HISTOIRE GÉNÉRALE DE L'ÉGLISE

 

CHAPITRE IV. — LÉON XIII ET L'ALLEMAGNE.

 

 

L'éminent religieux dont nous venons de reproduire les judicieuses réflexions à propos de la politique de Léon XIII dans les affaires de France, fait justement remarquer que des reproches analogues ont été adressés au même pontife à propos de son intervention dans les affaires d'Allemagne, et qu'il convient de faire à ces reproches des réponses semblables, non moins catégoriques et non moins justifiées par les faits. Une étude sérieuse des actes de Léon XIII, écrit-il[1], le justifie pleinement, en démontrant qu'il a simplement agi pour la sauvegarde des intérêts religieux, pour le bien des âmes, qu'il s'est montré vrai Père et vrai Pasteur, préoccupé avant tout du salut de la société humaine.

 

I

Malgré des différences profondes, l'état religieux de l'Allemagne, à l'avènement de Léon XIII, n'était pas sans analogie avec celui de la France. Là aussi, Pie IX, en mourant, avait laissé une situation tendue. Là aussi, les luttes héroïques du courageux pontife contre les erreurs du jour, avaient été malignement exploitées par les adversaires de l'Eglise, représentées comme des tentatives d'empiétement sur les droits de l'Etat. Là aussi, là surtout, l'encyclique Quanta cura, le Syllabus, le dogme de l'infaillibilité pontificale, avaient été considérés comme des condamnations de cette civilisation, de cette Culture dont le peuple allemand se prétendait le principal représentant, s'arrogeait presque le monopole. Sans doute, le peuple, les gouvernants eux-mêmes étaient lassés des querelles religieuses, mais les sectes anticatholiques, en agitant le fantôme d'une Eglise militante, menaçante, absorbante, les avivaient. Par satiété de la lutte, on souhaitait de poser les armes ; mais, par crainte de l'Eglise, dont on se faisait une façon de spectre, glouton, monstrueux, on les perfectionnait[2].

L'historien Louis Pastor raconte qu'au lendemain de l'élection de Léon XIII, l'un des tribuns du catholicisme allemand, Auguste Reichensperger, disait : Puisse le nouveau pape, avec l'aide divine, unir à la vigueur la modération ! Si, jusqu'ici, il était surtout besoin de vigueur, c'est, au contraire, la modération qui, dans un très prochain avenir, aura la plus salutaire efficacité. Le besoin d'un modus vivendi qui mette un terme au Kulturkampf se fait sentir chaque jour davantage, si l'on ne veut pas que la sauvagerie s'installe[3].

Pour bien se rendre compte de l'importance des luttes qui allaient s'engager, il est nécessaire de jeter un coup d'œil rapide, non seulement sur la situation religieuse de l'Allemagne en 1878, mais encore sur son état politique, car, en ce pays plus qu'en tout autre, et sous le gouvernement du prince de Bismarck plus que sous tout autre régime, toutes les questions sociales et religieuses se trouvaient subordonnées et devaient rester subordonnées à un dessein politique bien défini. Ce dessein politique avait été conçu en deux phases ; l'une déjà réalisée, la conquête de l'Allemagne par la Prusse ; l'autre à réaliser dans l'avenir, le gouvernement du monde par l'Allemagne unifiée.

Consolider la première œuvre et préparer la seconde, tendre à ce double but par tous les moyens, y faire concourir toutes les forces de la nation : telle était la grande préoccupation du chancelier. Or, en politique averti, Bismarck connaissait la puissance des forces morales, en particulier des forces religieuses. Il voulut les capter toutes à son profit, sans en négliger aucune. Sans doute, bien avant lui, dans cette Allemagne, à la fois méthodique et rêveuse, brutale et mystique, le sentiment religieux avait été mis au service des ambitions nationales : le savant y était regardé comme un prophète[4] ; le soldat, comme un représentant de la force de Dieu[5]. Le chancelier de fer avait voulu obtenir plus encore : l'appui d'une Eglise, d'une société religieuse organisée.

La franc-maçonnerie, conçue comme s'inspirant d'un esprit chrétien, mais d'un esprit chrétien très souple et très docile aux injonctions du pouvoir, lui avait paru un instrument très efficace. Un ouvrage de propagande de cette époque donne, pour symbole de foi à la maçonnerie allemande, la Bible non pas prise dans son sens littéral, mais entendue comme la manifestation concrète de l'idée de foi dans son sens le plus élevé[6] ; et l'Almanach des loges allemandes pour 1880 donne, de la franc-maçonnerie allemande ainsi conçue, une statistique dans laquelle on remarque, à la tête des principales loges, des pasteurs ou dés professeurs ; au sommet de la hiérarchie, comme protecteur suprême, l'empereur en personne[7]. Mais on n'avait pas tardé à constater que le sentiment religieux, ainsi compris, s'évaporait rapidement, faisait place au rationalisme[8].

Les Juifs, qui avaient été les soutiens les plus actifs de M. de Bismarck dans l'œuvre de l'unification allemande, qui, depuis, avaient tout fait pour la diffusion de la science allemande parmi les autres nations, étaient également apparus au chancelier comme des auxiliaires utiles[9]. Mais chez eux aussi, la force religieuse, de plus en plus dominée par les intérêts temporels, était faible.

Un moment, M. de Bismarck[10] se demanda s'il ne pourrait pas mettre à profit pour sa politique, cet idéalisme pseudo-mystique qui anime parfois les adeptes du socialisme : par son secrétaire intime, Lothair Bucher, qui fut l'exécuteur testamentaire de Lassalle, il se mit en relations avec certains chefs de l'Internationale. Après le concile du Vatican, il eut quelque temps l'espoir de faire du vieux-catholicisme une religion nationale. Nous avons vu comment cet espoir fut déçu par l'échec lamentable du nouveau schisme.

Mais aucune de ces forces n'était comparable, aux yeux clairvoyants de Bismarck, à la force de l'Eglise catholique, si puissamment organisée et disciplinée, qui pouvait être pour lui, suivant son attitude, un si puissant appui ou un si formidable obstacle. Tout le Kulturkampf[11] avait été conçu par lui comme le moyen d'obtenir le premier résultat, ou tout au moins d'écarter le second. En brisant les congrégations les plus militantes du catholicisme, en excluant de toute influence ecclésiastique les séminaires pédagogiques ou écoles normales, en obligeant les clercs à suivre les cours des Universités de l'État, en introduisant dans l'enseignement de celles-ci des livres rédigés de manière à ruiner sourdement les dogmes du catholicisme romain et à exalter le patriotisme allemand, en disant aux catholiques, comme le ministre d'Alskentein : Laissez-nous les écoles, et nous vous laisserons les pompes de votre culte et les splendeurs de votre hiérarchie[12], ne serait-il pas possible de gagner à la cause de l'impérialisme allemand cette incomparable puissance du catholicisme ? Et s'il résistait, ne pouvait-on pas espérer qu'après l'avoir affaibli par ces mesures, ou le briserait par la force

A vrai dire, ces idées, sous la forme systématique qui leur est ici donnée, étaient moins les idées du prince de Bismarck que celles d'un groupe d'intellectuels enivrés par la devise mystique de l'Allemagne au-dessus de tout, Deutschland über alles, que celles d'un groupe politique, celui des nationaux-libéraux, poussés par la haine du catholicisme vers le même but, que celles de la franc-maçonnerie allemande, aspirant à donner une organisation à ces tendances. Le chancelier, politique réaliste au sens pire du mot, avait avant, tout l'ambition de gouverner, de gouverner longtemps, de gouverner sans entraves ; et l'on a bien pu dire que la politique bismarckienne, telle qu'elle résulte des discours du chancelier, comme de ses Pensées et souvenirs, eût été de traiter l'Eglise romaine en simple voisine, contre laquelle, de temps à autre, ainsi que le comportent, entre toutes puissances, les rapports de voisinage, des hostilités s'imposent[13]. Des principes, Bismarck paraissait ne se soucier pas plus que des traités. Pour lui, l'intérêt politique seul dominait tout. Mais précisément, parce qu'il voulait gouverner, et parce que, pour gouverner, il n'avait pu se passer ni de la franc-maçonnerie, ni du parti national-libéral, et qu'il avait eu besoin de s'appuyer constamment sur le mysticisme national de l'Allemagne, il s'était fait forcément l'exécuteur des idées que nous venons de mentionner.

Et il était venu à le regretter. Le Kulturkampf, au fond, n'avait pas répondu à ses espérances. La mort de Pie IX, l'avènement du nouveau pape, le trouvaient inquiet de la résistance des catholiques, préoccupé de l'influence croissante du centre, compromis par la politique tracassière de son ministre des cultes, M. Falk. Il se sentait mal servi par ses fonctionnaires, fatigués d'une campagne qui n'avait pas donné de résultats satisfaisants et qui leur avait occasionné de nombreux ennuis. Bref, le chancelier, lassé, cherchait un moyen de faire la paix. L'humeur avec laquelle il se défendait de vouloir aller jamais à Canossa, témoignait de l'appréhension qu'il éprouvait d'avoir un jour à s'y rendre.

 

II

Léon XIII Parfois cependant, il semblait s'y résigner, mais en adoucissant la formule : Eh bien, oui, disait-il, nous aurons un petit Canossa. Le pape qu'il avait en face de lui avait la réputation d'un diplomate. Finir la guerre au moyen d'une négociation diplomatique, sur une de ces formules vagues, habilement calculées pour n'humilier personne, lui parut la vraie solution. J'en finirai avec cette lutte, disait-il à l'historien Sybel, mais ce ne sera pas au moyen de pourparlers juridiques, ce sera au moyen de pourparlers diplomatiques[14]. Ce que l'homme d'Etat prussien appelait questions juridiques, n'était autre chose que ce que le pape appellerait principes dogmatiques, principes disciplinaires de la constitution essentielle de l'Eglise ; et, sur ces principes, le pape, si diplomate qu'il fût, si disposé aux pourparlers, si enclin à recommander aux catholiques, en Allemagne comme en France, l'adhésion aux pouvoirs établis, ne transigerait jamais. Et ce sera là sa force. Dans les pourparlers qui surviendront, le chancelier de l'empire, malgré toute son habileté, n'aura jamais recours qu'à des expédients, qu'à des combinaisons commandées par des nécessités de circonstance le pape, dès le début, posera des principes, dira ce qu'il veut et doit sauvegarder à tout prix, laissera entendre ce qu'il peut concéder. Ces conditions nettement posées, lui et ses représentants ne perdront jamais de vue le but qu'ils poursuivent ; et Bismarck finira par se rendre compte qu'il ne peut soutenir la lutte dans ces conditions ; que lui, qui ne peut faire appel qu'à des intérêts forcément variables, ne sera jamais sûr de ses alliés politiques, tandis que son adversaire, en faisant appel aux consciences, est assuré d'être suivi. L'enjeu de la grande lutte, ce sera le maintien ou l'abolition des fameuses Lois de mai, qui, au jugement du pontife romain, violent les droits essentiels de l'Eglise. Sans doute, Bismarck se flatte de parler au nom d'un empire qu'il considère comme la plus formidable puissance du monde, et l'adversaire qu'il a devant lui vient d'être dépouillé de ses Etats, de tout appui matériel. Mais, au moment même de cette spoliation, un concile universel a proclamé comme un dogme de foi son infaillibilité dans l'enseignement et son autorité suprême dans le gouvernement de l'Eglise. L'histoire montre que la force et la ruse se sont souvent brisées contre des consciences individuelles ; contre des consciences disciplinées sous une autorité d'origine divine, elles n'ont jamais prévalu. Les retentissants échecs des empereurs de Rome et de Byzance, des potentats germaniques du moyen âge, plus récemment de Louis XIV et de Napoléon er contre le Saint-Siège, ont été autant de démonstrations de cette loi de l'histoire. Le chancelier de fer, pourtant, va essayer à son tour de s'engager dans une lutte dont le but est de faire fléchir le pontife romain. Pendant neuf ans, mettant en jeu tous les ressorts de son esprit, singulièrement souple et tenace, il s'épuisera, comme l'a dit fort justement l'historien de ces grandes luttes, en soubresauts, en mouvements d'humeur, en avances qui avortent, en provocations qui sonnent faux, mais pour en venir enfin sur le terrain où, dès 1878, Léon XIII l'attend[15]. Ce qu'il n'a pas voulu accorder du premier coup, il ne fera que le retarder ; ce qu'il a refusé en bloc, il le concédera peu à peu. La retraite du ministre Falk en juin 1879, une première loi réparatrice en mai 1880, une seconde loi réparatrice en mai 1882, une troisième loi réparatrice en juillet 1883, une première révision des lois de mai en mai 1886, et une seconde révision des lois de mai en avril 1887, seront comme les diverses étapes- de la route que le chancelier de fer suivra malgré lui. La loi du 29 avril 1887 sera regardée comme l'abolition du Kulturkampf. L'Eglise et l'Etat ne seront plus en état de guerre ouverte. Ce ne sera pas cependant l'inauguration d'un état de pleine paix. Si, en 1888, l'empereur Guillaume II fait au Vatican une visite courtoise à Léon XIII, le soir au Quirinal, il se félicitera, dans un toast, de l'accueil qu'il a reçu dans la capitale de Sa Majesté le roi ; et si, dans les années suivantes, plusieurs mesures sévères prises contre le clergé régulier et séculier sont supprimées ou adoucies, les articles 15, 16et 18 de la constitution prussienne, favorables à la liberté de l'Eglise, ne seront jamais mis en vigueur, et quand, en 1891, la mort de Windthorst aura privé de son grand chef le centre catholique, une idée que Bismarck a conçue comme la revanche de sa défaite, commencera à se réaliser : le centre catholique, peu à peu absorbé par les influences du pouvoir, cessera, de l'aveu même d'un de ses chefs[16], d'être un parti d'opposition, deviendra un parti de gouvernement, renoncera même à s'attacher désormais à un point de vue étroitement confessionnel, pour se placer — selon l'expression d'un homme d'Etat — sur le terrain d'une conception chrétienne du monde (christliche Weltanschauung)[17] ; cette formule permettra au nouveau centre d'échapper au reproche d'ultramontanisme, elle lui permettra même de collaborer à la consolidation de l'unité germanique avec le parti conservateur luthérien ; mais elle impliquera, hélas ! l'abdication du grand rôle que Windthorst lui avait donné et que Léon XIII avait voulu lui maintenir, pour la défense des droits de l'Eglise catholique.

 

III

Pour bien comprendre la suite des événements dont on vient de lire le sommaire, il paraît indispensable de donner une esquisse de la situation des divers partis dans l'empire allemand. Le chancelier a plusieurs fois déclaré que son attitude dans les questions religieuses avait été subordonnée à sa politique intérieure[18]. Si cette affirmation ne peut être admise d'une manière absolue, elle n'est pas du moins sans fondement.

Ni le Parlement anglais, qui renfermait alors, comme l'affirma un jour M. de Bismarck, cinq factions rivales, ni les Chambres françaises, qui avaient si peu d'homogénéité, ne peuvent donner une idée de la complexité qui caractérisait le Reichstag allemand en 1878. Mais, si l'on se contente de considérer les partis principaux, ceux qui, tôt ou tard, domineront ou absorberont les autres, on peut les réduire à cinq. A droite, on remarquait le parti conservateur, attaché à la tradition monarchique, prussienne et luthérienne, recruté parmi les grands propriétaires fonciers et autres hobereaux, qui devait finir par s'annexer le parti conservateur-libéral, composé de petits propriétaires et de fonctionnaires, moins étroitement attachés à la cause du luthéranisme et de la Prusse, mais d'un patriotisme allemand non moins farouche. Au centre, siégeaient les membres de deux partis dégagés de tout lien avec le gouvernement et en lutte ouverte l'un contre l'autre sur le terrain religieux. Le premier, le parti national-libéral, s'inspirait beaucoup des doctrines rationalistes des Universités, faisait profession de combattre l'absolutisme, mais était prêt à s'allier avec lui pour combattre son principal ennemi, le catholicisme romain. Celui-ci était représenté largement dans le parti du centre, parti nettement attaché au régime d'un empire fédératif et se tenant en garde contre les tentatives de domination de la Prusse. Le centre était ordinairement suivi dans ses votes par les Alsaciens-Lorrains protestataires, les Polonais et les particularistes. A gauche, divers groupes socialistes subissaient l'influence de plus en plus prépondérante du parti de la social-démocratie, parti puissant à la fois par l'ascendant intellectuel de ses théoriciens et par la violence de ses meneurs populaires, toujours prêt à lutter, par les uns comme par les autres, contre la monarchie, contre le clergé catholique ou protestant et contre la bourgeoisie capitaliste.

S'appuyer principalement sur le parti conservateur, sans se lier à lui ; essayer de neutraliser les autres partis, en opposant les nationaux-libéraux au centre sur le terrain religieux, et le centre aux socialistes sur le domaine économique : telle fut, dans ses lignes générales, la politique intérieure de Bismarck. La situation du chancelier allemand n'était pas sans analogie avec celle de M. Waldeck-Rousseau, le véritable représentant de la politique française sous Léon XIII, car Léon Bourgeois ne fut que son précurseur audacieux et Emile Combes que l'exécuteur cynique de ses projets. Mais, tandis que le premier ministre français, plus radical à la fois et plus timide, ne craignait pas de déchaîner les forces du socialisme contre les catholiques, puis, effrayé de son œuvre, rentrait précipitamment dans la vie privée ; l'homme d'Etat allemand, plus modéré dans les formes, non moins sectaire dans le fond, faisait appel au centre catholique poux combattre le socialisme, avec l'espoir de lier au gouvernement, une fois la victoire obtenue, l'instrument dont il se serait servi pour terrasser son adversaire.

Comme les chefs du gouvernement français, M. Léon Bourgeois, M. Waldeck-Rousseau et M. Combes, le prince de Bismarck se sentait poussé à la persécution religieuse par deux forces très actives : la franc-maçonnerie, non moins puissamment organisée en Allemagne qu'en France, et le parti national-libéral, qui, au point de vue confessionnel, correspondait à peu près au parti radical des Chambres françaises. Mais les exigences de ces deux partis l'effrayaient. Le sectarisme violent ne lui apparaissait pas comme la politique d'un homme d'Etat qui veut durer ; les excès du ministre Falk lui semblaient compromettants ; et lui, dont la devise, au dire de ses amis, était Nunquam retrorsum, jamais en arrière, semblait vouloir rebrousser chemin. Aussi l'avait-on vu, pendant le conclave qui suivit la mort de Pie IX, s'abstenir systématiquement de toute intervention diplomatique auprès des chancelleries étrangères, de tout conseil à ses agents diplomatiques. Un second Pie IX ne peut pas être[19], lui avait écrit, avec son zèle intempestif, le cardinal de Hohenlohe. Il attendait les événements pour y adapter sa conduite.

 

IV

S'il faut en croire les propres déclarations du chancelier, le premier des événements qui lui fit espérer la possibilité de revenir à une politique pacifique avec Rome, fut l'élection de Léon XIII[20]. A vrai dire, tous ceux qui connaissaient la réputation de diplomate du nouveau pape, s'attendaient à le voir aborder sans retard la solution de la question allemande. Ils n'eurent pas longtemps à attendre. Le lendemain même de son élévation au souverain pontificat, en notifiant son avènement à l'empereur d'Allemagne, le pontife lui écrivait : Nous faisons un appel à la magnanimité de votre cœur, pour obtenir que la paix et la tranquillité des consciences soient rendues aux catholiques, qui sont une partie notable de vos sujets. Quant à eux, ils ne manqueront pas, comme la foi qu'ils professent le leur prescrit, de se montrer, avec le plus consciencieux dévouement, déférents et fidèles à Votre Majesté[21].

Ce grand geste pacifique, Léon XIII le renouvellerait bientôt devant toutes les puissances du globe, devant la France comme devant l'Autriche, devant les nations séparées par le schisme comme devant les peuples isolés par l'hérésie, se faisant partout, comme on l'a dit, le mendiant auguste de la paix, sans crainte des refus ni des subterfuges, toujours noble et toujours patient. Mais, du côté de l'Allemagne, si fière de sa récente puissance, où des lois terribles contre l'Eglise, les lois de mai, étaient appliquées avec la dernière rigueur par un ministre implacable, M. Falk, l'avance de paix rencontrait de particuliers obstacles : elle ne pouvait aboutir que par la déchéance du redoutable ministre et par l'abolition des lois néfastes : Léon XIII allait obtenir ces deux résultats par une suite d'efforts persévérants, qui seraient, sans doute, plus d'une fois servis par la lassitude du chancelier ou par ses calculs politiques, mais qui seraient plus souvent contrecarrés par sa méfiance, exploités par ses ambitieuses convoitises. L'entreprise n'était pas au-dessus des hautes capacités diplomatiques et du zèle ardent de Léon XIII.

La série des négociations et des événements qui ont abouti à la démission du ministre Falk et constitué la première phase de la lutte que nous avons à raconter, a débuté par une correspondance directe entre le pape et l'empereur, s'est poursuivie par des pourparlers entre un représentant du Saint-Siège et le chancelier de l'empire et s'est terminée par des débats parlementaires entre la cour de Berlin et le centre catholique du Reichstag ; mais, dans toute la suite de ces événements et de ces négociations, il est facile de deviner le conflit de deux pensées politiques : la pensée ferme et nette de Léon XIII, subordonnant tout à la défense du royaume de Dieu et de sa justice, dont il a la garde suprême, et la pensée infiniment souple et fuyante de Bismarck, prêt à tout sacrifier, y compris les droits et les privilèges les plus inviolables, à la conservation de son pouvoir et aux intérêts ambitieux de sa nation.

Le 24 mars 1878, l'empereur d'Allemagne répondit à la notification du pape par une lettre pleine de déférence, mais où il exprimait le vœu de voir Sa Sainteté agir de telle sorte que les serviteurs de l'Eglise, suivant dorénavant l'exemple de la population dont l'éducation spirituelle leur était confiée, obéissent aux lois du pays qu'ils habitaient. Dans ces lignes, lourdes et embarrassées, il n'était pas difficile de deviner l'inspiration du chancelier, qui, à parler net, prétendait opposer à la docilité du peuple l'indocilité du clergé, et invitait le pape à user de son autorité pour amener ce dernier à obéir aux lois. Le 17 avril, le pape répliqua à la lettre impériale, et, suivant son habitude, alla droit au fait. Sans doute, disait-il, c'est une maxime incontestée de la religion catholique, que l'accomplissement le plus exact des devoirs religieux doit s'unir au respect des autorités et des lois de l'Etat, quand aucun obstacle ne s'y oppose. Mais, en Prusse, cet obstacle existait. Il existait dans des lois qui, lésant à la fois les ministres de Dieu et le peuple catholique, les mettaient dans l'obligation de leur résister. Que l'empereur voulût bien rétablir les articles constitutionnels qui, de 1850 à 1873, avaient garanti la liberté de l'Eglise, et le Saint-Siège s'engagerait à veiller à ce que l'accord entre les deux autorités suprêmes fût conservé et augmenté. L'allusion à l'abrogation des lois de mai et au rétablissement des articles 15, 16 et 18 de la Constitution prussienne était manifeste. Elle était opportune et politique, au moment où le ministre Falk, exagérant la portée des lois de mai, s'appliquait à donner à l'enseignement public un caractère de plus en plus rationaliste, soulevait ainsi les protestations des conservateurs luthériens eux-mêmes, et rendait odieuses à tous les esprits modérés les fameuses lois forgées contre les catholiques. Mais abolir les lois de mai, c'était aller à Canossa, et Bismarck répugnait toujours à l'idée de s'y rendre.

Dès ce moment, dans les conseils de la cour, un projet sembla se faire jour : apaiser l'irritation des catholiques et des protestants conservateurs, en adoucissant l'application des lois de mai, en sacrifiant même le ministre compromettant. On cherche un moyen de s'entendre sans répudier les lois de mai, écrivait M. de Borchgrave, chargé d'affaires de Belgique[22]. Le bruit de la retraite de Falk s'accréditait en Allemagne et ailleurs, si bien que l'ambassadeur de Vienne, Otto de Stolberg, suppliait que Falk ne s'en allât pas avant la fin de la lutte contre le romanisme[23].

Sur ces entrefaites, deux attentats vinrent suggérer à l'empereur Guillaume et à ses conseillers de sérieuses réflexions. Le 11 mai 1878, un ferblantier, nommé Hœdel, tira deux balles sur l'empereur, sans l'atteindre. On apprit bientôt que Hœdel avait fait partie de la social-démocratie[24]. Le vieux souverain, qui se croyait sans doute protégé par le souvenir de ses victoires, s'écria, au moment où les balles sifflaient à ses oreilles : Moi, moi ! C'est sur moi qu'on a tiré ! Puis il réfléchit sur les menaces croissantes du socialisme, sur les rapports qui liaient de pareilles hardiesses à la propagation des doctrines matérialistes et révolutionnaires en Allemagne ; il se demanda si la guerre déclarée à l'Eglise catholique, mais qui avait atteint du même coup le protestantisme orthodoxe et le parti conservateur, n'avait pas contribué, ne fût-ce que par le désordre général des esprits, à cette exaltation des sectes démagogiques qui venait de se manifester d'une manière si criminelle. Avant toutes choses, déclara-t-il en conseil des ministres, il est essentiel que le peuple ne perde point le sentiment religieux.

Trois semaines plus tard, le 2 juin, ce n'était plus un homme du peuple, c'était un docteur en philosophie, nommé Nobiling, qui attentait à la vie de Guillaume. Cette fois, le souverain était sérieusement blessé. Par le caractère de son auteur, qui semblait avoir été guidé par une idée plutôt que par une passion, et qui avait un commerce assidu avec les chefs du parti socialiste[25], cette seconde tentative d'assassinat était l'indice d'un désordre profond dans la société allemande. Ce ne fut plus seulement le vieux souverain de quatre-vingts ans, ce fut la nation allemande, dans ses éléments les plus sérieux, qui trembla, qui se vit à la veille de catastrophes révolutionnaires, et qui se demanda à son tour si ces débordements de violences dont elle avait le spectacle n'avaient pas leur cause dans les encouragements donnés par les pouvoirs publics aux passions et aux doctrines antireligieuses.

C'était le moment opportun, pour le Saint-Père, d'intervenir. Léon XIII écrivit à l'empereur d'Allemagne pour lui exprimer sa sympathie à l'occasion des attentats dont il avait été l'objet, et lui renouvela son désir de voir le rétablissement de la paix religieuse dans l'empire. A défaut de l'empereur, souffrant encore de ses blessures, le prince Frédéric, son fils, répondit, sous la dictée de M. de Bismarck, qu'il n'était pas en son pouvoir, ni peut-être au pouvoir du souverain pontife, de clore une lutte de principes, mais qu'il était disposé à traiter les difficultés avec un esprit de conciliation, fruit de ses convictions chrétiennes[26].

Cette lettre, malgré ses restrictions calculées, était pour la diplomatie pontificale un premier succès, qui, si insignifiant qu'il parût, pouvait en faire présager de plus importants. Les lois de mai avaient été votées sans consulter le pape ; décider que le souverain pontife serait admis à en discuter le mode d'application, était faire un pas dans la voie de la conciliation.

Allait-on en faire un second ? M. de Bismarck attendait, pour y engager son souverain, le résultat des élections générales au Reichstag, fixées au 30 juillet. La situation des esprits, l'horreur inspirée par les récents attentats contre l'empereur, la révélation des liens qui unissaient les auteurs de ces attentats aux partis socialistes et antireligieux, faisaient pronostiquer une défaite partielle des nationaux-libéraux, une victoire correspondante des partis conservateurs et du centre. Ce pronostic se réalisa dès le premier tour de scrutin, qui amena un déplacement de 30 voix environ de gauche à droite. Les nationaux-libéraux arrivaient avec 92 voix ; les conservateurs et conservateurs-libéraux, avec 93 ; le parti du centre, avec 93. Ce dernier devenait l'arbitre de la situation. A moins de faire dissoudre une seconde fois le Parlement, aventure périlleuse, le chancelier devait se résigner à gouverner avec le centre, car il ne pouvait rien sans lui. Sans doute, le spectre de Canossa le hantait toujours ; mais, en vrai disciple de Machiavel, il calcula froidement, en dehors de toute considération de justice et d'équité, les profits et les pertes d'une politique d'apaisement religieux. Les membres du centre étaient des patriotes : une fois rassurés sur les intérêts catholiques, ne serait-il pas possible de les gagner à la cause de l'impérialisme allemand ? Une rupture avec la Russie paraissait imminente : les sympathies catholiques ne pourraient-elles pas servir, en cas d'un soulèvement de la Pologne, la politique du cabinet de Berlin ? L'Alsace-Lorraine supportait mal la domination allemande : une réconciliation avec Rome ne lui enlèverait-elle pas un de ses plus sérieux griefs ? On tâcherait seulement d'obtenir l'apaisement religieux au plus bas prix possible.

 

V

On était arrivé au mois de juillet de 1878. Le prince de Bismarck se trouvant, pour sa santé, aux eaux de Kissingen, en Bavière, fit dire au nonce de Munich, Mgr Masella, qu'il serait heureux de s'entretenir avec lui. Léon XIII, consulté, autorisa la rencontre. Dans les pourparlers qui s'engagèrent à Kissingen à la fin du mois de juillet, le chancelier déploya toutes les ressources de cette bonhomie calculée, de cette cordialité factice qui lui réussissaient souvent dans ses négociations diplomatiques. Les propositions séduisantes affluaient sur ses lèvres : il offrait la conclusion immédiate d'un armistice, avec amnistie complète pour la plupart des évêques déposés, pour les curés, pour les vicaires ; il offrait le rétablissement des dotations ecclésiastiques, le rétablissement des relations diplomatiques[27]. Les lois de mai ? Bismarck n'y tenait pas ; elles avaient été, racontait-il, faites contre sa volonté, alors qu'il était loin de ses collègues ; il qualifiait même d'absurde le droit que s'arrogeait le pouvoir civil de déposer les évêques... Que l'Eglise eût un bon mouvement, et l'on pourrait, plus tard, nommer une commission pour réviser ces lois ; on pourrait même, dans cette commission, faire entrer un évêque. Vous le voyez, concluait-il en riant, je suis tout prêt à faire un petit Canossa[28]. Mais, quant à prendre à brûle-pourpoint des engagements formels au sujet des lois de mai, il s'y refusait. En somme, l'habile homme d'Etat promettait tout, ou à peu près tout, sauf l'essentiel, sauf ce qu'exigeait avant tout Léon XIII.

L'excellent nonce se laissait peu à peu gagner. Heureusement, à Rome, le cardinal Nina, secrétaire d'Etat, et surtout le Saint-Père, veillaient. Un télégramme parvint à Mgr Masella, lui donnant ordre de quitter Kissingen. Puis, le xi août, le cardinal Nina écrivit directement à M. de Bismarck qu'une trêve, n'excluant pas la législation actuelle contraire aux lois de Dieu et de l'Eglise, ne serait qu'éphémère. Le 27 août, le pape lui-même couvrit son secrétaire d'Etat par un bref qui approuvait les termes de sa lettre, répétant que l'Eglise ne saurait accepter une trêve, mais seulement une paix vraie, solide et durable. Pour bien montrer, d'ailleurs, que son intention n'était pas de rompre les négociations, mais, bien au contraire, de les reprendre sur des bases clairement définies, il tint à s'expliquer sur ces bases et sur les dernières limites des concessions qu'il pourrait faire à l'Allemagne. Un envoyé extraordinaire, qui jouissait de toute la confiance de Léon XIII, Mgr Czacki, fut chargé de dire au ministre de Belgique à Berlin, le baron Nothomb, pour que celui-ci en conférât au besoin avec le prince de Bismarck : 1° que Sa Sainteté était satisfaite des dispositions que le prince avait témoignées à Kissingen, et 2° que, s'il était impossible de traiter sur la base des lois de mai, la modification ou la non-application formellement garantie de ces dispositions législatives, en ce qu'elles avaient de contraire à l'essence de la religion catholique, pouvait être le point de départ des négociations[29]. Le baron Nothomb ne fut pas autorisé par son gouvernement, alors dirigé par M. Frère-Orban, à faire au chancelier la communication désirée par le pape. Mais, sous d'autres formes, la pensée pontificale allait être comprise par la perspicacité du chancelier ; en vrai diplomate, en diplomate de la plus haute valeur, Léon XIII, plus sincère que Bismarck et non moins habile, venait de trouver la formule qui, sans blesser la susceptibilité de la cour de Berlin, pouvait lui permettre de revenir à une politique respectueuse des droits de Dieu et de l'Eglise. C'est cette formule qui devait finalement triompher.

Il est juste d'ajouter que, dans la suite des tractations qui aboutirent à cet heureux résultat, le Saint-Père fut secondé en Allemagne par un homme d'Etat d'une incontestable supériorité, Windthorst.

Le chef du centre ne se dissimulait pas les difficultés que pouvaient rencontrer des négociations entre Berlin et Rome, soit dans l'entourage du prince de Bismarck, soit dans Son propre groupe parlementaire.

Avait-on assez raillé, dans la presse allemande, les entrevues de Kissingen ? Une caricature avait représenté deux abbés romanistes installant sur des roulettes le donjon démonté de Canossa et le poussant vers Kissingen. De petits vers bucoliques avaient fait le tour de la presse :

Est-ce Bismarck, est-ce Rome

Qui a gagné le plus d'atouts ?

Seule la Nymphe des eaux thermales le sait ;

Elle est discrète et silencieuse.

D'un ton plus amer, la Nouvelle Presse libre se demandait si on ne marchait pas à une banqueroute de toutes les espérances nationales.

Dans son évolution vers Rome, le chancelier risquait donc de ne pas être suivi. Le chef du centre, de son côté, en secondant la politique pontificale, serait-il suffisamment soutenu par son propre parti ?

Ce parti comprenait des ardents, qui ne pouvaient contenir leur indignation et qui parlaient plutôt de vengeance que d'apaisement. En présence d'un gouvernement qui ne cessait de frapper les instituteurs, les bourgmestres, les fonctionnaires catholiques de tout ordre pour leur obéissance aux lois de l'Eglise, qui laissait les sous-officiers à la caserne accabler les clercs de leurs grossièretés, qui imposait de lourdes amendes à des gens coupables d'avoir témoigné leur sympathie envers un prêtre fidèle ou leur antipathie envers un prêtre révolté[30], il leur semblait que toute autre attitude que la lutte, une lutte ouverte, acharnée, sans merci et sans trêve, était une lâcheté.

Le centre contenait aussi des députés tellement passionnés pour la nation allemande, pour la grandeur de l'empire allemand, qu'ils recevaient difficilement un mot d'ordre de Rome, se demandant s'il n'y avait pas là un empiétement sur leur indépendance politique ou sur l'autonomie de leur nation.

Mais Windthorst n'ignorait pas.que le chancelier était vivement inquiet des progrès et des agissements des socialistes, qu'il préparait une loi contre eux, et que, pour faire voter cette loi, il avait besoin de l'appui du centre catholique. II savait aussi que M. de Bismarck supportait mal les violences maladroites de M. Falk, et ne cherchait que le moyen de s'en défaire. Quant au centre lui-même, il suffirait, pensait-il, de faire à propos, au moment voulu, avant qu'aucun incident pénible ne l'aigri, un appel à son sens catholique, à son esprit d'obéissance au Saint-Siège, pour l'engager dans la voie choisie par Léon XIII.

La tactique de Windthorst fut donc aussitôt fixée : tout d'abord, réserver le vote des catholiques dans la question du socialisme et mettre au premier rang de leurs revendications la retraite de Falk ; d'autre part, définir nettement l'attitude du centre par rapport aux directions futures du Saint-Siège.

Les réserves faites par Windthorst à propos des lois préparées contre les socialistes, étaient inspirées par d'autres motifs que celui d'une pure tactique parlementaire. Voter de pareilles lois, c'était créer un précédent qui pourrait être retourné contre les catholiques ; ce pouvait être forger des chaînes pour l'Eglise ; on comprend donc que le chef du centre ne consentit à les voter qu'en stipulant des garanties pour ses croyances. En même temps, il mit à néant les espérances de ceux qui escomptaient son désaccord avec le Saint-Siège, par la déclaration suivante, faite au Landtag le 11 décembre 1878 : Ma première déclaration, dit-il, celle pour laquelle je possède l'adhésion, non seulement de mes collègues du centre, mais de tous les catholiques de Prusse, la voici : Si le gouvernement et la curie parviennent à un accord, nous saluerons cet accord d'un véritable Te Deum. Absolument et complètement, nous nous soumettrons aux conditions de l'accord, même si nous pouvions croire que, par amour pour la paix, trop de concessions auraient été faites à l'Etat. Il ne doit, là-dessus, subsister aucun doute[31].

Le mois suivant, en janvier 1879, le chef du centre et quelques-uns de ses amis entreprirent au Parlement une vive campagne contre l'œuvre scolaire de M. Falk, qu'ils rendirent responsable des excès récents du socialisme allemand. Habilement, Windthorst rappela tout ce qui, dans cette œuvre, avait déplu au prince de Bismarck, et il ne manqua pas de faire allusion aux attentats qui avaient mis en péril les jours de l'empereur. Le ministre de l'instruction publique sentit s'effondrer sous lui cette haute situation politique qu'il s'était faite par tant d'audace et tant de persévérance. Désespérément, il se défendit en attaquant avec violence ses adversaires. On rendait son système scolaire responsable des progrès du socialisme ; mais ce système remontait à peine à sept ans. Parmi les révolutionnaires dont on s'épouvantait, combien y en avait-il qui avaient appris l'alphabet dans les écoles organisées par lui i Pas un seul. Ce qui avait propagé les luttes religieuses et les troubles sociaux, c'était bien plutôt le régime pédagogique antérieur, cette façon de cléricalisme, qui n'était propre qu'à faire détester la religion et ceux qui s'en faisaient les soutiens. M. Falk avait pour lui la majorité du Landtag en parlant ainsi ; mais il blessait à la fois la cour et Bismarck, les conservateurs protestants et le centre catholique du Reichstag. Il devait succomber.

Un incident parlementaire précipita sa chute.

L'année 1878 marqua un revirement dans la politique générale du chancelier de l'empire. Jusque-là, il avait adopté et pratiqué les doctrines libre-échangistes, qui étaient celles des partis de gauche avec lesquels il gouvernait. Mais le souci de la grandeur de l'empire allemand, de son indépendance et de son prestige à l'égard des Etats particuliers qui en formaient les éléments, l'amena à une conception différente. Il résolut de doter l'empire de larges ressources, qui le dispenseraient de demander aux Etats particuliers des subsides périodiques. Il suffisait, pour cela, de recourir franchement à ce régime protectionniste qui avait permis à la France, gouvernée par M. Thiers, de se libérer si promptement des charges de la guerre de 1870. Un vaste système douanier, frappant d'impôts les innombrables marchandises que l'Allemagne achetait à l'étranger, et qui ne payaient jusque-là presque aucun droit d'entrée, pouvait rapporter au budget annuel de l'empire quatre milliards de francs. Grâce à cette taxe, et à d'autres impôts ou monopoles, inspirés du même esprit protectionniste, l'Empire apparaîtrait aux populations, non plus comme un créancier besogneux et gênant, mais comme un protecteur du travail national et un patron généreux.

Mais il fallait gagner à ce plan, à ce remaniement complet de l'assiette générale des impôts, une assemblée qui comptait d'ardents théoriciens du libre-échange, une opinion hésitant à abandonner de vieilles traditions budgétaires. Le concours du centre, si on pouvait l'obtenir, ferait pencher la balance en faveur du gouvernement ; mais on ne pouvait espérer ce concours qu'en faisant droit aux revendications du centre. Tant que se prolonge la détresse du peuple, disait Windthorst, tant que nos évêques sont en exil, tant que dure le veuvage de plus de mille paroisses, tant que le culte et les sacrements sont des délits, nous garderons la position que nous avons prise[32]. Le chancelier s'aboucha avec le chef du centre. Il fit obtenir à l'un des membres les plus influents du parti catholique, Franckenstein, une vice-présidence au Reichstag. Le centre consentit à voter en principe l'établissement de droits douaniers au profit de l'empire. Plusieurs de ses membres, agriculteurs ou industriels, étaient partisans des droits protecteurs. Windthorst ne redoutait que les monopoles. Toutefois ses amis ne consentirent à donner leur vote au projet du gouvernement qu'à la condition qu'une partie des revenus seraient versés à la caisse des Etats particuliers. Par cette clause, connue depuis sous le nom de clausule Franckenstein, les catholiques, en accordant leur concours, faisaient sentir leur force.

Leurs ennemis et ceux du prince de Bismarck firent courir le bruit qu'il y avait entre eux et le chancelier une partie liée, une sorte de complot. Il n'en était rien. Windthorst put, en plein parlement, s'écrier avec fierté : Les idées que nous soutenons sont si élevées au-dessus de tout ce qui est de ce monde, que nous ne les confondons pas avec des intérêts purement terrestres... Si nous avions des promesses, il serait objectivement possible que nous fussions dupés. Comme nous ne les avons pas, nous ne pouvons pas être dupes. D'ailleurs, qui veut me duper, doit se lever d'assez bonne heure. Il ajoutait cependant cette phrase significative : Il ne s'ensuit pas que, sur certain domaine qui nous est cher, la logique des faits ne se fasse pas sentir.

De loin, Léon XIII suivait cette tactique, et l'approuvait. Il faisait savoir à Windthorst qu'il était bon de poursuivre sans défaillance l'abrogation des lois de mai, mais sans heurter les susceptibilités gouvernementales, qu'il fallait tenir à Bismarck la dragée haute, sans se compromettre avec lui[33]. C'est au moyen d'une pareille tactique que la logique des faits pousserait la marche des événements. Les événements marchaient en effet. Le vote des lois douanières réalisa les espérances de Bismarck. Les conservateurs et le centre lui donnèrent une forte majorité, dont l'empereur se félicita. Le parti national-libéral se sentit vaincu. Falk se vit condamné. La majorité qui triomphait s'était surtout unie, il le comprenait, par le désir de combattre son œuvre. Devant cette coalition des pouvoirs publics, des protestants conservateurs et des catholiques, il ne pouvait lutter longtemps. Le 3 juillet 1879, il donna sa démission.

Ce n'était point encore, pour les catholiques, le triomphe ; mais la voie était déblayée pour les luttes futures.

 

VI

La chute de M. Falk réjouissait à la fois M. de Bismarck, qui s'était plus d'une fois senti compromis par les témérités de son collaborateur, et les catholiques, qui voyaient disparaître avec lui un de leurs plus violents persécuteurs. Son successeur, M. de Puttkamer, parut offrir au gouvernement impérial comme à l'Eglise de plus sérieuses garanties de tenue et de modération. Robert-Victor de Puttkamer, président général de Silésie, y avait appliqué les lois de mai avec la correction d'un bon fonctionnaire, mais sans ferveur ; il paraissait aimer peu les vieux-catholiques : Tout, d'ailleurs, dit-on, était en lui distingué : la naissance, la parole, la poignée de main et jusqu'à la coupe de la barbe... Puttkamer était un protestant correct et pratiquant. Il tenait à ce qu'on sût sa réelle piété. Dans les banquets officiels, il donnait, en pleine table, l'exemple de prier Dieu. On sut, du reste, par ses discours publics, qu'il ne partageait pas en toutes choses les idées pédagogiques de Falk, et que le caractère confessionnel de l'école primaire serait bientôt accentué[34].

Bref, on pouvait espérer voir finir, sous son ministère, le Kulturkampf dans ses manifestations les plus odieuses, les plus grossières. Mais, malgré tout, les, terribles lois de mai subsistaient, et les ravages qu'elles avaient déjà provoqués paraissaient difficilement réparables. Des calculs allaient bientôt prouver que, dans 60i paroisses, peuplées de 646.000 âmes, il n'y avait plus aucun prêtre ; que, dans 584 paroisses, peuplées de plus de 1.500.000 âmes, le nombre des prêtres, depuis 1873, avait diminué de moitié. D'autres statistiques devaient établir.que 296 couvents avaient été balayés par la tourmente, et que 1.181 religieuses avaient dû se séculariser ou s'exiler[35]. De tels ravages, envisagés surtout par Bismarck et même par l'empereur Guillaume du point de vue politique, privaient l'Etat d'une force morale, qu'on n'espérait plus maintenant pouvoir être suppléée par celle du vieux-catholicisme, déchu de tout prestige, ou de l'Eglise d'Etat, mort-née. Ils entretenaient parmi les catholiques, blessés dans leurs croyances, parmi les protestants conservateurs, menacés à leur tour, parmi nombre d'esprits sincèrement libéraux, choqués dans leurs principes, un ferment d'agitation, qui pouvait tout à coup devenir redoutable. Ne serait-il pas possible de relever cette grande force morale, si favorable à la paix sociale, en l'empêchant de devenir une menace pour l'Etat, mieux encore, en l'assujettissant à l'Etat ? Telle fut la question hardie que se posa le chancelier prussien, et qu'il tenta de résoudre par l'affirmative. Gagner à ce projet le pape Léon XIII parut impossible ; mais le centre catholique, séparé au besoin de son chef suprême, ne pourrait-il pas se plier à un pareil dessein ? En lui offrant la paix religieuse, une paix qui satisferait les consciences catholiques sans désarmer le gouvernement, et en récompensant ses chefs de leur concours par des dignités et des faveurs, ne pourrait-on point parvenir à les lier à la cause nationale et politique défendue par le chancelier ? Guillaume er, personnellement ami de l'unité dans l'ordre, de la paix dans la hiérarchie et de la subordination de toute chose au pouvoir civil, se prêta volontiers au plan de son premier ministre, et ce dernier entreprit aussitôt avec Rome des négociations tendant à la réalisation de son programme audacieux.

Le diplomate allemand jeta d'abord les yeux, pour remplir le rôle de négociateur, sur un prélat qui, aux mérites d'une science éprouvée et d'une haute sagesse connue de tous, joignait cet avantage de n'avoir pas été mêlé aux récentes querelles religieuses, Mgr Héfélé, évêque de Rottenbourg, l'illustre historien des conciles. Un travail sur les lois de mai, que lui avait confié naguère le nonce de Vienne, Mgr Jacobini, l'avait préparé à une pareille mission. La lecture de ce travail déçut-elle le chancelier ? Ou bien celui-ci voulut-il brusquer la conclusion de l'affaire ? Le fait est que Mgr Héfélé n'eut pas d'autre rôle à remplir que celui de consulteur ; le négociateur fut Bismarck lui-même, qui, subitement, entra personnellement en scène. De Gastein, où il négociait avec le comte Andrassy l'alliance de l'empire d'Allemagne avec l'empire d'Autriche, il fit savoir à Léon XIII qu'il s'aboucherait volontiers avec un représentant du Saint-Siège. Le choix du pape s'arrêta sur Mgr Jacobini, qui, le 12 septembre, arriva à Gastein. Des discussions très serrées s'engagèrent aussitôt, se poursuivirent pendant quatre jours. Mais Bismarck, qui, peu de jours auparavant, avait, pour amorcer la discussion, déclaré qu'il voulait faire un concordat[36], se refusait à toute précision, se récusait sur son incompétence, s'en référait tantôt au ministre des cultes, tantôt au ministre de l'instruction publique, bref, se dérobait à toute entente catégorique. Attentif à tout mouvement d'opinion, à toute intrigue de parti qui pouvait ébranler son pouvoir, Bismarck venait d'entendre monter jusqu'à lui de sourds murmures, d'amères réclamations, et ne se croyait plus assez fort pour prendre sur lui seul la responsabilité d'un accord avec Rome.

Ses pressentiments ne le trompaient pas. Les jésuites vont rentrer : ce cri, que poussaient en Allemagne les adversaires du catholicisme toutes les fois qu'un mouvement de pacification religieuse se dessinait, avait le don de réunir dans une même panique, plus ou moins sincère, les libres penseurs, les protestants, les vieux catholiques, les universitaires et les fanatiques de la patrie allemande. Il retentit de toutes parts. Le cardinal de Hohenlohe lui-même, trop dominé par des influences de famille et de milieu social, s'en alarma[37]. Le ministre déchu, M. Falk, en profita pour élever la voix. Il le fit avec véhémence et habileté. Sa tactique consista à mettre en cause la politique et par là même la personne du prince de Bismarck, en attaquant la politique et la personne de M. de Puttkamer. Dans une lettre publique, adroitement rédigée, il relevait les fautes, les maladresses, les insuccès de détail que, depuis sa retraite, il avait minutieusement observés dans l'administration de son successeur ; il les opposait aux témoignages de confiance, aux messages de sympathie qu'il avait reçus au moment de sa chute. Sa lettre se terminait ainsi : Je n'appartiens pas à la catégorie des pessimistes ; mais assurément les idées des pessimistes se vérifieront, si ceux qui sont qualifiés pour agir mettent les mains dans leurs poches. Puisse-t-il n'en pas être ainsi ! A n'en pas douter, ces derniers mots visaient le prince de Bismarck, peut-être l'empereur Guillaume.

Le chancelier était d'autant plus sensible à de pareilles attaques, que le centre profitait de la discorde pour mener une campagne active dans la Prusse et la Westphalie, pour s'organiser en parti d'une manière plus étroite et plus solide, pour inaugurer cette ère des grands congrès qui marquerait une phase décisive dans l'histoire du catholicisme allemand. Les élections au Landtag approchaient. Windthorst, toujours habile à épier les fautes de ses adversaires et à les exploiter à son profit, s'appliquait à circonscrire la lutte électorale sur le terrain scolaire et religieux, où il rencontrait le concours d'un certain nombre de protestants conservateurs, ennemis déclarés du sectarisme de M. Falk. Le résultat de cette politique fut, aux élections du 8 octobre, un accroissement sensible des membres du centre et la défaite éclatante des nationaux-libéraux, partisans déclarés de Falk. En un sens, Bismarck et Puttkamer triomphaient ; mais ni le chancelier ni le ministre de l'instruction publique ne purent longtemps se faire illusion sur leur triomphe ; car le chef du centre, par les manœuvres de qui l'ancien ministre Falk avait été vaincu, avait conscience de sa force et la faisait valoir hardiment. Uni aux conservateurs pour combattre l'école antireligieuse, il s'en détachait fièrement pour revendiquer les droits de l'Eglise catholique. Puttkamer consentit à réintégrer dans leurs fonctions les ecclésiastiques que Falk avait évincés ; mais les catholiques réclamèrent en plus : la suppression des crédits accordés à l'évêque vieux-catholique, l'abolition de la cour suprême pour affaires ecclésiastiques, l'abrogation des lois de mai.

Bismarck voulait la paix, ou tout au moins une trêve, mais non à ce prix. Les habiles manœuvres, les coups droits subits du leader catholique, du petit guelfe aux dents de loup[38], l'irritaient. Il déclara que les choses d'Eglise ne regardaient que lui, Bismarck, et le pape ; et il conçut le plan d'une campagne diplomatique qui, par des promesses et des menaces habilement combinées, aurait pour premier effet de séparer le centre du pape. Ce premier résultat obtenu, il espérait arriver, soit à ruiner l'influence du centre en traitant directement avec le pape par-dessus sa tête, soit à gagner le centre allemand à la cause de l'empire en faisant appel à son patriotisme et en le comblant de faveurs. Le chancelier comptait sans la finesse de Windthorst et la perspicacité de Léon XIII.

A partir du mois de janvier 1880, le mot d'ordre sembla être de ne plus tenir compte pratiquement des lois de mai. Le 20 janvier, Puttkamer déclara que la police, en cas d'infraction à ces lois par les prêtres catholiques, devait, non point les déférer aux parquets, mais en informer le président, lequel jugerait s'il y avait lieu de poursuivre. Le prince de Bismarck proclama que l'Eglise catholique était une institution parfaitement digne du respect de ses fidèles et de l'estime des hommes du dehors[39]. Le mercredi des Cendres, le ministre de l'instruction publique décida qu'à l'avenir l'inspection des écoles locales appartiendrait aux hommes d'Eglise, plus cultivés que les instituteurs. A Metz, la première visite du maréchal de Manteuffel fut pour Mgr Dupont des Loges ; il interrogea l'évêque sur ses désirs et les exauça aussitôt[40]. Le nombre des aumôniers militaires fut augmenté en Alsace-Lorraine, et les religieux expulsés de France, à l'exception des jésuites et des rédemptoristes, furent autorisés à y entrer[41].

Le Saint-Siège ne pouvait rester indifférent à ces procédés. Le 24 février, Léon -XIII, écrivant à Mgr Melchers, archevêque de Cologne, affirma de nouveau son désir de paix, et ajouta que pour hâter l'accord, il était disposé à souffrir que les noms des prêtres appelés par les ordinaires des diocèses à partager leur sollicitude pour le soin des âmes fussent communiqués au gouvernement avant l'institution canonique[42]. Bismarck, qui attendait avec impatience une pièce de ce genre, triompha. Le pape fait des concessions, déclara-t-il dans un dîner parlementaire, et nous le paierons de la même monnaie. Il exagéra le sens de la condescendance pontificale. ; il fit publier par ses journaux que la concession faite par le pape s'appliquerait à tous les ministres du culte. Quelques membres du centre, Reichensperger entre autres, commençaient à trouver excessive une pareille transaction. Le pape capitule, s'écriaient les journaux libéraux ; c'est un Canossa à rebours. Léon XIII fit bientôt déclarer par son secrétaire d'Etat, le cardinal Nina, que la concession ne concernait que les curés inamovibles, et que, d'ailleurs, ce que le Saint-Siège proposait d'accorder n'était qu'un prélude à une entente qui ne pouvait avoir d'autre objet que l'engagement pris par la Prusse de mettre sa législation en accord avec les principes de l'Eglise, surtout en ce qui regarde le libre exercice du ministère et la formation du clergé. En d'autres termes, le traité dont le pape proposait les préliminaires devait stipuler l'abrogation des lois de mai.

Décidément, la première tactique de la diplomatie allemande, consistant à traiter directement avec le pape, échouait. Le chancelier, après avoir essayé de traiter arec Léon XIII en se passant des catholiques allemands, tenta de s'entendre directement avec eux en laissant de côté le pape. Dans une lettre écrite le 14 mai 1880, il annonça le prochain dépôt d'un projet de pacification religieuse. L'attitude de la curie, déclarait-il, n'influera pas sur ce que nous avons à faire chez nous, dans l'intérêt de nos concitoyens... Nous ne demandons pas de contre-concession à Rome ; nous légiférerons dans l'intérêt des sujets catholiques.

 

VII

Le 20, mai, le jour même où se rouvrait le Landtag, le projet de loi fut déposé. Il comprenait onze articles, qui ne formaient pas un tout ; on eût dit, bien plutôt, onze projets de loi différents, indépendants les uns des autres. Sur les onze, il n'y en avait qu'un seul qui corrigeât, d'une façon définitive, le texte des lois de mai.

L'Etat, par cet article, renonçait à dire que les prêtres indociles aux lois pourraient être licenciés de leurs fonctions, et se contentait de décider qu'ils seraient déclarés incapables de remplir ces fonctions : c'était une rectification de forme, une reconnaissance implicite de ce fait, que la collation des charges sacerdotales est chose d'Eglise ; mais la concession était purement platonique, puisque l'Etat, en frappant un prêtre d'une pareille déclaration d'incapacité, continuerait, en fait, sous des peines très sévères, à lui interdire son ministère de prêtre. Les dix autres articles mettaient le gouvernement en mesure de suspendre ou de mitiger, à certains égards, l'application des lois[43]. Telle était l'économie du projet de loi proposé par M. de. Bismarck. Que ce projet fût voté tel quel, le chancelier aurait à sa disposition deux séries de lois : les unes, les vieilles, permettant de poursuivre la guerre ; l'autre, la nouvelle, permettant de marcher vers la paix. Il serait équipé, soit pour se battre, soit pour commencer à pacifier[44].

Ni Léon XIII, ni Windthorst, ni l'épiscopat, ni la presse catholique ne se laissèrent prendre à ce piège grossier. Le pape retira la proposition qu'il avait faite relativement aux curés inamovibles. Ce qui restait de l'épiscopat prussien, les évêques de Kulm et de Fulda, Brinkman, l'évêque exilé de Münster, Melchers, l'archevêque exilé de Cologne, et quelques autres, se réunirent à Aix-la-Chapelle, et déclarèrent inacceptable le projet de loi. Windthorst alla à Vienne conférer avec Mgr Jacobini. Un des personnages les plus en vue du centre, le prêtre Majunke, se rendit au Vatican pour prendre l'avis du pape. Un membre éminent du Sacré-Collège, le cardinal Franzelin, fut consulté. De ces pourparlers résultèrent les résolutions suivantes, qui devaient rester la charte du centre pour plusieurs années : I. Dans les questions purement politiques, le centre est tout à fait libre et indépendant du Saint-Siège. — II. Au point de vue de la politique religieuse, le centre doit constamment réclamer que les lois hostiles à l'Eglise soient ou abrogées, ou modifiées d'accord avec le Saint-Siège. — III. Un projet conçu de telle façon, qu'il ne puisse avoir d'autre sens que d'assurer la puissance discrétionnaire du gouvernement, pour qu'à sa propre guise il applique ou n'applique pas les lois de mai, ne peut recevoir l'adhésion du centre sans amendement[45].

Bismarck avait voulu brouiller entre eux le centre et le Saint-Siège ; ils se trouvaient désormais plus unis que jamais. Conformément aux règles rappelées ci-dessus, le centre, pour montrer à Bismarck qu'il y avait dans le Landtag une majorité opposée aux lois sectaires, vota le paragraphe qui permettait la réintégration des évêques ; mais il repoussa l'ensemble du projet. La loi fut votée malgré son opposition et promulguée, le 14 juillet 1880, par le roi de Prusse. Mais cette victoire apparente fut, pour le gouvernement, une défaite. Le plan du chancelier, tentant de substituer à l'inflexibilité des lois précédentes la souplesse d'une dictature, avait été déjoué ; et son initiative législative impliquait, par elle-même, l'aveu du mal commis. Mais, comme l'a fort bien dit l'historien de l'Allemagne religieuse, la responsabilité de l'Etat persistait, et la nouvelle loi ne supprimait pas le mal. L'Etat pécheur rusait avec son péché ; et Léon XIII attendait de Bismarck, patiemment, une plus complète repentance[46].

Cette repentance, si elle n'était pas inspirée au chancelier par des convictions religieuses, s'imposerait du moins à lui par des considérations politiques[47].

Tout d'abord, il ne tarda pas à s'apercevoir que sa loi du 14 juillet 1880, loin d'affaiblir le zèle des catholiques, n'avait fait que les exciter à la lutte et les encourager pour de nouvelles conquêtes. Cette loi permettait l'exercice du culte à tous les ecclésiastiques qui occupaient en Prusse un poste légal. Tous les curés qui étaient membres du parti du centre se partagèrent aussitôt entre eux, dans un certain périmètre autour de Berlin, les chrétientés orphelines, et s'en allèrent, le dimanche, tantôt dans l'une, tantôt dans l'autre. Des prêtres déjà âgés, déjà responsables devant leur évêque de toute une paroisse, acceptèrent, avec une joie conquérante, cette besogne de missionnaires, cette fatigue longtemps inespérée... çà et là, la rentrée du Dieu de l'Eucharistie fut triomphale, et la Gazette de Cologne, écho des nationaux-libéraux, s'en plaignit[48].

On s'aperçut bientôt que cette ardeur apostolique exerçait un attrait presque impérieux sur certains protestants conservateurs. Ceux-ci jugeaient que, depuis 1870, l'idée chrétienne avait tenu trop peu de place dans la politique du royaume et de l'empire, et quelques hommes de bonne volonté, dans les deux Eglises, aspiraient à coaliser leurs efforts pour une action sociale commune, laquelle ne pourrait s'organiser avec quelque efficacité que si la paix religieuse était restaurée[49].

Le mouvement antisémitique, dirigé par le pasteur Stœcker, ne tendait pas à un autre but. Créé pour combattre l'ascendant économique et social du judaïsme, il était analogue, dans son objet direct, à la campagne menée en France par Edouard Drumont. Mais, à la différence du publiciste français, dont l'inspiration était surtout nationaliste, le pasteur luthérien cherchait avant tout à défendre l'esprit chrétien contre les négations propagées par les fils d'Israël[50].

Dans l'ordre politique, les Polonais, les Guelfes, les Alsaciens-Lorrains, sentant une force dans le centre catholique, se groupaient plus étroitement autour de lui.

Cette force grandissante, Bismarck ne pouvait songer à la briser actuellement. L'adoucir, l'apaiser, au moyen de nouvelles concessions habilement présentées, était tout ce qui pouvait se tenter à cette heure.

Précisément, d'un pays qui avait précédé la Prusse dans la voie du Kulturkampf, du grand-duché de Bade, une leçon parvenait au chancelier. Le 5 mars 1880, le grand-duc avait signé une loi abolissant toutes les restrictions mises depuis 1868 à l'exercice du culte catholique. Le 11 avril suivant, la curie de Fribourg avait réglé les démarches à faire par les ecclésiastiques dépossédés de leurs emplois, et, en quelques mois, des centaines de prêtres avaient reçu de leurs ordinaires, d'accord avec les autorités civiles, tous les pouvoirs nécessaires à la reprise de leurs fonctions spirituelles. Dans un congrès catholique tenu à Constance, l'administrateur épiscopal, Kübel, avait exprimé au grand-duc sa joyeuse gratitude. Quel contraste entre cette paix de l'Etat badois et le malaise profond dont souffrait la Prusse !

Guillaume Ier, à ce moment précis, se préparait à célébrer l'achèvement de la cathédrale de Cologne par une grande fête nationale. Le 14 août 1880, la dernière pierre était posée sur le célèbre dôme, dont la première pierre avait été bénite le jour de l'Assomption de l'année 1248. L'empereur allemand se plaisait à y voir le symbole superbe de l'œuvre accomplie, pendant six siècles, par le Saint-Empire et par l'Empire des Hohenzollern. Or, le Ier juillet, six mille catholiques, réunis à Cologne, avaient exprimé le vœu d'ajourner toute participation à cette fête, d'attendre le jour où leur évêque leur serait rendu. L'empereur fixa la cérémonie projetée au 15 octobre. Vers la fin de septembre, une pétition, revêtue de 40.000 signatures de catholiques, lui demanda l'abrogation préalable des lois de mai. Le souverain passa outre ; mais il eut l'humiliation de voir l'Allemagne catholique, l'Allemagne souffrante et persécutée, rester fidèle au mot d'ordre d'un digne effacement, se retirer momentanément de cette cathédrale, qui était sienne, au moment où l'Allemagne gouvernementale y faisait son entrée. L'évêque auxiliaire, Mgr Baudri, ne put se dérober au devoir de recevoir l'empereur sur le seuil, mais il le fit sans aucun insigne épiscopal. L'absence de la mitre sur sa tête, de la crosse en ses mains, symbolisa les ruines de l'église de Cologne ; et l'allocution qu'il prononça, non à titre d'évêque, mais à titre de doyen du chapitre, fut d'une sobriété sévère, qui lui donna l'air d'une admonition. Il appela de ses vœux le jour qui rendrait la paix à l'Eglise, à la cathédrale son pasteur. Beaucoup de catholiques s'abstinrent de pavoiser ; tous les chanoines, sauf deux, refusèrent de se rendre au banquet où les avait invités l'empereur. Sur le seuil du monument que Guerres avait jadis salué comme la représentation épique et symbolique du devenir allemand, et dont l'achèvement manifestait le déchirement profond de la patrie allemande, Guillaume Ier ne put se défendre, dit-on, d'une poignante émotion, et ce fut sous le coup de ce sentiment que, dans sa réponse à l'allocution de Mgr Baudri, il déclara que la paix de Dieu, une paix non troublée, demeurait le but de ses constants efforts.

 

VIII

Léon XIII et le chef du centre suivaient d'un œil attentif tous ces événements, prêts à en profiter pour la libération de l'Eglise. Le souverain pontife venait précisément de choisir, pour succéder au cardinal Nina, en qualité de secrétaire d'Etat, Mgr Jacobini, nonce à Vienne, l'homme le mieux au courant des affaires religieuses d'Allemagne. Avant qu'il ne rejoignît son nouveau poste, Windthorst alla le voir dans la capitale de l'Autriche. Les entretiens du secrétaire d'Etat du Saint-Siège et du chef du centre empruntèrent aux circonstances un accent nouveau de gravité. Entre autres choses, il y fut décidé que, tandis que Windthorst et ses amis continueraient vigoureusement la lutte au parlement et dans la presse, le cardinal, en prenant possession de la secrétairerie d'Etat, proposerait au prince de Bismarck de reprendre les négociations depuis quelque temps interrompues entre la cour de Rome et la cour de Berlin.

En rentrant en Prusse, Windthorst y trouva, en pleine activité, la jeune association de journalistes que l'abbé Schmitz, plus tard archevêque de Cologne, venait de fonder, en cette année 1880, sous le patronage de saint Augustin. L'Association de Saint-Augustin promettait déjà d'apporter au centre un renfort puissant et d'être, pour l'opinion catholique, un organe toujours prêt à soutenir ses revendications.

Muni de ce nouveau secours, fort de l'approbation explicite de Rome, le centre organisa ses travaux de telle sorte que, durant l'hiver de 1880-1881, chaque mois un grand débat religieux se déroula au Landtag. En même temps, le cardinal Jacobini prenait l'initiative d'une correspondance diplomatique avec le chancelier, qui, non content de s'y prêter avec empressement, se hâtait de se rapprocher du centre. Le 29 mars 1881, on le vit, dans une soirée parlementaire, aborder un des chefs du parti catholique, M. Reichensperger, et s'entretenir avec lui sur le ton d'une intime familiarité. Quels motifs le poussaient ? Le désir, sans doute, de ménager une puissance qu'il voyait grandir de jour en jour, et qu'il préférait avoir avec lui que contre lui, l'espoir de la gagner à sa cause, d'en faire, s'il était possible, un instrument de la politique allemande. Cette politique, on ne saurait trop le répéter, était, dès lors, la domination du monde par l'Allemagne, peuple élu de Dieu[51] ; mais une telle domination ne pouvait se réaliser que par la paix intérieure et par l'adhésion de tous les partis à ce programme grandiose. La plupart des avances faites, dès cette époque, à la social-démocratie d'une part, et au centre catholique d'autre part, ne s'expliquent pleinement que par ce but politique. Toutefois, cette alliance avec le centre, comme l'alliance avec les sociaux-démocrates, ne devait pas se faire au détriment de la pleine autorité, de l'autonomie absolue du monarque prussien[52]. Toute la diplomatie de M. de Bismarck, si on l'examine avec attention, est inspirée par le désir de réaliser simultanément ces deux grands desseins[53].

Le premier objet des pourparlers engagés entre le cardinal secrétaire d'État et le prince chancelier fut de s'entendre sur l'application de la loi du 14 juillet 1880. Cette loi accordait au roi de Prusse la faculté de dispenser du 'serment aux lois de mai les ecclésiastiques chargés d'administrer les diocèses. A Posen, à Cologne, à Münster, à Breslau, à Limbourg, le gouvernement avait déposé les évêques. Le représentant de Léon XIII accepta que des administrateurs ecclésiastiques fussent nommés à ces sièges, et le ministre du roi Guillaume s'engagea à les libérer de toute obligation de serment. Par suite de cet accord, les chapitres des diocèses de Paderborn, d'Osnabrück et de Fulda, dont les sièges étaient vacants, désignèrent trois vicaires capitulaires, qui furent agréés par l'Etat prussien. Le veuvage de trois grands diocèses, sans prendre encore fin, puisqu'on ne leur rendait pas leurs évêques, fut du moins adouci ; et l'Eglise eut lieu de se réjouir de cette reconnaissance partielle de ses droits.

La joie des catholiques fut plus grande encore quand, vers la fin du mois de mai 1881, ils apprirent que le prince de Bismarck manifestait l'intention de rétablir les rapports diplomatiques de la Prusse avec le Vatican[54]. Peu de temps après, le chancelier donna suite à son projet en accréditant comme ministre plénipotentiaire auprès de la cour romaine le baron Kurd de Schlœzer, qui, de 1864 à 1868, avait appartenu à la légation de Prusse auprès du Saint-Siège, et qui avait laissé à Rome, dans la haute prélature et l'aristocratie, le souvenir d'un homme distingué, poli et serviable. Ses origines confessionnelles et son scepticisme personnel le rendaient incapable d'apprécier la mission surnaturelle de l'Eglise, mais son sens politique très averti lui faisait comprendre la grande place que tenait le Saint-Siège au milieu des Etats de l'Europe.

Un de ses premiers actes fut de négocier avec le cardinal Jacobini le rétablissement de la hiérarchie dans le diocèse de Trèves, où l'élection du vicaire capitulaire n'avait pas reçu l'approbation du gouvernement. Le Saint-Siège demandait que la hiérarchie y fût intégralement rétablie par la nomination d'un évêque, et Léon XIII proposait pour ce poste un jeune prêtre d'origine alsacienne, renommé pour son éloquence, l'abbé Félix Korum. Ce nom fut agréé, et, le 14 août 1881, l'abbé Korum fut sacré évêque du diocèse de Trèves. C'était la première fois, depuis les lois de mai, que Rome et Berlin s'entendaient pour faire un évêque[55].

Cependant Bismarck n'avait pas lieu d'être satisfait. Quelques-uns de ses partisans lui rappelaient que, dans une lettre écrite, seize mois auparavant, il avait déclaré que la Prusse ne ferait rien pour le Saint-Siège avant d'être payée, et qu'il n'avait encore rien reçu de Rome. M. de Bennigsen soutenait même que Léon XIII voyait d'un mauvais œil la création de l'empire prusso-allemand, de même que jadis le pape Clément X s'était opposé à la création du royaume de Prusse. Certes, Bismarck n'était pas tenté de demander au pape une approbation de sa politique allemande ; mais gagner à cette cause le parti du centre, ou tout au moins une fraction de ce parti, ne lui paraissait pas une entreprise irréalisable, et ce serait là la rançon, très rémunératrice à ses yeux, de ses concessions à la papauté. La Correspondance politique, qu'inspirait le chancelier, faisait des avances aux catholiques : Le centre, disait-elle, peut prendre le rôle qu'ont eu pendant douze ans les nationaux-libéraux. Et cette perspective de constituer un parti gouvernemental souriait à quelques députés catholiques. La Germania elle-même écrivait Nous n'avons jamais dit : A bas Bismarck !... Nous sentons que la nation ne peut se passer de sa forte main. Aux élections du Reichstag, qui eurent lieu le 27 octobre 1881, le centre avait encore vu grossir le nombre de ses membres, et, par son union avec les Polonais, les Guelfes et les Alsaciens-Lorrains, il pouvait devenir l'axe de la majorité ; mais de sourds éléments de dissociation s'agitaient dans son sein : tandis que les uns poussaient à une politique intransigeante et combative, d'autres, épris d'un culte excessif pour la patrie allemande, étaient prêts à lui faire le sacrifice de leur discipline catholique. Heureusement Léon XIII et Windthorst veillaient. Par leur prudence et leur fermeté, le péril fut momentanément écarté. De ce ton d'autorité qui en imposait à son parti, le chef du centre, dans un discours magistral, qui fit le tour de l'Allemagne et de l'Europe, s'écria : La première résolution des catholiques allemands regarde leur position à l'égard du Saint-Siège. Nous affirmons notre obéissance absolue à l'autorité spirituelle du pape. La seconde résolution des catholiques allemands est de réclamer l'abrogation de toutes les lois qui ont été faites pour subjuguer, pour asservir la sainte Eglise. On a cru, on a prétendu que la résistance passive des catholiques était l'œuvre de quelques ambitieux. On l'a chanté sur tous les tons... Messieurs, il n'en est pas ainsi. Notre résistance vient uniquement du sentiment religieux, notre résistance ne vient que des sentiments catholiques du peuple catholique. La lutte pour la civilisation, le Kulturkampf, a passé son apogée. Le jour commence à poindre. Après l'aurore, le soleil se lèvera au firmament. Espérance et confiance ! On a mis le pied sur la première marche ; il faudra bien, tôt ou tard, monter la deuxième marche, et je suis persuadé que même les plus vieux parmi nous verront la fin de cette lutte[56].

Windthorst disait vrai. Le 17 janvier 1882, le gouvernement prussien gravit, suivant l'expression du chef du centre, la seconde marche, en déposant un projet de loi améliorant la situation légale faite au clergé catholique par la loi du 14 juillet 1880. Désormais, aux termes du projet, il serait permis de réinstaller les évêques déposés (art. 2) et d'autoriser l'exercice des fonctions sacerdotales par les prêtres qui n'avaient pas satisfait au programme d'éducation et d'examen fixé par les lois de mai (art. 3). L'article 4, en permettant de porter les recours des évêques devant le ministre des cultes, indiquait l'arrière-pensée de laisser peu à peu tomber la cour royale pour affaires ecclésiastiques, et l'article 5, en maintenant en principe l'obligation pour les évêques de présenter à l'Etat les noms des curés qu'ils voulaient installer, permettait au ministère de restreindre les cas où la formalité de la présentation serait requise. Le grand tort de ce projet était de tout laisser au pouvoir discrétionnaire du gouvernement, lequel pouvait, à son gré, appliquer rigoureusement les lois de mai ou les laisser en sommeil. Tel quel, le projet était donc inacceptable. Léon XIII et Windthorst se prononcèrent nettement en ce sens. Mais, grâce à l'accord des conservateurs avec le centre, le projet fut notablement modifié, par la commission parlementaire d'abord, puis par le Landtag lui-même. Tel qu'il sortit des discussions des Chambres, tel qu'il fut ratifié, le 31 mai 1882, par le roi, il apportait aux lois de mai trois améliorations importantes. Ces modifications, du reste, différaient de caractère et de portée. L'État ne pouvait plus, à lui seul, installer des curés : c'était là, définitivement, un fait acquis. Les évêques déposés pouvaient être rappelés : c'était une simple possibilité, dont l'Etat devenait tout à la fois le juge et le maître. La nécessité pour les clercs de subir un examen d'Etat était supprimée ; mais encore fallait-il que l'Eglise permît à ses clercs de donner au pouvoir civil des justifications convenables[57].

Telle fut la seconde loi réparatrice des lois de mai. En décembre 1882, Léon XIII en témoigna sa reconnaissance au roi de Prusse, mais en la considérant comme un acheminement vers une réparation plus complète. Il lui demanda de couronner son règne en faisant adoucir et amender les lois de mai d'une manière définitive, au moins dans les points essentiels pour la vitalité de la religion catholique[58]. Le 22 décembre, Guillaume répondit au pape, en promettant d'amender celles des lois de mai qui n'étaient utiles que pendant la période de lutte, et en laissant entendre que certaines lois, nécessaires d'une manière permanente, étaient intangibles.

La lutte n'était donc pas près de finir, et la diplomatie de Léon XIII ne devait pas se relâcher de sa vigilance, pour déjouer les ruses d'un adversaire qui ne cédait jamais que sous la pression des nécessités politiques, et qui cachait toujours des pièges dans ses concessions.

 

IX

Les paroles et les actes du chancelier ne cessaient de justifier de telles appréhensions. Soyez aussi ultramontain que vous le voudrez, disait-il à un évêque ; donnez-moi seulement des pouvoirs discrétionnaires ; et ces pouvoirs discrétionnaires, il en usait et en abusait, pour essayer de tenir sous sa main, tantôt par des menaces, tantôt par des promesses, le clergé allemand. Il persistait à s'opposer à la rentrée des évêques exilés, Melchers et Ledochowski ; ses journaux murmuraient contre l'hospitalité reçue par ce dernier au Vatican ; lui-même menaçait d'interdire tout ministère aux curés qui ne lui auraient pas été présentés ; il mettait pour condition de la reprise des pourparlers avec Rome et faisait presque accepter au comte de Hertling, député du centre, la cessation de toute pétition tapageuse, c'est-à-dire de toute énergique réclamation de leurs droits par les catholiques[59]. Son interlocuteur lui ayant, en effet, répondu, qu'à son avis les catholiques avaient, en manifestant trop bruyamment, commis une faute politique[60] : Je vais donc encore faire un pas, répliqua Bismarck.

Le roi Guillaume, dans sa réponse au souverain pontife, avait laissé entrevoir qu'il comprenait, parmi les lois qui n'étaient utiles que pendant la période de lutte, celles qui mettaient des entraves à la collation des cures vacantes. Le pape répondit, le 30 janvier 1883, qu'il était tout disposé à négocier sur ce point, et une note de son secrétaire d'Etat, remise à M. de Schlœzer, donna l'assurance au roi de Prusse que, si son gouvernement était décidé à lever les entraves qui gênaient l'exercice du ministère ecclésiastique et l'éducation du clergé, le Saint-Père, renouvelant sa volonté, déjà manifestée, de permettre aux évêques la notification des candidats aux cures, se montrerait tout disposé à ne pas attendre la complète révision des lois de mai pour pourvoir, moyennant cette notification, les postes vacants.

Pendant que le cardinal Jacobini et M. de Schlœzer échangeaient des notes sur cette question et sur d'autres encore, le Landtag votait une motion émanée des conservateurs et invitant le gouvernement à réviser la législation politico-religieuse dès que le permettrait l'état de ses négociations avec la curie romaine. Le moment était venu, pour Bismarck, de faire le pas, auquel tout le conviait. Il le fit, selon sa coutume, de la manière la moins compromettante possible pour son pouvoir, sous la forme d'un nouveau projet de loi, qu'il présenta au Landtag, sans accord préalable avec Rome. Ce projet permettait au gouvernement de tolérer que, dans certains districts, les cures fussent, provisoirement et à titre précaire, confiées à des prêtres auxiliaires, sans que leur nomination fût soumise à une notification préalable. Au fond, le chancelier ne portait aucune atteinte aux lois de mai : il se bornait, une fois de plus, à étendre les pouvoirs discrétionnaires de l'Etat. Le cardinal Jacobini, dans une note courtoise, manifesta son étonnement de voir une loi religieuse proposée sans avoir pressenti le Saint-Siège, et Windthorst, au Landtag, déclara que l'abrogation des lois de mai restait le programme du centre et qu'il n'accepterait la présente loi que comme un acheminement vers l'abolition des lois de mai.

La loi, votée par l'assemblée après quelques modifications de détail, fut sanctionnée par le roi le 11 juillet 1883. Elle eut tous les inconvénients prévus par les catholiques. Grâce à la souple diplomatie de Léon XIII, 1.500 prêtres, de divers diocèses, ordonnés pendant le Kulturkampf, purent reprendre les travaux de leur saint ministère ; mais le gouvernement s'obstina à regarder comme destitués les évêques de Cologne, de Gnesen-Posen, de Münster et de Limbourg, et montra par là tout ce que la nouvelle législation laissait à l'arbitraire persécuteur du gouvernement prussien.

Deux faits, cependant, en manifestant la haute situation prise par la papauté et le cas qu'était obligé d'en faire le gouvernement de Berlin, encouragèrent Léon XIII à poursuivre, avec plus d'ardeur et plus de confiance que jamais, sa campagne pour la révision des lois de mai.

Vers le milieu du mois de décembre 1883, le prince impérial d'Allemagne, Frédéric, revenant d'Espagne et passant par Rome, reçut, par le prince chancelier, l'ordre de faire au pape une visite de courtoisie. Léon XIII, prévenu le 17, fixa au lendemain même, 18, l'audience sollicitée ; il informa le prince que, bien que protestant, bien que l'hôte du roi d'Italie, les portes du Vatican lui seraient ouvertes ; mais il lui fit observer que l'étiquette ne permettrait pas qu'il se rendît auprès du souverain pontife en partant du Quirinal ou dans les voitures de la cour. Le prince se prêta à tout ce que le pape lui demandait ; et, partant de l'ambassade prussienne, comme d'un territoire allemand, dans une voiture particulière, il mit en évidence la fausseté de la situation actuelle du pape dans la ville de Rome. L'entrevue fut, du reste, cordiale. Le pape exposa nettement à son noble visiteur ses vues au sujet de la paix, mais il le fit avec autant de bonne grâce que de fermeté ; si bien que Frédéric, haranguant, quelques heures après, la colonie allemande, lui exprima hautement sa joie de s'être entretenu avec le chef de l'Eglise catholique. Cet événement, l'empressement avec lequel le prince-héritier d'Allemagne s'était prêté aux exigences de l'étiquette pontificale, firent murmurer la presse sectaire de tous les pays, mais les hommes politiques les regardèrent comme des faits inéluctables, rendus nécessaires par la grande place prise par l'autorité pontificale sous Léon XIII.

Le second événement produisit une émotion plus retentissante encore. L'Allemagne et l'Espagne se disputaient la propriété des îles Carolines. Les Allemands en ayant pris possession, les Espagnols avaient vivement protesté. L'écusson allemand avait été brûlé sur la place publique de Madrid. Une guerre était sur le point d'éclater. Subitement, on apprit que le prince de Bismarck avait proposé et fait accepter à l'Espagne de soumettre le litige à l'arbitrage de Léon XIII. En Allemagne, en Italie, en France, l'opinion publique fut comme abasourdie par ce coup de théâtre. Plusieurs ne voulurent pas croire à la nouvelle. Les journaux protestants se demandaient amèrement si le chancelier voulait les ramener au moyen âge. La presse du Quirinal se faisait l'écho d'un mécontentement facile à comprendre. Au fond, la démarche de Bismarck était une ruse de plus, par laquelle l'astucieux chancelier cherchait à parvenir à son but. Psychologue pénétrant, mais court et incomplet, comme il arrive à beaucoup de ceux de sa race, le prince de Bismarck ne voyait en Léon XIII que le diplomate ambitieux de jouer un rôle dans les grands conflits internationaux. Que le pontife ne fût pas insensible à une pareille proposition, on peut le conjecturer ; mais qu'il pût s'en faire une gloire capable d'obscurcir en lui la notion des devoirs de ses hautes fonctions, capable de le faire céder aux volontés de celui qui lui procurait un tel honneur, c'est ce qui ne pouvait venir à l'esprit d'aucun de ceux qui connaissaient Léon XIII, d'aucun de ceux qui se rendaient compte de ce qu'est un pape dans l'Eglise catholique. Or, c'est ce que le prince de Bismarck espérait. La méprise n'a rien d'étonnant : ce n'était pas la première fois, dans l'histoire de l'Eglise, qu'un homme d'Etat, n'étant qu'homme d'Etat et rien de plus, pouvait s'entendre dire en face par le plus humble des chrétiens : Vous ne savez pas ce qu'est un évêque ; vous ne savez pas ce qu'est un vicaire de Jésus-Christ.

Par la dignité de son attitude, par la modération de ses sentiments, Léon XIII se montra, dans la circonstance, vraiment pape, digne des plus grands papes de l'histoire. Tout d'abord, il n'accepta pas le rôle d'arbitre, qu'on lui proposait, et voulut se contenter de celui de médiateur. Il refusa de porter un jugement faisant loi entre. les parties, et se borna à suggérer un accord, un accommodement. L'accommodement proposé consistait à reconnaître les droits antérieurs de l'Espagne sur les îles Carolines, en assurant à l'empire germanique une protection et des avantages particuliers. Les deux gouvernements se soumirent sans murmurer à la proposition pontificale. Léon XIII s'en réjouit. Il fit parvenir au prince de Bismarck un témoignage de sa satisfaction, par l'envoi d'une lettre autographe, qui lui conférait les insignes de l'ordre du Christ ; mais, sous les-termes polis de l'auguste missive, le chancelier ne put s'empêcher de reconnaître que le pontife ne retirait aucune de ses revendications. Il est naturel, lui disait le pape, que la solidité, la prospérité de l'empire allemand, fondées sur la force et un bien-être durable, soient le premier objet de vos efforts ; mais il ne peut nullement avoir échappé à notre perspicacité de combien de moyens dispose le pouvoir dont nous sommes revêtu, pour le maintien de l'ordre politique et social, surtout si ce pouvoir jouit, sans entraves, de toute sa liberté d'action[61].

Par ces derniers mots, a écrit un biographe de Léon XIII[62], le pontife posait au prince la condition indispensable de la pleine action de l'Eglise pour le maintien de l'ordre politique et social : il fallait avant tout que les chaînes forgées pour elle, par Bismarck lui-même, fussent brisées. Or l'Etat, en proposant des lois qui lui donnaient la faculté d'accorder des dispenses, avait à la vérité reculé — reculé le moins possible — devant les conséquences de son œuvre, mais il n'avait nullement lâché prise ; les lois de mai subsistaient dans toute leur force : l'Eglise catholique en Prusse était toujours à la merci de l'Etat.

Toutefois, les attestations de mutuelle estime échangées à l'occasion de l'incident des Carolines, réalisaient un progrès notable, établissaient un état nouveau de relations entre le Saint-Siège et l'Allemagne, rendaient désormais, sinon facile, du moins possible une révision législative, que Bismarck, par politique, et Léon XIII, par conscience des devoirs de sa charge apostolique, désiraient pareillement.

 

X

Le 6 janvier 1886, le pape adressa à l'épiscopat prussien une lettre, dans laquelle il exposait les bases sur lesquelles pourrait s'établir un accord, à savoir l'abrogation des dispositions législatives opposées au libre exercice du saint ministère, et en particulier de celles qui entravaient les évêques dans le gouvernement de leurs Eglises et l'éducation du jeune clergé. La lettre prévenait loyalement les évêques que le Saint-Siège était animé des intentions les plus conciliantes à l'égard du gouvernement et qu'il était décidé à réaliser ces intentions. Nous n'avons pas négligé, écrivait le Saint-Père, de déclarer aux gouvernants que notre intention est de nous montrer favorable à leurs exigences dans la mesure compatible avec les lois divines et les devoirs de la conscience. Mais il ajoutait aussitôt qu'il resterait inébranlable sur tous les points essentiels : Car, continuait-il, bien que nous soyons animé d'un sincère désir de paix, il ne nous est pas licite de rien entreprendre contre les choses établies par Dieu, pour lesquelles, si la nécessité de leur défense l'exigeait, nous n'hésiterions pas, à l'exemple de nos prédécesseurs, à souffrir les dernières extrémités.

Guillaume er, de son côté, pour montrer son désir d'une réconciliation avec Rome, appela à faire partie de la Chambre des Seigneurs Mgr Kopp, évêque de Fulda, le futur cardinal. Le gouvernement présenta en même temps aux Chambres un nouveau projet de loi, dans lequel il abandonnait résolument le terrain des pouvoirs discrétionnaires, et proposait de réelles modifications législatives aux rapports établis entre l'Eglise et l'Etat. En ce qui concernait la liberté du ministère ecclésiastique en général, 1° la loi projetée abrogeait un article des lois de mai que le Saint-Père avait toujours jugé très offensant pour la dignité du Saint-Siège, celui d'après lequel aucune autorité étrangère à l'empire allemand ne pouvait exercer un pouvoir disciplinaire sur le clergé d'Allemagne ; 2° l'institution la plus odieuse du Kulturkampf, la Cour royale pour affaires ecclésiastiques, était supprimée. En ce qui regardait plus particulièrement l'éducation du clergé, 1° la loi proposée abrogeait les dispositions des lois de mai accordant à l'Etat le droit d'intervenir dans l'administration des séminaires, dans la nomination de leurs directeurs et professeurs ; 2° elle supprimait l'obligation imposée aux clercs de suivre pendant trois ans des cours d'Université et de passer un examen devant des professeurs de l'Etat. Le recul était manifeste. Mais, disait Bismarck, en empruntant, pour défendre ce projet, une métaphore à la stratégie militaire, que voulez-vous ? Il arrive souvent, dans une campagne, qu'on est amené à occuper des positions du territoire ennemi qui sont sans valeur. Alors, on les abandonne. Telle est notre situation à l'égard des lois de mai qui avaient trait à la juridiction générale de l'Etat sur l'Eglise, et en particulier sur l'éducation du clergé. L'explication, invoquée en vue de calmer l'irritation des nationaux-libéraux, était fort habile : il est permis de se demander si elle était loyale au même degré. On peut faire une pareille réflexion à propos de la déclaration du rapporteur de la loi, lorsque, se tournant vers le centre, il affirmait que le gouvernement serait allé beaucoup plus loin dans la voie des concessions, s'il ne s'était pas trouvé en présence d'une attitude hostile des catholiques. Ce ton hautain et menaçant ne donna le change à personne, car tout le monde savait au Parlement que Bismarck ne battait en retraite que devant la ténacité de Léon XIII et du centre catholique.

Ceux qui en auraient douté en auraient eu bientôt la preuve quand on vit Bismarck, non seulement soutenir devant les Chambres, le texte intégral du projet, mais accepter trois amendements de Mgr Kopp qui en élargissaient le sens favorable aux libertés de l'Eglise, puis enfin laisser entendre que l'heure viendrait bientôt de l'abolition complète des lois de mai. A quoi devait-on ces reculs successifs du ministre pour qui, jadis, ces mêmes lois de mai marquaient irrévocablement les frontières essentielles entre l'Eglise et l'Etat ?[63]

La première loi de révision des lois de mai fut promulguée le 21 mai 1886. Elle déplut à la fois, comme on pouvait le prévoir, aux libéraux d'extrême gauche et aux catholiques d'extrême droite. Bismarck et Léon XIII eurent à subir, à cette occasion, des récriminations amères. On ne se gênait pas, dans la presse libérale allemande, pour traiter Bismarck de vaincu : C'est donc Rome, s'écriaient les Annales prussiennes, qui a frappé Bismarck au talon d'Achille. C'est la victoire de Rome sur toute la ligne, gémissait la Gazette de Berlin. Et le Journal de Berlin ajoutait mélancoliquement : Il eût mieux valu n'avoir pas commencé le combat. La plupart voulaient reprendre la bataille avec une nouvelle ardeur. Du côté des catholiques, l'élan belliqueux n'était pas moindre. On les sentait, dit un historien, respectueusement mécontents[64]. Windthorst adjurait les catholiques de ne pas se reposer, de redoubler d'activité, et le but de cette activité, c'était la restitution intégrale de tous les droits, de toutes les libertés dont jouissait l'Eglise avant le Kulturkampf. Il réclamait le rappel des ordres religieux, de tous les ordres, insistait-il, faisant allusion, par ces derniers mots, à l'ordre des rédemptoristes, à l'ordre des jésuites, dont le seul nom avait le don d'exaspérer les protestants et les libéraux de toute sorte. Gardez votre enthousiasme, disait-il aux congressistes de Breslau ; et, si nous avançons, ne nous laissez pas en plan[65].

En habiles politiques, Bismarck et Léon XIII, loin de se laisser arrêter par ces clameurs, essayaient d'en tirer parti. Bismarck montrait aux libéraux, grossissait à leurs yeux les divergences qui semblaient se manifester entre la curie romaine et le parti catholique allemand. Léon XIII, de son côté, s'appuyait sur la vivacité des agitations catholiques, sur l'intransigeance de leurs réclamations, pour exiger de Bismarck des concessions radicales.

Il est juste d'ajouter que, vers cette époque, Léon XIII, sans avoir jamais faibli sur la défense des droits essentiels de l'Eglise, et, en particulier, sur la question de l'abrogation des lois de mai, semble avoir été décidé à pousser jusqu'aux dernières limites sa condescendance envers l'empereur Guillaume. Plus attaché au principe monarchique qu'il ne le fut dans la suite, le pape voyait dans l'empereur d'Allemagne le défenseur de ce principe en Europe, et le professeur Kraus relevait une coïncidence entre certains propos, qu'il avait tenus à Léon XIII de la part de Guillaume Ier et du grand-duc de Bade, et quelques lignes de l'encyclique Immortale Dei sur les abus de la souveraineté populaire. Une certaine logique, un jour, ne pourrait-elle pas amener l'empereur à parler à l'Italie du pouvoir temporel ? Les diplomates qui avaient audience au Vatican regardaient l'imagination pontificale prendre essor entre la papauté et l'empire, des gestes d'alliances étaient-ils proches ? Les inquiétudes françaises s'éveillaient[66].

Ce fut au milieu de cette fermentation générale des esprits que s'engagèrent, entre le pape et le chancelier allemand, les premières-négociations relatives à la révision des lois de mai. Bismarck se relâchait de sa politique autoritaire envers l'Eglise en permettant la réouverture de plusieurs grands séminaires et en autorisant les prêtres qui auraient fait leurs études à Rome à exercer leur ministère en Prusse. En même temps, par une circulaire du 12 juin 1886, Mgr di Pietro, nonce à Munich, demandait, au nom de Léon XIII, aux administrations diocésaines de vouloir bien présenter aux autorités administratives les noms des curés désignés par eux pour les cures vacantes ; et, le 26 juillet, le Saint-Père lui-même, dans une lettre dont les termes étaient attentivement pesés, exhortait les évêques d'Allemagne à se montrer coulants dans l'interprétation de la nouvelle loi et à recourir au Saint-Siège en cas de difficultés, leur faisant espérer l'abolition progressive de la législation persécutrice et les interrogeant même sur les changements législatifs qu'ils jugeraient nécessaire de réclamer.

En s'exprimant ainsi, Léon XIII avait l'assurance que le prince de. Bismarck préparait une seconde révision des lois de mai, mais un retard allait bientôt s'imposer, et, avec ce retard, des complications nouvelles surgir.

 

XI

N'oublions pas que, dans, le plan de politique générale conçu par M. de Bismarck, la lutte contre 1'Eglise catholique n'était qu'un épisode. Le vrai but poursuivi par l'homme d'Etat, accepté par l'empereur, prôné chaque jour par les universités d'outre-Rhin, c'était l'hégémonie de la race germanique sur l'Europe entière, le rayonnement du peuple élu sur le monde entier. La réalisation de ce plan comportait sans doute l'écrasement ou l'assujettissement de l'Eglise catholique, mais il exigeait aussi l'écrasement ou la vassalité des grandes puissances de l'Europe, de la France, de l'Angleterre, de la Russie, de l'Autriche et de l'Italie. Ces deux dernières puissances avaient été déterminées à graviter autour de l'Allemagne par la constitution de la Triple Alliance. Les autres ne pouvaient être soumises, ou du moins tenues en respect, que par une organisation militaire puissante. Les écrivains politiques de l'Allemagne enseignaient déjà, comme un axiome, cette maxime, que le développement industriel, commercial, politique et même intellectuel et artistique, ne peut se faire que par un développement correspondant de force militaire.

Depuis la victoire de l'Allemagne sur la France en 1870, le gouvernement de Berlin multipliait les prétextes pour faire accepter aux Chambres, à la nation, l'augmentation des effectifs militaires, pour exciter dans la nation, parallèlement à l'esprit industriel et commercial, l'esprit guerrier. Les récriminations bruyantes sur l'alliance franco-russe, considérée comme une menace pour la paix européenne, l'exploitation du mouvement boulangiste, présenté comme une provocation à la guerre, l'incident Schnœbele[67], avaient été habilement machinés par Bismarck pour parvenir à ses fins.

En 1881, le Reichstag avait renouvelé son vote de 1874, qui accordait pour sept ans 401.000 soldats sur le pied de paix. A l'expiration de ce second septennat, Bismarck réclama, toujours pour sept années, 41.000 hommes de plus. C'étaient là les premières étapes de cette marche vers le système de la nation armée, qui, entraînant, à la suite de la Prusse militairement organisée, l'Allemagne d'abord, le monde entier ensuite, devait fatalement déchaîner la formidable conflagration mondiale de 1914-1918. Mais, en 1887, il était difficile de prévoir ces lointaines conséquences.

Toutefois, le projet du chancelier rencontrait au Reichstag de sérieuses oppositions. Les Hanovriens, les Polonais, les Alsaciens-Lorrains, la plupart des membres du centre, résistaient à ces tentatives d'organisation militariste. Les socialistes refusaient également d'entrer dans cette voie. Bismarck résolut de vaincre, coûte que coûte, ces oppositions et de les vaincre en négociant, non pas avec le centre, mais, par-dessus le centre et par-dessus la tête de Windthorst, avec le pape lui-même. Le 15 janvier 1887, à l'ouverture du Landtag prussien, le roi Guillaume annonça la présentation d'un nouveau projet de révision des lois de mai ; en même temps, la presse officieuse répandit le bruit que, sous peu, le Saint-Siège ordonnerait au centre de voter le septennat militaire.

De fait, des pourparlers avaient été déjà engagés entre la cour de Berlin et la curie romaine d'une part, entre la curie romaine et les chefs du centre d'autre part. Mais ces pourparlers avaient été engagés secrètement et n'étaient point terminés : c'était une indiscrétion d'en parler et une inexactitude de dire qu'ils avaient abouti à une décision conforme aux désirs du gouvernement prussien.

La situation faite au pape était extrêmement délicate. La grande œuvre à laquelle il avait consacré tant d'efforts depuis son avènement au souverain pontificat, l'abrogation des iniques lois de mai, était sur le point d'aboutir. L'occasion se rencontrait enfin d'obtenir cette liberté de l'Eglise du Christ, dont saint Anselme disait que Dieu l'aime par-dessus toute chose ; et qui sait si pareille occasion se renouvellerait jamais ? La rançon qu'on lui demandait pouvait être dure, mais avait-elle, en soi, quelque chose de contraire à la foi ou aux mœurs ? Léon XIII consulta son entourage. Son secrétaire d'Etat, le cardinal Jacobini, souffrait déjà beaucoup de la grave maladie qui allait bientôt l'emporter. Le nouveau secrétaire des affaires extraordinaires, Mgr Galimberti[68], le futur cardinal, qui avait joué un rôle dans l'affaire de la médiation pontificale au sujet des îles Carolines, et qui, depuis lors, était en relations suivies avec le ministre de Prusse, M. de Schlœzer, s'employa auprès de Léon XIII pour le faire pencher vers l'acceptation des propositions du gouvernement allemand. Au baron de Frankenstein, chef du centre au Reichstag, qui déclarait devoir maintenir la liberté absolue de son groupe à l'égard des directions données pour des lois non ecclésiastiques, une lettre, signée du cardinal Jacobini, répondit que le centre, considéré comme groupe politique, pouvait conserver sa pleine liberté d'action, mais que des rapports d'ordre moral et religieux s'associaient à la question du septennat. Les choses en étaient là, et, suivant un historien de Léon XIII qui a fait son récit sous les yeux mêmes du pontife, à l'aide de documents fournis parle Vatican, la divergence qui s'était produite entre le centre et le Vatican allait peut-être cesser à l'aide de nouvelles explications, peut-être même le centre allait-il faire prévaloir à Rome sa propre manière de voir[69], quand une nouvelle incorrection du prince de Bismarck, plus grave encore que la première, faillit compromettre à la fois le parti catholique et le Saint-Siège, en rendant publique et en accentuant jusqu'à la dénaturer, une divergence prête à disparaître. Le chancelier ayant obtenu, par le ministre prussien au Vatican, Schlœzer, communication confidentielle de la correspondance secrète entretenue entre le secrétaire d'Etat et le chef du centre, en fit publier, par un journal de Vienne, puis par un journal de Munich, les passages les plus compromettants, qu'il se chargea aussitôt de commenter, en représentant le centre comme en état de pleine révolte contre le pape. Oui, écrivait-il le 22 janvier au prince de Hohenlohe[70], Windthorst et Frankenstein haïssent le pape ; et le futur Guillaume II, avec une brutalité de langage à peine croyable, s'écriait : Ce centre ! Ce centre ! Le pape ne va-t-il pas relever sa soutane et retrousser ses manches pour empoigner ces gens-là ?[71] Il était difficile d'unir plus d'impertinence à plus de déloyauté. Le résultat de ces manœuvres fut une agitation extrême. Le pape pour le septennat ! Le pape contre le centre ! Le centre exécuté par le pape ! : tels étaient les titres qui s'étalaient eu tète des journaux aux premiers jours du mois de février 1887.

La souple éloquence de Windthorst et la haute sagesse de Léon XIII sauvèrent la situation. Une des villes les plus agitées était Cologne. Le 4 février, devant une foule houleuse, le chef du centre y prit courageusement la parole pour exposer la situation. Jamais sa verve n'avait été si abondante ni si primesautière. Il fit rire, en parlant de ces législateurs qui, après avoir voulu ligoter la compétence des autorités ecclésiastiques, criaient aujourd'hui vers le pape comme vers leur seul sauveur. Il se fit applaudir, en disant que le centre resterait debout, à son poste, quoi qu'il arrivât. Il défendit la lettre du cardinal Jacobini, en y relevant cette affirmation, que le centre restait libre sur le terrain de la pure politique. Sur ce terrain, le centre croyait devoir voter contre le septennat. On l'avait, pour cela, dénoncé au pape. Soit, s'écriait l'orateur. Nous acceptons l'arbitrage du pape. Mais que M. de Schlœzer ne soit pas seul à l'informer, que les hommes de centre soient aussi entendus pour exposer leurs raisons. Et, quel que soit le jugement du pape, il sera obéi. Un triple hoch à Léon XIII termina ce discours.

Finalement, à l'exception de sept députés sur 98, le centre refusa de voter le septennat, qui, d'ailleurs, obtint la majorité dans les Chambres ; et Léon XIII n'infligea aucun blâme aux députés catholiques. Quant à Bismarck., il se garda, de son côté, de manifester son mécontentement, soit à l'égard du centre, soit à l'égard du pape ; il avait encore besoin de l'un et de l'autre. A quelque temps de là, comme son secrétaire, Maurice Busch, se disposait à colporter dans la presse une de ses boutades contre les catholiques antipapalins du centre : Halte-là, lui dit le chancelier, j'ai encore besoin d'eux pour l'impôt sur le sucre et sur l'eau-de-vie. Il avait besoin plus encore du pape, et pour des causes plus générales et plus élevées. Le Kulturkampf avait déposé dans la nation un ferment d'inquiétude et d'agitation, qui pouvait nuire grandement à l'unité de l'empire et à ses futures destinées.

Le 21 février 1887, le gouvernement prussien communiqua au Saint-Siège et déposa en même temps sur le bureau du Landtag un nouveau projet de loi, complétant la révision des lois de mai. L'article 2, corrigeant la loi de 1873, définissait les limites du veto de la puissance civile contre les nominations ecclésiastiques ; l'article 3 dispensait les évêques de faire part à l'Etat des mesures disciplinaires prises contre leur clergé ; l'article 4 supprimait toutes les limites posées par la loi de 1873 aux pouvoirs administratifs et coercitifs des évêques dans leurs diocèses, et l'article 5 autorisait le ministre à rouvrir la Prusse aux congrégations religieuses ayant un but charitable, contemplatif, pastoral ou relatif aux missions étrangères. L'empereur fit tout au monde pour faire accepter par le pape le projet tel qu'il était présenté. Recevant, à l'occasion de ses fêtes jubilaires, Mgr Galimberti, envoyé par Léon XIII, il dit au prélat : Votre visite m'est d'autant plus agréable que le pape représente les principes d'ordre et d'autorité. L'arrière-pensée du kaiser se trahissait par ces mots : il se montrerait disposé à beaucoup concéder au pape, si le pape se faisait le défenseur de son autorité impériale et de l'ordre tel qu'il l'entendait personnellement.

Mais le projet de loi ne donnait pas une entière satisfaction à l'Eglise. Il laissait encore une trop grande marge à l'arbitraire gouvernemental. A la Chambre des seigneurs, Mgr Kopp, évêque de Fulda, proposa d'y remédier par plusieurs amendements, entre autres par une disposition additionnelle, statuant que le veto des pouvoirs publics devrait être justifié par des faits n'ayant aucun rapport avec l'exercice des droits politiques ou autres, faits qui devraient être prouvés dans les trente jours. La haute Chambre admit la nécessité de la justification des faits, mais repoussa le délai péremptoire. Le Saint-Père écrivit à l'archevêque de Cologne que, la nouvelle loi ouvrant la voie à une paix depuis longtemps recherchée, il conseillait aux catholiques de la voter quand elle serait présentée à l'autre Chambre. Docile aux instructions pontificales, le centre, par l'organe de Windthorst, déclara qu'il voterait la loi, mais sans prendre aucune part à la discussion. Au soir du 27 avril 1887, la deuxième révision des lois de mai fut votée. Le 29 avril, la signature royale la sanctionna[72].

 

XII

Léon XIII se réjouit du bien relatif que la loi nouvelle apportait à l'Eglise. Mais il allait bientôt constater que, si Bismarck, pressé par les circonstances et par son intérêt, avait contribué à rétablir la paix religieuse en Allemagne, il n'était nullement disposé à travailler pour assurer à la primauté pontificale certaines garanties d'indépendance générale et de vraie liberté. A la fin de septembre 1887, on apprit que Crispi, qui depuis six mois avait pris le pouvoir en Italie, ce Crispi qui, récemment, dans un banquet, avait accusé Léon XIII de n'être pas chrétien, était en route pour visiter Bismarck, à Friedrichsruhe ; et il fut bientôt notoire que l'entrevue des deux ministres était une étape vers une solution de la question romaine conforme aux désirs du gouvernement italien. Le cardinal Rampolla, qui venait de prendre possession de la secrétairerie d'Etat, pria Mgr Galimberti de dire au chancelier combien ce rapprochement trop intime entre l'Allemagne et l'Italie avait ébranlé la confiance du pape. Quelques mois plus tard, Bismarck, de concert avec Crispi, machinait un acte de suprême inconvenance, qui devait donner au cardinal Rampolla et au pape l'exacte mesure de sa valeur morale, disons le mot, de son insolente grossièreté.

Après la mort de l'empereur Guillaume Ier et le rapide passage sur le trône de son fils Frédéric III, l'empereur Guillaume II, voyageant en Italie et devant rendre visite au roi Humbert, avait demandé au pape et obtenu de lui la faveur d'une audience. Léon XIII accepta volontiers cette occasion, désirée par lui, de dire librement au nouvel empereur ce qu'il avait de plus intime, au fond de l'âme, sur la politique religieuse de l'Allemagne, spécialement sur les manœuvres du prince de Bismarck avec le ministre Crispi. L'audience eut lieu.

Mais, à l'instant même où le pontife abordait franchement cette question, la porte du cabinet pontifical fut brusquement ouverte, et le comte Herbert de Bismarck, fils du chancelier, suivi du prince Henri de Prusse, y entra. Le pape dit encore quelques paroles, invoquant pour les catholiques d'Allemagne la bienveillance de Guillaume II. Peu de temps après, le prince de Bismarck indiqua le sens du voyage fait à Rome par son souverain, en télégraphiant à Crispi que ce voyage avait scellé l'alliance de deux grandes nations[73].

Léon XIII fut toujours ulcéré de ce procédé odieux. Lui et son nouveau ministre Rampolla surent désormais à quoi s'en tenir sur deux Etats qui cherchaient depuis longtemps à donner le change aux catholiques sur leurs véritables intentions. Il était d'abord avéré que, dans la Rome des papes et des empereurs, des moyens existaient pour empêcher un pape de causer librement avec un empereur[74]. On voyait aussi quel cas il fallait faire des protestations de respect venues du côté de l'Allemagne, lorsqu'elle se présentait comme la protectrice de l'ordre chrétien. Après la démarche à laquelle Herbert de Bismarck s'était amicalement prêté, les orientations politiques souhaitées par le cardinal Rampolla n'avaient plus d'obstacle[75]. Léon XIII allait se tourner résolument vers la France.

Nous venons d'écrire le nom de l'empereur Guillaume II. L'importance du rôle que ce souverain a joué dans l'histoire du monde, demande qu'on s'arrête un moment devant sa physionomie, pour en étudier les caractères les plus saillants.

Frédéric-Guillaume de Prusse, petit-fils de l'empereur Guillaume er, était né en 1859. Un Français, écrivant en 1919, pourrait paraître influencé par la passion, s'il formulait son jugement personnel sur cet homme. Contentons-nous de citer, en essayant d'oublier les responsabilités de Guillaume II dans l'épouvantable guerre de 1914- 1918, quelques-uns des traits de sa vie antérieure les plus caractéristiques, quelques-unes des paroles par lesquelles il s'est le mieux dépeint lui-même. Le futur Guillaume II avait subi, dans son enfance et dans sa jeunesse, diverses influences. La première fut celle de sa gouvernante, la comtesse Reventlow, qui lui enseigna une sorte d'idéalisme humanitaire : il s'en souvint peut-être quand, au début de son règne, il publia ces Rescrits pour la protection du travail, qui firent tant de bruit à cette époque, et lorsque, plus tard, en 1890, il favorisa cette conférence internationale pour la solution des questions ouvrières, dont le résultat fut absolument nul. La seconde influence qui s'exerça sur le jeune prince fut celle de son professeur de Bonn, Maurenbrecher, qui lui inculqua les principes politiques de Bismarck, de l'homme pour qui les traités n'étaient que des expédients provisoires, pour qui la force primait le droit. La troisième influence fut celle du pasteur Stœcker, qui lui inspira ce culte pour Luther son ami, et ces formules d'un étrange mysticisme dont il a parsemé ses lettres et ses allocutions. Me considérant comme un instrument de Dieu, déclarera-t-il le 26 août 1910, je demeure indifférent aux manières de voir du jour. La quatrième influence fut celle qu'il subit de la part de ses précepteurs et de ses gouverneurs militaires, entre autres d'Hintzpeter, des généraux Stolberg et Waldersee, auprès desquels il prit une si radicale conception du pouvoir absolu. Il n'y a dans ce pays, dira-t-il, qu'un seul maître, je n'en souffrirai pas d'autre à côté de moi... Un mauvais parlement ne saurait arrêter la marche de l'histoire du monde. Enfin, de tout son entourage, des traditions de sa famille, de l'enseignement des universités de son empire, il reçut cette idée que le peuple allemand est le peuple élu, et que, dirigé par la Prusse, il est destiné à gouverner le monde.

Quand, le 9 mars 1888, l'empereur Guillaume er descendit dans la tombe, et, pour les Allemands, entra en même temps dans la légende, prenant les proportions de quelque figure géante des Niebelungen, et quand le fils aîné du monarque défunt, Frédéric III, connu par son opposition à la politique de Bismarck et par son goût pour les libertés constitutionnelles, acquit la couronne impériale, les partisans de la vieille politique prussienne s'émurent ; mais leur émotion fut de peu de durée. Rongé par un mal implacable, le nouvel empereur agonisa pendant quelques mois sur le trône, et, le 11 juin, laissa la couronne à son fils aîné, qui prit le nom de Guillaume II.

Les catholiques ne tardèrent pas à être renseignés sur son attitude religieuse. Ses premières paroles prononcées au Landtag furent des paroles de paix. Il se réjouit de constater que la récente législation politico-religieuse avait modifié, d'une façon acceptable pour les deux parties, les relations entre l'Etat et le chef spirituel de l'Eglise catholique. Mais nous venons de voir comment ce souverain si absolu avait laissé son jeune frère et l'un de ses sujets interrompre un entretien que le pape désirait de lui sur les plus graves questions religieuses. Une incorrection plus grave, parce qu'elle émanait directement de l'empereur, s'ajouta aussitôt à la première.

Le pape, conformément à une règle toujours respectée jusque-là, avait mis comme condition à la réception du souverain, que celui-ci se rendrait au Vatican, non pas au sortir du Quirinal, où il était descendu, mais en partant de la légation prussienne auprès du Saint-Siège ; il devait pareillement, au sortir du Vatican, reprendre le chemin de la légation prussienne, et non celui du Quirinal, Guillaume II ne fut pas fidèle à cette partie du programme. L'audience obtenue, il ne tint plus compte des conventions. Chemin faisant, il donna brusquement l'ordre au cocher de gagner directement la résidence du roi Humbert. Le soir, au Quirinal, dans un toast porté à son hôte, il se félicita, avec une certaine affectation, de l'accueil qu'il venait de recevoir dans la capitale de Sa Majesté le roi d'Italie. De tels procédés affligèrent profondément Léon XIII. Ils ne le découragèrent pas dans ses efforts pour amener une pacification religieuse complète en Allemagne, mais ils lui firent comprendre le cas qu'il y avait à faire des solennelles protestations de respect de l'empereur allemand.

Ces événements se passaient au mois d'octobre 1888. Le crédit du prince de Bismarck commençait à baisser. Le chancelier s'était opposé à ces démonstrations d'amitié que le nouvel empereur affectait de faire à l'égard de tous les souverains. N'essayez pas, lui avait-il dit, de marier l'eau avec le feu. Vous vous ferez la réputation d'un homme qui parle d'une façon et pense d'une autre. De telles critiques n'étaient point faites pour remettre en grâce le chancelier. Le Kaiser, du reste, avait manifesté l'intention de prendre à lui seul la responsabilité du pouvoir. Je serai, je veux être à moi-même mon premier ministre, avait-il dit en montant sur le trône. Il fit tout, dès lors, pour obtenir la démission de M. de Bismarck, qui résista longtemps, et finit par signer, le 20 mars 1890, l'acte qui le rendait à la vie privée[76].

Un an après, jour pour jour, le monde catholique déplorait la mort de Windthorst. Tandis que la population de Cologne faisait au chef du centre des funérailles princières, un écrivain français écrivait dans une grande revue : Windthorst est mort, et il vit ; Bismarck vit, et il est mort[77]. C'était bien l'opinion générale en ce moment-là ; mais l'avenir devait montrer que l'esprit persécuteur de Bismarck vivait toujours en Allemagne, et que le pur catholicisme de Windthorst s'altérait chez ses faibles successeurs.

 

XIII

Nous avons vu que le plan de Bismarck à l'égard du centre catholique, et, par là même, à l'égard de l'Eglise romaine, était à double portée : les désarmer, ou les asservir ; les détruire par la persécution, ou les faire collaborer à la grande œuvre de l'impérialisme allemand. Guillaume II paraitra renoncer au premier but, mais il poursuivra le second avec une ardeur persévérante, et l'atteindra en partie, sinon pour ce qui concerne la curie romaine, au moins pour ce qui regarde le parti du centre et une portion notable de l'Eglise d'Allemagne.

L'empereur Guillaume essaya d'obtenir cette collaboration rêvée, en se plaçant sur le terrain social.

Léon XIII s'était toujours beaucoup préoccupé des questions sociales. Cette préoccupation s'était fait jour bien avant son élévation au souverain pontificat, et on peut en trouver des traces dans les Mandements publiés par lui alors qu'il gouvernait le diocèse de Pérouse. Depuis qu'il était monté sur le siège de saint Pierre, son encyclique sur le socialisme, sa lettre à M. Decurtins sur la Question de la protection ouvrière internationale, les discours prononcés par lui à l'occasion de divers pèlerinages d'ouvriers, avaient témoigné du grand intérêt pris par le pape à ces grands problèmes que suscitaient partout, par suite des progrès du commerce et de l'industrie, les relations nouvelles du capital et du travail. Or Guillaume, nous l'avons vu, avait été initié, dès sa jeunesse, par ses premiers maîtres, à ces graves questions. Stœcker lui en avait montré le côté sentimental et mystique ; Hinzpeter lui avait fait envisager le rôle que pouvait jouer un empereur puissant en prenant l'initiative de leur solution, et la place que la Grande Allemagne se ferait parmi les autres nations en les devançant dans cette voie. Au surplus, une pareille mission ne contribuerait pas seulement à réaliser l'hégémonie de l'empire allemand sur les autres Etats ; elle avait chance de faire disparaître, dans l'intérieur même de l'empire, tout germe de division, en lui gagnant à la fois deux forces redoutables : celle du catholicisme, devenu son collaborateur, et celle des masses ouvrières, qui lui seraient désormais redevables de leur bien-être. L'égoïsme national trouvait donc son compte à ce mysticisme ; son ardent luthéranisme pareillement, car l'ancien précepteur de Guillaume, Hinzpeter, lui avait souvent répété que le mouvement de 'rénovation sociale qu'il avait à réaliser, n'était que la suite logique du mouvement de rénovation religieuse accompli par Luther[78]. L'Allemagne avait-elle une autre raison d'être, que la Réforme générale de l'Humanité ?

Le simple exposé de ces idées suffit à montrer les profondes divergences qui les séparaient des conceptions sociales de Léon XIII, de celles de l'Eglise catholique et de l'Evangile. La méthode que le kaiser comptait suivre pour exécuter son programme, n'était pas plus évangélique. Ceux qui voudront m'entraver dans l'accomplissement de cette tâche sociale, s'écriait le terrible empereur, je les briserai en mille morceaux[79]. Notre souverain, avait dit ironiquement Windthorst, veut régénérer le monde à la manière du Dieu du Sinaï. Mais Guillaume feignait de croire et affectait de dire que son programme social était identique à celui du pape :

Je suis heureux de vous déclarer, disait-il un jour, en 1890, à l'évêque de Bruges, Mgr Faict, que je suis en parfaite communauté de sentiments et de principes avec Sa Sainteté Léon XIII sur la question ouvrière[80]. Un office impérial d'assurances, sorte de ministère du travail, fut créé, avec l'appui du centre catholique, alors dirigé par M. Lieber, et par les chrétiens-sociaux, protestants inspirés par le pasteur Stœcker. Peu de temps après, l'empereur convoqua à Berlin une conférence internationale, ayant pour but d'améliorer le sort de la classe ouvrière. Il en communiqua le programme au souverain pontife, lui demanda son bienfaisant appui, eut même l'intention de l'inviter à se faire représenter à la conférence, et le pressentit à ce sujet ; mais, plus avisé et plus prudent que le chef du centre, Léon XIII ne crut pas pouvoir accepter cette offre[81], et, dans sa réponse, avec toute la délicatesse possible, il accentua les conditions auxquelles le Saint-Siège pourrait consentir à une collaboration efficace avec l'empereur sur le terrain des questions sociales. Le sentiment religieux, disait-il, est seul capable d'assurer aux lois toute leur efficacité, et l'Evangile est le seul code où se trouvent consignés les principes de la véritable justice et de la véritable charité. Or, c'est la mission de l'Eglise de répandre dans le monde entier ces principes. Il espérait donc que l'influence de l'Eglise ne serait pas contrariée par le pouvoir civil[82].

Malheureusement, non seulement le centre, privé du grand Windthorst, ne faisait pas, ou du moins n'accusait pas assez fermement ces restrictions nécessaires ; répondant aux désirs de l'empereur, il étendait sa collaboration, en dehors du domaine social, sur le domaine proprement politique ; et son nouveau chef, M. Lieber, dépassait la mesure du loyalisme constitutionnel et national, en s'écriant, au Reichstag : Si la curie romaine voulait faire de la politique francophile ou russophile, nous n'hésiterions pas à déclarer que l'infaillibilité de la curie ne s'étend pas, pour les catholiques allemands, à l'accomplissement de leurs devoirs politiques envers le peuple, l'empire et le pays[83]. De telles paroles durent être agréables au cœur de l'empereur, en lui montrant que son programme politique était en voie de se réaliser. Cette satisfaction dut s'accentuer encore quand il vit certains organes du centre attaquer avec véhémence la presse catholique italienne et demander un rapprochement des catholiques italiens avec le gouvernement du roi Humbert, tout cela dans l'espoir, plus ou moins avoué, de fortifier la Triple Alliance par une réconciliation de la papauté avec le roi d'Italie. Décidément, si, quelque part, on subordonnait les intérêts religieux aux intérêts politiques, ce n'était pas à Rome, c'était dans le centre catholique du Reichstag. Quelques années plus tard, en 1898, les efforts de l'empereur d'Allemagne pour étendre son influence en Orient, aux dépens, non seulement des intérêts de la France, mais des traités consentis par le Saint-Siège, et malgré les protestations du souverain pontife, étaient applaudis par les chefs du centre[84]. En 1902, la fondation à Strasbourg d'une faculté catholique de théologie trouva son plus ardent défenseur dans un des membres les plus en vue du centre catholique, le comte de Hertling. Cet établissement rencontrait cependant l'opposition de la très grande majorité du clergé alsacien, lequel y voyait avec raison une menace de ruine ou de décadence pour le séminaire diocésain, boulevard le plus sûr de l'indépendance de l'enseignement théologique. Mais, de plus en plus, le point de vue politique, un culte grandissant de la grande Allemagne de son kaiser tendait à primer tout, même les droits les plus sacrés de la conscience religieuse.

Plus ces tendances s'accusaient, plus l'orgueil impérial de Guillaume II s'exaltait. Ce sentiment se manifesta d'une manière frappante et par une sorte de symbolisme singulier, lors de la dernière visite que l'empereur d'Allemagne voulut faire au pape Léon XIII, le 3 mai 1903, peu de temps avant la mort du pontife. Pour se rendre au Vatican, Guillaume voulut revêtir la grande tenue de colonel des hussards de la garde impériale, et arborer le sinistre emblème qui décore le kolback de ce corps d'élite, un crâne avec deux os de mort entrecroisés, symbole farouche du patriotisme germanique. Il se fit escorter de ses gardes du corps, en grande tenue, et l'opinion publique crut voir, non sans vraisemblance, dans cette manifestation, l'affirmation d'une sorte de suzeraineté sur l'Italie. N'était-il pas permis de considérer aussi, dans cette escorte, réservée exclusivement pour la visite au Vatican, comme un salut des armes adressé au pontife et une reconnaissance voulue de sa suzeraineté ?[85] Quelques-uns le pensèrent ; et il est fort possible que l'intention de Guillaume eût été de suggérer à la curie cette bienveillante interprétation. Quoi qu'il en soit, les paroles adressées au pape par l'empereur furent des plus correctes ; Guillaume II protesta de son respect et de son affection pour le Chef suprême de l'Eglise catholique ; mais cet appareil fastueux et guerrier formait un singulier contraste avec de telles paroles, et plusieurs y virent la confirmation du mot que son chancelier avait osé, quinze ans plus tôt, lui dire en face : Sire, vous vous ferez la réputation d'un homme qui parle d'une façon et pense d'une autre[86].

 

 

 



[1] R. P. BRANDI, S. J., la Politique de Léon XIII, p, 61.

[2] GOYAU, Bismarck et l'Eglise, t. III, p. VIII.

[3] L. PASTOR, August Reichensperger, 2 vol. in-8°, Fribourg, 1899, t. II, p. 163.

[4] On rencontrera souvent cette idée dans les écrits de Herder et de Dœllinger.

[5] Pendant le service divin, c'est sur l'armée et sur son chef, le roi, que le pasteur appelait d'abord la bénédiction céleste. Les troupes se mettaient en marche aux accents d'une musique qui ressemblait à une prière. Au surplus, le Dieu qu'on invoquait était un Dieu conquérant et guerrier, ne rappelant en rien le Jésus de l'Evangile.

[6] Cité par DESCHAMPS, les Sociétés secrètes et la société, t. III, p. 476.

[7] DESCHAMPS, les Sociétés secrètes et la société, t. III, p. 475-476.

[8] Dans la Réforme sociale du 1er novembre 1882, M. Luzzati constate que, d'après une statistique de la Société biblique, tandis que la diffusion de la Bible augmente presque partout, elle a diminué en Allemagne, depuis 1871, de 13 %.

[9] Les Juifs, qui, dès 1866, avaient salué en la personne du prince de Bismarck un nouveau Constantin, s'étaient montrés ses auxiliaires les plus dévoués... Exempts de toute routine de clocher, ils tempéraient ce que le patriotisme allemand a d'exclusif, d'abrupt, de choquant pour les autres peuples. (Journal des Débats du 5 novembre 1879.)

[10] Sur les relations de Bismarck avec les socialistes, voir, dans DESCHAMPS, t. III, p. 681-682, les déclarations faites au Reichstag par Bebel et par Liebknecht le 26 septembre 1878.

[11] Cette emphatique dénomination de Kulturkampf (lutte pour la civilisation) est due à l'un des plus fameux savants matérialistes de l'Allemagne, le professeur Virchow.

[12] KETTELER, De la paix entre l'Eglise et les Etats, cité par DESCHAMPS, t. III, p. 408.

[13] GOYAU, t. III, p. XVI.

[14] POSCHINGER, Bismarck und die Parlamentarier, Breslau, 1896, t. III, p. 140.

[15] G. GOYAU, t. III, p. X.

[16] M. de Hertling, dans un discours prononcé le 21 mars 5911, à l'occasion du quarantième anniversaire de la fondation du centre, cité par Edmond BLOUD, dans l'Allemagne et les Alliés devant la conscience chrétienne, un vol. in-8°, Paris 1916, p. 248-249.

[17] Edmond BLOUD, l'Allemagne et les Alliés devant la conscience chrétienne, p. 248-249.

[18] La lutte pour le Kulturkampf n'a plus sa raison d'être, disait-il au Reichstag en décembre 1881. Je subordonne tout à l'intérêt de l'Etat, qui seul me domine. En novembre 1892, il déclarait à M. Henri des Houx (Durand-Morimbeau) que les lois de mai n'avaient été pour lui qu'un moyen de paralyser le centre, et laissait entendre que la paix avec Rome n'avait été conçue qu'en vue d'obtenir l'appui du centre pour combattre le socialisme (POSCHINGER, Also Sprach Bismarck, t. III, p. 208-209).

[19] G. GOYAU, t. III, p. 3.

[20] Discours du prince de Bismarck prononcé à la Chambre des Seigneurs le 14 avril 1886,

[21] LEFEBVRE DE BÉHAINE, Léon XIII et Bismarck, un vol. in-12, Paris, 1899, 290-291.

[22] Baron de BORCHGRAVE, Souvenirs diplomatiques de quarante ans, Bruxelles, 1903, p. 118.

[23] Aus Bismarck Brieftvechel, p. 513-516.

[24] Sur les rapports de Hœdel avec le parti socialiste, voir Bebel, Aus meinem Leben, Zweiter Teil, Stuttgard, 1911, p. 405-407.

[25] Le bruit courut même que Nobiling n'était qu'un agent d'exécution du parti socialiste, désigné par le sort.

[26] LEFEBVRE DE BÉHAINE, Léon XIII et Bismarck, p. 293-296.

[27] G. GOYAU, t. III, p. 34.

[28] G. GOYAU, t. III, p. 34.

[29] BORCHGRAVE, Souvenirs diplomatiques, p. 120-124 ; Ch. MŒLLER, Histoire contemporaine de 1850 à 1900, Paris, Fontemoing, 1912, p. 176.

[30] G. GOYAU, t. III, p. 51.

[31] WINDTHORST, Ausgewaehlte Reden, t. I, p. 268 (11 décembre 1878).

[32] WINDTHORST, Ausgewaehlte Reden, t. II, p. 184-185.

[33] PFÜLF, Aus Windthorst Korrespondenze, p. 43.

[34] G. GOYAU, t. III, p. 112-113.

[35] G. GOYAU, t. III, p. 90.

[36] Cette parole avait été dite à Mgr Vallet, alors aumônier du lycée Henri IV. Voir à ce sujet l'article publié par Mgr Vallet dans le Correspondant du 10 mars 1906.

[37] Lettre du cardinal de Hohenlohe à Bismarck, en date du 26 novembre 1879. Voir Aus Bismarck Brifwechsel, p. 529.

[38] HÜDGEN, Windthorst, 3e édit., p. 431.

[39] GOYAU, t. III, p. 127.

[40] F. KLEIN, l'Évêque de Metz, Mgr Dupont des Loges, un vol. in-8, Paris, 1899, p. 401.

[41] F. KLEIN, l'Évêque de Metz, Mgr Dupont des Loges, p. 407-408.

[42] LEONIS XIII, Acta, t. I, p. 138-140.

[43] G. GOYAU, t. III, p. 147.

[44] GOYAU, t. III, p. 149.

[45] GOYAU, t. III, p. 152.

[46] G. GOYAU, t. III, p. 165.

[47] On a parlé du mysticisme de Bismarck (KANNENGIESER, Correspondant du 10 décembre 1901, p. 868-874) ; on a cité de lui les phrases suivantes de sa correspondance : Tout Etat qui veut durer doit être fondé sur une idée religieuse ; Sans base religieuse, l'Etat n'est qu'une agrégation fortuite d'intérêts ; La décision ne viendra que de Dieu, du Dieu des batailles. Il est difficile de se prononcer sur la sincérité religieuse d'un homme ; mais ce qui paraît certain, c'est qu'en Bismarck : 1° les considérations religieuses paraissent avoir été toujours pratiquement gouvernées par les considérations politiques, et 2° la plus chère de ses idées politiques, à savoir la prédominance de la race germanique, lui a paru n'avoir pas d'adversaire plus redoutable que le catholicisme. Nous avons déjà cité cette phrase de lui : Quand nous aurons eu raison du catholicisme, les races latines ne tarderont pas à disparaître. (Lettre du 13 septembre 1870.)

[48] G. GOYAU, t. III, 193-193.

[49] G. GOYAU, t. III, p. 201-203.

[50] G. GOYAU, III, p. 203-204.

[51] Sur cette politique, voir l'ouvrage très documenté d'Emile REICK, traduit en français par H. MANSVIC, la Vanité allemande, un vol. in-12, Paris, 1910.

[52] M. ANDLER a fait la preuve de ce que nous avançons ici pour ce qui concerne la social-démocratie. Il nous semble que les faits que nous avons racontés jusqu'ici et ceux qui nous restent à exposer feront une démonstration analogue en ce qui regarde le centre.

[53] La guerre de 1914 aurait-elle été possible, si Bismarck et les continuateurs de sa politique n'avaient pas gagné à la cause de l'impérialisme allemand les socialistes et les catholiques ?

[54] La suppression de ces rapports n'avait pas suivi le vote des lois de mai ; elle n'avait été décidée que dix-huit mois plus tard, en raison du langage de Pie IX. Leur rétablissement ne préjugeait donc rien, disait le chancelier, de la doctrine ni de la législation ecclésiastique.

[55] Un homme, un prêtre, jeta une note dissonante dans le concert d'enthousiasme des catholiques ; ce fut le prêtre François-Xavier Kraus, le savant archéologue et historien, qui avait espéré tenir ce poste de la faveur de Guillaume Ier, et qui exhala son mécontentement dans un article plein d'amertume de la Gazette Générale de Munich. Cet article n'était point signé. Depuis lors, et jusqu'à sa mort, Xavier Kraus, sans rompre avec l'Église catholique, sema dans la presse des articles de plus en plus âpres contre la politique pontificale, l'ultramontanisme jésuitique et la démagogie chrétienne, dont son autoritarisme aristocratique se faisait des spectres hideux.

[56] Dom CHAMARD, Annales ecclésiastiques, 1879-1889, p. 251-252.

[57] G. GOYAU, t. III, p. 557-558.

[58] LEFEBVRE DE BÉHAINE, op. cit., p. 319-321.

[59] GOYAU, t. IV, p. 15.

[60] GOYAU, t. IV, p. 15.

[61] Cette lettre a été publiée pour la première fois par Mgr de T'SERCLAES dans son grand ouvrage, le Pape Léon XIII, sa vie, son action politique et sociale, 3 vol. in-4°, Paris, 1894-1900, t. I, p. 401-402.

[62] T'SERCLAES, t. I, p. 411.

[63] Ces paroles furent prononcées par le ministre Puttkamer, alors qu'il défendait la politique du chancelier contre celle de Falk (GOYAU, t. IV, p. 88).

[64] GOYAU, t. IV, p. 107.

[65] Voir ces diverses citations GOYAU, t. IV, p. 97-99, 107-109.

[66] GOYAU, t. IV, p. 111. Cf. VALBERT (Victor CHERBULIEZ) dans la Revue des Deux Mondes du 1er octobre 1886, p. 691-695, et du 1er mai 1887, p. 195.

[67] Sur l'arrestation et l'emprisonnement du commissaire des chemins de fer Schnœbele, attiré dans un guet-apens par son collègue allemand Gautsch, voir Questions actuelles, t. LIX, p. 407-413.

[68] Sur Mgr Galimberti, ses relations avec la cour de Berlin et le caractère suspect de ses interventions en cette affaire, voir Les Directions politiques, intellectuelles et sociales de Léon XIII, p. 262-265.

[69] T'SERCLAES, t. I, p. 427.

[70] HOHENLOHE, Denkwürdigkecten, t. II, p. 404 ; trad. franç., t. III, p. 196.

[71] Lettre du prince Guillaume, du 12 janvier 1887, publiée par la Nuova Antologia du 16 mai 1898. Cf. GOYAU, t. IV, p. 123.

[72] Parallèlement au rétablissement progressif de la paix religieuse en Prusse, la situation des catholiques de Bade, de Hesse et de Bavière s'était sensiblement améliorée. Voir GOYAU, Bismarck et l'Eglise, t. IV, p. 193 et s., T'SERCLAES, t. I, p. 485-497.

[73] PALAMENGHI-CRISPI, Francesco Crispi, politica estera, p. 277.

[74] GOYAU, IV, 191.

[75] GOYAU, IV, 191.

[76] Sur les circonstances qui précédèrent et accompagnèrent l'abdication du prince de Bismarck, voir Hans BLUM, Souvenirs sur le prince de Bismarck, Munich, 1900.

[77] V. CHERDULIEZ, Revue des Deux Mondes du 1er avril 1891, p. 679.

[78] SIDNEY WHITMAN, Deutsche Erinnerungen, p. 140-141 (Hintzpeter à Sidney Whitman, 3 mars 1891).

[79] T'SERCLAES, II, 64.

[80] T'SERCLAES, II, 62.

[81] T'SERCLAES, II, 62.

[82] T'SERCLAES, II, 61-62.

[83] Si ces paroles, rapportées d'après les journaux de l'époque (T'SERCLAES, II, 233), sont exactes, l'incursion de M. Lieber sur le terrain de la théologie n'était pas heureuse. L'infaillibilité de la curie n'a aucun sens dans la langue théologique ; et supposer que le pape lui-même pourrait oublier son devoir de sollicitude sur l'Eglise universelle, pour faire une œuvre purement politique, était un outrage gratuit au Saint-Père.

[84] T'SERCLAES, III, 142 et s.

[85] T'SERCLAES, III, 624. Peut-être y avait-il simplement là une manifestation de ce désir de parade qui domina toujours l'empereur allemand.

[86] Voir plus haut.