HISTOIRE GÉNÉRALE DE L'ÉGLISE

 

CHAPITRE IX. — PIE IX ET L'ÉGLISE DE FRANCE PENDANT LA PREMIÈRE PARTIE DE SON PONTIFICAT (1846-1854).

 

 

Sans doute l'Autriche, l'Espagne et le royaume de Naples avaient contribué à délivrer Rome de l'anarchie et à la rendre au chef de l'Eglise catholique. Mais Pie IX ne pouvait pas oublier que la France avait, dans cette œuvre, joué un rôle décisif. Il s'en souvint toujours : Le soir de sa rentrée au Vatican, il exprima le désir qu'une partie du service intérieur de son palais fût faite par des soldats français. Une armée française devait, jusqu'en 1870, rester à Rome pour protéger son indépendance spirituelle et temporelle. D'autres motifs engageaient le pape à porter sans cesse ses regards vers la Fille aînée de l'Eglise. Malgré les troubles politiques qui agitaient cette nation, malgré les controverses religieuses qui s'y soulevaient de temps à autre, elle apparaissait toujours comme un foyer ardent de vie catholique ; et, au moment où la seconde République allait faire place au second Empire, un prélat non suspect de tendance libérale, Mgr Pie, évêque de Poitiers, exprimait à la fois la gratitude due par l'Eglise au gouvernement qui allait disparaître et les espérances que faisait naître le pouvoir qui s'inaugurait. Il serait, disait-il, de fort mauvais goût de jeter l'insulte à la période républicaine qui expire. Plaise au ciel que, durant les années qui se préparent, notre action continue à se développer aussi librement et aussi efficacement qu'elle s'est exercée depuis quatre ans... Le prince qui va monter sur le trône n'a pu donner jusqu'ici toute sa mesure... Mais quand Dieu, dans ses desseins mystérieux et impénétrables, prend par la main un homme, quel qu'il soit, pour l'élever à la gloire d'être, ne fût-ce que momentanément, le chef d'une nation telle que la France, il lui offre toujours des grâces au moyen desquelles il pourra, si sa volonté y correspond, accomplir utilement sa mission[1].

 

I

L'intense développement de la vie et des œuvres catholiques en France depuis l'avènement de Pie IX, et en particulier l'ardeur de la campagne menée par lés catholiques français pour la conquête de la liberté d'enseignement, l'éloquence et la valeur de leurs principaux chefs, et le retentissement de leurs luttes généreuses dans l'Europe entière, justifiaient de telles espérances ; et, si les événements ne les réalisèrent point complètement, si de pénibles scissions d'une part, une méfiance excessive des pouvoirs publics d'autre part, les démentirent plus d'une fois, le bien qui se fit, malgré tout, dans la France ou par la France répondit à la paternelle confiance que Pie IX avait accordée à la Fille aînée de l'Eglise.

Peu de jours après l'avènement de Pie IX, le nonce du Saint-Siège à Paris, Mgr Fornari, disait à Montalembert : Il est bien urgent que vous alliez à Rome sans retard, pour éclairer le pape sur la véritable situation religieuse et empêcher M. Rossi de le tromper[2]. Les libéraux de France comptaient, en effet, comme les libéraux d'Italie, obtenir du nouveau pape de larges concessions. Louis-Philippe s'était flatté d'obtenir de lui l'entière extinction des jésuites[3]. Le chef du parti catholique français, répondant au désir du nonce, rédigea un mémoire, que l'abbé Dupanloup se chargea de porter à Rome, et où se trouvait tracé le tableau des progrès religieux accomplis depuis 1843 : l'organisation de la lutte pour la liberté d'enseignement, le succès des conférences de Notre-Dame, le réveil de la foi marqué par l'affluence aux offices de paroisse, le retentissement des protestations épiscopales, le groupement dans le parti catholique d'hommes éminents, venus de divers centres politiques, tels que M. de Vatimesnil, M. de Cormenin, M. Lenormant[4]. Pie IX fut frappé d'admiration à la lecture de ce mémoire,  parla avec estime du comte de Montalembert, ce vrai champion de la bonne cause, dont le nom seul, ajouta-t-il, est un éloge[5]. Louis Veuillot, de son côté, raillait, dans l'Univers, la manie de tracer au souverain pontife la marche qu'il doit suivre pour procurer la paix[6]. Sans doute, en parlant ainsi, le polémiste catholique avait surtout en vue le Constitutionnel et le Siècle, prêts à louer la sagesse et la piété du pape, s'il avait assez d'esprit pour accepter la dédicace du Juif errant[7] ; mais il avait aussi un mot de défiance pour ces hommes estimables, dont personne plus que lui n'honorait le courage et les bonnes intentions ; et il terminait son vigoureux article eu disant : Pie IX appliquera aux temps nouveaux les vérités anciennes, et le monde fera un pas dans le salut[8]. Bref, deux centres d'action catholique se dessinaient : l'un dans le Comité de défense des libertés religieuses, où Montalembert et Dupanloup inclinaient vers une politique de transaction ; l'autre, dans l'Univers, où Veuillot poussait à une tactique d'intransigeance.

La divergence des tendances se manifesta à propos d'une brochure de l'abbé Dupanloup, De l'état actuel de la question, où Veuillot crut reconnaître un blâme de son attitude dans une phrase de l'auteur sur les partis extrêmes[9]. Un projet de loi hybride de Salvandy sur la liberté d'enseignement, dans laquelle le ministre, suivant ses propres expressions, avait cru devoir, pour être utile aux bons principes, ménager les mauvais[10], refit l'union, un moment compromise. Louis Veuillot écrivit : M. de Salvandy aurait pu nous diviser ; il nous rassemble, c'est le premier service qu'il nous rend. Un vaste pétitionnement fut aussitôt organisé, pour la défense de la liberté d'enseignement, qui réunit en peu de temps 125.000 signatures. Mais, soit que la divergence profonde de tendances dont nous venons de parler persistât dans l'action commune et la paralysât dans ses mouvements, soit que la politique relativement bienveillante du gouvernement eût endormi le zèle de l'épiscopat, soit que les équivoques habilement entretenues sur le prétendu libéralisme de Pie IX eussent donné le change à l'opinion, la campagne ouverte en 1847 ne souleva pas l'enthousiasme dont les catholiques de France avaient donné en 1844 le magnifique spectacle ; et Montalembert, dans une lettre de cette époque, railla avec amertume ces catholiques français, lourdement engourdis, qui entrouvraient un moment leur paupière, quand un fait par trop significatif faisait assez de bruit pour troubler leur paix, et, là-dessus, se retournaient sur le flanc, se cachaient la tête sous n'importe, quel voile grossier, pour fuir la lumière importune[11]. Il fallut la grande secousse de 1848 pour les faire se lever de nouveau, unis et frémissants, pour la défense des libertés religieuses.

 

II

Il ne nous appartient pas de nous appesantir sur les causes lointaines et prochaines de la révolution de 1848 et sur les divers incidents de cet important événement politique. Le caractère instable de la monarchie de Juillet, qui, pour faire un compromis entre le principe de l'hérédité et celui de la souveraineté nationale, ne s'était assuré d'appui solide ni dans l'aristocratie ni dans le peuple ; la coalition de tous ceux qu'elle excluait du droit de suffrage pour insuffisance de capitaux, coalition qui unissait aux travailleurs de la ville et des champs nombre d'hommes de lettres et d'artistes ; le mécontentement de ceux en qui vivait le souvenir des gloires de l'Empire et qui rougissaient de voir la France pratiquer la politique de la paix à tout prix ; les griefs de l'Eglise, jetée comme malgré elle dans l'opposition par des tracasseries empreintes d'esprit voltairien et par le refus obstiné d'une loi sur la liberté d'enseignement ; plus profondément encore, un mouvement d'idées, d'aspirations d'un caractère plus social que politique, et dont les écoles socialistes d'Une part, l'école de l'Avenir de l'autre, avaient été les principales manifestations : telles furent les causes de la révolution qui, en trois jours, transforma le gouvernement français de monarchie en république et eut son retentissement dans l'Europe entière.

Tandis que les républicains se montraient, suivant l'expression de Sainte-Beuve, surpris et comme épouvantés de leur propre succès, les catholiques ne tremblèrent pas, témoignèrent au contraire de la plus sereine confiance. Au lendemain de la proclamation de la République, l'Ami de la Religion écrivait[12] : Une révolution sans exemple dans l'histoire des peuples vient de s'accomplir au cri de : Vive la liberté ! Que ce cri nous rassure. L'Eglise demeure immobile sur ses bases éternelles, Dieu nous couvre de sa protection, Pie IX de sa glorieuse popularité, le peuple de son admirable et généreux bon sens. — Nous ne sommes pas des hommes de la veille, disait le Correspondant[13] ; mais nous devons nous convaincre de plus en plus de la nécessité de la République. Le monde gravitait dans ce sens depuis soixante-dix ans. La France reprend sa place à la tête du mouvement général... Que ceux qui continueraient de croire qu'une couronne est nécessaire au-dessus de notre symbole national, rendent la couronne au seul monarque que les peuples ne détrôneront jamais, et qu'ils s'écrient comme nos pères : Christus vincit, Christus regnat, Christus imperat ! De tous les organes catholiques, l'Univers se montra le plus enthousiaste. Dieu, s'écriait Louis Veuillot en tête du journal du 27 février, Dieu parle par la voix des événements. La révolution de 1848 est une notification de la Providence... L'Eglise ne demande aux gouvernements humains qu'une seule chose : la liberté. Or, presque toutes les monarchies attentent plus ou moins à la liberté de l'Eglise... M. de Lamartine a dit que la Révolution française est un écoulement du christianisme ; cette parole est vraie, et nous l'avons prononcée avant lui... Que la République française donne donc la liberté à l'Eglise, la seule liberté, la liberté de tout le monde... L'Eglise ne demande rien de plus, et elle paiera d'une gratitude éternelle et d'immenses services la reconnaissance de ce droit pur et simple : la liberté[14].

L'attitude du peuple, pendant l'émeute, expliquait ce qui peut paraître excessif dans cette confiance des catholiques. Les luttes de l'Eglise contre le gouvernement de Juillet, les hommages rendus au christianisme par plusieurs socialistes, tels que Buchez, les réformes libérales accomplies par Pie IX, avaient gagné à la religion catholique bien des sympathies. En pleine insurrection, tandis que la foule pillait les Tuileries, on l'avait vue, à la voix d'un élève de l'Ecole polytechnique, s'arrêter au seuil de la chapelle, se découvrir, escorter pieusement le crucifix et les vases sacrés, jusqu'à l'église Saint-Roch, s'agenouiller pour recevoir la bénédiction du prêtre, puis se séparer aux cris de Vive le Christ ! Vive la liberté ! Vive Pie IX ![15] Quelques jours plus tard, le président du gouvernement provisoire, recevant l'archevêque de Paris, Mgr Affre, lui disait : La liberté et la religion sont deux sœurs également intéressées à bien vivre ensemble[16].

Deux résultats, d'une importance capitale, semblaient acquis : l'accord de tous les catholiques entre eux, pour une même action, avec le même programme, et l'accord des catholiques avec les masses populaires. Au soir du 24 février, dans les bureaux de l'Univers, Veuillot, Lacordaire et Falloux s'étaient réconciliés ; Veuillot avait consenti à prendre pour mot d'ordre la liberté de droit commun ; Montalembert, qui, quelques jours auparavant, à propos du Sonderbund, n'avait pas caché, à la Chambre, son aversion pour la démocratie, et Falloux, qui s'était toujours proclamé légitimiste, avaient fait adhésion à la République. Bientôt, sur un mot d'ordre communiqué par Berryer et la Rochejaquelein, les royalistes fidèles à la branche aînée des Bourbons, allaient se rallier, à leur tour, au gouvernement républicain[17]. Leur patriotisme ne leur permettait pas de lui créer des difficultés au moment où l'ordre social pouvait être menacé ; et leur foi politique s'accommodait plus aisément du gouvernement provisoire acclamé par le peuple le 24 février que du régime bourgeois inauguré par le fils de Philippe-Egalité. Quant à l'union de l'Eglise et du peuple, le dimanche 27 février, du haut de la chaire de Notre-Dame, l'abbé Lacordaire, aux applaudissements d'une foule immense, la constatait en ces termes : Grâce à Dieu, nous croyons en Dieu. Si je doutais de votre foi, le peuple n'aurait besoin que d'un regard pour me confondre, lui qui, tout à l'heure, au milieu même de l'enivrement de sa force, après avoir renversé plusieurs générations de rois, portait dans ses mains soumises, et comme associée à son triomphe, l'image du Fils de Dieu fait homme[18]. A ces mots, écrivait le lendemain le Journal des Débats, une émotion irrésistible a entraîné tout l'auditoire, et a éclaté en applaudissements que la sainteté du lieu n'a pu contenir. Les sages l'ont pu regretter, mais ils l'ont partagée[19]. La bourgeoisie voltairienne elle-même voyait tomber ses préventions contre le catholicisme. Il s'est trouvé, disait la Revue des Deux Mondes, que, dans une civilisation où tout s'écroule et tremble, l'Eglise seule survit. Et, à l'extrémité opposée du parti républicain, l'ennemi juré des bourgeois, l'anarchiste Proudhon, renchérissait encore sur ces déclarations. Tant que la religion aura vie dans le peuple, écrivait-il[20], je veux qu'elle soit respectée entièrement et publiquement.

Cette union de l'Eglise et du peuple, du Christ et de la liberté, avait un symbole : la plantation et la bénédiction d'arbres de la liberté. Depuis quelques jours, dit l'Ami de la Religion du 25 mars 1848[21], les rues et les principales places de Paris voient le clergé des paroisses défiler en procession, précédé de la croix et respectueusement accompagné par le peuple sous les armes. Les ouvriers, voulant inaugurer leur dernier triomphe par la plantation d'arbres de la liberté, n'ont pas cru pouvoir mieux consacrer les souvenirs de leur victoire qu'en y conviant, de leur propre chef, la religion, ses respectables ministres et ses augustes prières. Ces scènes se renouvelèrent dans tous les départements. L'épiscopat fut unanime à se rallier au nouveau gouvernement[22]. Dès le 24 février, l'archevêque de Paris, Mgr Affre, avait ordonné aux curés de son diocèse de célébrer un service pour les victimes de l'insurrection[23] ; et, le 27 février, le cardinal de Bonald, archevêque de Lyon et fils de l'auteur de la Législation primitive, écrivait à son clergé : Vous formiez souvent le vœu de jouir de cette liberté qui rend nos frères des Etats-Unis si heureux. Cette liberté, vous l'aurez. Le drapeau de la République sera toujours pour la religion un drapeau protecteur[24]. A la même date, le nonce, apostolique, répondant à une adresse de Lamartine au nom du corps diplomatique, se félicitait du respect que le peuple de Paris, au milieu de si grands événements, avait témoigné à la religion[25] ; et, le 20 mars, le pape Pie IX lui-même, dans une proclamation aux peuples d'Italie, s'exprimait en ces termes : Les événements qui, depuis deux mois, se succèdent et s'accumulent avec une si grande rapidité, ne sont pas une œuvre humaine. Malheur à qui, dans cette tempête, par laquelle sont agités, arrachés et mis en pièces les cèdres et les roseaux, n'entend pas la voix du Seigneur ![26]

Cet unanime accord ne devait pas durer longtemps. Les républicains socialistes allaient bientôt s'insurger contre le gouvernement des républicains conservateurs ; parmi les uns et les autres, les ennemis du catholicisme allaient reprendre leur campagne contre l'Eglise et les catholiques eux-mêmes allaient voir se réveiller parmi eux les conflits qui avaient déjà mis aux prises les libéraux et les intransigeants. Il restait néanmoins que l'Eglise s'était montrée prête à soutenir tout gouvernement, toute institution respectueuse de sa liberté. Cette impression devait demeurer dans l'opinion publique. Elle pallia les périls des conflits dont nous venons de parler, et elle ne fut pas étrangère au succès de la campagne, bientôt reprise par les catholiques, pour la conquête de la liberté d'enseignement.

 

III

Une divergence de tendances se manifesta d'abord parmi les catholiques à propos de la question sociale.

Les revendications ouvrières, nous l'avons vu, n'avaient pas été étrangères à la révolution de 1848. Le changement de régime une fois fait, les socialistes cherchèrent à en profiter. Le socialisme, Organisé en parti politique, était désormais une puissance avec laquelle il fallait compter. A côté de son principal chef, Luis Blanc, se rangeaient Blanqui, Barbès, Raspail, agitateurs plus que théoriciens, et qu'on sentait prêts à déchaîner la guerre sociale. Dès le 26 février, pour échapper à ce péril, et pour montrer sa sollicitude à 1 égard de la classe des travailleurs, le gouvernement provisoire avait décidé de créer, pour les ouvriers sans travail, des ateliers nationaux, dont la direction fut confiée à un jeune ingénieur, Ensile Thomas. Mais ces ateliers nationaux ne donnèrent pas les résultats qu'on en espérait. Il fut impossible au gouvernement d'employer à des travaux suffisamment rémunérateurs les 120.000 ouvriers qui se présentèrent. En trois mois, l'entreprise devait coûter sept millions[27]. Dans le club de la Révolution organisé par Barbès, dans celui de la Société centrale républicaine dirigé par Blanqui, dans celui des Amis du peuple présidé par Raspail, les esprits s'agitaient. Des feuilles socialistes, l'Atelier, le Populaire, la Réforme, le Représentant du peuple, faisaient entendre des réclamations quotidiennes. Au mois de mars, sous prétexte de répondre à une manifestation des gardes nationaux, en réalité pour trouver le temps de préparer une campagne électorale, une contre-manifestation de cent mille ouvriers se porta vers l'Hôtel de Ville, demandant l'ajournement des élections, fixées par le gouvernement au 9 avril. Elles eurent lieu le 23 du même mois, et ne rl.onnèrent pas aux socialistes le succès qu'ils escomptaient. Ceux-ci, une fois de plus, 'eurent recours à l'émeute. Un soulèvement de Polonais dans la duché de Posen en fut l'occasion. Le 15 mai, une foule houleuse, aux cris de : Vive la Pologne ! envahit la salle des séances de l'Assemblée, et proclama un gouvernement provisoire composé de Louis Blanc, Raspail, Barbès, Blanqui et de quelques autres chefs du parti ouvrier. Le général Changarnier, accouru avec la garde mobile, dispersa l'émeute ; mais cette journée était le prélude d'une insurrection plus sérieuse.

Les catholiques n'étaient pas restés indifférents à cette agitation sociale. Un fervent chrétien, qui, jusque-là, avait semblé absorbé par des préoccupations d'œuvres charitables et de travaux historiques, Frédéric Ozanam, avait pris l'initiative d'un mouvement social catholique. Déjà, dans un article publié par le Correspondant du 10 février 1848, Ozanam, 'comparant l'avènement de la démocratie au me siècle avec la pénétration du monde barbare dans la société gréco-romaine, et l'attitude du pape Pie IX avec celle des papes du VIe et du IXe siècle, avait écrit[28] : Sacrifions nos répugnances et nos ressentiments, pour nous tourner vers cette démocratie, vers ce peuple qui ne nous connaît pas... Passons aux Barbares, et suivons Pie IX.

Après la révolution de 1848, Ozanam songea à propager ses idées par la voie d'un journal. Fonder un journal, à cette époque, n'était pas chose très difficile. Il ne s'agissait que de réunir quelques amis, et d'aller trouver un imprimeur : avec de l'argent, sans doute ; mais il en fallait si peu ! Assez seulement pour payer les frais.de composition et de tirage du premier numéro, et, en mettant les choses au pis, des cinq ou six suivants[29]. Le reste était l'affaire des abonnés. Vers les premiers jours de mars 1848, le P. Lacordaire, après une entente avec Ozanam et l'abbé Maret, donna, au Cercle catholique, une conférence sur la situation des esprits, au cours de laquelle il communiqua le projet de fonder une feuille quotidienne. Une souscription fut ouverte séance tenante, et s'éleva à la somme de onze mille cinq cents francs. Le nom d'Ere nouvelle fut donné par acclamation au nouvel organe des catholiques[30]. Quelques jours après, un prospectus, tiré à 50.000 exemplaires, exposait l'esprit du journal. Il y a aujourd'hui, disait-on, deux forces victorieuses : la nation et la religion, le peuple et Jésus-Christ. Si ces deux forces se divisent, nous sommes perdus ; si elles s'entendent, nous sommes sauvés. Elles peuvent s'entendre si l'Eglise travaille au bien de la nation et si la nation consent au bien de l'Eglise[31]. Cette déclaration était signée : Lacordaire, Maret, Ozanam, Charles de Coux, Lorain, Charles Sainte, Foi. L'abbé Gerbet et l'abbé Cœur allaient bientôt se joindre aux premiers rédacteurs. Une crainte pouvait arrêter les adhésions : celle de voir ressusciter, sous une nouvelle forme, le journal l'Avenir. Une lettre de Mgr Affre, datée du 16 avril, vint rassurer les consciences. Non seulement, disait le prélat, je suis complètement rassuré contre le danger d'une prétendue résurrection de l'Avenir, mais je sais que vous combattrez efficacement ce que les théories de ce journal ont eu de répréhensible[32]. Effectivement, Lacordaire, réfutant ses articles de l'Avenir, exposa les raisons pour lesquelles on devait conserver le budget des cultes.

L'Ere nouvelle obtint un succès considérable. Le 25 mai, elle comptait 3.200 abonnés ; en juin, elle tira jusqu'à 20.000 exemplaires. Le nouveau journal faisait une place de plus en plus grande ! aux questions sociales. Les théories politiques, disait-elle, n'avant pas produit les félicités promises, l'infatigable pensée demande une autre solution au problème de l'harmonie sociale. Cette solution, les ardents journalistes la voyaient d'abord dans l'association, dominée par la religion. Nous avons, disaient-ils, les moines de la science, de l'apostolat, des hautes classes ; il nous faut des moines du travail, de l'industrie, des classes laborieuses. Ils projetaient aussi de fonder une école sociale catholique. La science sociale, disaient-ils, parfaitement chrétienne dans son but, a été inaugurée par l'impiété... Il serait urgent de former nous-mêmes une école sociale. On réunirait dans un même foyer tout ce qu'il y a de bon, de vrai, de juste, dans les productions économistes et socialistes, et là s'analyseraient, se jugeraient sérieusement et impartialement tous les ouvrages de ce genre. Nous adjurons tous les économistes catholiques, les membres des sociétés charitables de s'entendre pour arracher aux sectes hétérodoxes le pouvoir dangereux qu'elles amassent par leur active propagande[33].

Les journées de juin portèrent un coup terrible à l'Ere nouvelle. Cette bataille de cinq jours souleva l'opinion générale, non seulement contre les socialistes, mais contre tous ceux qui se plaçaient sur le même terrain, fût-ce pour les combattre et les supplanter. Ce que l'Ere nouvelle avait appelé le parti de la confiance commença à se disloquer. Beaucoup de catholiques, suivant le mouvement général, se tournèrent vers l'autorité plus que vers la liberté. Certes, Ozanam et ses amis avaient eu, au fort de l'émeute, un rôle courageux et glorieux. C'est à leur initiative que fut due l'héroïque démarche de l'archevêque de Paris, entreprenant de se faire médiateur au milieu de l'effroyable guerre civile. C'est accompagné d'Ozanam, de Cornudet et de Bailly, que Mgr Affre alla prévenir le général Cavaignac de sa périlleuse tentative ; c'est avec eux qu'il prit la route des quartiers insurgés ; et, s'ils durent le laisser s'avancer seul vers les barricades, ce ne fut que par obéissance à l'ordre du prélat, qui voulut se présenter seul, pour que sa présence eût une apparence plus pacifique. La mort du prélat, tué d'une balle devant une barricade du faubourg Saint-Antoine, au moment où, tenant en main la promesse de grâce, il commençait -à incliner les cœurs à la conciliation, fut, pour bien des catholiques, comme un nouveau grief â la charge des masses populaires. Cet attentat sembla symboliser le péril de la société chrétienne, assaillie par la barbarie socialiste. Le P. Lacordaire estima que l'intérêt de son Ordre et celui de sa prédication lui faisaient un devoir d'abandonner la responsabilité de l'Ere nouvelle, sans lui retirer son affection. Montalembert publia, dans l'Ami de la Religion, un article assez amer, où, sans nommer l'Ere nouvelle, il la visait assez clairement, en parlant des catholiques qui s'étaient faits, non pas certes des complices, mais des dupes des aberrations socialistes[34] ; et Veuillot, plus directement, accusa l'Ere de pactiser avec les phalanstériens, d'entretenir de bonnes relations avec le gouvernement, bref, de prêcher la conciliation à l'Eglise, qui n'agit qu'en vertu d'un dogme, dont elle ne peut rien retrancher, rien distraire[35]. Finalement, un légitimiste, La Rochejaquelein, se rendit acquéreur du journal, et le fit disparaitre[36]. En 1871, au lendemain des massacres de la Commune de Paris, deux officiers français, le comte de Mun et le comte de La Tour du Pin, devaient reprendre, sur des bases plus larges et plus sûres, l'œuvre ébauchée en 1848 par Lacordaire et Ozanam.

 

IV

Si l'insurrection de juin avait eu le résultat fâcheux d'interrompre la généreuse tentative d'Ozanam sur le terrain des réformes sociales, elle eut l'heureuse conséquence de donner un nouvel essor à la campagne entreprise par les catholiques en faveur de la liberté d'enseignement. Non point que, dans cet assaut contre le monopole universitaire, l'union ait toujours régné entre les défenseurs de l'Eglise. Les conflits, au contraire, y furent ardents et nombreux. Mais, chez les uns comme chez les autres, l'élan fut si magnifique, et l'Eglise se révéla si apte, par ses croyances et par sa hiérarchie, à combattre le péril révolutionnaire, que tous les hommes ayant souci de l'ordre et de la morale dans la société n'hésitèrent pas à lui accorder le droit d'enseigner la jeunesse.

Les tragiques journées de juin avaient eu trois effets immédiats : elles avaient convaincu les plus insouciants de la réalité du danger révolutionnaire ; elles avaient montré le clergé sous un jour de plus en plus sympathique au peuple ; enfin elles avaient mis en évidence l'énergie et le sang-froid d'un jeune député légitimiste du Maine-et-Loire, catholique ardemment convaincu, le comte Alfred de Falloux. A la date du 15 juin 1848, le marquis de Normandy, ambassadeur d'Angleterre à Paris, écrivait dans ses notes : Au milieu du naufrage de tant de réputations, il en est une qui, dans ce moment, commande en maîtresse à la tempête. M. de Falloux a montré un calme et une énergie qui lui ont assuré un ascendant parmi ceux mêmes chez lesquels son nom n'éveillait auparavant aucune sympathie[37]. Et le chroniqueur de la Revue des Deux Mondes écrivait à son tour[38] : Celui-là pourrait aller bien loin. Il a de la mesure, du tact, du sang-froid, et, dans sa grande mine, l'air d'un fils des croisés. Quand, au mois de décembre 1848, le prince Louis-Napoléon, nouvellement élu président de la République, proposa au comte de Falloux le portefeuille de l'Instruction publique, celui-ci se sentit assez fort pour poser ses conditions : il travaillerait à faire aboutir un projet de loi sur la liberté d'enseignement[39]. Le prince consentit d'autant plus volontiers qu'il désirait alors l'appui des catholiques. D'ailleurs la cause de la liberté d'enseignement avait gagné du terrain depuis quelque temps. L'abbé Dupanloup venait d'y gagner l'un des hommes politiques les plus influents du centre gauche, Adolphe Thiers. Cousin, Cousin, disait l'ancien ministre de Louis-Philippe au célèbre universitaire, l'abbé a raison. Oui, nous avons combattu contre la justice, contre la vertu, et nous leur devons réparation[40]. Je ne vois de salut, écrivait-il, que dans la liberté d'enseignement, que dans l'enseignement du clergé. Notre ennemi, c'est la démagogie. Je ne lui livrerai pas le dernier débris de l'ordre social, l'établissement catholique[41].

Le ministre de l'Instruction publique agit avec décision et promptitude. Dès le 4 janvier 1849, il nomma deux commissions extraparlementaires, chargées d'étudier toutes les questions relatives, l'une à l'instruction primaire, l'autre à l'instruction secondaire[42]. Trois mois après, un projet de loi était présenté. Ce projet : in déclarait l'enseignement libre ; 2° transformait le Conseil de l'Université en Conseil de l'instruction publique et y admettait des représentants de l'enseignement libre : évêques, rabbins, pasteurs et laïques ; 3° reconnaissait le droit d'enseigner soit aux individus, soit aux associations. Sous ce dernier terme fallait-il comprendre les congrégations religieuses, reconnues ou non reconnues ? Les auteurs du projet n'avaient pas von lu se prononcer ; mais on savait, parles discussions qui avaient eu lieu dans la commission, que les commissaires n'avaient pas voulu exclure les jésuites. En retour de ces concessions, l'Etat se réservait : 1° la collation des grades universitaires ; 2° un droit d'inspection sur tous les établissements d'instruction, y compris les petits séminaires.

Ce projet eut pour effet immédiat de provoquer les récriminations les plus violentes. des partis d'extrême-gauche et d'extrême-droite. 'Du côté de l'extrême-gauche, on s'écria que la France était livrée aux jésuites, que le moyen âge renaissait. Du côté de l'extrême-droite catholique, on reprocha au projet : 1° de disposer des droits de l'Eglise sans l'assentiment de l'Eglise elle-même[43] ; 2° de donner à l'Eglise, non pas la liberté, mais une faible part du monopole universitaire[44] ; 3° de faire siéger des évêques, au Conseil de (l'instruction publique, à côté des rabbins et des pasteurs[45].

Le projet Falloux (c'est ainsi qu'on l'appela) était défendu par les partis du centre. Nous n'avons pas pensé, écrivait l'abbé Dupanloup, que le moment fût venu, s'il doit jamais venir, de dire : Tout ou rien... L'Eglise peut affronter des périls, elle ne doit jamais courir des aventures[46]. Thiers, se tournant vers les catholiques, leur disait : Si vous vous obstinez à outrepasser notre projet de loi, notre laborieux ouvrage échouera. Je le regretterai pour la religion, pour l'Etat, pour la société tout entière. Puis, se retournant vers les universitaires, il les suppliait en ces termes : Comment ! le projet laisse à l'Université la juridiction, la collation des grades et l'inspection, et vous vous plaignez ![47] Tous les amis de l'Univers, d'ailleurs, ne souscrivaient pas aux critiques amères de Louis Veuillot. L'Abbé de Solesmes, dom Guéranger, écrivait : Le monopole est aboli, l'Université est entamée sans retour ; et, au lieu de nous féliciter de ces avantages, nous les dédaignons, et nous risquons de prolonger sans fin un régime qui a fait tous les maux de l'Eglise et de la société !... Dans notre contrée, tous lisent et aiment l'Univers ; mais les membres les plus intelligents du clergé se séparent expressément, sur ce point, de la manière de voir de leur journal[48]. Le P. de Ravignan, tout en critiquant, comme Dom Guéranger, certaines dispositions du projet de loi, exprimait des sentiments semblables[49].

 

V

Les débats s'ouvrirent à l'Assemblée législative le 14 juin 1850[50]. Le projet de loi fut attaqué, du côté gauche, par Barthélemy-Saint-Hilaire et par Victor Hugo. Le premier orateur s'éleva contre le principe de la liberté d'enseignement : 1° au nom de l'Etat et de l'Université, dont la loi proposée serait, dit- il, une sorte de destruction[51] ; 2° au nom des principes de 89, c'est-à-dire, dit-il, de l'esprit même du siècle, de ses œuvres, de ses espérances et de ses principes[52]. Victor Hugo agita le spectre clérical. Il commença par déclarer qu'il voulait la religion, qu'il voulait faire lever toutes les têtes vers le ciel, que la croyance en un monde meilleur était la suprême certitude de sa raison, comme elle était la suprême joie de son âme ; mais il ajouta qu'il ne voulait pas de l'enseignement de l'Eglise, ou plutôt qu'il voulait l'Eglise chez elle, et non pas à l'école. Je m'adresse au parti clérical, ajouta-t- il[53], et je lui dis : Cette loi est votre loi. Je me défie de vous. Instruire, c'est construire. Je me défie de ce que vous construisez. Je ne veux pas vous confier l'avenir de la France, parce que vous le confier, ce serait vous le livrer. Puis il évoqua les souvenirs des prétendus martyrs de l'intolérance cléricale : Campanella, Harvey, Galilée, Molière et Pascal[54].

Du côté droit de la Chambre, le projet fut combattu par l'abbé de Cazalès et par M. d'Olivier. Le premier protesta contre le projet de loi eu général, parce qu'il avait été présenté sans consultation préalable de l'épiscopat et du pape[55], et tout particulièrement contre l'introduction des évêques dans les conseils, à côté des rabbins et des pasteurs protestants. M. d'Olivier insista sur ce dernier point : Par l'introduction officielle, dans vos Conseils, des ministres de tous les cultes, s'écria-t-il, vous consacreriez l'indifférence religieuse. Mais de l'indifférence au scepticisme il n'y a qu'un pas, et du scepticisme à la négation de toute croyance il n'y a pas loin. Or, c'est cette négation qui nous a conduits au bord de l'abîme[56].

Les principaux défenseurs du projet furent Vatimesnil, Montalembert et Thiers. Vatimesnil s'attacha à dissiper les craintes des catholiques, dont l'abbé de Cazalès s'était fait l'interprète. Il montra l'Eglise, à travers l'histoire, ne refusant jamais de négocier avec l'Etat pour la conclusion de concordats et d'arrangements de toutes sortes. Si l'Eglise, dit-il, avait craint de se compromettre en 1801, nos temples seraient encore fermés[57]. Montalembert s'adressa successivement aux deux partis, qu'il voulait convaincre : aux libéraux conservateurs, à qui il montra l'action de l'Etat se sur la jeunesse comme un moyen puissant de défense contre les forces révolutionnaires ; puis, aux catholiques d'extrême-droite, à qui il essaya de montrer la légitimité et les avantages d'une collaboration avec les hommes du centre gauche. Messieurs, s'écria-t-il, j'ai fait la guerre, et je l'ai aimée... Mais j'ai pensé qu'en présence du danger commun, en présence des dispositions que je rencontrais chez des hommes que nous avions été habitués à regarder comme des adversaires, le premier de nos devoirs était de répondre à ces dispositions nouvelles[58]. Thiers avait à se justifier d'un reproche semblable vis-à-vis de ses amis de la gauche. Il le fit avec cet esprit familier, un peu terre à terre, mais pétillant, souple et primesautier, qui lui était habituel. Oui, déclara-t-il[59], oui, en présence des dangers qui menacent la société, j'ai tendu la main à ceux qui m'avaient combattu, que j'avais combattus ; ma main est dans la leur ; elle y restera, j'espère, pour la défense commune de cette société qui peut bien vous être indifférente, mais qui nous touche profondément. Et, comme il avait été longuement question des jésuites : Maintenant, dit-il, je passe aux jésuites. (A gauche : C'est fait depuis longtemps.) Les jésuites rentreront. Et je vous demande comment, au nom de vos principes, vous les empêcheriez de rentrer. Un individu se présente, vous apportant les deux preuves exigées de capacité et de moralité. Il n'y a plus rien à lui demander. Vous ne pouvez rien lui demander de- plus. Cela ne se peut pas... On me dit, je m'y attendais bien, que nous aurons à examiner ce point lors de la loi sur les associations. Soit. Seulement, permettez-moi de vous dire que je vous y attends, à ce jour-là, pour savoir comment vous vous y prendrez pour interdire les jésuites, vous ! vous ![60] Le Moniteur signale, à ces mots ; une longue hilarité.

La loi fut votée le 15 mars 1850, à une majorité de 399 voix contre 237[61]. Le lendemain, Louis Veuillot écrivait dans l'Univers : Qu'il soit bien entendu que cette loi n'est pas notre ouvrage... Cette loi n'est, à nos yeux, que la forteresse restaurée et agrandie du monopole... C'est un compromis plein de pièges, un pacte avec des adversaires à la loyauté desquels nous ne croyons pas. Mais l'article se terminait par cette chrétienne et méritoire déclaration : Nous sommes prêts à défendre la loi, si nous nous sommes trompés. Puisse cette éventualité se réaliser. Notre amour-propre ne peut pas recevoir de blessures quand l'intérêt de l'Eglise est sauvé[62]. De son côté, la presse hostile à l'Eglise manifesta avec véhémence son irritation. A l'heure qu'il est, lisait-on dans le National[63], les congrégations sont deux fois maîtresses de l'enseignement en France ; car la loi vient de leur livrer tout ensemble l'enseignement libre et l'enseignement public.

Que devaient faire les catholiques ? On consulta Rome. Par une lettre adressée le 15 mai 1850 à tous les évêques de France, le nonce apostolique répondit, au nom du Saint-Père, qu'il fallait accepter la loi. Sa Sainteté, dit-il, ne peut oublier que l'Eglise sait, dans l'intérêt de la société chrétienne, supporter quelque sacrifice compatible avec son existence et ses devoirs[64]. La soumission de l'Univers fut prompte et entière. Plus notre opposition a été vive, écrivit Louis Veuillot[65], plus il importe qu'aucun nuage ne puisse s'élever sur l'intégrité et la sincérité de notre soumission aux directions du Vicaire de Jésus-Christ.

La suite des événements donna raison aux partisans de la loi. Elle fut le point de départ d'un merveilleux développement de l'enseignement catholique. De 1850 à 1852, 257 établissements catholiques d'instruction secondaire furent fondés. En 1854, on en comptait déjà 1.081. La loi de 1850, a écrit excellemment un écrivain catholique et royaliste, François Poujoulat[66], a été une loi de transaction ; mais elle a été en même temps une loi de salut.

 

VI

La préoccupation du salut social, le désir de défendre la société contre les doctrines dissolvantes du socialisme, avaient été pour beaucoup dans l'évolution qui avait décidé Thiers et ses amis à combattre pour la liberté de l'enseignement catholique. Or, le péril socialiste subsistait. La défaite de juin lui avait porté un coup terrible, mais non mortel. Après un moment de stupeur, ses chefs avaient résolu, non pas de suspendre ou de modérer leur action, mais de la transformer. Après la période de la propagande pacifique, dont Saint-Simon avait été le principal inspirateur, après celle de la lutte politique à ciel ouvert, dont Louis Blanc avait été l'organisateur, une troisième période s'ouvrit pour le socialisme, celle de la lutte cachée, de la propagande dans les petites bourgades et dans les campagnes. Préparons-nous pour 1852, et jusque-là, soyons patients : tel fut le mot d'ordre des socialistes en 1850. L'année 1852 avait été prise pour objectif, parce qu'on espérait que les multiples scrutins qui devaient avoir lieu d'ici là 'Let la confusion qui en résulterait, rendraient facile un violent coup de main sur la société.

Mais le prince Louis-Napoléon avait aussi son plan. Entouré de partisans dévoués à sa personne et à son nom, personnellement ambitieux de reprendre l'œuvre du premier des Napoléons, il était bien décidé, plutôt que de rentrer dans la vie privée, à tenter un coup d'Etat. Pour parvenir à ce but, la tactique était tout indiquée : surexciter dans la bourgeoisie le sentiment de la peur, en mettant en lumière les dangers de l'anarchie ; gagner le peuple, en se présentant comme le défenseur armé de la démocratie ; s'assurer de la sympathie de l'Eglise, en lui promettant de se faire le défenseur de sa morale et de ses droits. Ce plan fut exécuté. Au début du mois de décembre 1851, l'opinion publique sembla mûre pour accepter un coup d'Etat. Dans la nuit du 1 er au 2 décembre, cinq généraux et douze représentants du peuple furent arrêtés et emprisonnés. Le lendemain, l'Assemblée fut dissoute. Des répressions terribles eurent raison de toutes les résistances qui tentèrent de se produire. Les 20 et 21 décembre, un plébiscite donna plus de sept millions de suffrages au prince-président, qui parcourut alors la France, au milieu d'ovations enthousiastes, habilement préparées. Le 9 octobre 1852, à Bordeaux, à l'issue d'un grand banquet, après avoir promis de conquérir le peuple à la religion, à la morale et à l'aisance, il prononça la parole célèbre : L'Empire, c'est la paix. Le 7 novembre suivant, un sénatus-consulte proclama la restauration de l'Empire héréditaire eu faveur de Louis-Napoléon Bonaparte et de sa famille.

Lue fois de plus, le problème se posait, pour les catholiques, de l'attitude à prendre vis-à-vis du pouvoir nouveau. Ils se divisèrent en plusieurs groupes. Les uns, comme Lacordaire, refusèrent obstinément de se rallier à l'Empire. Sans doute, disait l'orateur de Notre-Dame, le parti démagogique nous préparait une affreuse ruine ; mais le despotisme n'a jamais rien sauvé[67]. Il rappelait, d'ailleurs, que si Napoléon Ier avait rétabli le culte public en France en 1801, il avait, huit ans après, retenu prisonnier le pape qui l'avait sacré empereur[68]. Le restaurateur de l'Ordre de Saint-Dominique eu France renonça donc à toute vie politique, pour se consacrer uniquement à l'apostolat religieux. Montalembert, suivi par plusieurs de ses amis, avait d'abord adhéré, en 1851, au coup d'Etat du prince-président, parce que, disait-il, hors de lui, il ne voyait que le gouffre béant du socialisme vainqueur[69]. Mais sou adhésion fut de courte durée. L'apparition, en octobre 1852, de sa brochure sur les Intérêts catholiques au XIXe siècle marqua sa rupture avec le nouveau gouvernement[70]. L'Univers, entraînant avec lui la grande majorité du clergé, salua, en Napoléon III, le grand homme qui avait rétabli le Vicaire de Jésus-Christ sur son siège[71], et le P. Ventura, en un livre enthousiaste qui parut, avec une préface élogieuse de Louis Veuillot, vit dans la restauration de l'empire une œuvre de Dieu, qui ferait revivre les beaux jours des croisades[72]. Le rédacteur en chef de l'Univers n'avait pas cet optimisme. Il mêlait quelques réserves à ses applaudissements, et formait le vœu que la main sage et vaillante qui avait su comprimer la Révolution... ne livrât pas la vérité sainte aux morsures des impies[73].

IL faut reconnaître que les premiers actes de l'empereur autorisaient la confiance des catholiques. La loi sur l'enseignement était appliquée dans un esprit de bienveillance à l'égard de l'Eglise. Un comité de l'enseignement libre travaillait sans entraves à la fondation de collèges catholiques[74]. De nombreux conseils municipaux remettaient leurs collèges à des supérieurs ecclésiastiques, ou même les offraient aux évêques. Le droit d'inspection sur les petits séminaires, institué par la loi de 1850, était exercé avec une courtoisie et une déférence dont le clergé était touché. Les instituteurs primaires convaincus de propager des doctrines subversives de l'ordre social ou de la religion, étaient réprimandés ou destitués. L'enseignement supérieur lui-même était surveillé par le pouvoir à ce même point de vue. Bref, l'athéisme et l'anarchie étaient proscrits à l'école comme dans la rue, et l'enseignement chrétien, sous un contrôle discret de l'Etat, pouvait se dire vraiment libre dans ses méthodes et dans son organisation.

Quelques catholiques pensèrent alors que le moment était venu d'organiser un système d'éducation purement catholique, dégagé de tout élément étranger à la pure doctrine et aux saines traditions de l'Eglise. En 1851, un an après la loi de liberté, l'abbé Joseph Gaume, vicaire général de Nevers, avait publié, sous ce titre : le Ver rongeur des sociétés modernes, une thèse véhémente contre l'emploi prédominant des auteurs païens dans les collèges catholiques. Au fond, les revendications de l'auteur n'avaient rien de bien excessif. Il demandait que, jusqu'à la classe de quatrième inclusivement, tous les classiques fussent chrétiens, et qu'à partir de la troisième on y pût joindre les auteurs païens, mais dans des éditions soigneusement revues, et que ces auteurs mêmes fussent expliqués soigneusement[75]. Mais le ton du livre était violent, absolu, agressif. Le système employé jusqu'alors était qualifié de paganisme scolaire ; et ce système était présenté comme destructeur de la foi, de la famille, de l'autorité et comme préparant le triomphe du socialisme. La méthode proposée était donnée comme l'infaillible moyen de salut. Qu'elle soit mise en œuvre, s'écriait l'auteur en terminant[76], et bientôt c'en est fait du socialisme, du communisme et de toutes ces formidables erreurs qui menacent de nous reconduire au chaos. La thèse n'était pas nouvelle. La Mennais l'avait déjà soutenue dans sa polémique contre l'Université. Les circonstances lui donnèrent, au lendemain de la loi sur la liberté d'enseignement, un retentissement particulier. Montalembert, alors plongé dans l'étude du moyen âge, s'empressa d'y adhérer avec l'ardeur dont il était coutumier[77]. L'abbé d'Alzon, fondateur du collège de l'Assomption à Nîmes, Donoso Cortès, récemment converti au catholicisme, et surtout le rédacteur en chef de l'Univers, Louis Veuillot, s'en firent les ardents défenseurs. Mais les jésuites, dont l'abbé Gaume combattait les traditions scolaires, l'évêque de Chartres, Mgr Clausel de Montais, que nous avons vu défendre avec tant de fougue les idées de l'Univers dans la lutte contre le monopole universitaire, et Mgr Dupanloup, récemment nommé évêque d'Orléans, se rencontrèrent pour combattre les doctrines du Ver rongeur. La polémique fut des plus vives. C'est l'affaire la plus chaude, a écrit Louis Veuillot[78], où je me souvienne d'avoir passé. Le 19 avril 1852, l'évêque d'Orléans écrivit à son clergé une lettre très vive pour lui recommander de faire une place, dans les études de la jeunesse, aux classiques de l'antiquité profane[79]. Dans trois longs articles, parus les 7, 8 et 10 mai suivants dans l'Univers, Louis Veuillot dirigea contre l'écrit du prélat les traits les plus ironiques. La lutte entre ces deux hommes, qui, dès le début de leurs relations, avait été et qui, dans la suite, devait rester presque sans relâche et, pour ainsi dire, instinctive, fut si aiguë, qu'elle dépassa le domaine de la question scolaire, qu'elle se présenta, pour les uns, comme la lutte de l'élément laïque contre l'épiscopat ; pour les autres, comme le combat du vieux gallicanisme contre l'esprit romain. L'ensemble du clergé et des catholiques de France se trouva divisé. Le journal l'Univers fut même interdit, à cette occasion, à tous les professeurs des séminaires du diocèse d'Orléans, pour avoir usurpé sur l'autorité épiscopale[80]. Malgré tout, la polémique, avec ses vivacités regrettables, aboutit à un véritable bien. L'attention publique fut éveillée sur la grande question de l'éducation. L'étude des auteurs chrétiens, que l'Université n'avait pas complètement dédaignée, puisque Villemain avait publié en 1849 son beau livre sur l'Eloquence chrétienne au IVe siècle[81], fut remise en honneur. L'abbé Gorini publia ses remarquables extraits des Pères[82], prélude de ses beaux travaux historiques sur la Défense de l'Eglise. L'Université de France, de son côté, fit des une plus large part, au moins dans ses programmes, aux chefs-d'œuvre de la littérature chrétienne. L'Univers protesta qu'il ne demandait pas l'exclusion absolue des auteurs païens, qu'il ne voyait pas dans l'enseignement l'unique source du paganisme moderne[83] ; et Mgr Dupanloup, par ses beaux travaux sur l'Education et la Haute éducation intellectuelle, ainsi que par les succès éclatants de son séminaire de La Chapelle, montra clairement que son intention était bien, comme il l'avait toujours soutenu, de subordonner à la religion toutes les branches du savoir humain.

En 1853, une nouvelle polémique s'étant élevée au sujet des droits respectifs du journalisme catholique et de l'épiscopat, une encyclique du 21 mars, commençant par ces mots Inter multiplices, fit entendre la voix du pontife suprême sur les deux conflits qui avaient agité l'Eglise de France. Pie IX recommandait aux évêques de former la jeunesse à l'art d'écrire avec élégance en étudiant et les ouvrages si excellents des saints Pères, et les écrits des écrivains païens les plus célèbres, soigneusement expurgés[84]. Il leur demandait ensuite d'encourager les journalistes catholiques à défendre la cause de la vérité avec zèle et justesse, et de les avertir prudemment, avec des paroles paternelles, si, dans leurs écrits, il leur arrivait de manquer en quelque chose[85].

 

VII

Rien n'était plus opportun que de pareilles exhortations ; car, ainsi que le constatait tristement le souverain pontife dans la même encyclique, les discussions qui s'étaient élevées entre les catholiques fournissaient aux ennemis de l'Eglise des armes pour la tourmenter et la combattre[86]. Les attaques contre le dogme et le culte catholique se multipliaient dans la presse antireligieuse. Les journaux les plus répandus, écrivait Montalembert, et notamment la Presse et le Siècle, qui ont à eux seuls trois fois plus d'abonnés que tous les autres journaux réunis, contiennent des attaques presque quotidiennes contre la religion et le clergé[87]. En 1852, le plus brillant et le plus populaire des poètes de cette époque, Victor Hugo, associait, dans ses virulentes invectives, l'Empire et l'Eglise, ou, comme il disait, Bonaparte et Mastaï[88]. La même année, le plus grave des disciples d'Auguste Comte, Littré, écrivait sentencieusement : Les réformes sociales ne peuvent être obtenues que par l'extinction des croyances théologiques[89]. Avec plus de fougue, Proudhon soutenait la même thèse. Dupin se contentait de rendre odieux le régime chrétien du moyen âge en rééditant de vieilles calomnies sur le prétendu droit du seigneur. Michelet, dans son Introduction à l'Histoire de la Révolution française, qui allait paraître en 1855, signalait le christianisme comme le principal obstacle au progrès de l'humanité[90]. Quinet, particulièrement exaspéré par le coup d'Etat et par l'exil, était plus radical encore, et s'écriait : Il s'agit ici, non seulement de réfuter le papisme, mais de l'extirper ; non seulement de l'extirper, mais de le déshonorer[91]. Une corruption moins apparente, mais non moins profonde, des intelligences se manifestait en même temps par la diffusion et la vulgarisation en France de la philosophie rationaliste de l'Allemagne[92].

De cette recrudescence d'hostilités envers l'Eglise, les rédacteurs du Correspondant, Albert de Broglie et Alfred de Falloux, rendaient responsable la polémique de l'Univers, qu'ils jugeaient excessive et maladroite[93]. Veuillot leur répondait, dans l'Univers même, en faisant remarquer que les gens de salon qui l'attaquaient, presque tous membres ou futurs membres de l'Académie, avaient les défauts que l'on contracte dans les cénacles académiques, l'admiration mutuelle et une indifférence complète pour l'opinion populaire, plus franche et plus nette que la leur. Mais les uns et les autres faisaient mieux ils prenaient, avec une énergie infatigable, la défense de l'Eglise contre les attaques de l'incrédulité. Le Correspondant, par la plume de Montalembert, d'Ozanam, de Charles Lenormant, de Franz de Champagny, de Foisset, de Gratry, d'Augustin Cochin, des abbés Freppel et Sisson, des Pères Chastel et Daniel, de la Compagnie de Jésus, poursuivait une œuvre d'apologétique historique, littéraire, philosophique et théologique, en mettant en évidence les bienfaits de l'Eglise dans les différents ordres de la pensée et de l'action ; et, dans l'Univers, Louis Veuillot, Eugène Veuillot, Coquille, Aubineau, Melchior du Lac, ne laissaient passer aucune calomnie, aucune erreur de la presse incrédule ou mondaine, de la tribune ou des théâtres, sans la relever avec une vivacité d'allures, une promptitude de riposte, souvent un éclat de talent qui, plus d'une fois, brisèrent les assauts les plus violents de l'impiété. Pourquoi, écrivait Louis Veuillot[94], la vérité n'aurait-elle pas des escadrons légers, des soldats exercés aux combats de broussailles ?

Au reste, le rédacteur en chef de l'Univers ne s'était pas borné à cette guerre de tirailleurs. En 1854, il avait déjà publié les Pèlerinages de Suisse, Pierre Suintine, les Nattes, l'Honnête Femme, les Français en Algérie, où la puissance de la civilisation chrétienne était mise en face des mœurs arabes, et les Libres Penseurs, dont Jules Lemaitre a écrit que c'est un de nos plus beaux livres de satire sociale[95]. D'autre part, Ozanam avait fait paraître ses belles études sur la Civilisation chrétienne et sur les Poètes franciscains ; Gratry, ses travaux sur la Sophistique contemporaine et sa Théodicée ; Montalembert, des fragments de ses Moines d'Occident ; Pitra, son Spicilège de Solesmes ; Blanc de Saint-Bonnet, ses méditations philosophiques sur la Restauration française et sur la Douleur ; Ginoulhiac, son Histoire des dogmes chrétiens pendant les trois premiers siècles ; Migne, la plus grande partie de sa Patrologie ; l'abbé de Ségur, ses Réponses aux objections les plus familières contre la religion. Par toutes ces publications, une apologétique, traditionnelle par ses principes, nouvelle par sa forme et par son adaptation aux tendances intellectuelles du temps, se faisait jour.

En 1852 deux prêtres pleins de zèle, l'abbé Gratry, ancien aumônier de l'Ecole normale supérieure, et l'abbé Pététot, curé de Saint-Roch à Paris, avaient résolu de donner une impulsion nouvelle et une organisation à ce mouvement, en fondant ce que Gratry appelait un atelier d'apologétique[96]. Pour mener à bien leur projet, le meilleur instrument leur parut être l'association, telle que l'avait conçue saint Philippe de Néri : petits groupes de prêtres, réunis en commun, sans vœux, très libres dans leurs travaux, mais s'encourageant et s'aidant entre eux[97]. Telle fut l'origine de l'Oratoire de l'Immaculée-Conception. Le premier groupe oratorien, qui comprenait, avec le P. Pététot, supérieur, et le P. Gratry, les Pères de Valroger, Gambier, Lescœur et Adolphe Perraud, se réunit d'abord, en novembre 1852, au n° 21 de la rue de Calais, puis se transporta au n° 11 de la rue du Regard, où, pendant plusieurs années, les homélies du P. Gratry attirèrent un auditoire d'élite. Guizot y coudoyait le duc de Broglie ; Vitet s'y rencontrait avec Berryer ; Montalembert y était assidu[98]. Dieu, disait Gratry[99], inspire aux siens, en ce siècle, l'idée d'une science d'ensemble. Rattacher tout à Jésus-Christ, les lettres, les sciences, les arts, la philosophie et l'histoire, le droit et les lois : c'est une pensée qui fermente dans l'Eglise. Ce grand idéal ne put se réaliser ; et Gratry, découragé, parlait, vingt ans plus tard, de ce qu'il appelait l'avortement de son projet[100] ; mais l'Oratoire avait communiqué un grand élan à un mouvement qui devait se continuer pendant tout le cours du me siècle et auquel le pape Léon X11I devait donner les encouragements les plus solennels.

Pendant qu'à Paris des prêtres éminents entreprenaient de fonder un foyer de science chrétienne, un humble village du diocèse de Belley devenait, par l'éminente sainteté de son pasteur, un foyer de grâces surnaturelles. C'est en 1854 que le curé d'Ars, Jean-Baptiste Vianney, impuissant à satisfaire par lui-même et par le prêtre zélé qui s'était fait son collaborateur depuis dix ans, aux besoins spirituels des nombreux pèlerins qui affluaient vers lui, s'était adjoint un groupe de missionnaires. Le saint prêtre qui attirait ainsi les foules, était né le 8 mai 1786, au village de Dardilly, dans le département du Rhône. Sa première enfance avait été occupée aux travaux des champs. Sa première instruction religieuse lui avait été donnée en cachette pendant la persécution révolutionnaire. Il avait fait sa première communion dans une grange, dont la pauvreté lui avait rappelé le dénuement de l'étable de Bethléem. Ses progrès dans l'étude des sciences humaines et même dans celle des sciences ecclésiastiques, avaient été difficiles. Mais une foi sans bornes, une angélique piété, un zèle ardent pour la gloire de Dieu et le bien des âmes, l'avaient désigné pour le sacerdoce ; et, depuis sa nomination à la petite cure d'Ars, la renommée de sa sainteté n'avait fait que s'accroître. Des traits merveilleux de Charité, des grâces obtenues par ses prières, les lumières que cet humble prêtre projetait sur les âmes qui se confiaient à lui au tribunal de la pénitence ou même qui l'entendaient prêcher dans son église, avaient répandu bien au loin sa réputation de sainteté. De 1848 à 1852, alors que tant d'âmes, remuées par les grands événements de cette époque et par la renaissance d'un mouvement catholique parmi les classes cultivées, se tournaient instinctivement vers la religion, des pèlerinages s'étaient organisés, de toutes les provinces de France, et même de l'étranger, vers le saint curé d'Ars ; et beaucoup d'âmes avaient trouvé auprès de lui, les unes la foi, les autres des lumières toutes divines ou même des guérisons corporelles, instantanément obtenues. La parole de ce prêtre était simple et sans apprêts, mais elle avait au suprême degré cette qualité distinctive de la parole sacerdotale : l'onction. Nous sommes en ce monde, disait-il, mais nous ne sommes pas de ce monde, puisque nous disons chaque jour : Notre Père. qui êtes aux cieux. Il avait, en parlant des choses surnaturelles, du ciel, de l'enfer, de l'Eucharistie, du sacerdoce, du péché, des paroles d'une pénétration merveilleuse. Dans le ciel, disait il, on sera nourri du souffle de Dieu. Le ciel se fondait dans l'âme des saints. C'était comme un écoulement du ciel, dans lequel ils se baignaient... Les damnés seront enveloppés de la colère de Dieu. Ils auront perdu le pouvoir d'aimer. Si un damné pouvait dire une seule fois : Mon Dieu, je vous aime, il n'y aurait plus d'enfer pour lui... Quand nous sommes devant le Saint-Sacrement, fermons nos yeux et ouvrons notre cœur ; le bon Dieu ouvrira le sien... Oh ! que le prêtre est quelque chose de grand ! Si on le comprenait sur la terre, on mourrait, non de frayeur, mais d'amour... Offenser le bon Dieu, qui ne nous veut que du bien ! Contenter le démon, qui ne nous veut que du mal ! Quelle folie ! Si vous voyiez un homme dresser un grand bûcher, entasser des fagots les uns sur les autres, et que, lui demandant ce qu'il fait, il répondit : Je prépare le feu qui doit me brûler, que penseriez-vous ? Eh bien ! en commettant le péché, c'est ainsi que nous faisons[101].

Les écrits des savants dissipaient les sophismes de l'impiété, vengeaient l'Eglise des calomnies portées contre elles préparaient les voies à la conversion ; mais de telles paroles, comme celles dont parle l'apôtre saint Paul, pénétraient jusque dans les jointures et les moelles, jugeant les sentiments et les pensées des cœurs[102].

 

 

 



[1] Mgr PIE, Œuvres complètes, t. I, p. 530, 533, 557, 560.

[2] LECANUET, Montalembert, t. II, p. 313.

[3] LECANUET, Montalembert, t. II, p. 311.

[4] LECANUET, Montalembert, t. II, p. 313-314.

[5] LECANUET, Montalembert, t. II, p. 316-317.

[6] Univers du 24 juin 1846.

[7] Univers du 24 juin 1846.

[8] Univers du 24 juin 1846.

[9] LECANUET, Montalembert, t. II, 319-323 ; Eugène VEUILLOT, Louis Veuillot, t. II, p. 161-164.

[10] LECANUET, Montalembert, t. II, 324.

[11] LECANUET, Montalembert, t. II, 329.

[12] Ami de la religion, t. CXXXVI, p. 493.

[13] Correspondant, t. XXI, p. 807-809.

[14] Univers du 27 février 1848, Cf. Univers des 1er, 2, 6 et 15 mars.

[15] Ami de la religion, t. CXXXVI, p. 498.

Le jeune polytechnicien dont il est ici question était M. Ernest Potel, plus tard ingénieur des ponts et chaussées à la Rochelle.

[16] Univers du 9 mars 1848.

[17] P. DE LA GORCE, Hist. de la seconde République, t. I, p. z 22.

[18] LACORDAIRE, Œuvres, IV, 257.

[19] Journal des Débats du 28 février 1848.

[20] Cité par DESDEVISES DU DÉZERT, op. cit., t. II, p. 120.

[21] Ami de la religion, t. CXXXVI, p. 735.

[22] Univers du 7 mars 1848.

[23] Ami de la religion, t. CXXXVI, p 495.

[24] Univers du 4 mars 1848.

[25] Ami de la religion, t. CXXXVI, p. 515.

[26] CHANTREL, Annales ecclésiastiques, p. 35.

[27] Emile THOMAS, Histoire des ateliers nationaux.

[28] Correspondant du 10 février 1848, t. XXI, p. 435.

[29] Edmond BIRÉ, la Presse royaliste de 1830 à 1852, Alfred Nettement, sa vie et ses œuvres, un vol. in-8°, Paris, 1901, p. 366.

[30] G. BAZIN, Vie de Mgr Maret, 2 vol. in-8°, Paris, 1891, t. I, p. 227-228. M. l'abbé Bazin revendique pour l'abbé Maret l'initiative de l'entreprise. Quoi qu'il en soit, Ozanam eut le principal rôle dans la rédaction du nouveau journal.

[31] G. BAZIN, Vie de Mgr Maret, t. I, p. 230.

[32] G. BAZIN, Vie de Mgr Maret, t. I, p. 232-233.

[33] G. BAZIN, Vie de Mgr Maret, t. I, p. 294-295. Voir dans les Œuvres complètes d'Ozanam, t. VII, plusieurs fragments de ses articles parus dans l'Ere nouvelle, en particulier une étude philosophique et historique sur les Origines du socialisme.

[34] Ami de la religion du 23 octobre 1848.

[35] L. VEUILLOT, Mélanges, t. I, p. 20.

[36] BAZIN, Vie de Mgr Maret, t. I, p. 355. Sur le mouvement social catholique en 1848, voir H. JOLY, le Socialisme chrétien, un vol., Paris, 1892. Sur la presse catholique et la presse socialiste de 1848 à 1852, voir HATIN, Bibliographie de la presse périodique française, un vol. in-8°, Paris, 1866, p. 436-525.

[37] Marquis de NORMANDY, Une année de Révolution, 2 vol., Paris, 1860, t. II, p. 57.

[38] Revue des Deux Mondes du 30 septembre 1848.

[39] FALLOUX, Mémoires d'un royaliste, t. I, p. 391-399.

[40] THUREAU-DANGIN, l'Eglise et l'Etat sous la Monarchie de Juillet, p. 482.

[41] Parmi les initiatives privées qui avaient favorisé la cause de la liberté d'enseignement, il faut mentionner celle de l'abbé Emmanuel d'Alzon, qui, depuis 1843, mettait sa jeunesse, sa parole, son ardeur, sa brillante fortune au service de cette cause, et avait créé à Nîmes, sous le titre du collège de l'Assomption, un des plus beaux collèges du Midi. Voir Mgr BESSON, le R. P. d'ALZON, dans la collection Les Contemporains. (Œuvre de la Bonne Presse.)

[42] H. de LACOMBE, les Débats de la Commission de 1849, nouvelle édition, un vol. in-12, Paris, 1899, p. 11-12.

[43] Ce projet de loi avait le tort très grave de disposer de l'Eglise sans son assentiment. (Eugène VEUILLOT, Louis Veuillot, t. II, p. 356.)

[44] Qu'avons-nous demandé ? La liberté. Que nous offre le projet ? Une faible part du monopole. (Louis VEUILLOT dans l'Univers du 19 juin 1849.)

[45] Les auteurs du projet de loi avaient décidé que des évêques figureraient dans les conseils au même titre que des protestants et des rabbins. Il y avait là, pour les catholiques, motifs à réclamation. (E. VEUILLOT, Louis Veuillot, t. II, p. 356.) On veut pousser l'Eglise, disait Mgr Pie, à faire alliance avec le grand parti du rationalisme conservateur. L'Etat-Dieu est encensé par tous, et Jésus-Christ n'est plus qu'un des demi-dieux rangés autour de son autel. (BAUNARD, Hist. du cardinal Pie, p. 290.)

[46] LAGRANGE, Vie de Mgr Dupanloup, t. II, p. 505.

[47] LAGRANGE, Vie de Mgr Dupanloup, t. II, p. 502.

[48] Dom GUÉRANGER, Lettre du 21 juillet 1849, dans l'Ami de la Religion du 28 juillet 1849, t. CXLII, p. 254.

[49] LECANUET, Montalembert, II, 476 ; P. de PONLEVOT, Vie du P. de Ravignan, t. II, ch. XX ; H. de LACOMBE, les Débats de la Commission de 1849, p. 334-335.

[50] Le comte de Falloux venait de donner sa démission pour cause de maladie, et était remplacé au ministère par M. de Parieu.

[51] Moniteur du 15 janvier 1850, p 156, col. 1.

[52] Moniteur du 16 janvier 1850, p. 170, col. 1.

[53] Moniteur du 15 janvier 1850, p. 172, col. 2.

[54] Moniteur du 15 janvier 1850, p. 172, col. 3.

[55] Moniteur du 8 février 1850, p. 451, col. 3.

[56] Moniteur du 8 février 1850, p. 454, col. 2.

[57] Moniteur du 8 février 1850, p. 453, col. 3.

[58] Moniteur du 18 janvier 1850, p. 199, col. 3 ; MONTALEMBERT, Œuvres, t. III, p. 573.

[59] Moniteur du 19 janvier 1850, p. 209, col. 2.

[60] Moniteur du 19 janvier 1850, p. 211, col. 2 ; LAGRANGE, Vie de Mgr Dupanloup, t. I, p. 515.

[61] Voir le texte de la loi dans RIVIÈRE, HÉLIE et Paul PONT, Lois usuelles, p. 304 et s. Cette loi a été modifiée par plusieurs lois suivantes, notamment celles du 9 mars 1852, du 14 juin 1854, du 30 octobre 1866, du 10 avril 1867, du 27 février 1880, du 11 décembre 1880, du 7 juin 1881, du 28 mars 1882, du 30 octobre 1886.

[62] Univers du 17 mars 1850.

[63] Cité par l'Ami de la religion, t. CXLVII, p. 440.

[64] Ami de la religion, t. CXLVIII, p. 34.

[65] Univers du 24 mai 1850. Quelques catholiques n'imitèrent pas cette soumission. Le Moniteur catholique, feuille exaltée, essaya de démontrer que le pape désapprouvait la loi (Univers du 24 mai 1850 et Ami de la religion, t. CXLVIII, p. 155). L'évêque de Chartres, Mgr Clausel de Montais, refusa, seul de l'épiscopat, à obtempérer à la direction donnée par le pape (Voir sur ce fait BAUNARD, Hist. du cardinal Pie, t. I, p. 297).

[66] Cité par H. de LACOMBE, les Débats de la commission de 1849, p. 340.

[67] LACORDAIRE, Lettre du 31 mars 1852 à Mme de Prailly, citée par FOISSET, Vie du P. Lacordaire, 2 vol. in-12, 2e édition, Paris, t. II, p. 254.

[68] FOISSET, Vie du P. Lacordaire, t. II, p. 246.

[69] LECANUET, Montalembert, t. II, p. 39.

[70] MONTALEMBERT, Œuvres, t. V, p. 1-173.

[71] Univers du 3 octobre 1854, Cf. Univers du 13 décembre 1855.

[72] VENTURA, le Pouvoir politique chrétien, Paris, 1858.

[73] François VEUILLOT, Louis Veuillot, un vol. in-8°, Paris, 1913, p. 99.

[74] BEUGNOT, Rapport au comité de l'enseignement libre.

[75] Le Ver rongeur, p. 409.

[76] Le Ver rongeur, p. 413.

[77] Lettre de Montalembert, parue dans l'Univers du 7 janvier 1852.

[78] E. TAVERNIER, Louis Veuillot, un vol. Paris, 1913, p. 301. — On doit compter aussi, parmi les partisans des humanités classiques, l'abbé Landriot, depuis évêque de la Rochelle, puis archevêque de Reims, et Charles Lenormant. Le P. Daniel prit la défense des méthodes des jésuites.

[79] Ami de la religion, t. CLVI, p. 253.

[80] Ami de la religion, t. CLVI, p. 613.

[81] Le livre avait paru, sous une autre forme, huit ans plus tôt (G. VAUTHIER, Villemain, un vol, in-12, Paris, 1913, p. 120).

[82] MARTIN, Vie de l'abbé Gorini, un vol. Paris, 1863, p. 68.

[83] Univers du 20 septembre 1852.

[84] CHANTREL, Annales, p. 144.

[85] CHANTREL, Annales, p. 145.

[86] CHANTREL, Annales, p. 146.

[87] Cité par LECANUET, Montalembert, t. III, p 200.

[88] Victor HUGO, les Châtiments, voir en particulier, l. III, 4 et 5, l. IV, 2.

Chacun tenait sa carte :

L'un jouait Bonaparte

Et l'autre Mastaï.

[89] LITTRÉ, Conservation, Révolution, Positivisme, p. 100, 198.

[90] Voir Jules SIMON, Mignet, Michelet, Henri Martin, au chapitre sur Michelet.

[91] QUINET, le Livre de l'exilé, p. 473.

[92] En 1854 Barni avait traduit en français la plupart des ouvrages de Kant.

[93] A. de BROGLIE, dans le Correspondant de janvier 1856 ; A. de FALLOUX, dans le Correspondant d'avril et mai 1856.

[94] E. TAVERNIER, Louis Veuillot, p. 94.

[95] J. LEMAITRE, les Contemporains, 6e série, p. 32.

[96] CHAUVIN, le P. Gratry, un vol. in-12, Paris, 1901, p. 139.

[97] CHAUVIN, le P. Gratry, p. 140.

[98] CHAUVIN, le P. Gratry, p. 154.

[99] GRATRY, Discours sur le devoir intellectuel des chrétiens el sur la mission de l'Oratoire.

[100] CHAUVIN, le P. Gratry, p. 187.

[101] Voir A. MONNIN, Vie du curé d'Ars, 2 vol. in-12, Paris ; VIANNEY, le Bienheureux J.-B. Vianney ; MONNIN, Esprit du curé d'Ars, un vol. in-12, Paris, — Vianney a été béatifié par Pie X en 1904.

[102] Hébreux, IV, 12.