HISTOIRE GÉNÉRALE DE L'ÉGLISE

 

DEUXIÈME PARTIE. — LA RÉVOLUTION

CHAPITRE PREMIER. — L'ÉGLISE DÉPOUILLÉE (1789-1790).

 

 

I

Le mai 1789, la ville de Versailles offrit un spectacle inaccoutumé. Le roi Louis XVI, accompagné des représentants de toutes les classes de la nation, assista à une procession du Saint-Sacrement, qui fut suivie d'une messe solennelle dans l'église Saint-Louis[1]. L'archevêque de Paris, M. de Juigné, y officia pontificalement, et M. de La Fare, évêque de Nancy, y prononça un discours ayant pour objet l'influence de la religion sur le bonheur des nations. Quelques passages, où l'orateur s'éleva contre les abus des institutions politiques et religieuses, et réclama comme principal remède la liberté, furent accueillis par de longs applaudissements, que plusieurs jugèrent peu convenables à la sainteté du lieu. Le lendemain, le roi fit, avec une grande solennité, l'ouverture des états généraux. Dans la salle des Menus-Plaisirs, le roi prit siège sur les lys, entouré des princes du sang. La cour se tenait sur les degrés du trône. Les trois ordres occupaient le reste de la salle : à droite, les 291 députés du clergé ; à gauche, les 270 représentants de la noblesse, étincelants d'or et de broderies ; au fond, sur des sièges inférieurs, en simple habit noir, tête nue, les 584 membres du tiers.

Dans cette ville de Versailles, que le pouvoir absolu de Louis XIV avait créée, c'étaient toutes les classes de la société et toutes les provinces qui se trouvaient représentées. Toutes les réclamations, tous les vœux du peuple de France, qui, depuis près de deux siècles, n'avaient pas en l'audience royale, allaient enfin pouvoir s'exprimer[2].

Un sourd et inquiet mécontentement agitait les masses. La dureté de l'hiver de 1788 à 1789, en amenant la disette et la famine, avait d'ailleurs exaspéré les esprits. Les douze cents députés[3] réunis autour du roi pouvaient en rendre compte. Les représentants de la Normandie étaient en mesure de dire quelles scènes de pillage et de mort avaient ensanglanté leur province[4]. Les Bretons pouvaient raconter comment des gens de Nantes avaient presque écharpé un prétendu recéleur. Les Provençaux étaient à même de retracer le tableau des violences commises par une populace déchaînée à Marseille, Aix, Toulon, Brignoles, Riez et Manosque[5]. La Touraine, le Poitou, l'Orléanais, la Bourgogne, l'Auvergne et le Languedoc avaient donné le spectacle de scènes pareilles[6]. Et partout, parmi ces populations que la famine exaspérait, que les inégalités sociales révoltaient, de vagues espérances se faisaient jour. Dans des journaux, dans des brochures que le public dévorait, il n'était question que d'une ère nouvelle de liberté, d'égalité, de bien-être moral et matériel, qu'on sentait toute proche. Ce que l'évêque de Nancy venait de proclamer en pleine église de Versailles, devant le roi et les députés, plus d'un curé de village l'avait dit à son peuple. Depuis quelques années, des assemblées de paroisse et de province s'étaient tenues, dans lesquelles des roturiers siégeant à côté des seigneurs avaient fait le relevé des tailles. Le dimanche, au sortir des offices, ou les jours de marché, dans l'auberge du village, les paysans s'étaient entretenus de la situation. La lettre royale du 5 juillet 1788, permettant à tous les corps et personnes compétentes des mémoires sur l'état du pays, et le règlement du 24 janvier 1789, demandant que des extrémités du royaume et des habitations les moins connues chacun fia assuré de faire parvenir à Sa Majesté ses vœux et ses réclamations[7], n'avaient fait qu'encourager le mouvement populaire. De graves ecclésiastiques bâtissaient de gigantesques systèmes de réorganisation des biens du clergé[8]. Le Journal ecclésiastique, qui s'était fait, depuis 1760, sous la direction de l'abbé Barruel, ancien jésuite, l'organe du catholicisme le plus orthodoxe, avait ouvert dans ses colonnes, à partir du mois d'avril 1789, une rubrique spéciale où les abus du temps étaient signalés[9].

On ne doit pas s'étonner, après un tel mouvement d'opinion, que la première séance des états généraux ait été marquée par une agitation insolite. Tout, d'ailleurs, dans les circonstances extérieures, semblait fait pour provoquer cette agitation. L'assemblée comprenait beaucoup d'hommes honnêtes et cultivés, quelques esprits éminents ; mais le nombre immense des délibérants n'était pas favorable aux discussions sérieuses. La grandeur de la salle elle-même — c'est un détail que la psychologie de l'aine a relevé[10] — ne favorisait-elle pas, en forçant les orateurs à élever la voix, l'éloquence pompeuse et abstraite ? Au surplus, dès la première séance, on avait eu l'impression que la division des trois ordres ne répondait plus à la situation ; mais leur suppression ne paraissait pas pouvoir sa faire sans trouble et sans éclat.

Trouverait-on du moins, dans l'assemblée, un homme capable de prendre la tête du mouvement, pour le diriger ou l'endiguer au besoin, sinon pour l'arrêter ?

Le chef naturel de cette assemblée, le roi Louis XVI, n'était évidemment pas de taille à remplir un pareil rôle. Bon, affable, sincèrement attaché à l'Eglise catholique, dont il observait scrupuleusement les préceptes dans sa vie privée, il avait été accueilli, à son avènement, par des cris d'enthousiasme, qui étaient en même temps des cris de protestation contre les hontes du règne précédent. Mais depuis quinze ans qu'il tenait les rênes du gouvernement, il avait trop souvent donné le spectacle d'une débonnaireté qui tournait à la faiblesse, à l'irrésolution, aux tergiversations maladroites. Les diverses influences qui s'étaient exercées autour de lui s'étaient successivement usées, l'une après l'autre. Maurepas, Turgot, Malesherbes, Necker, à qui il avait fait appel pour relever l'état désastreux des finances, étaient tombés. La reine avait alors voulu intervenir dans le maniement des affaires et dans le choix des ministres, mais elle avait soulevé contre ceux-ci et contre elle-même un tel mouvement d'opinion[11], que le roi avait dû revenir à Necker. La convocation d'une assemblée des notables, puis des états généraux, avait semblé le remède suprême à la situation. Or, on se demandait maintenant si la voie où l'on venait de s'engager n'était point pleine de complications redoutables.

 

II

Souvent, aux grandes époques de crise, le roi de France avait trouvé dans quelque membre du haut clergé un conseiller prudent et fidèle Quatre figures de prélats se détachaient parmi les membres qui siégeaient à la droite du roi : c'étaient M. de Juigné, archevêque de Paris, M. de La Fare, évêque de Nancy, M. Le Franc de Pompignan, archevêque de Vienne, et M. de Boisgelin, archevêque d'Aix.

M. de Juigné, fils du marquis de Juigné, tué à la bataille de Guastalla, était la charité même. Les 600.000 francs que lui rapportait l'archevêché de Paris passaient entièrement en aumônes : chaque jour des centaines d'indigents recevaient à sa porte les aliments qu'il mettait à leur disposition avec une générosité inépuisable ; et nul n'a jamais su le nombre de pauvres honteux et d'ecclésiastiques sans ressources qu'il pensionnait sur sa cassette particulière. Son esprit. était cultivé ; ses idées d'une orthodoxie irréprochable : les flatteries que lui prodiguèrent les jansénistes au début de son épiscopat furent impuissantes à le gagner à leur cause. Malheureusement, chez M. de Juigné, les qualités de l'intelligence et de la volonté ne furent pas à la hauteur de sa charité et de sa piété. Discerner l'avenir, pressentir le fort et le faible des hommes et des choses, se fixer une règle de conduite et s'y tenir avec énergie, ne fut jamais le fait de ce vertueux prélat. Excellent pasteur, tant qu'il n'eut qu'à marcher dans les chemins tracés, il se trouva, le jour où il fallut faire preuve de clairvoyance- et de fermeté, insuffisant à sa tâche[12].

Ce n'était ni la claire vue des réformes à accomplir, ni le courage à en affronter la poursuite, qui manquaient à M. de La Fare, évêque de Nancy, et à M. de Pompignan, archevêque de Vienne. Le premier, après avoir hardiment parlé d'abus à combattre et de liberté à rétablir, dans son discours inaugural de l'église Saint—Louis, devait défendre avec énergie, à la tribune de l'assemblée, l'indépendance des biens d'Eglise et la vie des institutions monastiques ; le second, qui avait, dans ses écrits, démasqué mieux que personne le venin des doctrines de Rousseau, devait bientôt prêter au roi son concours dévoué pour sauvegarder tout ce qui pourrait l'être encore des institutions traditionnelles de la France. Mais ni l'un ni l'autre n'étaient des hommes politiques au grand sens de ce mot[13].

C'est plutôt à M. de Boisgelin, archevêque d'Aix, que le titre de grand politique semblait admirablement convenir. Avant de paraître aux états généraux, le noble prélat ne s'était pas seulement révélé comme un penseur ferme et hardi par son commentaire de Montesquieu ; on l'avait vu, à des heures de trouble, tenir, sous sa main ferme et souple, les populations frémissantes de la Provence[14]. Nous le verrons, en plus d'une circonstance, montrer la netteté du coup d'œil et l'esprit de décision qui font les hommes d'Etat. Si l'assemblée qui s'ouvrait eût été capable d'entendre une doctrine de modération, de justice et de sage progrès, M. de Boisgelin lui en eût donné les formules convaincantes. Mais les hommes de ce temps, suivant la remarque de Joseph de Maistre, semblaient menés par une puissance plus forte qu'eux-mêmes[15]. La passion qui les agitait ne voulait entendre que le langage de la passion ; et les dignes prélats qui siégeaient au milieu d'eux ne pouvaient leur tenir ce langage.

En réalité, dans cette tumultueuse réunion d'hommes, envoyés à la capitale pour y exprimer les vœux de la France, on pouvait distinguer deux groupes bien compacts et bien distincts, en dépit de toutes les divisions artificielles : celui des hommes de loi, au nombre de 374 ; celui du bas clergé, qui ne comptait pas moins de 208 représentants.

Dans une assemblée qui se réunissait avec la vague intention de refondre la constitution de la France, le groupe des gens de loi devait jouer un rôle décisif. Il y apportait malheureusement tous les préjugés du gallicanisme parlementaire et de la secte janséniste. Camus et Treilhard, que l'on verra intervenir avec tout le prestige de leur érudition technique et de leurs artifices de procédure, ne perdront jamais de vue les deux objectifs du vieux gallicanisme et du jansénisme le plus radical : s'opposer aux prétendus empiétements de Rome, et ramener l'Eglise, par l'intervention du pouvoir civil, à un soi-disant esprit des premiers siècles[16].

Les prêtres du bas clergé, par leur contact plus intime avec le peuple, avaient, plus que tous les autres, le sentiment des misères du régime, et, par compassion pour leurs frères, beaucoup plus que par un parti pris d'innovation, aspiraient à une ère de réorganisation sociale. Mais précisément parce qu'elles procédaient plus du sentiment que de la raison, leurs tendances risquaient d'être chimériques, Un trop grand nombre, tout en rejetant énergiquement les théories antireligieuses des novateurs, avaient prêté une oreille trop docile à leurs idées politiques et sociales. L'un d'eux, Sieyès, avait publié, dans l'intervalle qui s'écoula entre la dissolution de l'assemblée des notables et la réunion des états généraux, trois brochures retentissantes : la première était intitulée : Vue sur les moyens d'exécution, la seconde, Essai sur les privilèges, la troisième portait pour titre : Qu'est-ce que le tiers état ? Deux phrases la résumaient : Qu'est-ce que le tiers état ? Rien. — Que doit-il être ? Tout.

Emmanuel-Joseph Sieyès, né à Fréjus le 3 mai 1748, devait être une des figures les plus considérables de la Révolution, et peut-être, dit Sainte-Beuve[17], la plus singulière. Il deviendra, en tout cas, l'homme le plus représentatif de l'Assemblée constituante, à laquelle il fournira, la plupart du temps, l'idée inspiratrice ou la formule définitive de ses déclarations. Entré à dix-sept ans[18], avec une vocation douteuse, au séminaire de Saint-Sulpice, il y avait fait montre d'une telle hardiesse d'idées, que ses maîtres l'invitèrent amicalement à se retirer dans un autre établissement[19]. Après avoir pris sa licence en Sorbonne, il fut ordonné prêtre quelques années plus tard, au séminaire de Saint-Firmin. Peu de temps après, de ses réflexions sur les écrits de Condillac, de Bonnet, d'Helvétius, de Rousseau et des économistes, l'abbé Sieyès s'était fait une doctrine personnelle d'art social, comme il disait. Cet art social, qu'il prétendait avoir découvert, consistait essentiellement dans l'abolition des privilèges de l'aristocratie, et dans l'organisation de la démocratie en certains cadres extrêmement compliqués. La division du travail appliquée aux diverses fonctions de l'Etat, et un système ingénieux de représentation des personnes et des intérêts, en faisaient le fond.

Les esprits aventureux, quelques âmes naïves se passionnèrent pour ces innovations. Un jour, dans son salon, Mme de Staël déclara que les écrits et opinions de l'abbé formeraient une nouvelle ère en politique, comme ceux de Newton en physique[20]. Au fond, dit Sainte-Beuve[21], il y avait en Sieyès du Descartes, c'est-à-dire de l'homme qui fait volontiers table rase de tout ce qui a précédé, et qui recommence en toute matière, sociale, économique et politique, une organisation nouvelle.

Les idées de Sieyès répondaient trop aux tendances générales de l'assemblée pour ne pas y exercer une influence prépondérante. L'attitude prise dès le début par le clergé devait dépendre beaucoup de cette influence.

Sur les représentants des trois ordres, d'ailleurs, comme sur toutes les classes de la société française, l'esprit de ceux qui s'appelaient les philosophes, dominait dans une mesure plus ou moins large. Deux hommes, nous le savons, avaient résumé cet esprit prétendu philosophique : Voltaire et Rousseau, Voltaire le démolisseur de l'ancien monde, et Rousseau le prétendu constructeur d'un monde nouveau. La doctrine de l'un et de l'autre avait reçu bon accueil dans les salons du grand monde, y avait même été, nous l'avons vu, efficacement propagée. La franc-maçonnerie, nous le savons aussi, comptait elle-même dans son sein, ou parmi ses amis, un certain nombre de membres de la haute noblesse et du clergé.

Mais, ni le jansénisme de Camus et de Treilhard, ni les utopies de Sieyès, ni la philosophie, ni la franc-maçonnerie n'auraient exercé une action efficace et prompte, s'ils n'avaient pas trouvé, pour se manifester et pour s'imposer, un organe puissant. Cet organe se rencontra dans un homme qui devait être à la fois le plus fougueux des orateurs et le plus rusé des politiques : Mirabeau. Aristocrate de race, qui comptait dans sa famille plus de quatre cents ans de noblesse prouvée, et qui venait de passer au tiers état par dépit, Mirabeau devait rester toujours, même lorsqu'il se vendrait à la monarchie, même lorsqu'il proposerait au clergé de se faire le défenseur de ses droits, le type du révolutionnaire, c'est-à-dire de celui qui bouleverse et qui improvise. Tout en lui était une force, parce que tout en lui portait la séduction entraînante qu'exerce le geste de la violence sur les esprits impatients. On ne connaît pas, disait-il, toute la puissance de ma laideur. Cet homme, décrié pour ses mœurs, pouvait parler ainsi de sa laideur morale comme de sa laideur physique. Lorsque, fièrement rejetée sur son cou de taureau, sa tête énorme apparaissait à la tribune, avec son teint olivâtre, ses joues couturées par la petite vérole, ses yeux flamboyants, que la passion animait parfois jusqu'au point de les injecter de sang, et sa bouche irrégulièrement fendue, d'où sortait une voix de tonnerre, tout ce qu'il y avait de révolte dans les âmes se reconnaissait aussitôt. Les paroles du tribun faisaient alors le tour de la France. Lés rêves et les passions qui fermentaient dans l'âme du peuple, lui revenant en formules enflammées, redoublaient son malaise : l'anarchie était près d'éclater.

 

III

Elle éclata dès les premières séances de l'assemblée ; et les événements se précipitèrent. Par la Déclaration des Droits de l'homme, qui, grâce à l'anarchie, fut pratiquement interprétée comme un oubli des droits de Dieu ; par la loi mettant à la disposition de l'Etat les biens de l'Eglise, qui, pour la même raison, aboutit à la spoliation pure et simple du clergé ; par la suppression des vœux de religion, qui équivalut à la suppression de la vie religieuse, et par la Constitution civile du clergé, qui fut proprement la mainmise de l'Etat sur le clergé catholique, la Révolution eut bientôt franchi les premières étapes de la guerre entreprise contre l'Eglise catholique.

Deux mots de Mirabeau et de Sieyès déchaînèrent le mouvement révolutionnaire. Dès le z 7 juin, les députés du tiers état avaient, sur la motion de Sieyès, déclaré que, représentant à eux seuls les quatre-vingt-seize centièmes de la nation, ils se constituaient Assemblée nationale. Le 23 juin, le roi déclara annuler la délibération du 17, et ordonna aux trois ordres de se séparer sur-le-champ. Il n'y a que la force, s'écria Mirabeau, qui puisse nous faire sortir d'ici. Quant à moi, on ne me mettra dehors que percé de baïonnettes[22]. Et Sieyès, s'adressant à ses collègues, leur dit : Vous êtes aujourd'hui ce que vous étiez hier : délibérez. Peu de temps après, la majorité du clergé, et quarante-sept membres de la noblesse, le duc d'Orléans en tête, vinrent se joindre aux députés du tiers. L'assemblée, pour mieux indiquer son but, prit le nom d'Assemblée constituante. La Révolution était faite en principe.

De tels événements ne pouvaient se produire sans un retentissement profond dans l'âme populaire. Nous n'avons pas à raconter ici les agitations qui suivirent : la concentration des troupes à Versailles et à Paris ; le renvoi du ministre Necker ; l'émeute du Palais-Royal, Camille Desmoulins, un pistolet à la main, criant à la foule : Le renvoi de Necker est le tocsin d'une Saint-Barthélemy de patriotes : Aux armes ! ; le peuple arborant une nouvelle cocarde en signe de ralliement ; Paris se remplissant tout à coup d'une foule armée ; les boutiques se fermant partout ; les cloches sonnant l'alarme presque sans trêve. C'était bien l'éveil de ce qu'un historien a appelé l'anarchie spontanée[23].

Deux incidents marquèrent bien le caractère du mouvement : ce furent, le 13 juillet, le pillage de la maison de Saint-Lazare, et, le 14 juillet, la prise de la Bastille.

Du premier incident, nous avons le récit détaillé, dans un mémoire rédigé par deux témoins oculaires, et portant les caractères de la plus stricte véracité[24]. La maison de Saint-Lazare était alors habitée par environ quatre cents personnes, dont deux cents prêtres, plus de cent novices ou étudiants, quatre-vingts frères et pensionnaires... Dans la nuit du 12 au 13 juillet, sans que rien eût pu annoncer ce mouvement, deux cents hommes diversement armés accoururent en tumulte devant les portes. Ils paraissaient encore incertains de ce qu'ils devaient faire, lorsque, sur les deux heures et demie du matin, au petit jour, sur l'ordre de quelques chefs, les portes furent enfoncées à coups redoublés. Les brigands se précipitèrent dans la maison... Ils se firent servir à boire et à manger au réfectoire, et demandèrent de l'argent. On concevait l'espoir de les faire sortir sans difficultés. Mais, toutes les avenues étant ouvertes, une populace innombrable emplit la maison. Vers dix heures du matin, commença une horrible dévastation. On mit en pièces les meubles, les lambris, les portes, les croisées, les lits ; on pilla toutes les chambres. On frappait jusqu'aux murailles, on en écornait les angles. La grande bibliothèque, composée de près de cinquante mille volumes, celles des professeurs, des étudiants et des pensionnaires, furent, avec leurs trumeaux et leurs treillages, jetées par les fenêtres, dispersées dans les cours, réduites à un état de dégradation qui ne laissa pas l'espoir d'en extraire le moindre assortiment... On ravagea la chambre de saint Vincent de Paul, où l'on conservait les effets qui avaient été à son usage ; on brisa sa statue, placée récemment dans un vestibule... On tua des moutons qui paissaient dans l'enclos ; on mit le feu aux granges, et les pompiers eurent peine à arrêter l'incendie... Tout était à craindre pour les prêtres de la maison. Plusieurs furent frappés, mais aucun d'eux ne périt. Plusieurs passèrent par-dessus les murs de l'enclos ; des infirmes furent conduits au couvent des Récollets, qui était voisin, et à l'Hôtel-Dieu... On avait fait croire que les lazaristes avaient de grands magasins de blé, qu'ils étaient des accapareurs. Mais ce qu'on trouva aurait suffi tout au plus pour les besoin£ de la maison pendant trois mois. Tout le quartier savait qu'ils faisaient depuis six mois des distributions de pain et de soupe à plusieurs centaines de pauvres. Mais on voulut donner aux yeux du peuple un air de vraisemblance à l'accusation. On s'empara d'un prêtre et d'un sous-diacre de la maison. Tous deux, en soutane, furent mis sur une charrette, assis sur des sacs de blé, et conduits à la halle, sous l'escorte d'hommes portant des torches et des armes. Ces hommes eussent fini par les immoler sans l'adresse et l'énergie d'un officier de garde... Il y eut, au milieu de ce désastre, plusieurs circonstances fort remarquables. La première, c'est qu'il n'y eut aucune profanation dans l'église. Ce fut le seul endroit de la maison épargné... On remarqua encore que, dans les chambres dévastées, l'image de Jésus-Christ crucifié fut respectée. Une autre circonstance singulière, c'est le respect avec lequel les brigands traitèrent un vénérable vieillard, presque octogénaire, qui était paralytique : sur la demande de l'infirmier, ils le portèrent eux-mêmes à la maison des Filles de la Charité, dont il avait été le directeur. Nous vous apportons votre Père, dirent-ils en entrant... Quelques heures après, une quinzaine d'hommes, puis vers les cinq heures, un plus grand nombre se présentèrent à la maison des Filles de la Charité, dans l'espoir d'y trouver ce magasin de blé, qu'on avait vainement cherché à Saint-Lazare. Quelques-uns voulurent entrer à la chapelle. Les novices y étaient réunies. Les marques d'effroi de ces jeunes filles et la sainteté du lieu leur firent impression. Ils sortirent en donnant quelques signes de respect. Quelques-uns même se mirent à genoux. Dans ces diverses visites, pas un propos indécent ne fut entendu.

Ce récit, marqué au coin d'une parfaite sincérité, indique bien le caractère de ces premières émeutes populaires. C'est un théoricien, un journaliste, Camille Desmoulins, jeune avocat sans cause, âgé de vingt-neuf ans à peine, nourri des théories du Contrat social, qui met tout en branle. C'est une populace affamée qui se rue au pillage. Cependant, aux heures mêmes de sa plus grande exaltation, le peuple garde encore un instinctif respect de la religion, de la pudeur et de toutes les choses saintes. Il n'en sera pas toujours ainsi ; et le peuple de Paris, comme celui de la province, s'accoutumera malheureusement peu à peu à tous les sacrilèges et à toutes les horreurs.

La haine seule des accapareurs avait soulevé la foule dans le pillage de Saint-Lazare. La prise de la Bastille, qui eut lieu le lendemain, fut due à un mouvement d'exaltation politique.

Dans l'opinion publique, la Bastille, vieille prison d'Etat, que de simples lettres de cachet du roi[25] peuplaient de prisonniers, était la personnification la plus vivante du despotisme. Elle avait été construite par Charles V pour servir à la défense de la ville et n'avait reçu que plus tard sa destination de prison. On y enfermait, il est vrai, beaucoup plus de grands seigneurs que de gens du peuple, et l'histoire a démontré que les prisonniers y menèrent généralement une vie assez douce[26]. Mais n'importe. Des légendes et des pamphlets en avaient fait un lieu de mystère et d'épouvante. Le peuple s'en tenait à cette image.

Les événements du 14 juillet sont trop connus pour qu'on en retrace ici le tableau : l'attaque menée par les milices, hâtivement armées des fusils et des canons pris aux Invalides ; le gouverneur de Launey, le prévôt des marchands Flesselles et plusieurs officiers subalternes massacrés ou pendus ; leurs têtes, éclaboussées de sang, portées au bout dis piques, au-dessus d'une foule hurlante, et la promenade en triomphe des prisonniers délivrés : quatre faussaires, deux fous et un débauché sadique. On raconte que Louis XVI, en apprenant cet événement, s'écria : C'est donc une révolte ?, et que le duc de Liancourt lui répondit : Non, Sire, c'est une révolution ! La foule, qui avait reculé la veille devant l'image du Christ, montrait qu'elle ne reculerait pas devant le symbole de ce qu'elle appelait la tyrannie.

L'événement produisit, dans toute l'Europe, une impression profonde ; et les souverains y virent le présage de prochains bouleversements dans leurs Etats[27].

Il faut bien le reconnaître, ni le peuple ni le clergé lui-même ne parurent voir dans cet événement une attaque à la religion. Le 15 juillet, une députation de l'assemblée, prise dans les trois ordres et parmi laquelle se trouvait le comte de Lally-Tollendal, M. de Juigné, archevêque de Paris, et Bailly, député de la capitale, se rendit à l'Hôtel de Ville. Bailly fut acclamé maire de Paris, en remplacement du prévôt Flesselles ; Lafayette fut investi du commandement de la garde nationale. Puis l'archevêque invita le peuple à se rendre à la métropole pour y chanter un Te Deum, en action de grâces pour le rétablissement de la paix[28]. Entre les passions brutales de la foule, les rêveries philosophiques des disciples de Rousseau et les principes de l'Evangile, une confusion incontestable existait, du moins dans un grand nombre d'esprits ; et cette confusion ne disparaîtra que peu à peu : c'est sa persistance qui nous permettra de comprendre beaucoup d'événements parmi ceux que nous allons raconter.

Les votes de la nuit du 4 août et la Déclaration des Droits de l'homme, publiée le 23 août, révèlent la continuation du même état d'âme.

 

IV

Les exemples donnés par la capitale furent suivis dans les provinces. On avait pillé à Paris ; on avait détruit le symbole de la tyrannie ; on avait élu, dans un mouvement spontané, un gouvernement municipal. Sous l'inspiration de feuilles séditieuses, répandues à profusion dans les villes et les campagnes, à l'instigation d'agitateurs révolutionnaires, qui parcouraient la France en y semant de fausses terreurs, des bandes de brigands se levèrent de toutes parts : partout où un centre d'accaparement était signalé, partout où se dressait une bastille, féodale ou monastique, l'alarme se répandait. S'emparer des grains mis en réserve pour provoquer la famine ; détruire les derniers asiles où se perpétuaient les inégalités sociales : tels furent les mots d'ordre.

Alors ceux qui étaient tout désignés pour prendre la défense de l'ancien régime commencèrent l'émigration. Le comte d'Artois avec ses deux fils, le prince de Condé, le prince de Conti, les maréchaux de Broglie et de Castries, le duc de Polignac, le prince de Lambesc, le baron de Breteuil et plusieurs autres membres de la noblesse passèrent à l'étranger. Leurs demeures abandonnées furent investies par des bandes armées ; on les pilla ; des feux de joie s'allumèrent, alimentés par de vieilles chartes ; et plus d'un château fut la proie des flammes[29] : c'était la fin d'un régime devenu odieux. Pour achever sa ruine, villes et bourgs faisaient, comme à Paris, leur révolution municipale, élisaient des comités permanents, armaient la garde nationale, congédiaient les agents du pouvoir central, essayaient de se gouverner eux-mêmes.

Le bruit de ces agitations, en parvenant à la capitale, y troubla les esprits.

Le moyen le plus efficace de calmer l'effervescence populaire, n'était-ce pas de sacrifier tout ce qui lui portait ombrage ! Ce que le peuple allait prendre de force, mieux valait le lui offrir de bonne grâce : telle fut l'origine de l'acte décisif qui s'accomplit la nuit du 14 août.

Un représentant de la noblesse, le vicomte de Noailles, proposa d'urgence l'abolition de tous les droits féodaux ; le clergé, dans un élan de générosité enthousiaste, s'y associa aussitôt. Il était coutumier des grands sacrifices : on l'avait vu, à toutes les époques de crise, offrir largement ses dons gratuits à la monarchie. Cette fois-ci, le don fut aussi irréfléchi que généreux. Par la bouche de M. de Juigné, archevêque de Paris, le clergé renonça à ses droits fonciers. Puis on vit successivement M. de La Fare, évêque de Nancy, M. de Lubersac, évêque de Chartres, et M. de Boisgelin, archevêque d'Aix, se lever, le premier pour condamner les droits féodaux des seigneurs ecclésiastiques ; le second pour parler contre le droit de la chasse ; le troisième pour flageller l'extension arbitraire des prétendus droits domaniaux, de la gabelle et des aides[30]. On vota le rachat des dîmes, la prohibition de la pluralité des bénéfices, et l'abolition du droit de déport, ou droit qu'avaient dans plusieurs diocèses les évêques ou les archidiacres de jouir du revenu des cures vacantes. Les curés, n'ayant aucun droit féodal à sacrifier, offrirent du moins leur casuel. Dans l'entraînement où l'on se trouvait, on associa le pape lui-même à ce sacrifice par la suppression des annates. Vers la fin de la séance, en effet, l'abbé Grégoire gravit les degrés de la tribune : Je propose, dit-il, l'abolition des annates, ce monument de simonie contre lequel a déjà statué le concile de Bâle. Les esprits étaient trop échauffés pour discuter à froid cette question, qui en valait pourtant bien la peine ; car, non seulement l'autorité du concile de Bâle ne pouvait être canoniquement invoquée, mais le clergé de France ne pouvait juridiquement disposer des droits du Souverain Pontife sans l'avoir consulté ; d'ailleurs la question des annates avait été réglée par une clause formelle du concordat de 1516[31]. L'abolition de ce dernier droit fut pourtant décidée sans qu'aucune discussion s'élevât. L'ensemble des articles fut voté au milieu de l'enthousiasme général. Les députés du tiers, pour prendre leur part dans ce mouvement de générosité, abandonnèrent les privilèges appartenant à certaines provinces et à certaines villes. Le clergé, par la voix de l'archevêque de Paris, offrit de chanter un Te Deum solennel d'action de grâces à Notre-Dame, et la noblesse, par l'organe du marquis de Lally-Tollendal, proposa de décerner à Louis XVI le titre de Restaurateur de la liberté française.

Les jours suivants, l'assemblée, bien loin de témoigner aucun regret de son vote, ne fit qu'en accentuer les dispositions.

L'article V du décret voté dans la nuit du 4 août avait décrété le rachat des dîmes dues au clergé. Mais comment l'Etat, dans la situation déplorable où se trouvaient réduites ses finances, pourrait-il faire face aux obligations créées par ce rachat[32] ? Le 8 août, à l'occasion d'un emprunt demandé par le ministre Necker, le marquis de La Coste, député du Charolais, proposa d'hypothéquer cet emprunt sur les biens du clergé. La mesure était prématurée ; on la repoussa pour le moment. Mais le surlendemain Mirabeau demanda qu'on votât la suppression pure et simple de la dîme. Après tout, la dîme était-elle autre chose /qu'une forme du salaire toujours révocable avec lequel la nation rétribuait les officiers de morale et d'instruction ? Et comme à ces mots quelques murmures se faisaient entendre : Je ne connais que trois manières d'exister dans la société, s'écria le tribun de sa voix formidable : il faut y être ou mendiant, ou voleur, ou salarié. Tout le principe du communisme était dans ces paroles[33]. Une partie notable de l'assemblée fut entraînée par le discours de Mirabeau. L'abbé Sieyès eut pourtant le courage de faire entendre, dans cette circonstance, le langage du bon sens. Il fit observer que les biens grevés de la dîme n'avaient été achetés par les propriétaires actuels qu'en tenant compte des charges qui les grevaient. Supprimer ces charges, c'était simplement faire hausser la valeur de ces biens. Je ne crois pas, fit judicieusement observer l'orateur, qu'il faille faire présent de soixante-dix millions de rente à des propriétaires fonciers. Ce ne seront pas les pauvres qui profiteront de l'abolition pure et simple ; ce seront les riches. D'un ton plus pathétique, un humble curé s'écria : Messieurs du tiers, quand vous nous avez priés de venir à vous au nom d'un Dieu de paix[34], était-ce donc pour nous étrangler, ou pour nous faire mourir de faim ? La suppression des dîmes diminuait, en effet, de moitié les revenus du clergé[35].

Mais l'assemblée commençait à subir l'influence des foules, exaspérées par la misère, fascinées par les utopies sociales, exploitées par des meneurs avides de popularité. Dans la journée du 10 août, des bandes tumultueuses arrivèrent de Paris à Versailles, demandant à grands cris du pain et le réclamant sur les biens des prêtres. Le 11 août, pour désarmer toutes les préventions qu'on pouvait nourrir à son égard, le clergé décida de ne pas prolonger une discussion où il rougissait de défendre des intérêts pécuniaires. Plusieurs curés demandèrent la lecture d'un acte où ils déclaraient faire l'abandon de leurs droits sur la dîme. L'archevêque de Paris monta à la tribune et prononça les paroles suivantes[36] : Mes collègues n'ont fait que devancer le sacrifice que nous offrons tous à la patrie : nous remettons tous dans les mains de la nation toutes les dîmes ecclésiastiques, et nous nous confions entièrement à sa sagesse. Que l'Evangile soit annoncé, que le culte divin soit célébré avec décence et dignité, que les églises soient pourvues de pasteurs vertueux et zélés, que les pauvres soient secourus : voilà la fin de notre ministère.

Le même jour, un mémoire envoyé à l'assemblée par les expéditionnaires en cour de Rome, qui demandaient au législateur français de revenir sur le vote relatif aux annates, fut une occasion pour les Constituants de mieux accentuer le caractère de leur décret sur ces droits du Saint-Siège Quelqu'un demanda à qui les évêques s'adresseraient désormais pour se faire instituer si les annates étaient supprimées. Le janséniste Camus répondit : Les évêques seront confirmés par les métropolitains, et ceux-ci par le concile national. L'Assemblée décréta en conséquence que les diocésains s'adresseraient désormais à leurs évêques pour toutes les provisions de bénéfices et dispenses. Toute la constitution civile du clergé, dit M. Frédéric Masson[37], était en germe dans cette résolution. Mais les membres du clergé n'en virent pas sans doute en ce moment toute la portée, et aucune voix de protestation ne s'éleva contre la proposition de Camus.

Un candide enthousiasme aveuglait les meilleurs esprits. Le 14 août, dans un mandement destiné à être lu en chaire par tous les prêtres ayant charge d'âmes du diocèse de Paris, M. de Juigné s'écriait[38] : Ô époque à jamais mémorable dans l'histoire de la nation ! Que n'avez-vous pu être témoins, mes Frères, de ce qui s'est passé le 4 de ce mois dans l'Assemblée nationale ! Avec quelle reconnaissance vous auriez vu ces représentants de tous les ordres, de toutes les provinces et de toutes les villes du royaume, animés, transportés par l'amour et l'enthousiasme du bien public, se dépouiller à l'envi des privilèges et des droits les plus anciens et les plus précieux pour en faire le sacrifice au soulagement du peuple et au bonheur général de la patrie ! Les jansénistes, de leur côté, se réjouissaient de voir l'Eglise enfin spiritualisée par l'abandon de ses richesses matérielles. Le révolutionnaire Prudhomme, d'autre part, écrivait dans son journal, à la date du 16 août[39] : La France sort d'un long et humiliant esclavage. On lisait, enfin, dans le Moniteur : En une nuit, la face de la France a changé ; en une nuit, l'arbre fameux de la féodalité, dont l'ombre couvrait toute la France, a été renversé ; en une nuit, un peuple nouveau semble avoir repeuplé ce vaste empire[40].

 

IV

Les législateurs étaient trop encouragés par de telles approbations pour s'en tenir là. Aussi bien avaient-ils eu l'intention, eu se déclarant constituants, de faire une œuvre plus positive. Sur les ruines de l'ancien régime, ils rêvaient de bâtir une nouvelle constitution.

Les cahiers des doléances rédigés par les trois ordres leur fournissaient une base toute naturelle[41]. Sur plusieurs points, ces cahiers étaient à peu près unanimes. Division des pouvoirs, telle que l'Angleterre la pratiquait et que Montesquieu l'avait préconisée ; décentralisation administrative, par la suppression des intendants et le rétablissement des assemblées provinciales ; suppression des monopoles, des douanes intérieures et de toutes entraves au commerce et à l'industrie : tels étaient les vœux sur lesquels la noblesse et le clergé se rencontraient avec le tiers état. Mais la noblesse et le tiers se divisaient sur la manière d'entendre l'assiette des impôts ; et le clergé se séparait de l'une comme de l'autre par la place prépondérante qu'il donnait à la religion dans l'organisation sociale.

Par le sérieux de leur rédaction et par l'élévation de leur inspiration générale, les cahiers du clergé avaient une importance capitale. C'est en les étudiant avec attention qu'on a peut-être la pensée la plus profonde et la plus vraie de la nation à la fin du XVIIIe siècle ; dans telles ou telles de leurs expressions, particulièrement vibrantes, on sent battre, pour parler ainsi, avec toutes les passions qui l'agitaient alors, le cœur même de la France.

De tout l'ancien régime politique, le clergé paraît fort peu s'être mis en peine de prendre la défense. Périodicité des états généraux, développement des assemblées provinciales et abolition des lettres de cachet : ce programme d'une constitution politique libérale n'est combattu dans aucun de ses cahiers et y trouve souvent un écho favorable[42]. Il se résigne, semble-t-il, à la chute, non de la monarchie, dont il demande, au contraire, le maintien, mais de l'ancien régime politique. Ce qui éveille les sollicitudes du clergé, ce sont les périls que font courir à la foi catholique les progrès de l'incrédulité, c'est la corruption des mœurs, c'est le peu de zèle d'un trop grand nombre de prêtres. Le clergé du bailliage d'Amiens propose d'organiser un service d'inspection de la librairie sous la direction d'une commission composée d'un magistrat intègre, d'un homme de lettres incorruptible et d'un théologien exact[43]. Une sénéchaussée du Midi propose de répandre, comme antidote aux publications de l'incrédulité, un exposé populaire de la doctrine catholique. Dans de nombreux cahiers, on demande une organisation plus ferme du clergé par le rétablissement de synodes diocésains et de conciles provinciaux, par la création d'écoles spéciales de prédication, où les jeunes prêtres se formeraient à la parole publique[44].

Il faut le reconnaître, les réclamations du clergé pour le maintien de ses droits ne vont pas sans une certaine âpreté d'expression, qu'on ne cherche pas à dissimuler. On sent que ces plaintes ont été discutées, dans des séances parfois orageuses, par des hommes qui ont souffert du désordre social. Là où l'influence du haut clergé a prévalu, on rappelle avec une hauteur mêlée d'inquiétude, que le clergé est le premier ordre de l'Etat. L'exigence est d'autant plus tenace, qu'elle s'abrite derrière la cause de Dieu[45]. Là où domine l'influence du bas clergé, les formules des doléances ont parfois un vague accent de révolte. Presque partout, au nord comme au midi, à l'est comme à l'ouest, les curés s'insurgent nettement contre un ancien édit qui a donné à l'évêque le droit d'infliger à ses prêtres un internement de trois mois dans un séminaire. Bien des cahiers demandent que l'accès aux dignités ecclésiastiques soit désormais réglé par la voie des concours, des conditions d'âge et d'ancienneté. Rien de plus juste, dit un historien[46] ; mais le vœu n'est anonyme qu'en apparence ; aux yeux de ceux qui le développent, il se personnifie sous une forme concrète, celle de l'évêque nommé trop jeune, du grand vicaire qui ne sait rien, du chanoine promu à vingt-cinq ans, et pour qui, à vingt-cinq ans, a commencé le repos.

Aussi, en bien des endroits, les évêques ont-ils fait des réserves. L'évêque d'Amiens exprime la crainte que les états généraux contiennent trop peu de prélats et que les questions religieuses y soient discutées sans compétence. L'évêque d'Evreux s'élève contre l'esprit de cabale et d'insubordination apporté par les curés à l'assemblée qu'il a présidée. La justice ne peut pas vouloir, s'écrie-t-il, qu'il y ait une classe qui, par sa supériorité de trente suffrages contre un, écrase tout le reste. Il raille la prétention des curés, qui, à propos de la rédaction des cahiers, se piquent d'être à la fois administrateurs, légistes, financiers[47].

Chose étrange, et par laquelle le clergé de France est bien représentatif de la nation tout entière : l'aigreur, le dépit, les rivalités sourdes, qui percent çà et là dans les documents de cette époque entre les diverses classes de la société, n'empêchent nullement l'unanimité touchante, parfois naïve, avec laquelle prélats et curés demandent tout ce qui peut améliorer le sort de leurs ouailles : un souffle de philanthropie chrétienne passe dans ces cahiers du clergé de France. On y demande la multiplication d'asiles pour les vieillards, d'écoles, de bureaux de bienfaisance, de dépôts de remèdes gratuits dans les campagnes. Le clergé de Charolles, en réclamant le maintien des moines, fait surtout valoir qu'ils sont utiles pour la décharge des familles[48]. Partout une réaction contre la centralisation excessive de l'ancien régime se manifeste. On exprime le vœu que l'argent des provinces se dépense là où il est produit et que les charges et les dignités soient réservées aux gens du pays[49]. Partout aussi les mots de liberté, de réforme, de fraternité, de nation, d'égalité, apparaissent avec une fréquence qui indique une fermentation d'idées, où l'esprit du christianisme et celui de la philosophie du XVIIIe siècle se mêlent étrangement[50].

Ce fut précisément de ces idées générales, trop souvent équivoques, que les théoriciens de l'assemblée voulurent faire la base de la constitution de la France. Malheureusement, ils les interprétèrent dans le sens de la philosophie rationaliste ; et ceux qui leur succédèrent les appliquèrent presque toujours dans un esprit hostile à l'Eglise catholique. C'est ainsi que la Déclaration des Droits de l'homme, qui ne devait être, dans l'intention de ses auteurs, que la philosophie des cahiers des trois ordres, devint en fait le point de départ des mesures persécutrices qui furent prises contre la religion[51].

Dès ses premières séances, l'assemblée avait décidé que la nouvelle constitution serait précédée, à l'imitation de la constitution américaine, d'une déclaration de principes. Le mercredi 19 août, l'abbé Sieyès présenta un projet qui, dit l'annaliste Prudhomme[52], fut trouvé trop métaphysique par le plus grand nombre des opinants. Les séances des jours suivants furent consacrées à la discussion de plusieurs autres projets. Deux courants philosophiques se manifestèrent alors. Mais l'école constitutionnelle, qui se rattachait à Montesquieu et qui avait pour représentants Mounier, Lally-Tollendal, Clermont-Tonnerre et Necker, essaya en vain de faire prévaloir une politique réaliste et modérée ; l'école démocratique de Jean-Jacques Rousseau, défendue par Sieyès[53] et Mirabeau, ne tarda pas à entraîner à sa suite la majorité de l'assemblée, à la gagner à ses théories abstraites et systématiques. Les méthodes des sciences mathématiques, avait écrit Condorcet[54], ont ouvert des routes nouvelles aux sciences politiques et sociales. Les législateurs de 1789 semblèrent s'inspirer de cette maxime. Le 23 août, en présence et sous les auspices de l'Être suprême, fut solennellement publiée, en un préambule dont Mirabeau se déclara l'auteur, et en dix-sept articles dont les trois premiers furent dus à l'inspiration de La Fayette[55], la Déclaration des Droits de l'homme et du citoyen. Les trois premiers articles en contenaient toutes les dispositions essentielles, d'où toutes les autres pouvaient se déduire logiquement ; et ces trois articles pouvaient se résumer en ces trois mots, par lesquels tout le Contrat social de Rousseau s'exprime : liberté, égalité, souveraineté du peuple.

Les hommes, dit l'article Ier, naissent et demeurent libres et égaux en droit. Sans doute les théologiens les plus orthodoxes avaient depuis longtemps proclamé que tous les hommes sont égaux en nature, et que, par nature, il n'y a ni inférieur ni supérieur, mais ils avaient eu soin d'ajouter que la communauté a reçu de Dieu la puissance de transférer le pouvoir à un ou à plusieurs, lesquels commanderont dès lors à chacun au nom de Dieu[56]. La déclaration révolutionnaire semblait proclamer, au contraire, inamissibles la liberté et l'égalité primitives.

Le principe de toute souveraineté, disait l'article 3, réside essentiellement dans la nation. Le cardinal Bellarmin avait enseigné, au XVe siècle, que la puissance publique réside immédiatement dans la multitude comme dans son sujet ; et cette doctrine, enseignée par la plupart des auteurs scolastiques, se réclamait de l'autorité de saint Thomas d'Aquin. Mais le savant jésuite niait qu'un tel principe entrainât pour le peuple le droit perpétuel à la révolte ; et c'est bien ce que semblaient affirmer, à l'exemple de Rousseau, les législateurs de 1789.

Le vice radical, propre à donner aux trois mots de liberté, d'égalité et de souveraineté populaire un sens révolutionnaire, se trouvait dans l'article 2, restreignant le but de toute association politique à la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'homme. C'est toute l'école et toute la tradition catholique qui assignaient pour but à la société civile d'aider l'homme, dans la sphère de ses intérêts temporels, à accomplir ses devoirs envers Dieu et envers ses semblables. Mirabeau lui-même, appuyé par le janséniste Camus, avait dit le mot juste, lorsque, en présentant un projet de déclaration en dix-neuf articles, destinée à agrandir la raison et la parfaite liberté humaine, il s'était écrié : Ce n'est pas la Déclaration des droits qu'il faudrait dire, c'est la Déclaration des devoirs ![57]

Moins réalistes sur ce point que le fougueux tribun, plus confiants en la sage interprétation d'une déclaration rédigée en présence et sous les auspices de l'Etre suprême, les membres du clergé ne discernèrent pas assez les périls des formules qu'on leur proposait de souscrire, et tous, au témoignage de M. Emery, la souscrivirent sans qu'il leur vînt aucunement la pensée de faire schisme[58]. N'avait-on pas vu des rois chrétiens appliquer, dans un sens respectueux et non exclusif des droits de Dieu et de l'Eglise, cette formule des légistes, tout aussi inacceptable en sa littéralité, à savoir que le bon plaisir du roi a force de loi[59] ? Les événements allaient bientôt faire évanouir ces illusions.

 

V

La proclamation des Droits de l'homme, interprétée dans le sens individualiste et rationaliste que lui donnait la philosophie de Rousseau, ne pouvait que favoriser le développement des ferments d'anarchie que nous avons déjà vus apparaître dès les premiers jours de l'Assemblée constituante.

Le jour même où fut publiée la Déclaration, le journaliste Prudhomme remarquait dans son journal que les soixante districts de Paris, créés lors de la convocation des états pour remplacer les circonscriptions paroissiales, se considéraient comme des autorités indépendantes, s'attribuaient des pouvoirs législatifs, cassaient les arrêtés qui ne leur plaisaient pas. Telles sont, concluait-il[60], les causes de l'anarchie dans laquelle nous sommes plongés ; chaque jour aggrave notre situation à cet égard. A côté des comités de district, les clubs et les loges maçonniques prenaient aussi des initiatives hardies. M. Gustave Bord a montré que, dès les premiers mois de 1789, la Société du Port, dont le membre le plus influent était La Fayette ; la Société Bergasse, qui payait les pamphlets dé Brissot ; la Société de Viroflay, qui, suivant l'expression maçonnique de Lameth, travaillait au progrès des lumières, et surtout le Club breton, futur Club des jacobins, qui pratiquait déjà, de l'avis de Sieyès, une politique de caverne, étaient des sociétés maçonniques, au moins par l'affiliation de leurs membres les plus influents.

Autour de ces centres organisés, des foules ; des groupements, plus ou moins spontanés, de misérables, aigris par la misère, provoquaient de fréquentes alarmes. Depuis le 14 juillet, dit Albert Sorel[61], on voyait le ministère dominé par l'assemblée ; l'assemblée par les clubs ; les clubs par les démagogues ; les démagogues par la populace armée, fanatique et famélique, qu'ils croyaient entraîner à leur suite et qui, en réalité, les chassait devant soit.

La Déclaration des Droits de l'homme et du citoyen ne fit qu'exalter ces entreprises révolutionnaires. Fondant toute l'organisation sociale sur la seule protection de l'indépendance individuelle, elle enivra les citoyens de leur propre puissance. Le droit divin des foules, selon les expressions d'un psychologue, prétendit alors remplacer le droit divin des rois[62]. Le 24 août, Bailly écrit dans ses Mémoires : Aujourd'hui la distribution du pain a été très pénible... On craint un soulèvement des ouvriers de Montmartre[63]. La veille, Prudhomme avait écrit dans son journal : Nous n'avons été libres qu'un jour. Avant peu, les districts ne seront peuplés que d'esclaves, et les comités ne seront composés que de tyrans[64].

Une sorte d'exaltation fiévreuse animait d'ailleurs l'homme du peuple comme le bourgeois, et l'accompagnait jusque dans les délassements familiers de sa vie journalière. On lit dans le journal le plus répandu de l'époque, à la date du 25 août 1789 : On fait à Paris la visite des tableaux exposés au Louvre. L'affluence est moins considérable que les années précédentes. En effet, les allégories de l'amour, les portraits des courtisans, les flatteries des esclaves nous intéresseront fort peu. Désormais Brutus, prononçant la mort de son fils, ou Decius, mourant pour sa patrie, voilà ce qui pourra nous plaire[65].

En présence d'une pareille désorganisation et d'un tel état de surexcitation, quatre puissances traditionnelles, sagement restaurées, auraient peut-être pu s'opposer efficacement au flot montant de l'anarchie : c'étaient le pouvoir royal, l'autorité des corps judiciaires, l'influence des corporations professionnelles, l'ascendant du clergé tant régulier que séculier. L'assemblée s'appliqua à détruire chacune de ces forces l'une après l'autre.

Nous n'avons ici qu'à rappeler sommairement comment s'accomplirent les trois premières destructions. En présence des projets de constitution qui annihilaient pratiquement le pouvoir royal, Bailly écrivait, à la date du 28 août : Il me semble que le résultat de la constitution est une monarchie démocratique, ou une démocratie royale[66].

A côté des rois, les parlements avaient constitué des pouvoirs très puissants. Une loi du 3 novembre 1789 décréta leur vacance sine die ; et ces cours souveraines, comme elles s'appelaient, qui avaient osé, plus d'une fois, tenir tête à la puissance des rois et même à celle des papes, se laissèrent dissoudre, les unes après quelques vaines protestations, d'autres en déplorant, comme à Toulouse, la force irrésistible des circonstances[67]. On eût dit qu'elles se sentaient impuissantes en présence d'un mouvement révolutionnaire qu'elles auraient favorisé malgré elles par leurs principes et souvent par leur attitude.

Les corporations d'arts et métiers étaient aussi une grande force sociale. Elles constituaient pour les classes ouvrières une sorte de noblesse, parfois héréditaire, qui donnait à la profession et à l'individu une dignité dont ils étaient justement fiers. Mais ces corporations traversaient en 1789 une crise pénible. Un édit royal de 1776 les avait réorganisées suivant un programme qui les avait bouleversées profondément, L'édit avait établi, à côté des professions organisées, des professions libres, avait admis les femmes à la maîtrise, avait abaissé des deux tiers, parfois des trois quarts, les droits de réception et soumis enfin à l'élection les administrateurs et syndics, assistés désormais d'un conseil permanent. On peut croire, comme le dit un historien[68], que si le temps fût venu consolider l'œuvre de l'édit royal, les communautés eussent acquis l'unité et la cohésion qui avaient fait la force de leurs devancières, sans mériter les mêmes critiques ni tomber dans les mêmes abus. Malheureusement elles n'étaient pas sorties de leur période de transition quand la Révolution éclata. Incapables de se réorganiser au milieu des troubles incessants, elles se trouvèrent détruites en fait quand, le 14 juin 1791, la loi Le Chapelier les supprima légalement, en interdisant aux ouvriers de former des règlements sur leurs prétendus intérêts communs.

Restait l'Eglise, avec son immense ascendant religieux et son incontestable puissance temporelle. Par ses vastes possessions, qu'on évaluait à trois milliards[69], elle n'avait cessé d'être en contact permanent avec le peuple. Ses grands monastères, les somptueux palais de ses évêques, n'imposaient pas seulement le respect par leur masse puissante ou par leur belle architecture ; c'est de là que s'étaient épanchées, aux jours de misère, les plus généreuses aumônes. Et les petits biens de cure, les humbles chapellenies, où de pauvres prêtres partageaient courageusement la vie dure des populations qu'ils évangélisaient, avaient fait pénétrer son influence au fond des campagnes les plus reculées.

Trois principaux décrets de la Constituante eurent pour objet de  détruire cette puissance. Par le décret du 2 novembre 1789, qui mettait à la disposition de la nation les biens ecclésiastiques, par celui du 13 février 1790, qui supprimait les vœux de religion, et par la Constitution civile du clergé, du 12 juillet 1790, qui mettait le ministère même du clergé sous la dépendance de l'Etat, l'Assemblée constituante ne craignit pas de s'attaquer à ce dernier rempart de la foi chrétienne, de l'ordre social et de la vraie liberté.

 

VI

Sans doute, depuis la constitution de l'Assemblée nationale, le clergé n'existait plus comme premier ordre de l'Etat. Mais ses immenses possessions territoriales pouvaient, disait-on, le rendre redoutable. Sur ce point d'ailleurs, comme sur tant d'autres, les légistes et les philosophes de l'ancien régime avaient préparé l'œuvre de la Révolution. En 1749, un édit avait prohibé toute disposition testamentaire en faveur de l'Eglise et décidé que les acquisitions par dons entre vifs ou à titre onéreux ne seraient valables que moyennant autorisation[70]. Dans l'Encyclopédie, Turgot avait proclamé le droit du gouvernement à supprimer, par raison d'utilité publique, toutes les fondations[71]. Dans certains bailliages, le bas clergé lui-même s'était vaguement approprié ces vues, déclarant intangible et sacrée la petite propriété ecclésiastique, et laissant entendre qu'il n'en était pas absolument de même de la grande.

Dès le 6 août, au lendemain du généraux abandon que le clergé  venait de faire de ses revenus, le constituant Buzot hasarda cette phrase en passant : Je soutiens que les biens ecclésiastiques appartiennent à la nation. Deux jours après, le marquis de La Coste redit la même chose. Mais ces mots ne trouvèrent pas d'écho. L'opinion n'était pas mûre pour une spoliation immédiate. Trois mois plus tard, quand la question fut posée nettement devant les représentants de la nation, ceux-là mêmes qui voulaient le plus ardemment la ruine de l'Eglise ou sa sujétion politique au pouvoir civil, durent éviter une formule aussi choquante. Nous allons les voir envelopper leur pensée d'une habile périphrase ; et encore seront-ils obligés, pour obtenir les voix de leurs collègues, de faire valoir des motifs d'ordre politique et financier.

L'Assemblée était divisée en comités. La constitution d'un comité ecclésiastique avait indiqué, dès le début, le désir de donner une grande place aux questions religieuses ; mais la composition de ce comité ecclésiastique faisait craindre que ces questions ne fussent résolues dans un sens janséniste, gallican et rationaliste. Le comité comptait onze membres, dont six avocats. Parmi ceux-ci se trouvaient quatre hommes déjà connus par leur opposition aux doctrines romaines : Durand de Maillane, Lanjuinais, Treilhard et Martineau. Durand de Maillane, né à Saint-Rémy de Provence en 1729, avocat au parlement d'Aix, avait la réputation d'un magistrat intègre et savant. Il était connu du public par un commentaire des articles de Pierre Pithou sur les libertés gallicanes[72], qu'il avait publié en 1771, et par plusieurs ouvrages de droit canonique, où les doctrines du gallicanisme le plus radical étaient nettement professées. C'est également au droit ecclésiastique que l'avocat Lanjuinais s'était particulièrement appliqué. Dans les deux ouvrages latins qu'il avait composés sur cette matière[73], son seul désir, au témoignage de son fils Victor Lanjuinais[74], avait été de raviver la foi par le retour à la discipline des premiers siècles. D'une érudition moins vaste et moins sûre que Durand de Maillane, mais d'une vie probe et austère comme lui, Lanjuinais, descendant d'une vieille famille bretonne, devait montrer toute sa vie, dans la défense de ses idées, la ténacité proverbiale des gens de son pays. On le verra à la Convention, pendant l'émeute du 31 mai 1793, précipité de la tribune, y remonter et s'y cramponner entre des pistolets et des poignards. Jean-Baptiste Treilhard, fils d'un sculpteur de Brives, ne faisait pas profession, comme Durand et Lanjuinais, d'un christianisme austère. Ses idées le rattachaient plutôt à la philosophie incrédule. Sa tournure gauche, sa parole lente et d'abord embarrassée, ne prévenaient pas en sa faveur ; mais la connaissance approfondie qu'il avait des affaires et la souplesse extraordinaire de son esprit devaient lui conquérir bientôt un ascendant particulier dans le comité et à l'assemblée. L'avocat parisien Martineau avait la renommée d'un homme laborieux, actif, érudit. Il faisait hautement profession de la plus pure foi catholique. Son jansénisme, quoi qu'on en ait dit[75], ne semble faire aucun doute. Nous avons de ce fait les témoignages les plus précis, non seulement dans l'attestation de ses contemporains[76], et dans l'approbation expresse que lui donne le journal officiel du jansénisme[77], mais encore dans le texte même de son rapport et de ses discours. L'influence de ces quatre hommes, en qui l'esprit gallican, l'esprit janséniste et l'esprit philosophique du siècle se fusionnaient dans ce qu'ils contenaient de défiance à l'égard de Rome, d'attachement jaloux à de prétendues libertés nationales, devait être décisive dans la législation révolutionnaire relative au clergé.

Ce ne fut pourtant pas l'un d'eux qui posa devant l'assemblée la question des biens ecclésiastiques. Ce rôle devait appartenir à un représentant de la société frivole du XVIIIe siècle, à un membre du haut clergé et de la haute noblesse, Maurice de Talleyrand-Périgord, évêque d'Autun. Rien ne semblait désigner Maurice de Talleyrand pour cette audacieuse motion. Ancien agent général du clergé[78], il avait proclamé le domaine de l'Eglise intangible. Au début des états généraux, il avait soutenu la cour, conseillé la résistance, et ne s'était rallié qu'assez tard à l'Assemblée nationale. Les dévastations qui avaient suivi le 14 juillet l'avaient atteint jusque dans ses intérêts propres : le château de Sénozan, l'un des plus beaux du Mâconnais, incendié le 28 juillet, était une propriété de sa famille[79]. Mais les derniers événements lui avaient fait donner des gages de plus en plus significatifs aux idées nouvelles. Elu membre du comité de constitution avec Sieyès, Mounier et Lally-Tollendal, il avait, en cette qualité, pris une part active à la fameuse Déclaration des Droits. Prêtre sans vocation[80], promu à l'épiscopat malgré le désordre notoire de ses mœurs, à raison de ses services administratifs, Talleyrand était déjà l'homme de diplomatie plutôt que de gouvernement, plus hardi que profond, indifférent aux moyens, et presque au but, pourvu qu'il y trouvât des succès personnels[81]. Sa volte-face, qui devait être suivie de tant d'autres volte-face jusqu'à sa mort[82], n'avait pas d'autre mystère. La cause de l'ancien régime venait de lui apparaître comme perdue ; n'ayant rien à en espérer, il s'en détachait avec éclat et se donnait sans réserve au mouvement de l'avenir[83]. Plus il était suspect par ses antécédents, plus éclatant devait être le gage qu'il donnerait au parti victorieux.

Le 10 octobre, on vit l'évêque d'Autun gravir, de cette démarche lente et saccadée à laquelle une légère boiterie n'enlevait rien de sa distinction, les degrés de la tribune parlementaire. Il y donna lecture d'un projet de loi prononçant la vente de tous les biens-fonds du clergé au profit de l'Etat, à la charge par celui-ci d'assurer la subsistance des ecclésiastiques dépouillés. Ce fut d'une voix souple et presque caressante, disent les témoignages contemporains, ce fut d'un geste simple et dégagé, merveilleux d'aisance et de bon ton, que le prélat gentilhomme vint porter à l'Eglise, dont il était un des hauts dignitaires, ce coup fatal. Arguments

Ses arguments furent surtout d'ordre financier ; la situation économique de la France était, en réalité, presque désespérée. Malgré l'éloquente apostrophe de Mirabeau : la banqueroute est à vos portes... et vous délibérez !, deux emprunts, l'un de 30 millions, l'autre de 80, n'avaient pas été souscrits ; la contribution patriotique du quart du revenu n'avait rien produit. Or la dette s'élevait à un milliard et demi. Après avoir indiqué les ressources qui lui paraissaient insuffisantes, il en est une immense, ajouta l'évêque d'Autun, qui peut s'allier avec le respect pour les propriétés ; elle existe dans les biens du clergé... Le clergé n'est pas propriétaire à l'instar des autres propriétaires... La partie de ces biens nécessaire à l'honnête subsistance des bénéficiers est la seule qui lui appartienne ; le reste est la propriété des temples et des pauvres. Si donc la nation conserve à chaque titulaire, de quelque nature que soit son bénéfice, cette subsistance honorable, elle est bien sûre de ne pas toucher à la véritable propriété : en se chargeant de l'administration du reste, et en remplissant les obligations qui y sont attachées, comme l'entretien des hôpitaux, des ateliers de charité, la réparation des églises, les intentions des fondateurs seront exécutées, et toute justice sévèrement remplie.

L'assemblée paraissait impressionnée par cet habile sophisme. M. de Boisgelin se leva. Dans un langage non moins distingué, mais d'un ton plus grave et d'un geste plus noble, il fit remarquer avec raison que les biens n'avaient pas été donnés à l'Eglise, mais à diverses institutions, abbayes, cures, hôpitaux, collèges, pour des objets précis. Quelques jours après, l'archevêque d'Aix remonta à la tribune pour offrir, au nom de son ordre, une somme de quatre cents millions à hypothéquer sur les biens ecclésiastiques. L'argument financier tombait de lui-même, en même temps qu'auraient dû tomber tous les préjugés contre le prétendu égoïsme du clergé.

Un député de Rennes, Le Chapelier, porta alors résolument la question sur le terrain politique. Ce qu'il importait, ce n'était point tant, selon lui, d'équilibrer les finances de la France, que d'empêcher la prépondérance politique du clergé. Vous avez voulu, s'écria-t-il, détruire les ordres, parce que leur destruction était nécessaire à la sécurité de l'Etat. Si le clergé conserve ses biens, l'ordre du clergé n'est pas encore détruit. Le clergé offre des dons ; redoutez ce piège. Il veut sortir de sa cendre pour se reconstituer en ordre. Pour couper court au prétendu péril, Mirabeau eut un moment l'idée de faire proclamer la nation propriétaire des biens du clergé. La mesure était trop radicale. Elle souleva de vives protestations. La plus éloquente fut celle de l'abbé Maury. Démasquant les influences secrètes qui s'exerçaient sur plusieurs de ses collègues, il fit voir que la mesure proposée serait le triomphe des agioteurs.

Il montra ces hommes habitués à profiter des maux de l'Etat, spéculant sur la ruine du clergé, attendant cette riche proie qu'on leur préparait en silence, dévorant d'avance ces propriétés, attendant avec impatience que la vente des biens d'Eglise, en faisant monter les effets publics, augmentât subitement leur fortune[84]. Il dénonça ensuite les funestes conséquences de la spoliation du clergé au triple point de vue social, religieux et politique. Nous n'avons usurpé les biens de personne, s'écria-t-il. Nos biens nous appartiennent, parce que nous les avons acquis ou parce qu'on nous les a donnés... Or, la propriété est une ; elle est sacrée pour nous comme pour vous. Nos propriétés garantissent les vôtres. Nous pouvons produire les titres de nos acquisitions. Nous les avons faites sous l'autorisation expresse des lois... Si la nation peut remonter à l'origine de la société pour nous dépouiller de nos biens, reconnus et protégés par les lois pendant quatorze siècles, ce nouveau principe métaphysique vous conduira à toutes les insurrections de la loi agraire ; le peuple profitera du chaos pour demander le partage de vos biens. Mais la religion ne retrouvera-t-elle pas son antique pureté par suite de ce dépouillement ? Loin de là, répondait l'orateur. Le culte public sera compromis, s'il dépend d'un salaire avilissant et incertain. Bientôt l'irréligion et l'avidité mettront ces fonctions au rabais, et solliciteront le culte le moins dispendieux pour parvenir à la suppression de tous les cultes. Maury termina sa brillante et solide improvisation, l'un des plus beaux chefs-d'œuvre de l'éloquence parlementaire, en montrant le royaume livré à l'anarchie, et apprenant bientôt par ses désastres cette grande vérité, que l'ordre politique repose sur la religion, et que les ministres du culte peuvent seuls répondre du peuple au gouvernement. Il montra, en finissant, le royaume d'Angleterre obligé, après avoir usurpé les possessions des évêchés et des chapitres les plus riches de l'Europe, de suppléer par la taxe des pauvres aux aumônes du clergé[85].

La discussion, momentanément interrompue par la translation de l'assemblée de Versailles à Paris, avait repris dans des conditions bien plus défavorables. Au désordre qui résultait déjà du grand nombre des délibérants, de l'immensité de la salle et de la surexcitation générale des esprits, étaient venus se joindre ceux que provoquaient les invasions fréquentes des tribunes par la foule. En vérité, à partir de leur installation à Paris, les Constituants délibéraient presque constamment sous le contrôle insolent et parfois sous l'action menaçante des clubs, des comités de district, des foules anonymes, qui venaient troubler les délibérations de leurs applaudissements ou de leurs huées, entravant ou dictant les lois selon leurs passions ou leurs caprices.

Le 2 novembre, qui était le jour où devait se clore la discussion, l'archevêché, où l'assemblée tenait ses séances, fut investi avant le jour par une populace ameutée. Mirabeau, cependant, dont le sens politique ne manquait pas de clairvoyance, recula devant la déposition de son premier projet. Il désespéra de faire décréter par ses collègues que les biens du clergé étaient la propriété de la nation. Le décret fut proposé dans les termes suivants : L'Assemblée nationale décrète que tous les biens ecclésiastiques sont à la disposition de la nation[86]. Sous cette forme, le décret fut voté à la majorité de trois cent soixante-huit voix contre trois cent quarante-six. Quarante membres présents s'abstinrent. Trois cents députés, presque tous de la droite et du centre, effrayés par l'émeute, n'étaient pas venus à la séance.

Il est certain que la nouvelle rédaction, avait fait tomber bien des oppositions. Le lendemain du vote, l'un des membres les plus intelligents de la minorité, M. de Boisgelin, écrivait à la comtesse de Gramont : J'ai gagné trois points : 1° on n'a point dit que la propriété appartient à la nation, on a dit seulement que les biens étaient à sa disposition ; 2° on a renoncé, dans les avis, à l'aliénation, ainsi que 3° à la régie. Néanmoins, dans la même lettre, l'archevêque d'Aix n'hésitait pas à dire : La cause du clergé est perdue[87].

Il disait vrai. Les lois valent moins par leur texte que par l'esprit dans lequel ce texte est appliqué. En fait, la seconde formule de Mirabeau fut regardée comme équivalente de la première.

Le décret du 2 novembre, en mettant les biens ecclésiastiques à la disposition de la nation, n'avait pas réglé les mesures que le gouvernement prendrait à ce sujet. Du 19 novembre 1790 au 19 mars 1793, une série de décrets devaient jalonner la marche de la spoliation la plus brutale et la plus complète.

La simple énumération de ces actes législatifs a déjà sa funèbre éloquence. Dès le 19 novembre, 400 millions de biens sont mis en vente. Deux décrets, du 14 et du 16 avril, enlèvent l'administration de ces biens au clergé pour la confier aux départements et aux districts. Un mois plus tard, le décret des 14-17 mai précise la procédure à suivre : en vue de faciliter les opérations, les acquéreurs pourront entrer en possession après un premier versement, qui sera d'un douzième seulement pour les immeubles ruraux. Mais cette aliénation de 400 millions de biens est bientôt jugée insuffisante. Des décrets, portés les 24, 26, 29 juin et 9 juillet, ordonnent la vente totale, à l'exception des biens des fabriques, collèges, séminaires et hôpitaux. Cette exception ne sera pas longtemps maintenue. La Constituante décidera, le 6 mai 1791, la vente des églises supprimées. La Législative et la Convention feront vendre, le 19 juillet 1792, les palais épiscopaux ; le 31 juillet et le 7 août, les maisons occupées par les religieux et les religieuses ; le 19 août, les biens des fabriques ; le 8 mars 1793, les biens de tous les établissements ecclésiastiques d'instruction publique ; le 19 mars, les biens des hôpitaux. C'était la destruction d'un grand nombre d'œuvres de bienfaisance sociale ; ce ne devait pas être le rétablissement de l'équilibre dans les budgets ; mais les hommes de la Révolution pouvaient se dire que l'influence du clergé comme corps politique était bien ruinée par sa base, et qu'une multitude d'acquéreurs des biens ecclésiastiques étaient désormais étroitement liés à sa cause par leurs intérêts matériels[88].

L'application qui fut faite de ces divers décrets en aggrava le caractère odieux. Dans certaines provinces, les paysans et les bourgeois se jetèrent sur les biens ecclésiastiques mis en vente avec une avidité scandaleuse. L'agiotage le plus éhonté s'y mêla. On menait précisément de front la vente de ces biens avec celle des biens des émigrés. Une baisse subite de la valeur de la propriété foncière se produisit. D'immenses propriétés furent cédées à des prix dérisoires. Vous ne pourrez vendre toutes ces terres à la fois, disait-on un jour à Mirabeau. — Eh bien, répondit-il, nous les donnerons. Le peuple, fasciné par la mise en vente de tant de biens, fut victime d'illusions incroyables. On raconte que, dans l'Aisne, un ouvrier perruquier se porta adjudicataire d'un immense domaine dépendant de l'abbaye de Saint-Quentin-en-l'Ile ; un ouvrier boulanger se fit acquéreur de deux grandes propriétés de Saint-Nicolas-aux-Bois. Qu'arrivait-il alors ? Ces acheteurs se trouvaient, la plupart du temps, incapables de fournir même le premier douzième du prix exigé pour l'entrée en possession. L'agioteur intervenait alors. Il substituait à l'acquéreur insolvable, un second acquéreur insolvable, puis un troisième ; il avilissait les prix, au moyen d'acheteurs factices ; et finalement il se présentait lui-même au moment favorable, pour profiter de la déprédation de l'immeuble. Tel ce nommé Merlier, qui, de février à décembre 1791, ne comptait pas moins de 197 actes passés en son nom et représentant plus de deux millions d'achat[89].

Inutile de dire que les finances de l'Etat ne se relevèrent pas à la suite de ces opérations. Malgré la violente et juste apostrophe de Maury : On n'hérite pas de ceux qu'on assassine ! la majorité de la Constituante avait institué une caisse de l'extraordinaire, pour recevoir le produit de ces aliénations. Cette caisse avait été autorisée à émettre, en attendant la rentrée des fonds, des assignats garantis par le produit de la vente des biens nationaux. On sait le discrédit dans lequel tombèrent ces titres fiduciaires, dont la débâcle rappela celle de Law[90]. Quant au clergé, réduit à la perception d'une indemnité que Burke n'hésita pas à qualifier de misérable, il ne tarda pas à sentir son prestige amoindri par la condition de salarié que lui faisait le gouvernement. L'Eglise, s'écriait M. Le Mintier, évêque de Tréguier, est tombée dans la servitude ; ses ministres sont menacés d'être réduits à la condition de commis appointés. Les éloquentes prédictions de Maury et les tristes pressentiments de Boisgelin s'étaient réalisés pleinement[91].

 

VII

On avait prétendu réduire les membres du clergé séculier à la condition de fonctionnaires salariés ; on essaya de faire des membres du clergé régulier de simples pensionnaires de l'Etat.

En entreprenant la réglementation des ordres religieux, les Constituants pouvaient invoquer dans l'ancien régime quelques précédents. Sans parler des mesures prises contre la Compagnie de Jésus, le Conseil du roi avait, le 26 mai 1765, nommé une commission composée de cinq prélats et de cinq conseillers d'Etat, et lui avait confié l'étrange mission de réformer toutes les communautés d'hommes du royaume. Cette commission prépara la rédaction d'une ordonnance du 24 mars 1768, qui décida : 1° que l'âge des vœux serait reculé à vingt ans pour les hommes, à dix-huit pour les filles ; 2° que tous les religieux devraient être Français ; 3° qu'il ne devrait pas y avoir dans une ville plus de deux couvents du même ordre ; 4° que chaque monastère devrait avoir au moins quinze religieux. Cette commission, dite commission des réguliers, fonctionna de 1768 à 1790, et le décret du 24 mars ne fut pas lettre morte : en 1790, elle avait supprimé neuf congrégations[92], et les quatre ordres qui suivaient la règle de saint François d'Assise avaient perdu, à eux seuls, trois mille sept cent cinquante-six religieux profès[93].

Il faut bien reconnaître que, dans certains monastères relâchés, les religieux ne se prêtaient que trop aux mesures de sécularisation. Le 26 septembre 1789, un représentant donna lecture à la tribune de l'assemblée d'une étonnante lettre, signée par treize religieux de l'ordre de Cluny, résidant au monastère de Saint-Martin-des-Champs à Paris. Après avoir offert d'appliquer au bien de l'Etat les biens de leur maison, moyennant l'assurance d'une pension de quinze cents livres, ils exprimaient leurs vœux pour la liberté, dont ils voulaient jouir comme les autres Français. Le procès-verbal de la séance constate que l'assemblée a reçu avec reconnaissance ces preuves de patriotisme[94]. Un mois après, le 25 octobre, le comité des rapports ayant rendu compte à l'assemblée de lettres écrites par deux religieux et par une religieuse, réclamant contre les vœux perpétuels, il fut décidé que toute émission de vœux serait suspendue dans les monastères de l'un et l'autre sexe. Dans les circonstances, cette suspension équivalait, ainsi que le clergé le fit observer, à la suppression définitive des vœux[95].

Une des principales préoccupations du comité ecclésiastique, qui, en 1790, reprit l'œuvre de la commission des réguliers[96], fut d'ouvrir une enquête sur la situation des ordres religieux en France. Les calculs faits par plusieurs historiens tendent à établir que la France comptait alors une population globale de soixante mille religieux ou religieuses[97] répartis en quatre mille maisons[98]. Il est difficile de caractériser en une formule l'esprit qui y régnait. Ici, c'était la ferveur la plus austère, comme dans cette abbaye bénédictine de Marolles, au diocèse de Cambrai, dont les religieux, à la première nouvelle que des magistrats allaient venir pour les interroger, s'assemblèrent solennellement, lurent leur formule de profession, et s'engagèrent de nouveau à vivre et à mourir dans la vie qu'ils avaient librement embrassée[99]. En quelques monastères, c'était le relâchement scandaleux, comme dans cette abbaye de Preuilly, dont le prieur, en apprenant le décret qui supprimait les vœux religieux, devait écrire, au nom de ses dix moines : Comme nous sommes tous, mes confrères et moi, zélés partisans de la Révolution actuelle, nous n'attendons que le premier signal pour émigrer de cette maison[100]. En bien des endroits, les bons religieux se tinrent également éloignés de l'élan héroïque qui affronte le martyre et de la lâcheté qui déserte le cloître. Un vieux moine de Tarascon aurait voulu finir sa carrière avec douceur. Quelques-uns exprimèrent, dans le style du temps, leurs sensibles appréhensions d'être séparés de leurs aimables confrères. Dans l'ensemble, les moines de l'ancien régime ne donnèrent d'abord ni le spectacle de l'héroïsme ni celui de la lâcheté. Mais, comme réveillés en sursaut de leur tiède quiétude, beaucoup de ces religieux, venus au cloître avec une vocation douteuse ou peu consciente, manifestèrent quelques hésitations regrettables. Ils devaient bientôt, en présence de la persécution ouverte, sentir se réveiller leur vieille foi engourdie, et résister alors jusqu'à l'exil, jusqu'au martyre. Les femmes surtout devaient s'élever à un degré d'héroïsme digne des plus beaux siècles de foi[101].

Cependant la gauche de l'assemblée s'impatientait des lenteurs du comité ecclésiastique. L'ardeur des Lanjuinais, des Durand de Maillane et des Treilhard contre les religieux y avait été vivement combattue par les évêques de Clermont et de Luçon. Le 4 février 1790, Treilhard, sous prétexte que les quinze membres du comité étaient surchargés de travail, proposa d'en doubler le nombre ; et les quinze nouveaux membres, nommés le 7 février, furent presque tous des hommes de gauche. L'esprit jacobite, comme dit Durand de Maillane, eut alors la majorité[102]. A la suite de ce coup d'Etat, la droite refusa de collaborer plus longtemps aux travaux du comité. Les évêques de Clermont et de Luçon donnèrent leur démission. Treilhard, dont l'idée fixe était depuis longtemps la suppression des ordres religieux, avait désormais libre carrière. Le 17 décembre, au milieu de la discussion du décret affectant 400 millions des biens du clergé au payement des dettes de l'Etat, il avait proposé de ne plus reconnaître les vœux, de supprimer des monastères et d'accorder des pensions aux religieux qui voudraient sortir de leur couvent. Le 11 février, il obtint de faire une nouvelle lecture de sa proposition.

La discussion fut des plus vives. Au milieu des murmures, des éclats de rire, des huées même, M. de Bonal, évêque de Clermont, et M. de La Fare, évêque de Nancy, firent entendre à l'assemblée les réflexions les plus judicieuses et les plus élevées. Les religieux qui profiteraient de votre décret avant d'y être autorisés par la puissance spirituelle, s'écria l'évêque de Clermont, manqueraient à leurs engagements les plus sacrés ; et votre décret même serait une tentation, qu'il est indigne de vous de leur offrir... C'est une triste philosophie que celle qui jugerait contraire aux droits de l'homme le pouvoir de faire hommage de sa liberté même à Celui de qui nous tenons tout... Doit-on abattre un arbre qui a porté de si excellents fruits pour quelques branches parasites ? L'évêque de Nancy montra qu'un projet qui aboutirait à augmenter les charges de l'Etat et à troubler l'exercice du culte divin, était condamné à la fois par la politique et par la religion.

Mais les passions les plus violentes étaient déchaînées. Au nom de la gauche, Barnave se leva, trouva que le projet du comité était trop modéré, et proposa de supprimer, sans réserve et sans délai, tous les ordres monastiques[103]. Je jure, s'écria Garat d'une voix tonnante[104], que je n'ai jamais conçu comment Dieu peut vouloir reprendre à l'homme le premier des biens qu'il lui a donnés, la liberté ! Ces paroles soulevèrent un tumulte indescriptible. Pour répondre à ces violences, la droite, par la voix de l'évêque de Nancy, du comte de Cazalès et de plusieurs autres, réclama que la religion catholique, apostolique et romaine fût déclarée religion nationale. Une pareille proposition, s'écria Charles de Lameth[105], est une conspiration contre la tranquillité du peuple ! La motion de M. de Nancy, ajouta M. de Menou[106], ne tend à rien moins qu'à renouveler les guerres de religion. Deux heures et demie, dit le Mercure de France[107], s'écoulèrent dans le bouleversement ; deux fois la sonnette du président se cassa.

Le décret voté débutait en ces termes : ARTICLE Ier. L'Assemblée nationale décrète, comme article constitutionnel, que la loi ne reconnaîtra plus de vœux monastiques solennels de l'un et l'autre sexe ; déclare, en conséquence, que les ordres dans lesquels on fait de pareils vœux, sont et demeureront supprimés en France, sans qu'il puisse en être établi de semblables à l'avenir. — ARTICLE 2. Tous les individus de l'un et de l'autre sexe existant dans les maisons religieuses pourront en sortir en faisant leur déclaration devant la municipalité du lieu. On alloua aux religieux mendiants qui sortiraient du cloître, sept cents, huit cents et mille livres suivant leur âge ; aux religieux non mendiants, neuf cents, mille et douze cents livres[108]. L'abbé de Montesquiou fit adopter un amendement qui assimilait les jésuites aux religieux de cette dernière classe. Vous ne refuserez pas, dit-il[109], votre justice à cette congrégation célèbre, dont les fautes ont été un problème, et dont les malheurs ne le sont pas. On refusa d'ailleurs aux religieux qui sortiraient de leurs maisons toute capacité de bénéficier d'aucunes dispositions testamentaires ; ils ne pourraient recevoir que des pensions ou rentes viagères[110]. Cette disposition perfide avait pour résultat de mettre les anciens religieux sous la dépendance étroite de l'Etat. Peu de temps après, un nouveau décret manifesta mieux encore les intentions des auteurs de la loi. Ceux d'entre les anciens religieux qui refuseraient de, prêter ou qui rétracteraient le serment constitutionnel seraient privés de leur pension viagère. Ainsi, le législateur, après avoir offert une prime à la violation des serments que les religieux avaient prêtés à Dieu et à l'Eglise, sanctionnait, par la privation de leurs derniers moyens d'existence, la violation des serments qu'il leur faisait prêter à la Révolution.

Sous ses apparences libérales, la loi par laquelle l'Etat ne reconnaissait plus les vœux monastiques provoqua, en fait, la ruine de la vie religieuse en France. Certes, la sortie volontaire des moines sans vocation, pour qui la discipline monastique était un joug mal supporté, l'exode de ceux que les utopies révolutionnaires avaient irrémédiablement troublés, n'auraient pas été un mal pour l'Eglise de France. Mais d'autres causes déterminèrent la dispersion des religieux. Le décret du 13 février avait tari le recrutement des monastères ; les décrets des 20 et 26 mars 1790, 2 et 4 janvier 1791, statuèrent que les propriétés collectives des congrégations devaient être absorbées dans le patrimoine national, puisque ces congrégations avaient légalement cessé d'exister. Il fut décidé ; en outre, les 5 et 12 février, 1791, que tous les sujets appartenant à un même ordre seraient réunis en une seule maison. Cette dernière disposition, à elle seule, amena plusieurs départs, les maisons, ainsi réunies par voie d'autorité législative, n'ayant pas souvent mêmes règles et mêmes usages. Mais surtout l'incertitude du lendemain, le caractère évidemment provisoire — nul n'en doutait — de l'asile offert aux moines persévérants, décidèrent plusieurs religieux à se retirer dans leur famille, chez des amis sûrs, non pour y abjurer leurs engagements, mais au contraire pour y mener une vie plus conforme à leurs vœux. Un certain nombre, enfin, voulurent se joindre à cette courageuse partie du clergé qui, ayant refusé le serment, exerçait son ministère en cachette au milieu de tous les périls ; et cette existence, de plus en plus dangereuse, nécessita une vie errante, à l'abri des espions et des délateurs[111]. Les statistiques des religieux dispersés qui seraient interprétées dans le sens de la défection de tous seraient donc trompeuses[112]. Elles pourraient faire prendre parfois pour des apostats les plus courageux des apôtres.

 

VIII

Mais le comité ecclésiastique, inspiré par Treilhard, n'avait pas encore dit son dernier mot. Un historien qui s'est fait le défenseur de la politique religieuse de la Constituante, le déclare sans ambages : Il n'est pas douteux, dit-il[113], qu'un des buts principaux de cette législation fut de rendre à l'Eglise de France une vie indépendante de Rome. Contester le gallicanisme prononcé dei Constituants serait une entreprise puérile. Il est certain qu'ils se proposèrent, avec beaucoup de sincérité et d'esprit de suite, de rapprocher le plus possible, et même de confondre l'Eglise et l'Etat... Libérer l'Eglise de France de la sujétion romaine, d'une part ; nationaliser cette Eglise, de l'autre, et en faire la tutrice morale et la sauvegarde du nouveau régime politique, telle fut leur pensée profonde. Le décret du 2 novembre 1789 sur les biens ecclésiastiques, et celui du 13 février 1790 sur les vœux de religion, avaient été les premiers actes de cette politique ; la Constitution civile du clergé eu fut la réalisation complète.

Sur le règlement des rapports de l'Eglise et de l'Etat, entendus à la manière gallicane, les hommes du comité ecclésiastique avaient plus que des indications dans l'ancien régime ; ils y trouvaient tout un code. C'était le recueil des fameux articles de Pierre Pithou, que Durand de Maillane avait savamment commenté en cinq gros volumes. Plus récemment, en 1786, le synode de Pistoie avait formulé, à propos de la suprématie du pouvoir civil dans les affaires ecclésiastiques, des maximes hardies, auxquelles la feuille janséniste les Nouvelles ecclésiastiques ne cessait d'applaudir. Quant aux philosophes du XVIIIe siècle, plusieurs d'entre eux avaient encore renchéri sur les doctrines gallicanes et jansénistes en matière de droit ecclésiastique. Voltaire, leur porte-voix, avait écrit, en 1768, au Russe Schowalof[114] : Il n'y a que votre illustre souveraine qui ait raison : elle paie les prêtres, elle ouvre leur bouche, et la ferme, ils sont à ses ordres, et tout est tranquille.

Depuis que l'habile manœuvre de Treilhard avait assuré au comité ecclésiastique une puissante majorité de gauche, les juristes et les canonistes qui le composaient avaient patiemment élaboré une législation d'ensemble sur l'organisation du clergé et l'administration de ses biens. Dans ce travail, le canoniste Durand de Maillane avait été activement secondé par deux hommes qui allaient bientôt jouer un rôle important dans la rédaction et dans l'application de la Constitution civile : l'avocat parisien Martineau et l'abbé Expilly, recteur de Saint-Martin de Morlaix. Martineau allait être le principal rédacteur de la Constitution civile du clergé, Expilly devait être le premier des prélats constitutionnels auxquels fut conférée la consécration épiscopale.

Divisés en trois sections, les membres du comité purent, grâce à un travail assidu et méthodiquement poursuivi, tracer, du milieu de février au début d'avril, les grandes lignes de leur projet. Vers la fin de mai, trois rapports furent présentés à l'Assemblée : le premier, sur la constitution qui serait donnée au clergé, par l'avocat Martineau ; le second, sur le traitement qui serait alloué aux ministres du culte, par l'abbé Expilly ; le troisième, sur les fondations et les patronages[115], par Durand de Maillane. Le plus important était sans contredit le premier.

Le rapport débutait par un éloge magnifique de la religion catholique, apostolique et romaine, apportée à nos pères par les premiers successeurs des apôtres, incorruptible en elle-même, qui enseigne aujourd'hui ce qu'elle a toujours enseigné dès sa naissance, et qui l'enseignera toujours[116]. Après cet hymne au catholicisme, Martineau faisait appel à la main réformatrice du législateur, pour régler la discipline extérieure de l'Eglise. Le plan de régénération que nous avons l'honneur de vous proposer, disait-il[117], consistera uniquement à revenir à la discipline de l'Eglise primitive.

En conséquence de ces principes, où le gallicanisme parlementaire et le jansénisme se trouvaient si bien combinés, à savoir, que le législateur civil a le droit de régler la discipline extérieure de l'Eglise, et qu'il a le devoir de le faire par un retour à l'Eglise primitive, Martineau, entrant dans le détail des réformes à faire, les réduisait à trois principaux chefs : 1° titres, offices et emplois ecclésiastiques qu'il y a lieu de conserver ou de supprimer ; 2° manière de pourvoir aux charges et emplois qu'on aura jugé convenable de conserver ou de rétablir ; 3° traitement qu'on devra faire aux ministres de la religion.

Sur le premier objet, le rapporteur posait comme règles : 1° que le pouvoir civil a le droit de supprimer, de sa propre autorité, toute fonction ecclésiastique qu'il juge inutile[118] ; 2° que les seules fonctions utiles sont les fonctions extérieures ayant pour objet l'instruction des peuples et l'administration des secours spirituels. — Tout autre emploi, disait-il[119], est un emploi parasite, un abus dans l'ordre de la nature et de la religion. Il faut se hâter de l'extirper. Conséquemment, il proposait la suppression non seulement des bénéfices simples[120], bénéfices sans offices, disait-il, emplois sans emplois, mais aussi de toutes les prébendes canoniales et des chapitres eux-mêmes, dont les membres titulaires n'ont d'autres fonctions que de réciter des prières en public ou en particulier. On reviendrait ainsi à la discipline constante, uniforme de l'Eglise dans les jours de sa gloire[121]. Quant aux curés âgés ou infirmes, on leur donnerait, aux dépens de la nation, un substitut qui, en les soulageant de leur fardeau, ne romprait pas leurs anciennes habitudes, leur permettrait de rester au milieu de leur troupeau. Quelle retraite plus délicieuse, s'écriait le rapporteur dans un mouvement de lyrisme[122], que celle de ce bon curé, de ce vieillard, que ses longs services ont rendu encore plus vénérable ! Son âge et ses infirmités ne lui permettraient plus de voler à ses paroissiens, mais ils pourraient venir à lui !

Après avoir tranché par de pareilles utopies et par de pareilles idylles la première question, Martineau abordait la deuxième : comment pourvoir aux charges conservées ou rétablies ? Un principe abstrait et un prétendu souvenir de la primitive Eglise fournissaient la réponse. Celui à qui tous doivent obéir, s'écriait le rapporteur, doit être choisi par tous[123]. C'est ainsi, prétendait-il, que l'avait bien entendu l'Eglise des premiers siècles. Nul n'y était élevé à l'épiscopat, nul même n'était promu à l'ordre de prêtrise, que par les suffrages du peuple. Nos pontificaux nous en retracent encore le souvenir. Jamais l'évêque ne donne les ordres sacrés qu'après avoir demandé le consentement du peuple[124].

Quant au traitement nécessaire aux ministres du culte, le rapporteur déclarait avoir confiance en la nation, qui saurait remplir avec franchise et loyauté les devoirs qui lui incombaient envers ceux qui, occupés à entretenir la paix dans les familles, n'ont plus le temps suffisant pour s'occuper des moyens de pourvoir à leur existence. La nation saurait assurer ce qui est nécessaire à un homme frugal et tempérant[125].

 

IX

Rien n'était plus capable de gagner les cœurs de ce temps, que de telles abstractions, que de tels appels à une vague sensibilité. Aussi, dès le 29 mai, jour fixé pour la discussion générale du projet, la cause du comité ecclésiastique apparut-elle à tous comme une cause gagnée.

Treilhard fut insolent. Dans un discours entrecoupé par les applaudissements, il s'écria : Quand un souverain croit une réforme nécessaire, rien ne peut s'y opposer. Un Etat peut admettre ou ne pas admettre une religion. Un autre représentant, qui n'avait point fait partie du comité ecclésiastique, mais à qui le droit canonique était familier, devait trouver le moyen de dépasser l'insolence de Treilhard. C'était Armand Camus, député du tiers état de Paris. Sa vaste érudition lui avait valu la place d'avocat du clergé de France[126]. Il avait joué un rôle important à la journée du Jeu de Paume, et, lors de la discussion de la Déclaration des droits, il avait, comme Mirabeau, demandé une Déclaration des devoirs. Il remplissait actuellement les fonctions d'archiviste de l'assemblée. Nous sommes une Convention nationale, s'écria-t-il. Nous avons assurément le pouvoir de changer la religion. Il est vrai qu'il ajouta aussitôt : Mais nous ne le ferons pas ; nous ne pourrions l'abandonner sans crime[127].

La droite ne se faisait guère d'illusions sur l'issue finale des débats. On ne la vit pas renouveler, contre une majorité dont le parti était pris d'avance, la lutte ardente qu'elle avait tentée dans la discussion relative aux vœux monastiques. L'archevêque d'Aix, qui se fit son porte-parole, se contenta d'une calme et noble protestation : Le comité veut rappeler les ecclésiastiques à la pureté de la primitive Eglise, dit-il. Ce ne sont pas des évêques, successeurs des apôtres, ce ne sont pas des pasteurs chargés de prêcher l'Evangile, qui peuvent rejeter cette méthode ; mais, puisque le comité nous rappelle notre devoir, il nous permettra de le faire souvenir de nos droits et des principes sacrés de la puissance ecclésiastique... Jésus-Christ a donné sa mission aux apôtres et à leurs successeurs pour le salut des fidèles ; il ne l'a confiée ni aux magistrats ni au roi ; il s'agit d'un ordre de choses dans lequel les magistrats et les rois doivent obéir. A ces mots, le Moniteur signale des murmures. Le prélat continua : Je dois faire observer qu'il s'agit de la juridiction purement spirituelle. Il s'est introduit des abus ; je ne prétends pas les nier ; j'en gémis comme les autres... Il est possible qu'il soit fait des retranchements dans l'Eglise ; mais il faut la consulter, et ce serait y porter une main sacrilège que de lui ôter son administration[128]. Un curé de Roanne, Goulard, précisa mieux encore ce que M. de Boisgelin insinuait en terminant : Si l'assemblée veut donner suite au projet, dit-il[129], il faut prier le roi de l'envoyer au Souverain Pontife avec prière de l'examiner ; c'est le seul moyen d'empêcher un schisme. Malheureusement, deux curés qui succédèrent à Goulard à la tribune vinrent faire adhésion aux doctrines de Camus[130].

Tandis que les principaux défenseurs du projet s'étaient principalement appuyés sur les principes du gallicanisme et du jansénisme, un avocat d'Arras, dont le nom devait plus tard devenir tristement célèbre, Robespierre, vint plaider pour la loi en invoquant les théories du Contrat social. Partant de ce principe que les prêtres sont de simples magistrats, n'ayant d'autre raison d'être que leur simple utilité sociale, il en déduisit logiquement, non seulement qu'ils dépendaient en tout de l'autorité civile, mais aussi qu'ils devaient s'unir à cette société par tous les liens que[131]... De violents murmures l'interrompirent à ces mots. On comprit qu'il allait demander le mariage des prêtres. L'austérité janséniste s'effaroucha. Les auteurs du projet tenaient à se poser comme les défenseurs du plus pur catholicisme. Il s'était même passé, au moment où le comité élaborait son projet, un fait étrange. Le 12 avril 1790, le député Dom Gerle, cet ancien prieur de la Chartreuse de Pont-Sainte-Marie, qui siégeait à l'extrême gauche avec le costume de son ordre, et qui devait bientôt se compromettre dans les folles entreprises d'une visionnaire, Catherine Théot, proposa tout à coup à l'Assemblée de déclarer le catholicisme religion de l'Etat. Ou vit alors ces mêmes représentants, qui avaient, le 15 février, dédaigneusement repoussé une proposition identique faite par l'évêque de Nancy, se lever tous ensemble pour l'acclamer, du moment qu'elle était reprise par un moine philosophe. Si le président n'avait hésité un moment à mettre aux voix le décret, et donné à l'Assemblée le temps de se ressaisir, il était voté à l'unanimité[132].

 

X

La discussion générale fut close le 3r mai. Avant de passer à la discussion des articles, les chefs autorisée du clergé, dont l'esprit de modération ne se démentit pas un seul instant, firent un dernier appel à la sagesse de l'assemblée. M. de Bonal, évêque de Clermont, reprit une proposition déjà faite par M. de Boisgelin dans la discussion générale, et demanda, comme condition préalable à toute délibération, la convocation d'un concile national. Le saint archevêque d'Arles, M. du Lau, vint appuyer cette proposition. Un prêtre de Bretagne, Guégan, recteur de Pontivy, déposa un projet conçu dans le même esprit. Il demanda que le roi fût supplié de prendre toutes les mesures qui seraient jugées nécessaires et qui seraient conformes aux saints canons et aux libertés de l'Eglise gallicane, pour assurer la pleine et entière exécution du présent décret[133]. L'une et l'autre formule offraient un terrain acceptable aux catholiques les plus prévenus d'idées jansénistes ou gallicanes. S'il faut en croire Durand de Maillane, le comité était décidé à engager l'assemblée dans cette voie[134]. L'intervention de Camus l'en détourna. Avec la dialectique subtile de l'avocat rompu à la discussion juridique, et mettant en œuvre l'incontestable érudition canonique que lui avait donnée l'exercice de ses fonctions, l'ancien avocat du clergé essaya de démontrer que l'autorité spirituelle n'avait nullement à intervenir dans la discussion présente. Il soutint, en citant l'Evangile, le Concile de Trente et le Pontifical, que l'ordination confère par elle-même aux prêtres et aux évêques le pouvoir d'exercer leurs fonctions dans le monde entier. Sans doute, ajouta-t-il, il convient, pour le bon ordre, que l'étendue juridictionnelle des uns et des autres soit limitée à un territoire déterminé ; mais, qui peut faire cette délimitation ? Ce ne sera pas l'Eglise, qui n'a, pas de territoire, mais l'Etat qui, seul, a compétence et autorité sur ce point. D'où il suit que toute l'organisation juridictionnelle de l'Eglise est pratiquement du ressort de l'Etat[135].

Les membres du clergé pensèrent peut-être qu'il était difficile de réfuter, séance tenante, aux yeux d'une assemblée prévenue, les sophismes de l'habile canoniste[136]. Peut-être même jugèrent-ils toute opposition inutile. Quoi qu'il en soit, une fois de plus, la science de ces juristes laïques, que l'Eglise avait laissé s'introduire dans la gestion de ses affaires, se retournait contre l'Eglise. L'assemblée repoussa, même sous les formes discrètes qui lui étaient proposées, les projets de M. de Bonal et de Guégan, qui auraient sauvegardé les droits essentiels de l'autorité spirituelle. Alors, ainsi qu'il l'avait fait pressentir, l'évêque de Clermont, suivi d'un certain nombre de ceux qui votaient ordinairement avec lui, déclara ne plus prendre part aux délibérations d'une assemblée qu'il jugeait radicalement incompétente[137]. A partir de ce moment, la discussion fut rapide et à peu près dénuée d'intérêt.

La Constitution civile du clergé fut votée le 12 juillet 1790.

Son but était clair : constituer en France une Eglise nationale. Ses principales dispositions avaient pour objet de régler les relations de cette Eglise nationale, soit avec le pape, soit avec l'autorité civile, soit avec le peuple.

Pour ce qui concerne les rapports de l'Eglise avec le pape, l'article 4 du titre Ier défendait à toute église et paroisse de France, et à tout citoyen français, de reconnaître en aucun cas, et sous quelque prétexte que ce fût, l'autorité d'un évêque, ordinaire ou métropolitain, dont le siège serait établi sous la dénomination d'une puissance étrangère. L'allusion au Souverain Pontife était évidente. Lanjuinais avait affecté de parler toujours à la tribune de l'évêque de Rome ; et Camus avait dit : Qu'est-ce que le pape ? Un évêque comme les autres... Il est temps que l'Eglise de France soit délivrée de cette servitude. D'ailleurs, l'article 19 du titre II était explicite, et déclarait que l'évêque élu ne pourrait s'adresser au pape pour en obtenir aucune confirmation, mais qu'il lui écrirait comme au cher visible de l'Eglise universelle, en témoignage de l'unité de foi et da la communion qu'il devait garder avec lui.

Les rapports avec le gouvernement civil étaient, au contraire, déterminés d'une façon très étroite. L'article Ier du titre Ier établissait d'abord que chaque diocèse aurait les mêmes limites que le département. L'article 17 du titre II indiquait comme recours suprême, en cas de différend entre l'évêque élu et son métropolitain à propos de l'institution canonique, l'appel comme d'abus ; et un décret du 15 novembre 1790 spécifia que cet appel serait porté devant le tribunal civil du district, lequel jugerait en dernier ressort. Les articles 2 et 3 du titre III décidaient que les évêques et les curés ne pourraient s'absenter plus de quinze jours de leur résidence sans la permission du directoire de leur département ou du directoire de leur district.

La Constitution déterminait enfin les rapports des évêques et des curés avec le peuple, en réglant, par les articles 1, 2 et 3 du titre II, que les uns et les autres seraient nommés à l'élection, dans les mêmes formes que les députés et les fonctionnaires, suivant le décret du 22 décembre 1789, L'abbé Grégoire demanda vainement que dans le nombre des électeurs, on ne comprît pas les non-catholiques ; l'assemblée décida qu'il n'y avait pas à délibérer sur l'amendement de M. l'abbé Grégoire[138].

Deux des articles de cette fameuse constitution devaient devenir pour un grand nombre de prêtres l'occasion de vives anxiétés de conscience : c'étaient les articles 21 et 38, relatifs au serment. Mais pour mieux se rendre compte de ces anxiétés, il est nécessaire d'examiner, dans leur ordre chronologique, la suite des décrets rendus à ce sujet par l'Assemblée constituante.

Le 4 février 1790, l'assemblée, profitant d'une visite du roi, qui était venu lui promettre de favoriser de tout son pouvoir le nouvel ordre de choses, avait immédiatement voté, dans un mouvement d'enthousiasme, une formule de serment, que chacun des représentants vint, à l'appel de son nom, prêter solennellement à la tribune : Je jure d'être fidèle à la nation, à la loi, au roi, et de maintenir de tout mon pouvoir la constitution décrétée par l'Assemblée nationale et acceptée par le roi[139]. Quelques députés absents, ou qui s'étaient retirés au moment de la prestation du serment, firent remarquer, quelques jours après, qu'ils se réservaient le droit de critiquer st de chercher à modifier une constitution qui n'était pas encore achevée et dont plusieurs dispositions leur paraissaient regrettables. L'assemblée, malgré les murmures d'un certain nombre, accepta ces réserves, comme impliquées dans le principe de la liberté d'écrire et dans le droit inhérent à la nation de réformer la constitution qu'elle se donnait[140].

L'article 21 et l'article 38 du titre II de la Constitution civile du clergé prescrivaient aux évêques et aux curés élus de prêter, avant leur entrée en fonctions, le serment prescrit par le décret du 4 février. Le 9 juillet, pendant que se préparait la grande fête de la Fédération qui devait avoir lieu cinq jours après au Champ de Mars, le représentant Target revint sur la question et proposa que, le 14 juillet, en face des autels, le roi, l'assemblée et la nation entière renouvelassent le serment de fidélité à la constitution, suivant la formule votée le 4 février. M. de Bonal, évêque de Clermont, prit alors la parole : Vous me permettrez, dit-il, une observation. Il est des objets sur lesquels l'honneur et la religion ne peuvent pas permettre dé laisser subsister la plus légère équivoque. Nous allons renouveler le serment de fidélité à la nation, à la loi, au roi. Quel Français, quel chrétien hésiterait à se livrer à un mouvement d'élan patriotique ?... Mais, en me rappelant ce que je dois à César, je ne puis oublier ce que je dois à Dieu. Toute feinte à cet égard serait un crime. J'excepterai de mon serment tout ce qui regarde les choses spirituelles. Cette exception, qu'exige ma conscience, doit vous paraitre une preuve de la fidélité avec laquelle je remplirai toutes les autres parties de mon serment. L'assemblée, après avoir écouté cette déclaration, adopta sans modification le projet qui lui était présenté[141].

Trois mois plus tard, le 27 novembre, le député Voidel fit étendre l'obligation du serment à tous les ecclésiastiques du royaume, sous peine d'être déchus de leurs fonctions, de perdre leurs droits de citoyens actifs, et, en cas d'immixtion dans leurs fonctions, d'être poursuivis comme perturbateurs du repos public[142]. Des divergences se produisirent alors parmi les membres du clergé. La conscience de plusieurs d'entre eux se révolta. Malgré ses termes généraux, le serment ne visait-il pas la Constitution civile ? Celle-ci n'était-elle pas réellement une œuvre schismatique ? Une seule autorité pouvait trancher cette question angoissante, celle du Souverain Pontife ; mais le pape n'avait pas encore porté de jugement ferme et public sur la situation religieuse de la France. Le 29 mars 1790, dans une allocution prononcée en un consistoire secret, il avait, disait-on, déploré les lois françaises qui avaient abouti à la spoliation des biens ecclésiastiques, à la suppression des monastères et à la ruine du culte public ; puis, rappelant le reproche que s'adressait Isaïe : Malheur à moi, parce que je me suis tu, il avait ajouté : A qui faut-il parler ? Aux évêques, qui sont privés de toute autorité ? Au clergé, qui est dispersé et humilié ? Au roi très chrétien, à qui l'autorité a été enlevée ?[143] Cette allocution n'avait, d'ailleurs, jamais été officiellement publiée. Beaucoup l'ignoraient ou doutaient de son authenticité.

Le pape Pie VI donnait dans ce discours quelques-unes des raisons qui lui avaient jusque-là imposé le silence. Pour mieux les comprendre et pour mieux juger l'attitude du Souverain Pontife, il nous est nécessaire de jeter un rapide regard sur l'Europe.

 

XI

Quand les Constituants avaient posé les principes de la Révolution, ils n'avaient point prétendu légiférer pour les Français seulement, mais pour tous les hommes. La Révolution qui se fait parmi nous, écrivait le plus éloquent témoin de cette époque, André Chénier[144], est, pour ainsi dire, grosse des destinées du monde.

C'est bien en ce sens que les peuples et les souverains avaient accueilli la prise de la Bastille et la Déclaration des Droits de l'homme. Le premier de ces événements fut considéré partout comme le symbole de la chute de l'ancien régime[145].

L'historien de la Suisse, Jean de Müller, se plut à voir, dans cette victoire du peuple, le plus beau jour qu'on eût vu depuis la chute de l'empire romain. Des penseurs allemands, à la lecture de la Déclaration des Droits de l'homme, crurent découvrir la réalisation de l'idéal abstrait qu'ils poursuivaient sur les traces de Puffendorf et de Wolf... Kant y admira le triomphe de la Raison[146].

Dans les palais de Pétersbourg et de Moscou, on s'amusa à disserter sur les abus du régime féodal et les vertus de la liberté. Il est vrai que le ton changea dès que le caractère très démocratique de la Révolution devint manifeste à ces gentilshommes[147]. Dans l'Italie du Nord, des poètes, Pierre Verri et Pindemonte, chantèrent l'avènement d'une ère nouvelle[148]. A Vienne, où les réformes de Joseph II avaient sapé l'ancien régime, les premiers événements de la Révolution française mirent tous les esprits en effervescence. Les rues, les églises furent remplies de billets sur lesquels étaient écrits : Ici comme à Paris[149].

Il est vrai que, tandis que les principes proclamés à la Constituante excitaient l'enthousiasme des peuples, la faiblisse et les fautes des hommes politiques qui dirigeaient la France excitaient le mépris des gouvernements. Le ministre des Etats-Unis en France, Governor Morris, annonça, dès les premières journées, la banqueroute de la Révolution française[150]. Le baron de Staël, ministre du roi de Suède, Mercy, ambassadeur d'Autriche, Florida-Blanca, ministre d'Espagne, conclurent nettement à la ruine de la France. Le prestige de la royauté est anéanti en France, écrivait Hertzberg au roi de Prusse. Catherine de Russie ne tarissait point en injures contre l'Assemblée nationale, qu'elle appelait l'hydre aux douze cents têtes. Quant au frère de Marie-Antoinette, l'empereur Joseph II, tout ce qu'il retenait des événements de France, c'est qu'il ne pourrait plus tirer de ce royaume ni hommes ni argent. Bref, dit un historien[151], les gouvernements européens n'observaient point autre chose que cette éclipse totale de la puissance française dans le monde, et suivant qu'ils étaient amis ou ennemis de la France, qu'ils avaient besoin d'elle ou la redoutaient, ils condamnaient la Révolution ou s'en réjouissaient.

Quelle fut l'impression du chef de la chrétienté ? Pie VI ne vit pas, du premier coup, sans doute, la vraie portée des événements qui se passaient dans notre pays ; et il ressembla en cela à la plupart des hommes de son temps ; mais le Père commun des fidèles ne partagea ni l'optimisme enthousiaste du peuple à l'égard des premières manifestations de la Révolution, ni le pessimisme dédaigneux des hommes d'Etat à l'égard du gouvernement de la France. Comme il l'avait fait dans les affaires de Russie, d'Autriche et de Toscane, il temporisa ; plus encore qu'en Joseph II, en Léopold et en Catherine II, il eut confiance en Louis XVI. Si l'avenir le déçut, on peut incriminer le défaut de perspicacité de son esprit, la bonté trop naïve de son âme, les fautes et les incapacités de ceux qui étaient chargés de le renseigner, ou la fatalité des circonstances ; mais on n'a pas le droit de voir, comme on l'a fait, dans son attitude, le calcul d'une égoïste et basse politique[152].

Est-il vrai, comme l'a écrit un historien, que l'esprit de Pie VI n'était point apte à comprendre la Révolution[153] ? Mais qu'entend-on par ce mot : la Révolution ? Est-ce l'ensemble de cet événement historique, le plus complexe peut-être qui ait existé[154] ? Qui la comprenait alors en ce sens ? Est-ce l'esprit philosophique qui inspira la Déclaration des Droits de l'homme ? Pie VI l'avait signalé et décrit, dans la première de ses encycliques, avec une merveilleuse précision. Est-ce l'esprit janséniste et gallican, qui dicta la Constitution civile du clergé ? Le pape en avait assez expérimenté les procédés, dans ses démêlés avec l'empereur Joseph II et arec Léopold de Toscane, pour ne pas l'ignorer.

Eu réalité, en 1789, Pie VI, délaissé ou menacé par toutes les puissances catholiques, n'avait plus d'espérance que dans la France et dans son roi. Si notre pays l'effrayait par ses philosophes, il le rassurait par ses traditions de générosité native, et surtout par son souverain, si pieux et de mœurs si pures. Tout mon espoir, disait un jour le pape au cardinal de Bernis, repose sur l'amour de Sa Majesté pour la religion, sur son attachement au Saint-Siège, sur sa sage politique. Louis XVI, dont le caractère conciliant et bon n'était pas sans analogies avec celui de Pie VI, consentirait-il jamais à entrer dans la voie ouverte par ses beaux-frères, l'empereur d'Allemagne et le grand-duc de Toscane ? Cette hypothèse paraissait invraisemblable. La politique du Saint-Siège resterait donc très bienveillante envers le roi de France. L'Assemblée nationale était bien agitée, sans doute, et son pouvoir sur le souverain était grand ; mais on éviterait, du côté de Rome, toute vivacité de langage, capable de provoquer une déclaration formellement schismatique, et l'on attendrait l'inévitable apaisement. Que ne perdrais-je pas, disait le pape à Bernis, si je venais à perdre l'appui de la France ?[155]

Tout semblait, à côté de Pie VI, combiné pour l'entretenir dans son optimisme. L'ambassadeur de France, le cardinal de Bernis, aurait pu, semble-t-il, par les nombreuses relations qu'il entretenait à Paris, le renseigner sur les événements qui s'y passaient. Mais les gens du monde, soit par crainte des indiscrétions de la poste, soit par scrupule de troubler la quiétude du vieil ambassadeur, l'informaient fort peu sur les faits les plus graves[156]. Le ministre des affaires étrangères, M. de Montmorin, grand seigneur philosophe, politique louvoyant, esprit sceptique, dont, toute l'ambition était de se maintenir au pouvoir[157], se gardait bien de tenir Bernis au courant des affaires religieuses. Bernis était mis hors de tout. On ne le consultait plus, on ne prenait plus son avis[158] ; et si, par hasard, il posait une question précise, on lui répondait par des paroles comme celles-ci : Nos embarras intérieurs ne sont pas tels qu'on les envisage du dehors. Il faut très peu de temps pour les calmer[159]. D'autres fois, on lui opposait, en guise de réponse, une sotte comparaison entre le pape et le sultan[160]. Bernis, dont la jeunesse frivole s'était passée au milieu des philosophes et des gens de cour[161], et dont la vieillesse assagie était revenue aux croyances traditionnelles et aux vieilles fidélités, n'était pas sans éprouver parfois le pressentiment douloureux d'une grande catastrophe. Je suis vieux, écrivait-il le 6 décembre 1785, et je voudrais bien finir ma vie sans être témoin de la Révolution qui menace le clergé et la religion même[162]. Mais Montmorin mettait tant de soin à endormir sa vigilance, et, au besoin, à dénaturer les événements, que la sécurité prenait le dessus. Et puis, tout était si calme dans cette ville éternelle, où, doyen du corps diplomatique, entouré d'honneurs et de respect, il aimait à s'entendre qualifier de second personnage de Rome ! Dans cette capitale du monde chrétien, les fêtes étaient encore si belles ! Les magnificences du culte y cachaient si bien, comme l'a dit un historien[163], les décadences de la foi !

En dehors de Bernis, à qui son rôle diplomatique ne permettait pas, il faut le reconnaître, de tout dire au pape, le Saint-Siège avait bien à Paris un nonce, Dugnani, et un auditeur, Quarantotti. Mais il semble que leur perspicacité ait été mise en défaut, car ils n'avertirent pas le secrétaire d'Etat que les choses prenaient une tournure tout autre que celle qu'ils avaient prévue. Leurs dépêches étaient rédigées avec conscience quand il s'agissait de simples faits ; mais ils n'avaient rien compris aux idées[164].

Dans ces conditions, le bruit des premiers attentats, commis par la Révolution française contre l'Eglise n'était parvenu à Rome qu'avec un retentissement amoindri et comme étouffé. D'ailleurs, aux appréhensions que Pie VI lui avait manifestées, Louis XVI avait répondu, par une lettre empreinte de la plus religieuse vénération, qu'il veillerait, avec l'attention d'un chrétien et d'un fils aîné de l'Eglise, à empêcher que le culte de ses pères, l'union avec l'Eglise romaine et le respect dû aux ministres de la religion ne souffrissent aucune atteinte[165]. Le pape avait alors chargé Bernis de remercier le roi pour sa lettre édifiante et gracieuse, et de lui faire parvenir ses actions de grâces les plus vives et les plus sincères[166]. La brusque suppression des annates, décrétée en dépit du concordat de 1516, avait vivement peiné le Souverain Pontife ; mais, Montmorin ayant fait savoir que la mesure prise n'avait été déterminée que par d'urgentes nécessités financières et laissait intacts le respect dû aux traités solennels et les droits du Saint-Siège, le pape, condescendant, avait informé la cour de France que son cœur serait toujours disposé, devant ces cruelles circonstances, à accorder par grâce, dans les cas particuliers, la suppression du paiement des annates[167]. Peu de temps après, le décret qui mettait à la disposition de la nation les biens du clergé, fit renaître les alarmes du pontife. Mais l'astucieux Montmorin s'empressa de lui faire remarquer que la question n'était point définitivement terminée, que des expédients pourraient tout concilier[168]. La présence au ministère de l'archevêque de Bordeaux, M. Champion de Cicé, et surtout de l'ancien archevêque de Vienne, M. Le Franc de Pompignan[169], rassurait le pape. Le pieux et courageux prélat, qui avait si vigoureusement démasqué les philosophes, pourrait-il se prêter aux manœuvres des ennemis de l'Eglise ? Les angoisses du pontife se calmèrent d'autant plus facilement qu'il avait désormais auprès de lui, comme principal ministre, en remplacement du cardinal Buoncompagni, le pacifique cardinal Zelada, vieillard de soixante-douze ans, ami du repos, ennemi des mesures rigoureuses et tout acquis à la France[170].

La suppression des vœux monastiques, dont la nouvelle parvint à Rome au commencement de mars 1790, fut pour le cœur de Pie VI un coup des plus cruels. Montmorin eut peur d'un éclat. Il vit le nonce. Il conjura Bernis d'obtenir le silence du pape. Mais des influences s'exerçaient en sens contraire. De nombreux courtisans, que les événements avaient chassés de Versailles, avaient émigré à Rome. Ils y avaient même formé une sorte de société élégante, polie, dont les Polignac, les Vaudreuil, les Choiseul étaient les personnages les plus en vue, et dont l'hôtel du cardinal de Bernis était le centre[171]. C'est de ce milieu que venaient les suggestions les plus pressantes pour déterminer le pape à stigmatiser le nouveau gouvernement de la France. Pie VI hésitait. Il avait commencé à travailler à une encyclique, quand la double intervention de l'ambassadeur de France, Bernis, et du ministre d'Espagne, Azara, le décida, une fois encore, à reculer. Il craignit qu'une manifestation publique de sa part ne précipitât les événements dans le sens d'une persécution violente. Il crut satisfaire au devoir de sa conscience en protestant contre la nouvelle loi dans un consistoire secret. Rien n'en serait transmis aux chancelleries, qui seraient censées tout ignorer. La protestation du pape eut lieu le 29 mars. Le pontife y condamna, en termes énergiques, non seulement la loi portant surpression des vœux monastiques, niais encore l'abolition des dîmes, la nationalisation des biens ecclésiastiques, et l'admission des non-catholiques à tous les emplois civils. Le gouvernement français prit toutes les mesures nécessaires pour que ce document n'eût aucune publicité.

Cependant, comme l'écrivait Montmorin, il vient un moment où toute l'habileté possible échoue[172]. Si l'on continue à traiter si durement l'Eglise de France, écrivait de son côté Bernis, je ne saurais répondre de la patience du chef de l'Eglise catholique[173].

 

XII

La Constitution civile du clergé fut l'événement qui mit le pape en demeure de se prononcer solennellement sur les affaires religieuses de la France.

Les articles 21 et 38 du titre II de cette loi prescrivaient, nous le savons, aux évêques et aux prêtres l'obligation de prêter un serment de fidélité à la Constitution. De là des angoisses de conscience pour un grand nombre d'ecclésiastiques ; car, encore une fois, ce serment visait-il la Constitution civile du clergé, et, à supposer qu'il en fût ainsi, cette Constitution était-elle manifestement schismatique ?

Les réponses affirmatives nous paraissent claires aujourd'hui ; mais elles l'étaient moins pour les fidèles et pour les prêtres qui se posaient ces questions en 1790. L'assemblée n'avait-elle pas reconnu qu'on pouvait prêter serment à une constitution, tout en se réservant de la critiquer et de la combattre légalement ? N'avait-elle pas accepté la réserve faite, en pleine délibération, par l'évêque de Clermont, par rapport à la puissance spirituelle de l'Eglise ? Quant à la Constitution civile du clergé elle-même, était-elle irrémédiablement mauvaise ? L'abbé Barruel écrivait dans son Journal ecclésiastique : J'ai été le premier à remarquer comment divers articles... pourraient devenir légitimes par l'approbation du Saint-Siège et des évêques[174]. D'ailleurs, le projet de la Constitution portait un article final ainsi conçu : Le roi sera supplié de prendre toutes les mes.1res qui seront jugées nécessaires pour amener la pleine et entière exécution du présent décret. N'était-ce pas indiquer que le roi recevrait mandat de négocier avec Pie VI ? Sans doute, finalement, ce dernier article n'avait pas été soumis au vote de l'assemblée ; mais on connaissait bien la cause de cette suppression ; Treilhard l'avait expliquée à la tribune : par suite des troubles qui s'étaient produits en Avignon, les relations entre Rome et Versailles étaient devenues tellement tendues, que les deux cours ne pouvaient plus traiter librement entre elles. On savait, au demeurant, qu'à Rome on était disposé à engager une négociation[175]. Trente évêques, députés à l'Assemblée nationale, publièrent une Exposition des principes sur la Constitution du clergé, rédigée par M. de Boisgelin, et où, dans le plus beau et le plus ferme des langages, on signalait quatre points de la Constitution civile nettement opposés au droit canonique, savoir : 1° la suppression de 51 sièges épiscopaux, 2° l'élection des évêques et des curés par des collèges électoraux ouverts aux non-catholiques, 3° l'attribution au métropolitain de l'institution canonique des évêques, et 4° la suppression des rapports d'obéissance avec le pape. Mais dans ce document lui-même, que signèrent tous les évêques de France, sauf quatre[176], il était expressément reconnu que le schisme n'était pas encore consommé, qu'une négociation avec le pape pouvait encore remédier à tout. Nous voulons éviter le schisme, disaient les évêques... Pourquoi l'assemblée n'a-t-elle pas déclaré l'incompétence de l'autorité que nous avons réclamée ?... C'est parce qu'elle a le sentiment des droits de l'Eglise qu'elle reste dans le silence. Son silence est l'aveu de la justice et de la nécessité de nos réclamations[177].

Naturellement les jansénistes faisaient valoir dés arguments plus décisifs à leurs yeux. Vous dites que la Constitution est en opposition avec le concile de Trente, s'écriaient les Nouvelles ecclésiastiques. Mais le concile de Trente n'a pas été reçu en France ; et l'autorité séculière, qui l'a rejeté, contre le vœu des évêques, était bien moins légitime que l'autorité qui en contrarie aujourd'hui quelques dispositions. Cependant tous les monarques français qui sont morts depuis le concile de Trente sont morts dans la paix et la communion de l'Eglise. En vain allègue-t-on que la nouvelle constitution renferme des abus. Elle n'en renferme pas tant que celle dans laquelle nous vivions[178].

Cependant le pape, toujours mal renseigné sur le caractère de Louis XVI, et croyant sincèrement que ce prince ne sanctionnerait jamais la constitution tant qu'elle n'aurait pas été soumise au Saint-Siège, s'était abstenu d'intervenir officiellement, afin de laisser au gouvernement français sa liberté d'initiative. Il s'était contenté d'écrire au roi[179] et aux deux archevêques qui faisaient partie du conseil des ministres, M. Champion de Cicé et M. Le Franc de Pompignan, comptant sur eux pour empêcher la promulgation du décret. L'ancien archevêque de Vienne n'assista pas au conseil du 24 août 1790, où le roi de France se décida, la mort dans l'âme, à approuver la Constitution civile[180] ; mais l'archevêque de Bordeaux eut le triste courage de vaincre les hésitations du monarque. Si le sincère remords de Champion de Cicé a pu lui faire pardonner sa faute devant Dieu, l'histoire n'a qu'un mot pour qualifier son acte : c'est celui de trahison.

C'en était fait. Malgré le bref du pape Intimo ingemiscimus corde[181], qui le conjurait de s'opposer invinciblement à la loi, le faible Louis XVI devait aller jusqu'au bout. Au mois de décembre 1790, il confirma le décret qui imposait aux évêques et aux curés l'obligation de prêter serment à la Constitution, à peine d'être déchus de leurs emplois[182].

Ce décret ouvrait une phase nouvelle. Par les lois portées sur les biens du clergé, sur les vœux monastiques, et par la Constitution civile du 12 juillet 1790, l'Eglise avait été dépouillée de son patrimoine et des plus essentiels de ses droits. Le décret du 27 novembre inaugurait une ère de véritable persécution.

 

 

 



[1] Ce ne fut pas là une simple cérémonie rituelle, isolée, sans rapport avec les sentiments du peuple. La nation entière se mit en prières pour demander à Dieu de répandre ses bénédictions sur les états généraux. Nous avons entre les mains une des feuilles imprimées qui circulèrent alors parmi les prêtres et les fidèles. Faisons au Seigneur une sainte violence, y dit-on, pour obtenir de sa miséricorde qu'il dirige en tout les conseils et les démarches de la nation assemblée ; répande dans tous les cœurs un amour pur, efficace, généreux pour le bien public. Enfin, ne demandons pour nous et pour notre patrie des faveurs et dos prospérités que comme un moyen de plus pour arriver à cette société bienheureuse et éternelle où nous serons tous rois, et où un seul bien suffira à tous et toujours par son immense plénitude. La feuille se termine par la reproduction de plusieurs oraisons diverses, dont les trois premières sont tirées du Missel de Paris, in-folio, n° 19, Pour la tenue des états généraux.

[2] La dernière réunion des états généraux s'était tenue en 1614. Une assemblée des notables avait été convoquée par Richelieu en 1626. L'assemblée des notables réunie par Louis XVI, en 1787, s'était séparée pour faire place à des états généraux.

[3] En chiffres exacts, 1158.

[4] FLOQUET, Histoire du parlement de Normandie, t. VII, p. 508.

[5] TAINE, les Origines, t. III, p. 27-33.

[6] TAINE, les Origines, t. III, p. 15. Dans les quatre mois qui précèdent la prise de la Bastille, dit Taine, on peut compter plus de trois cents émeutes en France.

[7] DUVERGIER, Collection des lois et décrets, t. I, p. 1-23.

[8] Voir dans PISANI, l'Eglise de Paris et la Révolution, t. I, p. 61-63, le curieux projet de l'abbé Thuin. Le principe général du projet était la cession à l'Etat de la totalité des biens ecclésiastiques. Ces biens une fois liquidés, il devait rester disponible un revenu net de 456 millions. Les quatre cinquièmes de ce revenu devaient constituer le traitement du clergé ; le reste serait partagé entre les pauvres et les fabriques, chargées de l'entretien des édifices religieux, et la nation, figurant dans le partage pour une rente de 76 millions.

[9] Cité par PISANI, l'Eglise de Paris et la Révolution, t. I, p. 64-67.

[10] A Versailles, puis à Paris, ils siègent dans une salle immense où, pour se faire entendre, la plus forte voix doit se forcer. Point de place ici pour le ton mesuré qui convient à la discussion des affaires. Il faut crier, et la tension des organes se communique à l'âme : le lieu porte à la déclamation. D'autant plus qu'ils sont plus de douze cents, c'est-à-dire une foule et presque une cohue où les interruptions sont incessantes et le bourdonnement continu. TAINE, les Origines de la France contemporaine, t. III, p. 170-171.

[11] La triste affaire du collier, trop connue pour qu'on ait à la raconter ici, nuisit beaucoup à la popularité de la reine. On l'accusa aussi d'avoir des intelligences avec les puissances ennemies de la France. Or Marie-Antoinette avait été totalement étrangère aux intrigues de l'affaire du collier dont toute la responsabilité retombait sur Mm- de La Motte et sur le cardinal de Rohan. Quant à ses prétendues menées à l'effet d'amener en France des interventions étrangères, noue verrons plus loin ce qu'il faut penser de cette accusation.

[12] Sur M. de Juigné, voir LAMBERT, Vie de Mgr de Juigné, Paris, 1821 ; SICARD, l'Ancien clergé de France, t. p. 91-92 et passim ; PISANI, l'Eglise de Paris et la Révolution, t. I, p. 77-112.

[13] Voir Claude BOUVIER, Le Franc de Pompignan, Paris, Picard, 1903, p. 89-98.

[14] Le cardinal de Bausset, dans sa notice historique sur M. de Boisgelin, dont il avait été grand vicaire, raconte comment, pendant l'hiver de 1789, le prélat provençal, par l'ascendant de sa vertu, la force persuasive de sa parole et l'habileté de ses démarches, avait su calmer un soulèvement presque général de la ville d'Aix. Voir PICOT, Mémoires, 3e édition, t. V, p. 354-355. Voir dans les Œuvres oratoires de M. de Boisgelin. p. 196, le mandement donné à cette occasion, le 27 mars 1789. Cf. E. LAVAQUERT, le Cardinal de Boisgelin, 2 vol. in-8°, Paris, 1921.

[15] J. DE MAISTRE, Considérations sur la France, ch. I et V.

[16] Sur les principes nettement gallicans de Camus et de Treilhard, voir PICOT, Mémoires, t. VI, p. 3-7.

[17] SAINTE-BEUVE, Galerie de portraits historiques, Paris, Garnier, 1883, p. 537.

[18] Sainte-Beuve dit, à tort, quinze ans.

[19] Le registre des entrées du séminaire de Saint-Sulpice porte les notes suivantes : Josephus Emmanuel Sieyès, entré le 13 novembre 1765, sorti le 4 décembre 1770, sournois, esprit suspect, prié de se retirer de lui-même. Retiré au séminaire de Saint-Firmin. (Archives de séminaire de Saint-Sulpice.) On possède des manuscrits de Sieyès datant de cette époque. Ce sont des ébauches hardies, dont on comprend facilement, dit Sainte-Beuve, que ses supérieurs aient prie ombrage. SAINTE-BEUVE, Galerie de portraits historiques, p. 537.

[20] Témoignage de l'Américain Governor Morris, cité par SAINTE-BEUVE, Galerie de portraits historiques, p. 543.

[21] SAINTE-BEUVE, Galerie de portraits historiques, p. 543.

[22] C'est la parole authentique du tribun, souvent reproduite sous la forme suivante : Allez dire à votre maitre que nous sommes ici par la volonté du peuple et que nous n'en sortirons que par la force des baïonnettes.

[23] TAINE, Origines de la France contemporaine, t, III, 1. I, p. 3 et s. Le mot de Taine a fait fortune ; mais on a fait remarquer qu'il n'est pas tout à fait exact. La vraie anarchie ne commence qu'après la prise de la Bastille et la nuit du 4 août, et, même alors, il s'agit d'une anarchie encouragée, parfois provoquée.

[24] Les auteurs de ce mémoire sont M. Dubois et M. Philippe, prêtres de Saint-Lazare. M. Dubois devint curé de Sainte-Marguerite et mourut en 1824. Le récit dont nous reproduisons les passages essentiels a paru d'abord dans les Mémoires pour servir à l'histoire de la religion à la fin du XVIIIe siècle, publiés par l'abbé JAUFFRET.

[25] Les lettres de cachet étaient des actes judiciaires, émanés de la puissance royale, en dehors de toute défense de l'accusé et de toute procédure d'aucune sorte.

[26] FUNCK-BRENTANO, Légendes et archives de la Bastille, Paris, 1904 ; du même auteur, Des lettres de cachet à Paris, Paris, 1903 ; Cf. LAVISSE, Hist. de France, t. VII, Ire partie, p. 314-317.

[27] On connait l'anecdote racontée dans la biographie de Kant. Soixante ans durant, dit Michelet, cet être tout abstrait sortait juste à la même heure, et, sans parler à personne, accomplissait, pendant un nombre donné de minutes, précisément le même tour, comme on voit aux vieilles horloges des villes l'homme de fer sortir, battre l'heure et puis rentrer. Chose étrange, les habitants de Kœnigsberg virent un jour cette planète se déranger. Emmanuel Kant se dirigeait vers la route par laquelle venait le courrier de France. C'était le lendemain du jour où on lui avait annoncé la prise de la Bastille. Le philosophe avait pressenti qu'un grand événement s'était accompli.

[28] PICOT, Mémoires, V, 368-369.

[29] En janvier 1790, Necker évaluait à 60 millions la somme des indemnités dues aux victimes de ces ravages. PRUDHOMME, Révolutions de Paris, n° 47.

[30] Cf. Avant-Moniteur, p. XCII, col. 1 et 2.

[31] Il est vrai que cette redevance n'était, en fait, payée que très irrégulièrement et par quelques bénéficiers seulement.

[32] Dans la séance du 9 avril 1790, le représentant Chasset, rapporteur du comité des dîmes, en évaluait le produit net à mu millions. Le produit brut était estimé à 193 millions, d'où il fallait déduire les 70 millions de dîmes inféodées et les 23 millions de bénéfices des fermiers. Voir Moniteur du 21 avril, t. I, p. 412, col. a. Ces chiffres sont peut-être exagérés. Nous allons voir Sieyès fixer l'évaluation à 70 millions seulement. On sait que la perception des dîmes, fondée sur un texte de saint Paul (Gal. VI, 6), introduite par la coutume et réglementée par Charlemagne (Hist. gén. de l'Église, t. III), était loin d'être établie d'après des règles uniformes. Elle ne frappait pas, comme son nom l'indique, le dixième du produit, mais environ le dix-huitième seulement. C'est en l'estimant au dix-huitième que Chasset arrivait au produit indiqué ci-dessus. Les grands décimateurs ne donnaient aux curés qu'une part minime, ou portion congrue, de la dîme perçue par eux.

[33] Mirabeau ajoutait en effet : Le propriétaire n'est que le premier des salariés : ce que nous appelons vulgairement sa propriété n'est autre chose que le prix que lui paie la société pour les distributions qu'il est chargé de faire aux autres. PICOT, V, 371.

[34] C'étaient là, en effet, les termes dont s'étaient servis les membres du tiers état lorsqu'ils avaient prié le clergé de se joindre à eux.

[35] Chasset, dans la séance du 9 avril 1790, évaluait ces revenus du clergé à 170 millions (Moniteur, I, 412) ; mais Necker, en 1784, les estimait à 130 millions seulement. NECKER, De l'administration des finances de la France, t. II, p. 316.

[36] Journal ecclésiastique de septembre 1789, p. 36-37.

[37] Frédéric MASSON, le Cardinal de Bernis, p. 361 et s.

[38] Journal ecclésiastique de septembre 1789, p. 36-37.

[39] PRUDHOMME, Révolutions de Paris, n° VI, p. 1.

[40] Y avait-il là une parodie de la préface du Samedi Saint ? Elle était du moins dans un article de Camille Desmoulins qui écrivait dans son journal : O beata nox ! On a souvent fait remarquer qu'aucune des institutions abolies dans la nuit du 4 août n'a été depuis rétablie.

[41] La publication la plus complète relative aux cahiers des états généraux est celle qui a été publiée en 1875, par MAVIDAL et LAURENT, dans les Archives parlementaires, puis à part, en 6 vol. in-4°, et un 7e vol. de tables. L'Assemblée constituante n'a pas pris connaissance de l'immense majorité des cahiers. Elle n'a eu sous les yeux que le Résumé général, 3 vol. in-8°, par PRUDHOMME et LAURENT DE MÉZIÈRES, et ce résumé était tendancieux. Aujourd'hui noème, nous ne possédons de publication complète que pour une dizaine de provinces. Voir Edme CHAMPION, la France d'après les cahiers de 1789, 1 vol., Paris, 1900, 3e édition. Cf. GAUTHEROT, les Cahiers de 1789 dans la Revue des quest. hist., t. LXXXVIII, 1910, p. 161 et s. Voir Amédée VIALAT, les Cahiers de doléances du tiers état en 1789, 1 vol. in-12. Paris, 1910, et DENYS BUIRETTE, les Questions religieuses dans les cahiers de 1789, un volume in-8°, Paris, 1921.

[42] M. de Chabot, évêque de Saint-Claude, avait, dans l'assemblée du bailliage d'Aval, réclamé l'égalité devant l'impôt, la suppression de la mainmorte et la réforme de la constitution. Discours prononcé le 6 avril 1789 par M. J.-B. de Chabot à l'assemblée des trois ordres du bailliage d'Aval, Arch. nat. AA. 62, cité par A. MATHIEZ, Rome et le clergé français, p. 507. M. de la Luzerne, évêque de Langres, se prononçait nettement contre le pouvoir absolu : Il est dangereux, disait-il, qu'il n'y ait qu'un pouvoir dans une grande nation, car, si cet unique pouvoir est celui du souverain, il dégénérera en despotisme. Ibid.

[43] Les cahiers du clergé du bailliage d'Amiens ont été publiés in extenso par MAVIDAL et LAURENT, op cit., t. I, p. 732 et suivantes. Le clergé de l'Anjou, de Bordeaux, de Clermont, de Lyon, de Limoges, de Lille émet des vœux analogues. Voir MAVIDAL et LAURENT, II, 31, 393, 759 ; III, 528, 560, 600 ; V, 181, 231, etc.

[44] Voir les doléances du clergé d'Aix en Provence, I, 694, 697 ; d'Amiens, I, 732 et s., 736 et s., de Bourg en Bresse, II, 458 ; de Lyon, III, 602, etc.

[45] P. DE LA GORCE, Hist. religieuse de la Révolution française, t. I, p. 98.

[46] P. DE LA GORCE, I, 100.

[47] Archives nationales, B', carton 40. Cité par P. DE LA GORCE, Cf. I, 101. MATHIEZ, p. 104-105.

[48] MAVIDAL et LAURENT, t. II, p. 614.

[49] GRILLE, Tableau comparatif des mandats et pouvoirs donnés en 1789 aux représentants de la nation, Paris, 1825, 2 vol. in-8°, t. II, p. 72 et s., 89 et s., 113 et s., 131 et s., 153 et s., 193 et s., et passim.

[50] F. GRILLE, Tableau comparatif des mandats et pouvoirs donnés en 1789 aux représentants de la nation, passim. 

[51] Barnave, par exemple, s'appuiera uniquement sur la Déclaration des Droits de l'homme pour demander la suppression des ordres religieux. La Législative s'appuiera sur cette Déclaration pour proclamer le divorce.

[52] PRUDHOMME, les Révolutions de Paris, n° 6, p. 36. 

[53] Sieyès se défendit toujours d'être de l'école de Rousseau ; mais il s'inspira constamment de l'esprit du Contrat social. 

[54] CONDORCET, Tableau des progrès de l'esprit humain, dixième époque.

[55] PRUDHOMME, n° 6, p.37.

[56] Compendium Salmanticense, tract. III, De Legibus, cap. II, punctum 1, inq. 2. Cf. BALMÈS, le Protestantisme comparé au catholicisme, t. III, p. 57. Puisque notre Rédempteur, disait saint Grégoire le Grand, n'a daigné prendre une chair humaine que pour nous rendre à l'antique liberté, nous ne saurions mieux faire, A notre tour, que d'avoir pitié des hommes que la nature avait faits libres et que le droit des gens a faits esclaves. P. L., t. LXXVII, col. 803-804.

[57] Mirabeau, d'ailleurs, avait vu le défaut essentiel du Contrat social. L'homme, avait-il écrit, n'est vraiment homme que lorsque la société commence à s'organiser. Voir à ce sujet E. FAGUET, XVIIIe siècle, p. 497. Sur la Déclaration des Droits de l'homme, voir l'abbé Léon GODARD, les Principes de 89 et la doctrine catholique, Paris, Lecoffre, 1865, et Emile KELLER, le Syllabus et les principes de 89, Paris, Poussielgue, 1866.

[58] MÉRIC, Histoire de M. Emery, t. I, p. 448-449.

[59] Quidquid placuit Principi, logis habet vigorem. Cf. FUNCK-BRENTANO, la Popularité et le bon plaisir du roi dans la Revue des Deux Mondes du 15 octobre 1911, p. 926-933. D'ailleurs, depuis Louis XIV, l'absolutisme n'était plus guère dans la personne du roi. Il se trouvait dans un système, dont le roi était le premier esclave. Esclave de sa cour, écrit M. Madelin, esclave de son ministère et de la tradition, le roi, parfois, aspirait plus que ses sujets à une libération. L. MADELIN, la Révolution, Paris, 1911, p. 4.

[60] PRUDHOMME, Révolutions de Paris, n° 7, p. 7-9. Cf. Avant-Moniteur, principalement composé des Mémoires de BAILLY, p. 9, VII, col. 1. Voir Ernest MELLIÉ, les Sections de Paris pendant la Révolution française, Paris, 1898.

[61] Albert SOREL, l'Europe et la Révolution française, t. II, p. 4.

[62] Gustave LE BON, la Psychologie des foules, Paris, 1895, p. 3.

[63] Avant-Moniteur, p. CIV, col. 2.

[64] PRUDHOMME, Révolutions de Paris, n° 7, p. 11. L'aveu est précieux à noter. En prêchant les devoirs, l'Evangile avait formé des âmes libres ; en ne proclamant que des droits, la Révolution préparait des esclaves et des tyrans.

[65] PRUDHOMME, n° 7, p. 18.

[66] Avant-Moniteur, p. CVI, col. 1. Dans la déclaration, nous l'avons vu, l'école démocratique de Rousseau avait prévalu, mais dans la Constitution (que l'objet et le cadre de cet ouvrage ne nous permettent pas d'analyser), c'est l'école constitutionnelle de Montesquieu qui avait légiféré. De là un dualisme contradictoire, exprimé par la formule des lettres patentes. Louis, par la grâce de Dieu et par à loi constitutionnelle de l'Etat, roi des Français. Mais le roi sera peu à peu désarmé et la nation pourvue d'armes formidables.

[67] Henri CARRÉ, l'Assemblée constituante et la mise en vacance des parlements, dans la Revue d'hist. moderne et contemp., 1907-1908, p. 241-258.

[68] MARTIN SAINT-LÉON, Histoire des Corporations, Paris, 1895, p. 593.

[69] Selon le rapport de Chasset, le clergé possédait le cinquième des fonds territoriaux. Moniteur, I, 412. M. de La Gorce dit : 2.992.538.140 livres. Après examen de divers témoignages, écrit M. Madelin, il faut donner raison à M. de La Gorce. Le revenu était de 85 millions, mais il était presque doublé par le produit des dîmes : 80 millions environ. Louis MADELIN, la Révolution, 1 vol. in-8°, Paris, 1912, p. 6.

[70] ISAMBERT, Anciennes lois françaises, t. XXII, p. 226. Les rois, dit Louis XIV dans ses Mémoires, sont seigneurs absolus de tous les biens, tant des séculiers que des ecclésiastiques, pour en user suivant les besoins de l'Etat.

[71] Encyclopédie, au mot Fondations, t. VII, p. 75.

[72] Les Libertés de l'Eglise gallicane, commentées suivant l'ordre des articles dressés par Pierre Pithou, 5 vol. in-4°, Lyon, 1771.

[73] Institutiones juris ecclesiastici ad fori gallici usum accommodatæ ; Prælectiones juris ecclesiastici ad fori gallici usum accommodatæ. Ces deux ouvrages n'ont pas été imprimés.

[74] Victor LANJUINAIS, Notice historique sur Lanjuinais, Paris, 1832. L'application des gens de loi à la science du droit canonique n'avait rien d'extraordinaire au XVIIIe siècle. Le droit canonique régissait non seulement les questions bénéficiales, mais aussi les questions touchant l'état civil, les mariages, etc. Aucun avocat ou magistrat ne pouvait l'ignorer.

[75] MATHIEZ, op. cit., p. 92-93.

[76] Voir dans les Etudes du 20 avril 1907, p. 263 et 267, le témoignage de l'abbé de Bonneval.

[77] On a lu et fort applaudi le rapport de M. Martineau... Rien de plus judicieux, rien de plus conforme à l'esprit de l'Eglise. Nouvelles Ecclésiastiques du 24 juillet 1790, p. 117-119.

[78] Les agents généraux du clergé, institués à la fin du XVIe siècle, étaient les délégués permanents du clergé auprès de l'autorité royale. Ils étaient en correspondance suivie avec les diocèses. On comptait deux agents généraux du clergé. Voir, sur cette importante institution, L. SERBAT, les Assemblées du clergé de France, un vol. in-8°, Paris, 1906, p. 178-189.

[79] P. DE LA GORCE, I, 140-141. Cf. SICARD l'Ancien clergé de France, t. II, p. 129 et s. ; PISANI, Répertoire biographique de l'épiscopat constitutionnel, Paris, 1907, p. 217 ; Bernard DE LACOMBE, Talleyrand, évêque d'Autun.

[80] Mes parents s'étaient déterminés, selon ce qu'ils regardaient comme un intérêt de famille, à me conduire à un état pour lequel je ne montrais aucune disposition. TALLEYRAND, Mémoires, publiés par le duc de Broglie, Paris, 1891, t. I, p. 16. Un peu plus loin, Talleyrand ajoute ces lignes, où se révèle bien le fond de cette âme et la mentalité de son temps : La jeunesse est l'époque de la vie où l'on a le plus de probité. Je ne comprenais pas encore ce que c'était que d'entrer dans un état avec l'intention d'en suivre un autre, d'aller au séminaire pour être ministre des finances... Mais je n'avais aucun moyen de défense ; tout ce qui m'entourait avait un langage fait... Mon esprit fatigué se résigna : je me laissai conduire au séminaire de Saint-Sulpice. Ibid., p. 19-20. Le comte de Choiseul-Gouffier racontait qu'avant été chez M. de Talleyrand la veille au soir de son ordination à la prêtrise, il l'avait trouvé dans un état violent de lutte intérieure, de larmes et de désespoir. M. de Choiseul fit alors tous ses efforts pour le détourner d'accomplir le sacrifice ; mais la crainte de sa mère, d'un éclat tardif, une certaine fausse honte, lui en ôtant la hardiesse, il s'écria : Il est trop tard ; il n'y a plus à reculer. Note de M. de Bacour, insérée dans les Mémoires de TALLEYRAND, par le duc de Broglie, t. I, p. 23.

[81] GUIZOT, Mémoires, t. I, p. 37.

[82] Sur la conversion de Talleyrand, peu de temps avant sa mort, voir LAGRANGE, Vie de Mgr Dupanloup, ch. XV, t. I, p. 234-258. Cf. Baron DE NERVO, la Conversion de Talleyrand, Paris, Champion, 1910, et les Mémoires de Talleyrand, édités par le duc de Broglie, Paris, 1892, t. V, p. 482-484.

[83] La Révolution promettait de nouvelles destinées à la nation ; je la suivis dans sa marche et j'en courus les chances. Je lui vouai le tribut de toutes mes aptitudes. TALLEYRAND, Mémoires, t. I, p. 136.

[84] PICOT, V, 389.

[85] MAURY, Œuvres choisies, t. III, p. 38o et s. Le Chapelier avait dit : Le clergé n'exerce qu'une stérile et dangereuse charité. La nation, au contraire, établira dans ses maisons de prière et de repos des ateliers utiles à l'Etat, où le pauvre trouvera sa subsistance par le travail. Il n'y aura plus de misérables que ceux qui voudront l'être.

[86] Ces biens étaient mis à la disposition de la nation à charge : 1° de pourvoir d'une manière convenable aux frais du culte, à l'entretien de ses ministres et eu soulagement des pauvres, sous la surveillance et d'après les instructions des paroisses ; 2° que dans les dispositions à faire pour subvenir à l'entretien des ministres de la religion, il ne pourra être assuré à la dotation d'aucune cure moins de 1.200 livres par année, non compris le logement et les jardins en dépendant.

[87] Lettre du 3 novembre 1789, Arch. nat., M. 788, citée par MATHIEZ, Rome et le clergé français sous la Constituante, p. 85.

[88] Dès le 10 janvier, Thomas Lindet écrivait : Les assignats ne tarderont pas à être dispersés, et quiconque en sera porteur deviendra malgré lui le défenseur de la Révolution. — Cette opération, avait dit le rapporteur de la loi, va lier tous les citoyens à la chose publique. Cf. MADELIN, la Révolution, p. 121-122.

[89] Abbé SICARD, la Spoliation du clergé sous la Révolution, dans le Correspondant du 10 octobre 1911. L'abbaye de Dammartin, de l'ordre de Prémontré, au diocèse d'Amiens, fut le théâtre d'une scène de vandalisme éhonté ; de tous les villages voisins, les paysans se précipitèrent pour tout piller et détruire. A Saint-Omer, le retable du maitre-autel de l'église Saint-Bertin, peint par Memling, fut acheté pour quelques sous par un boulanger.

[90] PISANI, I, 136-137.

[91] La question de la vente des biens nationaux a été l'objet d'un concours ouvert par l'Académie des sciences morales et politiques. Trois des mémoires couronnés ont paru en 1908 : Marcel MARION, la Vente des biens nationaux pendant la Révolution ; G. LECARPENTIER, la Vente des biens ecclésiastiques pendant la Révolution ; A. VIALAY, la Vente des biens nationaux pendant la Révolution. Voir sur le même sujet l'article de M. DE LANZAC DE LABORIE, dans le Correspondant du 25 décembre 1908 ; celui d'E. SICARD, même revue, 10 octobre 1911, et celui de M. SIGNAC, Revue d'Hist. moderne et contemporaine, juillet 1906.

[92] Ch. GÉRIN, les Monastères franciscains et la commission des réguliers, dans la Revue des questions historiques de juillet 1875, t. XVIII, p. 88-89. Cf. PRAT, S. J., Essai historique sur la destruction des ordres religieux en France au XVIIIe siècle, Paris, 1845.

[93] Ch. GÉRIN, les Monastères franciscains et la commission des réguliers, dans la Revue des questions historiques de juillet 1875, t. XVIII, p. 135.

[94] PICOT, Mémoires, V, 385-382.

[95] PICOT, V, 391.

[96] Celle-ci avait été supprimée par Louis XVI.

[97] P. DE LA GORCE, Hist. de la Révolution, I, 168 : TAINE, Origines, I, 321. Les religieux étaient environ 25.000 ; les religieuses environ 37.000. On peut évaluer le clergé séculier à 70.000. La France comptait alors 24 millions d'habitants.

[98] 2.489 pour les hommes, 1.500 pour les femmes. TAINE, Origines, I, 321.

[99] Archives nationales, Papiers du comité ecclésiastique, carton 13. Cité par P. DE LA GORCE, I, 171.

[100] Archives nationales, Papiers du comité ecclésiastique, carton 10. Cité par P. DE LA GORCE, I, 171.

[101] Cette appréciation de l'état d'esprit des moines à la fin du XVIIIe siècle est fondée sur les enquîtes faites par M. de La Gorce, aux Archives nationales, dans les Papiers du comité ecclésiastique. Voir P. DE LA GORCE, Hist. de la Révolution, I, 169-179.

[102] A. MATHIEZ, Rome et le clergé, p. 98-99.

[103] Moniteur du 14 février 1790, p. 181, col. 2 et 3.

[104] Moniteur du 14 février 1790, p. 182, col. 2.

[105] Moniteur du 14 février 1790. p. 182, col. 3.

[106] Moniteur du 14 février 1790, p. 186, col. 1.

[107] Mercure de France du 20 février 1790. Cf. AULARD, la Révolution française et les Congrégations, p. 16 et s.

[108] Pour avoir la valeur actuelle de ces sommes, on doit, suivant les calculs des économistes, les multiplier par 2 ½.

[109] Mercure de France du 27 février 1790.

[110] PICOT, V, 412. Avant qu'on ne passât aux voix, Garat demanda la parole : Je me déclare, dit-il, aussi bon chrétien-catholique-apostolique que personne... Et j'applaudis avec transport aux vœux pour la suppression des ordres religieux. Moniteur du 15 février, p. 186, col. 1.

[111] PISANI, Répertoire biographique de l'épiscopat constitutionnel, I, 146-148.

[112] Un tableau, qui parait dater de 1790, indique, pour la ville de Paris, 451 sécularisations sur 943 religieux. PISANI, op. cit., I, 146. Les encouragements à la défection ne manquèrent pas. Le 20 février 1790, Prudhomme écrivait dans son journal : Le premier qui épouserait une ci-devant religieuse mériterait, notre avis, une couronne civique. Révolutions de Paris, n° 30.

[113] A. MATHIEZ, Rome et le clergé français sous la Constituante, Paris, 1911, p. 78.

[114] Lettre du 3 décembre 1763. Le contexte est significatif. Il est temps que le monstre de la superstition soit enchainé. Les princes catholiques commencent un peu à réprimer ses entreprises ; mais au lieu de couper les tètes de l'hydre, ils se bornent à lui mordre la queue ; ils reconnaissent encore deux puissances, ou du moins ils feignent de les reconnaître ; ils ne sont pas assez hardis pour déclarer que l'Eglise doit dépendre uniquement des lois du souverain... Il n'y a que votre auguste souveraine qui ait raison... VOLTAIRE, Œuvres, édit. Beuchot, Paris, 1833, t. LXV, p. 250.

[115] Le patronage, en matière bénéficiale, consiste dans le pouvoir de nommer ou de présenter à un bénéfice vacant. On distinguait alors le patronage ecclésiastique, le patronage laïque et le patronage mixte. Voir THOMASSIN, Anc. et nouv. discipl., 3e partie, l. I, ch. XXIX-XXXIV.

[116] Nouvelles ecclésiastiques, année 1790, p. 117. On ne comprend pas comment M. Mathiez, qui se plait à rendre hommage à la sincérité de Martineau (Rome et le clergé, p. 155) peut soutenir que Martineau était philosophe (au sens du XVIIIe siècle), et nullement janséniste. (Id., p. 92.)

[117] Nouvelles ecclésiastiques, année 1790, p. 117.

[118] MARTINEAU, Rapport fait à l'Assemblée nationale au nom du Comité ecclésiastique sur la Constitution du clergé, à Paris. De l'Imprimerie nationale, brochure in-8° de 40 pages, p. 7.

[119] MARTINEAU, Rapport fait à l'Assemblée nationale..., p. 8.

[120] MARTINEAU, Rapport fait à l'Assemblée nationale..., p. 8 Le bénéfice simple était celui dont le titulaire n'avait ni charge d'âmes ni obligation d'aller au chœur ; tels étaient les prieurés et les abbayes en commende, les chapellenies chargées seulement de quelques messes qu'on pouvait faire acquitter par d'autres. Les bénéfices doubles étaient ceux dont les titulaires étaient chargés de quelque administration.

[121] MARTINEAU, Rapport fait à l'Assemblée nationale..., p. 8.

[122] MARTINEAU, Rapport fait à l'Assemblée nationale..., p. 9-10.

[123] MARTINEAU, Rapport fait à l'Assemblée nationale..., p. 16.

[124] MARTINEAU, Rapport fait à l'Assemblée nationale..., p. 17.

[125] MARTINEAU, Rapport fait à l'Assemblée nationale..., p. 17-18.

[126] L'emploi d'avocat du clergé n'était devenu une institution organisée que vers la fin du XVIe siècle. Les avocats du clergé, non seulement plaidaient pour lui dans les procès où il était engagé comme corps, mais encore et surtout donnaient des consultations sur demande à tous les ecclésiastiques et bénéficiers qui leur écrivaient à cet effet. Ils se réunissaient, en temps ordinaire, chez le plus ancien d'entre eux, et, pendant que se tenaient les assemblées du clergé, aux Grands-Augustins. Sur les avocats du clergé, voir L. SERBAT, les Assemblées du clergé de France, Paris, Picard, 1 vol. in-8°, 1906, p. 188.

[127] Moniteur du 2 juin 1790, p. 622, col. 1.

[128] Moniteur du 30 mai, p. 610, col. 2 et 3.

[129] Moniteur du 1er juin 1790, p. 617, col. 3.

[130] Moniteur du 1er juin 1790, p. 617-618.

[131] Moniteur du 1er juin 1790, p. 616, col. 3.

[132] C'est du moins ce qu'assure Legendre, député de Brest, dans une lettre citée par MATHIEZ, p. 87-88.

[133] Moniteur du 2 juin 1790, p. 622, col. 2.

[134] DURAND DE MAILLANE, Hist. apologétique du Comité ecclésiastique, p. 79.

[135] Moniteur du 2 juin 1790, p. 622, col. 1.

[136] Un canoniste exercé eût trouvé dans Suarez, Thomassin et Bossuet le moyen de réfuter péremptoirement ce sophisme fondamental de Camus. Il est bien vrai que, dans le début, l'Eglise ordonna des prêtres et des évêques sans autres limites de juridiction que celle des peuples qu'ils convertissaient. Mais, dans la suite, elle fut obligée de limiter cette juridiction. Et alors c'est elle-même qui s'attribua la charge de le faire. Voir SUAREZ, De Legibus, l. IV, ch. IV, n° 11, et l. VIII, n° 8 ; THOMASSIN, Anc. et nouv. discip., 2e partie, l. II, ch. XLII, n° 8 ; BOSSUET, Variations, l. VII, n° 42 et s. ; WILBERFORCE, Du principe de l'autorité dans l'Eglise, trad. Audley, n° 296 ; BRUGÈRE, De Ecclesia Christi, p. 81-82, 219-222.

[137] M. de Boisgelin, archevêque d'Aix n'imita pas son collègue : et sans prendre une part active aux délibérations, les suivit avec attention, comptant encore sur l'éventualité d'un arrangement.

[138] Moniteur du 10 juin 1790, p. 658, col. 2.

[139] Moniteur du 6 février 1790, p. 150, col. 2 et 3.

[140] Moniteur du 8 février 1790, p. 157, col. 3 ; p. 166, col. 1 ; PICOT, Mémoires, V, 405.

[141] Moniteur du 11 juillet 1790, p. 788, col. 2.

[142] Moniteur du 28 novembre 1790, p. 1378, col. 3.

[143] HULOT, Collection des Brefs de Pie VI, p. 1. Cette allocution n'a pas été reproduite dans le Bullaire romain. On en trouvera les principaux extraits dans PICOT, Mémoires, V, 421-422.

[144] André CHÉNIER, Œuvres en prose, Paris, 1872 ; Avis aux Français, 28 août 1890.

[145] A. SOREL, l'Europe et la Révolution française, t. II, p. 10.

[146] A. SOREL, l'Europe et la Révolution française, t. II, p. 11-12.

[147] A. SOREL, l'Europe et la Révolution française, t. II, p. 16-17. Cf. PINGAUD, les Français en Russie, p. 165 et s.

[148] FRANCHETTI, Storia d'Italia, ch. II : Primi effetti della Revoluzione francese, p. 48.

[149] A. SOREL, l'Europe et la Révolution française, t. II, p. 20.

[150] G. MORRIS, Mémorial et Correspondance, traduction française, Paris, 1842. Voir les notes écrites le 1er juillet 1789, le 24 janvier 1790.

[151] A. SOREL, l'Europe et la Révolution française, t. II, p. 22.

[152] Pour M. Mathiez, la condamnation faite par Pie VI de la Constitution civile du clergé fut une question d'intérêt temporel. L'affaire d'Avignon décida de tout. Le pape, dit-il, s'était vu menacé en même temps comme pontife par la Constituante et comme chef d'Etat par ses sujets temporels. Si le pontife céda d'abord, le chef d'Etat n'hésita pas... n'écoutant que son orgueil de souverain et que sa peur de la liberté... Les raisons de sa politique s'expliquent assez aisément. Il attend... parce qu'il ne veut pas sacrifier ses intérêts temporels à ses intérêts spirituels... Son calcul se trouva faux, son marchandage en pure perte. Il ne compromit pas que ses intérêts, il jeta la France dans le schisme et dans la guerre civile. A. MATHIEZ, Rome et le clergé français sous la Constituante, p. 62, 300.

[153] L. MADELIN, Pie VI et la première coalition, dans la Revue historique, t. LXXXI, p. 6.

[154] Expression d'Albert Vandal, citée et faite sienne par L. MADELIN, la Révolution, p. VI.

[155] P. DE LA GORCE, Hist. religieuse de la Révolution, I, 371.

[156] MASSON, Bernis, p. 450.

[157] MATHIEZ, Rome et le clergé français sous la Constituante, p. 14-15.

[158] MASSON, Bernis, p. 450.

[159] MASSON, Bernis, p. 451.

[160] MASSON, Bernis, p. 450.

[161] Sur Bernis, dont on connait la jeunesse très mondaine, les relations intimes avec Voltaire et le rôle très important joué dans la suppression des jésuites, voir MASSON, le Cardinal de Bernis, et SAINTE-BEUVE, Causeries du Lundi, t. VIII.

[162] MASSON, Bernis, p. 452.

[163] P. DE LA GORCE, p. 263.

[164] PISANI, op. cit., p. 167-168. Cf. THEINER, Documents inédits relatifs aux affaires de France, t. I, p. 264, et GOBBIO, la Chiesa e lo stato in Francia durante la Rivoluzione, Roma, 1905, p. 73.

[165] Archiv. Vat., carte sciolte, cité par GENDRY, II, 112.

[166] MATHIEZ, Rome et le clergé, p. 42.

[167] Sur l'attitude conciliante du pape dans l'affaire des annates, voir F. MASSON, Bernis, p. 460-465.

[168] P. DE LA GORGE, I, 272.

[169] M. Le Franc de Pompignan avait donné sa démission d'archevêque en entrant au ministère, le 4 août 1739. Voir BOUVIER, Le Franc de Pompignan, p. 88.

[170] P. DE LA GORGE, I, 278.

[171] MASSON, Bernis, p. 468-470.

[172] MASSON, Bernis, p. 478.

[173] P. DE LA GORGE, I, 276.

[174] Journal ecclésiastique, décembre 1790.

[175] PISANI, p. 163.

[176] Brienne de Sens, Talleyrand d'Autun, Jarente d'Orléans et Savine de Viviers.

[177] Exposition des principes, p. 12. Cf. PICOT, Mémoires, t. VI, p. 34.

[178] Nouvelles ecclésiastiques du 1er février 1791, p. 19, col. 1. Ce numéro des Nouvelles est presque tout entier consacré à la Constitution civile du clergé. Inutile d'insister sur la différence d'attitude des rois de France, d'une part, différant de rendre les décrets de Trente lois de l'Etat, et d'autre part, de la Constituante, rendant lois de l'Etat des dispositions contraires au concile.

[179] ROSKOVANY, Monumenta, t. I, p. 434 et s.

[180] L'abbé BARRUEL, dans son Journal ecclésiastique de février 1791, p. 230, puis dans son Histoire du clergé pendant la Révolution française, p. 58, a vivement attaqué la mémoire de Le Franc de Pompignan, qu'il accuse : 1° de s'être associé, le 24 août, aux démarches de M. de Cicé auprès du roi pour l'engager à approuver la Constitution civile du clergé ; 2° d'avoir tenu secrète la lettre que le pape lui avait écrite le 10 juillet et qui désapprouvait nettement la Constitution civile. FELLER, dans sa Biographie universelle, art. Pompignan ; GUILLON, dans la Collection des Brefs du Saint-Siège, t. I, p. 38 ; ROYOU, dans le journal l'Ami du Roi, et quelques autres ont reproduit les mêmes accusations. Mais M. Emery, dans sa notice insérée en tête des œuvres de Le Franc de Pompignan (édit. Migne, t. I, p. 15), réfute les accusations de Barruel, qu'il prétend mal informé. En ce qui concerne la prétendue part prise au conseil du 24 août par l'archevêque de Vienne, la bibliothèque de Saint-Sulpice, fonds Emery, contient un témoignage qui nous paraît concluant. L'abbé Pichot, qui faisait partie du clergé de Saint-Sulpice en 1790, et qui mourut chanoine de Lyon en 1814, écrivait à M. Emery, à la date du 8 mars 1802 : On ne peut pas reprocher à M. de Pompignan d'avoir coopéré à la Constitution civile du clergé, puisqu'il n'était pas au conseil. Il tomba malade le 57 août 1790, et ne sortit de son appartement que pour aller au tombeau. Or, la sanction n'eut lieu que le 24 août. J'en atteste M. de Saint-Priest, ministre de l'intérieur, qui, le même jour, vint en faire part à M. de Pompignan, et je fus témoin des larmes abondantes qu'ils versèrent l'un et l'autre. Le lendemain, des affaires m'appelèrent auprès de Mme la marquise de Gramont. Au moment que j'eus conclu l'affaire qui m'appelait auprès d'elle, entrèrent M. l'archevêque de Bourges, M. l'évêque de Dijon et celui de Castres. Mine de Gramont demanda quelles étaient les nouvelles de l'assemblée. Ils répondirent qu'au conseil du roi, on avait profité de la maladie de M. l'archevêque de Vienne pour faire sanctionner cette Constitution, et qu'ils étaient bien persuadés qu'elle n'aurait pas eu lieu si M. l'archevêque de Vienne s'y était trouvé ; ils en avaient la promesse formelle du roi. Quant à la non-publication de la lettre du pape, on ne saurait en faire un grief à l'archevêque de Vienne. Il s'agissait d'un document non destiné, par sa nature, à la publicité. Trois ou quatre jours après la mort de l'archevêque de Vienne, dit M. Emery, le bref ayant été trouvé dans ses papiers et communiqué aux évêques de l'assemblée les plus zélés, tels que M. l'évêque de Clermont, ils jugèrent, d'après sa teneur, qu'il serait imprudent de le rendre public. MIGNE, t. I, p. 16-17. On peut d'ailleurs s'en rendre compte par le texte de la lettre, publiée par THEINER, Documents inédits relatifs aux affaires religieuses de France, t. I, p. g. Cf. Cl. BOUVIER, Le Franc de Pompignan, 1 brochure in-8° Paris, Picard, 1903, p. 89-101.

[181] Du 22 septembre 1790. ROSKOVANY, I, 437 et s.

[182] Cet acte de Louis XVI fut son premier acte juridique de coopération à la Constitution civile. C'est improprement que l'on parle de sanction donnée par Louis XVI à cette loi. D'après les principes posés le 1er octobre 1789, les lois constitutionnelles n'avaient pas besoin de la sanction royale. Il n'en est pas moins vrai que l'approbation donnée par le roi, le 24 août, était un gage donné de son concours pour l'application de la loi.