en 1893 d'une délégation apostolique permanente aux Etats-Unis, l'encyclique Longinqua Oceani publiée en janvier 1895, le parlement des religions tenu en septembre 1895, la lettre apostolique Testem benevolentiæ sur l'américanisme parue en 1899, et enfin la lettre aux évêques des Etats-Unis du 15 août 1902 sur les progrès de l'Eglise dans ce pays.

Deux fois déjà, en 1852 et en 1866, l'épiscopat des Etats-Unis s'était assemblé en concile national à Baltimore. Léon XIII pensa que les développements prodigieux pris par l'Eglise des Etats-Unis depuis 1866 exigeaient impérieusement la réunion d'un troisième concile. En 1883, il manda à Rome les évêques américains, pour préparer avec eux le programme de leur troisième assemblée, et désigna pour la présider l'archevêque de Baltimore, Mgr Gibbons, qui reçut, à cette occasion, le titre et les pouvoirs de délégué apostolique. Soixante-quinze archevêques ou évêques, six abbés mitrés, trente-deux supérieurs d'ordres religieux, onze supérieurs de séminaires et plus de cent théologiens formèrent ces solennelles assises de l'Eglise d'Amérique. De cette imposante assemblée sortit une législation ecclésiastique complète, dont le mérite incontestable fut son admirable adaptation aux circonstances de temps et de pays. Les questions les plus importantes sur lesquelles elle porta furent : les relations du clergé avec l'épiscopat, les droits des métropolitains, la propriété ecclésiastique, les ordres religieux, l'éducation du clergé, les séminaires et les écoles, le ministère sacerdotal, la procédure ecclésiastique et les causes matrimoniales[57].

Un des points sur lesquels les Pères du concile insistèrent le plus, fut la nécessité de fonder en Amérique des écoles catholiques dans toutes les paroisses qui n'en possédaient pas encore, et cela dans le délai de deux ans.

La sagesse et l'opportunité de cette prescription furent comprises par l'ensemble des fidèles, qui ne reculèrent devant aucun sacrifice pour organiser aussi parfaitement que possible l'enseignement primaire catholique.

Or, en 1891, l'étonnement fut grand, quand on apprit que Mgr Ireland, archevêque de Saint-Paul, dans le Minnesota, venait de passer, avec les autorités civiles, un contrat en vertu duquel l'école devait être dirigée pendant le temps des classes, d'après les lois et les règlements du School board[58]. Des attaques d'une vivacité extrême furent dirigées, à ce propos, contre le prélat, qu'on accusa de fouler aux pieds les décrets de Baltimore, de sacrifier les principes les plus fondamentaux du dogme et de la discipline et de compromettre à tout jamais les intérêts de l'Eglise les plus sacrés. L'évêque de Saint-Paul fit observer qu'il n'entendait nullement trancher une question de principe, mais simplement régler une situation de fait d'une nature particulière. Les ressources de son diocèse ne lu permettant pas de subvenir à l'entretien de nombreuses écoles, il avait abandonné à l'administration civile la direction de ses établissements scolaires, mais en s'assurant que la neutralité officielle de ces écoles serait bienveillante au catholicisme. De fait, on y conservait comme instituteurs des congréganistes, et, si les règlements y interdisaient les emblèmes religieux, ceux-ci y étaient demeurés à titre d'objets d'art et y étaient vénérés comme auparavant par les jeunes élèves.

Le 21 avril 1892, la Congrégation de la Propagande essaya de mettre fin aux vives polémiques soulevées à ce sujet, en déclarant que, les décrets des conciles de Baltimore sur les écoles subsistant dans toute leur force, la convention conclue par le R. P. archevêque Ireland pouvait, toutes les circonstances étant pesées, être tolérée. Mais, quand cette décision arriva, la controverse, débordant le fait particulier qui l'avait fait naître, s'était portée sur la question générale des compétences respectives de l'Eglise et de l'Etat en matière d'enseignement. Une longue discussion, engagée sur ce point par le Dr Bouquillon, professeur à l'université de Washington, et la revue romaine la Civiltà cattolica, nécessita plusieurs autres interventions de l'autorité : entre autres, une déclaration de Mgr Satolli, délégué du Saint-Siège, des résolutions votées le 18 novembre 1892 par une réunion des archevêques américains tenue à New-York, et une lettre adressée le 31 mai 1893 parle Saint-Père lui-même au cardinal Gibbons. Sans condamner tout à fait les écoles publiques, disait Léon XTII, car il est des cas où il peut être permis de les fréquenter, des efforts doivent être faits pour la création d'écoles catholiques de plus en plus nombreuses.

 

XVI

Au moment où la question scolaire agitait le plus violemment les esprits en Amérique, une autre polémique non moins brûlante les divisait en deux camps vivement opposés. Elle s'était élevée au sujet des soins religieux à donner aux émigrés des diverses nations européennes de race non anglaise qui affluaient chaque année aux Etats-Unis.

La question fut soulevée par une association instituée en 1868 en Allemagne, et qui s'était propagée depuis chez d'autres peuples du continent européen, en vue de protéger l'émigration européenne, l'Œuvre de l'archange Raphaël. Fière du rang et de la force qu'elle s'attribuait parmi les autres nations, confiante en l'avenir auquel elle se croyait destinée, l'Allemagne ne pouvait se résoudre à voir ses émigrants soumis à la direction d'un clergé qu'elle jugeait inférieur. Elle prétendait assurer à ses nationaux fixés en Amérique des paroisses distinctes, dirigées par des prêtres allemands, parlant la langue allemande et veillant sur la conservation des traditions et des coutumes allemandes. En 1890 et en 1891, diverses démarches avaient été faites à Rome, soit pour obtenir, dans les centres allemands, des évêques, ou, à défaut d'évêques, des grands vicaires de race germanique, soit pour avoir à Rome, dans le Sacré-Collège, un Protecteur particulier[59].

L'épiscopat américain avait toujours repoussé de pareilles demandes, les estimant injurieuses pour son clergé, pensant d'ailleurs que la loi de l'émigration devait être la tendance à l'assimilation, et non la constitution d'un peuple au milieu d'un autre peuple, qui aboutirait à l'établissement d'un Etat dans l'Etat.

Mais, dans une pétition adressée au pape, et dans un long mémoire à l'appui daté de février 1891, puis dans un second mémoire daté de juin 1891, les Allemands, entraînant à leur suite les Autrichiens, les Italiens et les Belges, renouvelèrent leurs exigences, les précisèrent, et alléguèrent, pour les justifier, de prétendus griefs.

Le patriotisme américain se montra violemment choqué de ces prétentions, de ces insistances, de leur ton impérieux, et, s'exaltant lui même au delà de la juste mesure, suggéra aux citoyens de la grande République des répliques, des invectives où la justice ne fut pas moins violée que la charité.

Une lettre du cardinal Rampolla, déclarant qu'il n'était ni nécessaire ni opportun de procurer à chaque groupe d'immigrants un évêque de sa nationalité, et engageant en même temps l'épiscopat américain à ne pas favoriser un mouvement occasionné par une crainte sans fondement, visait justement les excès commis de part et d'autre. Mais les esprits étaient encore trop échauffés pour accepter sans murmure cette double leçon. La polémique continua. La paix ne fut définitivement établie qu'après une intervention du cardinal Ledochowski, préfet de la Propagande, lequel, dans une lettre du 15 mai 1892, séparant nettement deux questions, abusivement mêlées dans les controverses, déclara 1° que le Saint-Père approuvait. de tout son cœur le zèle des associations qui, telles que celle de Saint-Raphaël, travaillaient à assurer aux immigrants les soins spirituels donnés dans leur propre langue, mais que 2° poser en principe que chaque groupe aurait le droit d'avoir un évêque de sa propre nationalité serait une prétention susceptible d'entraver grandement l'organisation de la hiérarchie, et d'ailleurs en opposition avec les règles établies par l'épiscopat américain dans les conciles de Baltimore.

Un grand événement, fait pour réunir tous les citoyens américains et tous leurs hôtes dans un sentiment unanime, vint heureusement contribuer, en cette année 1892, à l'apaisement des esprits. Nous voulons parler des fêtes célébrées en l'honneur de la découverte de l'Amérique par Christophe Colomb. Léon XIII voulut prendre une part personnelle à l'exposition organisée à cette occasion dans la ville de Chicago, par l'envoi de plusieurs dons précieux, délégua, pour le représenter aux fêtes officielles, Mgr Satolli, archevêque de Lépante, et manifesta son projet d'établir à Washington, pour rendre en quelque sorte perpétuelle sa présence au milieu de ses enfants d'Amérique, une délégation apostolique perpétuelle.

Au commencement de l'année suivante, ce projet fut réalisé ; et le premier titulaire de la nouvelle institution fut Mgr Satolli, le futur cardinal, dont la mission temporaire fut transformée en mission permanente, celle-ci n'ayant d'ailleurs aucun caractère diplomatique, mais constituant seulement comme le couronnement de la hiérarchie catholique aux Etats-Unis.

Deux ans plus tard, le 6 janvier 1895, Léon XIII voulut manifester d'une façon tout à fait solennelle le grand intérêt qu'il portait à l'Eglise des Etats-Unis par l'envoi d'une encyclique spéciale, l'encyclique Longinqua Oceani. Comparant poétiquement les navires de Colomb à l'arche de Noé, qui contenait l'espoir du genre humain, et admirant les voies de la Providence, qui avait permis de préposer à l'Eglise d'Amérique son premier évêque au moment même où le suffrage populaire portait au gouvernement le grand Washington, le Saint-Père recommandait chaudement à l'épiscopat américain et aux fidèles la charité fraternelle, le respect de la hiérarchie, le progrès des études, la sage organisation de sociétés ouvrières et l'obéissance aux lois de la République.

Cette parole du chef de l'Eglise catholique eut un grand retentissement. Le New-York Sun déclara que diverses parties de cette lettre seraient lues avec une égale avidité et un égal plaisir par les catholiques et par les protestants. Dans le Baltimore Sun, un évêque protestant l'appela un document débordant de splendeur. Le New-York Herald fit entendre à peu près la même note.

De 1897 à 1899, les débats sur l'américanisme, dont nous avons parlé plus haut, vinrent momentanément troubler la paix de l'Eglise des Etats-Unis ; mais nous avons vu comment la Lettre apostolique Testem benevolentiæ, du 22 janvier 1899, ramena la concorde en Amérique aussi bien qu'en Europe, et, avec la concorde, la continuation des progrès de la jeune Eglise d'outre-mer. Quelques mois avant sa mort, le 15 août 1902, Léon XIII eut la joie d'écrire à l'épiscopat américain : Si, dès le commencement de Notre suprême apostolat, Nous avons été ému d'une grande joie en considérant la situation de votre pays, maintenant que Nous avons exercé pendant plus de vingt-quatre années ce ministère, Nous devons reconnaître qu'à aucun moment cette joie ne s'est flétrie, mais qu'au contraire elle s'est accrue, de jour en jour, à cause des glorieux progrès de la foi catholique parmi vous.

En effet, l'Eglise des Etats-Unis qui, en 1876, comptait, sur une population totale de 44.060.000 habitants, 7.067.000 fidèles, dirigés par 5.054 prêtres et 66 évêques ou archevêques, comptait, en 1900, sur une population totale de 72.000.000 d'habitants, 10.129.677 catholiques, soumis à 11.636 prêtres et à un épiscopat de 93 membres. Le nombre de ses institutions charitables s'était élevé de 310 à 1078 ; celui de ses églises, de 5.527 à 10.339, et celui de ses séminaires, séculiers ou réguliers, de 36 à 109.

 

XVII

Au moment où Léon XIII était près de quitter ce monde, l'Eglise du Canada ne lui offrait pas un spectacle moins consolant. Là-bas s'épanouissait une forte race, celle des Canadiens français, aussi fidèles à leur foi qu'à leurs coutumes nationales. Avec son étonnante fécondité familiale, suite de ses convictions religieuses, elle faisait fleurir à la fois sa puissance temporelle et la religion catholique. L'épiscopat canadien, imbu des traditions les plus pures, guidait d'une main ferme les catholiques dans les voies de l'orthodoxie.

Aussi n'y eut-il pas lieu de s'étonner, lorsque, en 1890, l'introduction d'écoles publiques non-confessionnelles dans la province du Manitoba suscita la plus vive opposition. L'épiscopat canadien condamna la loi scolaire comme contraire aux droits des catholiques. Quelques députés et sénateurs protestèrent, en 1896, auprès de Léon XIII contre l'attitude des évêques, qu'ils jugeaient nuisible au point de vue politique. Le Saint-Père envoya, en qualité de délégué apostolique, Mgr Merry del Val, alors camérier secret participant, au Canada, avec mission d'étudier sur les lieux l'état des choses ; et, le 24 décembre 1897, trancha la question scolaire par son encyclique Affari vos.

Les gloires catholiques du Canada y étaient rappelées en termes pleins de grandeur ; mais le pape y condamnait l'action des législateurs du Manitoba, qui s'étaient permis de violer le droit reconnu par les lois du Canada aux enfants catholiques d'être élevés suivant les prescriptions de leur conscience. L'encyclique fut bien accueillie. Le premier ministre, Sir Wilfrid Laurier, s'en déclara satisfait, et la qualifia de message de paix. Mgr Bruchesi, devenu archevêque de Montréal, contribua beaucoup à amener la pacification, en obtenant de nouvelles modifications pratiques dans le régime scolaire du Manitoba[60].

Entre temps, Léon XIII avait créé et Canada plusieurs évêchés et archevêchés, et, pour couronner une hiérarchie si nombreuse et si méritante, pour honorer l'Eglise canadienne, si attachée au Saint-Siège, avait ouvert les portes du Sacré-Collège à l'archevêque de Québec, devenu le cardinal Taschereau.

 

XVIII

Pendant que l'Amérique du Nord avait une si large part aux préoccupations de Léon XIII, l'Amérique du Sud n'était pas pour lui l'objet de moindres sollicitudes. Là-bas aussi, il y avait comme un nouveau monde en formation, et, bien que le progrès sous toutes ses formes n'y eût pas fait les mêmes pas de géant qu'aux Etats-Unis, l'on pouvait néanmoins prévoir le moment où les Républiques sud-américaines, délivrées du mal chronique des révolutions périodiques, acquerraient une puissance proportionnée aux vastes étendues de territoire qu'elles occupaient. Du point de vue catholique, l'Amérique du Sud possédait un avantage, c'est que les peuples qui la composaient appartenaient à l'Église, et que la majorité des émigrants qui s'y établissaient, professait également le culte catholique. Il faut convenir toutefois que, presque partout, les institutions religieuses y étaient dans une lamentable décadence. La fondation du collège Pio-latin-américain de Rome par Pie IX, en infusant au clergé sud-américain un sang nouveau, avait déjà réalisé un bien immense. Léon XIII résolut de donner une nouvelle impulsion au travail de réforme, en convoquant un concile de toutes les Eglises de l'Amérique du Sud.

Pendant plusieurs années une commission romaine, au sein de laquelle se distinguait un docte capucin, le P. Joseph Calasauz de Llevaneras, travailla dans le silence à- un projet de législation, qui ne contint pas moins de mille articles. Ce projet, soumis aux évêques de l'Amérique latine, fut modifié dans le sens de leurs observations, et fournit ainsi une base précise aux délibérations de l'assemblée[61].

Le concile se tint à Rome, dans le collège Pio-latin-américain, du 28 mai au 9 juillet 1899. Douze archevêques et quarante et un évêques y prirent part. Les archevêques furent successivement désignés par le souverain pontife pour diriger, à tour de rôle, les délibérations ; et, à partir du 17 juin, le P. de Llevaneras, ayant été promu cardinal sous son nom de famille de Vivés y Tuto, assista aux séances comme président d'honneur.

Léon XIII approuva les actes du concile le 1er janvier 1900. Les décrets conciliaires eurent pour objet les plus importantes questions du dogme et de la discipline. Ils comprirent seize titres, subdivisés en chapitres et en articles. Ils s'inspirèrent du concile de Trente, du concile du Vatican, des décisions des papes et des congrégations romaines, et des conciles provinciaux tenus précédemment en Amérique[62].

Ce concile plénier de 1899 fut le grand événement de l'Amérique latine sous le pontificat de Léon XIII, et le point de départ d'une vraie restauration religieuse. Toutefois, après comme avant cet événement, le Saint-Père dut intervenir plusieurs fois, personnellement ou par l'intermédiaire des congrégations romaines, soit pour assurer les progrès acquis dans chaque Eglise, soit pour remédier à des abus, soit afin de pourvoir à des nécessités urgentes[63].

Ainsi, les Etats-Unis de Colombie s'étant donné, en 1886, une nouvelle Constitution sous le nom de République de Colombie, Léon XIII dut négocier, en 1887, avec cet Etat, une convention réglant ses rapports avec l'Eglise, convention complétée en 1893 par un acte additionnel.

Dans la République Argentine, qui comptait un archevêché et sept évêchés, le pape jugea opportun, en 1897, de créer trois nouveaux sièges, ceux de La Plata, de Santa-Fé et de Tucuman. Il y eut d'ailleurs entre le Saint-Siège et le gouvernement argentin, sinon un concordat formel, du moins un accord verbal, implicitement reconnu par la Lettre apostolique du 15 février 1897, instituant les trois évêchés nouveaux.

En Patagonie, le développement de la chrétienté avait déjà décidé Léon XIII à ériger, en novembre 1883, un vicariat et une préfecture apostoliques, confiés aux religieux salésiens de Don Bosco.

Des progrès semblables dans l'Uruguay amenèrent le Saint-Siège, d'accord avec le gouvernement, à décider en principe, par acte du 19 avril 1897, l'érection de deux nouveaux sièges, suffragants de l'archevêché de Montevideo.

Au Paraguay, de 1878 à 1903, les catholiques, ayant à leur tête deux vaillants évêques, Mgr Aponte de 1879 à 1894, et Mgr Bogorin son successeur, eurent beaucoup à lutter contre les persécutions législatives et administratives d'un gouvernement inspiré par la franc-maçonnerie ; ils purent néanmoins maintenir et même développer leurs œuvres de piété, d'éducation et de charité.

Nulle part la sollicitude du chef de l'Église ne fut plus vivement attirée qu'au Brésil. Sous l'empire philosophique et libéral de dom Pedro, la franc-maçonnerie avait pénétré le gouvernement et l'administration. C'est à son influence que l'on doit attribuer la suppression des communautés religieuses, la persécution des évêques qui soutenaient les droits de l'Eglise, l'exil du courageux évêque d'Olinda, Mgr de Oliveira, de l'Ordre des capucins, qui mourut à Paris en1887. Le gouvernement républicain qui, le 15 novembre 1889, se substitua à l'empire, déclara vouloir laisser la liberté à l'Eglise. Il en respecta les propriétés et consentit au rétablissement des relations diplomatiques avec Rome. Un ministre plénipotentiaire le représenta auprès du Saint-Siège, qui entretint un internonce à Rio de Janeiro. Mais le régime adopté fut celui de la séparation de l'Eglise et de l'Etat, qui priva le clergé de tout subside gouvernemental. Par sa Lettre du 18 novembre 1899, Léon XIII exhorta l'Eglise du Brésil à remédier à ce mal par la formation de caisses diocésaines alimentées par la charité des fidèles, par.la contribution des cures riches, qui existaient encore en certaines parties du Brésil, et surtout par la création de confréries qui viendraient en aide au clergé. Dans cette même Lettre, le Saint-Père donnait tout un plan d'action catholique, en recommandant la formation d'un clergé austère et savant, sérieusement élevé dans des séminaires bien organisés, en préconisant les œuvres de presse, seules capables de contrebalancer l'influence des nombreuses publications périodiques répandues à profusion par la franc-maçonnerie, en exprimant même le vœu de voir entrer au parlement des catholiques convaincus, des membres du clergé eux-mêmes, à la condition toutefois que ceux-ci, dépourvus de toute ambition, n'aspirassent à de telles fonctions que pour défendre les intérêts de la religion dans leur pays.

Quand Léon XIII mourut, le nombre croissant de communautés d'hommes et de femmes dans le Brésil, et les travaux de nombreux religieux, bénédictins, jésuites, dominicains, franciscains, lazaristes et salésiens, purent lui faire espérer que ses exhortations porteraient leurs fruits et qu'une ère de régénération allait s'ouvrir dans cet Etat si vaste et, à certains égards, si longtemps abandonné.

 

XIX

Le pontife suprême ne se contentait pas de porter successivement son regard vers les contrées qui, d'un bout du monde à l'autre, sollicitaient son attention paternelle ; il aimait à embrasser, d'un vaste coup d'œil d'ensemble, cette humanité tout entière que le Christ en mourant a laissée en héritage à son Église.

Vers les dernières années du pontificat de Pie IX, de nombreuses pétitions d'évêques et de fidèles avaient prié le Saint-Père de consacrer à l'amour infini du Rédempteur, sous le symbole de son Cœur Sacré, le genre humain entier, pour le salut duquel le Christ est mort, sans distinction de nations et de races, et dont toutes les parties, enfin mises en communication par les progrès du siècle, paraissaient désormais susceptibles de réaliser, autour du Vicaire du Christ, l'antique prophétie d'un seul troupeau réuni autour d'un seul pasteur. Ces pétitions avaient eu pour résultat l'autorisation, donnée aux diverses nations, de faire, chacune pour son compte, cette consécration. Mais Léon XIII méditait un projet plus grandiose.

Sur ces entrefaites, le pontife reçut, au cours des années 1898 et 1899, communication de deux lettres qui paraissent avoir hâté l'exécution de son projet. Une religieuse de l'Institut du Bon-Pasteur d'Angers, supérieure du couvent de Porto, en Portugal, Sœur Marie du Divin-Cœur, née Marie de Droste-Vischering, petite-nièce du célèbre archevêque de Cologne du même nom, suppliait le Saint-Père, en s'appuyant sur une mission surnaturelle reçue de Notre-Seigneur, de consacrer le monde entier au Sacré Cœur. Le Divin Maitre, disait-elle, voulait voir le Chef de l'Eglise lui offrir non seulement les œuvres de tous ceux qui lui appartiennent par le saint baptême mais encore les cœurs de tous ceux qui n'ont pas reçu la vie spirituelle par ce sacrement et pour lesquels il a donné aussi sa vie et son sang.

Une enquête sérieuse, faite par des théologiens prudents et compétents, sur la Mère Marie du Divin-Cœur, porta le Saint-Père à prendre en grande considération les deux suppliques. Un autre motif s'y ajouta, auquel faisait allusion Léon XIII en disant un jour à Mgr Doutreloux, évêque de Liège : Il y a dans le monde des âmes saintes qui reçoivent des communications du ciel... Que diriez-vous si quelqu'un vous manifestait une pensée que vous auriez gardée au fond de votre cœur, sans la faire connaître à personne ?... C'est ce qui s'est passé à propos de la consécration de l'univers au Sacré Cœur de Jésus[64].

Mais, fidèle à la tradition de tous ses prédécesseurs, Léon XIII voulut appuyer sa décision sur une autre base qu'une révélation privée. Il consulta des théologiens. L'idée de consacrer au Rédempteur des âmes étrangères à l'Eglise rencontra quelques oppositions. Le cardinal Mazzella, préfet de la Congrégation des Rites, les fit tomber en rappelant que saint Thomas d'Aquin, dans sa Somme théologique, a enseigné que si l'infidèle n'est pas soumis au Christ quant à l'exercice de la puissance, quantum ad executionem potestatis, tout homme, quel qu'il soit, lui est soumis quant à la puissance, quantum ad potestatem[65] ; que saint Augustin a professé la même doctrine, en disant que le Christ a racheté par son sang le monde entier[66], et que l'un et l'autre de ces docteurs, en qui on entend toute l'Eglise, n'ont fait que s'appuyer sur la doctrine de saint Paul, proclamant que le Christ s'est livré lui-même pour la rédemption de tous[67].

Après avoir entendu cet exposé, le Saint-Père prit la dernière supplique de la vénérable religieuse, et la remit au cardinal Mazzella en lui disant : Monsieur le cardinal, prenez cette lettre et allez la poser là-bas ; elle ne doit plus compter en ce moment[68].

C'est ainsi que la consécration du genre humain au Sacré Cœur, suggérée, on du moins rappelée et hâtée par une révélation particulière, fut présentée, non comme la conséquence de cette révélation, mais comme une application des principes de la théologie la plus sure.

L'encyclique qui la décida fut publiée le 25 mai 1899. Elle commençait par ces mots : Annum Sacrum, sous lesquels elle est communément désignée.

C'est en vertu de cette encyclique que, depuis lors, au premier vendredi de chaque mois, dans chaque église de la chrétienté, retentit cette belle prière : Très doux Jésus, Rédempteur du genre humain... Soyez le roi, non seulement des fidèles qui ne se sont jamais séparés de vous, mais aussi des enfants prodigues qui vous abandonnèrent... Soyez le roi de ceux que des opinions erronées ont séparés de l'Eglise.... Soyez le roi de tous ceux qui sont plongés dans les antiques superstitions. Ramenez-les dans la lumière du royaume de Dieu, et donnez à votre Eglise le salut, le calme et la liberté.

 

 

 



[1] A. LEROY-BEAULIEU, la Papauté, le socialisme et la démocratie, un vol., Paris, 1892, p. 253-257.

[2] T'SERCLAES, le Pape Léon XIII, t. II, p. 572.

[3] P. PISANI, dans les Missions catholiques françaises au XIXe siècle, 6 vol. in-4°, Paris, t. I, p 398. Le principal organe de l'Ecole a été la Revue biblique, paraissant depuis 1892 sous la savante direction du R. P. Lagrange.

[4] PIOLET, les Missions catholiques..., t. I, p. 270-271.

[5] Nouvelles Religieuses du 1er mai 1918, p. 286.

[6] Nouvelles Religieuses du 1er mai 1918, p. 287.

[7] Nouvelles Religieuses du 1er mai 1918, p. 287.

[8] A. LAUNAY, dans PIOLET, les Missions catholiques..., t. II, p. 254-255. Voir une analyse détaillée du concordat de 1886 dans LOUVET, les Missions catholiques au XIXe siècle, un vol. in-4°, Paris, 1896, p. 134-135.

[9] P. SUAU, dans PIOLET, les Missions catholiques..., t. II, p. 225-227.

[10] PIOLET, t. II, p. 109.

[11] PIOLET, t. II, p. 108.

[12] LOUVET, les Missions catholiques au XIXe siècle, p. 149-150.

[13] A. LAUNAY, dans PIOLET, t. II, p. 469-470.

[14] A. LAUNAY, dans PIOLET, t. II, p. 480.

[15] A. LAUNAY, dans PIOLET, t. II, p. 483.

[16] Dans PIOLET, t. III, p. 26.

[17] LOUVET, Prêtre des Missions étrangères, les Missions catholiques au XIXe siècle, p. 161.

[18] Voir Mgr DE GUÉBRIANT, la Question chinoise, dans le Correspondant du 23 septembre 1911, p. 1042 et s.

[19] Sur tous les faits que nous venons de rappeler sommairement, voir les Nouvelles religieuses du 1er août 1918, p. 453-456.

[20] Revue des Deux Mondes de décembre 1886.

[21] Nouvelles religieuses du 1er août 1918, p. 455.

[22] Sur tous ces pourparlers, consulter le Livre Blanc du Saint-Siège, édité au moment de la séparation de l'Eglise et de l'Etat.

[23] Par exemple dans LOUVET, les Missions catholiques au XIXe siècle, p. 163-175.

[24] PIOLET, III, 280.

[25] Ce mot boxer n'est que la traduction anglaise du mot chinois Kiuen, lutteur.

[26] Cité dans les Etudes du 5 août 1900, p. 366.

[27] Cité dans PIOLET, t. III, p. 156.

[28] A. GÉRARD, dans le Correspondant du 10 juin 1917, p. 324-325. M. Gérard ajoute : C'est l'Allemagne qui, ici comme ailleurs, porte la responsabilité et la peine de la politique de trahison, de félonie et d'âpre cupidité, qui, sous toutes les latitudes, n'a cessé d'être la sienne.

[29] Voir le décret impérial accordant la liberté religieuse en Chine dans PIOLET, t. III, p. 98-99.

[30] PIOLET, III, 157.

[31] PIOLET, III, 100.

[32] La ville de Pékin était divisée en quatre quartiers ; le Pé-tang, le Toungtang, le Si-tang et le Nan-tang. Dans chacun de ces quartiers se trouvait une église, autour de laquelle s'étaient groupées les différentes œuvres catholiques. Au Pé-tang s'élevait la cathédrale.

[33] Mgr FAVIER, dans PIOLET, III, 104.

[34] On trouvera le rapport de M. Pichon dans les Questions actuelles, t. LVI, p. 258 et s., 238 et s., 285 et s.

[35] Questions actuelles, t. LVI, p. 290.

[36] Dans PIOLET, III, 118.

[37] Voir René BAZIN, l'Enseigne de vaisseau Paul Henry, un vol. in-12, Paris.

[38] PIOLET, III, 119.

[39] Mgr MARNAS, la Religion de Jésus au Japon, 2 vol. in-8°, Paris, t. II, p. 560.

[40] Cf. A. LAUNAY, des Missions étrangères, à qui nous avons emprunté bien des détails dans les pages ci-dessus consacrées au Japon. Voir sa relation dans PIOLET, t. III, p. 456-503.

[41] P. LIGNEUL, l'Evangile au Japon au XXe siècle, un vol. in-12, Paris 1904, p. 142-169.

[42] En 1903, sur 43.900.000 Japonais, on compte 58.086 catholiques (LIGNEUL et VERRET, l'Evangile au Japon au XXe siècle, n° 31).

[43] PIOLET, t. IV, p. 121 et s.

[44] Cardinal LAVIGERIE, Œuvres choisies, t. I, p. 3.

[45] P. COMBES, dans PIOLET, V, 76-77.

[46] PIOLET, V, p. 73.

[47] PIOLET, V, 79.

[48] Mgr Lavigerie fut promu au cardinalat dans le consistoire du 28 mars 1882.

[49] Par un privilège spécial dérogeant aux règles ordinaires du droit canonique, le Saint-Père avait permis que le cardinal conservât la titulature des deux sièges.

[50] Cf. Mgr LE ROY, dans PIOLET, t. V, p. 11-14.

[51] Dans PIOLET, V, 94.

[52] PIOLET, V, 437-438.

[53] Mgr LE ROY, dans PIOLET, t. V, p. 455.

[54] LOUVET, les Missions catholiques au XIXe siècle, p. 315.

[55] Cité par LOUVET, les Missions catholiques au XIXe siècle, p. 301.

[56] Mgr LE ROY, dans PIOLET, V, 510-511.

[57] G. ANDRÉ, au mot Amérique, dans le Dict. de théologie de VACANT. Cf. Acta concilii tertii baltimorensis, Baltimore, 1886.

[58] Comité des écoles, conseil de l'enseignement primaire.

[59] Cf. G. DE MEAUX, la Question allemande dans l'Eglise catholique aux Etats-Unis, dans le Correspondant du 25 avril 1892.

[60] T'SERCLAES, Léon XIII, t. III, p. 325-327.

[61] T'SERCLAES, Léon XIII, t. III, p. 328-329.

[62] Acta et decreta concilii plenarii Americæ in Urbe, 2 vol. in-8°. Voir une analyse du concile et l'histoire de son application dans le Dict. de théologie de VACANT, t. I, col. 1083-1087.

[63] On trouvera une vue générale sur l'histoire de l'Eglise de l'Amérique latine dans le discours prononcé au concile par son secrétaire Mgr Montes de Oca et Obregon. Ce discours, d'une très pure latinité, a été publié à part sous ce titre : Laudatio funebris episcoporum Americæ latinæ hucusque vita defunctorum, brochure in-4°, Romae, typis vaticanis.

[64] Nous sommes à même de préciser ces paroles du pontife, écrit Mgr de T'Serclaes, les ayant entendues de la bouche même de Mgr Doutreloux, au sortir de l'audience (T'SERCLAES, Léon XIII, t. III, p. 482).

[65] Summa theol., 3a pars, q. 59, a. 4.

[66] Tract. XX in Joann.

[67] I Tim., II, 6.

[68] Voir, pour les détails de ces événements, L. CHASLES, Sœur Marie du Divin-Cœur, un vol. in-12, Paris, 1905, p. 337-373.