HISTOIRE GÉNÉRALE DE L'ÉGLISE

 

TROISIÈME PARTIE. — VERS UNE RESTAURATION RELIGIEUSE

CHAPITRE PREMIER. — LA SITUATION RELIGIEUSE EN 1799.

 

 

I

En quelques lignes pittoresques, Chateaubriand a fait la description de la France à son retour d'exil. On eût dit que le feu avait passé dans les villages... A droite et à gauche du chemin se montraient des châteaux abattus ; de leurs futaies rasées, il ne restait que quelques troncs équarris, sur lesquels jouaient les enfants. On voyait des murs d'enclos ébréchés, des églises abandonnées, dont les morts avaient été chassés, des clochers sans cloches, des cimetières sans croix, des saints sans tète et lapidés dans leurs niches. Sur les murailles étaient barbouillées des inscriptions républicaines déjà vieillies : Liberté, Egalité, Fraternité ou la Mort. Quelquefois, on avait essayé d'effacer le mot Mort, mais les lettres noires ou rouges reparaissaient sous une couche de chaux. Cette nation, qui semblait au moment de se dissoudre, recommençait un monde, comme ces peuples sortant de la mort ou de la barbarie et de la destruction du moyen âge[1]. On peut élargir ce tableau. Les conquêtes de la Révolution avaient, en effet, étendu son œuvre de destruction religieuse. Dans les républiques batave, cisalpine, helvétique, romaine et parthénopéenne, établies successivement, de 1795 à 1799, en Hollande, à Milan, en Suisse, à Rome et à Naples, les serments révolutionnaires avaient été imposés sous les peines les plus sévères, beaucoup de prêtres fidèles avaient été bannis, des églises avaient été pillées ; là où les armées de la Révolution n'avaient point pénétré, ses idées du moins triomphaient.

L'impiété révolutionnaire s'était même propagée hors d'Europe. La ruine de la Compagnie de Jésus, qui comptait, en 1775, seize mille missionnaires, avait porté aux missions étrangères un coup terrible ; la spoliation des biens d'Eglise par la Constituante avait anéanti les ressources du clergé ; la suppression des monastères et la persécution des prêtres avaient tari les sources des vocations. L'obligation que l'on voulut imposer, en 1792 et en 1793, aux missionnaires des Indes, de prêter le serment constitutionnel, avait forcé un grand nombre d'entre eux à abandonner le champ de leur apostolat[2]. Le Directoire alla plus loin : en 1796, il soutint le Nabab de Mysore, Tippo-Sahib, qui persécutait les chrétiens. Des jacobins, arrivés à Mysore, y fondèrent des clubs, où l'on décréta la destruction de tous les tyrans, à l'exception du citoyen prince Tippo le Victorieux, l'ami de la République française, sa cousine germaine[3].

A Rome même, au centre de la chrétienté, la religion n'était pas Etat de la ville en sécurité. Au moment de la mort de Pie VI, la ville avait été évacuée par l'armée française, mais le Sacré-Collège avait dû se disperser. La plupart des cardinaux s'étaient réfugiés en Vénétie, et c'est dans la ville paisible des lagunes, dans un monastère bénédictin de l'île Saint-Georges, à Venise, qu'ils allaient se réunir en conclave pour donner un nouveau chef à l'Eglise.

Ce qui semblait mettre le comble à la décadence du catholicisme, c'était la faveur manifeste dont n'avaient cessé de jouir, parallèlement à ses disgrâces, ses ennemis séculaires : les protestants, les juifs, les francs-maçons et les athées.

Pendant la Révolution, le protestantisme, suivant l'expression de l'un de ses historiens, avait marché d'un pas ferme et rapide[4]. L'édit de novembre 1787 avait rendu aux protestants leur état civil ; et depuis plus de dix ans déjà, le huguenot Necker avait exercé une influence considérable dans la conduite des affaires politiques et financières. Le salon de sa femme avait été le rendez-vous le plus fréquenté des écrivains, des publicistes et des étrangers de marque. Une loi du 24 décembre 1789 assura aux protestants l'exercice de tous les droits politiques. Peu de temps après, le 15 mars 1790, l'Assemblée constituante élevait au fauteuil de la présidence le pasteur protestant Rabaut-Saint-Etienne. Dès lors, l'assemblée donna aux réformés de nouveaux gages de sa bonne volonté[5]. Par un décret du 20 juillet 1790, elle leur restitua tous les biens confisqués à leurs ancêtres pour cause de religion ; et par un autre décret du 16 décembre, elle rendit tous les droits de citoyens français aux descendants des réfugiés, à la seule condition de revenir en France et d'y prêter le serment civique. A la suite de ce dernier acte législatif, de nombreux protestants vinrent de l'étranger se fixer en France et y exercèrent bientôt une grande influence. De ce nombre fut Benjamin Constant, alors âgé de vingt-trois ans, qui devait défendre, sous tous les gouvernements, jusqu'à la monarchie de Louis-Philippe, en politique et en religion, le libéralisme le plus individualiste, et exercer sur l'opinion publique, comme sur la marche des affaires de l'Etat, un ascendant considérable.

La faveur politique était venue aux protestants comme d'elle-même ; les israélites avaient dû la conquérir de haute lutte.

En août 1789, une députation des juifs d'Alsace s'était présentée à la barre de l'assemblée pour réclamer l'émancipation de leurs coreligionnaires. Cette démarche avait abouti à la présentation qui fut faite, en décembre, d'un projet de loi réhabilitant les quatre classes de personnes qui ne jouissaient pas alors de leurs droits civils : les protestants, les comédiens, les bourreaux et les juifs. Mais l'assemblée s'était contentée de voter la réhabilitation des protestants, des comédiens et des bourreaux ; elle l'avait refusée aux israélites, qu'elle savait organisés, puissants, et qu'elle considérait comme politiquement redoutables. Rewbell et Maury s'étaient faits les interprètes de ces craintes. Un représentant s'était même écrié, au milieu de la discussion : Ce n'est pas à des individus, c'est à une nation que vous ouvrez les portes de la France.

Ceux-ci ne se découragèrent pas. Ils comptaient des intelligences dans la place. Henriette Hertz, l'amie de Mirabeau, était juive[6], et la secte des martinistes, à peu près uniquement composée de juifs, venait de fusionner avec la franc-maçonnerie. On a remarqué que la plupart des orateurs qui se firent entendre, dans la discussion parlementaire, en faveur des israélites, étaient francs-maçons[7]. En 1791, les juifs de Paris prirent résolument l'affaire en mains. Ils n'étaient pas très nombreux, cinq cents à peine, qui se réunissaient fidèlement dans la synagogue de la rue Brisemiche[8]. Mais ils étaient généralement très avancés dans les idées modernes, très liés avec les philosophes. Leur chef, le banquier Cerfbeer, qui devait plus tard mettre son habileté financière au service de Bonaparte, s'était fait des amis puissants. Dans la séance du 18 janvier 1791, le duc de Broglie l'accusa de répandre des sommes immenses dans Paris pour gagner des défenseurs à sa cause[9]. Mais l'argent ne fut pas le seul moyen d'action employé dans la circonstance. Les sections de Paris étaient devenues une puissance. On fit la tournée des soixante sections de la capitale, dictant des pétitions, provoquant des démarches. Le résultat de cette agitation fut, au 27 septembre 1791, à la veille du jour où l'assemblée devait se dissoudre, une manifestation populaire, sous la pression de laquelle les constituants déclarèrent enfin que les juifs jouiraient en France des droits de citoyens actifs[10].

Au moment où les israélites entrèrent ainsi dans la société française, les francs-maçons y étaient déjà très influents. Nous avons vu le rôle que les loges avaient joué dans la haute société de l'ancien régime[11]. La Révolution favorisa d'abord leur cohésion. La Révolution, écrit l'historien franc-maçon Rebold[12], a plus fait dans l'intérêt de l'unité maçonnique que tous les efforts combinés du Grand-Orient. En 1789, fut fondé, grâce aux subsides du duc d'Orléans, le club de propagande, destiné à culbuter tous les gouvernements établis, en payant les voyages de missionnaires qu'on nomme apôtres.[13]. Deux cent quatre-vingt-deux villes possédèrent des loges. Condorcet, Danton, Chénier et Rabaut-Saint-Etienne, se rencontraient dans la loge des Neuf Sœurs ; La Fayette, Laclos et le docteur Guillotin, dans la loge de la Candeur ; mais le groupe le plus actif fut le Club breton, qui devait devenir le club des Jacobins, établir des ramifications dans toute la France, et tenir, en dehors de ses réunions publiques, des séances secrètes, réservées aux seuls initiés[14].

A partir de 1792, l'action maçonnique subit une éclipse. La société, ainsi que le constate Rebold[15], dut agir avec beaucoup de discernement. Les factions violentes qui divisèrent les hommes de la Législative et de la Convention empêchaient toute action commune, et toute initiative devenait dangereuse. Le 22 février 1793, le duc d'Orléans publia dans le Journal de Paris sa démission de grand maître de l'ordre. Je m'étais attaché à la franc-maçonnerie, disait-il, parce qu'elle m'offrait une sorte d'image de l'égalité. J'ai depuis quitté le fantôme pour la réalité[16]. Par suite, le 13 mai suivant, la grande-maîtrise fut déclarée vacante, et le Grand-Orient resta en sommeil pendant plusieurs années. Mais l'année 1799 vit se réaliser dans la franc-maçonnerie une unité de direction plus solide que toutes celles qui avaient été tentées jusque-là. Elle fut l'œuvre d'un personnage intelligent et actif, Rentiers de Montaleau, qui s'était employé à grouper en un seul faisceau les forces maçonniques. Ses efforts aboutirent, le 23 mai 1799, au concordat qui unit l'ancienne grande loge de France au Grand-Orient, lequel se trouva ainsi investi d'une autorité incontestée.

Le protestantisme, le judaïsme et la franc-maçonnerie n'avaient pas épuisé, nous l'avons déjà vu, les faveurs du Directoire. La philosophie en avait eu sa bonne part ; et l'on sait ce qu'il fallait entendre par philosophie en l'an 1799. De Jean-Jacques Rousseau à Cabanis, le sens de ce mot avait terriblement évolué. L'auteur de l'Emile rendait encore hommage au Christ ; Mirabeau professait du moins la foi en Dieu. Dieu, s'était-il écrié en 1791, pendant qu'on discutait sur la Déclaration des Droits de l'homme, Dieu est aussi nécessaire à l'homme que la liberté. Mais pour Volney, Cabanis, Lakanal, Naigeon et Lalande, être philosophe, c'était nier l'existence de Dieu et la spiritualité de l'âme, c'était faire profession d'athéisme et de matérialisme. Or, tous ces hommes siégeaient maintenant à l'Institut, fondé le 3 brumaire an IV (27 octobre 1795) pour réunir les personnalités les plus éminentes de la France.

 

II

En 1799, au moment où mourut Pie VI, l'Eglise catholique Etat profond semblait donc, soit par le discrédit officiel dont elle était l'objet, soit par les faveurs accordées à ses adversaires, condamnée à une décadence inévitable. Mais la réalité était tout autre. Pour un observateur attentif, l'athéisme, la franc-maçonnerie, le judaïsme et le protestantisme, extérieurement triomphants, étaient intérieurement affaiblis et minés, et le catholicisme, officiellement proscrit, était animé d'une vitalité intime et puissante.

Nulle part l'impuissance de l'athéisme n'était plus clairement apparue que lors du concours ouvert en 1796 par l'Institut sur les moyens de fonder la morale chez un peuple. Tous les concurrents traitèrent naturellement le sujet dans l'esprit de leurs juges, et les deux rapports présentés, le 3 juillet 1798, par Bernardin de Saint-Pierre, et le 5 janvier 1800, par Guinguené, firent ressortir le vide de tous ces programmes d'où la pensée de Dieu était systématiquement exclue. Le mémoire que Guinguené trouva supérieur à tous les autres donnait pour appui à la vertu l'égalité des jouissances, un juste équilibre entre nos besoins et nos facultés. Les autres proposaient de fonder un journal officiel des bonnes actions, d'imposer à chacun l'obligation de cultiver le champ du vieillard, de la veuve et de l'orphelin, d'élever sur toutes les places des statues aux hommes vertueux : Oreste et Pylade, Sully, Montaigne et La Boétie, d'instituer un tribunal de morale, composé de sages vieillards. On a besoin de se rappeler, en lisant ces productions, qu'elles émanent d'hommes sérieux, dont quelques-uns ont laissé un nom dans l'histoire, tels que Destutt de Tracy et Jean-Baptiste Say. On n'en est que plus fondé à se demander si c'était vraiment la peine de tant déclamer contre la morale chrétienne, pour aboutir à un tel naufrage du sens commun[17].

La franc-maçonnerie ne pouvait atteindre un idéal plus élevé. On l'avait vue prôner le culte de l'Être suprême ; mais peu à peu, nous le savons. ses doctrines s'étaient fondues avec celles des philosophes et avaient subi la même évolution. Condorcet avait même borné le rôle de la maçonnerie à suppléer le prosélytisme philosophique ; et, au fond, l'union que le Grand-Orient venait de réaliser entre les diverses loges en 1799 était plus factice que réelle, ou du moins plus propre à une œuvre de destruction qu'à une entreprise positive de reconstruction morale ou sociale. Le caractère lâchement servile de cette société allait la faire s'incliner devant le pouvoir absolu de Napoléon, avec autant de bassesse qu'elle en avait mise à flatter l'aristocratie de l'ancien régime et les passions démagogiques de la Révolution.

Dans leur ascension vers le pouvoir, les juifs avaient dû suivre la même voie. La synagogue de Paris n'avait conquis son influence que par ses relations avec les philosophes et avec les jacobins ; et c'était elle qui, désormais, par les services rendus, prenait le pas sur les autres groupes confessionnels, dont quelques-uns, tels que celui d'Alsace, restaient plus attachés aux vieilles croyances. D'une manière générale, dans le monde israélite, le criticisme rationaliste de Lessing l'emportait décidément sur le déisme sentimental de Mendelssohn.

La ruine de la foi traditionnelle, parallèle au développement de l'influence politique, était beaucoup plus sensible chez les protestants. La fille de Necker, Mine de Staël, et Benjamin Constant, son ami, qui représentaient alors, dans les sphères intellectuelles, la pensée protestante, comme Lessing y représentait la pensée juive, avaient si fortement tempéré les doctrines de Calvin par celles de Voltaire et de Rousseau, que leur religion se réduisait à ce que le duc de Broglie a appelé un latitudinarisme piétiste, vague croyance dont les dogmes s'élargissaient et s'assouplissaient pour s'adapter à toutes les religions et à toutes les philosophies[18].

Au fond, si, en cette dernière année du XVIIIe siècle, l'on voulait trouver une vraie force morale et religieuse, c'est dans le catholicisme, bafoué par les philosophes de l'ancien régime, dépouillé de ses biens, persécuté dans ses ministres et supplanté dans son culte par la Révolution, qu'il fallait uniquement la chercher.

Personne n'a vu et analysé d'une façon plus pénétrante les éléments de cette force que l'auteur des Origines de la France contemporaine. Grâce à la Révolution, dit Taine, les catholiques ignorants ou inattentifs avaient acquis le sentiment et même la sensation physique de la suture intime qui, dans leur Eglise, unit le rite, la hiérarchie et la formule du dogme à la vie religieuse intérieure. Jamais ils ne s'étaient demandé en quoi l'orthodoxie diffère du schisme, ni pourquoi la religion positive s'oppose à la religion naturelle. C'est la Constitution civile du clergé qui leur fit distinguer le curé insermenté de l'intrus et la bonne messe de la mauvaise ; c'est l'interdiction de la messe qui leur fit comprendre l'importance de la messe ; c'est le gouvernement révolutionnaire qui les transforma en théologiens et en canonistes. Obligés, sous la Terreur, de chanter et de danser autour de la déesse Raison, puis dans le temple de l'Être suprême, ayant subi, sous le Directoire, les nouveautés du calendrier républicain et l'insipidité des fêtes décadaires, ils avaient mesuré de leurs propres yeux la distance qui sépare un Dieu présent, personnel, incarné, rédempteur et sauveur, d'un Dieu nul ou vague, et, dans tous les cas, absent ; une religion vivante révélée immémoriale, et une religion abstraite, fabriquée, improvisée ; leur culte spontané, acte de foi, et le culte imposé, parade froide ; leur prêtre en surplis, voué à la continence, délégué d'en haut pour leur ouvrir, par delà le tombeau, les perspectives infinies du paradis ou de l'enfer, et l'officiant républicain, en écharpe tricolore, plus ou moins marié, délégué de Paris pour leur faire un cours de morale jacobine. Par ce contraste, on les avait attachés à leur clergé, à tout leur clergé, séculier ou régulier... Curés et prélats, religieux et religieuses, le peuple les avait vus souffrir pour leur foi, c'est-à-dire pour sa foi, et devant leur constance égale à celle des martyrs légendaires, sa tiédeur s'était changée en respect... Les voyant sans pain, sans toit, emprisonnés, déportés, tout au moins fugitifs et traqués, c'est lui qui, pendant les persécutions de l'an II, de l'an IV et de l'an VI, les avait recueillis, cachés, hébergés et nourris... Chaque matin, l'homme ou la femme du peuple passait devant quelqu'une de ces bâtisses qu'on avait ravies au culte. Par leur forme et leur nom, elles lui disaient tout haut ce qu'elles avaient été, ce qu'aujourd'hui encore elles devaient être... Les solennités, les grandes fêtes, les dimanches lui manquaient ; et ce manque était une privation périodique pour ses oreilles et ses yeux ; il regrettait les cérémonies, les cierges, les chants, la sonnerie des cloches, l'angélus du matin et du soir. Son cœur et ses sens étaient restés catholiques et redemandaient son ancienne Eglise[19]. On peut ajouter que son esprit et son cœur étaient aussi devenus plus romains, car, comme le remarque ailleurs le même historien, les événements de la Révolution lui avaient mieux fait comprendre que, si les sacrements nécessaires à sa vie religieuse, à son salut, lui devaient être conférés par un prêtre, ce prêtre, marqué d'un caractère unique, indélébile, devait avoir été ordonné par un évêque légitime, et que cet évêque n'était légitime que s'il avait été lui-même institué par le pape. Par conséquent, sans le pape, point d'évêques ; sans évêques, point de prêtres ; sans prêtres, point de sacrements ; sans sacrements, point de salut[20], ou, du moins, le salut rendu infiniment plus difficile.

Voilà pourquoi, dans les pays où les prêtres insermentés avaient pu rester, et partout où ils avaient pu rentrer, le peuple était accouru à leur messe et n'en avait point voulu d'autres. Voilà pourquoi, bien ailleurs qu'eu Vendée, le peuple s'était insurgé contre les gouvernants qui le privaient de son culte, dépassant souvent, hélas 1 les bornes de la légitime défense. En 1799, de Marseille à Lyon, sur les deux rives du Rhône, la révolte durait depuis cinq ans ; les bandes royalistes, grossies de conscrits réfractaires, et favorisées par la population qu'elles ménageaient, tuaient ou pillaient les agents de la République et les acquéreurs de biens nationaux... En août 1799, seize mille insurgés de la Haute-Garonne et des six départements voisins, conduits par le comte de Paulo, avaient arboré le drapeau blanc... Dans plus de trente départements, il y avait des Vendées intermittentes et disséminées ; dans tous les départements catholiques, il y avait une Vendée latente[21].

 

III

Plusieurs des pays conquis par la Révolution avaient opposé de pareilles résistances à son ingérence dans le domaine de la foi.

Après la Belgique, dont nous avons raconté l'insurrection, les cantons catholiques de la Suisse s'étaient soulevés à leur tour. Ils étaient au nombre de sept : Schwizt, Uri, Unterwalden, Lucerne, Zug, Soleure et Fribourg. Peuplés de paysans pauvres et laborieux, leur constitution avait un caractère plus démocratique que celle des riches cantons protestants, tels que Berne et Zurich, où régnait une opulente aristocratie. Les biens d'Eglise y étaient cependant considérables. Par suite, tous ces cantons excitaient l'avide cupidité du Directoire, en quête de numéraire pour nourrir ses armées et pour remplir ses arsenaux. La Suisse passait aussi pour être un foyer de conspirations de royalistes et d'Anglais. L'invasion de cette République fut donc à la fois une entreprise de prosélytisme révolutionnaire et de fiscalité[22].

Cette invasion avait été préparée depuis plusieurs années par l'envoi d'émissaires, qui avaient propagé en Suisse les doctrines nouvelles. Un parti s'y était même formé, nettement favorable à des institutions démocratiques analogues à celles de la France. Ce parti avait à sa tête Pfeffer, de Lucerne, et Ochs, de Bêle ; il formait des plans de constitutions et fomentait çà et là des insurrections. Nous n'avons pas à raconter ici la campagne qui, sous la direction du général Brune, aboutit, au mois d'avril 1798, à la proclamation d'une nouvelle constitution helvétique. A l'ancienne confédération suisse, composée de cantons indépendants entre eux pour leur politique intérieure, succédait la République helvétique, une et indivisible. Une nouvelle circonscription était établie : l'ancien canton protestant de Berne devait en former quatre ; au contraire, les quatre petits cantons catholiques de Schwitz, Uri, Zug et Unterwalden n'en formeraient plus qu'un seul sous le nom de Waldestetten.

C'est à la suite de ces actes si oppressifs, dit un annaliste, qu'on vit, sur un théâtre assez restreint, mais imposant par ses souvenirs, un des spectacles les plus dignes des regards de la postérité, une lutte éternellement mémorable. Tandis que les riches cantons gouvernés aristocratiquement, Berne, Zurich, Bêle et Lucerne, courbaient la tète sous le joug avec une faiblesse humiliante, les petits cantons catholiques, qui se voyaient enlever leur constitution vraiment démocratique, opposèrent la résistance la plus héroïque. Lorsqu'on vint proposer à ces hommes simples d'envoyer des représentants à Aran pour accepter la Constitution, ils crurent d'abord qu'il leur serait permis de faire des représentations. Les envoyés qu'ils députèrent à Berne, au commissaire français, furent chassés ignominieusement, et, bientôt après, une proclamation du général Schassenbourg, qui, depuis le départ de Brune, se trouvait chargé du commandement militaire, déclara que les prêtres des cinq petits cantons, où l'opposition paraissait plus vive, seraient responsables sur leurs têtes de tout ce qui troublerait la tranquillité publique. C'est qu'en effet on ne pouvait se dissimuler que le mouvement ne fût principalement inspiré par les sentiments religieux de cette population simple. N'avait-elle pas de justes motifs de craindre qu'en lui-ôtant ses libertés héréditaires, on n'attentât à la liberté de son culte ? C'est ce qui explique la part que prit à cette lutte le clergé séculier et régulier des petits cantons. Ce qui est certain, c'est que ces braves montagnards, tout étrangers qu'ils étaient, pour la plupart, au maniement des armes, s'enrôlèrent comme un seul homme, et que, sans calculer les dangers, ils se disposèrent à résister à une armée aguerrie et quatre fois plus nombreuse que leur petite troupe[23].

Un jeune officier de trente-trois ans, le baron Aloys de Reding, dont un ancêtre s'était immortalisé, en 1315, par une victoire remportée sur les Autrichiens, fut prié de se mettre à la tête des insurgés. Le nouveau général marche sur Lucerne, et, le 29 avril 1798, s'en empare presque sans coup férir. Le premier acte de l'armée victorieuse est de se rendre à l'église pour y entendre la messe et y demander la protection de Dieu. L'armée française approchait en effet ; le choc allait être terrible. La rencontre se fit, le 2 mai, autour du plateau de Morgarten, près du lac de Zug, lieu à jamais célèbre dans les annales de la Suisse par la victoire qui y avait été remportée en 1303 et qui avait fondé l'indépendance de la nation. Un tel souvenir électrise l'armée catholique, qui, à plusieurs reprises, fait reculer les troupes de Schassenbourg. Après deux jours de lutte, cependant, Aloys de Reding se voit contraint de demander un armistice au général français qui, frappé d'admiration devant tant de courage, offre à l'armée helvétique une capitulation honorable moyennant la reconnaissance de la nouvelle constitution, la religion catholique serait maintenue dans la Suisse primitive[24].

Ces conditions faillirent être repoussées. Le peuple hésitait à faire le sacrifice de ses franchises traditionnelles ; mais, dans une assemblée générale tenue dans le bourg de Schwitz, où tout le peuple commença par tomber à genoux pour implorer l'assistance divine, les prêtres supplièrent leurs concitoyens d'accepter les conditions qu'on leur offrait. Vous avez juré de mourir, leur dit le chanoine Schüller[25], plutôt que d'accepter la nouvelle Constitution ; mais, en prononçant ce serment, vous étiez convaincus que cette constitution menaçait votre croyance et la liberté de votre culte. Si donc la capitulation nous rassure à cet égard, votre serment a cessé d'exister. Aloys de Reding appuya cet avis, qui finit par prévaloir.

Malheureusement, l'article qui stipulait la liberté du culte catholique n'avait pas été consigné par écrit dans un acte authentique. Cette omission regrettable fut l'occasion d'un nouveau soulèvement au mois d'août suivant, à propos du serment constitutionnel, que les catholiques ne voulurent prêter qu'avec les plus expresses réserves. Le bas Unterwalden fut le théâtre principal de la lutte, qui de part et d'autre fut plus acharnée que la précédente. Les pâtres d'Unterwalden avaient pris pour cocardes des imagos de la Vierge. Accompagnés de leurs femmes, qui traînaient les canons et faisaient passer les munitions aux combattants, ils se défendirent en désespérés. Des moines les exhortaient à bien se battre et à bien mourir ; et plus d'un, parmi eux, ramassa le mousquet d'un soldat mort, pour s'en servir. Schassenbourg, dans une lettre publiée par le Moniteur du 7 vendémiaire an III (28 septembre 1798), donne quelques détails sur ces combats atroces des pâtres d'Unterwalden. Nous avons, dit-il, perdu beaucoup de monde, ce qui était inévitable avec l'incroyable obstination de ces hommes audacieux jusqu'à la fureur. On se battait avec des massues ; on s'écrasait avec des quartiers de roche... Plusieurs prêtres, et aussi un grand nombre de femmes, sont restés sur la place. Le général vainqueur ne put s'empêcher d'accorder des regrets aux victimes de cette lutte héroïque ; il ordonna qu'on rassemblât les enfants et que douze mille rations de pain fussent distribuées chaque jour à ce qui restait d'habitants ; le célèbre Lavater éleva la voix en faveur des opprimés, dans une lettre qu'il data de la première année de la servitude helvétique ; au sein du parlement britannique, William Pitt leur adressa un hommage plein d'émotion ; et l'économiste pédagogue Pestalozzi se fit gloire de recueillir dans ses écoles un grand nombre des orphelins laits par cette terrible guerre.

 

IV

Au milieu de circonstances différentes, mais avec une égale ardeur, les catholiques d'Irlande avaient, eux aussi, dans le même temps, défendu la liberté de leur foi.

Depuis que l'Irlande, par attachement à l'Eglise romaine, s'était nettement déclarée contre les mesures tyranniques d'Henri VIII, cette fidélité au catholicisme était restée le caractère distinctif de l'Irlandais. Le dur régime sous lequel l'Angleterre protestante avait, pendant longtemps voulu tenir l'Irlande, s'explique en grande partie par ce fait. Vers la fin du XVIIIe siècle, cependant, une accalmie s'était produite. Plusieurs lois pénales, jadis portées contre les catholiques, avaient été abrogées ; ceux-ci, conformément aux conseils de leurs prêtres, avaient consenti de prêter serment à la Constitution ; une loi de 1793 leur avait accordé le droit de vote, jusque-là réservé aux seuls protestants. Mais l'influence de la Révolution française avait troublé les esprits. D'une part, le parti libéral, épris avec enthousiasme des idées nouvelles, avait attiré à lui, sur le terrain de ses revendications légitimes contre la tyrannie anglaise, un certain nombre de catholiques ; et telle fut l'origine de l'association qui, depuis, devint si fameuse, sous le nom de Société des Irlandais unis. D'autre part, les protestants rigides, dépités de voir les catholiques jouir des droits qui leur avaient été jusque-là réservés, alarmés des projets de la nouvelle société, formèrent à leur tour des contre-associations. Ceux-ci, toujours fidèles à la mémoire de Guillaume III d'Orange, prirent le nom d'Orangistes, tandis que leurs adversaires se donnèrent celui de Defenders... De part et d'autre, on s'unit par des serments, on fomenta des séditions ; des excès blâmables furent commis ; le sang coula. Des prêtres et des religieux se mêlèrent activement à ces émeutes, s'allièrent à des hommes dont le but semblait être de séparer l'Irlande de l'Angleterre et d'y établir la République dans l'esprit des révolutionnaires français. Un prêtre, Edouard Murphy, ne craignit pas de mener des hommes au combat. Mais les chefs de l'Eglise d'Irlande s'avisèrent du péril, Le 22 mai 1798, les quatre archevêques catholiques, les vingt-deux évêques, plusieurs lords et plusieurs notables publièrent un manifeste dans lequel ils proclamaient bien haut leur attachement à l'ordre établi, et protestaient avec force contre la direction donnée à la Société des Irlandais unis.

Tous les catholiques ne suivirent pas ces sages conseils ; mais ta majorité s'y rallia. On compta même des catholiques parmi les volontaires qui s'engagèrent dans cette circonstance au service du gouvernement, et de ce nombre fut le célèbre Daniel O'Connell, qui devait plus tard montrer tant de générosité dans la défense de sa religion et de son pays.

Le résultat de ces événements fut double. Le gouvernement anglais, qui était alors aux mains de Pitt, écrasa l'insurrection irlandaise, et profita de sa victoire pour faire adopter aux deux chambres le bill d'Union, qui fut sanctionné par le roi le 2 juillet 1800. En vertu de ce bill, l'Irlande et l'Angleterre ne faisaient plus qu'un seul Royaume-Uni. Le parlement irlandais était supprimé, et les députés d'Irlande qui voudraient siéger au parlement des deux Etats réunis devaient prêter un serment contraire à la foi catholique. C'était les en exclure en fait, e tel était le résultat déplorable de cet acte législatif. Aussi, sur trente-deux comtés irlandais, vingt et un protestèrent-ils énergiquement contre la destruction à leur parlement. C'est alors que Pitt eut recours à une stratégie. Pour apaiser les résistances il prit l'engagement d'émanciper les catholiques ; et ce fut là, pour les catholiques, la conséquence heureuse de leur agitation[26]. En février 1801, la demande faite au roi Georges par William Pitt de l'émancipation du catholicisme irlandais, fut une des causes de sa démission, et tous les efforts d'O'Connell, couronnés de succès trente ans plus tard, s'appuyèrent sur cette promesse, formellement faite en 1799 et obstinément négligée.

Un coup d'œil sur l'Italie, sur l'Espagne, sur l'Allemagne, sur les pays scandinaves eux-mêmes, y montrerait, à des degrés plus ou moins perceptibles, le réveil de la vitalité catholique. Dans son ensemble, le mouvement était incontestable. Un homme, nous le savons, en avait déjà calculé l'importance. C'était le général Bonaparte. Tandis que se passaient les principaux événements que nous venons de raconter, il formait en Egypte les projets les plus grandioses, se promettait de réformer la face du monde[27]. Tout à coup, on apprit qu'il avait débarqué, le 9 octobre 1799, à Saint-Raphaël, tout près de Fréjus, sur les côtes de Provence.

Il était attendu, désiré. Le vainqueur des Pyramides, d'Aboukir et du Mont-Thabor avait pris, dans l'imagination des foules, les proportions d'un héros. Dans le coup d'Etat du 18 brumaire (9 novembre 1799), d'où il sortit premier consul, c'est-à-dire, en fait, chef suprême de la France, Bonaparte fut porté au pouvoir par le flot populaire, plus encore qu'il ne s'y porta[28]. Il apparut aussitôt comme étant de la race de ceux dont la destinée est de gouverner le monde. Son génie politique égalait, en effet, son génie militaire. Mais dans quel sens allait-il exercer son pouvoir ? Par ses attaches avec les jacobins, par ses idées philosophiques, il appartenait à la Révolution ; par son sens politique, peut-être par un reste de foi conservée dans son âme corse, il était porté à prendre en main la restauration du catholicisme. De cet homme, l'Eglise pouvait tout craindre et tout espérer.

Ses premières paroles furent des paroles de concorde et de paix. Qu'il n'y ait plus, dit-il, ni jacobins, ni modérés, ni royalistes, mais partout des Français. Quelques-uns de ses actes semblèrent justifier ces paroles : la loi des otages fut rapportée, l'impôt progressif fut aboli. Mais les mesures de pacification religieuse, que l'Eglise espérait, rencontrèrent des obstacles dans l'entourage du premier consul. La permission de rentrer en France ne fut d'abord accordée qu'aux ecclésiastiques qui avaient prêté le serment constitutionnel ou qui avaient renoncé à leur état. Le premier consul fit même réprimander les prêtres qui saluaient trop bruyamment, du haut de la chaire, l'avènement d'un régime réparateur[29]. On remarqua que ses mesures de clémence s'inspiraient trop de préoccupations politiques. Peu à peu, cependant, les trois mille prêtres que les lois révolutionnaires avaient forcés à s'expatrier purent rentrer en France, et, placés provisoirement sous la surveillance de la haute police, obtenir leur radiation définitive de la liste des émigrés. Les évêques ne purent bénéficier de cette mesure que deux ans plus tard. Somme tonte, le nouveau régime avait de quoi susciter des défiances, en même temps que des espérances.

 

V

Les regards des catholiques se tournaient avec plus d'anxiété vers l'Italie, où se préparait l'élection du futur pape. Une clause du testament de Pie VI avait permis aux cardinaux de se réunir en conclave là où ils se trouveraient en plus grand nombre. L'empereur François II fit offrir au Sacré-Collège, par l'entremise de son ministre Thugut, la ville de Venise. Trente-cinq cardinaux[30] s'y rendirent, et, le 30 novembre 1799, se réunirent dans l'abbaye bénédictine de Saint-Georges. Le futur cardinal Consalvi fut nommé secrétaire de l'auguste assemblée, et c'est lui qui nous a laissé, dans ses Mémoires, le récit le plus vivant de ce conclave[31].

L empereur d'Autriche, François II, en prenant sous sa protection l'assemblée qui allait donner un pape à l'Eglise, voulait-il réparer les peines que son père Léopold II et que son oncle Joseph II avaient causées à la papauté ? Songeait-il à reprendre dans l'Eglise les vieilles traditions du Saint-Empire ? Il fut bientôt visible que son but était surtout de faire élire un candidat de son choix, ou tout au moins d'écarter à tout prix tout concurrent qui pourrait mettre obstacle à sa politique.

Les préférences de la majorité des cardinaux s'étaient portées, dès le début, sur le cardinal Bellisoni, évêque de Césène. Mais le cardinal Herzan, représentant de l'Autriche, avait pour mission de soutenir énergiquement la candidature du cardinal Mattei, archevêque de Ferrare. Mattei avait signé, comme légat du Saint-Siège, le traité de Tolentino, qui reconnaissait à l'Autriche la possession des trois légations de Bologne, de Ferrare et des Romagnes. Il paraissait difficile qu'il songeât à détruire, une fois pape, ce qu'il avait conclu comme cardinal. On connaissait d'ailleurs à Vienne le caractère doux, facile, conciliant du cardinal Mattei, et on espérait pouvoir exercer sur lui une influence politique[32].

Pendant près de deux mois, le cardinal Bellisomi eut invariablement vingt-deux voix, et le cardinal Mattei conserva les treize voix de ses partisans, sans que Fun d'eux parût se décider à se rallier à la majorité.

C'est alors que Consalvi commença à montrer ce caractère politique, mélange indéfini de logique solide, de finesse caressante et de flatterie brusque, qui lui assura depuis l'estime et la confiance de tous les négociateurs ses contemporains[33]. Il laissa les factions user leurs forces entre elles. Quelques audacieux, impatients d'en finir, proposèrent la candidature du savant cardinal Gerdil, universellement estimé pour ses ouvrages de philosophie et d'érudition, non moins que pour ses vertus. Mais Gerdil était né en Savoie, et la Savoie venait d'être annexée à la France. L'Autriche s'effraya. Précipitamment, le cardinal Herzen prononça l'exclusive contre Gerdil. Par cette démarche, la cour de Vienne usait sa puissance, car l'exclusive ne pouvait être donnée qu'une fois. Herman avait eu, d'autre part, l'imprudence de demander à ses collègues un délai d'onze ou douze jours, qui lui était nécessaire, disait-il, pour expédier un courrier à son souverain et en recevoir une réponse. La chose parut assez choquante dans les circonstances du moment. On pouvait craindre, remarque Consalvi, dans ses Mémoires, de fournir par là un prétexte de faire revivre l'ancien abus de solliciter la permission de César avant d'installer, le nouveau pape. C'est le moment que choisit l'habile secrétaire du conclave pour agir avec promptitude et décision, uniquement guidé par le souci des intérêts de l'Eglise et de la papauté. Il s'adressa au cardinal Maury, dont la parole exerçait un véritable ascendant sur le Sacré-Collège. Consalvi et Maury, en faisant appel à l'esprit d'indépendance qu'il importait de sauvegarder contre les entreprises du dehors, eurent bientôt détaché des deux partis un certain nombre de cardinaux, jaloux d'affirmer la liberté de leur vote. Ils reconstituèrent ainsi le fameux escadron volant, qui, dans les précédentes élections, avait joué un rôle prépondérant et décisif. L'escadron volant fut bien vite maître du terrain, et, sous l'inspiration de Consalvi, choisit pour candidat l'évêque d'Imola, le cardinal Barnabé Chiaramonti. Jusqu'alors son nom n'avait pas même été prononcé au conclave. Chiaramonti avait été l'auxiliaire le plus aimé du précédent pape ; il n'avait que cinquante-huit ans, comme son prédécesseur au moment de son élection, et il n'était pas dans les traditions d'élever au souverain pontificat des hommes de cet âge. Ces conditions, dit Consalvi, avaient d'abord paru constituer des impossibilités extrinsèques à l'élection de l'évêque d'Imola. Pourtant tout le monde appréciait ses qualités personnelles. Quel dommage, se disaient entre eux les cardinaux aux funérailles de Pie VI, en se désignant Chiaramonti, quel dommage que ce conclave soit celui qui doit donner un successeur à Pie VI ! S'il y avait un pape entre les deux, en trois jours on nommerait le nouveau, et ce serait celui-là. Une grande douceur de caractère, une pureté de mœurs incomparable, une sagesse constante dans la conduite des deux diocèses de Tivoli et d'Imola, successivement confiés à ses soins, recommandaient la personne du saint prélat à l'estime universelle. Toute la tactique de Consalvi et de Maury consista à faire tomber ce que le perspicace secrétaire appelait les obstacles extrinsèques. Les efforts combinés des deux négociateurs y réussirent. Le 14 mars 1800, Barnabé Chiaramonti fut élu pape, et, en souvenir de son vénéré prédécesseur, prit le nom de Pie VII.

Le nouveau pontife était né à Césène, dans la légation de Forli, le 14 août 1742, d'une illustre famille, qui lui avait fait donner une éducation digne de son rang. Son père, le comte Scipion Chiaramonti, était un homme de grande valeur intellectuelle ; sa mère, fille du marquis Ghini, était une femme d'une haute piété, qui, après avoir achevé l'éducation de ses enfants, se retira dans un couvent de carmélites et y mourut, en 1771, en odeur de sainteté[34]. Dès ses plus tendres années, celui qui devait exercer sur l'épiscopat le plus grand acte d'autorité dont l'histoire de la papauté ait offert l'exemple, celui qui devait défendre l'Eglise contre les entreprises du plus puissant des potentats, fit admirer en lui un caractère doux, aimable et conciliant ; ce qui faisait dire de lui, dans la suite, au cardinal Pacca, qu'on pouvait lui appliquer pleinement les paroles par lesquelles l'Ecriture sainte a dépeint Moïse : Il était le plus doux d'entre les hommes qui vivaient sur la terre[35]. A l'âge de seize ans, après avoir terminé son éducation au collège des nobles, le jeune gentilhomme prit une résolution qui ne surprit nullement ceux qui connaissaient l'intime de son âme : il entra, comme novice, à l'abbaye des bénédictins de Santa-Maria del Monte, près de Césène, sa ville natale. Vingt-quatre eus de vie monastique achevèrent de former au détachement du monde le futur prisonnier de Savone et de Fontainebleau. Il y développa aussi cette force, compagne fréquente des caractères aimables, qui sait endurer sans se plaindre et agir sans se décourager. Très versé dans les sciences profanes et sacrées, il fut successivement professeur dans les collèges que son ordre tenait à Parme et à Rome, puis dans le couvent de Saint-Calixte, où il enseigna le droit canonique. Pie VI lui confia, en 1782, le gouvernement du diocèse. de Tivoli, et en 1785, celui du diocèse d'Imola ; puis, en cette même année, il le créa cardinal. Dans ces deux postes, Chiaramonti eut l'occasion de prouver que la douceur et l'application à l'étude n'étaient pas ses seules vertus. J'ai pu étudier à mon aise et connaître à fond, écrit Pacca, les qualités morales de Pie VII. Son caractère n'était ni faible ni pusillanime ; il se faisait au contraire remarquer par la résolution et la vivacité de son esprit. Il était doué de ce tact rare qui fait envisager les affaires sous leur véritable jour et qui en pénètre les difficultés[36]. Lors de l'invasion des légations par les armées françaises, au mois de février 1797, le cardinal-évêque d'Imola n'avait pas voulu se présenter devant le général vainqueur, mais il n'avait point quitté son diocèse, comme l'avait fait l'évêque d'Ancône, le cardinal Banuzzi. Cette conduite avait été remarquée par Bonaparte, très mécontent de la fuite de l'évêque d'Ancône. Celui d'Imola, qui est aussi cardinal, ne s'est pas enfui, dit-il aux gens du pays qui lui remettaient les clefs d'Ancône ; je ne l'ai pas vu en passant, mais il est à son poste[37].

L'évêque d'Imola se hâta d'ailleurs de montrer que son attitude ne comportait aucune opposition systématique aux nouvelles formes politiques qu'on voulait implanter en Italie, mais seulement la réprobation de toute attaque portée à l'Eglise et au droit. La forme du gouvernement démocratique adopté par vous, ô très chers frères, disait-il, le 25 décembre suivant, dans une homélie prononcée le jour de Noël et bientôt publiée avec sa signature, la forme du gouvernement démocratique ne répugne nullement à l'Evangile. Elle exige, au contraire, toutes les vertus sublimes qui ne s'apprennent qu'à l'école de Jésus-Christ. Que la vertu seule, vivifiée par les lumières naturelles et fortifiée par les enseignements de l'Evangile, soit donc le solide fondement de notre démocratie. Et il concluait en disant : Soyez tous chrétiens et vous serez d'excellents démocrates[38].

Cette homélie devait être vivement critiquée en Italie et en France. Elle devait provoquer les réserves de plus d'un historien. Du moins, le pape qui avait ainsi parlé n'opposerait pas une fin de non-recevoir à tout gouvernement, quel qu'il fût, qui consentirait à traiter avec lui sur les bases du respect des droits de l'Eglise. Le premier consul, de son côté, se sentait porté à entrer en pourparlers avec celui dont il avait expérimenté à la fois le courage intrépide et l'esprit pacificateur. Pie VII et Bonaparte étaient préparés à négocier ensemble, entre le gouvernement français et l'Eglise, le concordat que toute la France attendait et dont le monde chrétien tout entier allait éprouver les bienfaisants résultats.

 

 

 



[1] CHATEAUBRIAND, Mémoires d'outre-tombe, édit. Ed. Biré, t. II, p. 235.

[2] En 1793, Mgr Champenois, évêque aux Indes françaises, fut expulsé pour avoir refusé d'assister à la plantation d'un arbre de la liberté.

[3] A. MAZON, Un missionnaire vivarais aux Indes, l'abbé Dubois, brochure in-8°, Privas, 1899. p. 10.

[4] G. DE FÉLICE, Histoire des protestants de France, 1 vol. in-8°, 8e édition, Toulouse, 1895, p. 580.

[5] G. DE FÉLICE, Histoire des protestants de France, p. 588.

[6] Abbé LÉMANN, la Prépondérance juive, t. I, p. 146-147.

[7] DESCHAMPS, les Sociétés secrètes, t. II, l. II, ch. VI, § 3.

[8] LÉMANN, op. cit., p. 175.

[9] Moniteur du 20 janvier 1791.

[10] Moniteur du 29 septembre 1791.

[11] Histoire générale de l'Eglise, t. VI.

[12] REBOLD, Histoire des trois grandes loges, Paris, 1854, p. 88.

[13] G. GAUTHEROT, dans le Dictionnaire apologétique de la foi catholique, au mot Franc-Maçonnerie, t. II, col. 206, d'après les Papiers du cardinal de Bernis.

[14] G. GAUTHEROT, Dictionnaire apologétique de la foi catholique, au mot Franc-Maçonnerie, t. II, col. 107, d'après la Revue maçonnique l'Acacia de mai 1908, p 336.

[15] REBOLD, Histoire des trois grandes loges, p. 82.

[16] Voir dans REBOLD, Histoire des trois grandes loges, p. 82, le texte de la lettre adressée par le prince au secrétaire de la grande-maitrise.

[17] Abbé SICARD, A la recherche d'une religion civile, 1 vol. in-12, Paris, 1895, p. 270.

[18] Mme de Staël a l'âme de Rousseau ; mais par l'esprit elle est fille de Voltaire ; la religion du siècle est sa religion. LANSON, Histoire de la littérature française, 7e édition, p. 86.

[19] TAINE, les Origines de la France contemporaine, t. X, p 43-49.

[20] TAINE, les Origines de la France contemporaine, t. X, p 42.

[21] TAINE, les Origines de la France contemporaine, t. IX, p 164-166.

[22] Albert SOREL, l'Europe et la Révolution française, t. V, p. 293.

[23] PICOT, Mémoires, t. VIII, p. 156-157.

[24] F. DE CRUE, dans l'Histoire générale, t. VIII, p. 823. On sait que la Suisse primitive avait pour centre les trois cantons catholiques de Schwitz (d'où le nom de Suisse), d'Uri et d'Unterwalden.

[25] Voir tout ce discours dans RAOUL-ROCHETTE, Histoire de la Révolution helvétique de 1797 à 1803.

[26] Sur la promesse d'émancipation faite aux catholiques par Pitt, voir THIERS, Histoire du consulat et de l'Empire, t. II, p. 394.

[27] Sur ces projets, voir Albert SOREL, op. cit., t. V, p. 430-445.

[28] Voir VANDAL, l'Avènement de Bonaparte, p. 268-403 ; Albert SOREL, op. cit., t. V, p. 475-489.

[29] PISANI, IV, 18.

[30] Il y avait 46 cardinaux ; 11 d'entre eux, dispersés dans diverses parties de l'Europe, ne purent se rendre à Venise.

[31] CONSALVI, Mémoires, édition Crétineau-Joly, t. I, p. 199-291 Les détails donnés par Consalvi se trouvent confirmés et complétés par la savante étude du P. VAN DUERM, S. J., Un peu plus de lumière sur le conclave de Venise, Paris, Lecoffre, 1896. Comparer le récit, mêlé d'outrances et d'âpretés, mais fort curieux, fait par MAURY, Mémoires, 2 vol. in-8°, Lille, 1891, t. I, p. 183-375.

[32] Un trait, connu de la cour de Vienne, avait manifesté le caractère du cardinal Mattei. Lorsque, en 1796, Bonaparte, entrant à Ferrare, avait appris que l'archevêque de celte ville y avait introduit les troupes du pape, il était entré en fureur, avait mandé Mattei à son quartier général de Brescia et s'était écrié : Savez-vous bien, Monsieur l'archevêque, que je pourrais vous faire fusiller ?Vous en êtes le maitre, avait répondu le cardinal ; je ne demande qu'un quart d'heure pour me préparer. — Il n'est pas question de cela, avait repris Bonaparte. Comme vous êtes animé ! La parole de Mattei, courageuse d'ailleurs, avait accrédité ce dicton, que l'archevêque de Ferrare était plus capable de bien mourir que de bien gouverner.

[33] ARTAUD DE MONTOR, Histoire du pape Pie VII, 3 vol. in-12, Paris, 3e édition, 1839. t. I, p. 84.

[34] Je me souviens, écrit le cardinal Wiseman, qu'on avait coutume de dire a Rome, — et j'ai lu depuis lors la même chose, — que l'opposition constante du fils, lorsqu'il était élevé au souverain pontificat, empêcha seule de reconnaitre solennellement, par la béatification, la sainteté extraordinaire de sa mère. WISEMAN, Souvenirs sur les quatre derniers papes, traduction Gœmare, 1 vol. in-8°, Bruxelles. 1858, p. 20.

[35] Nombres, XII, 3.

[36] Cité par WISEMAN, Souvenirs sur les quatre derniers papes, p. 41.

[37] Comte D'HAUSSONVILLE, l'Eglise romaine et le premier empire, t. I, p. 27-28.

[38] Voir cette homélie reproduite tout entière parmi les pièces justificatives de l'ouvrage cité plus haut de M. d'Haussonville. Comte D'HAUSSONVILLE, l'Eglise romaine et le premier empire, t. I, p. 355-371. Cf. ARTAUD DE MONTOR, Histoire du pape Pie VII, t. I, ch. IV, et ROURBACHER, Histoire universelle de l'Eglise, l. XC.