HISTOIRE GÉNÉRALE DE L'ÉGLISE

 

PREMIÈRE PARTIE. — LE DÉCLIN DE L'ANCIEN RÉGIME

CHAPITRE PREMIER. — LA CRISE POLITIQUE ET SOCIALE.

 

 

Trois faits de politique européenne, un grand événement de politique mondiale et deux modifications profondes dans l'organisation intérieure des sociétés, particulièrement de la société française, caractérisent cette crise.

 

I

La guerre de la Succession d'Autriche, le partage de la Pologne et l'expulsion des jésuites sont des faits dont la responsabilité retombe sur les grandes cours de l'Europe. Or ces trois faits manifestaient une abdication du vieux droit public traditionnel, le peu de respect que l'on avait pour les engagements donnés, le cas que l'on faisait des souverainetés établies, en particulier de la souveraineté spirituelle du Pape. La guerre de la Succession d'Autriche avait montré, suivant l'expression d'Albert Sorel, que la force des Etats pouvait primer les droits des souverains, et le partage de la Pologne, que la force des souverains pouvait primer les droits des Etats[1]. Par l'expulsion des jésuites, œuvre concertée et mûrie dans les cours bourboniennes, la société civile avait marqué son parti pris de s'ingérer dans l'organisation de l'Eglise et d'en régler l'activité de sa propre initiative.

D'autre part, l'enthousiasme suscité par la guerre d'émancipation de l'Amérique du Nord excitait les esprits. La Déclaration d'indépendance signée en 1776 par les Etats américains s'appuyait sur l'égalité civile et politique des citoyens, les droits inaliénables de l'homme et la souveraineté du peuple. Nous regardons comme incontestables, disait le préambule, les vérités suivantes : que tous les hommes ont été créés égaux, qu'ils ont été doués par le Créateur de certains droits inaliénables, que toutes les fois qu'une forme de gouvernement quelconque devient destructive des fruits pour lesquels elle a été établie, le peuple a le droit de la changer et de l'abolir. Le 11 juin 1780, l'Assemblée du clergé, sollicitée d'accorder un subside au gouvernement à l'occasion de la guerre d'Amérique, vota généreusement un don gratuit de trente millions, sans discuter aucunement sur le caractère particulier de la guerre entreprise[2].

Ces événements de politique extérieure coïncidaient avec une crise des institutions intérieures dans les nations européennes, et en particulier dans la France. Un esprit d'impatience à l'égard des droits féodaux, une sourde révolte à l'égard de l'absolutisme royal, étaient les principaux indices de cette crise.

Dans presque aucune partie de l'Allemagne, à la fin du XVIIIe siècle, dit Alexis de Tocqueville[3], le servage n'était encore complètement aboli, et, dans la plupart, le peuple demeurait positivement attaché à la glèbe, comme au moyen âge. Presque tous les soldats qui composaient les armées de Frédéric II et de Marie-Thérèse avaient été de véritables serfs. L'Angleterre était administrée aussi bien que gouvernée par les principaux propriétaires du sol.

Or, tant que les peuples avaient vu la noblesse assurer l'ordre public, rendre la justice, faire exécuter les lois, venir au secours des faibles, ils avaient supporté sans trop d'impatience, à peu près comme le public d'aujourd'hui supporte son gouvernement, les droits souvent onéreux, les privilèges parfois gênants de l'aristocratie territoriale. Mais à mesure que celle-ci avait cessé de rendre les services qui correspondaient à ses droits, son autorité devenait plus lourde.

Son poids se faisait particulièrement sentir en France. Le servage, il est vrai, y avait à peu près disparu ; il ne subsistait guère que dans une ou deux provinces de l'Est. Presque partout le paysan n'avait pas seulement cessé d'être serf, il était devenu propriétaire foncier. Mais cette situation lui rendait précisément plus insupportable la permanence des droits féodaux qui pesaient sur lui, et qui étaient perçus par des intendants sans pitié, au profit d'une noblesse vivant largement à la cour. Dans un chapitre célèbre des Origines de la France contemporaine, Taine a parlé de ces chevaux de race, qui avaient double et triple ration pour être oisifs et ne rien faire qu'à demi, tandis que les chevaux de trait faisaient le plein service avec une demi-ration qui leur manquait souvent[4]. En un langage moins métaphorique, Alexis de Tocqueville a dépeint le paysan français de la fin du XVIIIe siècle, petit propriétaire fonder, passionnément épris de cette terre qu'il a achetée de ses épargnes, et rencontrant partout le privilège de son puissant voisin qui le gêne et qui l'entrave. Pour acquérir son bien, il lui a fallu payer un droit, non pas au gouvernement, mais à un grand propriétaire voisin, aussi étranger que lui à l'administration publique. Ce même voisin, tantôt l'arrache à la culture de son champ pour lui demander un service sans salaire, tantôt l'attend au passage d'une rivière pour lui demander un droit de péage. Il le retrouve au marché, où il lui vend le droit de vendre ses propres denrées ; et quand, rentré au logis, il veut employer à son usage le reste de son blé, il ne peut le faire qu'après l'avoir envoyé moudre dans le moulin et cuire dans le four de cet homme[5]. La féodalité avait été une de nos plus grandes et de nos plus bienfaisantes institutions nationales. En cessant de remplir le rôle social pour lequel elle avait été établie, elle était devenue le plus grave des dangers.

Il en était de même de l'absolutisme royal. Rendu inévitable par la nécessité de comprimer les factions des grands seigneurs et d'assurer l'unité nationale, tout aussi populaire à son origine que l'avaient été les institutions féodales, le pouvoir absolu des rois était devenu une seconde cause de malaise politique et social. Ces institutions municipales, qui, du XIIIe au XVIe siècle, avaient fait, de tant de villes d'Allemagne, d'Italie, d'Angleterre, de petites républiques riches et éclairées, des cités puissantes et libres, n'existaient plus qu'en apparence. L'activité, l'énergie, le patriotisme communal, les vertus mâles et fécondes. qu'elles avaient inspirées, étaient à peu près disparus. Ces assemblées provinciales, ces états généraux, où la libre initiative et le franc parler des gens de France s'étaient jadis si largement déployés, étaient abolis ou ne survivaient que de nom. Sans doute, il serait injuste de confondre l'absolutisme d'un Philippe d'Espagne, d'une Marie-Thérèse d'Autriche, ou même d'un Louis XIV et d'un Louis XV avec celui d'un potentat oriental ou d'un empereur de la décadence romaine. Il y a trois sortes de lois, disait le jurisconsulte Loyseau, qui bornent la puissance du souverain, à savoir : les lois de Dieu, les règles de justice naturelle, et finalement les lois fondamentales de l'Etat, parce que le prince doit user de la souveraineté selon sa propre nature et aux conditions qu'elle est établie[6]. — C'est autre chose, observe Bossuet[7], que le gouvernement soit absolu, autre chose qu'il soit arbitraire. Il y a des lois dans les empires contre lesquelles tout ce qui se fait est nul de droit, et il y a toujours ouverture à revenir contre. Et, eu un sens, suivant la propre remarque de Michelet, la royauté de Louis XIV, par ses gloires incontestables, montra le plus parfait accord du peuple en un homme qui se soit trouvé jamais[8]. Mais le prestige même de ces gloires créait un péril. Qui considérera, dit La Bruyère, que le visage du prince fait toute la félicité du courtisan, comprendra un peu comment voir Dieu peut faire tout le bonheur des saints. Ces dieux terrestres n'étaient en réalité, suivant les mots fameux de Bossuet, que des dieux de chair et de sang, de boue et de poussière. Trop souvent, au lieu de gouverner pour la nation seule, ils gouvernèrent pour eux-mêmes. Après avoir renversé tous les anciens contreforts politiques de l'Etat pour assurer à eux seuls tout le poids du gouvernement, dit un historien récent, reprenant une métaphore d'Albert Sorel, ils rendirent la royauté semblable à une cathédrale gothique où l'on aurait poussé jusqu'au paradoxe la hauteur du vaisseau et l'ouverture des ogives. Il fallait qu'ils 'gouvernassent avec le maximum de prévoyance, d'ordre et de mesure, sous peine de voir l'édifice chanceler sur sa base... Car la nation avait abdiqué ses droits, non ses jugements... Les successeurs de Louis XIV furent-ils à la hauteur de leurs devoirs ? Nous croyons que l'historien ne peut en conscience répondre oui. Le pouvoir central devint trop souvent la proie des intrigues de courtisans et de favorites ; il perdit de sa stabilité et de son prestige. Le gouvernement resta absolu, mais son action tomba dans l'incohérence. La France ne sentit plus à sa tête un monarque qui la guidât sûrement dans le chemin glorieux de ses destinées, et bientôt, au sein de là nation déjà trop centralisée, une sorte de corruption se manifesta comme dans un fruit trop mûr. L'âme commune défaillant dans la personne du roi, chacun regretta l'indépendance jadis sacrifiée, le peuple s'habitua à mépriser ses chefs, et l'anarchie tendit à éclater dans la centralisation[9].

De toutes ces disproportions, de toutes ces inadaptations, de tous ces périls, la nation entière souffrait, non seulement le paysan, l'artisan, le roturier, mais encore le gentilhomme, le grand seigneur, le prélat et le roi lui-même[10]. Nous verrons plus loin quelles furent les doléances des cahiers de 1789 ; mais, dès l'année 1775, dans une remontrance datée du 6 mai, la cour des aides disait : On a travaillé à étouffer en France tout esprit municipal, à éteindre, si on le pouvait, jusqu'aux sentiments de citoyens ; on a, pour ainsi dire, interdit la nation entière[11]. Et, le 23 février 1787, dans un discours prononcé par l'ordre du roi et en sa présence, M. de Calonne s'écriait[12] : Les abus qu'il s'agit d'anéantir, ce sont les plus considérables, ce sont les plus protégés.

 

II

L'Eglise souffrait d'autant plus de cette crise politique et sociale, que, par suite de son union étroite avec l'Etat, elle s'y trouvait elle-même intimement engagée. Par son haut clergé, elle était mêlée à ces privilégiés, dont les droits devenaient de jour en jour plus odieux ; elle avait entrée dans ces cours, où se centralisaient les affaires du pays ; d'autre part, en la personne des plus humbles de ses clercs, les petits curés de campagne à portion congrue, elle entendait les doléances du peuple, dont ces derniers partageaient les charges et les misères[13]. Une foi profonde, une ferme discipline, mi l'on retrouvait encore la forte empreinte donnée au clergé de l'ancien régime par les Bérulle. les Vincent de Paul, les Olier, les Hofbauer, les Alphonse de Liguori, avaient permis à ce grand corps de l'Etat d'échapper, dans sa majeure partie, à cette corruption des gens du monde, à ces utopies de la classe lettrée, à cette irritation des gens du peuple, qui constituaient les maux essentiels de cette fin de siècle. Deux grandes choses le relevaient moralement et socialement : un esprit de charité, qui se manifestait à toutes les occasions avec une générosité chevaleresque[14], et un esprit de ferveur resté vivace chez les âmes d'élite, que les scandales du temps ne faisaient que stimuler.

Mais le clergé du XVIIIe siècle ne sut pas éviter un triple écueil.

Dans la pratique de la charité, il se mit trop à la remorque des philosophes du siècle ; il employa trop leur langage, leurs prétendus principes. Il ne se réclama pas assez franchement de la forte théologie d'un saint Thomas d'Aquin, où il eût pu trouver tant de maximes fécondes, tant de règles sûres ; il n'invoqua pas assez hautement les traditions de l'Eglise, où il eût rencontré de si beaux modèles ; et il laissa ainsi la philosophie sentimentale du XVIIIe siècle bénéficier du prestige de son dévouement[15].

D'autre part, le clergé laissa trop s'accuser entre les deux ordres qui le composaient le fossé que l'état social et politique avait creusé[16]. La première classe, tirée de la noblesse et de la bonne bourgeoisie, avait parfois plus de prétention aux honneurs que de vrai ministère auprès des âmes ; l'autre, recrutée dans les derniers rangs de la société civile, n'avait souvent que des devoirs à remplir, sans profit ni honneur pour l'encourager. Plus d'un pauvre prêtre, en revenant de l'évêché, où il avait contemplé les splendeurs d'une installation princière, gardait amèrement le souvenir des richesses qu'il avait eues sous les yeux. Si alors, dans son humble presbytère, il jetait les yeux sur quelque numéro des Nouvelles ecclésiastiques, où le parti janséniste s'appliquait à railler le luxe et les préjugés nobiliaires introduits dans l'Eglise, si ses regards tombaient sur quelqu'une de ces brochures révolutionnaires que les encyclopédistes propageaient jusqu'au fond des provinces les plus reculées[17], le pauvre curé plébéien sentait fermenter dans son âme un vague sentiment d'inquiétude et d'envie, non moins funeste à l'ordre social et à la paix de l'Eglise que l'aveugle tranquillité du grand dignitaire ecclésiastique se reposant dans le luxe de son palais somptueux[18].

Enfin, une partie du haut clergé se laissa entraîner à des alliances trop étroites avec les Etats.

Les trois principaux centres de ces alliances furent Vienne, Florence et Paris.

 

A Vienne, vers la fin du XVIIIe siècle, deux théories, souvent confondues par les historiens, parce que finalement elles se confondaient dans une action commune, obtenaient grande créance auprès du roi et du haut clergé : c'étaient le joséphisme et le fébronianisme.

La théorie joséphiste, édifiée de longue date par les juristes et se fondant sur des textes de droit romain, prétendait que l'établissement religieux était chose d'Etat. Marie-Thérèse, et surtout Joseph II, avaient fait pénétrer ce système dans les lois. Il renouvelait, en les aggravant, les erreurs du gallicanisme césarien des rois de France.

La théorie fébronienne, s'appuyant sur des arguments d'ordre canonique, et sur des textes conciliaires du XVe siècle, en particulier sur des déclarations des conciles de Constance et de Bâle, préférait opposer au pape les droits de l'épiscopat que ceux du, souverain. Elle ressuscitait, en les exagérant, les prétentions du gallicanisme épiscopalien des évêques français. Les principaux évêques de l'Allemagne, choisis parmi les partisans les plus dévoués, de l'empereur, en propageaient l'esprit.

Mais les nécessités de la lutte n'avaient pas tardé à réunir pratiquement les partisans des deux- théories. En 1781, le fébronianisme, en la personne de son chef, Nicolas Hontheim, se mit au service du joséphisme[19]. En 1786, les trois électeurs ecclésiastiques de l'empire, Charles-Joseph, baron de Herthal, archevêque de Mayence, Clément Venceslas de Trèves, et l'archiduc Maximilien-François de Cologne, unis à l'archevêque de Salzbourg, scellèrent l'alliance dans les vingt-trois fameuses déclarations, connues dans l'histoire sous le nom de Ponctations d'Ems.

Les Eglises et le clergé d'Allemagne, écrit le cardinal Pacca dans ses Mémoires, étaient, à la fin du XVIIIe siècle[20], au comble des grandeurs humaines. Les plus belles et les plus fertiles contrées de l'Allemagne appartenaient au clergé, qui y possédait un droit de souveraineté temporelle. Dans le collège électoral, sur huit membres électeurs, trois étaient ecclésiastiques ; c'étaient les archevêques de Mayence, de Trèves et de Cologne. — Si l'on veut bien songer que l'opulence de ces prélats était mécontente des tributs prélevés par le Saint-Siège[21] ; que leur coquetterie à l'égard des lumières se faisait volontiers frondeuse à l'endroit de cette puissance romaine, exaltée par le fanatisme du moyen âge, et que leur esprit d'absolutisme, enfin, trouvait un plaisir d'orgueil à dresser leurs crosses devant la tiare, on ne saurait être surpris de leur complaisance à l'égard du nouveau mouvement. Intérêt pécuniaire, prurit de flatter l'opinion, susceptibilités hiérarchiques, tout conspirait à les raidir contre Rome[22]. — Un grand nombre d'évêques, dit Hergenröther[23], rêvaient d'établir une Eglise nationale germanique.

Le congrès d'Ems se tint au mois d'août 1786. Il déniait au pape le droit d'envoyer des nonces investis d'une juridiction. On ne reconnaissait au Souverain Pontife qu'un droit de primauté et d'inspection générale ; mais en revanche on attribuait à tous les évêques le droit le plus absolu de lier et de délier, sans aucun recours de la juridiction épiscopale à la juridiction du Saint-Siège ; et toute bulle, tout bref pontifical devait être reçu et accepté par les évêques, sous peine de nullité. Les déclarations d'Ems marquent la dernière insurrection du nationalisme ecclésiastique contre le catholicisme romain. Elles furent vivement appuyées et encouragées par l'empereur Joseph II. Mais plusieurs membres de l'épiscopat, notamment ceux de Frisingue et de Spire, froissés du bon marché qu'on avait fait à Ems du droit des simples évêques, firent entendre d'énergiques protestations. Le nonce de Munich, Zoglio, et le nonce de Cologne, Pacca, les appuyèrent au nom de Rome. Le peuple se joignit à eux au nom de ses traditions. Hommes d'Etat joséphistes et prélats fébroniens eurent ainsi contre eux les ancêtres de ce peuple catholique, qui, plus d'une fois, au cours du XIXe siècle, devait contraindre le haut clergé d'Allemagne à tenir compte des indications de Rome[24]. Par une lettre datée du 14 novembre 1789, chef-d'œuvre de fermeté calme et mesurée, le pape Pie 'VI condamna la doctrine des quatre évêques. La controverse devait s'éteindre dans le bruit de la Révolution française.

 

Mais un autre foyer de révolte contre Rome s'était allumé en Italie, où le frère de l'empereur Joseph II, le grand-duc Léopold de Toscane, soutenait des principes analogues. Joseph II s'inspirait surtout des philosophes ; Léopold Jr écoutait plus volontiers les jansénistes ; mais sur la question des rapports de l'Eglise et de l'Etat, les deux doctrines tombaient facilement d'accord. L'homme dont Léopold aimait à prendre conseil pour le règlement des affaires ecclésiastiques, était Scipion Ricci, évêque ambitieux et remuant, que l'empereur avait fait placer, en 1780, sir le siège de Pistoie. C'était un parent du célèbre Laurent Ricci, général des Jésuites, mort cinq ans plus tôt, prisonnier au château Saint-Ange, à la suite des scènes que nous avons racontées. Esprit entreprenant et tracassier, Scipion Ricci avait embrassé de bonne heure les principes du jansénisme. Fidèle imitateur des appelants de France, il avait pris et proposait aux autres pour modèles : Soanen, qu'il appelait le grand évêque, Quesnel le martyr de la vérité, Mésenguy et Couffin les lumières de l'Eglise. Son but était, disait-il, de combattre contre la Babylone spirituelle, pour la communion des saints et l'indépendance des princes[25]. Il groupa autour de lui quelques prêtres déjà connus par leurs opinions libérales : Tamburini, Zola, Natali, Bottieri, Palmieri ; puis, de concert avec le grand-duc Léopold, il convoqua à Pistoie un synode destiné à porter remède aux abus répandus dans l'Eglise.

Le synode de Pistoie s'ouvrit le 18 septembre 1786. Deux cent trente-quatre prêtres y furent présents. On commença par y proclamer, sur la foi, sur la grâce et sur la prédestination, les principes du jansénisme le plus radical. On y proscrivit le culte du Sacré-Cœur, envers lequel Ricci nourrissait une antipathie toute spéciale. On traita ensuite de l'autorité de l'Eglise. On proclama le pape chef ministériel de l'Eglise, ce qui, entendu en ce sens que le pape reçoit ses pouvoirs de l'Eglise même, serait une hérésie. On y adopta les quatre articles de 1682. On y proclama qu'il n'y a de vrai dans la doctrine du salut que ce qui est ancien, tout ce qui a été produit avec le temps étant nécessairement faux. On présenta, en conséquence, les décisions doctrinales rendues dans l'Eglise pendant les derniers siècles, comme dépourvues d'autorité. On invita enfin Léopold à réformer l'Eglise en vertu de son autorité propre, à abolir certaines fêtes, à réglementer les paroisses, et on émit le vœu que tous les ordres religieux fussent réduits à un seul, en se réglant d'après les constitutions de Port-Royal.

Le projet de Ricci était de faire confirmer les décrets de Pistole par un concile national. A l'effet de le préparer, Léopold convoqua à Florence, en avril 1787, les dix-sept évêques de Toscane. Mais trois seulement se rendirent à l'appel. L'assemblée ne put se tenir. La division se mit parmi le clergé ; l'opinion populaire se tourna contre Ricci dont on saccagea le palais ; et lorsque, à la mort de Joseph II, en 1790, Léopold quitta la Toscane pour monter sur le trône impérial, l'évêque de Pistoie fut contraint d'abandonner son siège et de se réfugier à Florence. Quatre ans plus tard, le pape Pie VI, après un mûr examen, condamna par sa bulle Auctorem fidei, du 28 août 1794, quatre-vingt-cinq propositions extraites du synode de Pistoie[26]. La bulle pontificale fut généralement accueillie avec respect. L'évêque de Noli, Benoît Solari, fut le seul prélat qui refusa publiquement de la publier.

La France ne devait donner le spectacle de manifestations pareilles qu'après la chute de la monarchie, par la Constitution civile du clergé. Mais, depuis le commencement du XVIIIe siècle, l'esprit qui présidait aux relations de l'Etat avec le haut clergé ressemblait bien à celui qui animait les cours de Vienne et de Florence.

Tout près de la cathédrale, dit M. Pierre de la Gorce[27], un édifice s'élève, avec un aspect de palais. C'est l'évêché. L'évêque est choisi par le roi. Ainsi l'a réglé le concordat de 1516. Aucune présentation, soit des évêques de la province, soit des autorités locales, ne guide ou n'embarrasse la décision du prince. Sous le nom de ministre de la feuille, le souverain a une sorte de ministre des cultes qui lui propose les candidats à nommer. Cette grande charge a eu pour titulaire jusqu'en 1777 Jarente, évêque d'Orléans, prélat indigne. Rarement le Saint-Siège refuse l'institution. A la fin du règne de Louis XIV, Massillon écrivait encore : L'Eglise n'a pas besoin de grands noms, niais de grandes vertus. Avec le XVIIIe siècle, la pratique s'était établie de ne nommer aucun prélat qui ne fût gentilhomme. Dans la liste des évêques donnée, par l'Almanach royal de 1788, on trouve représentées toutes les grandes maisons de la monarchie. Il y a à Metz un Montmorency, à Strasbourg un Rohan, un Crussol d'Uzès à La Rochelle, un Durfort à Besançon, un Sabran à Laon, un La Tour du Pin à Auch. Il y a même, à partir de 1789, deux Talleyrand, comme si un seul n'eût pas suffit. Les quinze cents bénéfices ecclésiastiques à nomination royale deviennent, dit Taine[28], une monnaie à l'usage des grands. Selon la coutume de donner à qui plus a, les plus riches prélats ont, par-dessus leurs revenus épiscopaux, les plus riches abbayes. D'après l'Almanach, M. de Rohan, évêque de Strasbourg, se fait ainsi, en supplément, 60.000 livres de rentes ; M. de La Rochefoucault, archevêque de Rouen, 130.000.

Ces immenses revenus servent aux uns pour soutenir la dignité de leur rang, comme ils disent, aux autres pour récompenser l'assiduité de leurs familiers. D'autres enfin, plus scandaleux, les dépensent à la cour[29]. Un type de ces prélats de cour est ce duc de Rohan, évêque de Strasbourg, dont la coupable étourderie, dans l'affaire du collier, déchaînera la colère du peuple contre la reine ; un autre, est ce La Font de Savine, que la faveur de sa famille auprès de Louis XVI a fait nommer, en 1778, évêque de Viviers, et qui, par la hardiesse de ses doctrines comme par la bizarrerie de sa vie, méritera d'être appelé par ses partisans le Jean-Jacques Rousseau du clergé[30].

Aussi ne voit-on pas les représentants autorisés du clergé de France s'opposer à une réforme de l'organisation ecclésiastique. Nul n'ose demander le maintien du statu quo. Le 29 mai 1790, M. de Boisgelin, archevêque d'Aix, parlant au nom des ecclésiastiques de l'Assemblée, s'écrie : Sans doute, il faut réformer des abus, et provoquer un nouvel ordre de choses[31].

Dans quel esprit allait se faire cette réforme nécessaire L'archevêque d'Aix demandait qu'elle se fit par l'Eglise, ou du moins avec le consentement de l'Eglise ; mais les Gallicans et les Jansénistes voulaient qu'elle s'accomplît par l'Etat seul, et les prétendus philosophes rêvaient de la réaliser dans l'esprit de leurs doctrines. Ces dernières tendances devaient prévaloir ; car la crise politique, qui menaçait de ruine l'ancien régime, s'était compliquée d'une crise intellectuelle autrement redoutable, et qui ne tendait à rien de moins qu'à renverser les bases mêmes de l'ordre social.

 

 

 



[1] Albert SOREL, l'Europe et la Révolution française, t. I, p. 89. On dit, Sire, écrivait Voltaire à Frédéric II, que c'est vous qui avez imaginé le partage de la Pologne, et je le crois parce qu'il y a là du génie. Lettre du 19 novembre 1772.

[2] PICOT, Mémoires, 3e édition, 1855, t. V, p. 131-134.

[3] A. DE TOCQUEVILLE, l'Ancien régime et la Révolution, 4e édition, 1860, p. 53-54.

[4] TAINE, l'Ancien régime, t. I, l. I, ch. IV, édit. in-12, p. 100. Vers le milieu du XVIIIe siècle, dit Taine, si, dans le budget matériel et moral, on avait fait deux totaux, l'un pour le passif, l'autre pour l'actif, on aurait pu calculer que plus un homme fournissait dans l'apport, moins il touchait dans le dividende. Les privations du grand nombre défrayaient la surabondance du petit nombre, et cela dans tous les compartiments ; grâce aux préférences effectives qui avantageaient les nobles de cour aux dépens des nobles de province, la noblesse aux dépens des roturiers, les villes aux dépens des campagnes, et, en général, les forts aux dépens des faibles. Cette disproportion scandaleuse, à la fin, avait choqué tout le monde ; car presque tout le monde en souffrait. TAINE, le Régime moderne, II, 80-82.

[5] A. DE TOCQUEVILLE, l'Ancien régime et la Révolution, p. 86-87.

[6] LOYSEAU, Mémoires, t. IV, p. 141.

[7] BOSSUET, Politique tirée de l'Ecriture sainte, l. VIII, art. I, proposition.

[8] MICHELET, Précis d'Histoire moderne, 5e édition, Paris, 1835, p. 235.

[9] G. GAUTHEROT, Conférence sur les origines de la Révolution, édition dactylographiée, 2e conférence, p. 12-13.

[10] TAINE, le Régime moderne, t. II, p. 80-82.

[11] Gustave GAUTHEROT, Conférence sur les origines de la Révolution, 2e conférence, p. 17.

[12] Cité par TAINE, le Régime moderne, t. II, p. 81.

[13] Sur la situation misérable des curés à portion congrue, voir TAINE, l'Ancien régime, 24e édition, in-12, t. I, p. 114-120.

[14] SICARD, l'Ancien clergé de France, t. II, p. 109-110.

[15] Voir SICARD, l'Ancien clergé de France, t. II, p. 43 et s., 101 et s. ; KURTH, l'Eglise aux tournants de l'histoire, Bruxelles, 1900, p. 148-149.

[16] Faut-il rendre responsable de ces désordres, non seulement la mauvaise volonté des hommes et l'influence des institutions politiques, mais le régime bénéficiaire lui-même, qui, substitué à la communauté primitive des biens d'Eglise, partagea ces biens en bénéfices et en prébendes, en fit des biens du clergé, et aboutit, sinon à une sécularisation, du moins à une laïcisation des biens et des titres ecclésiastiques ? Dom GRÉA l'a soutenu dans un Rapport présenté au congrès de jurisconsultes catholiques le 27 octobre 1906, et inséré dans la Revue catholique des Institutions et du Droit.

[17] En 1782, M. du Lau, archevêque d'Arles, signalait la diffusion scandaleuse des œuvres de Voltaire et de Rousseau, se plaignait que, des écrits licencieux circulassent dans les campagnes, fussent jetés la nuit par des mains inconnues jusque dans les enclos des monastères. Voir P. DE LA GORCE, Hist. religieuse de la Révolution française, t. I, p 67.

[18] Plusieurs prêtres allèrent jusqu'à se faire agréger à des loges maçonniques. Voir P. DE LA GORCE, Hist. religieuse de la Révolution française, t. I, p. 66.

[19] G. GOYAU, l'Allemagne religieuse, le Catholicisme, t. I, p. 39-42.

[20] PACCA, Œuvres, trad. Queyras, t. II, p. 444.

[21] Les exigences de la fiscalité romaine à l'endroit des princes électeurs, paraissent considérables si on cite les chiffres ; mais on a calculé que la somme que devait payer, une fois pour toutes, l'archevêque de Mayence, ne dépassait pas la vingt-huitième partie de son revenu annuel. GOYAU, l'Allemagne religieuse, le Catholicisme, t. I, p. 9.

[22] GOYAU, l'Allemagne religieuse, le Catholicisme, t. I, p. 8-9.

[23] HERGENRÖTHER-KIRSCH, Kirchengeschichte, t. VII, l. II, p. II, ch. IV.

[24] GOYAU, l'Allemagne religieuse, le Catholicisme, t. I, p. 75.

[25] PICOT, Mémoires, t V, p. 117.

[26] DENZINGER-BANNWART, n° 1501-1599.

[27] P. DE LA GORCE, Histoire religieuse de la Révolution française, t. I, p. 41.

[28] TAINE, l'Ancien régime, t. I, p. 101-102.

[29] La cour ! s'écrie, non sans quelque exagération, d'Argenson, dans ce mot est tout le mal. La cour est devenue le Sénat du royaume ; le moindre valet de Versailles est sénateur ; les femmes de chambre ont part au gouvernement... La cour est le tombeau de la nation. Cité par TAINE, l'Ancien régime, I, 113.

[30] Abbé SICARD, l'Ancien clergé de France, t. II, p. 51.

[31] Moniteur du 30 mai 1790, p. 610, col. 3. L'abbé Barruel, dans son Journal ecclésiastique, juin 1790, p. 216, ne parlait pas autrement. Nous remarquerons, disait-il, que lorsque les nations croient apercevoir quelques avantages dans un nouvel ordre de choses, il est de la sagesse de l'Eglise de seconder ce vœu, qu'elle s'y est toujours prêtée.