HISTOIRE GÉNÉRALE DE L'ÉGLISE

 

CHAPITRE PREMIER. — LE PROGRAMME DE LÉON XIII.

 

 

I

Au lendemain de la mort de Pie IX, le Correspondant, dans un article non signé et qui se présentait comme exprimant les sentiments du groupe de catholiques dont il était l'organe, publiait les lignes suivantes : Une grande, une noble, une sainte vie vient de se terminer ; ou, pour mieux dire, un long et douloureux martyre vient d'obtenir sa récompense : Pie IX n'est plus sur la terre, et l'Europe tout entière, chrétienne ou non chrétienne, amie ou persécutrice du pontife que nous venons de perdre, s'incline devant la grandeur de cet événement, qui est un deuil pour toutes les âmes droites et qui n'est un triomphe pour personne... Ce que va devenir le monde et ce que vont devenir Rome, la catholicité, le christianisme, il n'est pas difficile de le dire. Rome, la catholicité, le christianisme resteront ce qu'ils sont. Les papes meurent, mais le pape ne meurt pas. Que la Révolution le veuille ou non, Pie IX aura un successeur, un continuateur de son inflexible protestation, de son invincible captivité, de l'anathème qu'il prononce et surtout de la bénédiction qu'il répand[1].

Le jour même où paraissaient les lignes que l'on vient de lire, le cardinal Pecci, archevêque-évêque de Pérouse, rappelait à ses diocésains le triste événement qui venait de plonger dans le deuil la catholicité, au moment même où tous les maux s'accumulaient pour opprimer l'Eglise sous leur poids, et les exhortait à prier Dieu de donner bientôt un chef à son Eglise, et à le couvrir du bouclier de sa vertu, afin de lui permettre de conduire avec sûreté la barque de Pierre à travers les brisants jusqu'au port désiré[2]. En parlant ainsi le cardinal Pecci ignorait qu'il invitait ses fidèles à prier pour lui-même.

La confiance de Pie IX l'avait récemment appelé aux fonctions importantes de camerlingue de l'Eglise romaine. Le cardinal camerlingue est un des principaux officiers de la cour de Rome. Il préside la Chambre Apostolique, gouverne les finances, et, pendant la vacance du Saint-Siège, exerce tous les actes de la souveraineté pontificale. C'était une tradition que le camerlingue ne devenait jamais pape, et qu'appeler un cardinal à cette dignité c'était l'exclure par là de la succession future. Mais, à peine avait-on vu le cardinal Pecci à l'œuvre dans l'exercice de ses hautes fonctions, qu'on eut l'impression d'une dérogation probable à la vieille coutume. La sagesse et la fermeté qu'il y déploya attirèrent l'attention de tous. De vagues rumeurs couraient, en Europe et même en Amérique, sur l'intervention probable des puissances, ou tout au moins de l'Italie, dans l'élection du nouveau pape. Quelques-uns allaient même jusqu'à redouter une invasion violente du conclave par les bandes révolutionnaires. Ces craintes furent vaines. Les gouvernements se rendirent compte qu'une tentative de pression. de leur part resterait inefficace et ne pourrait que leur nuire dans l'opinion. Les décisions du concile du Vatican avaient ruiné les derniers restes du gallicanisme, du joséphisme et du césaropapisme, jadis si vivants dans les cours de France, d'Autriche et d'Allemagne. Quant au jeune roi d'Italie, Humbert Ier, il ne jugea pas prudent d'exercer ou de favoriser une agression dont la diplomatie européenne lui laisserait toute la responsabilité et qui aboutirait probablement à la honte d'un échec. Le cardinal Pecci, de son côté, eut à cœur de ne fournir aucun prétexte au gouvernement ou aux autorités municipales de passer le seuil du Vatican. Au lieu de faire exposer le corps du pape défunt dans la chapelle Sixtine, suivant l'usage, il décida que l'exposition aurait lieu dans l'église de Saint-Pierre ; et il prit en même temps les précautions les plus minutieuses pour empêcher tout désordre et pour enlever à la police italienne tout prétexte d'intervenir. La promptitude et l'habileté de ces décisions, d'autres mesures non moins heureuses prises par le camerlingue dans la gestion des affaires pendantes, fixèrent sur lui l'attention de ses collègues, leur rappelèrent les grandes qualités dont il avait donné des preuves dans sa Délégation à Bénévent, dans sa nonciature à Bruxelles, dans l'administration de son diocèse de Pérouse. Quand, le 18 février, à 6 heures et demie du soir, les portes du conclave se fermèrent sur les 60 cardinaux présents à Rome[3], le nom de Joachim Pecci était déjà murmuré dans la foule comme celui du cardinal papabile[4] par excellence.

Laissons ici la parole à l'un des membres les plus éminents du Sacré-Collège : Toutes les portes étant fermées derrière nous, écrit dans son Journal le cardinal de Bonnechose[5], chacun prit possession de son petit appartement... A côté de moi étaient les cardinaux Serafini et Schwarzenberg... Nous nous fîmes plusieurs visites, et nous nous entendîmes parfaitement sur le choix à faire. Le mardi 19, à neuf heures et demie, eut lieu le premier scrutin... Le cardinal Pecci fut celui des membres du Sacré-Collège qui réunit le plus de suffrages. Il en comptait vingt-six sur cinquante-neuf votants. On pouvait déjà prévoir que, dans un nouveau scrutin, le nombre en grossirait encore. Le cardinal Bilio[6] avait réuni sept voix ; le cardinal Luca[7], cinq. Les autres voix s'étaient portées sur divers noms, entre autres sur celui du cardinal Franchi[8].

Le cardinal-archevêque de Rouen avait reçu du ministre des affaires étrangères, M. Waddington, une mission délicate, celle d'exercer ce droit d'exclusive que le Saint-Siège avait jusque-là accepté de la part des gouvernements de France, d'Autriche, d'Espagne et de Portugal. Toutes ces puissances auraient voulu, disait-on, écarter du trône pontifical le cardinal Franchi. La France faisait porter son exclusive sur le cardinal Bilio, jugé trop compromis dans la politique du pape défunt. Le cardinal de Bonnechose n'avait accepté ce mandat du cabinet de Paris, qu'avec l'assurance formelle qu'il demeurerait libre d'agir comme il l'entendrait dans l'intérêt de la France, et il était décidé à tout faire pour ne pas lancer l'exclusive, ni même produire le titre diplomatique dont il était porteur. Il se contenta d'instruire de sa mission le cardinal Di Pietro, sous-doyen du Sacré-Collège, lequel se chargea de transmettre la confidence au cardinal Bilio. Ce dernier répondit à la démarche discrète de son collègue par une démarche généreuse. Le mardi 20, au moment où le second scrutin allait s'ouvrir, il déclara, de la manière la plus simple et fa plus émouvante, qu'il ne saurait accepter la tiare, et il pria ceux qui lui avaient donné leurs suffrages de vouloir bien le porter sur le cardinal Pecci. Le nombre des voix données au camerlingue monta de vingt-six à trente-huit. La majorité étant des deux tiers, l'élu devait réunir quarante-trois suffrages. Dès lors, nul ne douta plus que ce chiffre ne fût dépassé et que l'élection définitive ne fût faite au troisième tour.

Il eut lieu le mercredi 20 février. Après que tous les bulletins ont été mis dans le calice d'or placé sur l'autel, raconte le cardinal de Bonnechose, on procède au dépouillement des votes. Chaque cardinal les inscrit à mesure qu'on les fait connaître. Bientôt les voix donné au cardinal Pecci s'élèvent de minute en minute à vingt, vingt-cinq, trente, trente-cinq. Une émotion générale, mais silencieuse, gagne tous les assistants. Elle est à son comble lorsque le nombre, s'accroissant de plus en plus, monte à quarante-quatre. Alors évidemment le pape est fait. Toutefois les scrutateurs, avec un sang-froid imperturbable, continuent les opérations jusqu'à ce qu'ils aient épuisés les bulletins. On procède ensuite au contrôle du scrutin. Lorsque la validité de l'élection est dûment constatée, le cardinal Di Pietro s'approche de l'élu et lui dit : Vous êtes élu pape, voulez-vous accepter ? Le cardinal Pecci, pâle comme un linge blanc, répond : Puisque la Providence divine le veut ainsi, je me soumets et j'accepte. — Quel nom voulez-vous prendre ? Léon XIII[9].

Le successeur de Pie IX était âgé de soixante-huit ans. Un ecclésiastique éminent du diocèse de Paris, présent à Rome au moment de son élection, faisait ainsi son portrait : Il est haut de taille, maigre, de manières nobles et graves. Sa tète est remarquable de finesse ; les lignes du visage sont fermes, arrêtées, un peu anguleuses ; le front est haut et rétréci vers les tempes, la figure longue, le menton proéminent, la bouche grande, la physionomie ouverte et enjouée. La voix est sonore et brillante quand il prononce un discours. Dans les relations de la vie privée, il est simple, affectueux, aimable, plein d'esprit. Dans les cérémonies, sous la pourpre ou sous les ornements épiscopaux, il devient grave, austère, majestueux : il semble se pénétrer de l'ampleur de son ministère. Homme concentré, énergique, d'allures sages, le cardinal Pecci a eu à traverser des temps difficiles ; il s'est constamment montré égal à lui-même, homme de grande doctrine catholique et de grand sens politique. Le nouveau pape a fait partie de la Congrégation des Rites, de la Congrégation du Concile, de la Congrégation de l'Immunité ecclésiastique et de la Congrégation de la Discipline[10].

En février 1877, un écrivain, Louis Teste, rappelait ainsi la carrière de celui qui devait être élu pape un an plus tard : Gioacchino Pecci est né, le 2 mars 1810, d'une ancienne famille patricienne de Carpineto, au-dessus d'Anagni, au pays des Herniques... Ses études au Collège Romain accomplies, il entra à l'Académie des Nobles Ecclésiastiques, et cultiva avec fruit le droit et la théologie. Grégoire XVI se l'attacha en le nommant, le 16 mars 1837, prélat de sa Maison et référendaire à la Signature. Peu après, il l'envoya comme délégat à Bénévent, puis à Spolète, puis à Pérouse. Dans ces villes, Mgr Pecci fit preuve d'une charité toute sacerdotale, d'une équité incorruptible et d'une fermeté indomptable.

Son premier pas dans le gouvernement mérite d'être rapporté. C'était à Bénévent. L'administration de la province offrait des difficultés de toutes sortes. Des familles aux mœurs féodales, puissantes par la fortune et par le rang, y méprisaient l'autorité, mais s'inclinaient timidement devant le brigandage napolitain, et le protégeaient contre cette même autorité. Mgr Pecci avait donc à lutter contre deux forces unies contre.lui. Mais, touché de la condition misérable de la province, il résolut de l'améliorer, dût-il briser sa carrière. Il commença par s'assurer de la bonne volonté des officiers de la troupe et de la gendarmerie ; ensuite, il se mit à l'œuvre. Il fallut livrer des combats en règle, poursuivre les brigands dans les châteaux où ils se retranchaient, et entrer de force dans ces châteaux. Le plus puissant des seigneurs vint, menaçant, annoncer au délégat qu'il partait pour Rome, et qu'il en reviendrait avec un ordre d'expulsion contre lui. — C'est bien, reprit Pecci, mais avant d'aller à Rome vous passerez trois mois en prison. En même temps les troupes reçurent l'ordre de prendre d'assaut le château du seigneur. Les brigands qui s'y trouvaient y furent tués ou faits prisonniers. En quelques mois, la province fut purgée des brigands ; les seigneurs se soumirent, le peuple acclama le délégat et Grégoire XVI approuva hautement sa conduite.

Mgr Pecci gouverna Spolète et Pérouse avec la même énergie. Dans cette dernière ville, qui compte 20.000 habitants, il arriva, sous son administration, que les prisons se trouvèrent vides ; pas un seul détenu.

Au grand regret des Pérugins, Grégoire XVI le rappela en 1843, le préconisa archevêque de Damiette, bien qu'il n'eût que trente-trois ans, et l'envoya comme nonce à Bruxelles. Il s'acquit beaucoup d'estime et de crédit à la cour belge et dans tous les rangs de la société. Léopold Ier se plaisait à le consulter. Mais le climat, et peut-être les travaux de sa charge, altérèrent sa santé, au point qu'il dut, sur le conseil des médecins, solliciter son rappel.

Mgr Pecci, préconisé archevêque-évêque de Pérouse[11] dans le consistoire du 19 janvier 1846, fut créé en même temps cardinal, mais réservé in petto. Grégoire XVI mourut cette même année sans l'avoir publié, ce que Pie IX fit le 9 décembre 1853 [12].

Pendant vingt-cinq ans, le cardinal Pecci gouverna l'Eglise de Pérouse avec une sagesse et une fermeté dignes d'un grand pontife. Ii fut un évêque modèle en temps de paix. Lorsque les troubles politiques s'étendirent dans son diocèse, il ne cessa pas d'être égal à lui-même. Les séminaristes chassés du séminaire diocésain trouvèrent un asile au palais archiépiscopal. Le cardinal vivait au milieu d'eux, prenait ses récréations avec eux, les recevait à sa table. Les difficultés des temps ne lui faisaient pas négliger la culture des Saintes Lettres. Le cardinal Pecci, érudit lui-même et littérateur distingué, favorisait les savants. Il fonda pour les prêtres de son diocèse une Académie dite de Saint-Thomas. Il assistait aux séances, dirigeant les discussions, encourageant les travaux de chacun, faisant surgir des talents utiles à l'Eglise[13].

Il nous reste, de cette période de la vie de Léon XIII, un précieux recueil d'œuvres pastorales, ayant pour objet : la civilisation, le pouvoir temporel du Saint-Siège, la divinité de Jésus-Christ vengée des attaques de Renan, les erreurs courantes sur la religion, les prérogatives divines de l'Eglise, les devoirs "du clergé dans les temps présents, la lutte chrétienne, la vie catholique au me sicle, l'Eglise et la civilisation, etc. L'idée dominante de ce recueil est que l'Eglise catholique est la promotrice efficace de la vraie civilisation et du vrai progrès, et qu'elle ne combat que les vices et les désordres propagés, sous le couvert de ces grands mots, par l'hérésie et l'incrédulité[14].

 

II

Cette idée dominante allait devenir l'idée inspiratrice de la politique de Léon XIII.

Le comte Conestabile, qui fut un des familiers du nouveau pape, raconte qu'au lendemain de son avènement, il appela auprès de lui le cardinal Franchi pour le nommer secrétaire d'Etat, et qu'il résuma ses premières intentions par ces paroles : Je veux faire une grande politique[15]. Que voulait entendre par là le souverain pontife ? On pouvait déjà le conjecturer en se rappelant plusieurs passages de ses mandements épiscopaux et notamment celui-ci : Serait-il vrai, s'écriait-il, que la civilisation ne peut porter ses fruits dans une société qui vit de l'esprit de Jésus-Christ ? L'homme ne saurait-il se développer, dans l'ordre physique, social et politique qu'à la condition de répudier l'Eglise catholique ? Voilà la question que nous disons grande et capitale, attendu que, si elle était résolue au détriment de l'Eglise, il n'y aurait plus moyen d'arrêter l'apostasie de ses enfants ! La première encyclique de Léon XIII, publiée le 21 avril 1878, et commençant par ces mots : Inscrutabili Dei consilio, ne laissa plus de doute à ce sujet.

Dans ce document, mûrement étudié et didactiquement rédigé[16], comme devaient l'être tous les actes du nouveau pontife, Léon XIII, reprenant l'idée dominante de ses mandements épiscopaux, montrait la source des grands maux dont souffrait la société contemporaine, dans l'affaiblissement de l'autorité de l'Eglise catholique et du pontife romain, et la cause de cet affaiblissement dans les honteuses calomnies qui les représentaient, l'une et l'autre, comme les ennemis de la vraie civilisation[17].

Développant cette idée, le pontife énumérait les principaux attentats commis contre l'autorité de l'Eglise et de son chef : Les lois qui ébranlent la divine constitution de la société catholique, le mépris du pouvoir épiscopal, les entraves mises à l'exercice du ministère ecclésiastique, la dispersion des ordres religieux, la confiscation des biens d'Eglise, la soustraction des institutions charitables à l'influence ecclésiastique, la destruction de ce pouvoir temporel que la Divine Providence avait accordé depuis de longs siècles au pontife romain pour lui permettre l'exercice libre et sans entraves de sou autorité spirituelle[18]. Qu'était-il résulté de tout cela ? C'est qu'en dépouillant l'Eglise de son influence bienfaisante, on avait laissé le champ libre à une liberté effrénée et perverse de tout publier et de tout enseigner[19]. Cette sorte de civilisation, continuait le Saint-Père, n'est autre chose qu'une feinte civilisation, et doit être considérée comme un vain nom sans réalité... Il ne faut point considérer comme une perfection de la vie civile, ce qui consiste à mépriser audacieusement tout pouvoir légitime ; et on ne doit pas saluer du nom de liberté celle qui a pour cortège la propagation effrénée des erreurs, le libre assouvissement des cupidités perverses, l'impunité des crimes et des méfaits, et l'oppression des meilleurs citoyens de toute classe[20].

Après ce tableau des plaies de la société contemporaine, le pontife invitait les peuples à tourner les yeux vers ce Siège apostolique qui jadis ramassa les débris d'une société détruite et les réunit ensemble en un faisceau puissant ; qui fut à la fois le flambeau resplendissant de lumière au milieu des nations, l'ancre de salut dans les tempêtes, le lien sacré de la concorde pour les hommes des races les plus diverses, le centre commun de leur foi, de leur science et de leur activité, le rempart qui les défendit contre les revanches de la superstition et de la barbarie[21]. Oh ! poursuivait le pontife, plût au Ciel que cette autorité salutaire de l'Eglise n'eût jamais été répudiée ! Le pouvoir civil n'y eût pas perdu cette auréole auguste qui rend l'obéissance noble et digne de l'homme[22]. Bien d'autres malheurs eussent été épargnés aux nations. N'est-ce pas en brisant les liens très doux qui les unissaient au pontife de Rome, que les peuples orientaux ont perdu la splendeur de leur antique renommée, la gloire des sciences et des lettres, la majesté de leur empire ?[23] N'est-ce pas au Siège apostolique que l'Italie doit se reconnaître redevable de la gloire solide et de la grandeur dont elle a brillé au milieu des nations ? N'est-ce pas au sage gouvernement d'un saint Léon le Grand, d'un Alexandre III, d'un Innocent III, d'un saint Pie V, d'un Léon X, qu'elle doit d'avoir échappé à la destruction dont la menaçaient les barbares, d'avoir conservé florissantes la lumière des sciences et la splendeur des arts ?[24]

En terminant, Léon XIII protestait qu'il n'était inspiré, en faisant valoir ces bienfaits de l'Eglise et de son chef, ni par un esprit d'ambition, ni par un désir de domination, mais bien par les devoirs de sa charge, par la cause du bien public et du salut de la société humaine[25], et il suppliait les princes et les chefs suprêmes des peuples de ne pas repousser l'aide que l'Eglise leur offre, de comprendre que leur sûreté et leur tranquillité, aussi bien que la sûreté et la tranquillité publiques, dépendent de l'obéissance à la doctrine du Christ et du respect de son Eglise[26].

Qu'un tel programme n'eût rien d'opposé à celui de Pie IX, qu'il en fût au contraire le complément naturel et le développement logique : c'est ce que tout esprit impartial et réfléchi pouvait comprendre. II n'était pas inopportun toutefois de le faire remarquer aux fidèles. C'est ce qu'entreprit Mgr Pie, évêque de Poitiers, avec la grande autorité de son rang, de sa science et de son irréprochable orthodoxie. C'est le propre d'un pontificat nouveau, disait-il dans une homélie prononcée le 25 novembre 1878, comme c'est le propre d'un changement de règne quelconque, d'offrir des ouvertures nouvelles pour des négociations abandonnées sous le régime précédent. La marche du temps ayant mûri les questions, les froissements antérieurs de personne à personne ayant cessé, que de fois, dans le passé, la diplomatie vaticane a pu renouer avec succès des relations dont l'interruption avait été nécessaire !... Non, Léon XIII n'est pas animé d'un autre esprit que Pie IX ; et, si le temps amenait certaines déterminations qui paraîtraient s'en écarter, la vérité serait promptement rétablie par l'exhibition des documents attestant que Pie IX lui-même avait ouvert et préparé la voie à ces modifications pratiques pour les jours où elles seraient réclamées par le changement des circonstances[27]. Le monde chrétien tout entier avait d'ailleurs souligné l'hommage ému rendu par Léon XIII à la personne et aux œuvres de son illustre prédécesseur dans la première allocution adressée par lui au Sacré-Collège, le 28 mars : Le fardeau qui vient d'être imposé à nos forces, avait-il dit, nous apparaît d'autant plus lourd que la renommée de notre prédécesseur, le pape Pie IX, d'immortelle mémoire, s'est répandue avec plus d'éclat et d'illustration dans le monde. Car cet insigne Pasteur du troupeau catholique, qui a toujours combattu invinciblement pour la vérité et pour la justice, n'a pas seulement honoré le Siège apostolique par l'éclat de ses vertus, il a rempli l'Eglise entière d'un sentiment inouï d'amour et d'admiration envers sa personne, et, de même qu'il a surpassé tous les évêques de Rome par la durée de son pontificat, il a obtenu les plus grands, les plus constants témoignages de respect public et d'admiration qui aient jamais été donnés à un souverain pontife[28].

Rien n'était plus manifeste. Aussi, tandis que l'éminent évêque de Poitiers conviait tous les amis les plus dévoués de Pie IX à se rallier sincèrement à Léon XIII comme au continuateur de l'œuvre même de son prédécesseur, le Correspondant, avec la même spontanéité, invitait ses lecteurs à rendre hommage au pape disparu comme au précurseur nécessaire du nouveau pontife. Pie IX, disait-il, a, durant son long règne, vu monter autour de lui les flots de l'erreur et du mal ; mais il a vu aussi et dirigé les nobles efforts de toute une génération d'hommes savants et généreux, qui ont lutté sans faiblir pour la défense de la vérité. Le règne de Pie IX a été le temps de la lutte et de la résistance... Entouré de l'amour de tous les fidèles, mais délaissé de tous les puissants de la terre, il a courageusement accepté, jusqu'à la dernière heure, les épreuves, l'abandon, qui étaient la conséquence du grand devoir qu'il avait à remplir. On peut dire que Pie IX a accompli la première partie de l'œuvre, et peut-être la plus ingrate. Mais, après que l'erreur a été condamnée, après que l'iniquité a été signalée à l'indignation de la conscience humaine, il est temps de voir si on ne peut pas, par la persuasion, arracher l'erreur du fond des âmes et désarmer les préventions injustes. Dieu a confié à Léon XIII ce rôle de pacificateur[29]. Solidement assise sur un roc dont Pie IX avait achevé de préciser les angles, il semblait, dit un écrivain catholique, que la papauté, sous Léon XIII, commençait à dessiner les avenues qui, de tous les points du monde, devaient confluer vers le roc[30].

Tracer ces avenues, sera la grande préoccupation du nouveau pape. Toute sa diplomatie, tout son enseignement doctrinal tendront à ce but. Nous le verrons, dans les affaires d'Italie, fidèle à la ligne de conduite de son prédécesseur, affirmer avec énergie la nécessité du pouvoir temporel du Saint-Siège, protester avec force contre la loi des garanties et interdire absolument aux catholiques toute participation aux élections politiques ; mais il approuvera qu'ils prennent part à l'administration des communes, et les encouragera vivement à entrer dans la voie de l'action sociale. Il ne se fera aucune illusion sur l'influence croissante de la franc-maçonnerie dans le gouvernement de la France, et il exhortera les catholiques français à lutter avec courage contre toutes les mauvaises lois de leur pays ; mais il leur demandera de se placer résolument sur le terrain constitutionnel et de se dégager des anciens partis. En Allemagne, les nonces apostoliques, Aloisi Masella et Galimberti, recevront l'ordre de négocier avec le chancelier, et les relations diplomatiques du Vatican avec la cour de Berlin, rompues depuis 1872, seront rétablies en 1882. Trois ans plus tard, l'Allemagne et l'Espagne, d'un commun accord, s'en remettront à l'arbitrage du pape, pour la solution d'un conflit relatif à la possession des îles Carolines. Les démêlés de l'Eglise avec les autorités de la Suisse s'apaiseront peu à peu. En 1903, le roi d'Angleterre viendra visiter le pape au Vatican. En 1895, la Russie accréditera auprès du Saint-Siège un représentant à demeure. Des relations courtoises s'établiront avec plusieurs Etats des deux Amériques. Le résultat général de la diplomatie pontificale se manifestera particulièrement en 1888, lors du jubilé sacerdotal de Léon XIII, quand tous les souverains de l'Europe, à l'exception du roi d'Italie et de celui de Suède, tous les chefs d'Etats chrétiens et même plusieurs chefs d'Etats non chrétiens, se feront un devoir d'envoyer au souverain pontife leurs respectueuses félicitations.

La politique pacificatrice et conciliante de Léon XIII ne se bornera pas à ces relations avec lés chefs d'Etat. Il tiendra à agir directement sur les peuples, à exercer une influence sur les classes dirigeantes, et à mettre l'Eglise en rapports de plus en plus intimes avec les classes populaires. Ses encycliques sur les erreurs sociales, sur les études scientifiques et sur la condition des ouvriers, les encouragements donnés aux savants catholiques et aux initiateurs des œuvres sociales, n'auront pas d'autre but.

Raconter en détail l'histoire de ces démarches, de ces œuvres diverses, et en noter les résultats : tel sera l'objet des chapitres qui vont suivre.

 

 

 



[1] Correspondant du 10 février 1878, t. CX, p. 385.

[2] Gioacchino PECCI, Scelta di atti episcopali, un vol., Rome, 1879, p. 297.

[3] L'arrivée du cardinal Moraes Cardoso, archevêque de Lisbonne, porta, le surlendemain, le nombre des électeurs à 61.

[4] A Rome, on donne cette épithète de papabile (papable) à ceux des cardinaux qui ont des chances sérieuses d'être élus papes.

[5] Livre-Journal, 16-19 février 1878, cité par Mgr BESSON, Vie du cardinal de Bonnechose, 5e édition, Paris, 1887, t. II, p. 247-248.

[6] Luigi Bilio, né à Alessandria della Paglia (Piémont), le 25 mars 1826, créé et publié par Pie IX dans le consistoire du 22 juin 1866, évêque de Sabine, préfet de la Congrégation des Rites, membre des Congrégations du Saint-Office, de l'Immunité, de la Propagande, de l'Index, des Affaires ecclésiastiques extraordinaires et des Etudes.

[7] Antonio de Luca, né à Broute (Sicile), le 28 octobre 1805, créé et publié par Pie IX dans le consistoire du 16 mars 1863, du titre des Quatre Saints Couronnés, préfet de la Congrégation de l'Index, membre des Congrégations du Saint-Office, du Concile, des Rites, des Indulgences et de l'Examen des évêques.

[8] Alessandro Franchi, né à Rome, le 25 juin 1819, créé et publié par Pie IX le 22 décembre 1873, du titre de Sainte Marie du Transtevere, préfet général de la Congrégation de la Propagande, préfet de la Congrégation pour les affaires du rite oriental, membre des Congrégations du Saint-Office, des Évêques et Réguliers, du Concile, des Indulgences, des Affaires ecclésiastiques extraordinaires et des Études.

[9] Mgr BESSON, op. cit., t. II, p. 251. Il n'est peut-être pas inutile de rappeler qu'avant la Constitution de Pie IX, du 25 décembre 1904, Vacante Sede Apostolica, le serment prêté par les cardinaux, de garder le secret sur les choses du conclave n'avait d'application que pendant la durée de celui-ci. Le 22 février 1879, à l'occasion de l'anniversaire de l'élection de Léon XIII, la Semaine religieuse de Paris empruntait aux Annales religieuses de Lyon un récit du conclave dont certains passages complètent le récit du cardinal de Bonnechose. Il y est dit que le premier scrutin, ouvert le 19 février à neuf heures du matin, fut annulé à cause d'un vice de forme : un des cardinaux s'était servi d'un sceau où se trouvaient ses armes pour cacheter son bulletin, ce qui est défendu par les bulles pontificales. Le cardinal Pecci eut dix-huit suffrages, et l'emporta déjà sur ses collègues. Le nombre des votants était de soixante. (Le cardinal de Bonnechose, en parlant de cinquante-neuf votants, déduit sans doute le suffrage annulé.) Au second scrutin, qui eut lieu le même jour, dans la chapelle Sixtine, à quatre heures du soir, tout se passa selon les règles. Il y eut successivement scrutin et accession. (Sur ce dernier mode et en général sur les règles à suivre pour l'élection d'un pape, voir Hist. Gén. de l'Eglise, t. VI.) Neuf cardinaux eurent une voix : les Eminences Guidi, Ferrieri, Ledochowski, Manning, Di Canossa, Parocchi, Moretti, Caterini et Merici ; les Eminences Martinelli et Simeoni en eurent deux ; les Eminences De Luca et Franchi, trois ; l'Eminence Monaco, quatre au scrutin et cinq au vote d'accession ; l'Eminence Panebianco, quatre au scrutin et six à l'accession ; l'Eminence Bilio, sept au scrutin et neuf à l'accession. Le nombre des votants atteignant soixante, la majorité, qui est des deux tiers, était de quarante ; il ne manquait donc que six voix au cardinal Pecci pour être élu. Au troisième scrutin, par suite de l'arrivée du cardinal Moraes Cardoso, la majorité requise fut portée à quarante et une voix. Voici les résultats du scrutin : les Eminences Schwarzenberg, Ferrieri, Martinelli, Di Canossa, Moretti, un suffrage ; Panebianco, Monaco, Simeoni, deux suffrages ; Bilio, cinq suffrages ; Pecci, quarante-quatre suffrages. Ces chiffres, additionnés ensemble, donnent la somme de soixante ; il faut y ajouter une voix qui fut annulée... C'est ici le lieu de faire remarquer que plusieurs journaux ont accrédité un récit erroné de la manière dont le pape fut nommé. On a rapporté qu'il fut élu par adoration... C'est absolument faux. Léon XIII a été nommé par voie de scrutin.

[10] Semaine religieuse de Paris du 23 février 1878, p. 254.

[11] Ce titre d'archevêque-évêque est donné aux prélats qui, jouissant déjà du titre d'archevêque, sont nommés à des évêchés.

[12] Louis TESTE, Préface au conclave, un vol. in-12, Paris, 1877, p. 145-148.

[13] Pour plus de détails sur la biographie de Léon XIII antérieurement à son pontificat, voir Bernard O'REILLY, Vie de Léon XIII, traduction française par P.-M. BRUN, un vol. in-4°, Paris, 1887, p. 1-319. Cf. T'SERCLAES, le Pape Léon XIII, 3 vol. in-4°, Lille, 1894-1906 ; GUILLERMIN, Vie et pontificat de Léon XIII, 2 vol. in-8°, Paris, 1902. Sur la jeunesse de Léon XIII, voir BOYER-D'AGEN, la Jeunesse de Léon XIII, un vol. in-4°, Tours, 1896.

[14] Il parait bien prouvé que le cardinal Antonelli, redoutant un rival en la personne du cardinal Pecci, fit tout pour le tenir écarté loin de Rome. Le continuateur de Darras, Mgr Justin Fèvre, croit pouvoir donner une autre explication de ce qu'il appelle l'absentéisme du cardinal Pecci : la voici dans les termes mêmes qui l'exposent au tome XLIII de l'Histoire Générale de l'Eglise, p. 123 : Quoique Pecci eût été un homme irréprochable, il y a bien, sur sa mémoire, quelques grains de poussière qui ont pu produire des ombres dans son esprit. D'ailleurs il était en correspondance avec le fameux Dupanloup d'Orléans... Dans leurs lettres respectives, ils consignaient tous les deux leurs sentiments personnels de désapprobation du gouvernement pontifical. A la mort de Dupanloup, ces lettres passèrent à Lagrange ; à la mort de Lagrange, elles allèrent s'enterrer dans les Archives de Saint-Sulpice. Nous n'en connaissons pas le contenu de visu ; ce que nous avons entendu dire suffit pour expliquer l'absentéisme de Pecci pendant trente ans. Nous laissons de côté tout ce qu'il y a d'insinuation gratuite et malveillante dans ces lignes ; nous nous contentons d'affirmer que les Archives de Saint-Sulpice ne possèdent pas et n'ont jamais possédé la prétendue correspondance dont le continuateur de Darras a entendu parler.

[15] CONESTABILE, Léon XIII et la situation de l'Eglise, dans le Correspondant du 25 octobre 1878, p. 193.

[16] L'Unità cattolica n'eut pas de peine à résumer l'encyclique an un tableau synoptique, qu'on trouvera dans la Semaine religieuse de Paris du 25 mai 1878.

[17] LEONIS XIII Acta, t. I, p. 45.

[18] LEONIS XIII Acta, t. I, p. 45-46.

[19] LEONIS XIII Acta, t. I, p. 46.

[20] LEONIS XIII Acta, t. I, p. 47-48.

[21] LEONIS XIII Acta, t. I, p. 48-49.

[22] LEONIS XIII Acta, t. I, p. 49.

[23] LEONIS XIII Acta, t. I, p. 49.

[24] LEONIS XIII Acta, t. I, p. 49-50.

[25] LEONIS XIII Acta, t. I, p. 51.

[26] LEONIS XIII Acta, t. I, p. 52.

[27] Cardinal PIE, Œuvres, t. IX, p. 701-702.

[28] LEONIS XIII Acta, t. I, p. 37-38.

[29] Correspondant du 25 octobre 1878, p. 194-195.

[30] G. GOYAU, La papauté et la civilisation, un vol. in-12, Paris, p. 247.