HISTOIRE GÉNÉRALE DE L'ÉGLISE

 

CHAPITRE XV. — LES ŒUVRES ET LES MISSIONS CATHOLIQUES SOUS LE PONTIFICAT DE PIE IX.

 

 

En racontant, dans leur ordre chronologique, les principaux événements religieux qui se sont accomplis sous le pontificat de Pie IX, nous avons été amenés à parler plus d'une fois des œuvres que l'activité, du clergé et des fidèles suscita pendant cette période. Il nous reste à donner une vue d'ensemble de ces œuvres. La charité, la piété et le zèle furent des traits dominants dans la physionomie de ce pape, qui inaugura son règne par tant d'institutions de bienfaisance, qui travailla avec tant d'ardeur à promouvoir la dévotion à la Vierge Immaculée, qui se préoccupa avec tant de vigilance de la diffusion et de la pureté de la foi catholique. Terminer l'histoire de son long pontificat par le tableau des œuvres de piété, de charité et de zèle apostolique qui fleurirent dans l'Eglise, de 1816 à 1878, c'est donner à ce pontificat comme son couronnement naturel, sa radieuse auréole.

 

I

La plupart des œuvres de piété que le pontificat de Pie IX vit éclore, peuvent se ranger autour de trois grandes dévotions : la dévotion au Saint-Sacrement, la dévotion au Sacré-Cœur et la dévotion à la Sainte Vierge.

De 1845 à 1878, un religieux carme d'origine allemande, le P. Hermann, un prêtre français, le P. Eymard, deux prélats, Mgr de la Bouillerie et Mgr de Ségur, deux oratoriens anglais, le P. Faber et le P. Dalgairns, une jeune postulante du Carmel, Théodelinde Dubouché, sont les ouvriers providentiels d'une rénovation du culte du Saint-Sacrement. Un jeune juif de Hambourg, âgé de 26 ans, Hermann Cohen, merveilleux artiste, après avoir parcouru l'Europe par un chemin de gloire, de liberté et de volupté, entre, un jour, à Paris, dans une église. Le prêtre était à l'autel, raconte-t-il lui-même. Il élevait dans ses mains une forme blanche. Je regarde. J'entends une voix qui me semble sortir de l'Hostie : Ego sum via, veritas et cita ! Le voilà terrassé, converti, livré à Jésus-Hostie pour sa vie tout entière. Le juif se fait catholique, le catholique se fait carme ; le carme va faire retentir les plus grandes chaires de l'Europe de ses cris d'enthousiasme pour le Christ-Eucharistie ; l'artiste chante les mélodies mystiques les plus pénétrantes, les plus embrasées qu'aient entendues notre âge ; et, en 1871, il se fait, lui aussi, victime pour ses frères : il expire à Spandau, en Prusse, au service des prisonniers français[1]. Vers 1840, un religieux mariste, le P. Eymard, se sent appelé de Dieu à faire honorer Notre-Seigneur dans le plus grand de ses mystères. Ses supérieurs le comprennent. Pie IX l'encourage. En 1856, il fonde à Paris, dans une pauvre maison de la rue d'Enfer, la Société des Prêtres du Saint-Sacrement. Deux ans plus tard, il institue la congrégation des Servantes du Saint-Sacrement. Bientôt des milliers de prêtres-adorateurs se grouperont autour des religieux fondés par le P. Eymard, et propageront dans le monde entier la dévotion à l'Eucharistie[2]. En même temps, Mgr Gaston de Ségur, par son apostolat auprès des jeunes gens, par ses brochures alertes et vivantes[3], Mgr de la Bouillerie, plu ses discours ardents, par ses touchantes poésies, les Pères Faber et Dalgairns, par leurs œuvres dogmatiques et mystiques, orientent les âmes vers le tabernacle. Sous l'influence de leurs écrits, de leurs paroles et de leurs œuvres, la pratique de la communion fréquente se généralise ; tandis que celle de l'adoration perpétuelle, sous l'impulsion de l'épiscopat, s'établit dans la plupart des églises et des chapelles. Vers 1878, à la mort de Pie IX, dans un grand nombre de diocèses, le Saint-Sacrement, solennellement exposé, est adoré tour à tour, dans le cours de l'année, par chacune des paroisses ou communautés. En 1848, durant les journées de juin, au bruit du canon de l'émeute sanglante, Théodelinde Dubouché à l'inspiration d'une œuvre, puis d'une congrégation religieuse, qui unira dans son double but l'adoration du Saint-Sacrement au culte du Sacré-Cœur. L'institut des religieuses de l'Adoration réparatrice, fondé par elle, a, en effet, pour mission de réparer les outrages faits au Cœur sacré de Jésus, par une adoration ininterrompue, de jour et de nuit, du Très-Saint-Sacrement exposé sur l'autel[4].

En i856, Pie IX avait inséré au calendrier liturgique la fête du Sacré-Cœur. En 1864, un décret de béatification plaça sur les autels l'humble religieuse visitandine de Paray-le-Monial, Marguerite-Marie Alacoque, à qui le Sauveur avait demandé l'institution d-un culte envers le symbole divin de son amour. La dévotion des fidèles répondit à cet acte du Saint-Siège par la consécration du mois de juin au Sacré-Cœur et par la pieuse coutume de la communion du premier vendredi du mois en son honneur. Des paroisses, des diocèses se consacrent au Cœur de Jésus. Les événements de 1870 favorisent-ce mouvement. Un étendard sur lequel les religieuses de Paray-le-Monial ont brodé le divin emblème, est porté sur les champs de bataille par les zouaves pontificaux, organisés en corps de troupe, sous le nom de Volontaires de l'Ouest. Le 29 juin 1873, cinquante députés français se rendent en pèlerinage à Paray, et déclarent, dans la mesure qui leur appartient, consacrer la France au Sacré-Cœur[5]. Au mois d'avril 1875, le P. Ramière, directeur de l'Apostolat de la prière, présente au pape une pétition souscrite par 525 évêques, suppliant le Saint-Père de vouloir bien consacrer au Cœur de Jésus la Ville éternelle et le monde, Urbem et orbem. Le pontife ne croit pas que le moment soit venu de faire cette consécration solennelle, mais il donne quelque satisfaction à ce pieux désir, eu chargeant la -Congrégation des Rites de proposer aux évêques du monde entier une formule de consécration. Le 16 juin 1875, second centenaire de l'apparition de Notre-Seigneur à Paray, cette formule est adoptée par un grand nombre de diocèses, de paroisses et de communautés. La consécration officielle de toutes les nations du globe au Sacré-Cœur ne sera faite qu'à la fin du XIXe siècle, par le pape Léon XIII, à la suite d'une révélation du Sauveur à une sainte religieuse du Bon Pasteur, Sœur Marie du Divin Cœur, née Droste zu Vischering[6]. Parallèlement à la dévotion au Cœur de Jésus, la dévotion à la Vierge Marie se développe dans des proportions merveilleuses. Trois apparitions de la Mère de Dieu, à la Saiette, à Lourdes et à Pontmain, stimulent cette dévotion.

En l'année même de l'élection de Pie IX, le 19 septembre 1846, deux enfants, Maximin Giraud, âgé de onze ans, et Mélanie Mathieu Calvat, âgée de quatorze ans, voient, dans les montagnes de la Saiette, près de Grenoble, une Darne rayonnante de clarté : c'est la Vierge elle-même, qui leur parle, en pleurant, des péchés de son peuple, du blasphème, de la violation du dimanche, de l'oubli des saintes lois de l'Eglise, et qui leur recommande la prière[7]. A partir de ce moment, des pèlerinages s'organisent au lieu de l'apparition, et la plupart des pèlerins en reviennent pénétrés de l'esprit de pénitence. Plusieurs y puisent cet esprit.de victime qui associe intimement les âmes au sacrifice du Sauveur[8]. La définition de l'Immaculée Conception en 185 donne un nouvel élan à la dévotion à Marie. Trois ans environ plus tard, dans une petite ville des Pyrénées, à Lourdes, au pied des roches Massabielle, la Sainte Vierge apparaît de nouveau à une enfant du peuple, Bernadette Soubirous, et lui recommande de nouveau la pénitence. Mais son regard est si doux, son sourire est si bon, que l'humble enfant en est ravie et réconfortée. Je suis, dit-elle, l'Immaculée Conception. C'est la réponse du ciel à la définition de la terre[9]. Avec une nouvelle ardeur, les foules se précipitent à Lourdes. Le 4 mars 1858, plus de vingt mille personnes se pressent au pied des roches Massabielle. Le 4 avril 1864, on y compte soixante mille pèlerins ; en juillet 1876, à l'occasion du couronnement de la Madone, plus de cent mille. Bientôt le nombre de pèlerins ou visiteurs venus à Lourdes au courant d'une année se chiffrera par plus d'un million. Jamais, au cours des siècles, la dévotion n'a mis en marche, vers un sanctuaire, plus d'hommes de toutes nations. On y vient, de toutes les parties du monde, demander à la Vierge la guérison du corps et de l'âme[10]. Les miracles s'y multiplient[11]. Quelques-uns se produisent autour de la Grotte ; d'autres, plus nombreux, au passage du Saint-Sacrement, comme si Dieu voulait clairement indiquer que la dévotion à la Mère de Dieu ne doit pas être séparée de celle qui est due à son divin Fils. Des congrégations nouvelles, se fondent sous le vocable de l'Immaculée-Conception. Des églises sans nombre s'élèvent en l'honneur de la Vierge. Le 12 septembre 1860, l'évêque du Puy, Mgr de Morlhon, inaugure, sur un piédestal incomparable, en mémoire de la définition de la Conception Immaculée de Marie, la statue la plus gigantesque à la fois et la plus gracieuse. Œuvre du sculpteur français Bonnassieux, faite avec le bronze des canons pris à Sébastopol, elle portera le nom de Notre-Dame de France[12].

En 1871, l'apparition de Pontmain, que nous avons racontée plus haut, suscite un nouveau centre de pèlerinages, tandis que la vieille dévotion au sanctuaire de Notre-Darne de Chartres se réveille dans les cœurs français.

 

II

De ce mouvement général de piété envers l'Eucharistie, le Cœur de-Jésus et la Sainte Vierge, des œuvres pleines de miséricorde sont nées. Au cours de ses fortes études sur le régime moderne, Hippolyte Taine raconte que M. Etienne, supérieur général des Lazaristes et des Filles de la Charité, après avoir fait visiter à des incroyants quelques-unes des œuvres charitables de ses deux instituts, leur disait : Je vous ai fait connaître le détail de notre vie, mais je ne vous en ai pas donné le secret. Ce secret, le voici : c'est Jésus-Christ connu, aimé, servi dans l'Eucharistie[13].

Le prêtre qui est, en Italie, le principal promoteur des œuvres d'assistance corporelle et spirituelle, le fondateur de l'Institut de la Charité et des Sœurs de la Providence, Antonio Rosmini-Serbati, se distingue entre tous par sa dévotion à l'Eucharistie, au Sacré-Cœur et à la Sainte Vierge. Au moment où ses œuvres prennent leur premier grand essor, il écrit dans son journal intime : Je vous demande, ô Père, ce qui est dans le Cœur de Jésus... Ô Marie, demandez à Dieu pour moi ce qui est bon devant Dieu, devant votre divin Fils[14]. Et, jusqu'au terme de sa vie mortelle, en 1855, c'est une prière semblable qu'on trouve encore sous sa plume : Ô mon Dieu, je vous demande ce que le Cœur de Jésus désire que je vous demande[15]. Inspirées d'un pareil esprit, les œuvres rosminiennes se développent, se multiplient, débordent l'Italie et opèrent des merveilles à l'étranger, principalement en Angleterre[16].

Anglais de race et d'éducation, le grand homme d'œuvres de l'Angleterre à la même époque, Mgr Manning, créé cardinal par Pie IX en 1875, n'a pas une manière différente d'envisager et de pratiquer la piété. Le prêtre, disait-il, doit vivre comme s'il avait constamment à côté de lui son divin Maître. S'il va dans le inonde, ce doit être comme légat a latere Jesu. Et celui de ses biographes qui a étudié de plus près son action sociale ajoute, après avoir cité ces paroles : La dévotion au Sacré-Cœur, considérée comme conséquence de l'Incarnation, était pour lui le moyen pratique d'établir entre l'âme et Jésus cette union intime[17]. Encore attaché au protestantisme, il se donne tout particulièrement aux œuvres qui ont pour but de diminuer chez les pauvres gens les habitudes d'ivrognerie. Devenu catholique, prêtre et archevêque, il continue à propager les sociétés de tempérance ; mais il étend le champ de ses œuvres. Il demande le home rule pour l'Irlande, par compassion pour les souffrances de cette nation et parce qu'il voit dans cette réforme une application de la justice sociale. Ses rapports avec les Irlandais deviennent le point de départ de ses rapports avec les ouvriers de Londres. On l'appelle le Père des pauvres, le Cardinal des ouvriers, et quand, en 1889, une immense et terrible grève menacera la ville de Londres, il aura seul le pouvoir d'apaiser et de faire retourner au travail 250.000 ouvriers menaçants[18]. Prenez garde, lui dit un jour quelqu'un. C'est du socialisme que vous faites là. — Je ne sais pas, répond-il, si, pour vous, c'est du socialisme ; mais, pour moi, c'est du pur christianisme[19].

Ce que Mgr Manning est pour l'Angleterre, Mgr Ketteler, évêque de Mayence, l'est pour l'Allemagne. On l'appelle l'évêque social. Comme son frère de Londres, il déclare puiser dans l'amour de Dieu, tel que le christianisme l'enseigne, la solution de tous les problèmes redoutables soulevés par l'organisation actuelle du travail et de la propriété. Depuis que le Fils de Dieu est descendu sur la terre, dit-il, l'esprit créateur du christianisme a résolu, dans la limite du possible, toutes les grandes questions, même celles qui ont rapport aux misères et à la nourriture des hommes[20]. Dans l'ordre de la théorie, Ketteler expose sa doctrine dans un grand nombre de discours, de brochures, de grands ouvrages, dont le plus célèbre a pour titre : La question ouvrière et le christianisme. Il y décrit, avec une vigueur que peu d'écrivains ont atteinte, le malaise profond créé dans la société par le développement de l'industrie d'une part, et, d'autre part, par le progrès de doctrines dignes du paganisme. Il examine ensuite et critique avec une rare compétence les solutions proposées par les socialistes Lassalle, Karl Marx et Engels. Il reconnaît que la fondation de sociétés coopératives de production, solidement organisées, serait le moyen le plus direct de relever la condition des ouvriers. Mais il ajoute aussitôt qu'un tel moyen ne saurait être efficace sans l'esprit chrétien dont l'Eglise catholique a seule le dépôt authentique, l'Eglise, dit-il[21], qui n'exerce pas son influence par des moyens plus ou moins mécaniques, mais par l'esprit qu'elle inspire aux hommes.

Que cette action de l'Eglise doive se produire d'une manière très lente, Ketteler ue se le dissimule pas ; mais il croit que l'Eglise, qui a mis fin à la servitude antique en brisant l'orgueil du maître et en relevant l'esclave de son avilissement, saura, dans la mesure où la condition humaine le permet, vaincre l'égoïsme du capitaliste moderne et modérer la convoitise du travailleur[22]. Dans l'ordre de la pratique, Ketteler fonde à Mayence des caisses de secours, des cercles d'ouvriers, des sociétés pour la construction de maisons ouvrières à bon marché, des bureaux de placement, des asiles pour toutes les misères[23] ; et ses œuvres sont si bien conçues, qu'elles serviront de modèles à toutes celles qui se formeront désormais en Allemagne. L'abbé Kolping et l'abbé Hitze, pour ne parler que des plus célèbres parmi les prêtres sociaux de l'Allemagne, se diront les disciples de l'évêque de Mayence[24] ; et le pape Léon XIII lui-même dira, à propos de son encyclique De conditione opificum : Ketteler a été mon grand précurseur[25]. Ce grand ami des pauvres meurt, en 1877, pauvre lui-même, dans un pauvre monastère franciscain de Bavière, où il a demandé l'hospitalité.

Eu Autriche, un converti du protestantisme, le baron de Vogelsang, multiplie ses œuvres de science sociale à mesure qu'il approfondit sa foi catholique[26]. Gaspard Decurtins et Charles Vérin réalisaient des œuvres analogues en Suisse et en Belgique.

En France, l'esprit de Frédéric Ozanam et de saint Vincent de Paul, un esprit de charité très tendre et toute surnaturelle, inspire les continuateurs de leurs œuvres : Armand de Melun, Léon Lefébure, Albert de Mun, René de la Tour du Pin, les Filles de la Charité, les Frères des Ecoles chrétiennes, les Frères de Saint-Vincent-de-Paul. On a dit que de 1838 à 1877, la vie de M. de Melun se confond, pour ainsi dire, avec le mouvement charitable[27]. Au moins peut-on (lire qu'on trouve son nom, son action, son initiative dans la plupart des œuvres charitables, dans presque toutes les réformes législatives qui ont pour objet, pendant cette période, l'amélioration matérielle et morale des classes populaires. Il est un des plus actifs collaborateurs de l'admirable Sœur Rosalie, dont il a raconté lui-même la sainte vie[28]. L'Œuvre de la Miséricorde, celle des Amis de l'Enfance, celle des Apprentis et des jeunes ouvrières, la Société d'économie charitable, la Société de secours aux blessés fondée pendant la guerre de 1870, lui sont redevables de leur existence ou de leur développement. Elu député à l'Assemblée législative, en 1849, il y prépare et y défend, avec une compétence qu'amis et adversaires politiques s'accordent à lui reconnaître, les meilleures lois de cette époque : les lois sur les logements insalubres, sur les contrats d'apprentissage, sur les monts-de-piété, et il prend une part très importante à la rédaction de la loi sur la liberté d'enseignement[29].

Léon Lefébure, fidèle disciple d'Armand de Melun dès sa première jeunesse, collaborateur de Frédéric Le Play à l'Exposition de 1867, député de Colmar en 1869, sous-secrétaire des finances en 1873, n'attache pas son nom à une œuvre particulière ; mais il collabore avec intelligence et activité à la plupart des institutions charitables de son temps, et tout le prépare à la fondation de cet Office central des œuvres de bienfaisance qui couronne sa féconde existence[30].

Nous avons eu l'occasion de dire plus haut comment le jeune lieutenant Albert de Mun et le capitaine d'état-major René de la Tour du Pin avaient fondé, en 1871, les Cercles catholiques d'ouvriers. Jamais œuvre ne fut plus brillamment inaugurée. Sous le régime d'une Assemblée nationale qui, par les sentiments profondément religieux. de la plupart de ses membres, autorise tous les espoirs, on peut voir le lieutenant, puis le capitaine Albert de Mun, sans négliger ses devoirs professionnels, mais aussi sans quitter le sabre et la cuirasse, soulever l'enthousiasme d'immenses réunions, que des autorités de toute sorte, généraux, magistrats, préfets, jusqu'au maréchal-président lui-même, viennent parfois rehausser de leur présence. Au lendemain des désastres de 1870 et des désordres de la Commune, l'œuvre des Cercles catholiques d'ouvriers bénéficie de la conviction éloquente de ses apôtres et du besoin d'initiatives patriotiques, sociales, franchement chrétiennes. Hommes d'action et patriotes clairvoyants s'unissent pour soutenir et propager l'œuvre nouvelle. La faveur d'un grand nombre d'évêques et bientôt la haute approbation de Rome font le reste. Unis dans un même sentiment de conservation sociale et de relèvement national, ouvriers et dirigeants fraternisent. Il faut lire le rapport écrit par Albert de Mun le soir du pèlerinage des Cercles à Notre Dame de Liesse, le 17 août 1873[31]. C'est un bulletin de victoire, rédigé en style militaire par un fier soldat[32]. A côté du capitaine de Mun, le capitaine de la Tour du Pin, esprit observateur, réfléchi, profond, élabore dans le Conseil des Etudes, la doctrine qu'il formulera plus tard dans son important ouvrage : Vers un ordre social chrétien, et dans son précieux petit volume : Aphorismes de politique sociale. Le P. de Pascal, MM. de Ségur-Lamoignon, Savatier, de Breda, prennent part aux discussions sociales que préside celui qui déjà s'impose à eux comme un maître. Une Revue, l'Association catholique, et un périodique hebdomadaire, la Corporation, sont fondés pour propager les idées du nouveau groupe.

Mais ces brillants débuts n'ont pas de lendemain. La première génération de jeunes gens, unis, enthousiastes, n'est pas remplacée par des recrues suffisantes. La doctrine de l'œuvre est contestée par de graves économistes. Les cercles fournissent aux ouvriers déjà catholiques de réels avantages, mais n'attirent guère les autres. On a souvent parlé de l'échec, au moins partiel, de l'œuvre des Cercles catholiques d'ouvriers. On oublie que l'œuvre d'Albert de Mun et de René de la Tour du Pin s'est survécue en d'autres œuvres, qui, pour porter des noms divers, ne tiennent pas moins d'elle leur origine, leur esprit, leur élan. L'Association catholique de la Jeunesse française se rattache à un groupement de jeunes gens fondé par les deux vaillants officiers. Les cercles d'études, si répandus de nos jours, dérivent du Conseil des études. Les syndicats chrétiens actuels ont été ébauchés dans les projets de corporation chrétienne élaborés en 1871. Les Semaines sociales ont eu pour promoteurs des disciples d'Albert de Mun et de René de la Tour du Pin ; et l'on a vu, au début du XXe siècle, des groupes nettement hostiles en politique, se réclamer avec la même ardeur des doctrines sociales proclamées au lendemain de 1870, par l'œuvre des Cercles.

Les Filles de la Charité ne professent pas de doctrine sociale ; mais les initiatives si heureuses de la Sœur Rosalie, son Bureau de la Charité, ses diverses fondations, patronages, congrégations, asiles pour les vieillards ; institutions diverses pour l'enfance, deviennent pour elles des -modèles, rajeunissent leur apostolat charitable, leur permettent d'adapter leurs méthodes traditionnelles aux besoins nouveaux[33].

Sous la pression des événements, et sous la haute direction de leur Supérieur général, le Frère Philippe, les Frères des Ecoles chrétiennes élargissent aussi leurs moyens d'action.

Leur point de départ, leur œuvre première, c'est l'école primaire. Mais, lorsque la famille offre si peu de secours chrétiens à l'enfant sorti de l'école, n'est il pas naturel que ses anciens maîtres songent à s'occuper de lui ! Le Frère Philippe pense que les cercles de jeunes gens, les maisons de famille, les classes d'adultes, les colonies agricoles, les orphelinats, l'enseignement professionnel, industriel, agricole et commercial, se rattachent à l'œuvre voulue par saint J.-B. de la Salle, et Dieu les bénit abondamment[34].

Les Frères de Saint-Vincent-de-Paul n'ont pas à se poser de pareilles questions. Ils ont été fondés précisément pour s'occuper de toutes les œuvres populaires qu'exigeront les besoins des temps. La Révolution de 1848, puis la guerre de 1870 et la Commune de 1871, sont, pour la jeune Congrégation, les occasions d'un redoublement d'activité c L de succès. Revêtus de l'habit laïque, les Frères de Saint-Vincent-de-Paul inconnus du grand nombre, semblables en tout, quant à l'extérieur, aux catholiques zélés qui se dévouent aux œuvres, n'échappent pas seulement aux persécutions ; ils peuvent, au milieu des plus violentes commotions politiques, continuer, presque sans entraves, leur secret apostolat[35]. En 1871, Pie IX leur demande d'ajouter, dans leurs Constitutions, aux œuvres d'ouvriers et de pauvres, les œuvres de soldats[36]. C'est dans une de leurs maisons, celle de Notre-Dame de Nazareth, au boulevard du Montparnasse, que l'œuvre des Cercles catholiques d'ouvriers prend naissance, et c'est de leur initiative que naît, sous la présidence de Mgr de Ségur, ami et protecteur de l'institut, l'Union des associations ouvrières catholiques, qui a si puissamment contribué à multiplier les œuvres ouvrières dans tous les diocèses de France[37].

 

III

Est-ce une œuvre d'art ou une œuvre d'apostolat que poursuivent, au temps de Pie IX, le peintre Hippolyte Flandrin en France, les disciples d'Overbeck en Allemagne, les préraphaélites d'Angleterre qui ont Ruskin pour législateur et pour héraut La prédominance de l'idée d'apostolat est incontestable chez le peintre des églises de Saint-Vincent-de-Paul et de Saint-Germain-des-Prés de Paris, de l'église Saint-Paul de Nîmes. On a dit, des admirables figures où son âme si pure transparaît, qu'on y trouve plutôt un reflet attendri du passé que la clarté rayonnante d'une aube nouvelle[38]. Mais sa peinture exprime une piété si douce et si recueillie, qu'une voix compétente a pu le comparer à la fois à un néophyte chrétien peignant les catacombes et encore à un artiste du XVe siècle décorant les chapelles et les monastères avec une inépuisable ferveur[39].

Dans le renouveau religieux de l'architecture qui s'opère pendant la même période, l'inspiration est purement chrétienne chez Montalembert, qui, dès 1833, dans sa lettre sur le Vandalisme en France, écrit[40] : J'ai pour l'art du moyen âge une passion ancienne et profonde ; passion avant tout religieuse, parce que cet art est, à mes yeux, catholique avant tout. Mais chez Victor Hugo, chez Michelet, chez Mérimée, chez Vitet, comme chez les disciples allemands de Wackenroder, l'inspiration est surtout artistique. Didron, dans ses Annales archéologiques, fondées en 1844, et Arcisse de Caumont, dans son Abécédaire d'archéologie, paru eu 1850, en préparent la réalisation. Un architecte de grand talent, Viollet-le-Duc, dont les écrits et l'œuvre monumentale dominent l'époque, la réalise. Ses restaurations de Notre-Dame de Paris et d'un grand nombre de monuments à Vézelay, à Autun, à Beaune, à Toulouse, à Carcassonne, ne sont pas à l'abri de toute critique. Mais son œuvre a des parties admirables, et l'ardeur de son prosélytisme est infatigable. Son influence pénètre l'Europe. Elle se fait sentir en Allemagne, qui se glorifiera bientôt de terminer, avec quelque lourdeur, la cathédrale de Cologne ; et son action, se rencontrant eu Angleterre avec celle de Ruskin, inspire la restauration de plusieurs monuments gothiques[41].

C'est encore aux monuments du moyen âge que la musique religieuse demande le secret de sa rénovation.

En 1840, l'apparition du tome Ier des Institutions liturgiques de Dom Guéranger et la publication de l'Instruction pastorale de Mgr Parisis sur le Chant de l'Eglise[42], donnent la première impulsion au mouvement. La formation, en 1849. par les archevêques de Reims et de Cambrai, sur les conseils de Pie IX, d'une commission chargée de restaurer le chant liturgique d'après les anciens manuscrits, la publication par le P. Lambillotte, jésuite, de sa Clef des mélodies grégoriennes, les études particulièrement suggestives du chanoine Gontier, du Mans, et l'édition, faite en 1876 par un chanoine de Trèves, Hermesdorff, d'une partie du Graduale : telles sont les principales étapes d'une réforme qui s'achève en 1880 par la publication des Mélodies grégoriennes de dom Pothier. C'est à dom Joseph Pothier, en effet, qu'appartient l'honneur d'avoir restauré le chaut grégorien dans l'Eglise. Son œuvre capitale est le fruit de vingt ans de patientes recherches.

En 1860, pendant qu'il est encore simple novice à l'abbaye bénédictine de Solesmes, dom Guéranger, frappé de ses particulières aptitudes, le charge de transcrire, avec l'aide de deux de ses confrères, Dom Jansion et Dom Fonteinne, les antiphonaires poudreux de Saint-Gall et de l'école messine, de comparer les notations des codices avec les textes des théoriciens, et d'établir une copie clairement lisible du graduel grégorien. Un premier essai paraît en 1868. Mais les points les plus délicats doivent être fouillés encore, et douze ans s'écoulent en nouveaux essais, en nouveaux travaux, obscurs, mais féconds. Enfin, en 1880, paraissent les Mélodies grégoriennes, dont la publication suscite un émoi considérable parmi les plain-chantistes. L'ouvrage est aussi neuf aujourd'hui qu'au premier jour ; s'il peut, à certains égards, être complété, on n'y trouve rien à reprendre[43].

L'Eglise du milieu du XIXe siècle n'emprunte pas seulement au moyen âge les principes du rajeunissement de son architecture et de son chant liturgique ; c'est à l'époque médiévale qu'elle s'adresse pour retrouver les voies traditionnelles de sa philosophie et de sa théologie.

En 1840, le bibliothécaire de la Bibliothèque royale de Naples, le chanoine Cajetano Sanseverino, qui n'avait, dit-on, que deux passions : classer sur des rayons des volumes poudreux et lire les œuvres de Descartes, reçoit la visite d'un jésuite de Reggio, le P. Sordi, qui lui révèle les profondeurs de la Somme de saint Thomas. Le bon chanoine, ravi des nouveaux horizons qui s'ouvrent à sa pensée, étudie, avec un amour croissant, la doctrine du Docteur Angélique ; et, après trois ans de silence et d'étude, publie, à Naples, sept volumes in-8°, intitulés : Philosophia christiana cum antiqua et nova comparata. Le succès en est considérable. Déjà, parmi les catholiques, plusieurs esprits vigoureux et indépendants, déçus par les théories vagues ou inconsistantes du traditionalisme, du cartésianisme et de l'ontologisme, se sont tournés vers la philosophie de saint Thomas[44]. En 1846, Jacques Balmès commence sa Philosophie fondamentale par ces mots : Ceci n'est que la philosophie de saint Thomas appropriée aux besoins du XIXe siècle. L'apparition de l'ouvrage de Sanseverino accentue cette orientation. En 1853, le P. Gratry écrit, dans son livre De la connaissance de Dieu[45] : On peut dire que saint Thomas d'Aquin renferme saint Augustin, Aristote et Platon... Il lui manque d'être compris. Il y a en lui des hauteurs, des profondeurs, des précisions que l'intelligence contemporaine ne comprendra peut-être que dans quelques générations, si la philosophie se relève. En cette même année 1853, un jésuite allemand, le P. Kleutgen, publie le premier volume de sa Défense de la théologie ancienne[46]. En Italie, un autre religieux de la Compagnie de Jésus, le P. Cornoldi, fonde à Bologne une Académie de Saint-Thomas. Pie IX ne se contente pas de louer Sanseverino d'avoir aidé le jeune clergé dans les principes de la saine doctrine[47] ; il ne cache pas son admiration pour les anciens docteurs scolastiques[48] ; il défend leur méthode[49], il interprète quelques-unes de leurs doctrines fondamentales[50] ; et Mgr Pecci, archevêque de Pérouse, le futur Léon XIII prélude aux encouragements qu'il donnera à la scolastique du haut de la chaire pontificale, en demandant au Saint-Père de déclarer saint Thomas patron des Universités. Ce mouvement ne nuit pas cependant au développement de la théologie positive, jadis illustré par les Melchior Cano, les Petau et les Thomassin. L'Histoire du dogme de la Trinité de Mgr Ginouilhiac, les études patristiques de l'abbé Freppel, l'Histoire des conciles de Mgr Héfélé, l'Apologie du christianisme du professeur Hettinger, et le savant ouvrage de Mgr Malou, évêque de Bruges, sur l'Immaculée Conception, sont les dignes pendants des savants travaux des Sanseverino, des Kleutgen et des Cornoldi[51].

La théologie rationnelle et la théologie positive n'absorbent pas, d'ailleurs, l'activité du clergé catholique. La théologie mystique a, vers le milieu du XIXe siècle, deux illustres représentants : le P. Faber et l'abbé Charles Gay[52]. De l'un et de l'autre on peut dire ce que disait du premier Mgr Mermillod en 1872, alors que le second n'avait encore rien publié, qu'ils semblent placés au seuil des temps nouveaux comme saint François de Sales le fut au lendemain du moyen âge et qu'à l'exemple de l'illustre et saint évêque de Genève ils essayent de mettre en harmonie l'ancienne spiritualité de l'Eglise avec la moderne[53]. L'un et l'autre se sont assimilé la substance des grands théologiens de tous les temps, mais l'un et l'autre ne cessent pas un instant d'avoir en vue leurs contemporains, de parler pour les hommes, de leur siècle et de leur pays.

Frédéric-William Faber, né en 1814, dans le comté d'York, d'une famille protestante réfugiée en Angleterre à la suite de la révocation de l'édit de Nantes, et qui conserve avec orgueil les traditions de ses ancêtres huguenots, est venu au catholicisme, en 1845, à travers mille tortures et mille obstacles, parce qu'il a senti son âme mourir de faim et de soif clans le protestantisme, parce qu'il n'y a trouvé ni les anges, ni les saints, ni la Vierge-Mère, ni Jésus présent dans l'Eucharistie, ni l'Esprit-Saint lui parlant par une Eglise sainte, une, catholique et apostolique. Le jour de sa confirmation, il s'est senti, comme les apôtres, tout envahi par la présence sensible du Saint-Esprit[54]. Et depuis, il chante son bonheur. Ses traités de spiritualité sont des poèmes. Moins profond psychologue que Newman, moins ferme logicien que Manning, moins érudit que Wiseman, il est plus souple, plus varié, plus captivant. Ses livres m'ont pas cette ordonnance méthodique qui plaît au lecteur français, mais ils abondent en traits frappants, pittoresques, originaux, inattendus[55]. Il excelle à donner une forme poétique aux thèses les plus austères, à exprimer en métaphores très modernes les dogmes les plus anciens. Le P. Faber, dit un critique[56], serait un théologien très audacieux s'il n'était pas un théologien très instruit. De l'indépendance, pourtant, Faber a plus l'apparence que la réalité ; et de bons esprits se sont étonnés de voir cet Anglo-Saxon pousser l'amour de Rome jusqu'à préconiser les formes-les plus étranges de la dévotion italienne, et prêcher, non pas seulement le dévouement, mais la dévotion au pape[57].

Charles Gay, épris dès l'enfance des beautés de l'art, musicien habile, ami de Charles Gounod, est converti à dix-huit ans par Lacordaire. Ordonné prêtre, il s'attache de préférence à l'abbé Gaston de Ségur, à Mgr Pie, collabore à l'œuvre de l'évêque de Poitiers, et l'accompagne au concile du Vatican, où il fait partie du groupe des infaillibilistes les plus décidés[58]. En 1874, il publie des conférences données aux Religieuses du Carmel, et leur donne pour titre la Vie et les Vertus chrétiennes dans l'état religieux. Le succès de l'ouvrage est immense. Douze mille exemplaires du livre s'écoulent en dix-huit mois, sans compter les traductions en langues étrangères. Par l'ordre classique qui règne dans ces deux volumes, l'abbé, Gay l'emporte sans contredit sur le P. Falier ; mais sa phrase a je ne sais quoi de tendu, d'apprêté, qui tic permet pas toujours, à la première lecture, de goûter tout ce qu'il y a de profondeur, de chaleur et de vie dans sa pensée. Le public, ne saura que plus tard, après sa mort, par la publication de sa correspondance, tout ce qu'il y a eu de spontanéité, de simplicité, d'harmonie gracieuse et douce dans son âme. Pourtant, qui l'approfondit, le devine. Le caractère propre de l'ouvrage de l'abbé Gay sur la Vie et les Vertus chrétiennes, c'est l'union intime de la théologie dogmatique et de la théologie mystique. Avant lui, plusieurs auteurs les avaient unies en les juxtaposant ; chez lui, elles sont fondues. Dans la même formule, dans la même expression, le théologien reconnaît sa doctrine et le mystique sou expérience intime. Plus que tout autre, le savant et pieux auteur a pu réaliser cet idéal, car cette compénétration du dogme et de la piété a constitué sa vie intime. Elevé dans une famille étrangère aux croyances chrétiennes, il est venu au catholicisme paisiblement, sans secousse, en suivant les inspirations les plus profondes de sa raison et de son cœur. Parvenu à la vérité totale, il a converti tous les membres de sa famille par le seul rayonnement de sa vie intérieure, par ce qu'il a été plutôt que par ce qu'il a dit ; et c'est sans doute la difficulté qu'il a éprouvée à traduire en formules intellectuelles ce qu'il a senti comme une vie, qui donne parfois une telle tension à son style. Les livres, écrit-il, ne vont au fond de rien[59]. La formule est une maison que notre condition terrestre rend précieuse, peut-être indispensable. Que de gens tendent à transformer cette demeure en prison [60]. Mais la lecture attentive d'un livre aussi profond que le sien, fait transparaître la vie à travers la formule, parce que la formule, chez ce mystique qui est un théologien, est sortie de son âme et garde encore comme un écho de l'émotion dont elle a vibré. C'est ainsi que ses dix-sept traités sur la vie chrétienne en général, sur les vertus qui en sont le fruit, sur la vie religieuse, sur les obstacles que la vie et les vertus chrétiennes rencontrent ici-bas, deviennent des aliments pour la pensée comme pour le cœur. Le mystique est-il autre chose qu'une âme qui, par une grâce toute spéciale de Dieu, sent ce que le simple fidèle croit, ou plutôt qui sent par le cœur ce qu'il sait par l'esprit, ού μόνον μαθών, αλλά καί παθών τά θεΐαa, suivant l'expression célèbre de l'Aréopagite[61] ?

 

IV

C'est donc bien à tort qu'on a souvent représenté le XIXe siècle comme caractérisé par l'élimination de toute métaphysique, à plus forte raison de toute spéculation théologique est de toute tendance mystique[62]. L'immense succès des ouvrages du P. Faber et de l'abbé Gay sont des démentis formels apportés à une pareille assertion. Le XIXe siècle a eu ses mystiques, comme il a eu ses miracles à Lourdes, comme il a eu ses saints et ses saintes à la vie débordante de surnaturel, tels que le curé d'Ars, comme il a eu ses missionnaires et ses martyrs.

Le pontificat de Pie IX est précisément marqué par une expansion particulière des missions étrangères et du zèle apostolique, expansion que le pontificat de Grégoire XVI avait efficacement préparée.

L'Eglise, au cours des siècles, a compté trois grands mouvements d'expansion évangélisatrice. Aux premiers siècles, elle a suivi et parfois devancé les aigles romaines, pour prêcher l'Evangile au monde antique ; aux XVe et XVIe siècles, elle a suivi et souvent devancé les grands explorateurs européens, et s'est empressée d'aller planter la croix dans toutes les terres neuves où l'amour de l'or poussait les nouveaux conquérants. Vers le milieu du XIXe siècle, la grande évolution de la politique coloniale dont nous avons eu déjà l'occasion de parler, devient, pour le zèle apostolique de l'Eglise catholique, un nouveau stimulant. Sans doute la vertu d'apostolat reste toujours, pour l'Eglise catholique, comme l'a proclamé Lacordaire du haut de la chaire de Notre-Dame, une vertu réservée ; le protestantisme, au point de vue religieux, continue à se désagréger, et le schisme grec, en tant qu'Eglise, ne sort pas dé son immobilité ; mais l'un et l'autre, comme religions nationales, suivent le mouvement de pénétration que l'Angleterre, l'Allemagne et la Russie poursuivent dans les diverses parties du monde, et s'y implantent sous la protection des autorités civiles et militaires de ces Etats. Le catholicisme va-t-il perdre le fruit de ses longs travaux ?

Sur les frontières orientales de l'Europe, le schisme grec, qui ne faisait qu'un avec l'empire moscovite, guettait depuis longtemps Constantinople, cette clé de deux mondes, et convoitait la domination ou du moins le protectorat des nations balkaniques. Les Lieux Saints seraient-ils plus en sûreté entre les mains du Saint Synode que sous l'autorité du Sultan Tout faisait supposer le contraire. Mais la prééminence de la Russie ou de la Turquie à Constantinople était une question d'ordre politique dont le Saint-Siège n'avait pas à s'occuper directement. D'autre part, au point de vue religieux, l'Eglise catholique avait, depuis longtemps, renoncé à toute œuvre directe de conversion des Grecs et des Turcs ; les préjugés des premiers étaient si profonds et le fanatisme des seconds si violent, qu'on pouvait craindre que toute tentative de ce genre n'aboutît, sans profit pour la foi, qu'à un redoublement d'intolérance et d'hostilité.

Une démarche faite par la Sublime-Porte, eu janvier 1847, au lendemain de l'élection de Pie IX, donna quelque espoir aux catholiques. L'ambassadeur du sultan à Vienne se rendit à Rome pour présenter ses hommages au Saint-Père. C'était la première fois qu'un diplomate ottoman demandait une audience au vicaire de Jésus-Christ. L'audience eut lieu le 20 janvier 1847. Les paroles échangées furent vagues, mais empreintes de sympathie de part et d'autre[63]. Quelques mois après, le 23 juillet, Pie IX, par sa Lettre apostolique Nulla celebrior, annonça son intention de rétablir le patriarcat latin de Jérusalem avec résidence obligatoire[64]. Dans le consistoire secret du 4 octobre, il éleva à cette haute dignité le P. Joseph Valerga, missionnaire à Mossoul depuis 1841[65]. Le 6 janvier 1848, il adressa à tous les chrétiens d'Orient une longue et éloquente Lettre, leur annonçant l'envoi d'un ambassadeur pontifical à la Sublime-Porte, rappelant les grandeurs passées des Eglises orientales et conviant les chrétientés séparées à l'unité[66]. Pie IX ne pouvait su faire illusion : la réalisation de ses vœux ne pouvait se produire qu'à longue échéance ; mais les diverses missions organisées, encouragées et soutenues par lui en Palestine, en Syrie, en Chaldée et en Arménie, avaient pour but de hâter le retour de nos frères séparés ; et il semble que ce but ait été atteint dans une large mesure.

Les franciscains avaient en Palestine, depuis leur fondation, une place importante, qu'ils conservèrent, même après l'élection d'un patriarche résidant à Jérusalem[67]. La France y exerçait d'ailleurs, de temps immémorial, un protectorat religieux, officiellement reconnu par les conventions conclues, de 1535 à 1740, sous le nom de capitulations[68], protectorat que le traité de Berlin, en 1878, devait reconnaître et ratifier. De 1847 à 1874, Mgr Valerga et Mgr Bracco fondèrent de nombreuses œuvres catholiques en Palestine. Aidés par l'œuvre de la Propagation de la foi et par l'Association du Saint-Sépulcre, fondée à Cologne, ils créèrent de nouvelles paroisses, appelèrent en Palestine un grand nombre de congrégations religieuses, et, avec leur concours, fondèrent des écoles, des orphelinats et des hospices. Ces fondations contrebalancèrent autant que possible l'influence des schismatiques russes et des protestants allemands, qui, disposant de sommes considérables, multipliaient leurs efforts pour consolider et agrandir leurs positions en Terre Sainte.

Une des œuvres les plus intéressantes de Palestine, sous le pontificat de Pie IX, fut celle du R. P. Marie-Alphonse Ratisbonne. Né en 1814, à Strasbourg, d'une famille israélite, élevé en dehors de toute idée religieuse, adonné à la vie mondaine et aux plaisirs dans sa jeunesse, il avait été subitement converti à Rome, au cours d'un voyage d'agrément, par une apparition miraculeuse de la Vierge Marie, le 20 janvier 1842[69]. Entré dans la Compagnie de Jésus au mois de juin de la même année, il s'était senti attiré par une force Croissante vers l'apostolat de ses frères d'Israël et-vers l'œuvre que son frère Marie-Théodore, converti au catholicisme quelques années avant lui, avait fondée sous le vocable de Notre-Dame de Sion. En décembre 1852, il se joignit à son frère, n'ayant pas de désir plus ardent que d'aller à Jérusalem, travailler, pleurer et souffrir avec Jésus sur le Calvaire pour la rédemption d'Israël. Au mois d'août 1855, il lui fut donné de mettre le pied sur cette terre sainte où lui était réservé un apostolat de plus de trente armées. Il y fut rejoint, l'année suivante, par une petite colonie de Religieuses, appartenant à la Congrégation de Notre-Dame de Sion, que le R. P. Marie-Théodore avait fondée à Paris[70], et qui, dans la pensée des deux frères, devait assumer une double tâche : l'une d'expiation, par une prière incessante, l'autre de régénération, par l'éducation gratuite des enfants de la Palestine. Les fondations du sanctuaire et du grand orphelinat-de l'Ecce-Homo, de la Maison de Saint-Jean du Désert et de l'institut Saint-Pierre de Jérusalem, réalisèrent les vœux des deux saints prêtres. D'autres religieux, carmes, trappistes, dominicains, assomptionnistes, établirent aussi des écoles, où les élèves affluèrent. Ces derniers préludaient à leurs célèbres pèlerinages de Terre Sainte. En 1878, Mgr Lavigerie installa, à son tour, les Pères Blancs au monastère de Sainte-Anne de Jérusalem, mis à sa disposition par le gouvernement français[71]. La propagande catholique proprement dite restait toujours impossible ; mais, ainsi que le remarque un grave et perspicace historien, la charité, le dévouement des missionnaires et des religieuses amenaient la diminution du fanatisme. Les Turcs élevés dans les écoles chrétiennes, et qui, de plus en plus nombreux, occupaient les charges de l'armée et de la politique, échappaient aux instincts de la férocité musulmane[72]. Les jeunes filles, formées dans des pensionnats chrétiens, avaient eu une vision : la dignité de la femme, de l'épouse, de la mère leur était apparue. C'est sur la dégradation de la femme que l'Islam a été fondé... Le jour où la femme, clans la dignité du foyer rétabli, aura transmis sa conscience aux fils élevés par elle, la femme aura vaincu l'Islam[73].

Au-dessus du Jourdain, dans les montagnes du Liban, en Syrie, ce n'était pas seulement la religion de Mahomet, c'était le schisme grec, c'était l'hérésie jacobite, c'était l'étrange et farouche religion des Druses[74], et, au milieu de ce monde si disparate, c'était encore une intense propagande protestante, que les missionnaires catholiques rencontraient. La fertilité du pays, le nombre des ports, l'importance des affaires, retenaient dans les principales villes de Syrie une colonie européenne[75]. Les Anglais et les Américains y affluaient. De l'île de Chypre, son nid d'aigle, l'Angleterre y expédiait et y disséminait ses bibles, son or et ses hommes[76]. Les pasteurs protestants d'Amérique avaient établi leur centre de prédilection chez les Druses, peuple vigoureux, qui, jusqu'ici, contre les catholiques, protégés de la France, contre les orthodoxes, clients de la Russie, contre les musulmans, soutenus par la Porte, n'avait compté que sur lui-même. Ces pasteurs leur faisaient entrevoir le puissant appui des nations protestantes. Le protestantisme cherchait un autre appui dans les classes cultivées. En 1875, les Américains fondèrent à Beyrouth une école, qui prit le nom d'Université, et d'où pouvaient sortir des médecins, des hommes influents de toute sorte, peut-être des hommes d'Etat, qui orienteraient vers eux l'opinion publique. Les catholiques avaient pour eux, dans les montagnes du Liban, la vaillante nation des Maronites. En butte aux attaques incessantes des Druses, victimes, en 1860, d'épouvantables massacres, ils furent secourus par la France, qui, en sa qualité de protectrice des chrétiens d'Orient, envoya, pour les protéger, un corps de 7.00e hommes, releva la nation de ses ruines et lui obtint du sultan la nomination d'un gouverneur chrétien. En même temps, avec un zèle infatigable, Mgr Samhiri, patriarche d'Antioche pour les Syriens, parcourait l'Europe, quêtant pour sa pauvre Eglise. Le capucin Castelli déterminait, par ses prédications, de nombreuses conversions parmi les jacobites. En 1869, le successeur de Mgr Samhiri, Mgr Harcus, se rendait au concile du Vatican à la tête de huit évêques auxquels se joignait l'évêque de Madiat, en Mésopotamie, converti en 1850. La fondation en 1885, par les jésuites, sous la protection du gouvernement français, de l'Université de Beyrouth, a, depuis, beaucoup contribué à combattre l'influence protestante.

La mission de Chaldée, confiée aux dominicains, aux carmes, aux capucins et aux lazaristes, avait en face d'elle l'hérésie nestorienne. En 1845, une mission anglicane puséyste, sous la direction du prédicant Badger, était venue s'établir à Mossoul, pour y corn-battre l'influence française. Mais la protection accordée par l'archevêque' de Cantorbéry et l'évêque de Londres à cette entreprise puséyste, causa du scandale en Angleterre. Badger quitta Mossoul à la fin de 1844. Des missions organisées par les Américains à Mossoul, en Mésopotamie, dans le Kurdistan turc, n'eurent pas plus de succès. Les distributions d'or, faites à profusion, nuisirent à leur cause bien plus qu'elles n'y aidèrent. Cette religion n'est pas une religion, disaient les nestoriens en parlant du protestantisme, c'est plutôt le renversement de toute religion[77]. Le catholicisme, au contraire, gagnait beaucoup de prosélytes. En 1853, le patriarche chaldéen de Babylone, Mgr Audu, écrivait que trente-cinq mille brebis avaient été ramenées au bercail. Malheureusement le commencement de schisme qui se produisit dans l'Eglise de Chaldée vint interrompre le cours de ses heureuses destinées. Nous avons vu plus haut quelle fut l'attitude du patriarche Audu au concile du Vatican. Il y avait défendu avec énergie les anciens usages de son Eglise, relativement à l'élection des évêques. La nomination faite, d'autorité, par Pie IX, de deux prélats, l'avait vivement froissé. Néanmoins sa soumission au dogme de l'infaillibilité et aux autres dogmes proclamés par le concile avait été complète[78]. Il avait seulement ajouté qu'au point de vue disciplinaire il tenait à faire la réserve, jadis proclamée par le concile de Florence et non abolie par le concile du Vatican : salvis omnibus juribus et privilegiis patriarcharum. Le cardinal Barnabo avait enregistré sa déclaration, en lui faisant observer que le concile, en décrétant l'autorité immédiate du pape sur toute l'Eglise, n'avait pas excepté l'Eglise orientale, mais que cette autorité serait toujours exercée en tenant compte des circonstances particulières[79]. Or, en 1873, des difficultés s'étaient présentées, toujours à propos d'élections épiscopales, entre la Propagande et le patriarche. Celui-ci refusa de se soumettre aux décisions de Rome, qu'il déclara arbitraires, et entraîna avec lui plusieurs évêques, les principaux personnages de la nation et les moines de Raban Orniez. Le 24 mai 1874, de sa propre autorité, il consacra neuf évêques. Une lettre que lui écrivit Pie IX, le 16 septembre 1875, fut regardée par lui comme non avenue, parce qu'il la considéra comme inspirée au pape par la jalousie des dominicains. Mais lorsque, en 1877, le souverain pontife le mit en demeure d'obtempérer à ses ordres ou de se séparer de l'Eglise, le vénérable prélat, qu'animait un profond sentiment de piété et de dévouement à l'Eglise[80], n'hésita pas à se soumettre. Il eut alors la douleur de voir plusieurs de ses fidèles et de ses prêtres se soulever contre lui. Son successeur, Mgr Abolian, élu le 28 février 1879, acheva de rétablir la paix dans l'Eglise chaldéenne. On sait d'ailleurs avec quel soin le pape Léon XIII prit à cœur d'accorder aux Eglises orientales tous les privilèges fondés sur des traditions respectables et compatibles avec les droits essentiels du Saint-Siège.

Bien autrement grave fut la crise qui éclata en Arménie.

Les catholiques d'Arménie avaient passé par des fortunes diverses. Ceux qui, pour échapper aux persécutions des Turcs, s'étaient réfugiés en Autriche, eurent le meilleur sort, Ceux qui s'étaient fixés en Russie se virent organisés sur le modèle de l'Eglise moscovite et ne purent jamais se mettre en rapport avec un missionnaire catholique. Nous avons vu comment les Arméniens catholiques de Turquie, d'abord placés sous la dépendance du patriarche schismatique, étaient parvenus à s'affranchir 2. En 1850, le catholicisme avait fait de tels progrès, que Pie IX autorisa l'archevêque Hassoun à ériger six évêchés suffragants : ceux de Brousse, d'Angora, d'Artwin, d'Erzeroum, de Trébizonde et d'Ispahan. Seize ans plus tard, Hassoun était élu patriarche par les évêques de son district. Pie IX, qui connaissait le dévouement au Saint-Siège du nouvel élu, profita de cette nomination pour opérer dans l'Eglise arménienne une réforme décidée depuis longtemps. Par sa bulle Reversurus, du 12 juillet 1867, destinée à devenir fameuse dans l'histoire des Eglises orientales : 1° il réunit en une seule les deux circonscriptions ecclésiastiques de Constantinople et de Cilicie et fixa la résidence du patriarche à Constantinople ; 2° il décida qu'à l'avenir les élections au patriarcat et aux sièges épiscopaux seraient faites par les évêques à l'exclusion des laïques et que le patriarche élu ne pourrait être intronisé ni faire aucun acte de juridiction avant d'avoir reçu confirmation de son élection par le pape ; 3° il stipula que l'intervention des évêques dans l'élection à un siège épiscopal consisterait seulement à proposer au pape trois candidats, entre lesquels le pape ferait son choix, se réservant d'ailleurs la faculté de choisir un prêtre en dehors des trois proposés si ceux-ci ne lui paraissaient point assez capables ou dignes. Des protestations se produisirent. Les protestataires soutinrent que le pape avait outrepassé ses droits et amoindri ceux de la nation. Une intervention de Mgr Valerga, délégué du pape, rétablit une paix momentanée en 1868, en donnant au clergé et au peuple une part dans l'élection des deux évêques qui assistaient le patriarche. Mais dans une assemblée synodale, inaugurée le 5 juillet 1869, une révolte ouverte éclata. Le patriarche fut hautement accusé d'avoir trahi, au profit du pape, les droits séculaires de l'Eglise arménienne. Un mois après, Mgr Hassoun ayant dû se rendre à Rome pour le concile, l'audace de ses adversaires s'accrut. L'administrateur patriarcal, Mgr Gasparian, se mit lui-même à leur tête. Un nouvel administrateur, envoyé de Rome, ne fut pas reçu ; la bulle Reversurus fut brûlée publiquement. Un nouveau patriarche, Badhiarian, fut élu. Le grand vizir Aali pacha entra en négociations, pour apaiser le différend, avec Mgr Pluym, puis avec Mgr Franchi, délégués du pape ; mais son successeur, Mahmoud pacha, favorisa les dissidents. Le patriarche Hassoun fut exilé. En juillet 1872, il partit polir Rome. Il y resta jusqu'en février 1874. A cette époque, il put rentrer à Constantinople, mais non encore recouvrer la possession des biens dont les dissidents s'étaient emparés. Cette restitution ne fut faite qu'à son successeur Mgr Azarian, élu en 1887. Depuis lors, le schisme a disparu[81].

Ce n'était pas, hélas ! le seul fléau que l'Eglise eût à combattre en Arménie. De toutes les nations orientales, il n'en était pas de plus travaillée par la propagande protestante. Les sociétés américaines s'étaient établies en Arménie après la guerre de 1854. Elles ne s'étaient pas contentées d'y former des pasteurs et des maîtres arméniens, pour l'apostolat de l'Arménie. Les enfants des familles les plus considérables avaient coutume de chercher en Europe, sui tout à Paris, une éducation plus complète ; les conseils des maîtres américains poussèrent cette élite vers Londres. Les Anglais, s'ils ne faisaient pas cesser les maux de l'Arménie, proclamaient au moins ses droits[82]. Cette union de peuples attachés à la fois au gouvernement libre et à la Réforme, travaillerait au profit du protestantisme.

On ne saurait nier l'importance de ce mouvement. Mais, malgré tout, l'influence des prêtres catholiques zélés de la nation arménienne et celle de nombreux missionnaires latins, jésuites, franciscains, capucins, dominicains, assomptionnistes, ont produit des résultats très consolants, qui, avec le temps, ne feront que s'accroître[83]. Un séminaire arménien, érigé à Rome en 1884, contribuera encore à resserrer l'union de l'Arménie catholique avec le Saint-Siège.

 

V

Si, des pays d'Orient, nous passons aux régions communément désignées sous le nom d'Extrême-Orient, nous rencontrons encore, à côté de l'infidélité, païenne ou musulmane, la redoutable concurrence du protestantisme.

Dans l'Hindoustan, à l'avènement de Pie IX, le mal était double. D'une part la substitution de l'influence anglaise à l'influence portugaise favorisait le développement du protestantisme ; d'autre part, les manœuvres de la cour de Lisbonne, qui se vengeait de ses échecs politiques en empiétant sur le domaine religieux, et en soutenant le clergé schismatique de Goa, entravaient l'action du Saint-Siège et, par là même, de l'apostolat catholique. Le 9 mai 1853, Pie IX, en un langage sévère, rappela les schismatiques à l'obéissance ; mais la Chambre des députés de Lisbonne, par un vote du 20 juillet, déclara que l'acte du pape était invalide, parce qu'il était dépourvu du placet royal, et que les ecclésiastiques rebelles avaient bien mérité de la patrie. Le traité conclu, le 20 février 1857, entre le cardinal prononce di Pietro et le ministre Fonseca-. Magalhæs, porta que les diocèses de Goa, Cranganor, Cochin, Meliapour, Maccala et Macao seraient délimités, et que le pape donnerait une nouvelle bulle de circonscription. C'était la fin virtuelle du schisme. Aussi les progrès de l'évangélisation catholique furent-ils rapides à partir de cette époque. Le nouvel archevêque de Goa, Mgr d'Arnorin-Pessoa, frappa de suspense, en 1862, les schismatiques qui résistaient encore. Mais, à chaque difficulté qui se produisait entre les autorités supérieures d'une part, le clergé et le peuple de l'autre, le schisme, assuré de la protection du gouvernement, renaissait. Le cabinet portugais, inféodé à la franc-maçonnerie, s'opposait à l'envoi de missionnaires religieux, contestait la valeur ou le sens des lettres apostoliques ou des décrets des congrégations romaines. Ces obstacles, s'ajoutant à ceux que faisait naître l'esprit de caste des Indiens, leurs préjugés idolâtriques et le prosélytisme protestant, rendirent très méritoires les efforts des missionnaires. Le nombre des catholiques des Indes orientales, qui s'élevait, en 1864, à 990.000, atteignait, en 1875, le chiffre de 1.210.000.

La rapide extension des missions catholiques aux Indes est due principalement à la valeur exceptionnelle d'un missionnaire, Mgr Bonnaud. Missionnaire aux Indes dès 1824, nommé coadjuteur de l'évêque de Pondichéry en 1833, puis élevé aux fonctions de vicaire apostolique des Indes en 1836, Mgr Bonnaud eut toutes les qualités de l'apôtre et de l'administrateur[84]. Il publia d'abord plusieurs ouvrages d'exposition et d'apologie de la foi. Le principal fut le Veda-poura-telteimaroutel, exposé et histoire du catholicisme sous forme d'une histoire de l'humanité. L'ouvrage, fort bien écrit, vivant, résumait l'Ancien Testament, les récits évangéliques, les annales de l'Eglise, notant soigneusement et réfutant au passage les diverses hérésies, particulièrement le protestantisme et les objections contemporaines contre la vraie religion. Cet ouvrage produisit, dans le monde des lettrés, une profonde impression[85]. Par la formation d'un clergé indigène dans des petits et grands séminaires, par la réunion de plusieurs synodes, où les questions les plus importantes du culte et de la discipline furent réglées, par l'éducation de la jeunesse du pays dans de nombreuses écoles, Mgr Bonnaud donna une vive impulsion au mouvement catholique. Une de ses plus utiles créations fut celle de collèges de jeunes filles. Grâce à ces institutions bientôt très prospères, le vieux préjugé indien, interdisant à la femme honnête toute culture intellectuelle[86], fut battu en brèche et vaincu. La condition de la femme fut relevée, et son influence augmentée.

Mgr Bonnaud mourut en 1860, au cours d'une visite de l'Inde entière, que le souverain pontife lui avait demandé de faire. Cette visite fut achevée par Mgr Charbonneaux.

Les résultats de cette revue des forces catholiques dans l'Inde, qui dura quatre ans, de 1858 à 1862, furent incalculables. C'est en se fondant sur ces résultats que Léon XIII put établir aux Indes, en 1886, la hiérarchie catholique.

Le successeur de Mgr Bonnaud, Mgr Laoutinan, recueillit les fruits de ces œuvres. Son épiscopat, qui devait se prolonger jusqu'en 1900, fut, au dire des missionnaires, la période la plus brillante et la plus consolante de l'histoire du catholicisme aux Indes depuis saint François Xavier. Le fait principal de cette période est l'évangélisation des parias par un saint missionnaire, le P. Ligeon. Usant d'un procédé d'évangélisation qui rappelle celui du P. de Nobili auprès des brahmes, le P. Ligeon se présente un jour, accompagné d'un serviteur, à un chef de village. Je fuis le monde pervers, lui dit-il. Je cherche une solitude pour y prier. Le chef lui indique un terrain vague, où le Père, à la manière des saints du pays, se fait un abri de branchages, ne prenant ni boisson fermentée ni nourriture animale. On le vénère. Le chef dit : Cet homme est un saint. Les dieux sont bons, puisqu'ils permettent que cet homme vienne sanctifier le pays. Au bout d'un mois, les habitants se hasardent à lui adresser la parole. Le solitaire leur répond par la parole de saint Jean-Baptiste : Faites pénitence de vos péchés. Puis il leur enseigne comment il faut adorer, aimer et servir Dieu, le Maître du monde. Il baptise ceux qui veulent accepter la doctrine qu'il prêche. Les baptêmes se multiplient. Après les villages, les villes sont évangélisées par lui. De 1873 à 1886, il compte 76.000 conversions. Ce mouvement de conversion des classes pauvres coïncide, d'ailleurs, avec un mouvement convergent des classes lettrées. Le catholicisme comptera bientôt un de ses membres dans le Conseil royal du Maïmour, M. Tambuchetti[87].

Tandis qu'aux Indes, la propagation du catholicisme rencontrait surtout des obstacles d'ordre social et religieux, dans l'organisation des castes et l'attachement des populations à une religion très antique, elle se trouvait, en Chine, en présence de difficultés plutôt inhérentes à l'ordre national et familial : on ne voulait pas d'une religion d'étrangers, d'une religion qui n'acceptait pas, tel qu'on le pratiquait dans les familles du pays, le culte des ancêtres.

Les traités conclus en 1842 et 1844, entre la Chine d'une part, l'Angleterre, les Etats-Unis et la France de l'autre, ouvraient l'Empire Céleste aux libres communications de ces trois Etats. M. Guizot, président du conseil des ministres, obtint même de l'empereur, par l'intermédiaire du consul de France, M. de Lagrené, un édit du 20 février 1846, qui restituait aux chrétiens leurs anciennes églises et leur permettait d'en élever suivant leur bon plaisir[88]. Les missionnaires avaient lieu de se réjouir de ces résultats. Toutefois l'ère des périls (les missionnaires ne se firent pas d'illusion sur ce point) n'était point close. Il était facile de prévoir que le Chinois, habile jusqu'à l'astuce lorsqu'il est malveillant, trouverait le moyen de tourner la lettre des traités ; de plus, la liberté laissée à 'toute religion chrétienne de pénétrer en Chine allait mettre les missionnaires catholiques en présence de la redoutable concurrence des missionnaires protestants, soutenus par l'Angleterre et l'Amérique.

Les conséquences immédiates des traités furent excellentes. En 1847, Mgr de Bési, faisant sa visite officielle au grand mandarin de Chang-haï, était accueilli par des salves d'artillerie[89]. Les bonnes dispositions de l'empereur Tuo-Koang se maintinrent au début du règne de. son successeur, qui monta sur le trône en 1851, et à qui une gouvernante chrétienne avait inspiré une certaine vénération pour le christianisme. Ce fut pendant cette période de paix que les lazaristes Huc et Gabet firent le voyage en Tartarie et au Thibet dont le P. Huc a donné une relation fort intéressante[90]. Dans le même temps, les jésuites introduisaient en Chine les carmélites et les Religieuses auxiliatrices des âmes du purgatoire, pénétraient eux-mêmes dans le Kiang-Nan, et fondaient dans l'Empire Céleste le célèbre observatoire de Zi-Ka-Wei. En 1848, les Annales de la Propagation de la foi estimaient à 315.000 le nombre des chrétiens en Chine, lesquels se répartissaient en seize diocèses, évangélisés par 84 missionnaires européens (lazaristes, Prêtres des Missions étrangères, jésuites, dominicains, franciscains) et 135 prêtres indigènes[91].

Une persécution sourde ne tarda pas à se produire. En 1851, le jeune empereur Hien-Fong, qui avait d'abord montré des dispositions favorables aux chrétiens, se laissa dominer par un confident sectaire, le lettré Tcheou-tien-tsio. Sans dénoncer ouvertement les traités de 1842 et 1844, ce qui eût été un casus belli, il communiqua aux mandarins des édits secrets révoquant toutes les concessions faites et faisant revivre toutes les anciennes Ibis contre les chrétiens. Ceux-ci finirent par se procurer le texte des fameux édits, car, écrivait le P. Delaplace, missionnaire lazariste, en Chine, il n'est pas de voile si épais qui ne devienne transparent au reflet des sapèques[92], Les mandarins recoururent alors à des détours. Renonçant à poursuivre directement les chrétiens, ils se contentèrent de laisser à des bandes de brigands toute liberté de les piller et de les massacrer. Les Annales de la Propagation de la foi de 1852 sont pleines de récits d'attentats de ce genre. Bref, d'une manière ou d'une autre, les traités de 1842 et de 1844 étaient, pour les Chinois, lettre morte. Cette violation du droit des gens provoqua l'expédition anglo-française de 1857, qui aboutit au traité de Tien-tsin, signé en juin 1858. L'article 12 du traité stipulait que les propriétés appartenant aux Français et aux Anglais seraient inviolables, et l'article 13, que les lois portées contre le christianisme seraient considérées comme abrogées[93]. Mgr Desflèches, évêque du Su-Tchuen, se faisant l'interprète de la joie des missionnaires, écrivait en 1860, dans un mouvement d'enthousiasme : L'avenir est à nous. L'avenir détrompa ces espérances prématurées. Les missionnaires avaient compté sans la fourberie des sectaires chinois. Deux ans ne s'étaient pas écoulés depuis la signature du traité de Tien-tsin, que les persécutions recommençaient. En 1862, le P. Néel, des Missions étrangères, était condamné à mort et exécuté. En 1865, le P. Mahilleau était massacré au Su-tchuen oriental, et le mandarin, appelé, refusait de se porter à son secours. En 1869, le P. Rigaud était tué en même temps qu'une dizaine de fidèles pendant qu'il était à genoux devant l'autel de son église. De 1873 à 1878, les massacres se multiplient avec une particulière férocité. Ce n'est plus seulement tout chrétien, c'est tout Européen qui est menacé. Cependant, si ce régime de terreur paralysait les faibles, les âmes nobles, à la vue des vertus surhumaines, du désintéressement absolu témoignés par les martyrs catholiques, se prenaient à aimer une religion qui produisait de tels héroïsmes. Au milieu même des persécutions, les missionnaires conservaient l'espoir de voir le christianisme se propager dans ce vaste empire. Ils n'abandonnaient ni leurs missions, ni leurs orphelinats, ni leurs collèges, qui ne cessaient de prospérer ; si bien qu'au lendemain de la mort de Pie IX, Léon XIII put ériger plusieurs nouveaux vicariats ou préfectures apostoliques[94].

 

VI

De toutes les missions, c'est celle du Japon qui réservait au Saint-Père les consolations les plus grandes. C'est au Japon que les chrétiens avaient jadis subi les persécutions les plus violentes ; et les chefs de ce vaste empire, au moment où Pie IX fut appelé au souverain pontificat, faisaient toujours observer avec la plus impitoyable rigueur la terrible formule de l'édit de 1640 : Tant que le soleil échauffera la terre, que nul chrétien ne pénètre au Japon. Quand ce serait le roi d'Espagne ou le Dieu des chrétiens, il le payera de sa tête.

En 1844, après la conclusion du traité dit de Lagrené, qui proclamait la liberté religieuse en Chine, l'amiral Cécille forma le projet d'ouvrir des relations avec la Corée et le Japon. Il débarqua, dans une des îles Riou-Kiou, au sud du Japon, un jeune missionnaire, le P. Forcade, depuis évêque de Nevers, ensuite archevêque d'Aix, et un catéchiste chinois, les présentant aux autorités comme deux interprètes qui allaient apprendre le japonais dans l'île. Mais ils y furent si étroitement surveillés et gardés, qu'ils ne purent s'aboucher avec les indigènes, lesquels avaient défense de leur palier sous peine de la vie. Ils durent se rembarquer. D'autres missionnaires eurent le même sort. Le P. Colin, nommé pro-vicaire, qui fit deux cents lieues, par des chemins horribles, afin de pénétrer au Japon par le nord, mourut, épuisé de fatigues en arrivant en Mandchourie. En 1855, trois missionnaires parvinrent à s'établir dans une bonzerie, dans une des iles Riou-Kiou : Cette fois, ils réussirent à instruire et à baptiser un jeune homme, leur domestique. Mais, le lendemain de son baptême, le jeune néophyte disparut, probablement assassiné ; et, peu après, le roi de Nafa porta une loi punissant de mort quiconque embrasserait le christianisme. L'expédition de la flotte franco-anglaise en Chine, de 1857 à 1860, eut une influence sur. les relations de l'Europe avec le Japon. Un traité de 1858 ouvrit au commerce certains ports de l'empire et admit la présence d'un consul général de France à ‘Yedo. Dans ces ports ouverts au commerce, quelques missionnaires s'établirent ; et l'on toléra même la construction de plusieurs églises à l'usage des catholiques européens ; mais l'entrée en fut sévèrement interdite aux Japonais. Le gouvernement fit arrêter Cinquante-cinq indigènes qui s'étaient permis de les visiter. Jamais-pays, semblait-il, n'avait fait une opposition plus irréductible à la prédication de l'Evangile. Pourtant, le jour de la grande évangélisation du Japon approchait. Il arriva à la suite d'événements que nous allons raconter avec quelques détails, car ils constituent un épisode unique dans l'histoire de l'Eglise.

Pendant cinq ans, de 1860 à 1865, les missionnaires, privés de tout moyen d'apostolat direct, n'eurent pas autre chose à faire que de prier et de se sanctifier, tout en étudiant soigneusement la langue, les mœurs, l'organisation politique, sociale et religieuse du peuple qu'ils se préparaient à évangéliser. La population leur parut douce, intelligente, sympathique, mais tremblante sous l'autorité, souvent tracassière, des seigneurs et des lettrés : Les seigneurs se divisaient en deux classes : les daïmios, appartenant à la classe supérieure, qui avaient des châteaux-forts et levaient des armées, et les samouraïs, qui formaient une noblesse inférieure. Au sommet de la hiérarchie ; le mikado, souverain légitime, résidant à Tokyo, avait un pouvoir plus nominal que réel ; immédiatement au-dessous de lui, le taïcoun ou shogoun, chef de l'aristocratie, remplissait à peu près le rôle des maires du palais sous les derniers rois mérovingiens. La religion nationale était le shintoïsme, qui honorait comme dieux les ancêtres du mikado ; mais, à mesure que le pouvoir du mikado s'était affaibli, le bouddhisme, importé de Chine au VIe siècle, avait supplanté le shintoïsme, qui n'était plus guère qu'une liturgie nationale. Pendant que les missionnaires notaient tous ces détails, la population et les autorités, de leur côté, observaient soigneusement leur vie, leurs coutumes, et, dans la mesure possible, leurs habitudes religieuses.

Or, le 17 mars 1865, vers midi, les missionnaires de Nagasaki virent entrer dans leur église un groupe de douze à quinze personnes, hommes et femmes, dont l'attitude religieuse les frappa. Une femme Ajée s'avança vers eux, et, la main sur la poitrine, leur dit à voix basse : Notre cœur est le Même que le vôtre. Elle ajouta : Où est l'image de sainte Marie ? On conduisit les visiteurs devant l'autel de la Sainte Vierge. Ils tombèrent à genoux. Il n'y avait pas à s'y tromper ; c'étaient des chrétiens. Dans des entretiens secrets avec eux, les missionnaires apprirent que, depuis deux cents ans, dépourvus de prêtres, privés de tous les sacrements, excepté du baptême, dont le rite et la formule s'étaient religieusement conservés, ils avaient gardé la foi catholique, attendant, pour se confier à eux, des prêtres en qui ils reconnaîtraient ces trois signes : la dévotion à la Vierge Marie, le célibat et l'obéissance au chorde Rome. Ils avaient au Japon trois centres : le premier, dans la vallée d'Urakami, près de Nagasaki ; le second à Omura, au nord de Nagasaki, et le troisième dans les îles Soto, à l'ouest de la même ville.

Les missionnaires catholiques avaient pour supérieur un saint prêtre, le P. Petitjean, qui, dans les postes qu'il avait occupés successivement de professeur au petit séminaire, d'aumônier de religieuses et de curé dans le diocèse d'Autun, avait conquis partout, par son zèle et sa bonté, les sympathies unanimes. Au Japon, dont il devait être le premier évêque, il rencontra aussitôt les mêmes témoignages d'estime et de respectueuse confiance. Sous sa direction, la chrétienté d'Urakami devint bientôt, suivant les expressions de l'historien de l'Eglise du Japon, une pépinière d'apôtres en même temps qu'un vaste catéchuménat[95]. Des bonzes eux-mêmes demandaient à s'instruire de la religion chrétienne. Les autorités, d'abord, ne parurent pas s'émouvoir. Craignaient-des représailles de la part des gouvernements européens, ou, par un raffinement de perfidie, voulaient-elles inciter les chrétiens à se déclarer, pour les mieux connaître

Quoi qu'il en soit, dans la nuit du 13 au juillet 1867, sans que rien eût fait prévoir un pareil événement, toutes les chapelles de la vallée d'Urakami furent pillées par des émissaires du gouvernement, et soixante-quatre des principaux chrétiens furent arrêtés. D'où venait ce brusque attentat ! On sut bientôt que la politique était pour une bonne part, sinon dans l'attentat lui-même, du moins dans la soudaineté de son exécution. Dans le conflit qui mettait aux prises les partisans du mikado et ceux du shogoun, les premiers reprochaient aux seconds d'ouvrir trop facilement l'empire aux étrangers, et faisaient appel, pour soutenir leur cause, au vieux patriotisme japonais. En prenant l'initiative de la persécution contre les chrétiens, le mikado prétendait gagner ou retenir plus facilement à sa cause les patriotes de l'empire.

Les tortures commencèrent. Elles furent d'une cruauté inouïe. On tordait les membres des victimes, on leur serrait progressivement la gorge jusqu'à les étouffer, et, ce faisant, on leur promettait leur délivrance immédiate s'ils consentaient à abandonner la religion des étrangers pour revenir au culte de leur pays. Dès le premier jour, un chef ayant cédé, beaucoup suivirent.son exemple. Mais un jeune homme, d'apparence timide, de tempérament maladif, Zen-Yémon, par sa constance inébranlable, releva le courage de ses frères. Sept fois, on le fit comparaître et torturer ; sept fois, il refusa de renier la religion de Jésus. Par crainte, sans doute, d'une répression des puissances européennes, on n'osa pas le mettre à mort. Son exemple fit rougir les apostats, qui se rétractèrent en foule. Depuis lors, le courage des chrétiens d'Urakami ne se démentit plus. Celui des chrétiens d'Omura, poursuivis peu de temps après, fut également admirable.

Mais, sur ces entrefaites, le 3 janvier 1868, une révolution politique s'effectuait.au profit du jeune mikado Montzu-Hito ; le shogounat était aboli, le parti de la noblesse écrasé. A la première heure, on put croire que ce triomphe du parti qui témoignait particulièrement son hostilité envers les étrangers allait être funeste aux chrétiens. Il n'en fut rien. Les troupes du mikado n'avaient vaincu que par l'appui des nations de l'Europe et de l'Amérique, qui leur avaient fourni des munitions et des engins de guerre ; la puissance guerrière, industrielle et commerciale de ces nations s'était révélée aux yeux de ces Japonais, esprits curieux, ambitieux de gloire et de progrès. D'autre part, l'abolition d'un parti rival rendait plus franches les coudées du nouveau gouvernement. Ce fut le point de départ de cet élan prodigieux du peuple japonais vers la civilisation européenne, qui devait, en peu de temps, l'élever au niveau des peuples les plus avancés.

Cette révolution politique devait peu à peu amener l'empire du Japon à la tolérance du christianisme. Une nouvelle persécution s'ouvrit, pourtant, en juin 1868. Elle atteignit cette fois, non plus seulement les chrétientés d'Urakami et d'Omura, mais aussi celle des îles Soto. Quatre mille chrétiens d'Urakami furent déportés dans les différentes provinces de l'empire. Beaucoup furent torturés. Aucun ne fut mis à mort ; mais deux mille environ moururent à la suite de mauvais traitements.

Cependant, la révolution de 1868 avait eu sa répercussion sur la situation religieuse du Japon. Le mikado, chef de la religion nationale, prétexta que les bonzes bouddhistes avaient favorisé son rial, s'étaient opposés aux réformes. Il confisqua leurs dotations, et convertit un grand nombre de leurs temples en monuments d'utilité publique. Cette décadence du bouddhisme fut très favorable à la diffusion du christianisme. Au fond, le shintoïsme n'était qu'une sorte de divinisation du patriotisme japonais. Les missionnaires montrèrent aux chrétiens qu'ils pouvaient, sans faire de leur patriotisme une idolâtrie, se montrer, à l'égard du mikado, les plus respectueux des sujets, et, à l'égard de leur pays, les plus ardents des patriotes. Une intervention de la diplomatie française fit le reste. Le 21 février 1873, le ministre des affaires étrangères du Japon remit au doyen du corps diplomatique de Tokyo la note suivante : Relativement aux personnes qui suivent la religion de Jésus, nous supprimons tous les édits. Un mois plus tard, tous les prisonniers chrétiens étaient libérés.

Tous les obstacles n'étaient pas supprimés. Les missionnaires eurent souvent encore à se heurter aux préjugés populaires, à la jalousie des prêtres shintoïstes et des bonzes, à la malveillance des fonctionnaires impériaux ; mais le champ était ouvert à l'apostolat. Cet apostolat se manifesta surtout par des conférences publiques qui attirèrent un grand nombre d'auditeurs, par des œuvres de presse, qui firent pénétrer la vérité religieuse dans les masses populaires, par des œuvres d'éducation, qui atteignirent les enfants des classes cultivées, et enfin par la formation d'un clergé indigène. Le 31 décembre 1882, Mgr Petitjean ordonna prêtre le premier Japonais ; c'était le fils de Zen-Yémon, l'héroïque confesseur de la foi de la vallée d'Urakami[96].

L'Eglise de Corée, longtemps privée de pasteurs, avait été confiée, eu 1827, à la Société des Missions étrangères, qui, achevant à peine de réorganiser ses cadres brisés par la Révolution, put néanmoins y envoyer, en 1832, Mgr Brugnière, précédemment coadjuteur du vicaire apostolique de Siam. Pourvu du titre de vicaire apostolique de la Corée, Mgr Brugnière mit plus de trois ans à traverser la Chine, du Sud au Nord ; épuisé de fatigue, le vénérable prélat mourut, le 20 octobre 1835, dans un village de la Mongolie, en vue des montagnes de la Corée, sa chère mission. A la fin de 1837, Mgr Imbert fut plus heureux ; il vint rejoindre en Corée deux missionnaires, M. Mauband et M. Chastan, qui y étaient déjà. Mais, en 1839, une persécution éclata soudain, dans laquelle les trois apôtres cueillirent la palme des martyrs.

Pendant six années, la pauvre Eglise se trouva de nouveau dépourvue de prêtres. En 1865, Mgr Ferréol put y aborder, en compagnie de M. Daveluy, qui fut martyrisé onze ans plus tard, et d'André Kim, le premier prêtre coréen, qui donna lui aussi sa vie pour la foi. A la mort de Mgr Ferréol, en 1853, un ancien confesseur de la foi au Tonkin, Mgr Berneux, recueillit sa succession. Sous sa direction, la mission de Corée se développa. Au début de l'année 1866, elle comptait un vicaire apostolique, Mgr Berneux, un coadjuteur, Mgr Daveluy, dix missionnaires européens, un séminaire et 18.000 chrétiens. Elle n'avait jamais été si prospère ; elle était, hélas ! à la veille d'un anéantissement complet. Le parti hostile aux européens l'ayant emporté à la cour de Séoul, l'extermination en masse des chrétiens fut décidée. Mgr Berneux, Mgr Daveluy, M. Just de Bretenières furent les-principales victimes de cette persécution.

Ce fut à Rome, en plein concile, le 5 juin 1870, jour de la Pentecôte, que le cardinal de Bonnechose, archevêque de Rouen, en présence de trente-six évêques presque tous missionnaires et dont quelques-uns étaient confesseurs de la foi, sacra évêque Mgr Ridel, à qui Pie IX confiait la périlleuse mission de recueillir l'héritage des martyrs. A peine entré en Corée, Mgr Ridel fut arrêté et emprisonné à son tour. Mais, après cinq mois de prison, le prélat fut simplement renvoyé en Chine : Le gouvernement coréen avait fini par se rendre compte de l'inutilité de sa barbarie. L'ère des persécutions sanglantes était close. Mgr Ridel, épuisé par de cruelles infirmités, vint mourir en France, mais son premier successeur, Mgr Blanc, dont l'apostolat fut bientôt interrompu par la mort, et Mgr Mutel, qui prit aussitôt la place de Mgr Blanc, eurent la consolation de recueillir les grâces obtenues par tant de martyrs.

 

VII

Si de l'Asie nous passons en Océanie, nous y trouvons, d'abord, la jeune et florissante chrétienté d'Australie. Œuvre du clergé irlandais, elle comptait seulement, en 1845, 46 prêtres, 25 églises et 31 écoles. Malgré les attaques, parfois violentes, des anglicans et des méthodistes, la chrétienté ne cessa de prospérer. Par les immigrations irlandaises et par la conversion des protestants et des indigènes, le nombre des fidèles s'accrut à tel point qu'il nécessita bientôt la création de sept nouveaux évêchés. Une assemblée d'évêques, tenue à Sydney, en août 1866, s'occupa des écoles, des mariages mixtes, de l'état des séminaires et du clergé. Un second concile provincial eut lieu en 1869, auquel furent convoqués les provinciaux des jésuites et des maristes.

En Nouvelle-Zélande, les missionnaires eurent aussi à lutter contre les protestants. Non contents d'évangéliser les indigènes dans les villages, et d'organiser de grands centres religieux dans les villes, ils devaient suivre les colons européens dans leurs exploitations agricoles, les chercheurs d'or dans leurs placers, essayer de les arracher au vice et au crime, combattre par la plume et par des conférences publiques leurs doctrines hérétiques. Leurs efforts furent particulièrement bénis dans l'île sauvage des Wallis, dont le roi Lavéloua, qui régna jusqu'en 1858, la reine Falakika, sa sœur, qui lui succéda de 1858 à 1868, et la noble et pieuse reine Amélie, sa fille, qui gouverna l'île à partir de 1868, se montrèrent les intelligents et énergiques protecteurs- du catholicisme. La reine Amélie a laissé dans le souvenir des missionnaires et des navigateurs qui l'ont connue, l'impression d'une âme singulièrement noble et pure. Douce et humble au dehors, mais au fond énergique et résolue, cette reine, a écrit l'amiral Aube[97], a contribué puissamment au triomphe du christianisme.

En Nouvelle-Calédonie, l'opposition fut violente. Les Canaques anthropophages, organisés et excités par des marchands anglais, attaquèrent les missionnaires, pillèrent les missions ; et la prise de possession du pays par la France, en 1853, n'améliora guère la situation. Les tracasseries du gouverneur Guillain gênèrent considérablement l'œuvre d'évangélisation. Mais de 1871 à 1878, sous l'administration de Mgr Vitte et de Mgr Fraysse, de nombreuses conversions se produisirent, des écoles furent fondées. L'amiral Courbet, visitant l'île vers cette époque, constatait avec plaisir les progrès qu'y avait faits la civilisation chrétienne[98].

C'est à juste titre qu'on a pu appeler les maristes les missionnaires de l'Océanie. Aux îles des Wallis, de Foutouna et de Tonga, qui constituent le vicariat de l'Océanie centrale ; aux îles des Samoa, des Fidji, de la Nouvelle-Zélande, de la Nouvelle-Calédonie, des Nouvelles-Hébrides, des Salomon, ils ont déployé un zèle apostolique consacré par le sacrifice de la vie. Les Pères de Picpus ont, de leur côté, évangélisé les îles Sandwich et les îles Marquises ; et les missionnaires du Sacré-Cœur d'Issoudun, les Gilbert, les Ellice et la Nouvelle-Guinée. En lisant les annales de leurs missions, on croit lire celles des premiers temps du christianisme. Quand Mgr Bataillon, mariste, se sent près de mourir, il convoque les chrétiens dans son église, se revêt de ses ornements pontificaux comme aux plus beaux jours de fête, et reçoit les derniers sacrements avec une sérénité incomparable. Peu de temps après, étendu sur une natte, à l'ombre d'un arbre, Our y mourir, il s'étonne de ne plus entendre le bruit des ouvriers qui travaillaient à sa cathédrale. Père, répond un chrétien, nous avons craint de troubler vos derniers moments. — Non, non, dit-il, laissez-moi m'endormir à cette musique, elle m'est déjà une joie du ciel [99].

Cet héroïsme, simple et grand, ou le rencontre dans la vie de Mgr Pompallier, qui se dévoue au salut des pauvres Maoris de la Nouvelle-Zélande ; de Mgr Viard, premier évêque de Wellington, dans la Nouvelle-Zélande ; de Mgr Epalle, vicaire apostolique de la Mélanésie et de la Micronésie, massacré par les cannibales ; de Mgr Douarre, l'apôtre des Canaques. Mais la figure la plus attachante est peut-être celle du P. Damien Deveuster.

Originaire de Belgique, il appartient à la France par sa famille religieuse, la Société des Pères des Sacrés-Cœurs de Picpus ; et son héroïque dévouement honore l'Eglise et l'humanité tout entière. La lèpre ravageait les îles Sandwich. Tous les malheureux atteints du fléau étaient relégués dans l'île de Molokaï. Abandonnés à eux-mêmes, sans secours d'aucune sorte, ils se livraient, pour oublier leur mal, à l'ivresse et aux plus épouvantables excès. Emu jusqu'au fond de l'âme, le saint religieux demande à son évêque de le laisser aller à Molokaï. Pendant treize ans, il est le compagnon des lépreux, leur ami, leur médecin, aussi bien que leur pasteur et leur père. Le 15 avril, rongé à son tour par la maladie qui décime son troupeau, il expire en disant : Oh ! comme il est doux de mourir enfant du Sacré-Cœur !...[100]

 

VIII

En même temps, la Providence ouvrait une ère nouvelle sur le grand continent noir. Tandis que les puissances de l'Europe allaient se partager la terre africaine, il fallait que de nouveaux apôtres surgissent pour les précéder ou pour les suivre. A l'Est, le mouvement d'évangélisation partit de l'île Bourbon. Successivement, deux saints prêtres de la Congrégation du Saint-Esprit, le P. Dalmont et le P. Monnet, après avoir évangélisé les îles Sainte-Marie et Nossi-Bé, furent nommés vicaires apostoliques de Madagascar ; mais la mort les empêcha l'un et l'autre de s'y établir. C'est alors, en I850, que la mission fut remise aux Pères de la Compagnie de Jésus. On sait le grand bien qu'ils y ont fait. Sans eux, Madagascar serait aujourd'hui protestant et anglais.

C'est de Bourbon que partit aussi, en 1860, le premier missionnaire, le P. Fava, mort, depuis, évêque de Grenoble, pour porter l'Evangile à Zanzibar. Peu après, les fils du P. Libermann[101] prenaient possession de la mission. La Congrégation du Saint-Esprit se trouvait désormais chargée de l'évangélisation de la plus grande partie du continent noir. Cependant un nouveau et providentiel secours venait à l'Eglise. Dès 1859, Mgr Marion de Brésillac fondait à Lyon l'œuvre des Missions africaines. Dix ans plus tard, en 1868, Mgr Lavigerie, archevêque d'Alger, réunissait autour de lui quelques prêtres de bonne volonté, qui formèrent la Société de Notre-Darne d'Afrique. Les Pères Blancs, comme on les appela plus communément, firent leurs premiers essais d'apostolat dans la Kabylie. Mais, en 1876, à la suite de la conférence de Bruxelles, qui devait aboutir huit ans plus tard au congrès de Berlin et au partage de l'Afrique, ils virent s'ouvrir devant eux un champ nouveau, immense et fécond[102]. La convoitise, l'ambition et le patriotisme pouvaient reprendre, avec une ardeur renouvelée, l'assaut des pays nègres ; l'Eglise y avait solidement pris pied, et les merveilles d'héroïsme dont les missions de l'Ouganda devaient donner le spectacle au monde en 1886, allaient montrer combien l'influence de l'Eglise y avait été profonde.

Ayant eu à remplir, dans sa jeunesse, une mission diplomatique dans l'Amérique du Sud, Pie IX s'intéressait particulièrement à cette partie du monde. Presque partout la franc-maçonnerie y exerçait sa funeste influence. En nul pays elle n'était plus puissante qu'au Brésil, où l'empereur Dom Pedro avait beaucoup favorisé son développement. C'est à la franc-maçonnerie qu'il faut faire remonter la responsabilité de la loi expulsant les communautés religieuses et la persécution exercée contre les évêques fidèles à défendre les droits de l'Eglise. Le plus courageux de ces évêques, Mgr de Oliveira, de l'ordre des capucins, pour avoir condamné publiquement la société des francs-maçons et pour avoir refusé de comparaître, pour une cause purement religieuse, devant le tribunal suprême de Rio-de-Janeiro, fut exilé en 1874. Plusieurs prêtres furent emprisonnés. Cependant des élections nouvelles amenèrent au pouvoir des hommes plus respectueux de l'indépendance des fonctions épiscopales. Le gouvernement entretint un ministre plénipotentiaire à Rome, et le pape un internonce à Rio-de-Janeiro.

Dans le Venezuela, dans la République argentine, évangélisée par la congrégation naissante des missionnaires salésiens de don Bosco[103], dans la République d'Haïti, où les missionnaires, presque tous Français d'origine, avaient à lutter contre l'anarchie ; dans le Mexique, où les dominicains et les carmes se trouvaient en présence des émissaires du prince de Bismarck ; à peu près partout, sauf dans la République de l'Équateur, dont nous avons eu l'occasion de rappeler plus haut le dévouement au Saint-Siège, l'Eglise rencontrait de nombreux et multiples obstacles à son développement. Une des mesures les plus efficaces prises par Pie IX pour le relèvement religieux de ces pays fut l'érection à Rome d'un séminaire destiné à recevoir les jeunes clercs de l'Amérique latine, envoyés par leurs évêques pour suivre les cours des universités romaines.

Dans l'Amérique du Nord, au Canada comme aux Etats-Unis, l'Eglise, libre de ses mouvements, n'avait pas cessé, pendant le pontificat de Pie IX, de se développer en nombre, en influence, en organisation. Les principaux stades de ce développement au Canada furent marqués : 1° par la tenue, à Québec, en 1868, d'un concile provincial, qui insista particulièrement sur les droits de la papauté, et sur diverses œuvres de préservation, de défense et de propagation de la foi ; 2° par l'érection d'un grand nombre d'évêchés et la multiplication des paroisses ; 3° par l'érection à Québec, en 1876, de l'Université Laval, dont les diverses Facultés s'organisèrent lentement, mais avec un plein succès, de 1878 à 1887[104].

Aux Etats-Unis, d'immenses efforts furent couronnés par les plus brillants résultats. Tout d'abord, la pénurie de prêtres et le manque de ressources matérielles forcèrent la plupart des évêques à solliciter en Europe des vocations et des secours pécuniaires. D'autre part, à chaque assemblée de l'épiscopat, la discipline ecclésiastique se fortifiait par une législation sage et progressive. Le mouvement d'Oxford taisait sentir son influence jusqu'en Amérique. De brillantes intelligences venaient chercher dans son sein la paix et la lumière. Brown-son, célèbre philosophe et publiciste, Hecker, le futur fondateur de la congrégation des Paulistes, embrassaient la foi romaine. Les forces catholiques des Etats-Unis apparurent surtout au concile national tenu en 1852, à Baltimore, sous la présidence de Mgr Kenrick. De 1861 à 1866, la guerre de sécession fut, pour le mouvement catholique, une pénible épreuve. Le catholicisme eut beaucoup à souffrir dans les Etats du sud et de l'ouest, transformés en champs de bataille. Mais, au lendemain de la guerre, avec l'approbation de Pie IX, Mgr Spalding, successeur de Mgr Kenrick sur le siège de Baltimore, réunit, le 7 octobre 1866, un second concile national, qui fut le point de départ d'un nouvel épanouissement du catholicisme aux Etats-Unis. La nomination de l'archevêque de New-York au cardinalat, en 1875, fut le couronnement d'une hiérarchie qui, depuis moins d'un siècle, s'était fortement constituée[105].

Au lendemain du concile du Vatican, les catholiques américains pouvaient craindre que, d'une part, leur soumission au Saint-Siège, et, d'autre part, le prodigieux accroissement de leurs institutions, de leurs œuvres, de leurs congrégations religieuses, ne les missent en suspicion au milieu de la République américaine. Ce danger semble écarté jusqu'ici. Le clergé et l'épiscopat ont pris, au contraire, un contact de plus en plus intime avec la nation et même avec les pouvoirs publics. Le gouvernement de Washington a reçu avec tous les honneurs dus à son rang un délégué apostolique du pape Léon XIII. En 1893, en célébrant, pour la première fois, l'anniversaire quatre fois centenaire de la découverte de l'Amérique par l'Europe, les pouvoirs publics ont invité l'archevêque de New-York à inaugurer par un discours religieux l'exposition universelle organisée à cette occasion, et le pontife romain a été convié à participer lui-même à la fête de la civilisation américaine. Nos frères séparés du Nouveau-Monde se souviennent-ils que Christophe Colomb, en abordant sur leurs terres et en y plantant la croix, entendait en prendre possession au nom de l'Eglise romaine ? Au milieu des dissidences et des désagrégations croissantes des sectes protestantes, ne sont-ils pas saisis par le majestueux spectacle de la hiérarchie catholique, par l'accord unanime qui en résulte, entre ses membres, sur les grands et inévitables problèmes de la vie ? Quoi qu'il en soit, on dirait aujourd'hui que la grande, République d'outre-mer regarde Rome sans haine et sans défiance. Or, disait un jour un des plus nobles fils de l'Amérique catholique, le cardinal Gibbons, quand on regarde Rome au milieu de l'Europe, elle y apparaît comme, au milieu de la campagne romaine, le Mme de Saint-Pierre, lequel attire et retient seul les regards du voyageur, tandis qu'autour de lui tout le reste s'efface.

 

FIN DU HUITIÈME VOLUME

 

 

 



[1] BAUNARD, Un siècle de l'Eglise de France, un vol, in-8°, Paris, 3e édition, 1902, p 212. Voir abbé Ch. SYLVAIN, Vie du P. Hermann, un vol. in-8°, Paris, 1881.

[2] Beatif. et canon. servi Dei Petri Juliani Eymard, un vol. in-4°, Rome, 1899.

[3] M. DE SÉGUR, Mgr de Ségur, Souvenirs et récits d'un frère, un vol. in-8°, Paris, 1890.

[4] Abbé D'HULST, Vie de la Mère Marie-Thérèse (Théodelinde Dubouché), un vol. in-12, Paris, 1882.

[5] LECANUET, l'Eglise de France sous la troisième République, t. I, p. 206-207. Nous avons parlé plus haut de l'érection de la basilique du Sacré-Cœur à Montmartre.

[6] Voir CHASLE, Sœur Marie du Divin Cœur, un vol. in-8°, Paris, 1905. Cf. NILLES, De rationibus festorum SS. Cordis Jesu, 2 vol. in-8°, Innsbruck, 1885, et BAINVEL, la Dévotion au Sacré-Cœur de Jésus, un vol. in-12, Paris, 1916.

[7] Sur l'apparition de la Salette, voir le P. BERTHIER, Notre-Dame de la Salette, son apparition, son culte.

[8] P. GIRAUD, de l'Union à Notre-Seigneur Jésus-Christ dans sa vie de victime, un vol. in-12, Paris, p. 364-397.

[9] La définition avait été faite le 8 décembre 1854 ; la première apparition eut lieu le 11 février 1858.

[10] Voir Henri LASSERRE, Notre-Darne de Lourdes, un vol. in-12, Paris.

[11] Voir G. BERTRIN, Histoire critique des événements de Lourdes, un vol. in-8°, Paris.

[12] DUBOSC DE PESQUIDOUX, l'Immaculée-Conception, Histoire d'un dogme, 2 vol, in-8°, Paris, 1892, t. II. p. 195, 202.

[13] TAINE, le Régime Moderne, t. II, p. 115.

[14] LOCKHART, Antonio Rosmini-Serbati, trad. Segond, un vol. in-8°, Paris, 1889, p. 446.

[15] LOCKHART, Antonio Rosmini-Serbati, p. 447.

[16] LOCKHART, Antonio Rosmini-Serbati, p. 344-380.

[17] Abbé J. LEMIRE, Le cardinal Manning et son action sociale, un vol. in-12, Paris, 1893.

[18] Abbé J. LEMIRE, Le cardinal Manning et son action sociale, p. 108 et s.

[19] THUREAU-DANGIN, la Renaissance catholique en Angleterre, t. III, p. 270, H. HEMMER, Le cardinal Manning, un vol. in-12, Paris, 1898, p. 408.

[20] Jean LIONNET, Un évêque social, Ketteler, un vol. in-12, Paris, 1905, p. 70. Cf. Œuvres choisies de Ketteler, trad. Decurtins, Bâle, 1892, et GOYAU, l'Allemagne religieuse, le catholicisme, t. II, p. 397-400.

[21] LIONNET, Un évêque social, Ketteler, p. 79.

[22] LIONNET, Un évêque social, Ketteler, p. 70, 77-78.

[23] Voir A. KANNENGIESER, Ketteler, l'évêque social, dans le Correspondant de 1893, et Ketteler et l'organisation sociale en Allemagne, un vol., in-12, Papis, 1894.

[24] Sur les œuvres sociales des abbés Kolping et Hitze, et sur le mouvement social en général en Allemagne pendant la seconde moitié du XIXe siècle, voir KANNENGIESER, Catholiques allemands, p. 51-319.

[25] Correspondant de 1893, tome CLXXII, p. 243, en note.

[26] Voir VOGELSANG, Morale et économie sociale ; Id., Politique sociale, 2 vol. in-12, trad. P. de Pascal (collection Science et Religion).

[27] Michel CORNUDET, dans le Correspondant du 25 janvier 1878.

[28] A. DE MELUN, Vie de la Sœur Rosalie, un vol., in-8°, Paris, 1857.

[29] BAUNARD, Vie du vicomte Armand de Melun, un vol. in-8°, Paris, 1880.

[30] H. JOLY, Ozanam et ses continuateurs, un vol. in-12, Paris, 1913, p. 183-231.

[31] A. DE MUN, Œuvres, t. I, p. 62 et s.

[32] Léonce DE GRANDMAISON, les Etudes, t. CXLI, 1914, p. 32.

[33] A. DE MELUN, Vie de la Sœur Rosalie, p. 36-163.

[34] POUJOULAT, Vie du Frère Philippe, un vol. in-8°, 2e édition, Tours, 1875, p. 129-161.

[35] Vie de M. Le Prévost, un vol. in-8°, Paris, 1890, p. 156.

[36] Vie de M. Le Prévost, p. 262.

[37] Sur le détail des œuvres de la Société des Frères de Saint-Vincent de-Paul, voir la Vie de M. Le Prévost, qui est, en même temps, l'histoire de la Congrégation jusqu'en 1871.

[38] André PÉRATÉ, dans Un siècle, Mouvement du monde de 1800 à 1900, édit. grand in-8°, Paris, 1900, p. 633.

[39] Discours de M. BEULÉ, secrétaire de l'Académie des beaux-arts, sur la tombe d'Hippolyte Flandrin. Voir Louis FLANDRIN, Hippolyte Flandrin, un vol. in-8°, illustré, Paris, 1909.

[40] MONTALEMBERT, Œuvres, t. VI, p. 8.

[41] A. PÉRATÉ, Un siècle, Mouvement du monde de 1800 à 1900, p. 629-630.

[42] Ch. GUILLEMANT, Pierre-Louis Parisis, t. I. p 200-210.

[43] Amédée GASTOUÉ, l'Art grégorien, un vol in-12, Paris, 1911, p 108-109. Sur la beauté du chant religieux de Solesmes, voir Revue des Deux Mondes du 15 novembre 1898.

[44] GRATRY, De la Connaissance de Dieu, t. I, p. 276.

[45] GRATRY, De la Connaissance de Dieu, t. I, p. 326.

[46] Traduite en français sous ce titre : la Philosophie scolastique exposée et défendue, 3 vol. in-8°, Paris, 1868.

[47] Lettre à l'archevêque de Naples.

[48] Bref du 21 décembre 1863, Tuas libenter litteras.

[49] DENZINGER-BANNWART, n. 1652.

[50] Bref du 15 juin 1857. Eximiam tuam.

[51] Pour avoir une idée complète du mouvement théologique à cette époque, voir BELLAMY, la Théologie catholique au XIXe siècle, un vol. in-8°, Paris, 1904, et HURTER, Nomenclator litterarius, t. V. On trouvera dans ces deux ouvrages les éléments d'une étude sur le mouvement biblique et sur le mouvement apologétique pendant la même période.

[52] Plus tard Mgr Gay, évêque d'Anthédon, auxiliaire de Mgr Pie, évêque de Poitiers.

[53] Vie et lettres du R. P. Faber, par le R. P. BOWDEN, trad. Philpin de Rivières, un vol. in-12, Paris, 1872, p. 7 ; Léon GAUTIER, Esprit du P. Faber, un vol. in-12, Paris, 1873.

[54] R. P. BOWDEN, Vie et lettres du R. P. Faber, p. 370.

[55] L'esprit littéraire de ce qu'on appelle l'école romantique n'est pas étranger au P. Faber. Il mêle le trait de mœurs et la moquerie même aux idées les plus grandioses. Il dit tout ce qu'il pense, et il le dit à coups de pinceau. (Ernest HELLO, dans la Revue du Monde catholique du 28 mars 1875.)

[56] Léon GAUTIER, Portraits littéraires, p. 81.

[57] Les œuvres du P. Faber se composent des ouvrages suivants : le Précieux Sang, Bethléem (2 vol.), le Saint-Sacrement (2 vol.), Conférences spirituelles, le Créateur et la créature, Tout pour Jésus, Progrès de l'âme, Au pied de la croix, De la dévotion au Pape, De la dévotion à l'Eglise.

[58] G. DE PASCAL, Mgr Gay d'après sa correspondance, un vol. in-12, Paris, 1910.

[59] Mgr GAY, Correspondance, 2 vol. Paris, 1899, t. II, p. 50.

[60] Mgr GAY, Correspondance, t. II, p. 69.

[61] DENYS L'ARÉOPAGITE, Des noms divins, ch. II, § IX, MIGNE, P. Gr., t. III, col. 647. Ce que nous croyons par la foi, dit sainte Thérèse en parlant des états mystiques, l'âme le perçoit ici par la vue. (Château intérieur, VIIe demeure, ch. Ier.)

[62] On connaît la vogue de la théorie dite des trois états d'Auguste Comte. Voir FAGUET, Politiques et moralistes du XIXe siècle, 352-358.

[63] CHANTREL, Annales ecclésiastiques, année 1847, p. 6.

[64] CHANTREL, Annales ecclésiastiques, p. 11.

[65] CHANTREL, Annales ecclésiastiques, p. 14.

[66] CHANTREL, Annales ecclésiastiques, p. 19-23.

[67] CIVEZZA, Histoire universelle des missions franciscaines, trad. française, 3 vol. in-8°, Paris, 1898, t. III, 2e partie, p. 198 et s.

[68] E. LAMY, la France du Levant, un vol. in-8°, Paris, 1900. p. 57-62, 164 236.

[69] Voir le récit détaillé de ces faits dans la vie de son frère, le R. P. Marie-Théodore Ratisbonne, 2 vol, in-8°, Paris, 1905, t. I, p. 186-246.

[70] Sur la fondation des Religieuses de Notre-Dame de Sion et des Pères de Sion, ayant pour but de travailler avec ardeur à ramener les brebis perdues d'Israël à la véritable Eglise, voir Vie du P. Th. Ratisbonne, t, I, p. 317 357, 407 et s., 546 et s.

[71] BAUNARD, le Cardinal Lavigerie, t. II, ch. IV.

[72] E. LAMY, la France du Levant, p. 350.

[73] E. LAMY, la France du Levant, p. 350, 351.

[74] Silvestre DE SACY, Exposé de la religion des Druses, 2 vol. in-8°, Paris, 1838.

[75] E. LAMY, la France du Levant, p. 202.

[76] BAUNARD, Un siècle de l'Eglise de France, p. 438.

[77] MARSHALL, les Missions chrétiennes, trad. L. de Waziers, 2 vol. in-8°, Paris, 1862, t. II, P. 118-119.

[78] GRANDERATH, t. III, 2e partie, p. 268.

[79] GRANDERATH, t. III, 2e partie, p. 268.

[80] Dans son allocution consistoriale du 28 février 1879, Léon XIII l'appelle Antistes quem eximius pietatis et religionis sensus ornabat. (Acta SS. Leonis XIII, t. I, p. 199.)

[81] La bulle Reversurus, destinée aux Arméniens, annonçait que ses prescriptions seraient très prochainement étendues à tous les patriarcats orientaux. Mais les troubles soulevés en Arménie par cette bulle et ceux que provoqua en Chaldée l'extension des mêmes mesures, décidèrent le pape à ne pas donner suite à son projet. Voir, sur ce point, DE ANGELIS, Prælectiones juris canonici, t. I, pars prima, p. 131-132.

[82] E. LAMY, la France du Levant, p. 209-210.

[83] R. JANIN, dans les Echos d'Orient, de janvier 1916, p. 32.

[84] LAUNAY, Histoire de la Société des Missions étrangères, t. III, p. 8, 19.

[85] LAUNAY, Histoire de la Société des Missions étrangères, p. 141.

[86] DUBOIS, Mœurs, institutions et cérémonies des peuples de l'Inde, p. 476. Dans cette œuvre, Mgr Bonnaud fut secondé par le zèle d'un excellent missionnaire, le P. Dupuis.

[87] R. P. PIOLET, les Missions françaises au XIXe siècle, t. II, p. 254. On trouvera des épisodes pleins d'intérêt de ce mouvement de conversion dans les Annales de la propagation de la foi de 1872, t. XLV, p. 194-198.

[88] Voir Annales de la propagation de la foi, t. XXI, p. 23, 24, 25.

[89] Annales de la propagation de la foi, t. XXI, p. 28-29.

[90] HUC, Souvenirs d'un voyage dans la Tartarie, le Thibet et la Chine, 2 vol. in-8°, Paris, 1850.

[91] Annales de la propagation de la foi, t. XXI, p. 12.

[92] Annales de la propagation de la foi, t. XXVII, p. 103.

[93] La France obtint l'insertion de la clause suivante : Les passeports des missionnaires catholiques seront conférés par la Légation de France seule. C'était la reconnaissance du protectorat de la France seule sur les missions catholiques. Voir Georges COGORDAN, les Missions catholiques en Chine et le protectorat de la France, dans la Revue des Deux Mondes du 15 décembre 1886.

[94] Acta Leonis XIII, t. I, p. 67 ; t. III, p. 140, 195.

[95] F. MARNAS, la Religion de Jésus ressuscitée au Japon, 2 vol. Paris, 1897, t. I, p. 578.

[96] Pour plus de détails, voir l'ouvrage cité de M. MARNAS, la Religion de Jésus ressuscitée au Japon, 2 vol. in-8°, Paris, 1897.

[97] PIOLET, les Missions françaises au XIXe siècle, t. IV, p. 105.

[98] LECANUET, l'Eglise de France sous la troisième République, t. I, p. 149.

[99] MAUGERET, Mgr Bataillon, un vol. in-8°, Lyon, 1885.

[100] LECANUET, l'Eglise de France sous la troisième République, t. I, p. 445-446 ; Correspondant du 25 juillet 1889.

[101] Sur la fondation des Pères du Saint-Esprit, voir Dom PITRA, Vie du P. Libermann, et R. P. LE FLOCH, Vie du P. Poulart des Places.

[102] Mgr LE ROY, au mot Afrique, dans le Dictionnaire de théologie de VACANT, t. I, col. 543-546.

[103] Voir VILLEFRANCHE, Vie de don Bosco, un vol., Paris.

[104] Pour plus de développements, voir A. FOURNET, au mot Canada dans le Dictionnaire de théologie de VACANT, et l'abondante bibliographie donnée dans cet article.

[105] G. ANDRÉ, au mot Etats-Unis, dans le Dictionnaire de théologie de VACANT, t. I, col. 1050-1061.