HISTOIRE GÉNÉRALE DE L'ÉGLISE

 

TROISIÈME PARTIE. — VERS UNE RESTAURATION RELIGIEUSE

CHAPITRE VII. — L'ÉGLISE  ORIENTALE DE 1789 À 1823.

 

 

Les grands bouleversements qui ont accompagné ce que l'on est convenu d'appeler la période révolutionnaire n'ont pas été sans exercer leur influence sur certaines branches de l'Eglise orientale. C'est ce que l'on va voir dans les pages qui suivent[1].

 

I

De 1789 à 1823, le singe de Constantinople a vu passer onze patriarcats, mais, suivant un phénomène déjà expliqué[2], il n'y a que huit patriarches. Le plus remarquable est Grégoire V, qui occupa trois fois le siège (1797-1798, 1806-1808, 1818-1821). Il termina la fameuse querelle appelée la grande controverse dei colybes, fit d'assez nombreuses réformes, dont toutes ne lui survécurent malheureusement pas, et mourut martyr de la cause de l'indépendance hellénique.

Les colybes sont un gâteau à base de blé cuit, abondamment saupoudré de sucre et agrémenté de différents accessoires, que l'on fait bénir dans l'église, dans le rite oriental, à l'occasion des anniversaires funèbres ou des fêtes de saints : le prêtre et les assistants en prennent ensuite chacun leur part. Il y a là une transformation chrétien.-,e de l'usage des repas funèbres des anciens : c'est au moins tout ce que l'on peut scientifiquement dire de certain sur leur origine. Les colybes sont surtout employés dans les services commémoratifs qui ont lieu le troisième et le quarantième jour après le décès[3].

Dans la liturgie monastique grecque, le samedi est un jour particulièrement consacré aux services de ce genre pour tous les défunts et surtout pour les bienfaiteurs du monastère. Or, vers l'année 1754, la construction d'une nouvelle église dans un skyte ou couvent secondaire du Mont Athos ayant fait affluer les offrandes et par conséquent les services funèbres à célébrer, les moines athonites, qui se rendent le samedi au marché de Karyès pour vendre les produits de leur petite industrie : icones, bois sculpté, etc.[4], eurent l'idée de reporter un bon nombre des services pour les défunts au dimanche.

On se figurerait difficilement le bruit que cette innovation excita sur la Sainte Montagne et dans tout le monde ecclésiastique grec, la masse de pamphlets, requêtes, appels au patriarche œcuménique, sans parler des expulsions violentes opérées tantôt par un parti, tantôt par un autre, ni de ceux que leurs adversaires jetèrent à l'eau en guise d'arguments. Ce serait incroyable si les récits des contemporains et les documents n'étaient pas là[5]. On y retrouve tous les noms de la théologie grecque d'alors : Athanase de Paros, Nicodème l'Hagiorite, Agapios Léonardes : tous sont pour la thèse conservatrice, qui veut qu'on s'en tienne au samedi. Malgré cela, le patriarche Théodose II (1769-1773) laissa à tous la liberté de faire ce qu'ils voulaient, défendit aux deux partis de s'accuser réciproquement d'hérésie et de s'écarter de l'observance des couvents principaux. En 1776, Sophrone II excommunia les tenants du samedi seul et réussit à ramener la paix pour un temps. En 1800, le moine Théodoret, chargé de revoir les épreuves du fameux Pidalion, dont il sera parlé plus loin, y introduisit une longue note contraire aux opinions de Nicodème et d'Agapios, et le patriarche Néophyte VII dut lancer une encyclique spéciale pour signaler les corrections à apporter au texte. Le conflit, qui avait envahi tout le monde grec, fut localisé sur l'Athos, et, en 1807 et 1819, Grégoire V laissa de nouveau la liberté à tous de faire comme ils l'entendraient. Aujourd'hui, chose curieuse, les services commémoratifs se font presque toujours le dimanche, et cela pour la même raison qui avait déjà porté les moines de l'Athos à introduire leur innovation : c'est le jour où tout le monde est libre.

Une querelle aussi puérile ne mérite d'être mentionnée que parce qu'elle fait toucher du doigt l'attachement exagéré que l'on porte, dans les pays gréco-slaves, à certaines pratiques rituelles : elle rappelle par certains côtés le schisme des Starovières russes, et celui des utraquistes de Bohême. Le patriarche Grégoire V eut un autre mérite : ses vues réformatrices occasionnèrent sa chute une première fois, après un an et demi seulement de patriarcat, à la fin de 1798. Réélu en octobre 1806, il reprit aussitôt la même ligne de conduite : successivement parurent des actes réglant le soin des affaires des évêques absents de la capitale, les séances du Saint-Synode, la perception régulière des taxes, la discipline cléricale et monastique[6]. L'année suivante, ce fut le tour de l'administration des sacrements de baptême et d'eucharistie[7]. Chassé à la fin de septembre 1808, Grégoire V remonta sur le trône œcuménique à la fin de 1818, au moment où l'Hétairie formée en Valachie en vue de rendre à la Grèce sa liberté faisait de plus en plus parler d'elle. Il eut le temps de terminer la controverse des colybes, comme nous l'avons vu, et de proclamer de nouveau la loi canonique qui défend aux clercs engagés dans les ordres majeurs de contracter de secondes noces après la mort de leur première femme[8].

Lorsque la révolution grecque éclata, les Turcs s'en prirent, comme il fallait s'y attendre, au haut clergé, en vertu même de ses privilèges civils qui faisaient de lui la haute hiérarchie de la nation. Grégoire dut, pour la forme évidemment, lancer l'excommunication contre les chefs du mouvement[9]. Néanmoins, le 10-23 avril 1821, à l'issue de la cérémonie de Pâques, il fut saisi, étranglé, son cadavre pendu à la porte du palais patriarcal, où il resta trois jours exposé avant d'être livré aux Juifs, et les membres du Saint-Synode mis à la torture. Les Grecs le considèrent comme un martyr tant de la cause nationale que de la foi orthodoxe, et sa croix de bénédiction est conservée au Phanar comme une relique que l'on montre au peuple dans les occasions tragiques[10].

Le même jour qui avait vu le supplice de Grégoire, les Turcs firent élire à sa place Eugène, métropolite de Pisidie[11]. Cette élection n'empêcha pas le sac de plusieurs églises de Constantinople, et ce fut en vain qu'Eugène renouvela l'excommunication prononcée de force par Grégoire, en en frappant sept évêques de la Grèce continentale[12]. La réponse à cette sentence fut la proclamation de l'assemblée d'Epidaure, en 1822, qui déclarait la Grèce indépendante aussi bien au point de vue civil qu'au point de vue religieux. C'est le commencement de l'émancipation effective de l'Eglise de Grèce, que nous verrons proclamer de nouveau plus tard, en 1827 et 1833, et finalement reconnue par le patriarche de Constantinople en 185o seulement. Eugène II, choisi au milieu de ces circonstances tragiques, fut roué de coups par la populace turque et mourut d'épuisement et de douleur l'année suivante (1822).

Plusieurs autres patriarches se succédèrent rapidement sur le siège de Constantinople, toujours en butte aux vexations des Turcs, jusqu'au moment où l'indépendance de la Grèce fut enfin reconnue par la Porte sous la pression des puissances.

Le second patriarcat de Néophyte VII (1798-1801) vit l'apparition d'une œuvre restée célèbre dans l'histoire du droit canonique de l'Eglise orthodoxe : le Pidalion, c'est-à-dire le gouvernail, gros in-folio de XVI-556 pages, publié à Leipzig en 1800. Ce recueil comprend le texte original des monuments du droit ancien de l'Eglise grecque, c'est-à-dire les canons dits des Apôtres, ceux des sept premiers conciles œcuméniques, ceux des conciles particuliers reçus dans le corps du droit byzantin, les décisions canoniques de certains Pères qui y sont rangées au même titre, un traité sur les degrés de parenté, des formules d'actes officiels et le plan d'une église construite selon les règles canoniques. Les textes sont accompagnés d'une explication tirée des commentateurs autorisés du droit ecclésiastique grec : le patriarche d'Antioche Balsamon, Zonaras, Alexis Aristène, etc. Cette explication est traduite en grec vulgaire. Au bas des pages sont de longues notes, pareillement en grec vulgaire, qui forment un second commentaire. Elles sont l'œuvre de deux moines de l'Athos, Agapios Léonardos (1741-1815) et Nicodème l'Hagiorite (1749-1809)[13]. Ces notes sont extrêmement curieuses. Il ne faut pas y chercher une grande érudition canonique, au sens que nous attacherions à ce mot, mais par contre beaucoup de puérilités, de traditions d'une valeur très douteuse, et surtout un arsenal de préjugés contre l'Eglise catholique. La première édition a une valeur particulière à cause de l'absence des corrections qui ont été introduites dans la réimpression postérieure. Le Pidalion, complété par les décisions synodales des patriarches de Constantinople, et, dans le royaume de Grèce, par celles du Saint-Synode et les lois civiles en matière religieuse, forme encore aujourd'hui la grande source du droit canonique grec moderne. Inutile de dire que, fait par des orthodoxes, ce recueil n'a aucune autorité pour des catholiques, en dehors de la science personnelle, assez mince, d'Agapios et de Nicodème.

Au point de vue théologique, l'Eglise grecque proprement dite ne présente, durant la période que nous étudions, et à l'exception d'Eugène Bulgaris, aucun nom à mettre en parallèle avec ceux de l'âge précédent. Les esprits sont trop occupés, c'est triste à dire, par la question des colybes. Il faut mentionner cependant Christodule d'Acarnanie (1733-1793), qui, après avoir beaucoup voyagé en Europe et fréquenté des philosophes de toute opinion, embrassa les doctrines de Spinoza. Il fut solennellement condamné, quelques mois après sa mort, par le patriarche Néophyte VII, durant son premier patriarcat[14].

Il s'en faut cependant que l'instruction générale n'ait pas été développée chez les Grecs de ce temps. Agapios Léonardos et son confrère Gérasime fondent vers 1765 l'école de Dimitsana, dans le Péloponnèse, qui est demeurée célèbre. Celle du couvent de saint Jean l'Evangéliste à Patmos se conserva prospère jusqu'à la mort de Daniel Kérameus (1801) et même jusqu'à l'insurrection grecque. L'école théologique de l'Athos, ouverte en 1758 au monastère de Vatopédi par Eugène Bulgaris, se maintint jusqu'au début du XIXe siècle. Ce fut même la diffusion de l'instruction qui prépara l'affranchissement de la Grèce. Nicodème l'Hagiorite, dont nous avons vu le nom à propos du Pidalion, fut aussi un fécond écrivain : il traduisit en langue vulgaire les œuvres liturgiques de Siméon de Thessalonique, et, ce qui est malus louable, celles du protagoniste de l'hésychasme, Grégoire Palamas. Une mention spéciale doit aussi être faite du fondateur de l'Académie de l'Athos, Eugène Bulgaris, né à Corfou en 1716, qui étudia principalement à l'Université de Padoue, prédicateur de Saint-Georges des Grecs à Venise, fondateur, avant celle de l'Athos, de l'école de Janina en Epire (1742), parti de nouveau pour l'Europe après que Cyrille V l'eut forcé à quitter l'Athos et Samuel Khanzéris Constantinople, recommandé à Catherine II de Russie par Frédéric II de Prusse, promu par elle en 1775 archevêque de Kherson en Tauride, bientôt démissionnaire pour pouvoir revenir à ses études, mort à Pétersbourg en 1806. Théologien, exégète, polémiste, Bulgaris est l'un des Grecs les plus savants du XVIIIe siècle Dans son Theologicon, il suit la méthode scolastique et met volontiers à contribution Tournely, mais est loin de se rapprocher pour cela de l'Eglise catholique. Plusieurs de ses écrits sont dirigés contre elle, et il eut la patience de traduire en grec l'énorme et indigeste compilation patristique du luthérien Adam Zœrnikav sur la procession du Saint-Esprit du Père seul. Beaucoup de ses œuvres sont encore inédites[15].

Il n'y a presque rien à dire sur les trois patriarcats grecs du Sud durant la période qui nous occupe. Le siège d'Alexandrie est toujours réduit à une quasi-titulature dont les occupants passent la plus grande partie de leur vie sur le Bosphore : il ne reprendra vie que plus tard, avec Mehemet-Ali. A. Jérusalem, il convient de signaler une période d'acuité dans la lutte séculaire entre Grecs et Latins pour la possession exclusive des sanctuaires. En 1809, les franciscains étaient encore maîtres de l'édicule du Saint-Sépulcre enfermé dans la grande basilique. Le feu y ayant pris, les Grecs le rebâtirent, et il ne devint sanctuaire commun qu'en 1852. Dans le patriarcat d'Antioche, les Grecs, installés au détriment des Melkites indigènes par Sylvestre de Chypre, qui meurt en 1766, se succèdent sur le siège patriarcal orthodoxe et sur la plupart des sièges épiscopaux, sans événements bien saillants. Le patriarche Séraphim (1813-1823) fut, comme nous allons le voir, un grand persécuteur des Melkites catholiques.

 

II

De 1816 à 1833, le siège patriarcal des Melkites catholiques fut occupé par Ignace V Qattân, originaire, contrairement aux habitudes inaugurées avec Cyrille VI Tanas en 1724, du clergé séculier.

Il était même passé directement de la cure du village de Zoûq-Mikhaïl, au Liban, sur le siège patriarcal. Cette élection semble même avoir été due à un compromis entre les deux congrégations basiliennes rivales des Salvatoriens et des Chouérites, qui se partageaient presque toute la hiérarchie, laquelle, d'ailleurs, était réduite, lors de l'élection, d'Ignace Qattàn à quatre évêques.

Alep était toujours le centre le plus important de la propagande catholique. En 1817, le métropolite orthodoxe Gérasime obtint du sultan Mahmoûd un firman qui défendait tout prosélytisme, interdisait aux catholiques de fréquenter les missionnaires latins et ordonnait à tous les Melkites catholiques de rentrer sous l'obéissance du pasteur orthodoxe. La spoliation fut complète : la métropole et la résidence y attenante, les biens du siège, tout passa entre les mains des orthodoxes. Le clergé catholique du rite grec fut condamné à l'exil. Le pacha essaya de la persuasion pour amener le peuple à se soumettre, mais il ne put rien obtenir. Alors, gagné par une forte somme que lui versa Gérasime, il fit saisir neuf jeunes gens melkites auxquels se joignirent un Syrien et un Maronite. Tous furent mis à mort, mais ce furent les seules victimes. Par contre, beaucoup d'Alépins émigrèrent soit au Liban, soit à Constantinople, soit à Livourne et à Marseille. Le clergé catholique melkite ne put rentrer que plus tard à Alep, lorsque l'invasion égyptienne de 1831 et l'émancipation civile de tous les catholiques orientaux de l'Empire, arrachée par la France au sultan Mahmoûd, eurent mis fin aux persécutions violentes.

Gérasime d'Alep s'adjoignit bientôt Zacharie, évêque orthodoxe de Akkâr, près de Tripoli, et tous deux se rendirent à Damas pour y faire exécuter leur firman. Là, il n'y avait rien à enlever aux Melkites, déjà spoliés en 1724, et dont les prêtres disaient la messe dans des maisons particulières. Un firman semblable au premier conférait au patriarche orthodoxe Séraphin les mêmes droits sur les catholiques de Damas qu'à Gérasime d'Alep sur ceux de cette ville. La marche suivie fut la même qu'à Alep : les discussions juridiques ayant donné tort au parti orthodoxe, le patriarche obtint à prix d'argent que deux prêtres et un diacre seraient dégradés et exilés, et six notables soumis au supplice de la bastonnade. Quatre seulement l'endurèrent, et deux moururent sous les coups. De fortes contributions furent levées sur les catholiques, dont quelques-uns apostasièrent. Les prêtres furent quand même exilés, comme à Alep. Mais l'île de Roùâd, non loin de Tripoli, désignée pour le lieu de leur déportation, dépendait du pacha d'Acre, qui avait à son service beaucoup de Melkites catholiques : ils obtinrent de lui qu'on les laisserait s'échapper : ils purent se réfugier au couvent de Saint-Sauveur au Liban, où ils étaient en sûreté. Ils ne rentrèrent à Damas qu'en cachette et ne purent reprendre leur ministère qu'après la mort de Séraphim, en 1823. L'invasion égyptienne seule leur rendit une entière liberté.

Au point de vue intérieur, l'Eglise melkite se ressentait toujours de l'état de trouble où l'avaient mise les doctrines jansénistes et gallicanes de Germanos Adam. Le séminaire d'Aîn-Trâz, fondé en 1811 par le patriarche Agapios III Matâr, n'eut aucun succès, et la Propagande le fit fermer en 1815, parce que le supérieur, Maxime Mazloûm, intrus sur le siège d'Alep, était trop compromis dans l'affaire du synode de Qarqafé et trop partisan des idées d'Adam. Les congrégations basiliennes, qui avaient rendu tant de services à l'époque de la grande persécution de Sylvestre, étaient épuisées par les troubles causés par l'intrusion plusieurs fois répétée d'Ignace Jaûhâr sur le siège patriarcal. Les Chouérites en particulier avaient perdu leur première ferveur .Ignace Sarroûf, métropolite de Beyrouth de 1778 à 1812, avait essayé de les réformer : ne réussissant pas, il avait voulu inaugurer une nouvelle congrégation, que Rome supprima pour ne pas augmenter la confusion toujours croissante. Les querelles de clocher prenant une grande intensité parmi les Chouérites, on finit par en venir à une transaction : l'élément alépin se sépara de l'élément libanais et s'érigea en congrégation particulière. En 1819, la Propagande sanctionna l'arrangement. Le clergé séculier était réduit à quelques prêtres mariés, sans aucune instruction : il faudra venir à l'âge suivant pour qu'une tentative soit faite afin de le rétablir, mais cette fois avec le célibat.

Les mêmes causes avaient amené, chez les Maronites, une scission dans la congrégation des Antonins, entre Libanais et Alépins : refusée par Benoît XIV, elle avait fini par être accordée par Clément XIV en 1770. Les troubles amenés par l'affaire de la visionnaire Hendyyé, dont il a été question au volume précédent, la non-observation des dispositions du Synode libanais de 1736, rendaient à peu près nul l'effet que l'on aurait pu espérer de cette assemblée. Enfin le patriarche Jean Hélô réunit un nouveau Synode au monastère de Loûaîsé, près Beyrouth, en avril 1818[16] : on y abolit d'une manière définitive le déplorable usage des monastères mixtes de moines et de religieuses, et l'on assigna à chaque évêque une résidence fixe. La simplicité patriarcale dans laquelle vivait le peuple maronite, non moins que la main ferme de l'émir Béchîr Chéhâb, prince du Liban, diminuaient les inconvénients de cette anarchie législative, qui eût amené en d'autres pays les plus graves conséquences.

L'Eglise syrienne traverse aussi une période troublée. Le patriarche Michel Jaroûé mourut en 1800 : son successeur, Michel Dàher, prêtre d'Alep, ne fut élu qu'en 1803, et il donna sa démission en 1811. Son successeur, Grégoire Siméon, évêque de Jérusalem, élu en 18111, fit de même, et Rome nomma administrateur du patriarcat l'archevêque d'Alep Denys Hadaià. Ce ne fut qu'en 1820 que fut proclamé Grégoire Pierre Jaroûé, évêque de Jérusalem, sous le patriarcat duquel se produisirent plusieurs conversions éclatantes qui donnèrent un nouveau développement à cette petite, mais héroïque Eglise.

La cause de cet effacement des Eglises proprement orientales doit être cherchée en partie dans la suppression des jésuites. Le gouvernement français, qui avait tant contribué à l'obtenir, fit remettre leurs missions du Levant aux lazaristes : mais ceux-ci ne pouvaient suffire à la tache partout, d'autant plus que la Révolution vint entraver leur recrutement. L'essor de la vie catholique dans l'empire ottoman ne reprendra qu'après la grande émancipation de 1831.

 

III

L'Europe ayant subi particulièrement les effets de la Révolution, nous allons voir toute une série de transformations opérées par le nouvel ordre de choses.

1° A Rome tout d'abord, l'établissement de la République, en février 1797, bien qu'elle n'ait duré que quelques mois, occasionna un grand trouble dans l'administration de la Propagande. Les revenus de la plupart des collèges dépendant d'elle ayant été confisqués, ils durent être fermés : ce fut notamment le sort du collège grec et de celui de la Propagande elle-même. Le cardinal Gerdil, préfet de la Congrégation, se réfugia à Turin, et le cardinal Stefano Borgia, pro-préfet, à Padoue, dans la maison de Mgr Speroni, évêque d'Adria. Tous deux continuèrent de leur mieux à diriger les missions, dans des circonstances souvent critiques : Borgia était tellement dénué de ressources qu'il n'avait pas le moyen de rétribuer un secrétaire. Les choses durèrent ainsi jusqu'au retour à Rome, après le conclave de Venise (1800) Les missions ne pouvaient rester sans protecteur dans l'empire ottoman : dès 1792, le Saint-Siège s'était adressé à l'Autriche, qui avait accepté avec empressement : il en fut ainsi jusqu'en 1803 environ. D'ailleurs, dans le passé, la Propagande avait eu volontiers recours à l'empereur pour le protectorat des catholiques sujets ottomans, tout aussi bien qu'à la France.

Partout où pénétraient les armées du Directoire était proclamée la liberté des cultes. A Venise, lors du conclave de 1800, les Grecs de Saint-Georges, qui n'étaient catholiques qu'extérieurement, refusèrent de sonner leurs cloches et quittèrent ainsi la communion romaine. A Ancône, les schismatiques s'emparèrent de l'église grecque catholique et ne s'en dessaisirent que plus tard, après la restauration du pouvoir pontifical. En Dalmatie, ce fut toute une Eglise qui se constitua.

Ce pays, où la simplicité d'une vie toute patriarcale avait conservé les mœurs du moyen âge, comptait environ cinquante mille orthodoxes de race serbe, mêlés à cinq fois autant de catholiques latins. Le gouvernement vénitien, duquel ressortissait la région, tenait beaucoup au principe de la religion d'Etat : les Grecs, comme on les appelait, étaient considérés comme catholiques, mais ils payaient une redevance au clergé latin, et leur rite était regardé comme inférieur. La Propagande s'était efforcée de les ramener à une union plus sincère : en 1742, l'évêque d'Osséro, qui connaissait suffisamment le slave littéral et les cérémonies orientales, avait reçu le privilège de pouvoir pontifier dans ce rite pour faire les ordinations nécessaires[17]. Il était prescrit aux catholiques de conserver leur rite toutes les fois qu'ils avaient un prêtre à leur disposition. Mais l'influence russe était grande parmi eux ; dès 1759, Marie-Thérèse avait autorisé tout près d'eux, à Trieste, la fondation d'une église ouvertement schismatique[18]. Lorsque la Dalmatie se fut donnée à l'Autriche, après la chute de la République de Venise, en mai 1797, les Serbes résolurent de s'émanciper complètement ; ils y étaient encouragés par le métropolite du Monténégro, Pierre Pétrovich. Les préliminaires de Leoben, puis le traité de Campo Formio (octobre 1797) ayant confirmé l'existence de la domination autrichienne, ils élurent comme évêque l'archimandrite Siméon Ivkovich, mais le nouveau gouverneur, comte de Thurn, laissa traîner leur demande, et la consécration n'eut pas lieu[19]. En février 1806, les Français, après Austerlitz, entrèrent en Dalmatie, et le pays fit partie du royaume d'Italie. Sous le provéditeur impérial Vincenzo Dandolo, le personnage le plus en vue parmi les Serbes, l'archimandrite Gérasime Zellich, fut assimilé aux évêques latins, et le décret de Saint-Cloud du 8 septembre 1808 décida la fondation d'un évêché orthodoxe, que le synode de Zara, tenu sous la présidence de Dandolo, organisa. Mais Zellich avait des mœurs déplorables : on le ramassait ivre dans les rues. Il ne put être nommé ; ce ne fut d'ailleurs qu'eu t810 qu'eut lieu la consécration de l'évêque Benoît Kraljevich, qui résida à Sebenico, puis à Castelnuovo, avec le titre de Zadar (Zara). En 1815, la Dalmatie fit retour à l'Autriche : l'évêché orthodoxe subsista, mais ce ne fut qu'en 1870 qu'il fut dédoublé et qu'une nouvelle éparchie fut érigée à Kotor (Cattaro)[20].

3° Je viens de nommer le métropolite Pierre du Monténégro. Cette petite Eglise relevait du patriarche d'Ipek, puis, à partir de Daniel Pétrovich, élu en 1697, du métropolite de Karlovitz sur les terres de l'empire. D'oncle à neveu, le siège métropolitain et la dignité de prince restèrent héréditaires dans la famille des Pétrovich jusqu'en 1858 ; à cette date, Daniel Pétrovich se sécularisa et nomma métropolite l'archimandrite Nicanor ; depuis 1830 d'ailleurs, l'Eglise du Monténégro s'était rendue complètement indépendante du métropolite de Karlovitz, et ses titulaires allaient demander la consécration, soit à Belgrade, soit en Dalmatie, soit à Pétersbourg. C'est encore la situation d'aujourd'hui.

4° Quoique la révolution serbe ait commencé en 1806, la Serbie proprement dite n'obtint une demi-indépendance qu'en 1830, mais l'Eglise orthodoxe y resta soumise au patriarche de Constantinople jusqu'en 1879. Celle du royaume de Hongrie. pleinement émancipée, comme on l'a vu au volume précédent, reçut bien la liberté complète de son culte par l'édit de tolérance de Joseph II du 25 octobre 1782, mais l'obligation qu'il fit l'année suivante à tous les fonctionnaires du royaume de Hong :rie de parler et d'écrire couramment, dans un délai de trois ans, la langue allemande, tourna contre lui tout le monde, aussi bien les Serbes que les Magyars. Ceux-ci, par représailles, supprimèrent peu à peu le latin de leurs actes publics, pour le remplacer par le hongrois, mais ils eurent le tort de vouloir à leur tour imposer leur propre langue à toutes les races qui habitaient le -même sol qu'eux. Ce fut l'origine d'une lutte de langues qui n'est pas encore terminée. En 179o-1791, l'empereur Léopold II accorda aux Serbes le droit de bourgeoisie ; c'est à cette époque que le moine serbe Dosithée Obradovich (1739-1811) donna son essor à la littérature serbe moderne. Jusque-là l'idiome d'église ou staroslave avait été seul en usage. En 1792,1e métropolite de Karlovitz et les évêques ses suffragants, représentants de la nation serbe, obtinrent enfin de pouvoir siéger à la diète hongroise ; mais il fallut près de quarante ans pour que cette faculté passât dans la pratique. A vrai dire, l'opposition sur ce point et plusieurs autres était beaucoup plus politique que religieuse[21].

5° La Bukovine, réunie à l'empire d'Autriche en 1775, à la suite du traité de Kutchuk-Kainardji du 21 juillet 1774, formait auparavant un évêché orthodoxe relevant de la métropolie de Iassi et Suceava, et qui avait pour siège la ville de Radautz. Le changement de domination politique devait amener un changement dans l'allégeance religieuse : dès 1781, l'évêque de Radautz obtenait son indépendance et transportait sa résidence à Tchernovitz. Deux ans après, en 1785, un décret impérial soumettait l'évêque de Tchernovitz au métropolite serbe de Karlovitz. Cette situation dura jusqu'à l'émancipation de 1873. Ses ouailles, toutes orthodoxes, n'étaient cependant pas serbes de race ni de langue ; une minorité était formée de Ruthènes et la majorité de Roumains : confusion qui se retrouve partout en Autriche[22].

6° L'Eglise roumaine de Transylvanie eut à sa tête, de 1783 à 1830, ban Bobu, né en 1739 à Ormany, comté de Szolnok, en Hongrie ; entré d'abord chez les Basiliens de Balaszfalva, qu'il abandonna avant la profession, effrayé par les jeûnes rigoureux auxquels l'évêque Athanase Rednik soumettait les novices. Prêtre séculier en 1778, il fut nommé évêque de Fagaras par Joseph II en 1782, confirmé par home l'année suivante et consacré par son prédécesseur démissionnaire, Grégoire Major, le 6 juin 1784. Il eut des difficultés assez sérieuses avec les Basiliens Gabriel Sinkai, Paul Major et Samuel Klein, qui étaient les plus illustres représentants de la renaissance littéraire roumaine à cette époque. En 1807, il fonda, avec l'approbation de Rome, un chapitre cathédral à Fagaras ; et, après la fin des guerres napoléoniennes, réunit à Blas, en 1821, un synode diocésain préparatoire au concile plénier de la Hongrie, convoqué par le primat de Strigonie, Alexandre Rudnay, en 1822. Il mourut à l'âge de 91 ans, le 2 octobre 1830, après quarante-sept ans d'épiscopat.

Le siège de Fagaras, érigé par Innocent XIII en 1721, comprenait toute la Transylvanie, mais rien que ce pays. Dans le diocèse latin catholique de Nagy-Varad ou Gran-Varadin, en roumain Oradea-Mare, il y avait aussi de nombreux Roumains. Le zèle de l'évêque latin Emeric Csaky (1702-1732), très bien secondé par un de ses prêtres, Paul Laszlo, ramena à l'Union avec Rome plus de soixante-dix paroisses. L'évêque Csaky demanda à Rome un auxiliaire du rite grec, ce que Benoît XIV accorda à son successeur Paul Forgach de Ghymés, en la personne de Mélèce Kovacs, originaire de Macédoine, promu évêque titulaire de Tégée par décret de la Consistoriale du 12 juillet 1748. Kovacs mourut en 1770 : Marie-Thérèse décida l'érection d'un évêché roumain indépendant, et y nomma Moyse Dragossy le 26 juillet 1776. Mais Pie VI refusa d'abord de confirmer cette mesure : les difficultés ayant été aplanies, la bulle Indefessum personarum, du 16 juillet 1777, accorda l'érection canonique ; le nouvel évêque avait la juridiction ordinaire sur tous les Roumains de Hongrie habitant en dehors de la Transylvanie, et son métropolite était l'archevêque-primat latin de Strigonie ou Esztergom. En 1781, Joseph II confirma la dotation du siège par Marie-Thérèse. Mort en 1787, Moyse Dragossy eut pour successeur Ignace Darabanth (1788-1805), et Samuel Vulcan (1806-1839), sous lequel le siège s'accrut de soixante-douze paroisses détachées par Pie VII de l'éparchie ruthène de Munkacs. En 1836, Samuel Vulcan érigea le grand gymnase ou collège épiscopal de Belenyés, encore florissant aujourd'hui. Sous l'évêque Basile, baron Erdélyi (1842-1862), des conversions nombreuses vinrent compenser certaines défections qui s'étaient produites lors de la révolution de 18.'48. L'érection de la province ecclésiastique roumaine, en 1853, amena de nouveaux changements, mais leur histoire appartient au volume suivant[23].

7° Dans cette revue des Eglises de l'Europe orientale soumises à la monarchie austro-hongroise, il convient de ne pas laisser de côté deux groupes de rite latin, pour le moment sous la domination directe ou indirecte des Turcs, et qui devaient en partie, à une époque très voisine de nous ou même de nos jours, servir de point d'appui à une propagande catholique de rite oriental. Ces deux groupes sont la mission bulgaro-valaque et l'évêché de Bacau, en Moldavie.

Les catholiques latins de Bulgarie, ou Pavlikans, sont les descendants d'anciens hérétiques manichéens, déportés dans ces régions par les empereurs byzantins au moyen âge. Ceux de Philippopoli, par exemple, venaient de l'Asie-Mineure. De la Bulgarie, leurs doctrines gagnèrent l'Europe occidentale et donnèrent naissance aux sectes des Cathares. Albigeois, etc., bien connues dans l'histoire.

Condamnés par des conciles bulgares aux XIIIe-XIVe siècles, les sectaires, qui portaient le nom de Bogomiles, du nom d'un pope qui avait été leur docteur au Xe siècle, embrassèrent en majorité l'islamisme après la conquête musulmane. Ce qui en resta se convertit au catholicisme, on ne sait ni quand ni comment. Au XVIe siècle, les papes les firent visiter par les archevêques d'Antivari, puis les confièrent aux franciscains de Bosnie, qui fondèrent parmi eux la Custodie de Bulgarie, dont l'existence se prolongea de 1624 à 1763. A cette date jusqu'en 1781, les baptistins de Gênes succédèrent aux franciscains bosniaques dans toute la région située en dehors de la Valachie proprement dite. En 1781, Pie VI confia l'évêché de Nicopolis ou Rouchtcliouk, sur la rive droite du Danube, aujourd'hui du côté bulgare, aux passionnistes. En 1688, les Turcs avaient détruit Chiprovatz, qui était la résidence de l'évêque, et une émigration considérable avait eu lieu sur les terres de l'empire : elle fut suivie d'une autre en 1724. Une troisième se produisit en 1812, à la suite d'une peste : les émigrants franchirent le Danube et fondèrent en Valachie le village de Cioplea, près de Bucarest. L'évêque passionniste, qui avait suivi ses fidèles, réussit à pouvoir résider à Bucarest même dès 1847. En 1883, Bucarest fut érigé en archevêché latin, et Rouchtchouk-Nicopolis redevint un évêché à part soumis directement au Saint-Siège.

Le siège de Sofia, détaché en 161 o de la mission des franciscains de Bosnie, devint archevêché en 1643, mais les persécutions des Turcs le minèrent au XVIIIe siècle. En 1835, les rédemptoristes y rétablirent une préfecture apostolique, transformée en vicariat en 1848, avec les capucins italiens et autrichiens depuis 1841.

En Moldavie, à la suite des prédications des franciscains et des dominicains, Urbain V avait érigé, en 1370, un évêché à Sereth, transféré à Bacau dès le début du XVe siècle, abandonné en 1497 A la suite des persécutions des Turcs, mais rétabli au début du XVIIe siècle. Par suite de diverses combinaisons politiques, le droit de présentation appartenait au roi de Pologne : les évêques, tous polonais, ne résidaient quasi jamais. En 1818, le siège fut supprimé, et les catholiques latins, formés surtout de colons hongrois roumanisés, confiés aux conventuels. Cet état de choses dura jusqu'à l'érection du siège de Iassi par Léon XIII en 1884.

L'Eglise latine, dans les royaumes de Bulgarie et de Roumanie, se trouve donc aujourd'hui représentée par quatre sièges indépendants l'un de l'autre : en Bulgarie, l'évêché de Rouchtchouk et le vicariat apostolique de Sofia ; en Roumanie, l'archevêché de Bucarest et l'évêché exempt de Iassi. En 1823, au moment où se termine ce volume, le patriarche grec de Constantinople étend encore sa juridiction sur toute la péninsule des Balkans, partout où va la puissance -turque, soit directement, soit par l'étroit vasselage de la principauté de Moldo-Valachie[24].

 

IV

L'Eglise la plus éprouvée par les transformations de l'époque qui nous occupe fut l'Eglise ruthène[25].

A la veille du premier partage de la Pologne, en 1772, la hiérarchie ruthène comprenait huit éparchies ou diocèses effectifs : Kiev, siège théorique du métropolite, car depuis le retour de cette ville à la Russie en 1667, il avait tour à tour résidé à Vilna ; à Novogrodek, et finalement à Radomychl en Ukraïne ; Polotsk. Vladimir en Volynie, Loutsk, Lvov ou Léopol, Pérémychl, Kholm, Pinsk. Ces huit éparchies comptaient environ treize mille paroisses grandes et petites, et une population ruthène catholique qui pouvait aller entre cinq et six millions d'âmes[26].

Le premier partage, celui de 1772, fit passer sous le sceptre de Catherine II de Russie une partie de la Russie blanche et une bonne partie de l'archevêché de Polotsk ; sous celui de l'Autriche, toute l'éparchie de Pérémychl et celle de Lvov ou Léopol, sauf le district de Kaménietz-Podolsk. La partie prise par la Prusse était dans la région proprement polonaise du royaume.

Le second partage, qui eut lieu en 1793, donnait à la Russie presque toute l'éparchie métropolitaine, le district de Kaménietz-Podolsk, enlevé à Lvov, la partie orientale de l'évêché de Loutsk, la ville de Pinsk avec presque toute l'étendue de l'éparchie, et finalement ce qui restait de celle de Polotsk. Au troisième partage, en 1795, qui n'était que la continuation du premier, la Russie eut le restant des éparchies de Loutsk et Pinsk, et celle de Vladimir en Volhynie. C'est de même en 1795 que l'Autriche eut le pays de Kholm. La Prusse prit en 1793 la Grande Pologne, pays tout polonais, mais en 1795 elle y ajouta la Mazovie et une partie de la Lithuanie : dans cette dernière région se trouvaient d'assez nombreux Ruthènes, qui restaient ainsi sans leur évêque, celui de Vladimir et Brest.

Le traité de Tilsitt en 1807 constitua le grand-duché de Varsovie, qui dura sous sa forme indépendante jusqu'aux traités de 1815. L'éparchie de Kholm y était comprise, ainsi que la portion de la Lithuanie cédée à la Prusse en 1795. En 1815, Kholm passa à la Russie. L'Eglise ruthène se trouva alors placée sous l'autorité de deux souverains : le tsar de Russie et l'empereur d'Autriche. Sauf la Russie rouge, dont la Galicie est une partie, le tsar était rentré en possession des domaines sur lesquels avaient régné jadis les princes russes issus de Riourik.

Les causes politiques de la chute de la Pologne sont connues. La nation périssait victime de sa constitution anarchique[27] et de l'ambition sans scrupules du roi de Prusse Frédéric II : les deux réunis forcèrent la main à Marie-Thérèse. Au point de vue religieux, les divorces étaient devenus d'une fréquence inouïe en Pologne, tellement que l'on introduisait dans les contrats de mariage des clauses ambiguës qui devaient rendre les ruptures pour cause de nullité plus faciles. Le clergé se prêtait trop, malheureusement, à ces manœuvres. La classe des paysans en était encore réduite à l'état servile. Les Ruthènes, qui formaient près de la moitié de la population, étaient toujours victimes de préjugés incurables qui avaient retardé leur développement. Les fils des prêtres ruthènes étaient légalement assimilés aux serfs ; les évêques catholiques du rite grec ne pouvaient siéger au Sénat, où les prélats latins étaient admis de droit : le métropolite lui-même n'obtint un siège que sur la fin de là République, en 1789. Les passages au rite latin devenaient de plus en plus fréquents dans la classe élevée, en l'absence d'une législation que Rome avait voulu promulguer dès 1624, mais que l'opposition du roi et du clergé latin avait obligé de restreindre aux ecclésiastiques.

Au point de vue intérieur, toute la force de ruthène reposait sur les basiliens. Eux seuls étaient instruits, parce qu'eux seuls avaient des écoles théologiques et jouissaient vis-à-vis des seigneurs laïcs d'une assez grande indépendance. C'était dans leur sein que se recrutaient tous les évêques, et le concile de Zamosc de 1720 avait même porté la loi, que tout prêtre, séculier appelé à l'épiscopat devrait faire la profession religieuse avant sa consécration[28]. Comme on croyait à cette époque que telle était la vraie discipline de l'Eglise orientale, Rome avait confirmé ce décret. Les religieux étaient tout : ils occupaient les charges dans les curies épiscopales, voire même les chapitres des cathédrales ruthènes, institution d'origine évidemment latine, mais qui existait pour certains dès avant l'union de Brest de 1595.

Quant à l'innombrable clergé séculier, il était presque tout entier engagé dans les liens du mariage, dépourvu de séminaires malgré tous les essais tentés dans ce sens, courbé vers la terre qu'il travaillait souvent de ses propres mains, et regardé par les seigneurs, presque tous polonais ou polonisés, comme une classe avilie. Les meilleurs prêtres séculiers, les seuls qui gardassent parfois le célibat, étaient les élèves des collèges pontificaux de Léopol et de Vilna : mais souvent, désespérant de relever leur milieu, ils entraient chez les basiliens à la fin de leurs études.

Cette prépondérance des basiliens, qui eût été anormale dans un pays où le clergé séculier eût été à la hauteur de sa tâche, était cause de bien des tiraillements, surtout depuis le milieu du XVIIIe siècle. Pour relever le clergé séculier ruthène, il eût fallu lui assurer, dans les lois civiles du pays, l'égalité complète avec le clergé latin, améliorer son sort matériel, lui donner des séminaires et le rendre peu à peu célibataire. Cela supposait le concours de différents facteurs qui ne pouvaient ou ne voulaient faire des réformes.

Non seulement la noblesse polonaise était travaillée par la corruption des mœurs et la fréquence des divorces, mais l'incrédulité et le scepticisme amenés par la diffusion des écrits des philosophes français y faisaient leurs ravages là comme ailleurs. La franc-maçonnerie s'était introduite aussi dans le royaume, et si des .évêques même n'en faisaient peut-être pas partie, comme on l'a pourtant soutenu, ils ne faisaient pas toujours leur devoir à cet égard. Enfin, l'évêque de Vilna, Ignace Massalski, est responsable d'avoir fait entrer dans la haute hiérarchie ecclésiastique un calviniste imparfaitement converti, Stanislas Siestrzencewicz de Bohusz, qui sera durant un demi-siècle à la tête de l'Eglise catholique du rite latin en Russie, et qui se conduira sans cesse d'après les principes du fébronianisme le plus pur.

Le prétexte mis en avant par Frédéric II de Prusse et Catherine de Russie pour intervenir dans les affaires polonaises et préparer le partage était la question des dissidents, protestants et Ruthènes schismatiques. Au XVIe siècle, avec une société moins corrompue, les jésuites avaient pu empêcher les premiers de tout envahir et en avaient converti un très grand nombre. Il eût suffi de continuer cette œuvre. Pour les Ruthènes qui n'avaient pas encore embrassé l'union la facilité avec laquelle l'Ukraïne, jadis la citadelle du schisme, avait été conquise par le catholicisme, montrait que la même action aurait pu être exercée en Russie Blanche, si on n'avait pas commis la faute d'y laisser établir l'évêché de Moghilev, devenu le centre d'une propagande qui faisait à tout moment appel à l'intervention russe. L'abandon de l'Eglise ruthène par les Polonais est une des grandes causes de la chute de la Pologne.

Au moment du premier partage, le métropolite était Philippe Féli- Le métropolite tien Volodkovitch (1762-1778). Un synode projeté n'avait pu avoir lieu, et des accusations sur lesquelles la pleine lumière n'est pas encore faite avaient forcé le métropolite à se démettre, en 1768, de toute juridiction sur son éparchie propre, confiée à l'évêque de Léopol Léon Cheptitskij, et sur celle de Vladimir, dont il avait l'administration. Cette dernière avait été remise à Antoine Mlodovskij, qui avait le titre d'évêque de Brest et de coadjuteur pour l'éparchie de Vladimir. Le roi de Pologne, Stanislas Auguste Poniatowski, insistant beaucoup auprès de Rome pour que l'arrangement fût confirmé, le Saint-Siège, après avoir instruit le procès, donna son approbation. Cette affaire ne fut terminée qu'en 1774 : Volodkovitch mourut en 1778. Son successeur fut Léon Cheptitskij, évêque de Léopol, mais pour l'espace d'une année seulement, car il mourut à la fin de 1780.

Jason Smogorjevskij, archevêque de Polotsk, fut élu à sa place et repassa sous la domination polonaise pour prendre possession de son siège. Mort en 1786, il eut pour successeur Théodose Rostotskij, évêque de Kholm, son coadjuteur. Lors du troisième partage de la Pologne, celui-ci fut conduit dans une demi-captivité à Pétersbourg, où il mourut en 1805. L'Eglise ruthène se trouva partagée, sans parler des éparchies anciennement établies en Hongrie, qui avaient toujours eu une existence séparée, en trois tronçons : Prusse, Russie et Autriche.

En Prusse tout d'abord, la fraction de l'éparchie de Brest-Vladimir, soumise à cette puissance, renfermait l'archimandrie de Suprasl, qui datait d'une fondation du métropolite de Kiev, Joseph Soltan,en 1553. Le 4 mars 1798, Pie VI, de la Chartreuse de Florence, où la République romaine l'avait forcée à se réfugier, érigea Suprasl en évêché ruthène, en lui donnant pour premier évêque l'archimandrite du monastère, Théodose Vistotskij : le roi de Prusse lui assurait une dotation convenable, ainsi qu'à son chapitre. Vistotskij mourut vers 1805 : son successeur, Douchnovskij, le suivit dans la tombe avant d'avoir pu recevoir la consécration épiscopale. En 1807, au traité de Tilsitt, le territoire de cette éparchie éphémère passa à la Russie, et il n'y eut plus de Ruthènes en Prusse.

En Russie, le traité signé par Catherine II en 1773, à la suite du premier partage, garantissait de la manière la plus claire aux catholiques des deux rites le libre exercice de leur religion. Mais Catherine Il ne respecta pas plus cet article que les autres.

Déjà, dès 1766, elle était intervenue dans les affaires de la communauté catholique latine de Pétersbourg, à la demande d'une partie de ses membres. Auparavant, cette communauté ne relevait que de la Propagande, par l'intermédiaire des nonces de Varsovie ou de Vienne : désormais, pour tous les litiges entre fidèles et clergé — et les divisions de celui-ci n'avaient pas été pour peu dans l'affaire — elle relèvera du Collège, plus tard (1802) Ministère de justice. Le règlement de 1769, jamais approuvé par le Saint-Siège, est l'embryon de toute la législation qui régira l'Eglise catholique des deux rites en Russie. Il est encore en vigueur aujourd'hui.

Les diocèses latins de Pologne avaient été démembrés tout comme les éparchies ruthènes lors des partages[29]. Dès 1772, un oukase du 14 décembre règle le sort des catholiques latins et ruthènes, sans tenir le moindre compte de l'autorité du Saint-Siège : comme on le voit, Catherine appliquait dans toutes leurs conséquences les principes du fébronianisme : l'archevêque qu'elle allait instituer elle-même et que Rome sera forcée de reconnaître ne sera pas pour la détourner de ces maximes.

D'après cet oukase, toute communication avec le Saint-Siège était interdite si elle ne passait pas par le canal du gouvernement. Il n'y aura qu'un seul diocèse latin dans l'Empire, et tous les religieux sans exception lui seront soumis ; le règlement de 1769, rendu pour Pétersbourg, lui sera appliqué exactement. Quant au titulaire de cet immense diocèse qui embrasse toute la Russie d'Europe et d'Asie, il sera désigné plus tard. Pour les Ruthènes, comme l'archevêque de Polotsk, alors Jason Smogorjevskij, avait sa résidence en territoire russe, il lui était conféré pour son rite la même autorité qu'à l'évêque latin. Des consistoires à la mode protestante seraient créés auprès de l'un et de l'autre.

Le protégé de Massalski, Siestrzencewicz[30], obtint, grâce à celui-ci, qui voulait être agréable à Catherine, des bulles de Rome pour devenir suffragant de Vilna dans la partie soumise à la Russie. Consacré évêque titulaire de Mallo le 1er octobre 1773, il partit aussitôt pour Pétersbourg. Il avait la confiance du nonce de Pologne, Garampi ; celle de Massalski et de Catherine II, et ce n'est que longtemps après que ses véritables sentiments furent découverts à Rome. Comme Catherine ne voulait pas recourir au pape, elle chargea Siestrzencewicz des négociations avec le Saint-Siège, et, sans plus attendre, le nomma, par oukase du 22 novembre 1773, évêque de Moghilev en Russie Blanche. Sans rien reconnaître, Clément XIV, en vue du bien des âmes, conféra à l'usurpateur des pouvoirs délégués pour tous les catholiques latins de l'Empire.

A Rome, on ne voyait guère de moyen de sortir de cette situation inextricable. Entre temps, dans l'Ukraïne, des centaines de paroisses étaient enlevées à l'Union par des mesures où la violence joua un grand rôle. Plus tard, quatre éparchies schismatiques seront érigées dans les territoires obtenus au second et au troisième partage. Un essai de médiation de Marie-Thérèse n'eut aucun succès. Lorsque Jason Smogorjevskij fut élu métropolite à la fin de 1780 et qu'il eut repassé en Pologne, l'évêque de Kholm, Maximilien Ryllo, qui devait lui succéder, préféra passer en Autriche, et Catherine confia l'administration du siège de Polotsk à un consistoire. Les Ruthènes n'avaient plus de hiérarchie, et les Latins n'avaient canoniquement qu'un évêque pourvu de facultés déléguées.

En 1780, Pie VI écrit lui-même à Catherine pour demander la nomination d'un évêque ruthène : Catherine lui répond en réclamant son tour l'érection de Moghilev en archevêché et le pallium pour Siestrzencewicz, avec un coadjuteur en plus. Comme le pape temporisait, à cause d'un mandement de Siestrzencewicz qu'il voulait lui faire rétracter. Catherine, par oukase du 17-28 janvier 1782, nomme son protégé archevêque de Moghilev, lui confère irrégulièrement d'amples pouvoirs sur les religieux et lui donne l'ancien jésuite Benislawski pour coadjuteur. L'érection de l'archidiocèse et l'installation suivirent : Siestrzencewicz se prêtait à tout.

Cette période de l'histoire de l'Eglise catholique en Russie est trop liée à celle des jésuites pour ne pas en dire un mot très court. Le bref de Clément XIV, Dominus ac Redemptor, devait, pour sortir son effet, être publié dans chaque diocèse. Catherine, qui avait besoin des jésuites pour l'éducation de la jeunesse et qui avait reconnu la supériorité de leurs méthodes, défendit formellement à Siestrzencewicz de publier le bref, et les jésuites furent ainsi conservés en Russie Blanche, où leur collège de Polotsk demeura longtemps célèbre. Le mauvais vouloir de l'évêque de Mallo envers la Compagnie céda devant la volonté de l'impératrice ; mais au Vatican, sous la pression des cours bourboniennes, on insistait pour la publication du bref. En réalité, Pie VI aurait voulu la conservation des jésuites, et il avait vu au fond avec plaisir l'ouverture, du consentement de Siestrzencewicz, toujours forcé par l'impératrice, d'un noviciat à Polotsk. Il le montra à Benislawsk : par quelques paroles significatives, lorsque celui-ci vint à Rome pour hâter les négociations, pendant que Stackelberg, ambassadeur russe à Varsovie, pressait de plus en plus le nonce Archetti.

Celui-ci désirait, d'ailleurs, la mission qui lui fut enfin confiée au début de 1783 auprès de Catherine. Arrivé en juillet à Pétersbourg, Archetti y fut bien reçu par l'impératrice, qui se flattait d'avoir vaincu le pape. En réalité, le désir de sauver des menaces très explicites de l'autocrate les douze millions de catholiques des deux rites en Russie avait poussé Pie VI à passer par-dessus les insistances toujours pressantes des cours bourboniennes à l'endroit des jésuites.

A la fin de décembre 1783, Archetti, par des actes officiels habilement rédigés de manière à sauvegarder les droits du pape, érigea canoniquement l'archevêché de Moghilev, et peu après Héraclius Lissovskij était porté régulièrement, lui aussi, sur le siège ruthène de Polotsk. Après onze mois de séjour en Russie, Archetti rentra en Pologne pour recevoir la barrette cardinalice, que lui avait valu sa mission russe et les recommandations de Catherine auprès du pape. L'impératrice aurait voulu la même faveur pour Siestrzencewicz ; mais cette fois Pie VI fut intraitable.

Après le troisième partage, Catherine, sans avertir le pape, érigea de sa propre autorité trois diocèses latins, Livonie, Pinsk et Latychev, sur les ruines des anciens, et soumit tous les Ruthènes au seul archevêque de Polotsk. Son but était de détruire peu à peu l'Eglise unie. Elle y serait sans doute arrivée, si la mort ne l'avait emportée en 1796.

Son fils, Paul Ier, était aussi tolérant que sa mère l'était peu. Un séjour fait à Rome en 1782 l'avait rempli de vénération pour Pie VI. Lui aussi protégeait les jésuites et les entourait de son estime.

Le couronnement du nouvel empereur et les bonnes dispositions de Paul facilitèrent la mission à Pétersbourg de Mgr Lorenzo Litta, nonce de Varsovie, en 1797. L'année suivante, après des négociations parfois difficiles, car Paul, malgré sa bienveillance, tenait beaucoup à son pouvoir autocratique, une série de décrets de Litta organisait sur des bases plus régulières 1 Eglise catholique en Russie. Le diocèse de Moghilev gardait son immense étendue, mais deux suffragants lui étaient donnés, l'un à Pétersbourg, l'autre à Moghilev. Siestrzencewicz devenait métropolite de toutes les Eglises latines de l'Empire, avec le privilège des vêtements rouges pour lui et ses successeurs. Dans les provinces récemment annexées, cinq évêchés étaient remaniés ou érigés : Samogitie, Vilna (celui-ci avec quatre suffragants), Loutsk-Jitomir, Kaménietz-Podoisk et Minsk. Pour les Ruthènes, Litta ne rendit aucun décret, du moins il n'en reste pas trace, mais il obtint deux sièges nouveaux en leur faveur : Loutsk et Brest-Litovskij. Malheureusement, l'affaire de Malte, trop compliquée pour être racontée ici[31], causa la disgrâce de Mgr Litta, qui dut quitter la Russie en 1799.

Son œuvre resta cependant. Paul Ier continua sa protection aux jésuites, demanda leur reconnaissance formelle au pape, et à un certain moment des pourparlers en vue d'une union de l'Eglise russe avec l'Eglise romaine furent entamés par l'intermédiaire du P. Gruber. La mort de Paul, à la suite d'une tragédie de palais, le 11/23 mars 1801, vint tout arrêter. Malgré le caractère fantasque de Paul, on ne sait jusqu'où auraient pu aller les choses avec un empereur qui eût eu assez de clairvoyance pour reléguer dans une terre écartée l'indigne Siestrzencewicz et le remplacer par Benislawski.

Siestrzencewicz revint avec Alexandre Ier. Le nouveau tsar, partisan des idées libérales, se montra très bien disposé pour les jésuites, mais il se laissa prendre à l'habileté de l'archevêque métropolite de Moghilev, qui reprit ses fonctions, et se montra tel qu'il était en poussant à la création, en 180t, du Collège ecclésiastique catholique romain, qui succédait à l'ancien département du Collège de justice et qui avait la haute main sur l'administration de l'Eglise catholique en Russie. Il était formé de neuf membres ecclésiastiques, trois fixes, à savoir l'archevêque de Moghilev et deux assesseurs, nommés par le Collège avec approbation impériale, et six autres désignés pour trois ans par chacun des six diocèses latins. Des Ruthènes il n'était pas parlé.

La désastreuse influence de Siestrzencewicz faillit empêcher la mission à Pétersbourg de Mgr Arezzo en 1803. Il s'agissait de pourvoir à la nomination des évêques, chose que Litta n'avait pu décider, et de régler la situation des Ruthènes. Ceux-ci obtinrent, en 1802, quatre sièges avec voix double pour chaque membre au Collège catholique, mais avec un droit direct d'appel au Sénat, magistrature toute schismatique, droit qui ne manquait pas de danger. La déplorable affaire Vernègues[32], qui eut l'air de mettre le Saint-Siège en conflit avec la Russie pour une question qui regardait un conspirateur français, mit fin à la mission de Mgr Arezzo en 1804. Avec un Siestrzencewicz à la tête du collège catholique, les rapports avec Rome devaient devenir plus difficiles. En effet, peu après le départ d'Arezzo, ils furent de nouveau défendus aux évêques, à moins de passer par le canal du gouvernement.

Le dernier métropolite de Kiev, Théodose Rostotskij, mourut à Pétersbourg le 25 janvier 1805, après avoir obtenu seulement à la fin de sa vie de reprendre l'exercice de sa juridiction métropolitaine. Le 24 juillet 1806, Alexandre Ier nomma Iléraclius Lissovskij

métropolite des Eglises unies de Russie, tout comme Siestrzencewicz l'était des Eglises latines. Comme on le voit, on se passait de l'intervention de Rome. Lorsque le traité de Tilsitt eut rattaché à la Russie le territoire de l'éparchie de Suprasl, celui-ci fut réuni à l'éparchie de Brest, et plus tard Léon Javorovskij consacré suffragant de Brest avec le titre d'évêque de Vladimir en Volhynie. Lissovskij fixa sa résidence à Vilna et eut lui-même un suffragant dans la personne d'Adrien Golovnia, avec le titre d'évêque d'Orcha. A sa mort, arrivée le 30 août 1809, Grégoire Kokhanovitch, évêque de Loutsk, lui succéda (1809-1815). La hiérarchie ruthène en Russie comprenait donc le siège métropolitain de Vilna avec un suffragant à Orcha, celui de Polotsk avec le rang d'archevêché, l'évêché de Loutsk, et celui de Brest avec un suffragant à Vladimir. Lissovskij n'avait aucune confirmation pontificale pour son élévation à la dignité de métropolite, Kokhanovitch non plus, et sans cette confirmation on ne pouvait consacrer les nouveaux évêques. Comme par ailleurs le recours à Rome était impossible, Kokhanovitch usa du système de l'épikie. Un acte écrit réserva tous les droits du Pontife romain, on l'envoya à Rome par l'intermédiaire du nonce de Vienne, et la consécration des trois nouveaux évêques eut lieu. Le même procédé fut suivi en 1817, après la mort de Kokhanovitch, lorsque Josaphat Boulghak, évêque de Brest, lui succéda. On était bien forcé de s'arranger comme on pouvait. A la mort d'Alexandre, en 1825, on comptait encore un million quatre cent vingt-sept mille cinq cent cinquante-neuf Ruthènes catholiques dans les frontières de l'empire. Grâce à la tolérance de Paul Ier, d'Alexandre et même de Nicolas Ier durant ses premières années, ils étaient un million et demi dix ans plus tard.

En 1815, quelques conversions faites, bien qu'en secret, dans la haute société russe par les jésuites amenèrent leur expulsion de l'empire. Mais désormais les tempêtes contre la Compagnie étaient passées : conservée miraculeusement en Russie, elle n'en sortit que pour se répandre de nouveau dans l'univers entier[33].

Le 19 novembre-1er décembre 1825, Alexandre s'éteignait à Taganrog, sur la mer d'Azov. Depuis 1812, une crise mystique l'avait peu à peu rapproché de l'Eglise catholique. Il paraît bien avéré qu'il fit des ouvertures au pape Léon XII, l'année même de sa mort, et demanda l'envoi en Russie d'un prêtre désigné par le pape, qui aurait préparé les voies à son abjuration. Si le prêtre catholique n'eut pas le temps de paraître à son chevet, on n'en a pas moins une certitude presque absolue qu'Alexandre Ier est mort en communion de cœur avec l'Eglise romaine[34].

Il reste à dire quelques mots de la partie de l'Eglise ruthène passée sous la domination autrichienne. Là, du moins, il n'y avait pas de violences à craindre. Marie-Thérèse était pleine de bienveillance pour les Ruthènes. En 1774, elle érigea à Vienne, près de l'église ruthène de Sainte-Barbe, un séminaire central où des sujets des éparchies galiciennes eurent leur place. En même temps, le clergé ruthène était placé en toutes choses sur un pied de parfaite égalité avec le clergé latin. Les fantaisies de Joseph II (1780-1790) s'exercèrent en Galicie aussi bien qu'ailleurs : le magnifique collège pontifical de Léopol pour les Ruthènes et les Arméniens fut supprimé et remplacé par un des fameux séminaires généraux, qui groupa confusément à Léopol même Latins, Ruthènes, Arméniens, Roumains, Serbes. Les changements politiques amenèrent l'adjonction de nouveaux districts aux éparchies de Léopol et de Pérémychl, mais tout se fit avec l'approbation régulière de Jason Smogorjevskij, métropolite légitime. François II (1792-1835) respecta de même l'autorité de Théodose Rostotskij sur les éparchies de Léopol, Pérémychl et Kholm, après le partage de 1795. En 1802, Pie VII défendit de nouveau, de la manière la plus explicite, tout passage d'un rite à un autre sans la permission du Saint-Siège, à la suite de nouvelles querelles excitées par les entreprises en sens contraire du clergé polonais, qui, ni en Russie ni en Autriche, ne s'est montré plus équitable pour le rite grec que dans l'ancienne Pologne.

Dès 1805, le procureur des Ruthènes à Rome, le P. Jourdan Mitskiévitch, faisait des démarches pour la restauration de l'ancienne métropole de Galitch. Par suite de la mort des évêques de Pérémychl et de Kholm, celui de Pérémychl, Antoine Anghélovitch, restait seul pour administrer les Ruthènes d'Autriche. Le 8 des calendes de mars 1807, la bulle In universalis Ecclesiæ de Pie VII restaurait le siège métropolitain de Galitch, situé dans le territoire de l'éparchie de Léopol, lui unissait l'archevêché de Léopol et lui donnait comme sièges suffragants Pérémychl et Kholm. Antoine Anghélovitch devenait le premier métropolite de Galicie. Les traités de 1815 faisaient passer Kholm sous la domination russe : Antoine Anghélovitch était mort l'année précédente et avait eu pour successeur, en 1818, Michel Lévitskij, qui devait mourir cardinal. Son histoire appartient de fait à la période suivante[35].

 

FIN DU SEPTIÈME VOLUME

 

 

 



[1] Ce chapitre est dû à la plume du R. P. Cyrille Karalevshy, prêtre du rite gréco-slave.

[2] Cf. Histoire générale de l'Eglise, t. VI.

[3] On remarquera une légère différence avec l'usage occidental des troisième, septième et trentième jours.

[4] Karyès est le village où réside le qaimagam ou sous-préfet turc ; c'est aussi le lieu où s'arrêtent obligatoirement tous les visiteurs. Voir l'intéressant récit de voyage du P. PLACIDE DE MEESTER, O. S. B., Voyage de deux Bénédictins au monastère du Mont Athos, Paris, Desclée, 1908, p. 43 sqq. Ce livre est une bonne vulgarisation de ce qu'il faut savoir sur l'Athos ; je ne lui ferai qu'un reproche : c'est de faire voir trop en rose la sainte montagne du monde orthodoxe, et d'en avoir trop caché les profondes misères.

[5] Voir L. PETIT, la Grande Controverse des colybes, dans les Echos d'Orient, t. II (1899), p. 321-331 ; les documents principaux dans MANSI, t. XXXVIII, col. 937-940, 945 ; t. XL, col. 39-44, 79-82.

[6] Voir ces documents dans Mansi, t. XL, col. 3-26.

[7] Mansi, t. XL, col. 27-38.

[8] Mansi, t. XL, col. 83-86.

[9] Le texte dans Mansi, t. XL, col. 151-155.

[10] Par exemple, à la fin d'août 1911, lors des manifestations qui eurent lieu à Constantinople à la suite de l'assassinat, perpétré très probablement par les émissaires du Comité Union et Progrès, du métropolite de Grévéna, Émilien.

[11] Mansi, t. XL, col. 91.

[12] Le texte dans Mansi, t. XL, col. 155-158.

[13] Voir sur Agapios Léonardos l'article du P. L. Petit dans les Échos d'Orient, t. II (1899), p. 204-206.

[14] Le texte de la sentence dans Mansi, t. XXX IX, col. 983-998.

[15] Voir l'article du P. Aurelio Palmieri, O. S. A., dans le Dictionnaire de théologie catholique, t. II, col. 1236-1241.

[16] En voir les actes dans Mansi, t. XXXIX, col. 247-252.

[17] Voir le texte du bref dans Raffaele de Martinis, Jus pontificium de Propaganda Fide, t. III, p. 82.

[18] Les pièces sont aux archives de la Propagande, Scrittore riferite nei Congressi Greci di Croazia, Dalmazia..., vol. Ier.

[19] Sur la Dalmatie à cette époque, on peut consulter avec fruit l'excellent livre de M. le chanoine Pisani la Dalmatie de 1797 à 1815 : Episode des conquêtes napoléoniennes, Paris, 1893, in-8°. Les affaires des Serbes orthodoxes occupent les pages 84-85, 236-238, 374. Voir aussi A. Ratel, l'Eglise orthodoxe de Dalmatie, dans les Echos d'Orient, t. V (1902), p. 362-375.

[20] L'évêque Benoit Kraljevich était bien disposé en faveur de l'Union. Le gouvernement impérial autrichien secondait ses vues : pour former un clergé sérieux, Kraljevich ouvrit un séminaire qu'il confia à quatre prêtres ruthènes de la Galicie. Mais l'opposition du parti orthodoxe fut plus forte que lui ; victime d'une tentative d'assassinat, il dut renoncer à son siège en 1829. Un décret du 59 mars de cette année soumit l'évêché de Dalmatie au métropolite serbe de Karlovitz. Sous le nouvel évêque, Joseph. Rajatchich, trois villages passèrent à l'Union en 1831 : une violente persécution diminua tellement le nombre des fidèles qu'ils ne sont plus aujourd'hui qu'une cinquantaine.

[21] Sur les Serbes de Hongrie, il existe en français un très bon ouvrage, composé d'après des sources serbes, de [Picot, ancien consul de France à Temesvar] : les Serbes de Hongrie, leur histoire, leurs privilèges, leur état politique et social, Prague-Paris, 1873, in-8°. Les documents principaux touchant les privilèges des Serbes de Hongrie ont été publiés par le P. L. Petit dans Mansi, t. XXXIX. Picot se sert surtout d'écrits orthodoxes, et il est influencé par ses idées libérales en matière de religion. En politique, il est hostile aux Hongrois, et il a raison.

[22] Voir l'article d'A. Ratel dans les Echos d'Orient, t. V (1902), p. 232-236, intitulé l'Eglise orthodoxe de Rukovine.

[23] Ces détails sont empruntés à la longue et intéressante introduction du Schematismus historicus Venerabilis Cleri Diœcesis Magno-Varadinensis græci ritus catholicorum pro arma iabilari 1900 ; Magno-Varadini, Samuel Berger, 1900, in-8°.

[24] Sur l'Eglise latine en Bulgarie, voir l'article Bulgarie du Dictionnaire de théologie catholique, t. II, col. 1231-1236 ; sur les Bogomiles, article Bogomiles, id., col. 926-930. Sur l'Eglise latine de Roumanie, l'article du même titre des Echos d'Orient, t. VI (1903), p. 42-50, avec les rectifications importantes de la page 224.

[25] Pour l'histoire de l'Eglise ruthène durant cette période, on peut consulter Harasiewicz, Annales Ecclesiæ Ruthenicæ, Léopol, 1862, p. 497 sqq ; Julian Pelesz, Geschichte der Union der ruthenischen Kirche mit Rom, Vienne, 1880, t. II, p. 495 sqq. ; Lescœur, l'Eglise catholique en Pologne sous le gouvernement russe (1772-1875), t. Ier, p. 1-126 ; P. Pierling, la Russie et le Saint-Siège, t. V, Paris, 1902. Ce dernier ouvrage est de la plus haute valeur et indique abondamment la bibliographie du sujet, mais il se borne aux relations avec Rome. Harasiewicz, auteur ruthène d'une érudition confuse, est animé d'un esprit anti-polonais beaucoup trop fort ; Pelesz, ruthène lui aussi, est meilleur à ce point de vue, mais il manque de critique ; le P. Lescœur est, lui, trop polonais. Dans ces questions, il est bien difficile de se maintenir dans un juste milieu. En réalité, l'histoire de l'Eglise ruthène est encore à faire. On lira aussi avec profit l'ouvrage du P. Theiner, Die neuesten Zustande der katholischen Kirche beider Ritus in Polen und Ruszland seit Katharina II bis auf unsere Tage, Augsbourg, 1847 : cet ouvrage a été traduit en français et en italien, mais l'édition allemande est la meilleure, parce qu'elle contient les documents qui manquent dans les traductions. Voir aussi, quoique avec précaution pour ce qui touche aux jésuites, L'Histoire  de Clément XIV, par le même.

[26] Chaque évêque pouvait avoir un ou plusieurs coadjuteurs, qui étaient alors décorés du titre de quelque ville située dans l'éparchie, parfois elle-même ancien siège épiscopal : cette institution se retrouve dans l'Eglise russe non catholique et dans l'Eglise roumaine d'aujourd'hui. A Polotsk étaient ainsi rattachés les anciens sièges de Vitebsk, Mscislav, Orcha et Moghilev ; à Vladimir, Brest-Litovskij ; à Loutsk, Ostrog ; à Léopol, Galitch et Kaménietz-Podolskij ; à Peremychl, Sanok et Samhor ; à Kholm, Belz ; à Pinsk, Tourov.

[27] La Pologne était une monarchie élective et représentative. Entre un règne et un autre, le pouvoir était exercé par l'archevêque primat de Gnesen, jusqu'à la diète d'élection. C'était souvent une période d'anarchie Les lois étaient votées par la diète, mais le principe du liberum veto pouvait empêcher leur application : il suffisait d'une protestation de quelques nobles, enregistrée publiquement, pour tout arrêter. Le roi n'avait que le pouvoir exécutif.

[28] La règle ayant fini par devenir l'exception, le concile de Léopol de 1891 a aboli le décret de Zamosc.

[29] La hiérarchie latine en Pologne comprenait dix-sept sièges : Gnesen, siège primatial, Léopol, archevêché ; Kaménietz, Chelm (Kholm), Cujavie, Culm, Kiev, Cracovie, Luck (Loutsk), Plock (ne pas confondre avec Polotck), Posen, Peremychl, Samogitie, Smolensk, Varmie, Pilten et Vilna. Chacun pouvait avoir un coadjuteur dénommé suffragant.

[30] Cet homme néfaste, qui gouverna l'Eglise latine en Russie de 1774 jusqu'en 1826, c'est-à-dire pendant cinquante ans, était un Lithuanien de petite noblesse, né calviniste, volontaire dans l'armée prussienne, blessé soit à la guerre, soit dans un duel : le fait est resté obscur ; converti à Berlin après sa blessure, disent les uns, à la suite d'un roman d'amour, chez les Radziwill, disent les autres ; étudiant à Berlin et à Francfort, puis précepteur des enfants de Martin Radziwill et pourvu du brevet d'officier aux gardes de Lithuanie. Ignace Massalski, son protecteur, évêque de Vilna, était un prélat mondain, comme la Pologne en connaissait beaucoup alors. C'était un joueur passionné, toujours à court d'argent, malgré une grosse fortune, grand bâtisseur d'églises et préoccupé de répandre l'instruction dans les masses populaires. C'est lui qui poussa Siestrzencewicz vers les ordres, en 1764 environ, pour le faire peu après chanoine de Vilna, curé de Bobruisk et administrateur intérimaire du diocèse. Lors de la révolution de 1794, Massalski fut massacré par la populace à cause de ses tendances russophiles. Quant à Stanislas Siestrzencewicz de Bohusz (prononcer Siesirientsevitch de Bohouch), il mourut le 1er décembre 1826, à l'âge de 96 ans.

[31] En voir le récit dans le volume du P. Pierling, p. 255 sqq.

[32] Voir de même le P. Pierling, p. 401 sqq.

[33] Sur les Jésuites de Russie, l'ouvrage le plus accessible est celui du P. Stanislas Zalenski, les Jésuites de la Russie Blanche, traduit du polonais en français par le P. Alexandre Vivier, Paris ; il en existe aussi une médiocre traduction italienne faite sur le français. Sur les conversions qui déterminèrent l'expulsion des jésuites, voir l'intéressante Vie du P. Marc Folloppe, par le P. Gagarine, Paris, 1877, p. 34 sqq.

[34] Cette question est étudiée dans tous ses détails par le P. Pierling dans une intéressante brochure : l'Empereur Alexandre Ier est-il mort catholique ? Paris, 1901 (Plon, éd.).

[35] Les Ruthènes d'Autriche pouvaient être à cette époque environ deux millions. Il y en a plus du double aujourd'hui.